Mustang et Wadjda, condition des femmes et cinéma

Transcription

Mustang et Wadjda, condition des femmes et cinéma
Mustang et Wadjda, condition
des femmes et cinéma
De toutes les finalités du cinéma, « résister » m’apparaît
l’une des plus admirables. Du comique de Chaplin au début du
XXème siècle, au dramatisme (relatif) de Deniz Gamze Ergüven
dans Mustang sorti pendant l’été 2015, il n’y a qu’un pas et
le but semble rester le même : s’inspirer du réel et en
dénoncer les travers. Cependant, là où Mustang me captive
particulièrement, c’est dans sa capacité à mettre au cœur du
combat contre l’oppression une jeunesse débordante de bonne
volonté et en quête d’un idéal. L’oppression à laquelle nous
nous intéressons ici est celle du poids des traditions, du
conservatisme inhérent à une société bridée par des valeurs
contraires à cette notion aussi complexe et polysémique qu’est
la modernité. La définition de la modernité de Jacques Attali
dans Histoire de la modernité s’avère particulièrement
pertinente dans le cadre du film Mustang: c’est le refus de
l’ordre en place, le désir de penser autrement le monde. La
résistance, -et s’il s’agit d’un nom féminin, ce n’est pas
anodin- est incarnée par une jeunesse féminine dans le film
Mustang. Le film s’inscrit dans un mouvement engagé quelques
années plus tôt, duquel fait partie le film saoudien
« Wadjda » de Haiifa Al-Mansour. Il met au grand jour les
espoirs et l’espièglerie d’une jeune fille figée entre un
apprentissage scolaire basé sur la religion et une famille
davantage dans l’ère de la modernité, bien qu’encore emprunte
de la coutume saoudienne. Ainsi, Lale et Wadjda, les deux
jeunes héroïnes de ces deux films singuliers, incarnent le
refus de la condition des femmes dans leur milieu perçu comme
conservateur et peu propice à une libération du genre féminin.
Etat des lieux
On entend parler des inepties des cinq sœurs dans tout le
village. Dans Mustang, Lale, Sonay, Nur, Selma et Ece ont soif
de liberté et ne comptent pas s’en priver. Rien d’inopportun
ou d’obscène en tête, les jeunes filles aspirent à vivre leur
jeunesse comme il se doit. Leurs agissements relèvent de
l’insouciance, de n’importe quelle insouciance dont ferait
part n’importe quelle jeune fille dans le monde. Sauf que nous
sommes dans une région reculée de Turquie, où il est mal perçu
de passer trop de temps avec le sexe opposé et de goûter aux
privilèges traditionnellement réservés aux hommes. Cette
maigre liberté que les cinq sœurs s’accordent n’est que de
courte durée. Au commencement, bien avant d’entrer dans ce
tunnel duquel elles ne ressortiront pas toutes, il n’est pas
question de révolte, ni même de résistance. Elles aspirent
certes déjà à un monde où elles s’émanciperaient, mais
n’envisagent en aucun cas d’entrer en conflit avec la
tradition -voire l’archaïsme- qui règne autour d’elles.
Cependant, la bulle ne tarde pas à éclater, les jeunes filles
basculant dans un véritable asservissement aux valeurs que les
générations précédentes ont semble-t-il transformées en
normes. On ressent cette même aspiration à la liberté dans
Wadjda, mais une première opposition apparaît entre les deux
films, concernant le rôle clé de l’éducation. Dans Mustang,
l’école est source de modernité et d’échappatoire. Alors que
Wadjda a du mal à accepter toutes les règles imposées par
l’école et c’est à la maison qu’elle semble pouvoir respirer
et agir librement. Cette institution représente un rôle
différent dans chacun des films : d’une part dans Mustang,
elle veut faire des filles et garçons des égaux en leur
permettant l’instruction sans distinction ; d’autre part dans
Wadjda, elle impose des codes religieux qui dispensent filles
et garçons d’avoir accès à la même éducation.
Révolte
Suite aux agissements des cinq sœurs perçus comme défendus par
le reste du village, elles se retrouvent désormais
emprisonnées et obligées d’apprendre à devenir de bonnes
épouses, mettant un point final à leur havre de paix
intérieure et extérieure. On les projette dans un avenir
encore lointain, alors que leurs préoccupations sont éloignées
de toute cette « mascarade ». Leur cadre de vie se réduit
considérablement : la maison est devenue une prison, une
fabrique à épouses. Ce sont les femmes du village qui leur
enseignent des leçons de savoir-vivre. Mais ces dernières ne
sont en aucun cas en adéquation avec la réalité du temps
présent, selon la vision des cinq héroïnes. La plus téméraire
et la plus jeune de toutes, Lale, refuse catégoriquement
qu’une coutume vieillissante et oppressante puisse l’emporter
sur ses espoirs de continuer à se cultiver et surtout d’éviter
le mariage forcé. Elle entraîne Ece dans sa fuite vers le
fleuron de la modernité : Istanbul, la ville où la jeunesse
semble respirer davantage et où déployer ses ailes ne demande
aucune autorisation.
Quant à Wadjda, jeans et Converse aux pieds, elle affiche une
détermination déconcertante pour acheter le fameux vélo vert.
Plus qu’un simple cadeau, ce vélo symbolise la liberté de
circuler dans le pays où les femmes ne sont pas encore
autorisées à conduire, à disposer d’elles-mêmes. Cet
acharnement est assez mal perçu par sa mère et son ami
Abdallah, pour qui une fille conduisant un vélo reste une
image invraisemblable, une utopie pure. Wadjda résiste donc à
tous ceux qui dénigrent son combat pour atteindre son
objectif. Son attitude est alors perçue comme inadaptée à une
jeune fille saoudienne, censée se contenter de ce dont elle
dispose.
Wadjda
Accommodation
Moins qu’un rejet intégral des pratiques et mœurs d’une
génération, on peut davantage parler d’accommodation à la
tradition. Espérer aboutir à un changement radical serait
chimérique. L’enrichissement apporté par les générations
précédentes est conséquent, et reconnu comme tel dans les deux
films, malgré le besoin incontrôlé de modernité. La
particularité est que cette jeunesse représentée dans Mustang
comme dans Wadjda respecte profondément une partie des normes
auxquelles elles sont confrontées. Elles apprennent finalement
à s’accommoder aux valeurs, à les ajuster afin qu’elles ne
bouleversent pas leur vision des femmes. Sonay accepte donc de
se marier jeune, mais uniquement avec son petit ami. Quant à
Wadjda, en participant au concours de poème en langue
coranique (qu’elle remporte), elle parvient à acheter le vélo
vert. Selon la réalisatrice Haifa al-Mansour, Wadjda
représente toute une jeunesse qui a cet espoir permanent
d’atteindre ce dont bénéficient les hommes. C’est ainsi que
les deux réalisatrices nous ont dépeint les portraits de
jeunes filles faisant preuve d’intelligence et conscientes de
pouvoir changer la société à un rythme calculé, tout en
insistant sur l’estime due aux générations plus âgées.
Mustang
Ces deux films sont traversés par les mêmes intentions et
sentiments. Au cœur des deux scénarios, des histoires que les
réalisatrices ont déjà vécues et des sentiments ressentis à un
moment donné : celui de ne pas pouvoir atteindre les mêmes
droits que les hommes, celui de se sentir oppressée dans un
mode de vie qu’elles ne conçoivent pas pour elles à l’avenir.
Une révolution semble en marche. Haiifa Al-Mansour est révélée
comme la première réalisatrice saoudienne, dont le film a été
intégralement réalisé dans son pays d’origine – bien que dans
des conditions plus difficiles que dans tout autre pays. Quant
à Deniz Gamze Ergüven, elle a souhaité faire de Lale, une
héroïne à l’opposé de la passivité dont elle-même a fait
preuve étant plus jeune. Mais de cette jeunesse décrite, c’est
surtout l’audace qu’il faut noter. Dans Mustang, Lale imagine
seule un plan afin d’éviter le pénultième mariage arrangé de
la famille. Quant à Wadjda, elle n’hésite pas à faire face à
son ami en lui répondant de manière virulente que faire du
vélo n’est pas une affaire d’hommes. Les deux personnages
dévoilent au fil de l’histoire des personnalités ambivalentes
et évoluant rapidement, l’insouciance faisant place à une
maturité précoce. À l’aube de leur adolescence, elles
perçoivent aisément la place injustifiée qu’occupent les
femmes dans leur milieu le plus proche.
Les deux réalisatrices nous dévoilent la manière dont elles
voient la jeunesse évoluer dans leur pays : une jeunesse
pleine de bonne volonté, respectueuse des traditions, mais
dont les aménagements sont inévitables. Elles révèlent une
résistance qui s’installe depuis maintenant quelques années
chez cette jeunesse, parfois éloignée des lieux de
concentration urbaine, mais qui aspire tout autant à la
modernité.
Le cinéma a un atout double : de par lui-même, il témoigne
d’un apport culturel toujours plus important, une culture qui
voit les barrières politiques tomber ; et de par les sujets
abordés, il met en images les troubles d’une société
hétérogène qui n’aspire pas aux mêmes idéaux. De plus, ces
films étant des vitrines du Moyen-Orient dont on connaît les
troubles donnent une image méliorative d’un coin du monde que
très peu, finalement, apprivoisent.