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WADJDA - Haifaa Al-Mansour 1. GROUPE / INDIVIDU : De la différence ou rentrer dans le rang - Analyse de séquences : o ouverture jusqu’à 0’02’’ o de 0’56’’41 à 0’58’’20 o de 1’17’’40 à 1’21’’36 o de 0’29’’21 à 0’33’’12 2. NARRATION : L’art du mikado - Analyse de séquences : o de 0’7’’50 à 0’9’’ o de 0’10’’10 à 0’12’’52 o de 01’27’’49 à 1’30’’26 - Exemple externe : Où est la maison de mon ami ?, Kiarostami (3’’) 3. FIGURE : Le travelling (exemples dans d’autres films) - Exemples externes : o Les 400 Coups, Truffaut (4’’) o Stella, Verheyde (2’’) 4. STYLE : Néo-réalisme ou cinéma documenté ? - Analyse de séquence : de 0’36’’42 à 0’41’’28 - Exemple externe : Beijing bicycle, Xiaoshuai (2’’) 1 GROUPE/ INDIVIDU : De la différence ou rentrer dans le rang « La culture saoudienne peut être particulièrement brutale et sans pitié pour ceux qui se démarquent. Il y a donc une réelle peur d’être considéré comme un paria » - Haifaa AlMansour Analyse de séquences : Ouverture 1. Des pieds de fillettes filmés à hauteur du sol, comme si on filmait une forêt. Pieds féminins (petits souliers noirs avec socquettes blanches à volants) et habit d’école descendant jusqu’à la cheville. En arrière plan à droite du cadre le bout d’une basket se dessine. Quelques fillettes se tournent. 2. Plongée légère (hauteur taille). La caméra filme le groupe des fillettes en son entièreté de dos grâce à la caméra qui « panote » vers la droite et s’élève légèrement. L’enseignante (vue en arrière plan avant) ici dans le contre champ éteint la musique (gros plan sur radio). 3. Plan d’ensemble, les fillettes se replacent comme demandé. Le chant reprend. 4. Plan rapproché sur quelques visages. L’une d’entre elles ne regarde pas en face mais sur la droite. 5. Reprise du plan des fillettes (2) ; en arrière plan deux jeunes filles passent. 6. Gros plan sur la fillette distraite (4)/ Raccord cut : le contre champ sur les deux filles dont l’une se retourne et sourit/ la fillette distraite sourit à son tour et la salue d’un signe de la main. On entend l’enseignante crier « Wadjda » avec la reprise du plan (2 et 5) 7. A hauteur du sol (1), une paire de baskets « s’avancent » et se fraye un chemin dans cette forêt d’écolières. 8. Reprise plan sur le groupe (2, 5) ; l’enseignante lui demande de réciter les paroles. 9. Wadjda en gros plan ne sait pas répondre. 10. Plan sur le groupe mais l’axe a changé ; filmé de face à droite du cadre (valeur positive) et Wadjda en est isolée à gauche (valeur négative). Une fillette ricane. Profondeur de champ avec l’enseignante au premier plan de dos et en amorce du cadre à gauche. Wadjda est exclue du cours. 11. Plan d’ensemble sur les fillettes de face chantant ensemble. 12. Gros plan sur les baskets (1, 7) 13. Plan rapproché et enfin gros plan sur Wadjda dans la cour et sa tête. Elle commence à souffrir du soleil (contre champ sur son ardeur dans le ciel sur exposé) La première chose qui frappe le spectateur, c’est d’ouvrir le récit par un plan sur des pieds. Au fur et à mesure que la scène avance une attention aux pieds est récurrente et ce, jusqu’à l’isolement de celle qui porte des baskets. On peut tout d’abord voir cela comme le désir d’opposer le sol et le ciel, plus exactement le terrien et le spirituel, les Hommes et le Divin. Les fillettes chantent des sourates, cela relève du religieux. Puis, on comprend vite également que les chaussures sont la clé première à cette scène. La différence est marquée, elle est même désignée. Une seule fillette « dépareille » si l’on peut dire, tranche d’avec le reste du groupe. Quand on connaît le pays d’origine, on saisit l’importance de ce choix et la force de caractère nécessaire pour être soi-même et pas comme les autres. Se démarquer de la société et ce qu’elle attend de vous. 2 Bien plus qu’un choix vestimentaire original de la part de Wadjda, c’est une posture engagée qu’elle adopte. Elle ne cadre pas avec le reste du groupe. D’ailleurs, elle est encore plus distraite que ses camarades et s’adresse aux filles plus âgées, montrant une émancipation de sa part contrastant avec le groupe très « enfantin ». Enfin, la remarque de l’enseignante suggère (« punie comme d’habitude », des rires fusent aussi quand elle ne sait pas répondre) qu’elle a du mal avec la discipline, avec le rôle qui est espéré d’elle. Une élève qui se fond dans la masse, habillée à l’identique de surcroît. Si Wadjda est filmée avec le reste du groupe dans un premier temps, très vite l’axe de prise de vue change afin qu’elle soit mise à l’écart, à distance. Fatin et Fatima : Punition publique Wadjda tentée de s’acheter une conduite s’inscrit au concours. Entre temps elle se cache lorsque la directrice surprend les jeunes filles dans la cour. Elle y voit un pêché en se méprenant sur le geste de l’une d’elles. Convoquées toutes trois, Wadjda pourtant nie avoir vu ce qu’elles faisaient. Ainsi les trahit-elle…. Madame Hessa a donc rassemblé les écolières sous le préau en rangs. Les plans alternent entre Hessa vue de dos ou de face. Tantôt on reste sur son regard, son point de vue et sa sentence, tantôt on distingue dans l’arrière plan flou les écolières muettes. A l’appel de leurs noms, un plan montrent le visage baissé les deux jeunes filles, ainsi qu’un gros plan sur Wadjda baissant la tête parce qu’elle sait la vérité. Puis énumérant une liste d’interdiction pour toute l’école, quelques gros plans sur les fillettes isolent des réactions d’incompréhension (« interdit d’apporter des fleurs »), des regards filmés une fois de profil pour les cerner au plus près (« ne plus vous donner la main »). Au moment de rentrer en classe, une fillette prend peur (« Ne me touche pas ») de Fatin et Fatima. Le gros plan sur Wadjda sera repris, insistant sur la conséquence de son silence. Si la séquence ci avant mettait en évident la différence, celle-ci appuie le trait. Elle montre avec violence l’exclusion du groupe pour les unes, tandis que l’autre tente de faire corps avec le groupe. Wadjda, en effet, hors quelques gros plans, n’est pas filmée en dehors mais audedans. Concours : Une « grande injustice » Après avoir excellée au concours, Wadjda est invitée à aller au premier rang avec la directrice pour prier. Elle est la favorite comme lui dit Fatin. La directrice l’appelle et le rang se referme sur elle, comme si elle l’avalait pour mieux la faire sienne. De plus, « serrez les rangs le diable pourrait s’y glisser » dit Mme Hessa. Quel diable ? Wadjda, qui en quelque sorte est un gentil petit diable à la manière de Mme de Ségur ? Le dernier plan de la prière (les fillettes se baissent) offre un raccord ingénieux. Les chaises de la salle du concours se distinguent en arrière plan et annoncent les résultats. Les fillettes filmées de dos attendent. Contre champ sur la scène où Wadjda, Salma et Noura patientent encore un peu. Le calme revenu, Hessa désigne les prix. Wadjda gagne. Tout cadre. Toutefois, Wadjda ne se tait pas et avoue l’achat du vélo. Les fillettes rient comme si un souffle libérateur se glissait là. Lorsque Hessa propose le don, le contre champ sur les fillettes dévoile la stupeur et la tristesse. Elles ont trop peur de se démarquer mais apprécient d’une certaine façon la force de Wadjda. Peut-être l’admirent-elles ? Wadjda seule sur scène est 3 revenue à la place initiale, celle d’être en côté, différente. Etre dans le rang demande d’effacer sa personnalité, ce qui semble au dessus de ses forces. Autre aspect important, celui du regard de Fatin et Fatima qui à la fois rient à l’audace de Wadjda (elles ne s’étaient pas totalement trompées sur elle) et sourient « de biais » en lien avec la trahison (une « grande injustice » évoquée dans une question avant s’abat sur Wadjda comme juste retour des choses). Centre Commercial : femmes en miroir « On attend toujours des femmes qu’elles se comportent de telle manière. Si elles ne le font pas, on les stigmatise ». H Al-Mansour Le premier plan reprend le principe du dispositif de l’homme voiture digne de Kiarostami (Le vent nous emportera ; Ten…). Nous sommes face à la route, nous embrassons la ville. Le contre champ à ce plan dévoile Wadjda et sa mère côte à côte dans la voiture. Le premier plan correspond à la fois au regard d’Iqbal le chauffeur, et à celui des femmes. La mère a le regard braqué vers cette route comme un besoin de prendre la place de Iqbal (Droit de passer le permis mais non de conduire pour les femmes en Arabie Saoudite). Seule la fillette regarde de côté, comme toujours (cf. affiche). S’ensuit une conversation brève avec le chauffeur à propos du temps à passer dans le magasin et surtout de la fillette (photographie, qui sera utile plus tard) de celui-ci. Il sous entend que Wadjda ne devrait plus aller à l’école. Il imprime ici ses convictions, l’interprétation personnelle et intégriste de l’Islam en confinant les femmes au foyer et au mariage très jeune. Wadjda aperçoit le marchand discuter avec des clients et elle se rembrunit et son regard plonge vers le sol. Arrivées au centre commercial, la fillette cherche à négocier avec un vendeur qui s’approvisionne en Chine, puis la mère choisit une robe et va l’essayer dans les toilettes. Confinées comme dans la voiture (ou leur maison), le miroir du lieu reflète la mère mais également Wadjda assise sur le lave main. On la voit de face (regardant sa mère) et de dos, la dédoublant pour mieux mettre en avant son tiraillement entre tradition et modernité, entre ce qu’elle désire et ce qu’on attend d’elle. De plus, une publicité occidentale, en arrière plan de Wadjda et du reflet maternel, donne un autre ton à la scène. La femme a été « retouchée », du moins les zones où apparaissaient la chair (scotch noir). Le contraste est saisissant et rappelle le rôle attendu des femmes saoudiennes (cf. passerelles). Si le miroir peut donner une profondeur à un lieu étroit, ici il tend plutôt par ce jeu de reflets à le replier sur lui-même. En effet, le lieu apparaît comme une prison d’où l’on ne sort que si l’on tourne le dos aux traditions comme le fait Wadjda. NARRATION : L’art du mikado L’écriture scénaristique et l’agencement des scènes, le découpage et le montage sont questionnés pour ce point. Nous évoquerons le jeu du mikado dans le sens suivant : chaque geste, chaque parole aura une incidence prévisible, inattendue ou déterminante sur le destin des protagonistes. La construction du récit fonctionne en adéquation avec le cinéma classique, à savoir : à une cause répond une conséquence. La logique « causale » est respectée et permet en outre de relier les micro-récits entre eux de manière plus profonde. 4 ABEER Wadjda avance avec malice toute enfantine dans cette scène. Nous sommes au début du film (14ème minute du film) et à la sortie d’une journée d’école, Wadjda est sollicitée par une jeune fille, Abeer. Elle n’y voit pour le moment que le moyen de grossir sa cagnotte personnelle en vue d’obtenir le vélo de ses rêves. Aussi négocie-t-elle (comme avec ses camarades pour les bracelets qu’elle tresse) le service : donner en main propre une autorisation de sortie obligatoire au « supposé » frère. Celui-ci attend dehors et accepte également de payer Wadjda (mensonge qui lui permet de se faire payer deux fois le même service). Plus tard (20ème minute) Wadjda essaie une abaya en compagnie de sa mère, qui lui en prête une. Le téléphone sonne dans l’intervalle et la fillette entend la conversation. Il s’agit d’Abeer qui aurait été vue et arrêtée par la muttahwa (police des mœurs) en compagnie d’un garçon. Le ton de la mère est secret et inquiet, même si celle-ci souligne la légèreté du jeune homme au passage (« comme son père »). Le lendemain, Wadjda est convoquée par la directrice et elle est mise en garde pour son comportement. Elle poursuit sa remarque en tentant de lui faire peur avec l’histoire d’Abeer, qui a fait manifestement le tour de la capitale. Pour finir, la mère de Wadjda, en colère après la énième tentative de sa fille d’avoir le vélo, lui rappelle que ses actes peuvent avoir des conséquences aussi fâcheuses que pour Abeer qui sera mariée de force (27ème minute). Enfin, nous verrons à la 33ème minute, une femme passée dans le couloir de la madrasa…Nous pouvons en déduire à l’écoute du dialogue qu’il s’agit de la mère d’Abeer, qui est définitivement exclue. Au-delà de trouver les liens nécessaires à l’avancée dramaturgique, nous nous rendons compte que le personnage de Wadjda prend une toute autre consistance. Au fur et à mesure qu’avance le récit, la fillette saisit l’importance des faits et gestes de tout un chacun autant que les siens. Si elle semble détachée dans un premier temps du regard des autres mais aussi de leurs vies personnelles, le fait de poursuivre son rêve l’amène à se confronter, voire à « se frotter » aux autres : refus maternel, amadouer le marchand, convaincre Abdallah de ce qui lui semble irréaliste, réussir le Tartil pour avoir l’argent et convaincre la directrice. Ainsi, le fait en apparence anodin, de négocier avec Abeer prend-t-il un aspect plus singulier, plus fort et déterminant pour Wadjda. Petit à petit son regard est contraint de se tourner ou de se poser sur des personnes et leurs destins. Le trajet d’être femme en Arabie Saoudite se dessine à travers plusieurs figures rencontrées par Wadjda, contrainte de sortir de son univers préservé et représenté par sa chambre. Le danger, mot inscrit sur le mur au-dessus de sa radio à l’antenne « bricolée », devient plus concret, plus palpable. Elle sort de l’enfance et adapte progressivement son mode d’appréhension pour saisir l’importance de faire ou pas tel geste, de prononcer ou pas telle parole…Le jeu du mikado devient plus complexe à l’image de la vie réelle. IQBAL Dernier exemple parmi tant d’autres, celui d’Iqbal. Suite au départ pour son travail dès le début du film, la mère de Wadjda est en retard comme en témoigne les coups de klaxon du taxi. La fillette qui accompagne sa mère jusqu’au seuil de la maison, les bras chargés des cahiers, classeurs et autres documents maternels, répond à l’homme impatient. Un plan montre l’intérieur du taxi avec trois femmes en abaya qui s’éventent, laissant entendre de 5 l’inconfort de la voiture et du temps d’attente. Plus tard, la mère se fâche au téléphone avec son chauffeur et le congédie. Wadjda qui entend la conversation ira plus tard avec son ami dans le quartier de l’immigré pour s’expliquer et le prier de reprendre son travail. Iqbal reviendra et la mère exprimera sa joie de « faire trois heures de route » en réponse à l’immobilité contrainte des femmes dans le pays dès que tout chauffeur refuse de venir. ****** Deuxième aspect de la question de la narration, celle du thème de la volonté qui innerve ce récit de bout en bout. Volonté à prendre au pied de la lettre, à savoir le dessein, la détermination, l’intention ou encore la résolution. Bien sûr, l’attitude de Wadjda évoque tout d’abord celle de faire « faire les quatre volontés de sa mère », suggérant que le vélo est un caprice. Mais vite, nous comprenons que ce désir est nourrit par l’envie de partager avec son meilleur ami (elle n’a pas de meilleure amie) un loisir, un jeu, une occupation commune. Devant les obstacles et autres refus, cela prend une tournure différente, s’éloignant résolument du caprice. La volonté s’entendra donc à travers la force de caractère de la fillette (« Le principe de toute action est dans la volonté d’un être libre »- Rousseau), de l’énergie déployée pour obtenir ce qu’elle veut et du respect de sa personne et de son libre-arbitre. Ce point souligne par ailleurs la temporalité « ramassée » du récit. L’histoire se déroule sur deux mois environ. Dès que la fillette repère le vélo, la temporalité ne prendra que de rares pauses au profit d’un rythme soutenu, voire haletant à la mesure de l’impatience enfantine dans un premier temps et dans un second temps des aléas, des contraintes qu’elle rencontre puis des tours et détours qu’elle emprunte pour arriver à ses fins. Analyse de séquences : Dans l’étude suivante de trois séquences, se dessine le trajet expliqué ci-dessus. • Abdallah : Après la moquerie de Wadjda au sujet de la moustache de l’oncle, une course sur le ton du jeu entre l’ami et la fillette s’engage. Abdallah lui pique son sandwich puis à son tour Wadjda le récupère. Poursuite des enfants à l’aide de travellings. Abdallah retourne prendre son vélo ; il rattrape à nouveau la fillette lui pique cette fois son foulard. Elle glisse en le récupérant. Elle se jure à ce moment d’avoir un vélo à elle pour avoir sa revanche. Ce qui se joue dans cette scène est la question de l’égalité, de la mixité entre fille et garçon. Le garçon ayant perdu le premier round du jeu (le sandwich), il se permet de renforcer sa position avec un vélo. L’avantage sur la fillette est d’autant plus facile ! Elle ne se décourage pas et laisse le groupe de garçons juchés sur leurs cycles s’en aller. Parti du jeu, nous comprenons que le ton est un peu plus sérieux et que la question ici dépasse la personne de Wadjda. Haifaa Al-Mansour renvoie le spectateur à considérer ce personnage comme l’avenir des femmes qui tentent de s’émanciper, parfois réussissent mais au péril de leur réputation. • Rêve éveillé : (cf. analyse de séquence) Filmée en plan large (1), dans la tradition néo-réaliste (cf. mise en scène) à un carrefour de la ville, Wadjda semble écrasée (silhouette). À la hauteur de la maison, elle est vertement 6 interpellée par un ouvrier et reste méfiante. La voix en off de l’ouvrier recouvre le plan rapproché de Wadjda et laisse place à celle d’Abdallah, avant que nous le découvrions (4) dans une reprise du plan 1. Il cherche à se faire pardonner, mais la tâche est difficile. Il lui offre un nouveau foulard mais elle estime que cela n’achètera pas son pardon et annonce que bientôt elle le battra à la course. Wadjda n’est pas découragée par son ami dubitatif et évoque sa crainte d’être battu et ridiculisé (12). Soudain, surgi depuis le hors-champ, le propriétaire d’un pick-up blanc chasse les enfants puis invective ses ouvriers (13 à 14b). Restée seule, Wadjda ramasse un caillou pour faire des ricochets (15). La coupe franche rompt avec le plan d’ensemble sur la fillette : un plan rapproché épaule cadre son regard attiré vers le hors-champ (16). Comme si le caillou lui avait porté bonheur à l’instar de la pierre de lave offerte par son père, le contrechamp révèle un vélo qui file juste au-dessus d’un mur telle une apparition (17). Le montage alternant entre le regard de Wadjda et le vélo, ainsi que la vitesse de l’enchaînement entre les plans, décrit cette image telle la pensée hallucinatoire, fugace et tenace, née de l’esprit de la fillette. Par ailleurs, la répétition des plans (16 à 18a) renforce sa stupeur. Pourtant, au jeu de « pince-moi pour voir si je rêve », elle comprend que ce vélo est bien réel. S’engage alors une course après la camionnette sur laquelle est fixé l’objet du désir (19b à 30). Le plan 19b cadre Wadjda de dos en plan d’ensemble courant vers l’avenue en partie escamotée par le mur de protection duquel dépassait le vélo. Arrivée au bout du terrain, la fillette se hisse sur un talus (20 en plan large et plan rapproché 22) pour repérer la camionnette qui s’enfonce dans la circulation (21 et 23). De dos, de face, de profil, Wadjda est filmée sous toutes les coutures en plan large pour mieux représenter le mouvement physique de la course ainsi que sa volonté intérieure (24, 25a et 25b). Son désarroi ponctuel d’avoir perdu de vue la camionnette reprend le mouvement de torsion de l’affiche. Devoir faire des détours (ville, rue), s’éloigner de la voie tracée et de soi (le tartil) pour arriver à ses fins. Un raccord cut montre, en plan rapproché taille (PRT), un homme de dos en train de décharger un carton volumineux (28), proposant au spectateur le contrechamp de Wadjda. Elle s’élance à nouveau (29) face caméra. Puis, dans la profondeur de champ, la camionnette et le magasin de jouets se distinguent (30). L’habituelle malice laisse place à un regard émerveillé (31). Wadjda, en PRT, dévore le vélo au premier plan dont nous ne voyons en amorce que le bout du cadre et la poignée droite avec les rubans aux couleurs du pays. Comme pour s’assurer que le vélo est réel, elle le touche (32a) jusqu’à ce que la caméra se relève et embrasse son visage en plan rapproché épaule (32b). Puis Wadjda regarde au-dessus du vélo vers le hors-champ du plan (33) et le contrechamp dévoile le marchand qui lui dit qu’il est trop cher pour elle (34). Wadjda regarde à nouveau le vélo, cette fois-ci déterminée (35). Le plan 36 nous le fait bien comprendre en le cadrant en plan rapproché telle une photographie extraite d’un magazine de jouets pour Noël dont l’enfant aurait arraché la page. • Final : La séquence finale montre bien la figure du travelling déjà évoqué à demi mots dans ces analyses de séquence avec son échappée. Comme son tee-shirt le disait, elle est la meilleure (« I’m a great catcher », faisant référence au lanceur de base-ball imbattable). Par ailleurs, le travelling latéral dans cette séquence finale accompagne la sortie du groupe, de la société, des deux amis. Il exprime leur possible avenir commun ainsi que la mixité souhaitée (Abdallah 7 revêt une veste sombre comme l’habit de Wadjda, comme si une partie de lui était en accord profond avec la conduite de son amie). En outre, il figure l’individualisation de Wadjda. Arrivée au carrefour, elle fait face en dernier lieu à la circulation, symbole de la conduite interdite des femmes en Arabie Saoudite. Cette envolée insiste sur la sortie du cadre, le fait d’être en mouvement et sur la liberté intérieure propre à chacun telle que l’affiche du film le suggérait (cf. affiche). En définitive, Wadjda est allée à sa rencontre, mettant loin d’elle les derniers mots de Mme Hessa : « Ta conduite irresponsable te poursuivra toute ta vie ». Confrontée à la contrainte religieuse, brimée par un cadre sociétal rigoriste Wadjda parvient enfin à s’échapper d’un cadre visuel et sonore qui l’empêchait jusqu’alors d’exister. Cet élan final raisonne comme une libération et ressemble à une profonde respiration. Celle d’une enfant qui, désormais, « ne manque pas d’air ». Exemple externe : Où est la maison de mon ami ?, Kiarostami (3’’) – chap. 3 « A l’école du village de Koker, Nematzadeh néglige de faire ses devoirs sur le cahier prévu à cet effet ; au prochain oubli, il sera renvoyé. Or, ce soir-là, son camarade, Ahmad, emporte par mégarde le cahier de celui-ci et se lance à la recherche de la maison de son ami, dans les hameaux voisins pour lui rendre son bien… ». Ici, la volonté est figurée par cette course dans la montagne qui sera répétée, suggérant l’idée que l’apprentissage passe par la répétition. Répéter la leçon des anciens, du maître mais aussi prendre un chemin, parfois rebrousser chemin pour arriver à ses fins, révélant une ténacité de l’enfant et une volonté de bien faire. ****** FIGURE : le travelling Les nombreux travellings dans ce film traduisent la transgression lorsque la fillette annonce son défi après avoir couru pour récupérer son foulard abîmé. Ils rendent compte d’une fluidité de mouvements lorsqu’elle s’élance après la camionnette, sur le vélo d’Abdallah derrière la tente des élections, en route pour le concours et à la toute fin quand elle le double. Bravant les côtés obscurs de la ville (quartier d’Iqbal, autorisation à récupérer, maison du martyr, ouvrier pervers), Wadjda va de l’avant. Exemples externes : Les 400 Coups, Truffaut (4’’) versus Stella, Verheyde (2’’) Ce travelling sur la jeune fille courant puis marchant vivement est comparé à celui qui accompagne Doinel courant vers la mer à la fin des 400 coups. On y retrouve la même sensation d’un morceau de temps intime en lien avec les émotions de Stella. A l’image du travelling arrière lors de l’exposé sur la peinture, c’est une nouvelle marque d’autonomisation de la jeune fille. Course éperdue vers elle-même. Sa soif inextinguible de savoir se réveille (« tu changes ma fille, tu changes » lui dit sa mère la voyant lire à tout bout de champ et pour elle-même) et Stella pénètre progressivement le monde du savoir et de l’autodidactisme cher à Truffaut. Qu’elle soit réveillée en pleine nuit par une bagarre elle se saisit de son livre, se 8 plonge dans la lecture assise à même le sol de la cuisine puis pleure sous le coup de l’émotion lorsqu’elle rencontre l’héroïne d’Un barrage contre le pacifique de Marguerite Duras. STYLE ? Néo-réalisme ? : Haifaa Al-Mansour elle-même évoque lors de divers entretiens le néo-réalisme. Elle l’entend dans le sens de représenter une tranche de vie de ce qu’est l’Arabie saoudite de nos jours : « Topographiquement, sociologiquement, Wadjda est très précis, bourré d’informations pour nous qui n’avons jamais posé le pied au royaume des Saoud »1. Aussi, le tournage dans Riyad en décors naturels inondés de lumière, ou le cadrage qui exhorte le regard à se promener dans l’espace, appuient ce trait esthétique. La référence au néo-réalisme choisie par Haifaa Al-Mansour, ou bien peut-on parler d’un cinéma fictionnel documenté, s’épanouit à travers les plans sur les extérieurs de la capitale saoudienne. La rue comme décor, la lumière crue recouvrant les lieux et les êtres (retravaillée de façon réaliste), le cadre qui permet enfin au regard de se promener à l’intérieur du champ visuel pour découvrir le paysage et observer le temps propre à chacun. En effet, la caméra est résolument plus mobile et accompagne les mouvements des personnages en plan d’ensemble ou rapprochés. Les possibles s’étirent dans la profondeur de champ. Si la ville n’apparaît pas totalement séduisante, telle une cour de récréation irréelle, elle offre sensiblement une ouverture qui jusqu’alors était difficile à obtenir. L’inspiration néo-réaliste permet également d’être à mi-chemin entre le documentaire et la fiction. Aussi le regard de cette enfant nous donne-t-il une vision intérieure très riche du pays. Il nous emmène dans les institutions (hôpital, madrasa), le centre commercial, les quartiers plus déshérités (comme celui d’Iqbal, l’immigré) ou aux abords de la maison d’un martyr. Ainsi, les réalités du pays s’offrent à notre regard découvrant une partie de la vie du Royaume. Lorsque Wadjda siffle son ami, le contrechamp en plan d’ensemble puis en plan rapproché le montre entrant dans la mosquée. Le rideau du magasin de jouets se ferme à son tour. Analyse de séquence : Le quartier d’Iqbal est intéressant à bien des égards. Tout d’abord, c’est une scène en extérieur qui propose des profondeurs de champ (rues, ville, boulevards) en contrepoint aux plans confinés en intérieur (comme le début lorsque les jeunes garçons jouent sur un terrain vague). Courage d’Abdallah à noter, qui propose à son amie de se faire passer pour sa sœur (donnée du réel saoudien qui impose aux femmes un tuteur masculin) et qui plus tard imposera sa force en menaçant Iqbal, en digne reflet de son oncle (le moustachu). La scène est montée en alternance avec la conversation de la mère de Wadjda qui est contrainte de rester chez elle, puisque sans chauffeur (cf. mikado). La photo de la fille d’Iqbal comme un clin d’œil malicieux permettra à Wadjda de retrouver l’homme au prénom si courant semble-t-il. Autre aspect sociologique révélé avec le plan en plongée intégrale sur la cour d’Iqbal. Ici, sont regroupés de nombreux logements semblent dire ce plan. L’étroitesse du lieu contraste aussi avec les « pouvoirs », les libertés masculines d’Iqbal à l’encontre des femmes saoudiennes. La frustration d’être loin de la famille, d’être mal traités par le royaume 1 Kaganski Serge, « Le tout premier film saoudien, écrit et réalisé par une femme – une réussite réjouissante », Les Inrocks, 5.02.2013 9 saoudien, fait que les travailleurs immigrés, en général illégaux, abusent de cette posture masculine toute puissante pour certains musulmans qui déforment les préceptes du Coran. Enfin, en sortant du quartier, on découvre également une facette politisée du pays avec la maison du martyr. Exemple externe : Beijing bicycle, Xiaoshuai (2’’) Le vélo est le gagne-pain du jeune campagnard arrivé à la capitale – Pékin (Beijing). Embauché dans une entreprise de livraison, le vélo est prêté le temps d’avoir les premières paies pour l’acheter. Bien sûr, c’est le chemin du travail mais aussi celui de la liberté, de l’émancipation. Il se fera voler son vélo…. Marie-Anne LIEB Auteur du dossier CNC : Wadjda Docteur Études Cinématographiques- Chargée d’enseignement (UCO) Formatrice Collège au Cinéma Octobre 2014- Caen 10