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UNIVERSITE D’ARTOIS École Doctorale 74 des sciences juridiques, politiques et de gestion DOCTORAT DE DROIT Wladimir NASLEDNIKOV NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT DU CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITE Thèse : dirigée par Monsieur Arnaud DE RAULIN Soutenue le : 7 janvier 2009 – Faculté de droit de Douai Jury : - Arnaud DE RAULIN, Professeur à l'Université d'Artois - Alain VUILLEMIN, Professeur à l'Université d'Artois - Stamatios TZITZIS, Directeur de Recherche - CNRS (Université Paris II) - Guillaume BERNARD, Maître de Conférence à l'ICES et à l'IEP de Paris 1 2 SOMMAIRE INTRODUCTION p.5 - 28 PARTIE I - LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET SES FONDEMENTS SPIRITUELS p.30 - 166 Titre 1 - LES ORIGINES CHRÉTIENNES DE SAINT AUGUSTIN A LA CHEVALERIE p.30 - 69 CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE D’UNE OBLIGATION D’HUMANITÉ p.31 - 41 CHAPITRE 2 - L'AFFIRMATION DE LA PRIMAUTÉ DU SPIRITUEL p.42 - 57 CHAPITRE 3 - LA CONSTRUCTION AUGUSTINIENNE DU SENTIMENT D’HUMANITE p.58 - 69 Titre 2 - LES ORIGINES JURIDIQUES DU CONCEPT p.70 - 109 CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE DU PRINCIPE D’HUMANITÉ p.70 - 81 CHAPITRE 2 - LA RECONNAISSANCE D’UNE OBLIGATION DE GUERRE JUSTE p.82 - 92 CHAPITRE 3 - L’ÉLABORATION D’UN DROIT DE LA GUERRE ET DE LA PAIX p.93 - 109 Titre 3 - LES ORIGINES HUMANISTES : DE CICERON A ERASME p.110 - 166 CHAPITRE 1 - LA SIGNIFICATION DE L’HUMANITAS SELON CICERON p.111 - 125 CHAPITRE 2 - LA SIGNIFICATION DE L’HUMANITAS SELON ÉRASME p.126 - 142 CHAPITRE 3 - L'HERITAGE INDESTRUCTIBLE DE CONSTANTINOPLE p.143 - 166 PARTIE II - LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET SES CONSTRUCTIONS SÉMANTIQUES p.168 - 346 Titre 1 - LA FORMULATION HISTORIQUE : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU PEUPLE p.168 - 208 CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DU PEUPLE PAR LA RÉVOLUTION FRANCAISE p.169 - 181 CHAPITRE 2 - LA RECONNAISSANCE DES TROIS TERMES DE LA RELIGION ROYALE PAR LES RÉVOLUTIONNAIRES FRANÇAIS p.182 - 208 Titre 2 - LA FORMULATION MYSTIQUE : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU CHRIST p.209 - 278 CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DU CHRIST PAR L’EMPEREUR p.209 - 249 CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HISTORIQUE DU CONCEPT DE SUMMA PAUPERTAS p.250 - 278 Titre 3 - LA FORMULATION JURIDIQUE : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DE L’HOMME p.279 - 346 CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DE L’HOMME PAR LES NATIONS UNIES p.279 - 312 CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HISTORIQUE DU CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ p.313 - 346 3 PARTIE III - LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET SES PROCÈS, LA RECONNAISSANCE MONDIALISÉE DE LA VICTIME COMME HUMANITÉ p.348 - 506 Titre 1 - LA RÉALISATION GÉNOCIDAIRE DU CRIME CONTRE L'HUMANITÉ p.348 - 400 CHAPITRE 1 - DE LA DESTRUCTION DES ARMÉNIENS DE L’EMPIRE OTTOMAN À LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE p.350 - 375 CHAPITRE 2 - DE LA MISE À MORT DES CAMBODGIENS D’ASIE À LA MISE À MORT DES RWANDAIS D’AFRIQUE p.376 - 400 Titre 2 - LES PROCÈS TURCS, ALLEMANDS ET INTERNATIONAUX DU CRIME CONTRE L’HUMANITÉ p.401 - 443 CHAPITRE 1 - LES PROCÈS DES CRIMINELS JEUNES-TURCS p.402 - 419 CHAPITRE 2 - LES PROCÈS DES CRIMINELS NAZIS p.420 - 443 Titre 3 - LES PROCÈS ISRAÉLIEN, FRANÇAIS ET INTERNATIONAUX DU CRIME CONTRE L’HUMANITÉ p.444 - 506 CHAPITRE 1 - LE PROCÈS D’EICHMANN p.444 - 453 CHAPITRE 2 - LES PROCÈS FRANCAIS DU CRIME CONTRE L’HUMANITÉ p.454 - 479 CHAPITRE 3 - LES JURIDICTIONS PÉNALES INTERNATIONALES p.480 - 506 CONCLUSION p.507 - 525 BIBLIOGRAPHIE p.527 - 561 TABLE DES MATIERES p.562 - 571 4 INTRODUCTION Sous les coups de boutoir du temps et de la souffrance humaine, la pensée juridique a été contrainte de sortir de son cadre institutionnel. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, cette pensée a été tiraillée entre deux énoncés contradictoires. D’un côté, comme H. Donnedieu de Vabres l’écrivait, cette pensée juridique comprenait que les termes du crime contre l’humanité appartiennent au langage de la philosophie, de la sociologie, de la politique, plutôt qu’à celui du Droit pénal. 1Mais, d’un autre côté, comme H. Meyrowitz l’écrivait, cette pensée juridique affirmait la nécessité d’un « au-delà de toute référence philosophique » pour appréhender la conduite objective des États et des hommes. 2 Dès lors le concept de « Crime contre l’Humanité » apparaissait comme insaisissable. Comme chaque mot, par exemple le mot « État », par exemple le mot « Civilisation », par exemple le mot « Solidarité », le concept de crime contre l’humanité relève d’une étude particulière. 3 Cette étude particulière passe par cinq termes : le psychique, le juridique, l’historique, le politique, le philosophique. Ce passage signifie qu’il est strictement impossible de considérer le concept de crime contre l’humanité comme un simple objet juridique. Ce concept doit donc être étudié avec patience, selon une temporalité qui garde son énigme et son mystère. 4 D’un côté donc, le crime contre l’humanité indique une réalité obsédante de souffrance et de mort au-delà de la rationalité. D’un autre côté, il devient le support d’énoncés idéologiques tels que celui-ci : « quand l’ONU inscrira t-elle l’anti-occidentalisme et le racisme anti-blanc au rang des crimes contre l’humanité. » 5 S’il en est ainsi, c’est parce que le concept de crime contre l’humanité incarne une tension spirituelle extraordinaire entre le principe d’espérance et le principe d’élimination comme leitmotiv. Le principe d’espérance est concrétisé par la réalité d’un Ordre Public Universel6 qu’incarnerait une justice internationale véritable. Le principe d’élimination comme leitmotiv fut mis en œuvre par le nazisme comme destruction de l’espèce humaine. 7 D’un côté donc « du plus profond de nous-mêmes, quelque chose surgit et cherche à saisir. »8 Mais de l’autre côté « la volonté d’extermination (le « principe d’élimination comme leitmotiv ») était une partie intégrante du concept idéologique de Hitler. » 9 H. Donnedieu de Vabres, « Le jugement de Nuremberg et le principe de légalité des délits et des peines », in Revue de Droit pénal et de Criminologie, 1947. 2 H. Meyrowitz, Le Principe de l’égalité des Belligérants devant la Guerre, Paris, Pédone, 1970, p. 135. 3 J.P Brancourt, « Des « estats » à l’État : évolution d’un mot », in Archives de Philosophie du Droit, Tome 21, 1976. Et É. Benveniste, « Civilisation : contribution à l’histoire du mot », in É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, T I-II, Paris, Gallimard, 1966, TI, p. 336. Et M.C Blais La solidarité, Histoire d’une idée, Paris, Gallimard, 2007. 4 G. Lebrun, La Patience du concept, Paris, Gallimard, 1972. 5 P. Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, Paris, Le Seuil, 1983, p. 246. 6 J.Y Dautricourt, « Le Droit pénal dans l’Ordre Public Universel », in Revue de Science Criminelle et Droit Pénal Comparé, 1948. 7 R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957. 8 E. Bloch, Le Principe Espérance, Tome I-II-II. Paris, Gallimard, Tome I, 1976, p. 62. 9 R. Ogorreck Les Einsatzgruppen, Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Calmann-Lévy / Mémorial de la Shoah, 2007, p. 175. 1 5 C’est donc à cause de cette tension portée par le concept de crime contre l’humanité, que « le concept d’Humanité a (…) pris place aux côtés des concepts de paix et de sécurité comme valeur fondamentale des Nations Unies. » 10 Valeur fondamentale identique à l’idée d’éternité, représentée par « cette lumière qui descend sur le temps humain et nous conduit à y reconnaître un ordre qu’il est plus facile d’éprouver que de définir. » 11 De cette perception les juristes furent amenés à comprendre que le concept de crime contre l’humanité échappe à l’emprise du temps et des frontières. 12 Et ceci parce qu’il n’y a pas de réparations pour l’irréparable. 13 Puisqu’il existe une doctrine millénaire de l’humanitas, nous avons contesté l’écrit d’un professeur de droit affirmant : « le Droit est un concept d’interprétation. » 14 De la même manière, contrairement à un juriste écrivant « nous nous dispensons de rechercher dans le passé des précédents ou des préfigurations de l’incrimination de crime contre l’humanité. » 15, nous lui avons répondu : il est nécessaire d’introduire le temps dans le cheminement patient du concept. Alexandre Vladimirovitch Kojevnikov écrivit : « la Temporalité (ou le « Temps » au sens large) n’est rien d’autre ni de plus que le concept. » 16 Saint Augustin n’a-t-il pas écrit : « tant d’années écoulées – une douzaine à peu près – depuis qu’à la lecture de l’Hortensius de Cicéron, mes dix-neuf ans s’étaient enflammés d’amour pour la sagesse. » 17 Le concept de crime contre l’humanité repose sur trois réalités. La première, c'est celle d’une doctrine millénaire de l’humanitas. Réfléchissant à la valeur respective qu’un homme de bien peut donner à un esclave et à un cheval de prix, et sur l’opération spirituelle que le maître de ces deux marchandises doit accomplir pour choisir de jeter à la mer l’une ou l’autre de ces deux cargaisons, Cicéron écrivait : « hic alio res familiaris, alio ducit humanitas », ainsi traduit : « ici, l’intérêt du patrimoine va d’un côté, mais l’humanité d’un autre ». 18 Un commentateur contemporain, P. Grimal, le confirme : « le mot d’humanitas est fréquent chez Cicéron, et cette notion est l’un des thèmes majeurs de sa pensée ». 19 Giambattista Vico, lui aussi, s’appuie sur le mot humanitas. N’écrit-il pas : « la seconde des choses humaines, ce sont les sépultures (en latin humanitas, dans son premier sens propre vient de humare, ensevelir) (…) Cette humanité eut son commencement dans l’acte de humare, ensevelir (telle est la raison pour laquelle nous avons pris les sépultures pour troisième principe de cette Science) (…) Finalement, pour saisir à quel point les sépultures sont un grand principe de l’humanité, qu’on imagine un état bestial dans lequel les N. Schrijver, « Les Valeurs Générales et le Droit des Nations Unies », in Chemain (R.) et Pellet (A.) (dir) La Charte des Nations Unies, Constitution Mondiale ? Paris, Pedone, 2006, p. 86. 11 J. Guitton, Le Temps et L’Éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Vrin, 1971, 2004, p. 404. 12 R.J Dupuy, L’Humanité dans l’imaginaire des nations, Paris, Juliard, 1991, p. 204. 13 V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 59. 14 R. Dworkin, L’Empire du droit, Traduit de l’américain par Elisabeth Soubrenie, Paris, PUF, 1994, p. 446. 15 H. Meyrowitz, La Répression par les tribunaux allemands des Crimes contre l’Humanité et de l’appartenance à une organisation criminelle, Paris, LGDJ, 1960, p. 5. 16 A. Kojève, Le Concept, le Temps et le Discours, Paris, Gallimard, 1990, p. 277. 17 Saint Augustin, Confessions, Traduit du latin par Pierre de Labriolle, Paris, Les Belles Lettres, 2002, Livre VIII-VII- 17. 18 Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, Traduit du latin par Maurice Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1984, Livre III-XXIII-89. 19 P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 9. 10 6 cadavres humains resteraient sur la terre sans être ensevelis, pour être la pâture des corbeaux et des chiens ; il est certain que cette condition bestiale doit aller de pair avec celle qui laisse les champs incultes et les cités inhabitées, et que les hommes à la manière des porcs, iraient manger des glands ramassés dans la pourriture de leurs morts ? ». 20 Cette doctrine millénaire de l’humanitas est ce qui enracine l’acte de penser lui-même dans l’acte de tuer. Une deuxième réalité, c'est celle du concept de Summa Paupertas. Marsile de Padoue écrivait en 1324 : « nous allons maintenant aborder notre thèse principale. Nous voulons montrer que le Christ voyageur, a observé la très haute forme ou mode de pauvreté méritoire ». 21 Deux figures triangulaires sont à considérer. Le premier est formé par Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham, Maître Eckhart. Le deuxième est constitué par Walter Benjamin, Martin Heidegger, Robert Antelme. La Révolution française représente ce lieu d’où s’inverse dans le temps l’inconscient de ces deux figures, permettant ainsi, par ce mouvement, de toucher du doigt la racine de la pauvreté, se situant dans le moment de mourir. Un auteur moderne, P. Riviale, n’a-t-il pas écrit : « la misère invisible guide le monde marchand ?» 22 Un historien de la Destruction des Juifs d’Europe n’a-t-il pas dit : « eh bien, les premiers à mourir furent les plus pauvres des pauvres. C’est une question qu’il nous faut affronter. » 23 Une troisième réalité, c'est celle de la Trinité formée par le monde grec, le monde romain et le monde oriental. C’est la ville de Constantinople qui symbolise l’architecture de cette très ancienne et très obscure Trinité primordiale. Un auteur contemporain n’écrit-il pas : « … la mort en cet empire rôdait partout pour tout le monde petits et grands ». Un autre auteur contemporain n’écrit-il pas : « Constantinople est l’oeil du Monde ? ». Un autre auteur contemporain n’écrit-il pas : « pour comprendre la transition du monde antique au Haut Moyen-Âge, il faut d’abord comprendre la signification de la culture que transmet l’Antiquité. L’intermédiaire politique le plus solennel de cette culture est représenté par la nouvelle Rome née sur le Bosphore, Constantinople ? » Et donc : « en Orient grec l’Empire n’était pas Rome, c’était l’empereur ». 24 De même que le concept de crime contre l’humanité repose sur ces trois réalités, de même il faut écrire que ce concept ne peut être fondé car il possède une dimension d’irréductibilité identique à celle du besoin sexuel. Le 19 mai 1971, on peut entendre cette phrase : « le besoin expressément spécifié comme tel est le besoin sexuel. (…) Ce besoin, cet irréductible dans le rapport sexuel (…) n’est pas mesurable, et c’est bien cet élément d’indétermination où se signe ce qu’il y a de fondamental, c’est à savoir, très précisément, que le rapport sexuel n’est pas inscriptible, G. Vico, Principes d’une Science Nouvelle relative à la Nature Commune des Nations, Traduit de l’italien par Alain Pons, Paris, Fayard, 2001, § 12, § 337, § 537. 21 Marsile de Padoue, Le Défenseur de la Paix, Traduction par Jeannine Quillet, Paris, Vrin, 1968, Deuxième Partie, Chapitre XIII, § 33. 22 P. Riviale Le Principe de misère, Paris, Le Félin, 2007, p. 347. 23 H. Hilberg, « Y a-t-il un nouvel antisémitisme ? » in www.rue89.com/2007/08/10. 24 P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005, p. 65 et 263. Et G. Dagron, Naissance d’une Capitale, Paris, PUF, 1974, p. 76. Et G. Tabacco, Universalismes et Idéologies politiques De l’Antiquité tardive à la Renaissance, Traduit de l’italien par Daniel Arasse, Paris, Gérard Monfort, 2001, p 1. 20 7 fondable, comme rapport ». 25 Un auteur contemporain n’a-t-il pas écrit : « car le secret le plus secret des Baruya est celui-ci. C’est la femme qui avait précédé l’homme sur cette terre. Ce sont les femmes qui avaient inventé les flûtes sacrées, dont le nom secret, enseigné aux initiés, signifie en fait “ vagin“. » 26 Ainsi donc, de même que je suis en train d’écrire, de même tu es en train de me lire, mais de quel besoin irréductible le concept de crime contre l’humanité tire-t-il sa consistance dans l’acte de notre lecture commune. Cette consistance est celle du cri de la pulsion de mort car « Tous les éléments de la pulsion de mort se rassemblent dans le cri, (….) Le « trou du cri » est un trou intérieur, mais c’est aussi celui de la Chose. La pulsion de mort pénètre dans ce creux intérieur pour ensuite revenir à la surface. Le cri ainsi creuse le corps – et en même temps résonne dans l’espace où manque la Chose. C’est à ce niveau du cri dit Lacan qu’apparaît le Nebenmensh (La Chose) – creux infranchissable, marqué à l’intérieur de nous-mêmes, et dont nous pouvons à peine approcher ». 27 Ce cri de la pulsion de mort signifie une douleur irréductible voyageant doublement dans le temps comme circulation cachée des mots, comme harmonie des langues. Dans le mouvement de cette douleur irréductible, la fonction de l’écriture est capitale, car pour jouir, ou plus exactement pour tirer plaisir de sa jouissance, le sujet doit pouvoir se représenter l’objet de ce plaisir, par exemple l’épreuve d’Antonin Artaud comme « mouvement qui est à ma connaissance, absolument unique ». 28 Le Sujet doit donc « surmonter par la pensée et la sensation d’une souffrance extrême » 29 la tension spirituelle extraordinaire portée par le concept de crime contre l’humanité. Or cette tension spirituelle extraordinaire est revêtue d’un double vêtement construit de l’ombre et de la lumière. Le vêtement d’un Droit commun de l’humanité indiquant la vie. Le vêtement d’un Mal radical dans la nature humaine indiquant la mort. C’est parce qu’il portait sans le savoir ce double vêtement qu’un philosophe allemand a pu voir dans la Révolution française, d’une part le « premier spectacle prodigieux depuis que nous savons quelque chose du genre humain », d’autre part « l’événement le plus épouvantable et qui blesse la vue. » 30 Un premier moyen d’expression de cette tension spirituelle extraordinaire c’est la circulation cachée des mots, un deuxième moyen d’expression de cette tension spirituelle extraordinaire c’est l’harmonie des langues. Le cheminement de cette circulation cachée des mots est marquée par trois expressions : le « Droit commun de l’humanité », le « Mal radical » et le « Crime contre l’humanité ». Antoine Pillet est né en 1857, il meurt en 1926. En 1950, Antonio Truyol Y Serra, dans une étude consacrée aux Doctrines sur le fondement du droit des gens, qualifie Pillet « d’éminent juriste ». 31 En 1951, Albert de la Pradelle présente Pillet comme un philosophe, comme « un des plus représentatifs des écrivains français, car J. Lacan, Le Séminaire Livre XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 131. M. Godelier Au Fondement des sociétés humaines, Paris, Albin Michel, 2007, p. 164. 27 A. Juranville Lacan et la philosophie, Paris, PUF, 1984, p. 232. 28 S. André L’Epreuve d’Antonin Artaud et l’expérience de la psychanalyse, Bruxelles, Luc Pire, 2007, p. 112 et 209. 29 P. Guyotat Formation, Paris, Gallimard, 2007, p. 175. 30 G.W.F Hegel, Principes de la philosophie du droit, Traduit par Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 1998, p. 316. 31 A. Truyol Y Serra, Doctrines sur le fondement du droit des gens, Paris, Pedone, 2007, p. 127. 25 26 8 il eut sur le droit de la guerre ce rare privilège d’exprimer le sentiment national. » 32 Au centre des réflexions de Pillet se situe l’expression Droit commun de l’humanité. Il y a trois sociétés : la société nationale, la Société des Nations et la Société humaine qui constitue la grande association que forment tous les membres du genre humain. Il y a donc trois communautés : nationale, internationale et humaine. À ces trois sociétés ou communautés distinctes correspondent trois droits, le droit national, le droit international et le Droit commun de l’humanité. Les principes qui constituent le Droit commun de l’humanité impliquent la reconnaissance des droits de l’humanité et s’enracinent dans un patrimoine commun de l’humanité. Si l’on compare le degré d’autorité des trois formes de droit, l’on doit reconnaître que le Droit commun de l’humanité occupe dans cette échelle le degré supérieur. Il domine soit le droit national de chaque peuple, soit le droit des peuples entre eux. Il est donc un droit qui serait à la fois universel et supérieur à tous les autres. Pillet considère cette expression de « Droit commun de l’humanité » comme importante et originale puisqu’il écrit : « cependant pour éviter toute méprise, et parce que nos idées ne se confondent sur ce point avec aucune de celles qui ont été antérieurement émises, nous éviterons le terme même de droit naturel, et nous adopterons celui de droit commun de l’humanité ». 33 Un siècle après la parution des Études de Pillet, sont publiés deux livres dont les titres sont Pour un Droit commun et Vers un droit commun de l’humanité. L’auteur écrit : « par l’interdit suprême du crime contre l’humanité c’est bien le droit commun de l’humanité que l’on s’efforce d’inventer ». Mais dans ces deux livres, il n’est fait aucune mention du nom d’Antoine Pillet, et des Études importantes dont il fut l’auteur. 34 En 2007 paraît un livre consacré à L’Esprit du mal. L’auteur s’appuie sur la formulation du crime contre l’humanité pour caractériser le mal radical car « le crime contre l’humanité désigne l’extrême du mal, le seul imprescriptible ». 35 Par le recours aux noms de Sigmund Freud et d’Emmanuel Kant, le lecteur doit comprendre combien l’esprit du mal révèle le mal radical comme intimité de l’humain. Il relève donc de la nécessité « que l’humanité, celle qui se purifie de ses propres crimes en se sacralisant, réussisse à « connaître » l’intimité en elle de la dimension du mal. » Mais un texte de Kant reste inédit dans ce livre publié en 2007. Le 13 mars 1665, Baruch Spinoza avait écrit à Guillaume de Blyenberg : « je pose en principe, en premier lieu, que Dieu est cause absolument et réellement de toutes les choses, quelles qu’elles soient, qui possèdent une essence. Si donc vous pouviez démontrer que le mal, l’erreur, les crimes, etc. sont des choses exprimant une essence, je vous accorderais sans réserve que Dieu est cause des crimes, du mal, de l’erreur, etc. Je crois avoir suffisamment montré que ce qui donne au mal, à l’erreur, au crime, leur caractère d’acte mauvais ou criminel et de jugement faux, ce qu’on peut appeler la forme du mal, de l’erreur, du crime, ne consiste en aucune chose qui exprime une essence ; qu’en conséquence on ne peut dire que Dieu en soit la cause ». 36 A. De La Pradelle, Maîtres et Doctrines du Droit des Gens, Paris, Les Éditions Internationales, 1950, p. 313. A. Pillet « Le droit international public ; ses éléments constitutifs, son domaine, son objet », in Revue Générale de Droit International Public, Tome I. 1894. 34 M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994, p. 281. Et M. Delmas-Marty, Vers un droit commun de l’humanité, Paris, Les éditions Textuel, 1996. 35 N. Zaltzman, L’Esprit du mal, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007, p. 71 et 110. 36 B. Spinoza, Lettres sur le mal, Paris, Flammarion 1966, et Gallimard 2006, p. 55. 32 33 9 En 1792, un philosophe allemand publie un article, Über das radicale Böse in der menschlichen Natur, Sur le mal radical dans la nature humaine. Dans une Posface intitulée Que faire du mal radical ? le traducteur français du texte de ce philosophe allemand, écrit en 2001 : « on a pu lire ici, pour la première fois en une édition bilingue, l’article Sur le mal radical dans la nature humaine, que Kant fit paraître en 1792 dans la Berlinische Monatsschrift. Signalons d’emblée que ce texte, dans sa forme originale d’article de revue est inédit en français. » 37 Ainsi donc, les mots allemands das radicale Böse, utilisés par un philosophe allemand auquel il est fait référence, restent néanmoins des mots occultes dans ce livre publié en 2007. Or précisément, un auteur de langue allemande n’a-t-il pas écrit cette phrase en 1921 : « das heisst, wir müssten den Schluss ziehen : es gibt Gedankenübertragung. » ainsi traduite : « C’est-à-dire qu’il nous faut conclure : il y a du transfert de pensée ». 38 En 1995 est publiée une étude consacrée aux génocides du XXe siècle39. L’auteur, qualifié de « pionnier des études sur le génocide »40 obtient en 2001 une habilitation universitaire à diriger des recherches41. En 2007, ce directeur de recherches, publie un livre consacré aux guerres et génocides du XXe siècle, dans lequel on peut lire : « la formule « crime contre l’humanité » est employée pour la première fois semble-t-il dans un document officiel, une lettre adressée le 8 mai 1876 par le ministre français des Affaires étrangères, Decaze, au vicomte de Goutant-Biron, ambassadeur de France à Berlin, après l’assassinat à Salonique des consuls allemands et français ».42 En 1989, paraît un livre consacré au procès de Louis XVI. On peut lire, dans ce livre, le discours de Robespierre adressé aux Conventionnels le 3 décembre 1792. Dans ce discours, l’ancien roi de France est nommé par son prénom : « Louis », et qualifié de « traître à la Nation française » « criminel envers l’humanité ». 43 En 1997 est publié un livre consacré à L’Etranger dans le discours de la Révolution française. L’auteur reproduit un extrait du texte de Robespierre « Sur les événements du 10 août 1792 » publié dans un journal Le Défenseur de la Constitution n°12 (10-20 septembre 1792). Ce texte se termine par cette phrase « La clémence qui leur (les tyrans) pardonne est barbare c’est un crime contre l’humanité ». 44 Si le regard d’un homme habilité officiellement par l’institution universitaire à diriger des recherches, est resté aveugle, ce n’est pas parce que ce regard peut être présenté comme clairvoyant ou non clairvoyant, lucide ou non lucide, critique ou non critique, c’est d’abord parce que ni la qualité du Droit, ni la qualité de l’Institution universitaire, ne sont en mesure de discerner l’impact de la vérité sur l’esprit en souffrance. Pour lire en 1997 le livre consacré à L’Etranger dans le discours de la Révolution française, et pouvoir ainsi passer d’une interrogation « semble-t-il » à une affirmation « La clémence qui leur pardonne est barbare c’est un crime contre l’humanité », il est I. Kant, Sur le mal radical dans la nature humaine, Traduit de l’allemand par Frédéric Gain, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2001. 38 W. Granoff, J.M Rey, L’occulte objet de la pensée freudienne, Paris, PUF, 1983, p. 27. 39 Y. Ternon, L’État criminel, Paris, Seuil, 1995. 40 J. Sémelin, Purifier et détruire, Paris, Seuil, 2005, p. 378. 41 Y. Ternon, Empire ottoman le déclin, la chute, l’effacement, Paris, Éditions du Félin / Éditions Michel De Maule, 2002. 42 Y. Ternon, Guerres et Génocides au XXe Siècle, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 62 43 M. Walzer, Régicide et Révolution, Traduit de l’américain par J. Debouzy, Paris, Payot, 1989, p. 230. 44 M. Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 », in Œuvres de Maximilien Robespierre, 10 volumes, t. IV, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 360. (Voir note 522) 37 10 nécessaire d’accomplir une série d’opérations intellectuelles que nous allons exposer maintenant. 1) Tout d’abord, il faut considérer le concept de crime contre l’humanité non pas seulement comme un concept juridique ou philosophique, mais comme un « principe d’écriture » parce que « Il n’est possible de nommer un antécédent - voire un premier - que si l’on en fait une source d’inspiration, un principe d’écriture ». 45 2) Ensuite il est nécessaire de ne pas se soumettre à Raphael Lemkin ; il est donc nécessaire de ne pas croire que « Tout est dit dans ce texte fondateur (le texte de Lemkin). Le mot (génocide) est forgé, le concept analysé, les propositions faites au législateur ».46 3) Il est donc nécessaire de comprendre que « la pensée de Lemkin souffre d’importantes ambiguïtés ». 47 4) La reconnaissance de ces importantes ambiguïtés conduit à comprendre que le mot de « génocide » apparemment forgé par Lemkin, pour définir les pratiques de guerre de l’Allemagne nazie, n’a pas plus de valeur fondatrice que les mots de « Holocauste » ou « Shoah », constamment utilisés pour désigner la destruction des Juifs d’Europe par les nazis. 5) On peut donc alors écrire que « ceux qui ne savent pas la valeur des mots continuent d’appeler la « Solution finale » Holocauste ou Shoah. Or « Solution finale » est le seul terme juste, pour et par ceux qui l’ont pensée en 1942, et qui ont tâché de la mettre à son exécution totale ».48 6) On peut alors lire le livre de Christopher R. Browning sur Les origines de la Solution finale. Dans ce texte, il est constamment fait recours, aux textes allemands des nazis, pour appréhender par la pensée les origines de la Solution Finale. 49 7) En lisant ce texte de Browning l’on peut remarquer la phrase suivante « les nazis sont à présent engagés dans un programme d’assassinats de masse qui, bien qu’il ait été conçu dans l’euphorie de la victoire, est mis en œuvre dans la défaite. Les obsessions jumelles de Hitler que sont le Lebensraum et la « solution finale » ont évolué et se sont radicalisées sous l’impulsion de la victoire et des occasions qui se présentent ». 50 8) Le mot de « victoire », employé par l’historien Browning, conduit nécessairement à lier deux phrases ou deux membres de phrase. D’une part, le membre de phrase écrit par Vladimir Jankélévitch en 1986 : « si l’Allemagne semble avoir changé de visage, c’est parce qu’elle a été frappée à mort à Stalingrad… », d’autre part la phrase suivante énoncée par Imre Kertész en février 2008 : « il n’y avait aucune victoire possible dans un camp d’extermination ». 51 9) La liaison entre ces deux textes de Jankélévitch et Kertész, conduit à opérer une seconde liaison entre une phrase publiée en 2003 de l’historien Omer Bartov, et une phrase de Hitler extraite de son livre Mein Kampf écrit en 1923. Bartov écrit : « l’autre motivation majeure du respect que montraient les soldats (de la Wehrmacht) à l’égard de la discipline de J.M Rey, « Remarques sur la filiation », in L’Ecrit du Temps, n° 14 /15, 1987. Y. Ternon, L’État criminel, op. cit., p. 19. 47 J. Sémelin, Purifier et détruire, op. cit., p. 373. 48 H. Meschonnic, Heidegger ou le national-essentialisme, Paris, Éditions Laurence Teper, 2007, p. 170. 49 C.R Browning, Les Origines de la Solution finale, Traduit de l’anglais par Jacqueline Carnaud et Bernard Frumer, Paris, Les Belles Lettres, 2007. 50 Ibidem., p. 450. 51 V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, op. cit., p. 49. Et I. Kertész, « Le grand entretien » in Transfuge, n° 19 janvier-février 2008. 45 46 11 combat, était l’immense terreur que leur inspirait l’ennemi, particulièrement en Union Soviétique. (…) Les Russes, bien plus que les autres peuples conquis à l’Ouest, étaient des étrangers ».52 Hitler avait écrit : « si les Juifs étaient seuls en ce monde, ils étoufferaient dans la crasse et l’ordure ou bien chercheraient dans des luttes sans merci à s’exploiter et à s’exterminer, à moins que leur lâcheté, où se manifeste leur manque absolu d’esprit de sacrifice, ne fasse du combat une simple parade ». 53 10) Le processus de liaison en premier lieu de la phrase de Kertész et de celle de Jankélévitch, puis en deuxième lieu de la phrase de Bartov et de celle de Hitler, conduit à la création intellectuelle d’un processus de coalescence entre le concept de crime contre l’humanité et le concept d’angoisse. 54 11) Cette opération de création intellectuelle repose sur une double réalité. D’une part « l’affect est (…) trompeur, sauf l’angoisse qui est le seul affect qui ne trompe pas ». 55 D’autre part « le réel est la souffrance du temps pur (…) l’inanticipable (…) l’élément le plus secret du désir humain ». 56 12) Cette double réalité permet alors de comprendre, que le concept de crime contre l’humanité qui désigne « le mal radical dans la nature humaine », se représente comme l’élément le plus secret du désir humain. 13) Or, cet élément le plus secret du désir humain ne se représente pas comme nous l’indique l’index thématique d’un livre publié en 2005, consacré aux usages politiques des massacres et génocides, index thématique dans lequel ne figure nulle part le concept de crime contre l’humanité. 57 14) Parce que le concept de crime contre l’humanité ne se représente nulle part dans la pensée comme forme instituée, mais se réalise dans l’acte de la mise à mort, alors une double liaison et une double déliaison sont nécessaires. 15) D’abord une double liaison entre d’une part le regard « infiniment plus perçant de Lénine » et la puissance de « l’énigme de Saint Just », et d’autre part « la révélation de la puissance du peuple par la Révolution française » et « l’éveil politique et le changement profond dans la personnalité de Vladimir » à la suite de la pendaison le 8 mai 1887 de son frère Alexandre.58 16) Ensuite une double déliaison entre d’une part « le martyre de l’armée rouge » 59 et la destruction des Juifs d’Europe, et d’autre part la négativité absolue du nazisme et la négativité radicale de la terreur révolutionnaire. 60 17) L’accomplissement de cette double liaison et déliaison autorise alors la mise en œuvre d’une réversibilité du langage entre le « Citoyen impossible » et « l’Impossible citoyen ». Dans le moment de cette double réversibilité s’ouvre alors la possibilité de briser la négation de la réalité historique. 61 O. Bartov, « Guerre barbare Politique guerrière de l’Allemagne et choix moraux pendant la seconde guerre mondiale » in Revue d’histoire de la Shoah, n° 187. Juillet-Décembre 2007. 53 A. Hitler Mein Kampf, Traduit de l’Allemand par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1933, p. 302. 54 J. Lacan Le Séminaire Livre X. L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 385. 55 S. André, L’Imposture perverse, Paris, Seuil, 1993, p. 272. 56 A. Juranville Lacan et la philosophie, op. cit., p. 85. 57 J. Sémelin, Purifier et détruire, op. cit., p. 484-485-486. 58 G. Planty-Bonjour, Hegel et la Pensée philosophique en Russie 1830-1917, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 286. Et M. Abensour, « Lire Saint-Just », in Saint-Just, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2004, p. 99. Et E.J Hobsbawm, Aux Armes historiens, Traduit de l’anglais par Julien Louvrier, Paris, La Découverte, 2007, p. 123. Et C.S Ingerflom, Le Citoyen impossible, Les Racines russes du léninisme, Paris, Payot, 1988, p. 111. 59 G. Bensoussan, « Éditorial », in Revue d’histoire de la Shoah, n° 187 Juillet-Décembre 2007. 60 T. Kondratieva, Bolcheviks et Jacobins, Paris, Payot, 1989. 61 S. Wahnich, L’Impossible citoyen, L’Etranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin 52 12 18) La négation de la réalité historique s’accomplit également de la même manière par l’auteur de cette phrase prononcée en 2003 à Jérusalem : « la défaite complète du fascisme était un mythe politique : le mythe nécessaire à la paix de 45 » 62 et par l’auteur de cette phrase prononcée en 1980 à Munich : « Auschwitz ne résulte pas principalement de l’antisémitisme traditionnel, il ne s’agissait pas au fond d’un simple « génocide », mais bien plutôt d’une réaction, elle-même fruit de l’angoisse, suscitée par les actes d’extermination commis par la Révolution russe. » 63 19) Cette négation de la réalité historique signifie « réintroduire dans l’analyse historique un morceau de la propagande du IIIe Reich ». 64 Cette négation démontre « à quel point, avec ses lourdes réminiscences, la propagande nationale-socialiste imprègne encore notre manière d’aborder cette époque ».65 Cette négation vise subrepticement à la continuation de l’esprit du mal constitutif du nazisme. 20) Seule une double empathie permet de contrer la continuation de l’esprit du mal constitutif du nazisme. Une première empathie envers la « centralité et la pertinence de la Révolution française »66. Une deuxième empathie envers « le système soviétique (qui) a sauvé la Russie, de la désintégration en 1917-1922, et qui a sauvé à nouveau la Russie, et avec elle l’Europe, d’une domination nazie qui se serait étendue de Brest à Vladivostok ». 67 De cette double empathie Kojève « comprit simplement que la Révolution dévoilait un aspect essentiel du sens de l’Histoire ». 68 21) La négation de cette double empathie conduit inéluctablement à nier la liaison entre le texte d’Albert Cohen Salut à la Russie et le texte de Zalmen Gradowski Au Cœur de l’enfer.69 22) La négation de la liaison entre le texte de Cohen et le texte de Gradowski se répète dans la négation de la relation entre la présence du mythe de la méduse Gorgone dans le texte de Robespierre : « ce spectacle (de l’exécution du Roi) sera pour eux (les aristocrates) la tête de la Méduse » 70 et la présence de ce mythe dans le nœud de la controverse visant l’image d’Auschwitz.71 « Le mythe de méduse rappelle d’abord que l’horreur réelle nous est source d’impuissance. » 23) Le mythe de la méduse Gorgone s’enracine dans le « sentiment de l’Histoire humaine (…) comme Histoire supérieure (…) comme (…) Histoire (…) née du dedans de ma mère et de la lumière de sa peau ».72 Michel, 1997, Et C.S Ingerflom, Le Citoyen impossible, op. cit. 62 J.C Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003, p. 68. 63 E. Nolte, « Légende historique ou révisionnisme comment voit-on le IIIe Reich en 1980 », in L. Ferry (dir) Devant l’Histoire les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, Éditions du Cerf, 1988, p. 21. 64 É. Husson, « Ernst Nolte et la Shoah : mise en perspective des totalitarismes ou révisionnisme historique ? », in Revue d’histoire de la Shoah, n° 187 Juillet-Décembre 2007. 65 J.L Leleu, La Waffen-SS Soldats politiques en guerre, Paris, Perrin, 2007, p. 821. 66 E.J Hobsbawm, Aux armes historiens, op. cit., p. 121. Et A.J. Mayer, Les Furies 1789-1917, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Odile Demange, Paris, Fayard, 2002, p. 12. 67 M. Lewin, Le siècle soviétique, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Denis Paillard et Florence Prudhomme, Paris, Fayard, 2003, p. 467. 68 D. Auffret, Alexandre Kojève, Paris, Grasset, 1990, p. 69. 69 A. Cohen, Salut à la Russie, Paris, Le préau des collines, 2003. Et Z. Gradowski, Au cœur de l’Enfer, Paris, Kimé, 2001. 70 Robespierre, « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI » 16 novembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t. V, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 61. 71 G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 81 et 221. 72 P. Guyotat, Formation, op. cit., p. 60. 13 24) La double négation d’abord de la liaison entre le texte de Cohen et le texte de Gradowski, ensuite de la liaison entre la Gorgone présente dans le texte de Robespierre et la Gorgone présente dans le texte de la controverse visant l’image d’Auschwitz, se résout dans la triple affirmation des origines de Lénine, de son génie politique, de l’harmonie des langues. 25) Car en effet les quatre origines ethniques non russes de Lénine, mongole, juive, suédoise et allemande, enracinent son « génie politique »73 dans ce cri de la pulsion de mort signifiant une douleur irréductible voyageant doublement dans le temps comme circulation cachée des mots, comme harmonie des langues. 26) Dans une lettre datée du 7 octobre 1697, adressée à Jacob Julius Chuno, G. W. Leibniz n’écrit-il pas : « je vous dirai donc que la Providence offre aux protestants un avantage merveilleux, si nous savons en profiter, c’est le voyage même et l’inclination du Tsar. Les États de ce prince joignent la Chine à l’Europe ; et on peut aller dans sept à huit mois de Moscou à Pékin ». 74 27) D’une triple affirmation naît un quatrième terme nommé « concept ». Maintenant nous pouvons approfondir l’idée du concept de crime contre l’humanité en ayant à l’esprit quatre motifs. 1) L’idée du quatre, du quatrième, du système quaternaire, de la structure quadripartite, représente une idée motrice dans la pensée du psychanalyste Jacques Lacan.75 2) L’idée du trois est une réalité motrice de l’acte de penser.76 3) « Ramener au jour la dimension du politique, ramener au jour la dimension de l’historique peuvent représenter une seule et même tâche. (…) Les juristes qui utilisent le concept de crime contre l’humanité, en levant toute restriction à son application, trouvent ainsi le moyen d’indiquer, à partir de l’inhumain, ce qui est essentiellement humain ». 77 4) Le pulsionnel est devenu une catégorie de pensée de la recherche historique.78 Or il est capital de comprendre que le pulsionnel s’inscrit d’abord dans la réalité du corps supplicié. C’est ce qu’avait souligné Pascal en évoquant ainsi la condition des hommes : « qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et se regardant les uns les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour. C’est l’image de la condition des hommes ». 79 Dans un premier temps, c’est le corps supplicié du Christ qui rentre en contradiction avec le corps du successeur de saint Pierre. Pour Guillaume d’Ockham, le corps du Christ représente la preuve nécessaire à la récusation de la prétention du Pape à la toute puissance. Le Pape ne peut posséder une plénitude de pouvoir sur les choses temporelles, parce que le Christ, en tant qu’il était accessible à la souffrance et à la mort ne la O. Figes, La Révolution russe, Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Denoël, 2007, p. 204 et 625. 74 G.W Leibniz, L’harmonie des langues, Traduit de l’allemand par Marc Crepon, Paris, Seuil, 2000, p. 28. 75 J. Lacan, Le Séminaire Livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973. 76 D.R Dufour, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990. 77 C. Lefort, Le temps présent Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 294 et 1030. 78 A. Jouanna, La Saint-Barthélemy Les mystères d’un crime d’État, Paris, Gallimard, 2007, p. 160. 79 Pascal, Pensées, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 1180 (fragment 341) 73 14 possédait pas. C’est le corps souffrant de l’humaine nature du Christ, qui destitue le Pontife suprême de sa Plenitudo Potestatis. Le corps tout puissant du Pape rentre en contradiction avec le corps souffrant du Christ. Le point IX des Dictatus Papae, qui constitue un aide-mémoire permanent, un rappel constant des prérogatives pontificales, un encouragement indéfectible à persévérer dans l’œuvre entreprise, dont le pape saint Grégoire VII est l’auteur en 1075, le point IX, donc, est ainsi libellé : « quod solius papae pedes omnes principes deosculentur », ce qui signifie le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.80 Ce qu’explique Ockham en 1335-1340, c’est qu’il est strictement impossible pour un homme fut-il désigné comme le successeur de saint Pierre, de s’octroyer à lui-même la plénitude absolue de pouvoir possédée par la divine nature du Christ précisément parce que l’humaine nature du Christ, c’est-à-dire le Christ selon l’humanité, signifie que cette plénitude divine de pouvoir ne peut être concédée à un homme, en dehors de l’autorité du Père, c’est-à-dire de Dieu. C’est parce que le Christ, inférieur à son père, a souffert la faim, la soif, et les autres misères du corps, que l’on peut lire dans le texte d’Ockham, la naissance subreptice et invisible du premier moment du concept de crime contre l’humanité comme crime contre l’humanité du Christ.81 Ce crime étant perpétré par le pape lui-même par le moyen de l’affirmation hérétique d’une Plenitudo Potestatis imaginaire qui possède la signification juridique d’un crime de lèse-majesté envers l’empereur Louis de Bavière. Dans un deuxième temps, c’est le corps supplicié du peuple qui rentre en contradiction avec le corps du Roi. Significativement, le dernier chapitre du livre de Jean-Paul Marat, écrit en 1774, s’intitule De la crainte des supplices. Car, en effet, « les tyrans, accoutumés à se jouer de la nature humaine, sont cruels et féroces : sans cesse à ordonner des supplices ou des massacres, pour assouvir leurs passions et calmer leurs transes, ils ne peuvent se désaltérer de sang. » et donc « on voit paraître un nouveau genre de tyrannie : ce ne sont plus des massacres, ce sont des jugements iniques qui flétrissent la vie et conduisent à la mort ». 82 Dans son Récit des événements du 10 août 1792, Robespierre écrit : « la clémence qui leur (les tyrans) pardonne est barbare c’est un crime contre l’humanité ». Trois mois après avoir écrit ce texte, Robespierre, en novembre 1792 surenchérit Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI, nommé « criminel envers l’humanité » : « mais il est des délits qui ne blessent pas seulement les droits des individus, et qui par leur nature, attaquent directement le corps politique tout entier. À la tête de ces délits, sont sans doute les attentats du gouvernement contre la liberté du peuple qui l’a créé. » 83 Dans la pensée de Robespierre, ce « corps politique tout entier », est matérialisé par le Peuple en tant qu’humanité. C’est le peuple en tant qu’humanité qui constitue la structure première du corps politique tout entier. Dès lors, le crime contre l’humanité du peuple représente ce deuxième moment du concept de crime contre l’humanité, s’inscrivant textuellement dans le temps de la Révolution française. H.X Arquillière, Saint Grégoire VII, Paris, Vrin, 1934, p. 131. G. D’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, Traduit du latin par Jean-Fabien Spitz, Paris, PUF, 1999, p. 136-137. 82 J.P Marat, Les Chaînes de l’esclavage, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 305. 83 Voir note 70 de l’Introduction. 80 81 15 Dans un troisième temps, c’est le corps supplicié de l’espèce humaine qui rentre en contradiction avec le corps politique tout entier du Führer. Cette espèce humaine qui doit impérativement se plier au dogme nazi jusqu’à disparaître, porte principalement les trois dimensions du Juif, de l’Asiatique, du Slave. Et ces trois dimensions nazies de l’espèce humaine vouée à la disparition et à l’asservissement, trouvent leur expression politique dans le bolchevisme, le communisme, le marxisme. L’homme qui par ses origines, par son action, par sa situation géographique, symbolise l’ensemble de ces caractéristiques se nomme Vladimir Oulianov, Vladimir Ilitch Lénine. C’est donc le corps supplicié de Lénine qui rentre en contradiction avec le corps du Führer. Dans le même temps c’est une brutalisation du champ politique allemand 84 qui entraînera le corps politique tout entier du Führer aux portes de Moscou jusque dans le tombeau de Stalingrad. De cette troisième contradiction, le concept de crime contre l’humanité deviendra une incrimination juridique dans le cadre du Procès de Nuremberg. C’est alors le crime contre l’humanité de l’homme en tant que citoyen du monde, qui exposera le troisième moment du concept de crime contre l’humanité. Staline constitue la figure de cet asiatique lointain cruel énigmatique détruisant implacablement le corps politique absolu du Führer dans l’espace immense de l’Union soviétique. Le concept de crime contre l’humanité matérialise l’heure la plus silencieuse 85, ce moment où il partit seul et quitta ses amis. « Il était aux environs de minuit lorsque Zarathoustra se mit en route … ». Pendant ce moment nous comprenons que ce concept symbolise le quatrième terme d’une relation triadique constituée du corps supplicié, de la structure de la religion et de la structure du Politique. Le 21 février 1979, s’appuyant sur le nom d’Ernst Kantorowicz, un auteur contemporain énonçait « l’image du corps du roi, comme corps double, à la fois mortel et immortel, individuel et collectif, s’est d’abord étayée sur celle du Christ (….) longtemps après que furent effacés les traits de la royauté liturgique, le roi a conservé le pouvoir d’incarner dans son corps la communauté du royaume, désormais investie du sacré, communauté politique, communauté nationale, corps mystique ».86 Le 18 février 1937, s’adressant aux généraux SS, dans un discours consacré à l’homosexualité, Heinrich Himmler déclarait : « je suis absolument convaincu que tout le clergé et le christianisme ne cherchent qu’à établir une association érotique masculine et à maintenir ce bolchevisme qui existe depuis deux mille ans. Je connais très bien l’histoire du christianisme à Rome, et cela me permet de justifier mon opinion. Je suis convaincu que les empereurs romains qui ont exterminé les premiers chrétiens ont agi exactement comme nous avec les communistes. À cette époque, les chrétiens constituaient la pire lie des grandes villes, les pires Juifs, les pires bolchevistes que l’on pouvait imaginer ». 87 Les onze coups de l’horloge qui précèdent l’heure de minuit, nous pouvons les matérialiser en onze moments. G.L Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme, Traduction de l’anglais par Édith Magyar, Paris, Hachette Littératures, 1999, p. 181. 85 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Max Milo l’inconnu, 2007, p. 165. 86 C. Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », in Cahiers Confrontation, numéro 2 Automne 1979. 87 H. Himmler, Discours secrets, Traduit de l’allemand par Marie-Martine Husson, Paris, Gallimard, 1978, p. 92. 84 16 Le premier coup de l’horloge résonne le 25 juillet 336 après Jésus Christ, dans la voix d’Eusèbe de Césarée prononçant son Discours pour les trente ans de règne de Constantin et déclarait que : « la monarchie l’emporte sur toute espèce de constitution et de gouvernement (…) c’est pourquoi en vérité il n’y a qu’un seul Dieu (…) un seul roi, et de celui-ci un seul Logos et une seule loi royale ». Dans cette voix d’Eusèbe de Césarée nous entendons le nom de Constantinople et ce nom matérialise le premier coup de l’horloge de minuit. 88 Le deuxième coup de l’horloge résonne dans le bruit de la plume de saint Augustin écrivant le De Trinitate entre 399 et 419. Dans la traduction du texte de La Trinité un lien est établi entre l’idée de supplice et la réalité de l’activité sexuelle. « Dans cette crucifixion de l’homme intérieur, il faut voir certainement les douleurs de la pénitence et l’espèce de salutaire supplice qu’est la continence ».89 Ces mots indiquent une relation spirituelle entre le sang qui coule et l’éjaculation de la semence. Le troisième coup de l’horloge résonne le 27 janvier 1077 à Canossa, dans le bruit de la voix gémissante du roi. Ce jour-là, le successeur de saint Pierre, Grégoire VII, donne l’absolution à Henri IV roi de Germanie. Le texte du procès-verbal dicté par Grégoire VII relatant cet événement indique que « là, pendant trois jours, devant la porte de la forteresse, ayant dépouillé tout insigne royal, dans un appareil misérable, sans chaussures, revêtu de laine, il (le roi) n’a cessé d’implorer avec larmes le secours et la consolation de la miséricorde apostolique, jusqu’à ce qu’il eut ému de pitié et de compassion tous ceux qui étaient présents ou à qui cette nouvelle était parvenue. Ce fut au point qu’intercédant pour lui par des prières et des larmes, tous voyaient avec étonnement notre rigueur inaccoutumée et quelques-uns s’écriaient qu’il y avait en nous, non pas la grave sévérité de l’apôtre mais presque la farouche cruauté du tyran ».90 Le quatrième coup de l’horloge de minuit résonne dans les années 1335-1340, dans le bruit de la plume de Guillaume d’Ockham, rédigeant son Court traité du pouvoir tyrannique sur les choses divines et humaines – et tout spécialement sur l’Empire et sur ceux qui sont assujettis à l’Empire – usurpé par ceux que certains appellent « Souverains pontifes ». Dans ce traité Ockham montre, contre les prétentions des Souverains pontifes à exercer une puissance temporelle sur les choses et les personnes, que le ministère du Christ et de ses successeurs ne peut être réellement accompli qu’avec les armes de l’esprit la prédication et les sacrements, et non avec celles du corps. Le pouvoir spirituel se trouve ainsi pour la première fois clairement distingué, par sa fin et ses moyens du pouvoir politique. Le cinquième coup de l’horloge résonne le dimanche 24 août 1572 fête de saint Barthélemy. Ce jour-là une troupe de soldats du duc de Guise, le héros des catholiques, est venue tuer l’amiral Gaspard de Coligny, chef militaire des protestants, dans son logis de la rue de Béthisy. Les avanies subies par le cadavre de Coligny, laissé sur le pavé après sa défenestration, témoignent de ce nouveau péril dont les membres du Conseil royal n’avaient pas mesuré toute la gravité. Le corps de l’amiral fut traîné E. De Césarée, La Théologie politique de l’Empire chrétien Louanges de Constantin, Traduction par Pierre Maraval, Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 97. 89 Saint Augustin, La Trinité, Œuvres de Saint Augustin, Livre IV-III-6, Paris, Institut D’Études Augustiniennes, 1997. 90 H.X Arquillière, « À propos de l’Absolution de Canossa (27 janvier 1077) », in Annuaire 1949-1950, École Pratique des Hautes Études Section des Sciences religieuses. 88 17 par des enfants, au moyen d’une corde dans les rues parisiennes, châtré, décapité, à demi-brûlé, plongé dans la Seine puis repêché, il fut pendu par les pieds au gibet de Montfaucon. « Avec ces déchaînements, ce n’était plus la violence de la justice souveraine qui s’exerçait ; c’était celle de la vengeance populaire. La seconde Saint-Barthélemy avait déjà pris le relais de la première ». 91 Le sixième coup de l’horloge résonne à minuit le 9 thermidor (27 juillet 1794). Après minuit on porta Robespierre au Comité de Salut public, au pavillon de Flore, où on le plaça sur une table. « Le malheureux, le visage pâle, la tête ouverte, les traits hideusement défigurés, rendant à gros bouillons le sang par les yeux, les narines et la bouche, reçut là les injures, les reproches, les malédictions de ceux qui l’environnaient : il parut souffrir avec patience la fièvre brûlante qui le dévorait, les douleurs aiguës qui torturaient tout son corps ; il ne lui échappa aucune plainte ; il ne répondit à aucune des questions que lui firent ses collègues du Comité. Il resta deux heures parmi eux dans cette attitude de souffrance ». 92 L’année précédente, le 21 janvier, Louis avait été guillotiné à dix heures vingt deux minutes, entre le piédestal de la statue du ci-devant Louis XV et l’avenue des Champs-Élysées. L’année précédente, en 1792, était publié l’article de Kant : Über das radicale Böse in der menschlichen Natur. Le 16 avril 1795, de Berne, Georg Wilhelm Friedrich Hegel écrit à Schelling « Du système kantien et de son suprême accomplissement j’attends une révolution en Allemagne (…) Je crois qu’il n’est pas de meilleur signe des temps que celui-ci, que le fait que l’humanité est représentée à elle-même comme si digne de respect. (…) Religion et politique se sont entendues comme larrons en foire. La première a enseigné ce que le despotisme voulait : le mépris du genre humain… ». 93 La même année ou bien l’année précédente Wilhelm Von Humboldt écrit : « La tâche ultime de notre existence (…) donner au concept d’humanité un contenu aussi grand que possible… ».94 Le septième coup de l’horloge résonne en 1840. Pierre Leroux publie son livre De l’Humanité. « Le christianisme est la plus grande religion du passé ; mais il y a quelque chose de plus grand que le christianisme : c’est l’Humanité ». 95 Le huitième coup de l’horloge résonne en 1888 avant ce qu’il est convenu d’appeler l’effondrement de Nietzsche. On peut lire dans ses dernières lettres et dans ses derniers écrits une attaque absolue contre le pouvoir germanique. Cette attaque prend appui sur le mot « humanité ». « Car je suis assez fort pour briser en deux l’histoire de l’Humanité ». Et « Le Reich même est un mensonge : ni un Hohenzollern, ni un Bismarck n’a jamais pensé à l’Allemagne ».96 Le neuvième coup de l’horloge résonne en 1905, au moment où un jeune chinois Fou Tchou Li subit le supplice des 100 morceaux. L’image de ce supplice enracinera la souffrance du corps, dans un au-delà de la A. Jouanna, La Saint-Barthélemy Les mystères d’un crime d’État, op. cit., p. 159. J. Artarit, Robespierre ou l’impossible filiation, Paris, La Table Ronde, 2003, p. 407. 93 K. Rosenkranz, Vie de Hegel, Paris, Gallimard, 2004, p. 180. 94 W. Humboldt, De l’esprit de l’humanité, Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Premières Pierres, 2004, p. 29. 95 P. Leroux, De l’Humanité, Paris, Fayard, 1985, Corpus des Œuvres de Philosophie en langue française, p. 158. 96 F. Nietzsche, Dernières Lettres, Traduction de l’allemand par Catherine Perret, Paris, Éditions Rivages, 1989, p. 108. Et F. Nietzsche, « Fragments posthumes Début 1888-début janvier 1889 », in Œuvres philosophiques complètes, Tome XIV, Paris, Gallimard, 1977, p. 384. 91 92 18 signification. Sur cet au-delà s’érigeront les trois textes de Ernst Jünger, Walter Benjamin et Georges Bataille mettant en exergue le mot « expérience ».97 L’image du supplice de Fou Tchou Li détruit l’image du Christ supplicié sur la croix. Quelque chose d’énigmatique se met en place dans les consciences. La crevasse d’un corps asiatique supplicié attaque la condition humaine d’un corps européen. Le dixième coup de l’horloge résonne en 1933. Le 30 janvier Hitler est nommé Chancelier du Reich. Le 20 mars Himmler annonce la création d’un KL (Konzentrationslager) à Dachau à 20 km de Munich. Le 26 avril est promulgué le premier décret sur la Gestapo de Prusse : Göring ministre de l’intérieur du Land de Prusse, crée, à côté de la police criminelle (Kriminalpolzei, Kripol), une nouvelle police sans uniforme, la Gestapo – ou Stapo – (Preussische Geheime Staatspolizei, police politique secrète d’État du Land de Prusse).98 Le 28 avril paraît en volume aux éditions Gallimard le roman écrit par André Malraux La Condition Humaine. C’est le roman le moins autobiographique de Malraux, celui où la fiction tient la plus grande place. Le décor de ce livre c’est la Chine des années vingt, l’un des pays où se manifestent avec le plus d’intensité l’effervescence et le trouble du monde. Dès son cours de 1933, le philosophe allemand Martin Heidegger désigne l’ennemi comme « l’Asiatique ». Heidegger parle de puissances qui se déchaînent « comme quelque chose d’effréné, de sans frein, d’envoûtant et de sauvage, de furieux, d’asiatique ».99 Ce terme « d’asiatique » désigne le judéo-bolchevisme. En Allemagne était souligné le type asiatique de Lénine puisque l’Asie était une composante fondamentale de la Russie. En 1930 la revue antisémite Der hammer (Le Marteau) énonçait « La Russie a retrouvé dans ce bolchevisme quelque chose de son âme asiatique originelle, l’esprit de la steppe russe sans culture. La laque européenne est tombée, le Tartare affleure ».100 Le 2 mai 1941 Le général Hoepner commandant du groupe de panzer IV justifiera l’invasion de l’Union soviétique par ces mots « La guerre contre la Russie est un élément essentiel de la lutte pour l’existence du peuple allemand. C’est la vieille lutte des Germains contre les Slaves, la défense de la culture européenne contre l’invasion moscovito-asiatique, la résistance contre le bolchevisme juif. »101 Le 31 décembre 1933, Georgi Dimitrov reçoit dans la prison de Moabit à Berlin, le roman de Malraux La Condition Humaine ainsi dédicacée « Pour Dimitrov avec admiration ! André Malraux – Pour son attitude et son caractère ». 102 Le 30 décembre 1933 Walter Benjamin écrit de Paris à Gretel Adorno « Et il est ainsi indéniable que je suis non seulement au bout de l’année finissante, E. Jünger, La Guerre comme Expérience intérieure, Traduit de l’allemand par François Poncet, Paris, Christian Bourgeois éditeur, 1997. Et G. Bataille, « L’expérience Intérieure », in G. Bataille, Œuvres complètes, Tome V, Paris, Gallimard, 1973. Et W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in W. Benjamin, Œuvres I, II, III, Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2000. 98 M. Voutey, L’ère hitlérienne Chronologie 1889-1948, Paris, Graphein-FNDIRP, 2000. 99 E. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 279. 100 L. Dupeux Stratégie communiste et dynamique conservatrice, Essai sur les différents sens de l’expression « NATIONAL-BOLCHEVISME » en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Thèse, diffusion Librairie Honoré Champion, 7, quai Malaquais, Paris, 1976. P. 260. 101 O. Bartov, L’Armée d’Hitler La Wehrmacht, Les Nazis et La Guerre, Traduit de l’anglais par Jean-Pierre Ricard, Paris, Hachette Littératures, 1999, p. 187. 102 G. Dimitrov, Journal 1933-1949, Traduction de l’allemand par Anne Castagnos-Sen, Traduction du russe par Tatiana Zazerskaia, Traduction du bulgare par Assia Stantcheva, Paris, Belin, 2005, p.81. 97 19 mais au bout du rouleau ».103 Le onzième coup de l’horloge résonne le 17 janvier 1946. Ce jour-là, François de Menthon prononce l’exposé introductif de l’accusation française au procès de Nuremberg.104 Il expose les « Crimes contre la Condition humaine » réalisés par ces responsables du IIIe Reich présents dans le box des accusés. Ces crimes signifient « une horrible accumulation et enchevêtrement de crimes contre l’humanité ». Il précise que le crime contre la condition humaine, représente « une expression française classique (qui) appartient à la fois au vocabulaire technique du Droit et au langage de la philosophie ». Ainsi donc l’Humanité, la Condition humaine, le Citoyen du monde, constituent pour André Malraux, Zalmen Gradowski, Alexandre Kojève, Robert Antelme, le socle d’un même horizon. Cet horizon se matérialise et prend forme dans la voix accusatrice du Délégué du Gouvernement provisoire de la République Française, à l’audience du 17 janvier 1946 sous la Présidence de Lord Justice Lawrence. Sous la plume d’André Malraux nous pouvons lire en 1933 : « l’humanité était épaisse et lourde, lourde de chair, de sang, de souffrance, éternellement collée à elle-même comme tout ce qui meurt ». 105 Sous celle d’Alexandre Kojève en 1943 : « supposons en effet que notre société implique l’humanité entière ». 106 Zalmen Gradowski écrit en 1944 : « mais je serais heureux si mes écrits te parviennent libre citoyen du monde. » 107 Enfin, Robert rédige en 1947 : « mais, tout à l’heure, le pain, c’était mon corps. (…) Chaque vol de pain apparaît bien ici comme un des actes les plus graves qu’un détenu puisse commettre. Telle est la loi de notre existence réelle. Ce n’est pas une loi de convention. Elle n’exprime au contraire que le caractère inexorable de la condition humaine ».108 Dans une première partie nous analyserons les fondements spirituels du concept de crime contre l’humanité. L’articulation entre l’obligation d’humanité et la primauté du spirituel s’effectue dans la construction augustinienne du sentiment d’humanité. Ce sentiment se structure par le déploiement de trois axes de pensée. L’impératif absolu de l’humilité, l’impératif absolu de la renonciation à la volonté de puissance, et la compréhension de cette contradiction entre la passion de dominer et le nom de la vérité. La passion de dominer exprime l’orgueil funeste du maître. Le nom de la vérité exprime la royauté du Christ. La royauté du Christ implique doublement une doctrine de la paix et une éthique chevaleresque de l’honneur, supposant l’humanité de l’homme comme limite à la fureur animale sans limite de la pulsion guerrière de tuer. L’éthique chevaleresque, le sentiment de l’honneur, la reconnaissance du statut d’homme à son ennemi, engendrés par la construction augustinienne du sentiment d’humanité, ont été anéantis par le renforcement étatique de la capacité de belligérance. Et ce renforcement étatique a trouvé sa réalisation W. Benjamin, Correspondance, 2 volumes 1910-1928 et 1929-1940, Traduit de l’allemand par Guy Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 106. 104 F. De Menthon, « Exposé Introductif » in Le Procès de Nuremberg Exposés Introductifs et Verdict, 2 volumes, T. I, p. 2 à 71. Et L. Ducerf, François de Menthon Un catholique au service de la République (19001984), Paris, Les Éditions du Cerf, 2006. 105 A. Malraux, « La Condition humaine », in Œuvres Complètes 3 Volumes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1989, Vol 1, p. 760. 106 A. Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 129. 107 Z. Gradowski, Au cœur de l’enfer, op. cit., p. 53. 108 R. Antelme, Textes inédits sur l’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1996, p. 61. 103 20 extrême dans l’État de Hitler. L’esprit du juridique confère une légitimité étatique au principe d’Humanité. Ce principe d’Humanité soutient aussi bien la reconnaissance d’une obligation de guerre juste, que l’élaboration d’un Droit de la Guerre et de la Paix. Cette légitimité étatique d’un principe d’Humanité sera consacrée internationalement par les conférences de la paix qui se sont tenues à La Haye en 1899 et 1907. Ces conférences reconnaîtront l’obligation pour les États de respecter les Lois de l’humanité dans la mise en œuvre de leur capacité de belligérance. La fusion du sentiment du juste et du sentiment d’humanité, dans l’émergence du sentiment de la nécessité d’un Droit de la Guerre et de la Paix, repose ellemême sur le principe d’humanité compris spirituellement comme synthèse de la puissance divine et de la puissance impériale. Cette synthèse se réalise dans la théologie politique d’Eusèbe de Césarée. Mais cette synthèse sera brisée par la doctrine de la Trinité élaborée par saint Augustin. Les conséquences de cette Doctrine seront d’une part l’exclusion de la puissance impériale du principe d’humanité et d’autre part la laïcisation de ce dernier dans le cadre d’un Droit Étatique de la belligérance. Les œuvres de Francisco de Vitoria (1486-1546) et de Hugo de Groot dit Grotius (1583-1645) contribuèrent à la construction des prémices de ce Droit étatique de la belligérance, qui a revêtu aujourd’hui la forme nouvelle d’un Droit International Humanitaire. L’humanisme constitue ce troisième fondement spirituel du concept de crime contre l’humanité. L’Humanitas organise la pensée de Cicéron, tendue vers la grandeur de Rome. L’Humanitas structure la vision qui est celle d’Érasme, du souverain d’Europe. La mansuétude et l’humanité de ce souverain reposent sur l’autorité spirituelle du Christ, en contradiction avec le joug cruel des Turcs. Le Prince chrétien incarne l’Humanitas. La langue signifie pour Cicéron comme pour Érasme, le fondement de l’humanisme, et ce fondement représente une arme de la pensée conférant une capacité du sentiment de l’humanité. Cette arme de la pensée s’oppose à la barbarie, à la tyrannie, au despotisme. C’est donc dans le travail de la pensée que s’exprime d’abord ce mouvement de l’Humanitas comme volonté de puissance spirituelle créatrice d’humanité et destructrice d’une jouissance de la tyrannie. Cicéron, saint Augustin, Vitoria, Grotius, Érasme, construisent ensemble un entrelacement de pensées liant ensemble le sentiment de l’humanité et le sentiment de la langue, le sentiment de la puissance spirituelle et le sentiment du Droit, le sentiment de la vérité et le sentiment de la justice. Contre l’incohérence suprême de l’injustice comme barbarie s’érige alors la possibilité même du concept comme concept du crime contre l’humanité. Dans une deuxième partie nous analyserons les constructions sémantiques afférentes à ce concept en nous appuyant sur les formulations de Robespierre qui sont restées ignorées des juristes. Or ce sont ces formulations qui permettent d’introduire dans l’idée du concept de crime contre l’humanité une cohérence, jusqu’ici non élaborée, concernant les constructions sémantiques lisibles ou invisibles de la notion juridique de crime contre l’humanité. Le crime contre l’humanité du peuple, le crime contre l’humanité du Christ, le crime contre l’humanité de l’homme, constituent une chaîne de significations, contruisant une architecture de la cohérence de ce concept. Le concept de crime contre l’humanité formulé par Robespierre représente la traduction sur le plan sémantique du surgissement d’une souveraineté du peuple, d’une souveraineté populaire républicaine, destructrice d’une souveraineté royale fondée sur la royauté du Christ. Selon Robespierre le crime contre l’humanité du peuple signifie l’avilissement par 21 le corps du Tyran royal du corps politique tout entier compris comme l’humanité incarnée par le peuple. En ce sens le corps royal est rejeté dans l’animalité tandis que le corps du peuple incarne l’humanité. Le crime contre l’humanité du peuple s’érige sur la destruction de la Plenitudo Potestatis du souverain pontife, revendiquée par ce dernier comme souveraineté absolue sur les hommes et les choses, souveraineté absolue qualifiée secrètement par Guillaume d’Ockham de crime contre l’humanité du Christ. La formulation secrète de crime contre l’humanité du Christ se construit elle-même sur le fondement du concept de Summa Paupertas la très haute pauvreté du Christ. C’est la très haute pauvreté du Christ qui interdit la très haute souveraineté du Successeur de saint Pierre. Au crime contre l’humanité du Christ correspond la très haute pauvreté du Christ, au crime contre l’humanité du peuple correspond la très haute pauvreté du peuple, au crime contre l’humanité de l’homme correspond la très haute pauvreté de l’homme. Par ces formulations une double conscience historique peut se déployer. D’une part la conscience historique du concept de Summa Paupertas, enracinée dans le triangle formé par les trois noms de Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham. Cette conscience chemine invisiblement dans le temps. Elle surgit alors en une répétition tragique dans le triangle formé par les trois noms de Walter Benjamin, Robert Antelme, Martin Heidegger. Et d’autre part la conscience historique du concept de crime contre l’humanité se déployant triplement en premier lieu dans une conscience de la puissance criminelle étatique du Führer formalisée juridiquement dans le cadre du procès de Nuremberg, en deuxième lieu dans une conscience du crime contre la communauté internationale toute entière, réalisé par le 3ème Reich, en troisième lieu dans une conscience du crime contre la Condition humaine, exposée par François de Menthon à la suite du roman d’André Malraux. La reconnaissance de la formulation de Robespierre, crime contre l’humanité du peuple, suppose l’analyse des trois termes de la religion royale, clementia, magnanimitas, humanitas. À l’encontre de cette religion royale c’est donc une doctrine révolutionnaire du crime contre l’humanité qui constitue le sentiment révolutionnaire de la très haute pauvreté du peuple vouant ce dernier à la destruction politique de la richesse royale et aristocratique. Le dénuement de Robespierre exprime l’idée du dénuement d’un corps ouvrier voué à l’abandon, à la pauvreté, à la méconnaissance. C’est un corps envers lequel l’économie de la richesse et de l’aristocratie ne peut faire crédit. L’on peut alors prendre la mesure de l’idée selon laquelle la notion de crime contre l’humanité, pour être comprise dans sa plus grande extension, ne peut rester enfermée dans l’étroit corset de fer du juridique, qui l’empêche de respirer selon sa plénitude psychique, historique, philosophique, politique. Dans une troisième partie nous exposerons ce mouvement de reconnaissance de la victime comme humanité, qui s’effectue par le moyen du procès pénal. Le procès pénal contribue à l’apaisement de la victime, à l’apaisement de ceux qui sont en charge de la mémoire de la victime, par la reconnaissance et la nomination de l’acte criminel dont elle fut l’objet et par la condamnation des coupables. Le procès pénal contribue à la connaissance de la réalité effective du crime contre l’humanité, réalité le plus souvent voilée par les discours révisionnistes ou négationnistes. Le procès pénal favorise la construction d’une mémoire de ce qui est au-delà des mots, et qui doit s'énoncer clairement dans le cadre d’une enceinte judiciaire. En ce sens le procès pénal du crime contre l’humanité, si il est sérieusement conduit 22 selon les principes de l’équité, ne saurait être qualifié de « procès spectacle ».109 Car la souffrance à l’origine de ces procès souligne la nécessité dont ils procèdent. L’évocation de l’extermination des Arméniens (Première Guerre mondiale), des Juifs (Deuxième Guerre mondiale), des Cambodgiens sous le régime Khmer rouge (17 avril 1975- 7 janvier 1979), des Rwandais Tutsis (Avril 1994), précède l’exposé des principaux procès ayant donné lieu à des condamnations pour crimes contre l’humanité. N’ont pas été examinés d’une part le procès de vingt-huit hauts responsables japonais, principalement des militaires, qui s’est tenu à Tokyo du 3 mai 1946 au 12 novembre 1948, dans le cadre du Tribunal Militaire pour l’Extrême-Orient, et d’autre part les procès des responsables serbes croates et bosniaques organisés par le Tribunal Pénal International pour l’Exyougoslavie, présumés responsables de violations graves du droit humanitaire international, commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. En 1919, plusieurs procès visant des responsables turcs de l’extermination des Arméniens, se tinrent en Turquie. On peut considérer que le passage en jugement des dirigeants turcs impliqués dans le génocide des Arméniens, devant des Cours martiales turques, revêt une importance qualifiée « d’extraordinaire » par l’historien Vahakn Dadrian. C’est en effet la première fois qu’intervient la mise en œuvre, même imparfaite, d’un procès pénal, visant à sanctionner les plus hauts responsables du massacre d’une population civile, délibérément organisé au plus haut niveau de l’État. Un jeune étudiant arménien, Soghomon Tehlirian, dont toute la famille avait péri dans les massacres, jure de venger ses parents et son peuple. Il vient à Berlin où s’était réfugié Talaat Pacha, un des responsables du génocide des Arméniens, après l’effondrement de la Turquie. Lorsque le 15 mars 1921 l’occasion se présente, il le tue d’un coup de pistolet. Appréhendé, il est traduit en justice le 2 juin devant la juridiction criminelle. Vingt-quatre heures plus tard, il est acquitté et sort de prison couvert de fleurs et escorté par la police. Le procès de Soghomon Tehlirian, qui s’est déroulé à Berlin le 2 et 3 juin 1921, occupe une place particulière dans l’histoire du peuple arménien. Il demeure un événement d’une importance décisive, auquel s’attache une valeur exemplaire, tant en raison des particularités de son déroulement que par le verdict du tribunal allemand, verdict d’acquittement, auquel les générations futures ne manqueront pas de se référer. Du 18 octobre 1945, date de son ouverture solennelle, au 1 er octobre 1946, se tint à Nuremberg un procès unique dans l’histoire. Dans le box des accusés se trouvent 23 hauts responsables nazis dont les crimes sont sans localisation géographique précise. Ce procès est à l’origine de la création d’un droit de Nuremberg.110 Cette expression, désigne tout un ensemble dont le jugement rendu le 1er octobre 1946 par le tribunal militaire international – dit « de Nuremberg » -- n’est qu’un des éléments. Le châtiment d’octobre 1946 étaye les principes fondateurs des Nations unies. Il participe à l’écriture du crime et il en assure ainsi la mémoire. Mais contrairement au leitmotiv selon lequel le droit de Nuremberg serait à l’origine du concept de crime contre l’humanité, ce concept est énoncé en 1792 par Robespierre dans le cadre de la Révolution française. Il devient 109 110 M. Koskenniemi, La Politique du Droit International, Paris, Pédone, 2007, p. 227. M. Masse, « Le droit de Nuremberg », in Le Monde juif, n° 156 Janvier-Avril 1996. 23 ultérieurement une incrimination juridique dans l’article 6 des Statuts du Tribunal Militaire International créé par l’accord de Londres du 8 août 1945, signé par le gouvernement Provisoire de la République Française, et par les gouvernements des Etats-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni de GrandeBretagne et d’Irlande du Nord, de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques. L’importance du procès de Nuremberg peut être perçue par la lecture du texte écrit par un écrivain de langue yiddish, Avrom Sutzkever, à la suite de son témoignage énoncé le mercredi 27 février 1946 au tribunal de Nuremberg : « mon témoignage au procès de Nuremberg est terminé. Sur mes lèvres brûlent encore les mots que j’ai clamés à la face du monde et pour les générations futures. Je suis secoué jusqu’au tréfonds. C’est sans nul doute l’expérience la plus intense de mes trente dernières années. J’ai parlé durant trente-huit minutes (y compris les questions du procureur, le colonel Smirnov). Il est clair que la Providence a elle même ordonné le russe dans ma bouche. Je ne m’attendais pas à pouvoir exprimer dans cette langue sentiments et pensées ». 111 Du 9 décembre 1946 au 19 juillet 1947, se tint dans le palais de justice de Nuremberg où venait de s’achever le procès international des grands criminels de guerre nazis, le premier des douze procès organisés dans cette ville située en zone américaine, le procès des médecins. Les Américains organisèrent à Nuremberg douze procès dont le dernier s’acheva le 14 avril 1949. Les Allemands visés par ces douze procès peuvent être divisés en cinq catégories de personnes. Des médecins et des avocats, des membres de la SS et de la police, des industriels et des financiers, des chefs militaires, des ministres, tous pouvant être considérés comme responsables ou complices, de la mise en œuvre de la criminalité nazie. Il est indispensable de souligner l’existence et l’intérêt du travail du docteur François Bayle. Il fut nommé le 19 octobre 1946 à la Commission scientifique française des Crimes de guerre, présidée par Mr. René Legroux, à l’époque président du Conseil scientifique de l’Institut Pasteur. Il fut envoyé en Allemagne le Ier novembre suivant au Quartier général anglais. Sa mission consistait à étudier les expériences médicales humaines réalisées en Allemagne pendant la guerre, et à en rendre compte. Accrédité auprès des autorités américaines le Docteur Bayle devait passer trois années à Nuremberg. Dans le cadre de cette accréditation Bayle fut amené à voir à examiner à interroger jusqu’à quinze fois les principaux inculpés, au nombre de 23, du procès des médecins nazis. Il souligne d’une part « l’intérêt extraordinaire qu’avait pris pour moi Nuremberg » et d’autre part le fait que « derrière les chicanes procédurières s’est élaborée à Nuremberg une œuvre de connaissance » 112 Du 11 avril 1961 au 15 décembre 1961 Adolf Eichmann est jugé par le tribunal de district de Jérusalem. Le 11 mai 1960, les services secrets israéliens se sont emparés de ce dernier, rue Garibaldi à Buenos Aires. Eichmann est condamné à mort. Ce verdict sera confirmé par la cour suprême. Après le rejet de son recours en grâce, il est pendu à minuit dans la nuit du 31 au 1er juin 1962 à la prison de Ramleh dans la banlieue de Tel Aviv. Comme le souligne un auteur israelien, « c’est l’affaire Eichmann, (…) qui constitua le véritable tournant dans le processus de mobilisation 111 112 A. Sutzkever, « Mon témoignage au procès de Nuremberg », in Europe, n° 796-797 / Août – Septembre 1995. F. Bayle, Croix gammée contre Caducée, Paris, 1950, p. XVIII- XXII. 24 explicite et organisé de la Shoah au service de la politique et de la raison d’État israéliennes, en particulier dans le contexte du conflit israéloarabe ». 113 Du 11 mai 1987 au 3 juillet 1987 se tient à Lyon le procès de Klaus Barbie. Ce dernier, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, est mort en détention le mercredi 25 septembre 1991. Nazi convaincu, devenu ultérieurement un agent travaillant pour le compte des américains puis un homme d’affaires bolivien, Barbie a nié au cours de l’instruction, toute participation aux faits qui lui étaient reprochés, rafles déportations et tortures. À l’occasion de ce procès la Cour de cassation décide de donner une nouvelle définition du crime contre l’humanité brisant la frontière artificiellement dressée entre le déporté juif et le déporté résistant. La victime juive serait victime d’un crime contre l’humanité, la victime résistante serait victime d’un crime de guerre de la part du nazi Barbie. En conséquence de cette discrimination fallacieuse entre les victimes du nazisme, seules des associations représentant les victimes juives de Barbie seraient admises à se porter partie civile contre ce dernier, à cause du caractère imprescriptible du crime contre l’humanité, le crime de guerre étant prescrit. C’est ce raisonnement qui ne tient pas compte de la réalité historique, qui a été dépassé et refusé par la Cour de cassation à l’occasion de ce procès. Ultérieurement, prenant acte de cette doctrine de la Cour de cassation, un des avocats représentant quatre associations parties civiles contre Paul Touvier, devait énoncer clairement le 15 avril 1994 dans le cours de sa plaidoirie « Bien sûr, tout être humain porte en lui toute l’humanité et les Juifs n’entendent pas accaparer pour eux-mêmes toute cette humanité… » 114 Après vingt ans de procédure, le premier dépôt de plainte avec constitution de parties civiles étant intervenu le 25 avril 1973, Paul Touvier a été jugé par la cour d’assises des Yvelines du 17 mars au 20 avril 1994 au palais de justice de Versailles. Condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, il fut le premier Français à être jugé pour complicité de crime contre l’humanité. Il est mort en détention le mercredi 17 juillet 1996. Touvier est l’homme de confiance des responsables de la Milice à Vichy. Conformément aux 21 points de la Milice et aux thèses nationalessocialistes de cette organisation, les ennemis visés sont les Juifs et les résistants, et, parmi ces derniers, plus particulièrement les communistes. En organisant l’assassinat des sept Juifs de Rillieux, Touvier a agi au nom de la politique d’hégémonie idéologique du IIIe Reich, mais également au nom de la politique d’hégémonie idéologique prônée par le gouvernement de Vichy, qui, du fait de la collaboration d’État instaurée, se confondait étroitement avec la politique d’hégémonie idéologique du IIIe Reich au regard de l’incrimination du crime contre l’humanité, au sens de l’article 6c du Tribunal Militaire International de Nuremberg. C’est cette analyse qui a été validée par la cour d’assises des Yvelines dans son arrêt du 20 avril 1994 condamnant Touvier à la réclusion criminelle à perpétuité. La validité de ce point de vue a été ultérieurement confirmée par l’arrêt de la Cour de cassation du 1er juin 1995. Ainsi donc les jurés de la cour d’assises comme les plus hauts magistrats ont opposé une fin de non recevoir aux magistrats I. Zertal, La Nation et la Mort, Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, Paris, Éditions La Découverte, 2004, p. 142. 114 F. Bedarida, Touvier, Vichy et le Crime contre l’Humanité, Paris, Seuil, 1996, p. 181. 113 25 de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris, qui par un arrêt de non-lieu en date du 13 avril 1992, ont tenté de dédouaner Touvier de toute collusion avec l’État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique qu’était le Reich d’Adolf Hitler. Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de la Gironde de 1942 à 1944, est le seul haut fonctionnaire de Vichy poursuivi devant une cour d’assises pour crimes contre l’humanité. Son procès s’est tenu à Bordeaux du 8 octobre 1997 au 2 avril 1998. Responsable du service des questions juives il fut reconnu coupable de complicité de crime contre l’humanité, et condamné à la peine de dix années de réclusion criminelle. Puis ultérieurement libéré pour raison de santé. À travers l’exemple de la préfecture de Bordeaux et de l’action du haut fonctionnaire Papon, c’est toute la législation et la répression antisémites de l’État français, et sa collaboration avec les autorités nazies que les débats ont éclairées. Les Allemands ont retiré de l’administration française une aide inestimable, d’autant plus inestimable qu’elle était fournie par un État souverain dans le cadre d’une politique choisie de collaboration. Le régime, en prenant telle ou telle disposition antisémite, la légitimait et, à son tour, l’administration la légitimait aussi. La politique antisémite de Vichy était une politique autochtone et autonome. C’était un règlement de compte de la France avec elle-même, avec la France des années 30. C’est une politique qui a ses racines françaises. La politique de collaboration est une politique de contexte, partie de l’idée qu’il faut ménager l’occupant et trouver des aménagements avec lui. C’est en ce sens que l’avocat général Marc Robert dans son réquisitoire prononcé le mercredi 18 mars 1998 dit les mots suivants : « En définitive, il est vrai qu’on peut toujours trouver plus collaborateur que soi. Cela n’excuse pas pour autant, l’accusé d’avoir fait procéder aux arrestations et aux déportations qui lui sont reprochées. Voilà l’homme : autoritaire et obéissant à la fois ; ambitieux et carriériste ; pro-vichyste et apprécié des Allemands mais aspirant à la Résistance lorsque la victoire de celle-ci se dessine ; humaniste qui se cache bien, qui prétend d’autant plus fort avoir sauvé des juifs qu’il a beaucoup aidé à en déporter. »115 Le génocide rwandais commence dans les heures qui suivent la destruction de l’avion du président Habyarimana, le soir du 6 avril 1994. Il se poursuivra, au moins, jusqu’à la fin du mois de juin 1994, c’est-à-dire, jusqu’au moment où la France enverra au Rwanda, avec l’autorisation du Conseil de sécurité, une force d’interposition – l’opération « Turquoise » --qui permettra surtout à une partie de la population hutu et aux auteurs du génocide – notamment les forces armées rwandaises (FAR) et les milices Interhahamwe – de chercher refuge sur le territoire du Zaïre voisin. Entre le 6 avril et la fin juin 1994, durant près de trois mois, au vu et au su du monde entier, les FAR, les milices Interhahamwe et certains éléments de la population ont massacré des centaines de milliers de personnes en raison de leur appartenance ethnique au groupe tutsi ou en raison de leurs opinions politiques modérées. Il fallut le drame rwandais pour que le Conseil de sécurité décide la création par la Résolution 955 du 8 novembre 1994, d’une juridiction ad hoc, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), « habilité à juger les personnes présumées responsables de Le Procès de Maurice Papon, Compte rendu sténographique 2 volumes, Paris, Albin Michel, 1998, Vol 2, p. 800. 115 26 violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire du Rwanda… entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 ». Deux points méritent d’être particulièrement soulignés. D’une part on constate que par son attitude d’abord de non-prévention, puis d’abstention, enfin de retrait à l’égard du génocide rwandais, l’ONU a violé son obligation d’assistance humanitaire que les instruments les plus fondamentaux du droit international conventionnel (convention de 1948 sur le génocide, conventions de Genève de 1949 sur le droit international humanitaire, Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Pacte relatifs aux droits civils et politiques de 1966, Charte des Nations Unies) mettent explicitement ou implicitement à sa charge. En ce sens on peut parler d’une impuissance de la Communauté Internationale.116 D’autre part on constate que la compréhension de cette destruction de centaines de milliers d’êtres humains marqués comme tutsi, inclut dans son mouvement une référence au nazisme. Ce sont tout d’abord les juges du TPIR qui pour définir les « atteintes à l’intégrité physique ou mentale » s’appuient sur l’affaire Adolf Eichmann et sur le jugement du 12 décembre 1961 de la Cour de District de Jérusalem.117 C’est ensuite un historien français Jean-Pierre Chrétien qui en étudiant la logique du Hutu Power, a montré pour quelles raisons on pouvait judicieusement qualifier cette idéologie de « nazisme tropical ».118 C’est enfin l’historien américain Raul Hilberg qui, dans la réédition de son maître livre La Destruction des Juifs d’Europe, établit un parallèle entre cette destruction et celle dont furent l’objet les Tutsis rwandais. La conférence de Rome ouverte le 15 juin 1998 s’est achevée le 18 juillet après l’adoption d’un traité relatif au statut de la première juridiction pénale internationale à caractère permanent et à vocation universelle. Un vieil idéal qui appartenait au domaine de l’utopie s’est ainsi concrétisé. Cet idéal reposait sur une double et ancienne thématique. La thématique de l’amour de l’humanité considéré comme supérieur à l’amour de la patrie. Cette idée est développée par Gabriel Bonnot de Mably (17091785) frère d’Etienne Bonnot de Condillac (1714-1780) dans ses Entretiens de Phocion publiés en 1763,119 un an après Le Contrat social de Rousseau. La thématique d’un droit cosmopolitique comme synthèse entre le droit civil et le droit des gens. Cette synthèse implique de considérer les hommes et les États, dans leurs relations extérieures et dans leur influence réciproque, comme citoyens d’un État universel de l’humanité. Cette idée est développée en 1795 par le philosophe allemand Kant âgé de 70 ans dans un essai philosophique sur l’idée d’un projet de paix perpétuelle. Cet écrit de Kant est le premier de toute son œuvre à être traduit en langue française. Cet opuscule est donc le premier contact réel de la réflexion française avec la pensée kantienne. Selon Kant « Les relations (plus ou moins étroites) qui se sont établies entre tous les peuples de la terre, ayant été portées au point qu’une violation du droit commise en un lieu se fait sentir dans tous, l’idée d’un droit cosmopolitique ne peut plus passer pour une exagération E. David, « Aspects juridiques de la responsabilité des différents acteurs dans les événements du Rwanda (avril-juillet 1994) » in K. Boustany et D. Dormoy, Génocide(s), Bruxelles, Éditions Bruylant, Éditions de l’université de Bruxelles, 1999, p. 440. 117 Y. Jurovics, « L’appréhension de la notion de génocide », in L. Burgorgue-Larsen, (dir) La répression internationale du génocide rwandais, Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 263. 118 J.P. Chrétien, « Un « nazisme tropical » au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide », in Vingtième siècle, octobre 1995. P. 131-142. 119 Mably, Entretien de Phocion sur le rapport de la morale et de la politique, Centre de Philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1986, p. 106. 116 27 fantastique du droit ; elle apparaît comme le complément nécessaire de ce code non écrit, qui, comprenant le droit civil et le droit des gens, doit s’élever jusqu’au droit public des hommes en général, et, par là, jusqu’à la paix perpétuelle, dont on peut se flatter, mais à cette seule condition, de se rapprocher continuellement ».120 L’on comprend donc clairement que le concept de crime contre l’humanité et la reconnaissance mondialisée de la victime comme humanité qui trouve son lieu d’expression dans une Cour pénale internationale à caractère permanent et à vocation universelle, sont une forme d’expression d’une part, de l’idée d’un amour de l’humanité supérieur à celui de la patrie, et d’autre part, de l’idée d’un droit cosmopolitique impliquant de considérer les hommes et les États comme des citoyens d’un État universel de l’humanité. La Cour pénale internationale est donc une institution internationale d’une dimension inconnue jusqu’à sa création parce qu’elle signifie d’une part l’institutionnalisation du concept de crime contre l’humanité à l’échelle mondiale et d’autre part un bouleversement fondamental du droit international pénal fondé désormais sur le cadre général de la protection de l’humain, et donc sur la répression du crime inhumain. E. Kant, Projet de paix perpétuelle, Traduction de J.-J. Barrère et C. Roche, Paris, Éditions Nathan, 1991, p. 18 et 29. 120 28 PA R T I E I LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET SES FONDEMENTS SPIRITUELS 29 La compréhension de la réalité juridique du crime contre l'humanité ne peut s'organiser dans le cadre d'une Théorie Pure du Droit élaborée par le juriste Hans Kelsen en 1934, puisque c'est une séparation de la science juridique d'avec la politique, que postule cette théorie dont l'ambition serait de débarrasser la science du droit de tous les éléments qui lui sont étrangers. Or précisément au cœur de la question du crime contre l'humanité se situe ce qui excède la réalité textuelle d'une norme. La pensée du normativisme apparaît comme impuissante face à la réalité du concept de crime contre l'humanité dont les fondements spirituels sont à saisir triplement dans une origine chrétienne, une origine juridique, une origine humaniste. Au cœur de l'origine chrétienne se situe le commandement de l'amour, au cœur de l'origine juridique se situe le commandement du droit même si ce droit est non écrit, au cœur de l'origine humaniste se situe un rêve qui laisse entrevoir le tracé d'une cité idéale en laquelle la réalisation d'un crime contre l'humanité deviendrait l'impossible même. TITRE 1 LES ORIGINES CHRÉTIENNES DE SAINT AUGUSTIN A L A CHEVALERIE L'origine chrétienne du concept de crime contre l'humanité se laisse entrevoir par un simple exercice de lecture. L' on pose sur sa table de travail d'une part la Thèse n°764 de la Faculté de droit de l'Université de Genève, publiée en l'année 2006, et d'autre part les Lettres de saint Augustin découvertes par Johannes Divjak en 1981. La Thèse de Philippe Currat concerne Les crimes contre l'humanité dans le Statut de la Cour pénale internationale, et le chapitre 7 expose les éléments constitutifs de la réduction en esclavage, en tant que crime contre l'humanité. Une des Lettres d'Augustin, la lettre n°10 est adressée à son ami Alypius, évêque de Thagaste, résidant à Rome en 422/423, moment correspondant à la datation de ce texte. La Lettre dénonce l'odieux commerce des mangones, qui dépassant les limites de leur activité, déjà honteuse de marchands d'esclaves, vont jusqu'à trafiquer des hommes libres et les revendent outremer à des barbares. Les sources de leur approvisionnement sont variées. Ce sont, d'abord, les victimes de razzias, succombant à des rafles organisées par des bandes armées ; mais il y a aussi les victimes de la tromperie la plus sordide -- des femmes attirées dans des traquenards par d'autres femmes -ou de la plus incroyable cupidité -- un mari, pourtant aisé, enrichi du prix de sa femme qu'il vendit. Parmi les victimes de ces mangones on trouve encore des enfants vendus par leurs propres parents. Dans l'analyse de cette réalité de l'esclavage telle qu'elle est développée dans la Lettre qu'Augustin rédige à l'intention d'Alypius, comme dans l'analyse de la Cour pénale internationale l'on trouve la stigmatisation du même élément matériel constitutif de ce crime contre l'humanité : l'auteur a exercé sur une ou plusieurs personnes, l'un ou l'ensemble des pouvoirs liés au droit de propriété ; et / ou s'est livré sur des êtres humains à la traite, notamment des femmes et des enfants. L'auteur a donc acheté ou vendu une ou plusieurs personnes ou les a privées de leur liberté et forcées à travailler sans aucune 30 rémunération. C'est donc par une triple voie qu'à pu cheminer entre ce début du cinquième siècle et cette fin du vingtième siècle, cette analyse identique de la réalité de l'esclavage, la voie de la reconnaissance d'une obligation d'humanité, la voie d'une reconnaissance de la primauté du spirituel, la voie de la construction augustinienne du sentiment d'humanité. CHAPITRE 1 LA RECONNAISSANCE D’UNE OBLIGATION D’HUMANITÉ La conscience d'une obligation d'humanité entraîne la reconnaissance de trois prescriptions fondamentales. La prescription d'une limite comme réfutation de la violence sans limite présente dans l'usage guerrier de la volonté de tuer, la prescription d'une éthique de l'honneur chevaleresque comme réfutation de l'inhumanité présente dans l'obligation de contraindre son ennemi à la mort, la prescription d'une paix de dieu comme réfutation de l'usage temporel, usuel et humain de la violence. SECTION 1. LE PARADOXE DU DROIT DE LA GUERRE § 1. LA GUERRE : UNE VIOLENCE SANS LIMITE L’expression : Droit de la guerre, nous apparaît comme une expression paradoxale. La réalité nous enseigne que le mouvement de la guerre est un mouvement qui doit remonter jusqu’aux extrêmes, pour trouver son terme qui réside dans un accomplissement victorieux. La victoire réside dans l’anéantissement ou la soumission de l’adversaire. L’anéantissement et la soumission sont radicalement contraires à l’idée de droit, idée qui implique un équilibre, une reconnaissance réciproque entre deux protagonistes. C’est ce que soulignait Carl Von Clausewitz dans son Traité : De la Guerre, publié en 1832 :“ dans une affaire aussi dangereuse que la guerre, les erreurs dues à la bonté d’âme sont précisément la pire des choses. Comme l’usage de la force physique dans son intégralité n’exclut nullement la coopération de l’intelligence, celui qui use sans pitié de cette force et ne recule devant aucune effusion de sang prendra l’avantage sur son adversaire, si celui-ci n’agit pas de même. De ce fait il dicte sa loi à l’adversaire, si bien que chacun pousse l’autre à des extrémités auxquelles seul le contrepoids qui réside du côté adverse trace des limites (…) L’on ne saurait introduire un principe modérateur dans la philosophie de la guerre elle-même sans commettre une absurdité (...) La guerre est un acte de violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence. “ 121 Pourtant, la première Conférence Internationale de la Paix, convoquée comme le précise l’acte final, dans un haut sentiment d’humanité, par sa Majesté l’empereur de toutes les Russies, s’est réunie, sur l’invitation du gouvernement de sa Majesté la reine des Pays-Bas, à la 121 C.V. Clausewitz, De la Guerre, 1832-1834, trad. Denise Naville, Paris, Minuit, 1955, p. 52-53. 31 maison royale du Bois à La Haye le 18 mai 1899. Du 18 mai au 29 juillet 1899, les délégués de vingt-huit pays, élaborèrent les textes de trois Conventions et de trois Déclarations dont l’objet était le droit de la guerre. Ultérieurement, la deuxième Conférence Internationale de la Paix, se réunissait le quinze juin 1907 à La Haye, dans la salle des chevaliers, avec la mission de donner un développement nouveau aux principes humanitaires qui servirent de base à l’oeuvre de la première Conférence de 1899. Du 15 juin au 18 octobre 1907, les délégués de quarante quatre pays, se mirent d’accord sur quatorze Conventions et une Déclaration, constituant, l’essentiel et le point de départ des règles relatives à la conduite des hostilités. Le droit de La Haye, précise Eric David, peut se résumer en une formule simple : “ ne pas attaquer n’importe qui, n’importe quoi, n’importe comment. “ 122 Le droit de La Haye interdit donc aux belligérants d’attaquer les personnes civiles, les personnes hors de combat, les personnes affectées à la protection médicale, sanitaire, civile et religieuse des victimes du conflit. Le droit de La Haye interdit aux belligérants d’attaquer des lieux de caractère civil, des localités non défendues, des établissements sanitaires, des biens culturels, des lieux de culte. Enfin le droit de La Haye limite ou interdit certaines armes et certains moyens de guerre. § 2. LE FONDEMENT DU DROIT DE LA GUERRE ET LA NOTION CRUCIALE DE LIMITE Le fondement du droit de la guerre réside donc tout entier dans la notion cruciale et décisive de limite. Ce qui fut énoncé à La Haye en 1899, de la manière suivante, dans l’article 22 de la Convention concernant les Lois et Coutumes de la Guerre sur terre : “ les belligérants n’ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’ennemi. “ 123 Puis l’article 23 de cette Convention énumère sept interdictions qui doivent être respectées par les belligérants dans la conduite des hostilités. “ Article 23- Outre les prohibitions établies par des conventions spéciales, il est notamment interdit : a) d’employer du poison ou des armes empoisonnées b) de tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l’armée ennemie c) de tuer ou de blesser un ennemi qui, ayant mis bas les armes ou n’ayant plus les moyens de se défendre, s’est rendu à discrétion d) de déclarer qu’il ne sera pas fait de quartier e) d’employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer E. David, Principes de Droit des conflits armés, 2ème édition, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 218. J. B. Scott, Les Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et 1907, trad. A. de Lapradelle, Paris, A. Pedone, 1927, p. 19 de l’appendice. En mettant en valeur l’article 22 de cette Convention de La Haye nous ne faisons que reprendre la doctrine du professeur Louis Renault qui écrivait en 1915 « Dans le règlement de La Haye sur les lois et coutumes de guerre sur terre, il y a un article 22 qui a une importance capitale. C’est sur ce principe fondamental (énoncé par l’article 22) que repose toute la réglementation du droit de la guerre. » 122 123 32 des maux superflus f) d’user indûment du pavillon parlementaire, du pavillon national ou des insignes militaires et de l’uniforme de l’ennemi, ainsi que des signes distinctifs de Convention de Genève g) de détruire ou de saisir des propriétés ennemies, sauf les cas où ces destructions ou ces saisies seraient impérieusement commandées par les nécessités de la guerre. “ Si, pour favoriser le développement de la pensée, nous essayons de trouver un terme ou une expression générique, qui puisse rendre compte, à lui tout seul, ou à elle toute seule, de l’ensemble des interdits posés par l’article 23, alors nous nous tournons vers l’expression :“ c r i m e c l a n d e s t i n “ . Et nous pouvons donc écrire : l’article 23 interdit le crime clandestin. Pour choisir cette expression de : “ crime clandestin “, nous nous sommes rendus au chapitre IV du Livre III du texte de Grotius ; Le Droit de la Guerre et de la Paix : “ cependant, le droit des gens reçu depuis longtemps, sinon par tous les peuples, du moins par les plus civilisés, est qu’il ne soit pas permis de tuer un ennemi par le poison... Tite-Live, parlant de Persée, appelle cela des crimes clandestins... “ 124 Donc une des prohibitions majeures du Droit de la guerre est l’interdiction du crime clandestin, car souligne Grotius, citant Valère Maxime : “ les guerres doivent être faites avec les armes, non avec les poisons “. Le crime clandestin évoque donc le crime du hors-la-loi, c’est un crime sans honneur et sans légitimité qui expose la vilenie, la bassesse, la couardise, de celui qui l’a commis. C’est un crime, sans courage, sans vaillance, sans droit, en contradiction avec le droit de tuer mis en oeuvre honorablement dans un combat ou une guerre chevaleresque. Le hors-la-loi tue en traître. Le chevalier tue avec honneur SECTION 2. L’ÉTHIQUE CHEVALERESQUE § 1. LA PUISSANCE, LE POUVOIR, LE PRESTIGE DE LA CHEVALERIE Assurément c’est dans le cadre de la chevalerie, et plus particulièrement de son éthique, qu’il faut situer une des prémices du droit de la guerre, tel qu’il fut codifié au dix-neuvième siècle. Au onzième siècle se forme une catégorie de la société féodale : la chevalerie, qui désigne les spécialistes du combat cavalier. Le combattant à cheval, quand se constitue la chevalerie comme institution, comme ordre, comme mythe, incarne la puissance, le pouvoir, l’efficacité, le prestige. La puissance, car par sa rapidité, par son armement défensif et offensif, il supplante le combattant piéton. Le pouvoir, car il est au service de la Seigneurie châtelaine, qui, par le château exprime sa supériorité sur les autres hommes. Dans les campagnes de l’Occident chrétien, en ces onzième H. Grotius, Le Droit de la Guerre et de la Paix, 1625, trad. P. Pradier-Fodéré, 1867, Paris, P.U.F. collection Léviathan, 1999, p. 632. 124 33 et douzième siècles, tout part du château et tout s’organise autour de lui. 125 Le pouvoir sur les autres hommes repose désormais nécessairement sur la possession et le contrôle des forteresses, et sur la garnison du maître du ou des châteaux, garnison dont la puissance militaire est constituée principalement par les chevaliers, à même de mettre en oeuvre la domination de leurs seigneurs sur les paysans, et éventuellement sur les seigneurs rivaux, ennemis ou subordonnés. Le combattant à cheval incarne l’efficacité. Dès le début du douzième siècle s’impose une nouvelle méthode de combat qui devient universelle en Occident et dans l’Orient chrétien. Cette nouvelle technique est spécifique du combat à cheval; elle utilise la lance tenue en position horizontale fixe. La main ne sert plus qu’à diriger la lance vers l’adversaire à abattre, au lieu d’utiliser la lance comme arme de jet à la manière d’un javelot, comme arme d’estoc à la manière d’une pique, d’un harpon ou d’un couteau pour éventrer. L’efficacité et la puissance de cette nouvelle technique de combat ne dépendent plus de la force du bras, mais de la seule vitesse que constitue l’ensemble compact formé par la lance le cavalier le cheval. La charge violente d’une masse de chevaliers groupés et solidaires, représentait donc la puissance et l’efficacité guerrière, à même d’inspirer la peur et de désorganiser l’adversaire. 126 Le prestige enfin. Dès le douzième siècle le mot : chevalier, évoque une supériorité militaire sociale économique idéologique. Dans la littérature et les chansons de geste de cette époque tous les héros sont des chevaliers. Ainsi par la fusion d’une réalité historique et d’une réalité épique se crée une figure prééminente qui est celle du chevalier, auréolée tout au long de plusieurs siècles d’une puissance mythologique dont on peut lire une des expressions sous la plume de Chateaubriand : “ les sujets qui parlent le plus à l’imagination ne sont pas les plus faciles à peindre, soit qu’ils aient dans leur ensemble un certain vague plus charmant que les descriptions qu’on en peut faire, soit que l’esprit du lecteur aille toujours au-delà de vos tableaux. Le seul mot de chevalerie, le seul nom d’un illustre chevalier, est proprement une merveille que les détails les plus intéressants ne peuvent surpasser ; tout est là dedans...“ 127 La notion d’honneur représente le centre de l’éthique chevaleresque qu’il ne serait pas faux de qualifier d’éthique de l’honneur. Selon le dictionnaire, l’honneur c’est un bien moral dont on jouit quand on a le sentiment de mériter de la considération et de garder le droit à sa propre estime. L’honneur implique donc que la jouissance de soi-même est possible dans un rapport avec l’autre. L’autre qui me fait face doit pouvoir être estimable, pour que moi-même je puisse jouir du sentiment d’être honorable. Si l’autre qui me fait face est méprisable, alors mon sentiment de l’honneur ne peut trouver sa garantie, dans une considération de moi-même impossible, que l’autre ne peut m’adresser. A. Debord, Aristocratie et Pouvoir, le rôle du château dans la France médiévale, Paris, A et J Picard, collection espaces médiévaux, 2000, p. 89. 126 J. Flori « Encore l’usage de la lance... La technique du combat chevaleresque vers l’an 1100 » in Cahiers de Civilisation médiévale, 31, 1988, 3, p. 213-240. Article publié dans J. Flori, Croisade et Chevalerie XIèmeXIIème siècles, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 345-383. 127 F-R de Chateaubriand, Génie du Christianisme, Paris, Garnier Frères, 1876, Tome 2, Quatrième partie, Livre V, p. 220. 125 34 Dès lors la notion d’ennemi change nécessairement de signification. Car en effet, pour que moi homme d’honneur je puisse me mesurer valablement à un ennemi, il faut alors que cet ennemi puisse luimême être qualifié d’homme d’honneur. Sans quoi notre combat ne sera pas un combat honorable, mais il se rapprochera de la bassesse, de la vilenie et Chrétien de Troyes le confirme dans son roman : Perceval ou le Conte du Graal, histoire de la formation d’un chevalier, écrit en 1182-1183, lorsque le preux Gornement de Gort adoube Perceval : “ Il lui dit qu’il lui a conféré Le plus haut ordre, avec l’épée, Que Dieu ait fait et commandé C’est l’ordre de chevalerie Qui doit être sans vilenie. “ 128 Si l’ordre de chevalerie doit être sans vilenie, la parole du chevalier doit être sans bassesse, et cette parole sera donc une parole d’honneur, qui quand elle sera donnée l’engagera institutionnellement. 129 Cet engagement sera si fort que le viol de sa propre parole par un chevalier, le destituera de sa position de chevalier et sera à même de le projeter dans la catégorie des hors-la-loi. Un chevalier : Guillaume Le Roux, a fait prisonnier plusieurs chevaliers poitevins en 1098. Il les traite honorablement et leur fait enlever leurs liens après qu’ils aient donné leur parole de ne pas s’enfuir. Les subordonnés de Guillaume Le Roux le mettent alors en garde et ce dernier leur rétorque : “ loin de moi l’idée de croire qu’un preux chevalier puisse violer sa parole (sa foi, fidem), car s’il le faisait, il serait à jamais méprisé comme hors-la-loi. “ 130 Il est remarquable de constater que cette notion chevaleresque de l’honneur perdure à travers les siècles. En 1938, l’écrivain français Michel Leiris prononce une conférence dans laquelle il énonce : “ L’homme sans honneur, c’est celui pour qui toutes choses--- ayant perdu leur magie, étant devenues égales, indifférentes, profanes--- sont maintenant dépourvues de vertu, comme lui-même est maintenant “ sans honneur“, faute de raison d’agir. Affranchi qu’il est de tout pacte--- ne participant à quoi que ce soit de sacré--- en même temps que sans lien il se trouve hors-la-loi et, faute d’aimer quiconque, n’a droit à l’amitié d’aucun. “ Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, 1182-1183, trad. Jean Dufournet, Paris, GF Flammarion, Bilingue, 1997, p. 121. 129 J. Flori, L’Essor de la Chevalerie XIème-XIIème siècles, Genève, Droz, 1986, p. 273. 130 Orderic Vital, Histoire ecclésiastique, t. V, p. 244, cité par J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 173. 128 35 § 2. L’HONNEUR DU CHEVALIER ET L’HUMANITÉ DANS LA GUERRE L’honneur d’un chevalier et l’engagement institutionnel de sa parole qui le situe dans la justice et dans la loi, au contraire du hors-la-loi qui viole sa propre parole, trouvent leur conséquence logique sur le champ de bataille. “ Dès lors qu’un homme s’est rendu et est fait prisonnier on lui doit miséricorde“ 131, cette phrase d’Honoré Bonnet, qui figure dans son texte célèbre : L’Arbre des Batailles, est l’inscription dans son traité d’un des préceptes fondamentaux du code d’honneur de la chevalerie. La guerre en ce qui concerne plus particulièrement les chevaliers devient donc moins meurtrière. Philippe Contamine évoquera un : “ Code de la guerre courtoise prévoyant d’épargner les vaincus. “ 132 Georges Duby après avoir cité la relation qu’Orderic Vital fait de la bataille de Brémules (20 août 1119, Louis VI fut battu par Henri Ier) écrit : “ La bataille je le répète est opération de justice entre chrétiens jamais elle ne prend la forme d’une entreprise d’extermination. “ 133 Car rapporte Orderic Vital : “ A Brémules neuf cents chevaliers se battirent ; j’ai découvert qu’il n’y eut que trois tués ; car ils étaient couverts de fer et ils s’épargnaient réciproquement, tant par crainte de Dieu qu’à cause de la fraternité d’armes; ils s’appliquaient biens moins à tuer les fuyards qu’à les prendre. Il est vrai que chrétiens ces chevaliers n’étaient pas altérés du sang de leurs frères et qu’ils s’applaudissaient, dans un triomphe loyal, accordé par Dieu même, de combattre pour l’utilité de la sainte Eglise et pour le repos des fidèles. “ 134 Si en effet les chevaliers s’appliquent bien moins à tuer les autres chevaliers qu’à les capturer, c’est parce qu’aux onzième et douzième siècles se généralise la pratique de la rançon. La capture d’un chevalier ennemi et le temps de sa captivité s’accomplissent dans l’attente du versement d’une rançon. Ainsi s’instaure la coutume de libérer un prisonnier contre le versement d’une somme d’argent, coutume fondée sur la rencontre de préoccupations morales et économiques, particulièrement bien illustrée par un texte de Giraud le Cambrien. Ce dernier relate un épisode de la conquête de l’Irlande en 1170. Les anglais ont fait soixante-dix prisonniers irlandais, mais que faire de ces prisonniers, faut-il les tuer ou les épargner. Un des vainqueurs anglais défend ainsi la nécessité d’épargner les prisonniers :“ si nous les avions tués dans la bataille, cela aurait accru notre renommée ; mais dès lors qu’ils sont prisonniers, ils ne sont plus des ennemis, mais des êtres humains. Ce ne sont d’ailleurs ni des rebelles ni des traîtres, ni des voleurs, mais des hommes que nous avons vaincus alors qu’ils défendaient leur pays. Soyons donc miséricordieux, car la clémence est digne de louange. Sans elle, la victoire est mauvaise, bestiale. Par ailleurs, leur rançon nous sera plus profitable que leur mort, car elle permettra d’augmenter la solde de nos guerriers, et elle donnera un exemple de noble comportement. “ 135 H. Bonet, L’Arbre des Batailles, Bruxelles, ed Nys, E, 1883, cité par J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 171. 132 P. Contamine, La Guerre au Moyen Âge, 5ème édition, Paris, P.U.F. collection Nouvelle Clio, 1999, p. 413. 133 G. Duby « Le Dimanche de Bouvines » in Féodalité, Paris, Gallimard, Quarto, 1996, p. 944. 134 Orderic Vital, Histoire ecclésiastique, cité par G. Duby, Le Dimanche de Bouvines, op. cit, p. 943. 135 Cité par J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, op. cit, p. 165 131 36 L’aspect économique de la rançon est néanmoins primordial. Il ressort de manière significative du périple de Jean Bourchier. Né en 1329 d’une famille de chevaliers, il sert le roi d’Angleterre. En 1370 il reçoit la charge de lieutenant de Sir Robert Knolls qui prenait la tête d’une troupe forte de deux milles hommes d’armes, et deux milles archers en partance pour la France. L’armée de Knolls débarque à Calais fin juillet. En décembre Bertrand du Guesclin met en pièces l’arrière-garde de cette armée à Pontvallain dans la Sarthe ; Jean Bourchier est capturé en automne 1371 lors d’une escarmouche entre Bretagne et Poitou par un seigneur breton. Le texte de l’accord du paiement de la rançon et des modalités de son versement date du mois de mai 1374. Il ressemble à un document notarié. La somme totale à payer est importante puisqu’elle représente le double du revenu annuel de Jean Bourchier. La somme totale se divise en une partie principale : la rançon, et en une partie correspondant aux frais de détention. Diverses échéances de paiement sont stipulées. L’accord prévoit même le cas de la mort du débiteur de la rançon, dont la conséquence est le transfert de l’obligation de paiement entre les mains de la famille du décédé. 136 Ce document est donc extrêmement intéressant car il montre clairement comment au quatorzième siècle, l’idée de meurtre a été en partie remplacée par une opération économique d’enrichissement. La violence brutale entre ennemis s’est donc trouvée pénétrée de liens contractuels, préfigurant l’impérialisme des grands Etats occidentaux. SECTION 3. LES PRESCRIPTIONS DE LA PAIX DE DIEU § 1. LES RESTRICTIONS DE L’USAGE DE LA VIOLENCE L’éthique chevaleresque aura été, en quelque sorte, anticipée et préparée par le mouvement de la paix de Dieu. A la fin du dixième siècle et tout au long du onzième siècle se tiennent des conciles, ou des assemblées de paix, le plus souvent convoqués par les évêques. Le moine chroniqueur Raoul Glaber, au quatrième livre de ses Histoires, décrit ainsi le mouvement de la paix de Dieu :“ en l’an mil de la Passion du Seigneur, les évêques et les abbés commencèrent, et d’abord dans la paix d’Aquitaine, à réunir l’ensemble du peuple dans des conciles. On y apporta beaucoup de corps saints et d’innombrables châsses pleines de reliques. Depuis là, par la province d’Arles, puis celle de Lyon, et ainsi par la Bourgogne jusqu’aux extrémités de la France, on en vint à annoncer dans tous les diocèses que des conciles seraient tenus en des lieux déterminés, réunissant les prélats et les princes de tout le pays, pour la réforme de la paix et l’institution de la sainte foi. “ 137 M. Jones « Fortunes et malheurs de guerre. Autour de la rançon du chevalier anglais Jean Bourchier (mort en 1400) » in P. Contamine, (dir) La Guerre, la Violence et les Gens au Moyen Âge, I Guerre et Violence, Paris, C.T.H.S., 1996, p. 189. 137 Raoul Glaber, Histoires, Brepols, M. Arnoux, Turnhout, 1996, cité par G. Duby, La Société chevaleresque, Hommes et structures du Moyen Âge (I), Paris, Flammarion, collection Champs, 1988, p. 54. 136 37 Dans le Massif central, en Aquitaine, en Bourgogne, en Provence, se tiennent ces conciles de paix, qui énoncent par écrit un ensemble de prescriptions, dont le but principal semble avoir été la protection des intérêts matériels de l’Eglise, du patrimoine ecclésiastique, au moyen d’une réglementation de la violence. Les quatorze synodes ou assemblées de paix les plus connus sont ceux de Laprade (975), Le Puy (990), Anse (994), Charroux (989), Poitiers (1010), Limoges (1031), Vienne (début du onzième siècle), Verdunsur-le-Doubs (1019), Beauvais (1023), Bourges (1038), Elne (1027), Arles (1037), Saint-Gilles du Gard (1042), Narbonne (1054). Le concile de Charroux prescrit l’anathème contre les violateurs d’église, contre les pilleurs des biens des pauvres, contre celui qui brutalise un clerc, contre quiconque aura attaqué, capturé, ou frappé un prêtre, un diacre, ou quelque autre clerc, non pourvu d’armes. Le concile de Vienne, dans un de ses articles, cherche à protéger la population non armée : “ je ne saisirai ni le vilain ni la vilaine, ou les sergents, ou les marchands. Je ne prendrai pas leurs deniers, ni les contraindrai à rançon ; je ne prendrai ni ne leur ferai perdre leur bien, ni ne détruirai leurs maisons à cause de la guerre de leur Seigneur. Je ne les fouetterai pas pour une autre faute que la leur propre. Mais tout cet engagement ne concerne pas le vilain qui serait chevalier. “ 138 Le mouvement de la paix de Dieu s’élargit par la trêve de Dieu. Le temps d’usage légitime de la guerre privée est limité. A Elne une des prescriptions du concile de paix s’énonce ainsi : “ les évêques, les clercs et les fidèles prescrivirent que nul habitant de ce comté ou de cet évêché ne pourrait attaquer l’un de ses ennemis depuis la neuvième heure du samedi jusqu’à la première heure du lundi, afin que chacun puisse rendre l’honneur dû au jour du Seigneur. “ 139 Le concile de Narbonne en 1054 renforce les prescriptions de la trêve de Dieu : “ nous ordonnons et confirmons la même trêve de Dieu, déjà instituée par nous, mais rompue à présent par de mauvais hommes ; que désormais tous la respectent. Par Dieu, nous demandons et ordonnons que nul chrétien n’en recherche un autre pour lui faire du mal, depuis le coucher du soleil le mercredi jusqu’à son lever le lundi suivant. “ “ Si quelqu’un tue ou capture un homme durant cette trêve sciemment et volontairement, s’il prend ou détruit le château de quelqu’un ou s’il veut faire une embuscade durant ladite trêve, on le retranchera de la communauté chrétienne après en avoir fait la preuve. Il sera condamné à l’exil pour la vie entière. “ Le premier article du concile de Narbonne mérite d’être cité : “ la première de toutes nos institutions réunies dans ce livret est que nous voulons et ordonnons ceci, au nom de Dieu et au nôtre. Que nul chrétien ne tue un autre chrétien. Car celui qui tue un chrétien, sans nul doute c’est le sang du Christ qu’il répand. Si Cité par J. Flori, La Guerre Sainte, la formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris, Aubier, collection historique, 2001, p. 86. 139 Ibidem., p. 94. 138 38 cependant l’on tue un homme injustement, ce que nous ne voulons pas, il faudra payer pour cela une amende selon la loi. “ L’historien Dominique Barthélemy souligne que cet article constitue en exergue de la trêve de Dieu, un effort pour criminaliser le meurtre et le vol à main armée, et, que de cet effort sortira aux douzième et treizième siècles une justice plus répressive, tendant à distinguer le pénal du civil, et à préférer la peine à la composition. 140 Ce mouvement de la paix de Dieu qui s’élargit par la trêve de Dieu, dont les prescriptions proscrivent la violence dans et contre certains lieux, contre certaines personnes, ou certaines catégories de personnes, dans la durée de la délimitation d’un temps de quelques jours, et même de quelques mois dans le cas des prescriptions de certains conciles, représente bien un embryon du Droit de la guerre. Un juriste français Antoine Pillet, dans un article de Doctrine publié en 1916 écrivait : “ malgré ses imperfections, la distinction des combattants et des non combattants n’en est pas moins la pierre angulaire du Droit de la guerre, la restriction la plus importante, la plus juste, la plus humaine qui ait jamais été apportée à la liberté du Belligérant. “ 141 § 2. LA PROMOTION DE LA PUISSANCE DE L’ÉGLISE Si le mouvement de la paix de Dieu, et de la trêve de Dieu, constitue une des prémices du Droit de la guerre, est-il juste pour autant, de présenter la morale chrétienne comme étant la principale initiatrice de ce mouvement, sous le prétexte que ce furent les évêques qui furent à l’origine de ces assemblées, où furent débattues les prescriptions de paix qu’elles instituèrent. Est-il juste d’écrire comme le fait cet académicien en 1925 : “ la trêve de Dieu est le principe d’un mouvement dont l’action s’étend avec une puissance toujours croissante. Pacifique et charitable par essence, l’Eglise n’a été guerrière et barbare que par accident. C’est à l’action insensible de la morale chrétienne que nous devons la transformation du Droit de la guerre. “ 142 Une étude attentive de l’histoire de l’Eglise en tant qu’institution, permettrait peut-être de donner crédit au jugement de cet académicien. Par exemple le canon 29 du deuxième concile de Latran en 1139 interdit entre chrétiens, comme trop meurtrier, l’emploi de l’arc et de l’arbalète, précédant ainsi les conférences diplomatiques du dix-neuvième siècle, qui devaient interdire les balles explosibles. Cet interdit énoncé par le concile de Latran semble avoir surtout été efficace en France. Paul Fournier 143, remarque qu’avant l’époque où se réunit l’assemblée de Latran, l’arbalète était en usage dans l’armée du roi. En 1138 Louis VII avait des arbalétriers à son service. Ces derniers disparurent des cadres des troupes royales. Ultérieurement c’est Richard Coeur de Lion, quand il vint en France au temps des luttes contre son père Henri II, qui initia les soldats du Roi Philippe Auguste, à l’usage des armes qu’ils avaient oublié. Selon Paul Fournier si ce canon promulgué par le concile de Latran a été observé en France, mieux que dans d’autres pays, c’est peut-être parce qu’il répondait à : “ certaines tendances chevaleresques qui ont toujours été chères à notre nation... “ Et c’est aussi parce que Louis VII, “... prince D. Barthélémy, L’an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale 980-1060, Paris, Fayard, 1999, p. 507. 141 A. Pillet, La Guerre actuelle et le Droit des gens, Paris, A. Pedone, 1916, p. 62. 142 G. Goyau « L’Eglise catholique et le Droit des gens » in Recueil des Cours de l’Académie de Droit International, 1925, I., T.6. p. 127. 143 P. Fournier « La prohibition par le IIème Concile de Latran d’armes jugées trop meurtrières (1139) » in Revue Générale de Droit International Public, Tome XXIII, 1916, p. 471. 140 39 d’une piété exemplaire s’attachait scrupuleusement à suivre les lois de l’Eglise. “ Le jugement de l’académicien Goyau trouve son origine dans la vision lyrique que l’historien Jules Michelet a de l’an mil et du mouvement de la paix et de la trêve de Dieu. Selon Jules Michelet : “ c’était une croyance universelle au Moyen Âge, que le monde devait finir avec l’an mil de l’incarnation.... Cet effroyable espoir du Jugement dernier s’accrut dans les calamités qui précédèrent l’an mil, ou suivirent de près. Il semblait que l’ordre des saisons se fut interverti, que les éléments suivissent des lois nouvelles. Une peste terrible désola l’Aquitaine ; la chair des malades semblait frappée par le feu, se détachait de leurs os et tombait en pourriture. Ces misérables couvraient les routes des lieux de pèlerinage, assiégeaient les églises... ils s’étouffaient aux portes et s’y entassaient. La puanteur qui entourait l’église ne pouvait les rebuter... Ces excessives misères brisèrent les coeurs et leur rendirent un peu de douceur et de pitié. Ils mirent le glaive dans le fourreau, tremblants eux-mêmes sous le glaive de Dieu. Ce n’était plus la peine de se battre, ni de faire la guerre pour cette terre maudite qu’on allait quitter... Dans cet effroi général la plupart ne trouvaient un peu de repos qu’à l’ombre des églises... Pendant les jours saints de chaque semaine (du mercredi soir au lundi matin) toute guerre était interdite : c’est ce qu’on appela la paix, plus tard la trêve de Dieu. “ 144 Michelet a donc donné du mouvement de la paix de Dieu une interprétation que l’approfondissement de la recherche historique a pu qualifier de : “ Reconstruction fascinante et fausse. “ 145 De même certains historiens ont voulu comprendre le mouvement de la paix de Dieu, comme étant une des expressions d’une mutation féodale 146, marquée par l’effondrement du pouvoir central, les évêques par ces conciles de paix se substituant à l’autorité royale défaillante. Dans un de ses livres, un historien a souligné, que cette mutation féodale, ne représentait qu’un système d’interprétation, qu’il fallait renoncer à l’idée d’un point de rupture de la justice vers l’an mil, et que le récitmodèle des : “ ajustements successifs “, paraissait plus conforme à la réalité historique que le récit-modèle de la : “ mutation brutale “, (féodale), qui trouve une de ses origines dans le mythe des terreurs de l’an mil. 147 Enfin l’interprétation des historiens Luchaire et Sémichon 148, selon laquelle le mouvement de la paix de Dieu serait un mouvement populaire antiseigneurial, a été remise en cause également par la recherche historique contemporaine. La paix de Dieu n’est pas le résultat d’une barbarie et d’une anarchie féodale. Les violences guerrières, à l’approche de l’an mil n’étaient ni déchaînées ni généralisées même si elles étaient réelles. La paix de Dieu illustre la montée en puissance des évêques français. Cette paix des évêques, J. Michelet, Le Moyen Âge, L’Histoire de France, 1869, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1981, p. 230-231. 145 S. Gouguenheim, Les fausses terreurs de l’An Mil, Attente de la fin des temps ou approfondissement de la foi ? Paris, Picard, 1999, p. 36. 146 J-P. Poly. E. Bournazel, La Mutation féodale Xème-XIIème siècle, Paris, P.U.F. collection Nouvelle Clio, 1991, p. 349. 147 D. Barthélémy, La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et chevalerie dans la France des Xème et XIème siècles, Paris, Fayard, 1997, p. 28. 148 E. Semichon, La Paix et la Trêve de Dieu, Paris, 1857, et A Luchaire, Les Premiers Capétiens, Paris, 1911. 144 40 n’est pas une innovation radicale car le thème de la paix était déjà présent dans la législation carolingienne. La paix de Dieu n’est pas transcendante, n’est pas révolutionnaire, mais elle apparaît plus justement comme un ensemble limité de réponses données par la hiérarchie ecclésiastique aux problèmes que lui posent les exactions des : Milites, des guerriers, dans la possession et dans la jouissance du patrimoine ecclésiastique. La réponse de l’Eglise contribue à la formation d’une théologie de la guerre et donc le jugement de l’académicien Georges Goyau nous apparaît trop marqué par l’idéalisation de l’Eglise comme institution foncièrement bonne. 41 CHAPITRE 2 L'AFFIRMATION DE LA PRIMAUTÉ DU SPIRITUEL La reconnaissance d'une obligation d'humanité s'enracine dans un mouvement de pensée qui pose la primauté du spirituel comme supérieure à l'usage fascinant de la force physique. Cette primauté du spirituel suppose que la paix, qui exclut l'usage de la force physique pour résoudre les conflits, repose sur l'usage exclusif de la parole et singulièrement de la parole de Dieu. Dès lors que cette parole de Dieu devient agissante alors la paix est le Christ lui-même, à la condition que le successeur de saint Pierre, le Pontife romain soit perçu comme l'autorité supérieure à même de garantir l'idée même d'une paix divine dans la cité des hommes. Et cette paix divine sera possible et réalisable selon la pensée de saint Augustin pour qui la guerre injuste représente un immense brigandage. L'autorité du Christ, l'autorité du Pontife romain et l'autorité du grand théologien qu'est saint Augustin représentent trois figures fondamentales sur lesquelles s'érige donc une primauté du spirituel comme antithèse absolue à la réalisation d'une destruction physique de l'homme présente dans le concept de crime contre l'humanité. SECTION 1. LE FONDEMENT THÉOLOGIQUE § 1. LA PAIX : LE CHRIST LUI-MEME Les évêques qui furent à l’origine du mouvement de la paix de Dieu, puis de la trêve de Dieu, ne faisaient que donner une forme institutionnelle, à un principe théologique, développé par Saint Augustin dans ses écrits, et mis en oeuvre par les papes dans l’autorité de leur ministère apostolique. Selon ce principe théologique, la paix est identifiée au Christ. Ainsi Jonas, évêque d’Orléans, partisan résolu de l’empereur Louis le Pieux, en composant entre 831 et 834 son De Institutione regia, l’un des plus anciens traités politiques du Moyen Âge écrivait : “ celui qui n’a pas cette bonne volonté (à exalter l’honneur du royaume selon la volonté de Dieu) montre qu’il ne possède pas la charité, et c’est pourquoi il ne mérite pas de goûter la paix, qui est le Christ lui-même. “ 149 Nous retrouvons l’affirmation de ce même principe théologique dans une lettre datée de 865, écrite par le pape Nicolas 1er et adressée à Charles le Chauve et à Louis le Germanique, lettre dans laquelle il incite les deux frères à faire la paix : “ mais de quelle façon le Christ peut-il être mieux formé dans vos coeurs que, si après avoir rejeté de votre âme tous les ferments de haine et de discorde, vous établissez la paix dans votre coeur, la paix qui est le Christ lui-même comme l’Apôtre l’a déclaré : Ipse est pax nostra (Eph 2, 14) ...“ 150 J. Reviron, Les Idées politico-religieuses d’un évêque du IXème siècle Jonas d’Orléans et son “De Institutione Regia “, Etude et Texte critique, Paris, Vrin, 1930, p. 160. Cité par Arquillière (H. X.) L’Augustinisme politique, p. 151. 150 Cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du Moyen Âge, Paris, Vrin, 1972, p. 193. 149 42 Auparavant en 833, le fils de Charlemagne : Louis le Pieux, face aux critiques dont il est l’objet, procède à une pénitence publique, en présence des évêques à Compiègne en 833. A cette assemblée présidée par son fils Lothaire, assistaient outre les évêques, des abbés, des comtes et une foule nombreuse. De nombreux griefs furent formulés contre Louis le Pieux, qui dût abdiquer. Des évêques partisans de Louis le Pieux avaient écrit au pape Grégoire IV, une lettre comminatoire pour blâmer son soutien à Lothaire et marquer sa subordination à Louis le Pieux. La réponse de Grégoire IV que l’on peut dater d’avril 833 est du plus haut intérêt car il est clairement affirmé la primauté pontificale, fondement de la future doctrine théocratique, selon laquelle le monde est gouverné par Dieu au moyen de son plus haut représentant ici-bas, de son suprême vicaire : le Pape, les autres pouvoirs tirant leur légitimité, de leur reconnaissance expresse ou tacite par ce suprême hiérarque. Ultérieurement au douzième siècle, c’est principalement Hugues de Saint-Victor (10961141) qui donna toute sa portée théologique à la primauté du pouvoir spirituel, incarnée dans la primauté de l’autorité pontificale : “ le pouvoir spirituel doit instituer le pouvoir temporel pour qu’il existe et le juger s’il se conduit mal “ écrit ce théologien dans son : De Sacramentis Christianae fidei. 151 Dans cette lettre d’avril 833 le pape Grégoire IV écrit en réponse aux évêques partisans de Louis le Pieux et s’adressant à ces derniers : “ écrivant au Pontife romain, vous lui donnez dans votre suscription des noms qui se contredisent. Vous l’appelez frater et papa, alors qu’il eût été plus convenable de lui manifester la révérence due à un père. Vous lui dites aussi qu’à l’annonce de son arrivée, vous vous êtes réjouis et l’avez souhaitée, croyant qu’elle serait utile à tous les sujets du prince et que vous ne refuseriez pas de venir à notre rencontre, à moins que vous ne soyez prévenus par un ordre sacré de l’empereur. De telles paroles sont répréhensibles, d’abord parce que l’ordre du Siège apostolique n’aurait pas dû vous paraître moins sacré que celui de l’empereur : ensuite parce qu’il est contraire à la vérité de dire que ce dernier passe avant le nôtre, alors que c’est l’ordre pontifical qui doit l’emporter. Car vous n’auriez pas dû ignorer que le gouvernement des âmes, qui appartient au Pontife, est supérieur au gouvernement impérial, qui est temporel. “ (…) “ ... c’est donc à tort que vous prétendez abaisser un pontife fidèle et pieux, sans porter atteinte à son Siège. Vous ajoutez, il est vrai, que je dois me souvenir du serment de fidélité que j’ai prêté à l’empereur. Si je l’ai fait, je veux précisément éviter d’être parjure en lui dénonçant tout ce qu’il commet contre l’unité et la paix de l’Eglise et du royaume. Si je n’agissais pas ainsi, c’est alors que je serais parjure, comme vous ... Ensuite, vous me promettez une réception pleine de déférence, si je viens près de lui avec un esprit conforme à sa volonté. Ce n’est pas dans les Livres Saints que vous avez trouvé ces choses mais dans vos consciences éprises de rétributions temporelles, parce que vous êtes comme des ronces agitées par le vent. “ (…) “ comment pouvez-vous vous opposer à moi, ainsi que vos églises, quand je m’acquitte d’une mission de paix et d’unité, qui est un don du Christ et le ministère même du Christ ! Est-ce que vous ignorez que les anges ont chanté que la paix était promise sur la terre aux hommes de 151 Cité par M. Pacaut, La théocratie. L’Eglise et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, Desclée, 1989, p. 84. 43 bonne volonté ?... C’est votre perversité qui inspire votre résistance lorsque je m’acquitte d’une mission de paix. Car celui qui est vraiment un membre du Christ, vous ne pouvez le séparer du corps et de la tête, qui est le Christ... Et le Christ habite par la foi dans le coeur de tous les fidèles, et son esprit garde leur unité par le lien de la paix. Nous disons toutes ces choses, pour vous faire savoir que vous ne pouvez séparer l’Eglise des Gaules et l’Eglise germanique de l’Unité... “ 152 Dans cette lettre nous voyons clairement comment un principe théologique, la paix qui est le Christ lui-même, devient un principe théocratique, parce que s’opère dans la pensée pontificale, un “ prodigieux transfert de la prépondérance du pouvoir impérial au pouvoir pontifical “. 153 En effet, dans la pensée de Grégoire IV, si l’empereur Louis le Pieux, n’est plus capable d’assurer la paix et l’unité de l’Eglise et de l’Empire, c’est le pape qui doit y pourvoir, remplaçant en quelque sorte la primauté et l’autorité de l’empereur Charlemagne, qui, quelques décennies auparavant, avait opéré en sa personne la fusion de l’idée impériale et de l’idée divine. Le mot : “ paix “, serait donc le mot primordial, à partir duquel s’opère “ ce prodigieux transfert “, duquel naîtra ultérieurement l’esprit de croisade et sa double dimension de spiritualité et de barbarie. § 2. UNE BIPOLARISATION RADICALE ENTRE DIEU (LES CROISÉS) ET SATAN (LES INFIDÈLES) En s’appuyant sur le texte de la Bible et sur l’autorité de Saint Augustin, la papauté organise sa future domination symbolique sur le monde, en le divisant en deux camps bien distincts, par son interprétation du sens du mot : paix. D’un coté le monde des méchants, de l’autre le monde des chrétiens. Dès le neuvième siècle l’on voit à l’œuvre cette : “ Bipolarisation radicale “ 154 entre Dieu et Satan qui sera au coeur de l’esprit de croisade. C’est très précisément de la dialectique entre la paix et la guerre, entre l’humanité et la non-humanité, que va naître la tradition occidentale de domination sur le reste du monde. De cette tradition sera forgée au vingtième siècle la notion de : crime contre l’humanité, dont il nous importe de préciser les contours. De cette bipolarisation radicale entre le monde des méchants et le monde du christianisme, naîtra ultérieurement, dans le cadre de la doctrine théocratique, l’affirmation d’une primauté inouïe, d’une volonté de puissance extraordinaire, selon laquelle la primauté pontificale a été instituée par le fils de Dieu lui-même, ce qui signifie que cette primauté incarne le divin. Et c’est donc parfaitement logiquement, ultérieurement, dans le cadre de la doctrine théocratique, cette primauté sera comparée à l’or et au soleil. Dans la lettre déjà citée datée de 865, dans laquelle le pape Nicolas 1er s’adressant à Charles le Chauve et à Louis le Germanique, les incite à cesser la guerre, et à respecter les pactes qu’ils ont conclus, il est écrit : “ épargnez le glaive, et ayez en horreur de verser le sang humain. Que la colère tombe, que les haines s’apaisent, que les conflits 152 153 154 Cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. op. cit, p. 180-182-183. Ibidem., p. 187. J. Flori, La Guerre Sainte, la formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, op. cit, p. 221. 44 s’assoupissent et que toute rivalité soit arrachée de vos coeurs... “ (…) “ à la vérité, lorsque nous écrivons pour la concorde, lorsque nous prêchons la paix, nous ne pensons pas à parler de cette concorde et de cette paix que le monde aime à goûter et que les méchants observent entre eux. Ceux-ci pour accomplir plus librement et plus audacieusement leurs méfaits, et pour se trouver plus nombreux et plus forts dans leurs entreprises, s’appliquent à être unanimes et à maintenir invariablement la paix entre eux. Le Seigneur connaissait cette paix, et pour la séparer de la sienne, disait à ses amis : Pacem reliquo vobis, pacem meam do vobis (Joh., XIV, 27), la mienne dit-il, non pas celle de ceux qui aiment le monde. C’est pourquoi il ajoute justement : Je vous la donne, non pas comme le monde la donne. Comment il faut accepter cet enseignement, saint Augustin l’expose sainement et abondamment. “ 155 Ce que l’on a appelé « l’Augustinisme politique » est le fait d’utiliser faussement le texte augustinien, pour lui donner une portée directement politique qu’il n’a pas. Dans le cas précis, saint Augustin commentant l’Evangile de saint Jean, le fait en ces termes : “ le Seigneur ajoute : “ Je ne vous donne pas la paix comme le monde la donne “, c’està-dire, je ne vous la donne pas comme les hommes qui aiment le monde. Ils s’accordent mutuellement la paix, afin de pouvoir jouir, à l’abri des dissensions et des guerres, non pas de Dieu, mais du monde qu’ils aiment. “ 156 L’on saisit la différence de démarche entre Nicolas 1er et saint Augustin. Nicolas 1er utilise la paix et sa primauté religieuse pour consacrer déjà une primauté politique, par le rabaissement de la paix des méchants, de la paix non évangélique, qui vise implicitement les chefs temporels. Tandis que saint Augustin accepte l’impérium des rois et des empereurs, et ne songe donc pas à rabaisser la paix profane. Et c’est clairement par les mots : “ je vous engendre “ que dans cette même lettre datée de 865, Nicolas 1er institue sa supériorité, sur les deux rois, Charles le Chauve et Louis le Germanique : “... personne ne doute, en effet, que celui qui ne possède pas la charité et la paix a rejeté de son coeur le Christ Notre-Seigneur, qui est désigné par ces mots, et l’a expulsé de ses entrailles comme un foetus informe. C’est pourquoi il est nécessaire qu’à l’exemple de notre Sainte Mère l’Eglise, qui vous a engendrés autrefois par l’Evangile et a fait naître le Christ en vous par la foi, je vous engendre de nouveau par le ministère de mon apostolat, afin que le même Christ soit formé dans vos coeurs par la paix et fasse de vous un homme parfait. Mais comment le Christ peut-il être formé en vous, Lui qui n’habite pas dans les esprits divisés, Lui qui est tout entier vérité ? Comment peut-il être formé en vous, lors même qu’il habite dans votre coeur par une foi saine, solide et intègre, si la discorde rend son image en vous moins parfaite et en quelque sorte difforme ? Concevez donc la paix, engendrez la justice en vous et que la charité enveloppe l’une et l’autre. Écoutez ce que dit l’Apôtre : pacem sequimini cum omnibus (Hebr., XII, 14). “ 157 155 156 157 Cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. op. cit, p. 194. Ibidem., p. 195. Ibidem., p. 193. 45 SECTION 2. LA GARANTIE PONTIFICALE § 1. LES DICTATUS PAPAE DE GRÉGOIRE VII ET L’UNIVERSALITÉ DE LA PAIX Ce qui est très important, dans le développement ultérieur des doctrines et des conflits d’intérêts et de puissance entre les pouvoirs dominants, dans le monde occidental, c’est cette idée de supériorité du pouvoir spirituel ecclésiastique, sur le pouvoir temporel profane; et c’est conjointement le rabaissement de la paix profane exposé par le pape Nicolas 1er. C’est sans doute ce double mouvement, rehaussement du pouvoir spirituel ecclésiastique et rabaissement du pouvoir temporel profane, qui est à l’origine de la doctrine théocratique développée par Grégoire VII et par les papes qui lui succéderont. Les Dictatus Papae, sont l’état des pensées primordiales de Grégoire VII en 1075, elles représentent une sorte d’aide-mémoire permanent en vingt-sept points, un rappel insistant des prérogatives pontificales. “ I - L’Eglise romaine a été fondée par le Seigneur seul. II - Seul le Pontife romain est dit à juste titre universel. VIII - Seul, il peut user des insignes impériaux. IX - Le Pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds. X - Il est le seul dont le nom soit prononcé dans toutes les églises. XI - Son nom est unique dans le monde. XII - Il lui est permis de déposer les empereurs. XVII - Sa sentence ne doit être réformée par personne et seul il peut réformer la sentence de tous. XIX - Il ne doit être jugé par personne. XXII - L’Eglise romaine n’a jamais erré ; et selon le témoignage de l’Ecriture, elle n’errera jamais. “ 158 Dans ces formules concises et tranchantes, s’expriment une doctrine de la primauté romaine et une conception théocratique du gouvernement de l’Eglise sur le peuple chrétien. Ultérieurement, le pape Innocent III exprimera lui aussi cette doctrine de la primauté romaine : “ de même que la lune reçoit sa lumière du soleil auquel elle est inférieure par les dimensions, par la qualité, par la position et par la puissance ; ainsi le pouvoir royal emprunte à l’autorité pontificale la splendeur de sa dignité. “ Selon cette doctrine, le pouvoir temporel est unilatéral car il s’exerce uniquement sur les affaires séculières, tandis que le pouvoir du pape est double car il s’étend à la fois sur les réalités temporelles et sur les réalités spirituelles. “ aux princes, écrit Innocent III, a été donné le pouvoir sur la terre ; aux prêtres a été attribué le pouvoir sur la terre et dans le ciel. La puissance des premiers atteint seulement les corps, celle des seconds atteint les corps et les âmes. “ 1 5 9 Il est tout à fait nécessaire de souligner que ce mouvement de supériorité de l’être divin chrétien, qui s’incarne dans la doctrine théocratique, Cité par H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII. Essai sur sa conception du pouvoir pontifical, Paris, Vrin, 1934, p. 130. 159 Ibidem., p. 518. 158 46 s’accompagne, de ce que l’on pourrait appeler une militarisation du corps chrétien, qui trouvera une de ses expressions fondamentales dans la croisade. Et le corollaire de la militarisation du corps chrétien, c’est la dimension spirituelle de l’extermination, mise en oeuvre dans la guerre sainte, la guerre sacrée, la croisade. Le quinze mars 1081, Grégoire VII écrit une longue lettre à l’évêque Hermann de Metz, lettre constituant l’exposé doctrinal le plus complet qui ait été écrit par Grégoire VII. Cet exposé condense toute sa doctrine sur la puissance pontificale et sur les rapports de cette puissance avec les pouvoirs séculiers. Le début de cette lettre s’énonce ainsi : “ nous te savons, dit Grégoire VII à Hermann, tout disposé à assumer des travaux et à affronter des périls pour la défense de la vérité et nous ne doutons pas que ce ne soit un effet de la grâce divine. La grâce ineffable de Dieu et son admirable clémence ne permettent jamais que les élus soient dans une erreur complète, elles ne permettent pas non plus qu’ils soient tout à fait vaincus et dominés par le péché. Après les salutaires épreuves de la persécution, après les craintes qu’ils ont pu éprouver, ils se retrouvent plus forts qu’auparavant. La peur fait que les lâches rivalisent de honte dans leur fuite ; de même ceux qui sont enflammés de courage veulent tous être au premier rang et combattre plus ardemment que les autres. Si nous tenons ce langage à ta charité, c’est pour que toi aussi, tu veuilles être au premier rang dans l’armée chrétienne, c’est-à-dire parmi ceux qui, tu n’en doutes pas, sont les plus rapprochés et les plus dignes du Dieu qui donne la victoire. “ 160 Dans cette lettre importante nous constatons que la suprématie de Dieu sur les hommes, qui est suprématie spirituelle, s’incarne dans la suprématie pontificale, et que ce mouvement de supériorité est pensé d’une part en termes militaires : “combattre, armée chrétienne, victoire “ et d’autre part en termes économiques puisque plus loin dans le corps de cette lettre son auteur écrira cette phrase capitale : “ ... la dignité sacerdotale est au- dessus de la dignité royale autant que l’or est au-dessus du plomb. “ § 2. LA CROISADE, ACCOMPLISSEMENT PARADOXAL DE CE FONDEMENT THÉOLOGIQUE POSÉ COMME UNIVERSEL Vingt-six ans après la rédaction de cette lettre, soit le 27 novembre 1095 à Clermont le pape Urbain II lance l’appel à la croisade. Il sera massivement suivi par des chevaliers venus de toute l’Europe et par une foule d’humbles guerriers et pèlerins. Or c’est Grégoire VII qui le premier eut l’idée de la croisade pour secourir les chrétiens orientaux, pliant sous le joug des Sarrasins. Le même accent militaire qui résonne dans la lettre de Grégoire VII à Hermann de Metz, résonne dans l’appel à la croisade du pape Urbain II : “ qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles --- un combat qui vaut d’être engagé et qui mérite de s’achever en victoire ---, ceux-là qui jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des fidèles ! Qu’ils soient désormais des chevaliers du Christ, ceux- là qui n’étaient que des brigands ! Qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre les barbares, ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents ! Ce sont les récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient mercenaires pour quelques misérables sous. Ils travailleront pour un double honneur, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leurs corps et de leur âme. Ils étaient ici tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Ici, 160 Ibidem., p. 202 et 208. 47 ils étaient les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils seront ses amis. “ 161 Après la première croisade, un moine, Bernard de Clairvaux, se fait l’infatigable promoteur et organisateur d’une nouvelle expédition militaire vers la terre sainte. C’est la deuxième croisade, (1145-1148) qui sera désastreuse pour les croisés. En 1136 saint Bernard rédige à l’intention des chevaliers du Temple un traité intitulé : Eloge de la nouvelle Chevalerie, qui explicite les fondements de la guerre sainte et la christianisation de l’acte de tuer : “ au contraire, les chevaliers du Christ mènent avec assurance les combats de leur Seigneur, sans avoir à redouter le moins du monde de commettre un péché en tuant des ennemis, ou d’affronter le risque d’être eux-mêmes tués. En effet, la mort pour le Christ --- soit qu’on la subisse soit qu’on l’inflige --- n’encourt aucune accusation ; elle mérite même la plus grande gloire. Dans un cas, c’est pour le Christ qu’on acquiert cette gloire ; dans l’autre cas, c’est le Christ lui-même qu’on acquiert, lui qui accepte volontiers, n’en doutons pas, la mort d’un ennemi qu’il fallait punir, et qui, plus volontiers encore, se donne lui-même au chevalier, pour le consoler. Ainsi, je le répète, le chevalier du Christ donne la mort en toute sécurité, et la reçoit avec plus d’assurance encore. S’il meurt c’est pour son bien, s’il tue, c’est pour le Christ. Ce n’est pas sans raison, en effet, qu’il porte le glaive : il est un serviteur de Dieu pour châtier ceux qui font le mal et féliciter ceux qui font le bien. En tuant un malfaiteur, il ne se comporte pas en homicide, mais, si j’ose dire, en “ malicide “. Il est tenu pour justicier du Christ à l’égard de ceux qui font le mal, et pour défenseur des chrétiens. Vient-il lui-même à se faire tuer : on sait bien qu’en cela il n’est pas allé à sa perte mais qu’il est parvenu à son but. La mort qu’il inflige est donc un gain pour le Christ, et celle qu’il reçoit, un gain pour lui-même. Dans la mort du païen, le chrétien se glorifie, car c’est le Christ qui, par elle, est glorifié. Dans la mort du chrétien, la générosité du Roi se manifeste, puisque le chevalier s’en va pour recevoir sa récompense. De la mort du païen, le juste se réjouira, en voyant sa revanche. Et la mort du chrétien fera dire : y a-t-il un fruit pour le juste? Oui, il est un Dieu qui juge les hommes sur terre? Non pas, d’ailleurs, qu’il faille massacrer les païens, s’il se trouvait un autre moyen d’empêcher qu’ils ne harcèlent et n’oppriment trop lourdement les fidèles. Mais, tout de même, mieux vaut les tuer que de laisser le sceptre des pêcheurs tomber sur la part des justes, au risque, pour les justes, de tendre la main vers l’impiété “. 162 En lisant ces derniers textes, nous pouvons maintenant commencer à comprendre le mouvement de retournement qui s’est opéré. Comment ce principe théologique : “ la paix, qui est le Christ lui-même “ s’est retourné en son contraire : « la guerre (sainte) qui est le Christ lui-même ». Nous devons nous approcher très succinctement de la dimension mystique de l’extermination, telle qu’elle s’est concrétisée aux temps des croisades. Nous remarquons que le mot : extermination (exterminareexterminum) apparaît clairement dans les divers textes de cette époque. Chroniqueurs, hommes d’église, utilisent ce mot, qui force notre attention. Dans sa thèse Michel Villey l’avait déjà souligné, il écrit : “ or bien des Cité par J. Richard, L’Esprit de la croisade. Textes médiévaux présentés par Jean Richard, Paris, Cerf, 2000, p. 63. 162 Bernard de Clairvaux, Eloge de la Nouvelle Chevalerie, 1129, trad. Pierre-Yves Emery, Paris, Cerf, 1990, Oeuvres Complètes XXXI, p. 59. 161 48 guerres saintes médiévales sont des guerres agressives, lancées pour convertir ou pour “ exterminer “ les infidèles, ou pour conquérir des lieux saints. La pure doctrine de la guerre juste ne peut les justifier. “ 163 Ainsi à plusieurs reprises l’extermination fut réalisée. Au printemps 1096 des Juifs sont massacrés par diverses bandes de croisés, principalement dans les villes de Spire, Worms, Mayence, Metz, Ratisbonne, Prague, Trèves, Cologne. Jean Flori remarque que ces massacres ne sont pas des pogroms spontanés, que l’on pourrait caractériser comme étant des émeutes de la misère ou des débordements de masses populaires incontrôlées ou de paysans pauvres, ces massacres furent presque toujours : “ l’oeuvre funeste de croisés issus de toutes les régions d’Europe nord occidentale, conduits par des chefs expérimentés qui ne semblent pas avoir été “débordés“ par leurs troupes. Il s’agit de mouvements dirigés, et non pas spontanés ou fortuits. “ 164 Le 7 juin 1099, les armées croisées atteignent enfin les murailles de Jérusalem, affaiblies par les maladies, les famines, les désertions, les batailles. Elles commencent le siège de la ville et finalement le 15 juillet elles réussissent à y pénétrer. Pendant plusieurs jours des massacres ont lieu. Les chrétiens massacrent les Sarrasins infidèles, les prisonniers, des hommes, des femmes, des enfants. Les chroniqueurs, et ceci mérite attention, remarquent déjà le caractère extraordinaire de ces massacres. Un de ces chroniqueurs : Raymond d’Aguilers, évoquant le carnage des Sarrasins, le jour de l’assaut, dans le temple de Salomon, aujourd’hui la mosquée al-Aqsa, écrit : “ qu’advint-il en ce lieu? Même en ne disant que la simple vérité, on dépasse l’incroyable. Nous dirons seulement que dans le temple et sous le portique de Salomon, on chevauchait dans le sang jusqu’aux genoux, jusqu’au mors des chevaux. “ 165 De même, dans la Chronique anonyme de la première croisade, on peut lire : “ une fois entrés dans la cité, nos pèlerins poursuivirent et massacrèrent les Sarrasins jusqu’au temple de Salomon, où ils se rassemblèrent et livrèrent tout le jour aux nôtres un furieux combat. C’était au point que tout le temple ruisselait de leur sang. Enfin, les païens furent réduits. Les nôtres se saisirent dans le temple d’une bonne quantité d’entre eux, mâles et femelles, qu’ils tuèrent ou épargnèrent selon leur bon plaisir... Bientôt, les Francs coururent par toute la ville, pillant l’or et l’argent, les chevaux et les mulets, les maisons pleines de biens de toutes sortes. Puis joyeux et pleurant de joie, les nôtres allèrent adorer le Sépulcre de notre Sauveur Jésus, et s’acquittèrent envers lui de leur dette capitale. “ 166 Au-delà de l’emphase de ces chroniques, c’est bien une spiritualité de l’extermination qui s’accomplit, quand l’extermination s’accomplit, c’est-à-dire quand la christianisation de l’acte de tuer atteint M. Villey, La Croisade. Essai sur la formation d’une théorie juridique, Caen, Imprimerie caennaise, 1942, p. 275. 164 J. Flori « Une ou plusieurs “ première croisade “ ? Le message d’Urbain II et les plus anciens pogroms d’Occident » in Revue historique, 285, 1991, 1, p. 3-27. Article publié dans J. Flori, Croisade et chevalerie XIème-XIIème siècles, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 217-239. 165 Raymond d’Aguilers, Le “ Liber “ de Raymond d’Aguilers, Paris, ed. J. H. et L.L.Hill, 1969, cité par J. Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, Paris, Fayard, 1999, p. 419. 166 Chronique Anonyme de la Première Croisade, Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum, XIIème siècle, trad. Aude Matignon, Paris, Arléa, 1992, p. 150. 163 49 son apogée, ce qui fera écrire à Paul Rousset : “ en ce temps, les sentiments les plus opposés coexistent, une générosité sans défaut pour Dieu et pour la chrétienté, s’accompagne d’une implacable dureté envers l’ennemi.»167 Alphonse Dupront évoquera la même idée en commentant la Chronique anonyme de la première croisade, dans une étude précisément intitulée: Guerre Sainte et Chrétienté : “ Sans frémir le texte des Gesta, constate que jamais, l’on ne vit pareil massacre de la gent païenne et que seul Dieu sait le nombre des victimes. Sadisme collectif ? Bien plutôt cohérence de la guerre sainte... elle s’accomplit véritablement dans cette tension extrême où à sa plus grande victoire doit correspondre le plus grand massacre. “ 168 Alors face à ce mouvement d’extermination se pose un problème de vocabulaire. Comment nommer ce qui est de l’ordre de : “ l’incroyable “. Quelle rationalité, quel discours, quel langage, peuvent-ils être à la hauteur de cet : “ Incroyable “. En regard de ce mouvement d’extermination qui s’accomplit dans cette forme de guerre sainte qu’est la croisade, Alphonse Dupront soulignera la difficulté de nommer cet : incroyable qui s’accomplit : “ il y a dans le psychisme de la guerre sainte, un absolu primitif,... là encore notre analyse non consciente et trop civile d’aujourd’hui achoppe. “ 169 Alphonse Dupront écrira cette phrase en 1961, mais quarante ans plus tard c’est la même difficulté d’analyser ce mouvement d’extermination, qui transparaît dans le livre de Jean Flori : Pierre l’Ermite et la première croisade, puisque, pour nommer ce mouvement d’extermination, il emploie un terme qui renvoie non pas à la première croisade, mais au drame contemporain de la Yougoslavie, le terme de “ Purification ethnique “ : “ à la fureur guerrière des soldats, aux sinistres calculs des stratèges, aux désirs de vengeance des fidèles, s’ajoutait pour certains, je le crois, la conviction d’accomplir un acte religieux à portée apocalyptique, eschatologique : un acte de purification ethnique qui, à leurs yeux, devait permettre la Parousie, l’apparition du Christ annoncée pour les derniers jours de l’histoire du monde, qu’ils pensaient vivre alors. “ 170 Pour appréhender la question du crime contre l’humanité, il y a donc une méthode à mettre en oeuvre. Cette méthode nous la trouvons très clairement exprimée par ces deux phrases : “ chaque société, chaque état de civilisation ne dispose que d’un certain nombre d’idées pour interpréter les événements, les conduire, les combattre ou s’y adapter (...) c’est une grave faute de critique que de transposer les idées de son temps dans une époque antérieure ou d’imposer les formes de son esprit à une réalité historique lointaine qui ne les comporte pas. “ 171 Et de même : “ Nous ne devons pas lire Augustin comme s’il était notre contemporain. “ 172 P. Rousset, Les origines et les caractères de la première croisade, Neuchatel, La Baconnière, 1945, p. 109. A. Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1987, p. 281. 169 Ibidem., p. 284. 170 J. Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1999, p. 422. 171 H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, op. cit, p. 30 et 48. 172 P. Brown, La vie de saint Augustin, trad. Jeanne-Henri Marrou, Paris, Seuil, 2001, Nouvelle édition augmentée, p. 655. 167 168 50 SECTION 3. LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN SUR LA GUERRE § 1. LA GUERRE INJUSTE, UN IMMENSE BRIGANDAGE Le 24 août 410 Rome est envahie par les troupes barbares du roi wisigoth et arien Alaric. Pendant trois jours la cité impériale fut livrée aux pillages, aux incendies, aux viols et aux massacres. Cet événement préfigurant la fin de l’Empire romain d’Occident, qui devait intervenir en 476, eut un immense retentissement dans tout l’Empire, qui avait adopté le christianisme comme religion depuis un siècle. Les païens voyaient dans cet événement un signe de la faiblesse et de l’inefficience du christianisme et ils pensaient : “ tant que nous avons pu offrir des sacrifices à nos dieux, Rome se tenait debout, Rome était florissante. Aujourd’hui que ce sont vos sacrifices à vous, chrétiens, qui ont pris le dessus et que partout, ils sont offerts à votre Dieu, alors qu’il ne nous est plus permis de sacrifier à nos dieux, voilà ce qui arrive à Rome. “ 173 Le sac de Rome et les interrogations des païens, tout aussi bien que celles des chrétiens, furent l’occasion pour Augustin, littéralement le “ petit Auguste “, ou le “ petit empereur “ 174 d’écrire le De Civitate Dei, la Cité de Dieu, qui selon André Mandouze : “ représente le monument le plus considérable qui ait jamais été consacré à la théologie de l’Histoire “ , 175 tandis que selon Etienne Gilson : “ dans cette oeuvre pour la première fois peut-être une raison humaine ose tenter la synthèse de l’histoire universelle. “ 176 Entre 412 et 425 Augustin rédigea les vingt-deux livres du De Civitate Dei. Un seul mouvement en anime et unifie les deux parties si dissemblables : “ abandonner les dieux romains (livres I à X) pour s’approcher du Dieu unique et vrai et entrer dans son dessein (livres XI à XXII). “ 177 Saint Augustin considère la guerre comme un immense brigandage : “ or faire la guerre à ses voisins pour s’élancer à de nouveaux combats, écraser, réduire des peuples dont on n’a reçu aucune offense, seulement par appétit de domination, qu’est-ce autre chose qu’un immense brigandage. “ 178 Cet immense brigandage est à l’origine de maux inouïs qui ne peuvent être acceptés que par ceux qui ont perdu tout sentiment humain : “ c’est l’injustice de l’ennemi qui arme le sage pour la défense de la justice ; et c’est cette injustice de l’homme que l’homme doit déplorer, ne s’ensuivit-il aucune nécessité de combattre. Maux cruels, maux affreux, maux inouïs ! Qui donc, les considérant avec douleur, n’avoue que ce soit là une misère ? Mais l’homme, s’il s’en trouve qui les souffre ou les envisage sans angoisse de coeur, est d’autant plus misérable de se croire heureux, qu’il ne se croit tel que parce qu’il a perdu tout sentiment humain. “ 179 La seule et unique raison qui selon saint Augustin peut permettre d’accepter la guerre, c’est qu’elle soit dite juste. Une guerre pourra être Saint Augustin. Sermon 296, prononcé à Carthage le 29 juin 411, cité par J-C Fredouille « Les Sermons d’Augustin sur la chute de Rome » in G. Madec (dir) Augustin Prédicateur (395-411), Actes du colloque international de Chantilly (5-7 septembre 1996), Paris, Institut d’Etudes augustiniennes, p. 439-448. 174 S. Lancel, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 30. 175 A. Mandouze, Saint Augustin. L’Aventure de la Raison et de la Grâce, Paris, Etudes augustiniennes, 1968, p. 291. 176 E. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, Paris, Vrin, 1987, p. 230. 177 J-C Eslin « L’Acte d’Augustin » in Saint Augustin, La Cité de Dieu, 412-424, trad. Louis Moreau, revue par Jean-Claude Eslin, Paris, Seuil, collection Points, 1994, Volume 1, p. 11. 178 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit. Livre IV, VI, Volume 1, p. 169. 179 Ibidem, Livre XIX, VII, Volume 3, p. 112. 173 51 considérée comme juste quand elle sera faite par ordre de Dieu en qui il n’y a nulle méchanceté et qui sait ce qui doit arriver pour chacun. Le commandement divin est en lui-même une raison suffisante, qui confère à la guerre son caractère de justice, auquel l’homme est soumis, indépendamment de sa juridiction propre : “ souverain arbitre de la guerre c’est Sa justice ou Sa miséricorde (du seul vrai Dieu) qui accable ou console le genre humain, lorsqu’il en abrège ou prolonge la durée. “ 180 Selon Augustin l’accomplissement du meurtre ne doit engendrer nulle culpabilité, si cet accomplissement provient de la volonté de Dieu : “ quelquefois Dieu ordonne le meurtre soit par une loi générale, soit par un commandement temporaire et particulier. Or celui-là n’est pas moralement homicide, qui doit son ministère à l’autorité ; il n’est qu’un instrument comme le glaive dont il frappe. Aussi n’ont-ils pas enfreint le précepte, ceux qui par l’ordre de Dieu, ont fait la guerre. “ 181 L’homme est soumis intrinsèquement à l’ordre divin, et c’est précisément pour cette raison qu’il ne peut lui être permis de n’entreprendre que des guerres justes : “ sont dites justes les guerres qui vengent des injustices, lorsqu’un peuple ou un Etat, à qui la guerre doit être faite, a négligé de punir les méfaits des siens ou de restituer ce qui a été ravi au moyen de ces injustices. “ 182 C’est dans son Commentaire au Livre de Josue qu’Augustin énonce cette définition de la guerre juste, qui sera appelée à jouer un rôle important dans la doctrine médiévale de la guerre dont Augustin aurait jeté les fondements selon Regout. 183 Mais de même que l’homme est soumis à Dieu, de même le soldat est soumis au Prince et c’est donc à ce dernier qu’Augustin confère le pouvoir de décider de la guerre : “ l’ordre naturel qui est fondé sur la paix des mortels exige que la guerre ne soit entreprise que de la propre autorité du Prince et en vertu de sa décision. “ 184 Enfin un Prince ne saurait entreprendre une guerre en vue “ d’un immense brigandage “ mais en vue de la paix : “ et ceux-là mêmes qui veulent avoir la guerre, ne veulent rien autre chose que vaincre ; ils n’ont que le désir d’arriver par la guerre à une glorieuse paix. Qu’est-ce en effet que la victoire sinon la soumission de toute résistance ? Soumission qui amène la paix. C’est donc en vue de la paix que se fait la guerre ; la paix est le but de ceux-là mêmes qui cherchent dans le commandement et les combats l’exercice de leur vertu guerrière. La paix est donc la fin désirable de la guerre. “ 185 § 2. LA SOUVERAINETÉ DIVINE : BÉATITUDE EXTATIQUE DE LA PAIX Dans la dynamique de la pensée de saint Augustin, cette paix, qui est la fin désirable de la guerre, n’a pas seulement un caractère profane, Ibidem, Livre V, XXII, Volume 1, p. 244. Ibidem, Livre I, XXI, Volume 1, p. 61. 182 Saint Augustin « Commentaire au Livre de Josue » cité par P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, Paris, P.U.F., 1983, p. 154. 183 R. Regout, La doctrine de la Guerre Juste de saint Augustin à nos jours d’après les théologiens et les canonistes catholiques, Paris, Pedone, 1935. 184 Saint Augustin, Contra Faustum manichaeum, XXII, 75, cité par P. Haggenmacher, op. cit, p. 86. 185 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XIX, XII, Volume 3, p. 117. 180 181 52 temporel, politique, elle a d’abord un caractère mystique. La paix est le nom mystique de la béatitude, la béatitude indiquant elle-même l’être souverain : “ l’être souverain est la béatitude même “ écrit saint Augustin dans la Lettre XVIII qu’il a adressée à Célestin en 389 ou 390. 186 Dans le Livre XIX de La Cité de Dieu il indique : “ et c’est la paix de cette béatitude, ou la béatitude de cette paix qui sera le souverain bien. “ 187 Dans ces conditions la paix terrestre, la paix d’ici-bas, ne peut être qu’un lieu de passage vers la paix céleste, la seule véritable paix concevable, puisqu’elle incarne la béatitude, qui est l’être souverain auquel l’homme accède par la jouissance de Dieu : “ la Cité du ciel use donc, en ce pèlerinage, de la paix de la terre, et, en ce qui touche aux intérêts de la nature mortelle, autant que la piété est sauve et que la religion le permet, elle protège et encourage l’union des volontés humaines, rapportant la paix d’ici-bas à la paix céleste ; véritable paix, la seule dont puisse jouir, la seule que puisse appeler de ce nom la créature raisonnable ; ordre et concorde suprême dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. “ 188 Car en effet si la paix céleste est la seule véritable paix que l’homme puisse concevoir c’est parce que la réalité du mal, ne peut trouver aucune consistance en regard de Dieu : “ pour toi (Seigneur) non plus il n’y a pas de mal, non seulement pour toi, mais non plus pour ta création, prise en bloc, car il n’existe hors de toi rien qui puisse contrebattre et gâter l’ordre que tu as mis en elle. “ 189 L’ordre c’est pour Augustin l’expression temporelle de la puissance divine : “ la paix des hommes, c’est la Concorde Ordonnée ; la paix domestique, c’est entre les hôtes du même foyer, la concorde et l’ordre du commandement et de l’obéissance ; la paix sociale, c’est entre les citoyens la concorde et l’ordre de l’autorité et de la soumission ; la paix de la cité céleste, c’est l’ordre et la concorde, une société dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. La paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est cette disposition qui, suivant la parité ou la disparité des choses, assigne à chacune sa place. “ 190 Pour s’approcher de l’homme il faut d’abord s’approcher de Dieu. Et pour s’approcher de Dieu il faut pénétrer dans La Cité de Dieu : “ nous avons distribué le genre humain en deux genres : le premier composé de ceux qui vivent selon l’Homme, le deuxième composé de ceux qui vivent selon Dieu. C’est aussi ce que l’usage de l’allégorie mystique (mistyce) nous fait appeler “ cités “, c’est-à-dire qu’il s’agit de deux sociétés humaines dont l’une est prédestinée à régner pour l’éternité avec Dieu et l’autre à subir un éternel supplice avec le Diable. “ 191 La cité de la terre et la cité de Dieu sont des noms mystiques qui permettent à saint Augustin d’établir par la raison une relation entre le monde divin et le monde des hommes. Du point de vue de la raison : “ les deux cités s’enlacent et se confondent dans le siècle jusqu’à ce que le dernier jugement Saint Augustin « Lettre XVIII » trad. Marie-Anne Vannier, in, E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et Incarnation, Genève, Ad Solem, 1999, p. 44. 187 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XIX, XXVII, Volume 3, p. 145. 188 Ibidem, Livre XIX, XVII, Volume 3, p. 129. 189 Saint Augustin, Confessions, Livre VII, 13 (19), trad. Louis de Montadon, Paris, Pierre Horay, 1982, p. 180. 190 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XIX, XIII, Volume 3, p. 121. 191 Ibidem, Livre XV, I, Volume 2, p. 195. 186 53 les sépare. “ 192 Mais du point de vue de l’extase d’Augustin : “ il existe ai-je dit, deux cités différentes et contraires, celles des hommes vivant selon la chair, celle des hommes vivant selon l’esprit, je pourrais dire aussi celle des hommes qui vivent selon l’homme, celle des hommes qui vivent selon Dieu. “ 193 En écrivant La Cité de Dieu, Augustin se présente à ce dernier comme le successeur de saint Paul. Saint Paul dont la lecture a été pour Augustin une “ illumination décisive “.194 Or dans l’Epître aux Romains saint Paul écrit : “ les tendances de la chair vont à la mort, tandis que les tendances de l’esprit vont à la vie et à la paix. Aussi les tendances de la chair sont-elles hostiles à Dieu. “ 195 Dans l’esprit de saint Augustin le corps à corps sexuel et le corps à corps guerrier sont intimement associés. La chair et le sang sont l’expression d’un seul et même désir qui est absolument contraire au désir de Dieu. Saint Augustin nous le confirme dans ses Confessions. Peu avant l’écriture du moment fondamental de sa conversion définitive à Dieu dans le jardin de Milan en août 386, Augustin s’adresse hors de lui à son ami Alypius : “ ... j’apostrophe, le visage aussi défait que l’esprit, Alypius, en lui criant : “ quel malheur, dis donc ! Tu as entendu ce qui arrive ? Des gens sans savoir se dressent, ils s’emparent du ciel et nous, avec notre savoir sans coeur, voici que nous nous vautrons dans la chair et dans le sang. “ 196 La spiritualité d’Augustin s’accomplit essentiellement dans le regard intérieur de l’extase. Ce mouvement extatique est tout à fait fondamental, et il importe donc de citer quelques textes caractéristiques de ce mouvement. a) L’extase de Milan en été 386 “ Ainsi par degrés, des corps à l’âme qui par le corps perçoit, et de là à cette énergie au-dedans, où les organes sensibles transmettent les messages du dehors ( c’est jusqu’où s’étendent les capacités de l’animal ), et de là encore à la faculté ratiocinante, où sont portés, en vue d’un jugement à établir, les matériaux fournis par les organes sensibles, cette faculté, comme elle se reconnut muable elle aussi en moi se dressa pour prendre conscience de son être ; elle emmena sa médiation hors du champ habituel, pour se soustraire aux mirages ; elle voulait trouver quelle lumière pleuvait sur elle, tandis qu’elle proclamait sans aucune hésitation qu’il faut faire passer l’immuable devant le muable, --- lumière d’où lui venait la connaissance d’un immuable en soi, à qui en aucune façon, à moins que de le connaître en quelque façon, elle n’eût sûre d’elle-même, donné le pas sur le muable, et elle parvint à ce qui est l’Etre. Ce ne fut qu’un éclair, sous le regard clignotant. Mais, dans l’instant même, je perçus d’un acte intellectuel tes perfections invisibles. Au surplus, incapable de fixer mon regard, je défaillis, ma faiblesse ne soutint pas le choc, je fus rendu aux spectacles ordinaires sans rien emporter avec moi qu’un amoureux souvenir et que le 192 193 194 195 196 Ibidem, Livre I, XXXV, Volume 1, p. 75. Ibidem, Livre XIV, IV, Volume 2, p. 151. E. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit, p. 207. Saint Paul, L’Epître aux Romains, VIII, 5-10, cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, op. cit, p. 85. Saint Augustin, Confessions, Livre VIII, 8 (19), op. cit, p. 206. 54 regret de ce que j’avais comme flairé sans pouvoir encore le manger. “ 197 b) Le moment de la conversion en août 386 dans le jardin de Milan “ Ce disant, je pleurais dans toute l’amertume du brisement de mon coeur, et voici que j’entends, d’une maison voisine, garçon ou fille je ne sais, une voix chanter qui répetaille : “ prends, lis ; prends, lis. “ Aussitôt je change de visage, me voilà tout oreilles à chercher dans ma tête si quelque refrain de ce genre fait partie du répertoire des jeux d’enfants. Il ne me revient absolument pas que je l’aie nulle part entendu. Refoulant le torrent de mes larmes, je me levai, dans l’idée que le ciel m’ordonnait d’ouvrir le cahier de l’Apôtre pour y lire le premier paragraphe que je trouverais. Au fait, je l’avais ouï-dire d’Antoine, qu’il reçut avis d’une lecture de l’Evangile où survenant par hasard, ce qu’on lisait lui semblait dit à son adresse : “ va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres : tu auras un trésor dans les cieux, puis viens, suis-moi. “ Un tel oracle l’avait sur-le-champ retourné vers toi. Je regagnais donc en hâte l’endroit où Alypius était assis. J’avais, en me levant, posé le cahier de l’Apôtre. Je me jetai dessus. J’ouvris et sans rien dire je lus le premier alinéa qui me tomba sous les yeux : “ ... non en banquets et beuveries, non en luxures et impudicités, non en contention et jalousie, mais endossez le Christ, le Seigneur Jésus et n’allez point pourvoir la chair dans les convoitises. “ Je ne voulus, et d’ailleurs il n’était besoin, lire plus avant. Oui, aussitôt la phrase finie, les ténèbres du doute se dissipèrent toutes comme sous une lumière de sécurité infuse en mon coeur. “ 198 c) L’extase d’Ostie en 387 “ Alors, nous élevant d’un élan plus ardent vers “ l’être même “, nous avons traversé, degré par degré, tous les êtres corporels, et le ciel lui-même, d’où le soleil, la lune et les étoiles jettent sur la terre leur lumière. Et nous montions encore au dedans de nous-mêmes (interius) en fixant notre pensée, notre dialogue, notre admiration, sur tes oeuvres. Et nous parvînmes jusqu’à nos âmes et nous les avons dépassés pour atteindre cette région d’inépuisable abondance où tu te repais à jamais Israël dans le pâturage de la vérité, là où la vie est sagesse, principe de tout ce qui est, a été, sera, sans qu’elle ait été faite elle-même, car elle est comme elle a toujours été, comme elle sera toujours... Et tandis que nous parlions de cette sagesse, que nous y aspirions, nous y avons touché un moment dans un élan total du coeur. Et puis nous avons soupiré et nous avons laissé là, attachées, les “ prémices de l’esprit “ et nous sommes revenus au bruit de nos lèvres, où notre parole commence et finit. “ 199 d) L’accès à l’incommensurable “ Parfois aussi tu me fais entrer tout au fond de moi en un état extraordinaire, au seuil de je ne sais quelle douceur, qui si elle atteint en moi son achèvement, sera un je ne sais quoi autre que cette vie. Mais je retombe, sous un poids qui m’accable, aux choses présentes. De nouveau 197 198 199 Ibidem, Livre VII, 17(23), p. 183. Ibidem, Livre VIII, 29, p. 215. Ibidem, Livre IX, 10(23), p. 236. 55 les occupations coutumières m’absorbent. Elles me tiennent et j’ai beau pleuré bien fort, c’est bien fort qu’elles me tiennent. “ 200 § 3. SAINT AUGUSTIN ET LA NOTION D’HUMANITÉ Nous pouvons maintenant mieux comprendre le cheminement spirituel philosophique et mystique du “ petit empereur “ et donc le statut de la guerre dans sa vision. Selon un lecteur de saint Augustin : “ le seul (et historiquement très grand) intérêt du texte augustinien (et c’est justement par là qu’il ne ressemble pas) est de ne pas quitter une position d’affirmation. “ 201 C’est donc un mouvement affirmatif d’une très grande force qui pousse Augustin, à jeter la réalité de Dieu à la face des hommes, tandis que dans le même temps par la conquête de la chasteté Augustin détruit la réalité de son désir sexuel à la face de Dieu. Car en effet Etienne Gilson l’a souligné : “ le naufrage précoce de sa moralité a été pour saint Augustin un facteur déterminant de son histoire “ de même que “ la corruption de ses moeurs “ 202 fut un des obstacles qui séparait Augustin de la foi, avant qu’il n’accède à la grâce de Dieu. Pour qu’Augustin puisse se vivre comme le successeur de saint Paul, pour qu’il puisse jeter à la face des hommes la réalité de son extase, pour qu’il puisse donc parler à la foule des fidèles, chrétiens et païens, il fallait qu’il puisse trancher cette jouissance qui le rattachait à la chair et au sang, dans le mouvement même de son extase, et il fallait donc que cette conquête de la chasteté, qui était également conquête de la jouissance de Dieu, soit proclamée envers les fidèles par la parole évocatrice du Sermon qui était parole d’autorité. Dans un sermon, en livrant son extase aux fidèles, saint Augustin donne un statut historique à sa parole. Saint Augustin dit et à cet instant nous l’écoutons comme si nous étions un de ses fidèles : “ il se pourrait qu’un éclair de vérité ayant effleuré l’un d’entre nous d’une sorte de fulguration, ces mots lui viennent : “ moi j’ai dit dans mon extase ... “ --Dans ton extase qu’as-tu-dit ? --- “ ... J’ai été rejeté loin de la présence de tes yeux. “ De fait, celui qui a dit cela me paraît avoir élevé son âme vers Dieu et l’avoir répandue au-delà de lui-même cependant qu’on lui disait chaque jour : “ où est ton Dieu ? “ Il me paraît être parvenu, à la faveur d’un certain contact spirituel, à la lumière immuable et avoir été trop faible pour en supporter la vue, et être retombé derechef dans une sorte de malaise et de langueur, et s’être rendu compte que sa vision spirituelle ne pouvait s’accommoder à la lumière de la sagesse de Dieu. Et c’est parce qu’il avait réalisé cela en état d’extase, étant arraché à ses sens corporels et, dans cet arrachement, ravi en Dieu, que, lorsque d’une certaine manière il a été ramené de Dieu à l’homme, il a dit : “ moi, j’ai dit dans mon extase. “ J’ai vu en effet en extase je ne sais quelle chose que je n’ai pas pu supporter longtemps ; et rendu à mes membres mortels et à toutes les pensées que les mortels doivent à un corps qui alourdit l’âme, j’ai dit : “ eh quoi ! J’ai été rejeté loin de la présence de tes yeux. Tu es bien trop haut et je suis bien trop bas. “ Que dire donc de Dieu, Frères ? Si en effet ce que tu veux dire entre dans les limites de tes capacités, ce n’est point de Dieu qu’il 200 201 202 Ibidem, Livre X, 40(65), p. 295. J-L. Schefer, L’invention du corps chrétien, Paris, Galilée, 1975, p. 171. E. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit, p. 299. 56 s’agit. Si tu as pu l’enfermer dans ta compréhension, c’est que tu as été trompé dans ta spéculation. Ce n’est donc pas lui, si tu l’as “ compris “. Mais, si c’est lui, tu ne l’as pas “ compris “. Pourquoi donc vouloir parler de ce que tu n’as pas compris. “ 203 C’est donc dans l’acte même de sa parole que pour Augustin s’accomplit un mouvement historique. Pour Augustin le corps à corps guerrier et le corps à corps sexuel ont un même fondement qui se situe dans le refus de la reconnaissance de l’être souverain comme béatitude, c’est-à-dire dans le refus de la jouissance de Dieu. C’est la raison pour laquelle la force de l’affirmation d’Augustin, d’une part exclut l’humanisme, et d’autre part constitue la notion d’Humanité. Dans sa thèse : Saint Augustin, l’Aventure de la Raison et de la Grâce, André Mandouze écrit : “ dans une page excellente de son livre : Augustin und das antike Rom, Maier montre comment la dépendance absolue dans laquelle Augustin situe l’homme par rapport à la grâce divine exclut toutes les tentatives d’affirmation de soi par l’homme sous la forme de quelque humanisme que ce soit ... “ 204 Comme en réponse à Maier, Etienne Gilson écrit : “ Augustin n’invente pas seulement, dans le De Civitate Dei, la théologie de l’histoire, mais il constitue la notion même d’humanité, telle qu’elle sera sans cesse reprise et réinterprétée, jusqu’à Auguste Comte, comme une société composée de plus de morts que de vivants, englobant l’avenir, et liée par des liens purement spirituels. “ 205 C’est parce que, du point de vue de l’humanité de saint Augustin, la guerre n’a pas de statut historique, que les morts et les vivants peuvent en quelque sorte s’échanger comme la chair et le sang. La guerre ne peut qu’être revêtue d’un statut mythologique, comme étant le moment d’un chemin qui mène vers la paix céleste. Dans l’unique sermon consacré exclusivement au sac de Rome, le De excidio Urbis, prêché à Carthage fin 411 ou début 412, saint Augustin expose son interprétation de cet événement d’un point de vue théologique : la chute de Rome a été un châtiment. Les souffrances des justes ne doivent pas être un motif de scandale ; elles n’ont été qu’une épreuve. Ce que la Ville dans son ensemble a souffert, le Christ à lui seul l’avait déjà souffert. Les chrétiens doivent supporter les malheurs temporels avec patience, en méditant son exemple. 206 Il n’y a donc pas chez saint Augustin, une doctrine spécifique de la guerre, et donc a fortiori, une doctrine spécifique de la guerre juste, mais plutôt une doctrine du corps guerrier perpétuellement en souffrance de Dieu dans l’attente de la grâce divine. C’est en retournant son arme contre sa propre chair que ce corps guerrier accédera à la paix céleste. Et c’est seulement dans ce mouvement que l’extase de la jouissance de Dieu pourra intervenir comme l’appel d’une voix inouïe. Saint Augustin « Sermon LII, sur la Trinité et l’analogie des facultés de l’âme » cité par A. Mandouze, Saint Augustin. L’Aventure de la Raison et de la Grâce, op. cit, p. 660. 204 A. Mandouze, Saint Augustin. L’Aventure de la Raison et de la Grâce, op. cit, p. 324, note 5. 205 E. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit, p. 230, note 2. 206 Saint Augustin « Sermon De Excidio Urbis » prononcé à Carthage fin 411 ou début 412, voir J-C Fredouille, Les Sermons d’Augustin sur la chute de Rome, op. cit, p. 445. 203 57 CHAPITRE 3 LA CONSTRUCTION D’HUMANITÉ AUGUSTINIENNE DU SENTIMENT Étienne Gilson, évoquant le livre d'Augustin, La Cité de Dieu, soulignait que pour la première fois peut-être, dans cette œuvre, grâce à la lumière de la révélation qui lui dévoile l'origine et la fin cachée de l'univers, une raison humaine ose tenter la synthèse de l'histoire universelle. Or les premières lignes de ce livre nous révèlent d'emblée une ligne de force fondamentale de la pensée du maître chrétien, la ligne de force qui sépare l'humilité de la passion de dominer. L'humilité nous transporte vers la glorieuse cité de Dieu, elle nous transporte jusqu'à cette hauteur qui n'est plus une usurpation de l'orgueil humain mais un don de la grâce divine. Et pour comprendre l'idée même de la Cité de Dieu, Augustin parlera de cette Cité de la terre, maîtresse des peuples asservis, dominée à son tour par la passion de dominer. La construction augustinienne du sentiment d'humanité ne se réalise pas seulement par l'impératif du commandement d'amour présent dans le sentiment de chrétienne humanité, qu'autorise l'autorité divine, mais plus encore par la rencontre mystique d'une part du sentiment de la grâce et d'autre part du sentiment de l'Histoire universelle. La notion d'histoire universelle qui est clairement impliquée dans l'élaboration d'une pensée de La Cité de Dieu, ouvre la voie à une historicisation du concept mystique d'humanité du Christ. La théologie, c'est-à-dire le sentiment intense d'un Dieu vivant, et l'Histoire, c'est-à-dire le sentiment intense d'une éternité de l'homme se rencontrent dans trois motifs déterminants de la pensée d'Augustin, l'impératif absolu de l'humilité, l'impératif absolu de la renonciation à la volonté de puissance, et le dévoilement de la passion de dominer comme orgueil funeste du maître. Or les Confessions écrites par Augustin nous apprennent que l'humilité est le nom même du Christ. En évoquant son propre orgueil Augustin écrit « Où était cette charité qui édifie sur le fondement de l'humilité, c'est-à-dire sur Jésus-Christ ? » (Livre VII20-26) Ainsi c'est le Christ lui-même qui constitue cette opposition absolue au sentiment de l'hubris d'où se déploie par le moyen du meurtre de masse le sentiment de la domination absolue, cette passion de dominer qui gouverne la Cité de la Terre. SECTION 1. L’IMPÉRATIF ABSOLU DE L’HUMILITÉ § 1. LA VOIE FONDAMENTALE DE L’HUMILITÉ CONTRE L’ORGUEIL Nous avons remarqué qu’il n’y a pas dans le mouvement de la pensée de saint Augustin, la réalité d’une véritable doctrine constituée de la guerre juste. Mais nous pensons au contraire que l’on peut lire dans cette pensée, la construction d’une doctrine du sentiment d’humanité, qu’il est nécessaire d’exposer. Une des significations originelles du mot : humanité, se trouve dans la pensée de Cicéron, le maître par excellence de la culture oratoire ; Cicéron dans un de ses livres : De Oratore, exigeait de l’orateur qu’il 58 perfectionne sa culture, et lui imposait trois ordres d’études supérieures : l’Histoire, le Droit, la Philosophie. Pour rendre l’idée de culture, Cicéron avait utilisé un néologisme fort expressif : Humanitas, “ ce par quoi l’homme devient plus profondément homme. “ 207 Or à l’âge de dix-neuf ans Augustin lut un livre de Cicéron intitulé : l’Hortensius, livre aujourd’hui perdu mais dont on possède une centaine de fragments, écrit dans le but de montrer l’importance de la recherche et de l’amour de la Sagesse dans la conduite de la vie. Ce livre joua pour Augustin un rôle important, puisqu’il écrit dans ses Confessions : “ or, ce livre, intitulé Hortensius, contient une exhortation à la philosophie. Ce livre-là changea mes Affections, tourna vers ton être, Seigneur mes prières, modifia mes voeux et mes désirs. Toute vaine espérance me fut d’un coup sans valeur ; je convoitais avec une fougue incroyable l’immortalité de la Sagesse. “ 208 Par le mot Humanitas il y a donc bien une filiation entre Cicéron le prince des orateurs romains, et Augustin qu’un de ses contemporains le manichéen Secondinus, présentait comme le “ Dieu de l’éloquence. “ 209 Le néologisme créé par Cicéron va être radicalement transformé par Augustin dans la perspective de la construction d’une doctrine du sentiment de chrétienne humanité. Nous lisons cette expression dans le début d’une lettre adressée à une très éminente Fabiola, dame de l’aristocratie romaine, très longue lettre dans laquelle Augustin relate en détail les méfaits de l’évêque Antoninus : “ j’ai appris avec quelle pieuse bonté tu as accueilli mon cher fils, mon collègue dans l’épiscopat : Antoninus, et avec quelle chrétienne humanité tu as adouci ses pérégrinations impécunieuses. Apprends donc qui je suis pour Antoninus et qui est Antoninus pour moi, ce que je lui dois et ce que je te demande. Il est venu tout enfant à Hippone avec sa mère et son beau-père ; ils étaient si pauvres qu’ils manquaient du nécessaire pour leur existence quotidienne ... “ 210 Cette expression de : “ chrétienne humanité “, comment pouvons-nous la concevoir dans la pensée de saint Augustin ? Nous pouvons le faire à partir de deux axes fondamentaux qui structurent sa pensée et qui permettent à Augustin de clairement percevoir la consistance d’un sentiment de chrétienne humanité, qui va au-delà de la religion pour conquérir une valeur sociale et morale décisive. Le premier s’organise à partir de l’Humilité-Christ, il se développe par la forme esclave-vrai-médiateur, pour s’accomplir en l’Eternité-Dieu. Le deuxième s’organise à partir du Diableorgueil-faux-médiateur, il se développe par le maître-esclave de sa propre servitude, pour s’accomplir en le Roi-Tyran. Dans le Livre VII des Confessions, Augustin expose et analyse l’expérience qui fut la sienne de la lecture des livres platoniciens, confrontée à la lecture qu’il fit des Ecritures : “ dans l’intention de me faire voir d’abord à quel point tu résistes aux superbes et donnes en revanche la grâce aux humbles et par quelle grande miséricorde tu as indiqué aux H-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la Culture antique, Paris, E De Boccard, 1983, réimpression de la 4ème édition de 1958, p. 554. 208 Saint Augustin, Confessions, Livre III, 4(7), op. cit, p. 73. 209 Cité par F. Dolbeau « “ Seminator uerborum “ Réflexions d’un éditeur de sermons d’Augustin » in G. Madec (dir) Augustin Prédicateur (395-411) op. cit, p. 95. 210 Saint Augustin « Lettre 20 » in Oeuvres de Saint Augustin, 46B, Lettres 1-29, texte critique de Johannes Divjak, Paris, Etudes augustiniennes, 1987, p. 293. 207 59 hommes la voie de l’humilité, puisque ton Verbe s’est fait chair et qu’il a habité au milieu des hommes, tu me procuras, par l’entremise d’un individu tout gonflé de l’orgueil le plus farouche, des livres platoniciens traduits du grec en latin. “ (…) “ ... je commençais, plénitude sur moi du châtiment, à vouloir passer déjà pour un sage et, loin de pleurer, je m’enflais même, làdessus, de mon savoir. Où donc était cette charité qui bâtit sur le fondement de l’humilité, autrement dit sur Jésus-Christ ? Mais ces ouvrages-là, quand me l’auraient-ils enseigné ? Tu as, je pense, voulu que leur rencontre précédât pour moi la méditation de tes Ecritures afin de me graver dans la mémoire les impressions qu’ils me firent. Apprivoisé ensuite à tes livres et mes blessures pansées sous tes doigts vigilants, je saisirais et mesurais la distance entre la présomption et la confession,... “ 211 La distance donc, entre la présomption et la confession, c’est la distance entre l’orgueil et l’humilité, distance exprimée très clairement par saint Paul dans son Epître aux Romains, qui stigmatise ces hommes qui ont connu Dieu mais : “ ce n’est pas comme Dieu qu’ils le glorifient ou lui rendent grâce, mais ils se sont vidés en leurs ruminations, et l’inintelligence de leur coeur s’est enténébrée. Se disant sages, ils sont devenus fous. “ 212 C’est par la voie fondamentale de l’humilité contre la voie de l’orgueil qu’Augustin a pu accéder à une illumination, qui ne fut pas seulement, une tentative, pour s’élever à Dieu par ses propres forces, mais une révélation, la première expérience mystique d’Augustin, pendant laquelle il découvre l’éclat de la lumière divine, qui l’éblouit et le fait frémir d’amour et d’épouvante, cette illumination, l’éblouissement inouï de cette lumière infinie qui force le regard à se détourner, mène saint Augustin vers la trinité, c’est-à-dire vers l’Aeternitas, la Veritas, la Caritas, qui sont des désignations trinitaires, l’éternité, la vérité, la charité, étant les trois modes selon lesquels, les trois personnes sont l’unique essence, trois modes d’expression de Dieu : 213 “ ce me fut là un avertissement à revenir à moi. J’entrai donc au fond de mon être, sous ta conduite ; si je l’ai pu, c’est que tu t’es fait mon aide. J’entrai et, vaille que vaille, avec l’oeil de mon âme, je vis par dessus ce même oeil de mon âme, par-dessus ma raison, une lumière sans changement ; non pas cette lumière commune, à la portée de tout regard charnel, et non pas davantage une lumière quasi du même genre, dont la clarté, incomparablement plus vive, eût tout recouvert sous sa grandeur. Non, la lumière dont je parle n’était point cela, mais autre chose, tout autre chose, sans rapport avec ces lumières-là. Elle n’était pas non plus pardessus ma raison comme l’huile par-dessus l’eau ni comme le ciel pardessus la terre, mais elle était par-dessus moi comme l’auteur de mon être et moi par-dessous elle, comme son ouvrage. Connaître la vérité, c’est la connaître et la connaître, c’est connaître l’éternité. C’est la “ charité “ qui la connaît. O éternelle vérité, ô véritable charité, ô chère éternité, tu es mon Dieu ! Vers toi je soupire, le jour, la nuit ! Aussitôt que je t’ai connue, tu m’as, toi, levé à toi, pour me faire voir qu’il y avait quelque chose à voir, sans que je fusse encore en mesure de voir. Tu rabattis ma vue débile au choc de ton rayonnement et je frémis d’amour et d’épouvante à me découvrir loin de toi en un climat étranger. Il me semblait t’entendre me dire du haut des cieux : “ je suis la nourriture des hommes faits ; grandis et Saint Augustin, Confessions, Livre VII, 9(13) et 20(26), op. cit, p. 175 et 186. Rom. I, 21, 213 Olivier du Roy, L’intelligence de la foi en la Trinité selon Saint Augustin. Genèse de sa théorie trinitaire jusqu’en 391, Paris, Etudes Augustiniennes, 1966, p. 74. 211 212 60 tu me mangeras. D’ailleurs tu ne me changeras pas en toi, comme la nourriture de ta chair, mais tu seras, toi, changé en moi. “ Je connus alors que tu as, pour son iniquité, corrigé l’homme et fait sécher mon âme comme une toile d’araignée. “ Comment, ai-je dit, la vérité, parce qu’elle est sans étendue, hors de tout espace, n’existerait pas ? “ Sur quoi tu m’as crié de loin : “ tant s’en faut ! Je suis le : je suis. “ J’ai entendu comme l’on entend avec le coeur. Plus de motif au moindre doute ! J’aurais plus facilement douté de ma vie que de l’existence d’une vérité visible à l’intelligence à travers les êtres créés. “ 214 § 2. L’HUMILITÉ : FONDEMENT DE L’HUMANITÉ DU CHRIST L’humilité a donc permis à saint Augustin d’être enseigné par la révélation de la lumière de Dieu, et ainsi de pénétrer dans l’intelligence du mystère de Dieu et de son verbe, intelligence du mystère de Dieu qui le mènera à l’intelligence de l’Incarnation et de sa signification. Selon Olivier du Roy, l’antériorité de la connaissance du Dieu Trinité sur la connaissance du Christ Incarné constitue une articulation fondamentale de la théologie augustinienne. 215 En d’autres termes c’est l’humilité qui est le noyau central de l’humanité du Christ, et saint Augustin l’exposera très clairement dans son De Trinitate : “ le visage du Seigneur lui-même varie à l’infini, selon les diverses représentations que chacun s’en fait : il était unique pourtant, quel qu’il fût. Mais ce qui est salutaire dans la foi que nous avons au Seigneur Jésus, ce ne sont pas ces représentations imaginatives, peut-être fort éloignées de la réalité : c’est ce que nous pensons de l’homme, de ce qui en lui, répond à notre idée d’homme. Nous avons en effet, fixée en nous comme une règle, la notion de nature humaine, d’après laquelle nous savons aussitôt qu’est homme, formellement homme, tout être en qui nous la voyons se vérifier... C’est sur cette notion que se forme notre pensée, lorsque nous croyons que Dieu, pour nous, s’est fait homme, en exemple d’humilité et pour nous faire connaître son amour à notre égard. L’important pour nous, en effet, est de croire, de maintenir fermement et inébranlablement en notre coeur, que cette humilité, qui a amené Dieu à naître d’une femme et, au milieu de si grands outrages, à se laisser conduire à la mort par des hommes mortels, est le suprême remède pour guérir l’enflure de notre orgueil et le sublime mystère pour dénouer le lien de péché. Il en est de même pour la force de ses miracles et de sa résurrection : parce que nous savons ce qu’est la toute-puissance, nous attribuons ces oeuvres au Dieu tout-puissant ; d’après la connaissance, innée ou acquise par l’expérience, que nous avons des espèces et des genres, nous jugeons des faits de cette sorte afin que notre foi ne soit pas feinte. “ 216 La seule voie praticable pour l’homme est celle de l’humilité, en contradiction absolue avec l’orgueil, qui représenterait doublement : le Diable lui-même et l’aveuglement des hommes. Dans le sermon Dolbeau 26 Contre les Païens, qui constitue l’exposé le plus complet de la christologie Saint Augustin, Confessions, Livre VII, 10(16), op. cit., p. 178. Olivier du Roy, L’ intelligence de la foi en la Trinité selon Saint Augustin. op. cit. p. 97. 216 Saint Augustin « La Trinité » in Oeuvres de Saint Augustin, Volume 16, Texte de l’édition bénédictine, Livre VIII, V, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1997, p. 43. 214 215 61 d’Augustin, 217 la dialectique Humilité-Orgueil structure le sermon de part en part. Ainsi, Augustin s’adressant aux fidèles : “ Voilà pourquoi l’orgueilleux séduit davantage les orgueilleux : parce que la mortalité choque les orgueilleux plus que l’iniquité le fait. Aussi ont-ils en horreur la mortalité dans l’Humanité du Christ plutôt que l’iniquité dans l’Orgueil du Diable. “ Et plus loin, dans le même sermon, saint Augustin dira encore : “ que nul ne désespère de lui-même pour être tout en bas : qu’il s’attache seulement au Christ, et son espérance ne sera pas trompée... Eux, en effet comme j’avais commencé à le dire, qui voient la patrie de loin et depuis la montagne opposée de l’orgueil, ils rejettent l’humilité : c’est pourquoi ils ne suivent pas la voie. Car la voie est notre humilité. C’est elle que le Christ montra en lui-même. Si quelqu’un vient à s’écarter de cette voie, il s’engagera sur une montagne tortueuse et inextricable, où le diable s’interposera devant lui, où il s’interposera à la place du médiateur (nous avons un unique médiateur, le Seigneur Jésus-Christ), de façon funeste et trompeuse grâce à d’innombrables rites sacrilèges... En revanche, ceux qui suivent déjà la voie, c’est-à-dire le vrai et véridique médiateur, celui qui guide au lieu de barrer le chemin, celui qui purifie au lieu de souiller, ceuxlà marchent avec persévérance sur la voie qu’ils suivent. “ 218 L’importance cruciale conférée par Augustin à l’humilité, constitue donc le premier moment de sa construction du sentiment d’humanité. Le deuxième moment est constitué par le caractère fondateur qu’il confère au mouvement de renonciation à la volonté de puissance. Le troisième moment peut s’entendre du sens absolument négatif dont il revêt : “ la passion de dominer “. Ces trois moments peuvent être considérés comme une sorte de rythmique, de scansion, qui permet à la pensée de saint Augustin de se déployer dans son temps et dans notre temps. Ce déploiement s’accomplissant à partir du Christ, science et sagesse, principe de cohérence de la doctrine augustinienne : 219 “ notre science c’est le Christ : notre sagesse aussi, c’est le même Christ. Il implante en nous la foi au sujet des réalités temporelles ; il nous révèle la vérité au sujet des réalités éternelles. C’est par lui que nous allons à lui ; nous tendons par la science à la sagesse ; mais nous ne nous écartons pas de l’unique et même Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science. “ 220 M-A. Vannier « L’apport des nouveaux sermons à la christologie » in G. Madec (dir) Augustin prédicateur (395-411), op. cit. p. 269. 218 Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et Incarnation, op. cit. p. 103 et 131. 219 G. Madec, Christus, scientia et sapientia nostra. Le principe de cohérence de la doctrine augustinienne. Paris, Recherches Augustiniennes, 1975, Volume X, p. 77. 220 Saint Augustin, La Trinité, op. cit. Livre XIII, XIX, 24, p. 337. 217 62 SECTION 2. L’IMPÉRATIF ABSOLU DE LA RENONCIATION À LA VOLONTÉ DE PUISSANCE § 1. L’IMPÉRATIF DE LA PUISSANCE DIVINE La renonciation absolue à la volonté de puissance est en effet le moment fondateur qui permet seul d’envisager : “ ... que toute souveraineté, toute puissance humaine étant anéanties, Dieu soit en tous. “ 221 La distinction fondamentale de saint Augustin entre la présomption et la confession, c’est-à-dire entre l’orgueil et l’humilité signifie que toute tentative pour s’élever jusqu’à Dieu ne peut qu’échouer dans une orgueilleuse impiété qui éloigne de Dieu. L’unique possibilité de rencontrer Dieu est celle de l’accueil par la foi en un Dieu qui rejoint l’homme en s’abaissant jusqu’à lui. Deux textes scripturaires jouent dans la pensée de saint Augustin un rôle crucial, et un lecteur de ce dernier a pu remarquer, combien ces deux textes étaient associés dans l’énonciation de sa parole par le grand Docteur Africain. 222 C’est d’abord un passage de la première Lettre à Thimothée : “ oui seul Dieu est un, et un seul aussi le médiateur entre Dieu et les hommes : un homme, le Messie Jésus, qui se donne en rançon pour tous. “ 223 C’est ensuite un passage de la Lettre aux Philippiens, qui est cité par saint Augustin au paragraphe quarante du sermon Dolbeau 26 : Sermon Contre les Païens : “ c’est pourquoi le vrai et véridique médiateur a partagé avec toi ce que Dieu t’a fait en te punissant, mais sans partager avec toi ce que tu as fait en péchant. Il a partagé avec toi la mortalité, mais sans partager avec toi l’iniquité. Il est en effet devenu mortel dans la chair, sans devenir cependant, à cause du péché, le débiteur de la mort. “ Mais il s’est vidé luimême, prenant la condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes, et reconnu à son aspect comme un homme.” 224 C’est dit ainsi pour que nous ne croyions pas qu’il a été transformé ; c’est au contraire parce qu’il a voulu apparaître humblement et dans la condition d’esclave, restant en secret Seigneur et Dieu auprès de Dieu, Fils égal au Père, par qui tout a été fait. “ 225 Le texte scripturaire de la Lettre aux Philippiens (2,6-11,) qui expose que le Christ s’est humilié lui-même, devenant soumis jusqu’à la mort, et même à la mort de la croix, prenant la condition d’esclave, et qui expose également que c’est par cette humiliation consentie jusqu’à la mort que Dieu a surexalté Jésus et lui a donné le nom au-dessus de tout nom, pour que au nom de Jésus, tout genou plie dans le ciel et sur la terre. Ce texte donc, a un rôle fondateur pour la pensée de saint Augustin, puisqu’il permet de comprendre que l’humanité du Fils de Dieu est la condition de sa participation à nos souffrances, et que sa divinité, est le signe de la totale gratuité de cette participation. Car en effet, c’est la justice de Jésus-Christ qui a vaincu le démon, et le démon a été vaincu parce qu’il a tué le Christ ; Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 127. A. Verwilghen, Christologie et spiritualité chez Saint Augustin. L’Hymne aux Philippiens, Paris, Beauchesne, 1985, p. 271-284. 223 Première Epître à Timothée (2,5). 224 L’Epître aux Philippiens 2, 6-7. 225 Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et Incarnation, op. cit, p. 102. 221 222 63 qui a su assumer l’humiliation suprême de sa mise à mort en prenant la condition humaine d’esclave : “ le démon aurait-il été vaincu avec cette rigoureuse équité, si le Christ avait voulu traiter avec lui sur le plan de la puissance et non sur celui de la justice... Car c’est en vertu de la faiblesse qu’il a prise avec notre chair mortelle, non en vertu de sa puissance immortelle, que le Christ a été crucifié ... En mourant, lui qui est si puissant, il nous a, à nous mortels impuissants, enseigné le prix de la justice et promis la puissance : enseigné l’une par sa mort, promis l’autre par sa résurrection... Car c’est le fait d’une plus grande puissance encore de vaincre la mort en ressuscitant que de l’éviter en vivant ... Il n’est donc pas difficile de voir que le démon est vaincu, une fois ressuscité celui qu’il a mis à mort. C’est une chose plus grande, un mystère plus profond à saisir, de voir que le démon fut vaincu, alors qu’il croyait être vainqueur, c’est-à-dire au moment où le Christ fut mis à mort. Car c’est alors que ce sang, parce que c’était le sang de celui qui n’avait absolument aucun péché, a été répandu pour la rémission de nos péchés : de la sorte, ceux que le démon, en toute justice, tenait enchaînés dans une condition de mort, parce qu’ils étaient coupables de péchés, il devait les libérer en toute justice par le mérite de celui auquel, bien qu’innocent de tout péché, il avait injustement fait subir la peine de mort. C’est par cette justice que le fort a été vaincu, par ce lien qu’il a été enchaîné ... “ 226 Pour saint Augustin donc, la véritable justice, c’est le renoncement à la volonté de puissance accompli par le Christ médiateur. “ L’abaissement dans la justice, autrement dit dans le renoncement à la volonté de puissance pour se conformer à la volonté de Dieu, conditionne l’état d’exaltation par la puissance divine “ 227 écrit l’auteur d’un article de théologie. Pour saint Augustin, la véritable puissance c’est la “ puissance dans la divinité “ c’est la “ puissance immortelle du Christ dans son humanité et dans sa divinité “, c’est la “ lumière ineffable de la sagesse “. “ Qu’y a-t-il de plus juste, écrit saint Augustin, que de souffrir pour la justice jusqu’à la mort de la croix? et qu’y a-t-il de plus puissant que de ressusciter des morts et de monter au ciel avec la chair même dans laquelle il a été immolé? Il a donc vaincu le démon d’abord par la justice, ensuite par la puissance : par la justice, puisqu’il était sans péché et que le démon a commis une souveraine injustice en le faisant mourir ; par la puissance, puisque mort, il est revenu à la vie pour ne plus jamais mourir. “ 228 § 2. L’IMPÉRATIF DE L’ÉTERNITÉ La renonciation à la volonté de puissance permet d’accéder à l’éternité qui est un des modes trinitaires de l’expression divine, à côté de la vérité et de la charité. C’est la raison pour laquelle « toute la cité du Rédempteur, la société des saints, est comme un sacrifice universel offert à Dieu par le pontife souverain qui dans sa passion s’est offert aussi luimême pour nous, pour nous rendre les membres du chef auguste descendu sous la forme d’esclave : forme qu’il offre à Dieu, dans laquelle il est Saint Augustin, La Trinité, op. cit, Livre XIII, XIV. 18, et XV. 19, p. 315-317-319. G. Rémy « La théologie de la médiation selon saint Augustin. Son Actualité » in Revue Thomiste, (revue doctrinale de philosophie et de théologie), Paris, 1991, n°4, p. 580-623, (594) 228 Saint Augustin, La Trinité, op. cit,, Livre XIII, XIV, 18, p. 317. 226 227 64 offert ; car selon cette forme, il est médiateur, prêtre et sacrifice. » 229 Le péché est la cause première de l’esclavage, car c’est avec justice que la condition de l’esclavage a été imposée au pécheur, mais, et ceci est capital, dans cet ordre de paix qui tient l’homme sous la dépendance de l’homme, comme l’humilité est utile à l’esclave, l’orgueil est funeste au maître. Car la plus cruelle domination qui ravage le coeur des mortels, n’estce pas entre autres la passion de dominer ? Et donc l’apôtre invite les esclaves à demeurer soumis, parce que s’ils ne sont pas affranchis par leurs maîtres, eux-mêmes peuvent s’affranchir de leur propre servitude, par la voie de l’humilité qui mène au Christ. Parce que le Christ, en assumant son humiliation et sa mise à mort, a rendu absolument positive la forme esclave, qui ouvre à l’esclave les portes de la puissance divine, c’est-à-dire l’anéantissement de toute souveraineté, de toute puissance humaine, et donc l’anéantissement de la puissance du maître, qui lui, au contraire, par son orgueil qui lui sera funeste, comme par sa passion de dominer qui le rend aveugle, sera inéluctablement vaincu par ces esclaves qui se sont affranchis eux-mêmes, comme Jésus a vaincu le démon à l’instant même où ce dernier se croyait victorieux dans l’illusion de son orgueil qui lui a été absolument funeste. Et donc l’esclave peut, avec juste raison, croire à son affranchissement par sa soumission et son humilité tandis que le maître, comme le diable, comme le roi-tyran, sera inéluctablement vaincu et enchaîné dans la servitude, par les chaînes de l’orgueil et de sa passion de dominer. 230 C’est la raison pour laquelle “ deux amours ont donc bâti deux cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu. L’une se glorifie en soi, et l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire aux hommes, l’autre met sa gloire la plus chère en Dieu témoin de sa conscience. L’un, dans l’orgueil de sa gloire, marche la tête haute ; l’autre dit à son Dieu : “ tu es ma gloire et c’est toi qui élèves ma tête. “ Celle-là, dans ses chefs, dans ses victoires sur les autres nations qu’elle dompte, se laisse dominer par sa passion de dominer. Celle-ci nous représente ses citoyens unis dans la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouvernants tutélaires, sujets obéissants. Celle-là dans ses princes, aime sa propre force. Celle-ci dit à son Dieu : “ seigneur, mon unique force, je t’aimerai. “ 231 229 230 231 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit,, Livre X, VI, Volume 1, p. 412. Ibidem, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 125-126-127. Ibidem, Livre XIV, XXVIII, Volume 2, p. 191. 65 SECTION 3. LA PASSION DE DOMINER SIGNIFIE L’ORGUEIL FUNESTE DU MAÎTRE § 1. LA PASSION DE DOMINER SE MOQUE DU NOM DE LA VÉRITÉ L’amour de Dieu pour les hommes, l’amour des hommes pour Dieu, c’est donc triplement pour saint Augustin : la victoire de l’humilité, la renonciation à la volonté de puissance, la défaite de la passion de dominer. Car en effet questionne Augustin dans son De Civitate Dei : “ ... la plus cruelle domination qui ravage le coeur des mortels, n’est-ce pas entre autres la passion de dominer ? “ 232 et si cette domination peut s’accomplir c’est parce qu’elle incarne : “ ... l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu... “ qui est une des formes d’expression de la cité de la terre, laquelle, “ ... dans ses chefs, dans ses victoires sur les autres nations qu’elle dompte, se laisse dominer par sa passion de dominer,... marchant la tête haute dans l’orgueil de sa gloire. “ 233 Or, le trait distinctif de l’orgueilleux, c’est “ qu’il ose se prétendre plus fort et plus puissant que le Christ (...) qui a assumé l’humanité pour guérir les hommes de l’enflure de l’orgueil (...) “ 234, car en effet : “ ... dans cet ordre de paix qui tient l’homme sous la dépendance de l’homme, comme l’humilité est utile à l’esclave, l’orgueil est funeste au maître. “ 235 La passion de dominer et l’orgueil d’être le maître sont dans la pensée de saint Augustin des termes équivalents pour désigner non pas seulement les simples païens, mais plus encore : “ ... ceux qui se considèrent comme de très savants interprètes des effigies, qui sont pleins d’enflure et enflent encore, et qui vides du vrai, se moquent du nom de la vérité. “ 236 Et ne pas se moquer du nom de la vérité c’est comprendre que : “ ... dans la maison du juste vivant de la foi et voyageant encore loin de la céleste cité, ceux mêmes qui commandent (le mari sur la femme, les parents sur les enfants, les maîtres sur les serviteurs) sont les serviteurs de ceux à qui ils paraissent commander. Car ce n’est pas par la passion de dominer qu’ils commandent, mais par la loi du dévouement, non par l’orgueil d’être le maître, mais par le devoir de la providence. “ 237 Si donc l’orgueil du maître lui sera en quelque sorte irréductiblement funeste, c’est parce que l’obéissance du Christ jusqu’à la mort (Philippiens 2, 8) est à l’origine de notre immortalité. Chez un serviteur de Dieu, il n’est pas de vertu sans l’obéissance qui est fille de la charité, énonce Augustin dans un de ses sermons : De Oboedientia, 238 et c’est précisément parce que cette obéissance est bien plus fondamentale et effective que l’orgueil du maître que : “ ... l’apôtre invite les esclaves à demeurer soumis, à servir de coeur et de bonne volonté, afin que, s’ils ne peuvent être affranchis par leurs maîtres, euxmêmes affranchissent, pour ainsi dire, leur propre servitude, témoignant dans leur service non l’hypocrisie de la crainte, mais la fidélité de l’affection jusqu’à ce que l’iniquité passe et que toute souveraineté, toute puissance Ibidem, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 126. Ibidem, Livre XIV, XXVIII, Volume 2, p. 191. 234 Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et Incarnation, op. cit, p. 103-104. 235 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit,, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 126. 236 Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et Incarnation, op. cit, p. 80. 237 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit,, Livre XIX, XIV, Volume 3, p. 125. 238 Augustin d’Hippone, De Oboedientia, vingt-six sermons au peuple d’Afrique, retrouvés à Mayence, édités et commentés par François Dolbeau, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1996, p. 317. 232 233 66 humaine étant anéanties, Dieu soit en tous. “ 239 Il y a donc dans le mouvement de la pensée de saint Augustin une philosophie de la politique qui s’organise à partir de la tension dialectique et contradictoire entre l’orgueil et l’humilité, entre le maître et l’esclave, entre le diable et le Christ Dieu et homme. Et cette tension dialectique et contradictoire s’organise elle-même à partir des trois désignations trinitaires : Aeternitas, Veritas, Caritas. “ Connaître la vérité, c’est la connaître et la connaître, c’est connaître l’éternité. C’est la “ charité “ qui la connaît; O éternelle vérité, ô véritable charité, ô chère éternité, tu es mon Dieu ! Vers toi je soupire, le jour, la nuit ! Aussitôt que je t’ai connue, tu m’as, toi, levé à toi, pour me faire voir qu’il y avait quelque chose à voir, sans que je fusse encore en mesure de voir. “ 240 Cette philosophie de la politique repose sur l’idée fondamentale selon laquelle : “ ...tant est grande la puissance dans la divinité...“ la : “ ... puissance immortelle du Christ, “ qu’est inconsistante et sans efficience décisive, la puissance vaine des hommes, “ ... mortels impuissants. “ 241 Et cette : puissance dans la divinité, repose d’une part sur la : “ ... souveraine égalité du Père, du Fils, du Saint-Esprit, “ d’autre part sur l’idée selon laquelle : “ Dieu est la tête du Christ, “ car, “ l’éternité est dans le Père “, ce qui signifie que : “ ... le Père n’a pas de père dont il procède, le Fils au contraire, tient du Père et son existence et sa coéternité avec lui. “ et enfin sur l’idée cruciale de la Trinité énoncée par Augustin : “ C’est dans la Trinité, en effet, qu’est la source suprême de toutes choses, la perfection de leur beauté, le comble de leur joie. “ 242 L’on comprend alors clairement pourquoi toute volonté de puissance, tout désir de dominer, tout orgueil d’être le maître, ne peut que buter contre la puissance infinie du principe divin, cette puissance ayant comme vertu fondamentale de retourner contre le puissant, le maître, le tyran, son orgueil qui soutient sa passion de dominer, qui lui sera funeste, à cause même du caractère infini de la puissance divine. La volonté de puissance de l’homme, ne peut alors prendre qu’une seule et unique voie, celle de l’humilité, celle de la renonciation à la volonté de puissance, car c’est la seule voie qui permette à l’homme de découvrir que : “ Dieu veut non seulement nous donner la vie, mais encore faire de nous des dieux, c’est-à-dire ses fils. Il ne s’est pas contenté de le promettre, il a assumé luimême notre condition mortelle. Le créateur de l’humanité s’est fait homme pour que l’homme puisse participer à sa divinité. “ 243 Seul le Christ, humble médiateur, sera en mesure de conduire les humbles “ ... à la hauteur de Dieu. “ 244 Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit,, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 127. Saint Augustin, Confessions, Livre VII, 10(16), op. cit, p. 178. 241 Saint Augustin, La Trinité, op. cit, Livre XIII, XIV, 18, p. 317. 242 Saint Augustin, La Trinité, op. cit, volume 15, Livre VI, X, 11 et 12, p. 497-499. 243 Augustin d’Hippone, De Psalmo LXXXI, vingt-six sermons au peuple d’Afrique, op. cit, p. 450. 244 Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et Incarnation, op. cit, p. 100. 239 240 67 § 2. SEUL LE CHRIST EST RECONNU ROI Pour saint Augustin, seul le Christ est reconnu Roi 245, et il emploie toujours le mot : imperator ou princeps pour désigner les empereurs chrétiens. Il est très significatif de remarquer l’absence chez lui de la formule : rex catholicus, qui représente pour lui une : “ impossibilité conceptuelle “ 246, parce qu’il partageait le sentiment latin de méfiance envers le mot : rex, terme négatif qui renvoie à un pouvoir tyrannique : “ parce que le terme de roi devrait être réservé au Christ, et parce que la tradition latine rejetait le rex tout en acceptant le princeps ou l’imperator, Augustin fut à la fois romain et chrétien en écrivant imperator christianus, et en refusant rex catholicus.... Sans le christianisme qui impose l’humilitas à l’imperator, ce dernier serait rex et dominator. L’empereur païen est un tyran orgueilleux, car il se prend pour un Dieu ; l’empereur chrétien est humble, car au service de Dieu.... Les rois du monde réellement chrétiens deviennent dignes du titre d’empereurs par leur humilité, alors que les empereurs païens, orgueilleux, donc véritables tyrans, ne sont en fait que des rois, au sens républicain du terme, “ écrit Hervé Inglebert. 247 Dans un sermon, daté de quelques semaines ou de quelques mois au plus après le premier janvier 404, date de l’entrée triomphale d’Honorius à Rome, qui eut un retentissement extraordinaire, car elle marquait le début du sixième consulat d’Honorius, et fêtait les victoires de Stilicon sur les Goths, Augustin dit ceci, se souvenant que, lors de cette entrée triomphale, l’empereur, négligeant de visiter le Mausolée d’Hadrien, aurait déposé son diadème, devant la tombe de saint Pierre : “ les rois viennent, comme je l’ai déjà dit, à Rome. Là sont les temples des empereurs qui dans leur orgueil ont exigé des hommes des honneurs divins et qui, parce qu’ils le pouvaient, car c’étaient des rois et des tyrans, ont extorqué plus que ce qu’ils méritaient. Qu’est-ce que le pécheur pouvait bien extorquer de tel ? Là est la tombe du pécheur, là est le temple des empereurs. Pierre est là dans la tombe, Hadrien est là dans le temple. Le temple d’Hadrien, le tombeau de Pierre. Vient l’empereur. Voyons où il ira, où il veut se mettre à genoux : au temple des empereurs ou au tombeau du pécheur. “ 248 Se prendre pour un Dieu est donc pour un roi ou un empereur, le signe d’une tyrannie orgueilleuse qui ignore non seulement l’humilité, mais qui ignore combien la puissance divine sera inéluctablement funeste à l’illusion de cet orgueil. Mais de même, c’est faire preuve d’un “ orgueil monstrueux “, 249 pour un évêque, que de se poser comme un médiateur entre Dieu et les hommes. Car de même que Dieu est unique, de même est unique aussi, le médiateur entre Dieu et les hommes : le Christ Jésus, homme luimême. Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XVII, XVI, Volume 2, p. 354-355. H. Inglebert « Universalité chrétienne et monarchie impériale dans les nouveaux sermons d’Augustin découverts à Mayence » in G. Madec (dir), Augustin Prédicateur (395-411), Actes du colloque international de Chantilly (5-7 septembre 1996), Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1998, p. 460. 247 Ibidem, p. 460. 248 Augustin d’Hippone « Sermo sancti Augustini cum pagani ingrederentur » in Augustin d’Hippone, vingtsix sermons au peuple d’Afrique, op. cit, p. 266 et 245. 249 Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et Incarnation, op. cit. p., 120. 245 246 68 Et comment l’humanité du Christ s’accomplit-elle en sa divinité. Par ce mouvement fondamental de la kénose : “ mais il s’est vidé lui-même pour prendre forme d’esclave, devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme. “ (Philippiens 2, 7) Se vidant signifiant s’annihiler, devenir invisible, disparaître, l’ultime conséquence de ce mouvement de kénose de Jésus, se réalisant non seulement par l’incarnation d’un homme égal à lui-même, mais par sa mort sur la croix, atroce supplice de l’esclave, qui concrétise absolument, le caractère absolument souverain, de la renonciation à la volonté de puissance. Les hommes donc, s’ils s’imitent eux-mêmes, ne peuvent que chuter dans la passion de dominer, qui leur sera inéluctablement funeste. Ils n’ont pas d’autre choix que d’imiter le Christ pour conquérir leur liberté. Et c’est seulement par cette imitation du Christ, que l’iniquité passera, et que Dieu sera en tous, toute souveraineté, toute puissance humaine étant anéantie. Ce qui donne au sentiment d’humanité construit par saint Augustin, son caractère en quelque sorte révolutionnaire, c’est qu’il se situe paradoxalement au-delà du christianisme. En effet en instituant entre les deux axes évoqués, une tension irréductible, saint Augustin marque scripturalement la souffrance comme frontière entre le dominant et le dominé. En d’autres termes, personne ne peut se trouver en même temps, dans les deux mouvements radicalement séparés, qui disjoignent sans espoir de rencontre, l’axe : Humilité-Christ, forme esclave-vrai-médiateur, Eternité-Dieu, et l’axe : Diable-Orgueil-faux-médiateur, maître-esclave de sa propre servitude, Roi-Tyran. L’Eternité, la Vérité, la Charité, se situent en regard du premier axe. La passion de dominer, l’orgueil, l’injustice, se situent en regard du deuxième axe. Cette construction de saint Augustin pourrait se résumer d’une phrase : jamais le diable, le maître orgueilleux, le roi tyran avide d’honneurs divins, ne pourront tromper les hommes au point de se faire passer pour l’incarnation de la vérité, de l’amour, de la justice. Et donc toujours, les hommes seront victorieux du diable, du maître orgueilleux, du roi tyran, parce que Dieu existe. L’existence de Dieu, est démontrée, par le fait même que le dominé vaincra le dominant. 69 TITRE 2 LES ORIGINES JURIDIQUES DU CONCEPT Ce serait très précisément au Ve siècle avant notre ère à Athènes, dans le moment de la Naissance du Politique, telle que l'analyse Christian Meier, que pourrait être posée la racine des origines juridiques du concept de crime contre l'humanité. Selon le philosophe du droit Michel Villey, d'une part la science du droit est l'invention de la Rome classique, d'autre part l'élucidation du concept général du droit ressort de la philosophie, et singulièrement d'Aristote, dont l'œuvre paraît avoir exercé une influence déterminante sur la construction de la science juridique romaine. Ce serait sur le concept grec de politeia que reposerait la possibilité de concevoir ultérieurement la formulation d'une notion juridique de crime contre l'humanité. Ce concept extraordinairement important de constitution, (politeia) désigne dans le même temps la communauté des citoyens et l' être-citoyen, donc la vie publique, mais ce concept indique également une idée d'ordre juste. La politeia s'oppose à la despoteia qui indique une domination obtenue par soif de pouvoir et d'honneur. Le pouvoir politique conforme à la polis, se révèle dans le concept constitutionnel de politeia, qui constitue le couronnement de la politisation; En lui se réalise l'identité entre la polis et la communauté des citoyens. L'idée de communauté devient alors clairement l'idée de communauté politique, et cette communauté politique l'on peut alors en disposer institutionnellement. Le concept de politeia, qui porte en lui en même temps les trois significations de : constitution, communauté des citoyens et ordre juste, constitue la matrice de la reconnaissance, de la validation, du principe d'humanité, d'où sera engendré d'une part la reconnaissance d'une obligation de guerre juste, d'autre part la nécessité d'une élaboration d'un Droit de la guerre et de la paix. CHAPITRE 1 LA RECONNAISSANCE DU PRINCIPE D’HUMANITÉ La reconnaissance du principe d'humanité a trouvé une validité juridique en suivant trois chemins de pensée qui peuvent être succintement présentés de la manière suivante. Le principe d'humanité est devenu un principe de Droit International Public en se séparant du plan de l'individualité pour atteindre la dimension des relations entre les puissances étatiques. Mais avant de se séparer de l'individualité, la reconnaissance du principe d'humanité s'est organisée selon deux logiques fondamentales. La logique de la Cité de Dieu, développée par Augustin. Selon cette logique il y a pour les croyants une forme de communauté garantie par Dieu, irréductible à toutes les communautés terrestres et qui a survécu à tous les naufrages d'ici-bas. La logique d'Eusèbe, évêque de Césarée, (260-337) dont la théologie politique repose sur la communauté d'un ordre unifié où le temporel et le spirituel se mêlent et s'acceptent. La cohérence de cette perspective repose sur l'idée ancienne de la coïncidence providentielle de l'Empire et de la prédication évangélique : selon cette idée de même que l'Empire est historiquement lié à la Providence, de même la monarchie est pour ainsi dire cosmologiquement liée à Dieu. Les prémices de la 70 reconnaissance du principe d'humanité comme loi de l'humanité devant garantir une relation inter-étatique viable, se sont donc inscrites triplement, dans le concept grec de politeia, (en l'an 430 avant Jésus-Christ) dans la logique augustinienne de La Cité de Dieu, (en 411-412 Augustin débute la rédaction de ce texte) dans la théologie politique de l'empire chrétien telle qu'elle fut développée par Eusèbe de Césaré, le 25 juillet 336 à Constantinople, dans le discours (Le Triakontaétérikos) qu'il prononça pour la célébration des trente ans de règne de l'Empereur Constantin. SECTION 1. LE PRINCIPE D’HUMANITÉ COMME PRINCIPE DE DROIT INTERNATIONAL PUBLIC § 1. LA COHÉRENCE JURIDIQUE Saint Augustin a créé par sa doctrine et par son effort de pensée une tension extraordinaire entre deux termes : l’Humilitas et la Superbia. Le premier de ces termes indique la renonciation à la volonté de puissance, le deuxième de ces termes indique la passion de dominer. La renonciation à la volonté de puissance porte en elle la possibilité de reconnaître et d’accepter, qu’un autre homme, celui qui me fait face et me contredit, ne soit pas soumis à ma passion. La passion de dominer, implique de ma part envers celui qui me contredit la nécessité de le soumettre, puis de l’anéantir, par tout moyen imaginable, y compris par le meurtre. C’est en cela qu’il a été affirmé 250 que l’oeuvre de saint Augustin sera décisive pour la constitution ultérieure de la doctrine de la guerre juste, doctrine qui naîtra pour l’essentiel aux douzième et treizième siècles. Mais c’est en cela également, que cette oeuvre nous apparaît comme un passage obligatoire pour comprendre la dimension historique du principe d’humanité. Le principe d’humanité a été reconnu comme un principe de Droit International Public à part entière, en 1899 lors de la première conférence de la paix de La Haye. Ce principe comporte trois significations distinctes, qui, toutes les trois rassemblées, dans ce même principe, assurent à ce dernier, sa cohérence juridique du point de vue doctrinal, dans le cadre du Droit International Public qui se constitue véritablement comme discipline juridique autonome au dix-huitième siècle. Ce principe d’humanité a été énoncé dans la Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, signée à La Haye par vingt-huit pays. A- Le principe d’humanité, au-delà de la pitié La première signification de ce principe est énoncée comme suit dans le préambule de la Convention : “ les Hautes parties contractantes, animées du désir de servir encore, dans cette hypothèse extrême (l’appel aux armes) les intérêts de l’humanité et les exigences toujours progressistes de la civilisation, ont dans cet esprit adopté un grand nombre de dispositions qui ont pour objet de définir et de régler les usages de la guerre sur terre. “ 251 250 251 P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 13. J-B. Scott, Les Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et 1907, op. cit, p. 15 de l’Appendice. 71 La deuxième signification de ce principe est énoncée dans une disposition du préambule de cette Convention, la clause Martens, du nom de son inspirateur, Féodor Martens, jurisconsulte estonien au service du Tsar et du gouvernement russe : 252 “ les Hautes parties contractantes jugent opportun de constater que dans les cas non compris dans les dispositions réglementaires adoptées par Elles, les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité, et des exigences de la conscience publique. “ La troisième signification de ce principe est énoncée par l’article 22 de cette Convention : “ les Belligérants n’ont pas un droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’ennemi. “ De ce principe d’humanité découle en particulier trois règles clairement énoncées dans la Convention, par le moyen des mots : Honneur et Humanité : 1) Art 4 : Les prisonniers de guerre doivent être traités avec humanité. 2) Art 35 : Les capitulations arrêtées entre les parties contractantes doivent tenir compte des règles de l’honneur militaire. 3) Art 46 : L’honneur, les droits de la famille, la vie, des individus d’un territoire occupé, placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie, doivent êtres respectés. Ces références à l’honneur comme Valeur de Droit International ne seraient pas concevables sans l’éthique chevaleresque. Ces références justifient la remarque de Peter Haggenmacher, selon laquelle une étude approfondie, mais combien difficile pour une époque qui ne le ressent plus de la même façon, resterait à faire sur le rôle éminent du sentiment de l’honneur, dans les relations politiques et surtout belliqueuses au Moyen Âge et jusque dans les temps modernes. Comme une conséquence de cette remarque, la séance publique annuelle des cinq Académies, regroupées au sein de l’Institut de France, fut consacrée le mardi 22 octobre 2002 à “ l’honneur “. 253 La première signification du principe d’humanité réside principalement dans les : “ intérêts de l’humanité “, la deuxième signification réside dans les : “ lois de l’humanité, “ la troisième signification réside dans l’interdiction d’un : “ droit illimité de nuire à l’ennemi. “ Or à y regarder de plus près, nous comprenons que le principe d’humanité, réunit en ses trois significations, les trois acteurs de toute guerre. Le premier acteur c’est l’Humanité, au sens d’unité du genre humain, tel qu’il apparaît dans l’expression : intérêts de l’humanité, le deuxième acteur c’est l’ennemi, envers lequel je me dois de respecter les lois de l’humanité, le troisième acteur c’est moi-même, ennemi de l’ennemi, envers qui je me dois d’interdire la croyance en un droit illimité de nuire à l’ennemi. V. Poustoganov « Un humaniste des temps modernes : Féodor Féodorovitch Martens (1845-1909) » in Revue Internationale de la Croix-Rouge, 1996, pp. 322-338. Féodor Martens ne doit pas être confondu avec le prussien Georges Frédéric de Martens (1756-1822) le père des 134 volumes du Recueil des traités (1791-1944). 253 P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 78. et voir Le Monde du mercredi 23 octobre 2002, p. 1-18-19, extraits des communications présentées sur le thème de l’honneur par un délégué de chacune des cinq académies. 252 72 La doctrine juridique contemporaine explique que le comportement qui ordonne le principe d’humanité, n’a pas essentiellement pour support un “ sentiment humanitaire, “ un sentiment de pitié, mais que ce comportement est induit par une obligation objective, qui est fondée sur la constatation et la conscience de l’unité du genre humain, unité qui transcende l’appartenance des hommes à des nations, des races, des idéologies ennemies. Dans l’intérêt de l’Humanité, les lois de l’Humanité enjoignent d’accomplir certains actes et de s’abstenir de commettre d’autres actes. Ces prescriptions et ces interdictions ne sont pas commandées par un sentiment qui serait inspiré par les personnes ennemies, mais elles sont commandées et imposées en considération de la dignité humaine, qui érige le principe d’humanité en norme juridique internationale. Celui qui viole cette norme s’avilit lui-même, il avilit l’armée dont il fait partie, il avilit l’Etat dont il est le ressortissant, enfin il dégrade l’Humanité entière : “ c’est là une proposition qui ne comporte ni ne supporte aucune emphase. La fonction véritable du principe d’humanité est la protection contre la barbarie, contre la bestialité, contre l’avilissement de l’homme. Par là, le principe d’humanité s’apparente intimement au principe de civilisation, parenté qui se manifeste dans le verbe humaniser, synonyme de civiliser. “ 254 B- Le principe d’humanité, au-delà de la philosophie Ce qui est néanmoins remarquable dans cette doctrine juridique contemporaine, c’est son affirmation selon laquelle l’objectivité de la norme juridique internationale que constitue le principe d’humanité, signifie que ce dernier est au-delà de toute référence philosophique. Henri Meyrowitz écrit que : “ pour remplir sa fonction d’ordre et de civilisation, pour servir l’humanité, le droit de la guerre, celui de Genève et celui de La Haye, doit être regardé comme libre de toute référence philosophique, quelle qu’elle soit. Car il est destiné à régler la conduite objective d’Etats et d’hommes dont la conception du bonheur, de la vie et de la mort, peut être foncièrement différente. “ 255 Cette nécessité doctrinale de séparer le principe d’humanité de la philosophie, trouve son impulsion première dans le modèle du Droit International Classique, construit principalement au XVIIIème siècle par l’Allemand Christian Wolff et par le suisse Emer de Vattel. Ce dernier définit le droit des gens comme : “ la Science du Droit qui a lieu entre les Nations, ou Etats, et des Obligations qui répondent à ce Droit. “ Le Droit des gens est donc conçu par De Vattel comme un système de normes, autonome en regard du droit naturel et de la philosophie, se suffisant à luimême, sous la dépendance des Etats souverains, qui sont les sujets exclusifs de ce système de normes. Emer de Vattel écrit : “ toute nation qui se gouverne elle-même, sous quelque forme que ce soit, sans dépendance d’aucun étranger, est un Etat souverain. Ses droits sont naturellement les mêmes que ceux de tout autre Etat. Telles sont les Personnes morales, qui vivent ensemble dans une société naturelle, soumise aux lois du Droit des gens. Pour qu’une Nation, ait droit de figurer immédiatement dans cette H. Meyrowitz, Le Principe de l’égalité des Belligérants devant le Droit de la Guerre, Paris, Éditions A. Pédone, 1970, p. 135 (note 143) du texte de Meyrowitz. 255 Ibidem, p. 135. 254 73 grande société, il suffit qu’elle soit véritablement souveraine et indépendante, c’est-à-dire qu’elle se gouverne elle-même, par sa propre autorité et par ses lois. “ 256 Mais si l’on veut approfondir l’analyse et trouver la véritable cause de cette nécessité doctrinale de séparer, de retrancher, le principe d’humanité de la philosophie, il faut comprendre que l’Etat souverain comme sujet de Droit International est son propre maître, et qu’il n’est soumis à aucune puissance qui lui soit supérieure. Car le fait, pour l’Etat souverain, d’être son propre maître, implique de poser les normes juridiques qui constituent le Droit des gens comme étant la philosophie même. Johann Jacob Moser écrit en 1752 : “ naturellement libres et égaux, ces Etats vengent eux-mêmes les torts qu’ils essuient, surtout lorsqu’ils ne peuvent obtenir satisfaction autrement, et, lorsqu’ils entendent passer outre au Droit naturel, ils sont libres de léser d’autres Etats sans encourir en pratique aucune responsabilité ni punition. “ 257 § 2. LE PRINCIPE D’HUMANITÉ : SYNTHÈSE DE LA PUISSANCE DIVINE ET DE LA PUISSANCE IMPÉRIALE Il est donc maintenant impératif d’écrire, fragmentairement, comment l’on est passé d’un système de pensée qui était celui de saint Augustin, dans lequel la dimension infinie de la puissance réside dans le Père Divin : “ je ne crois pas m’être écarté de sa (Hilaire) pensée à propos du mot “ éternité “ en l’entendant ainsi : le Père n’a pas de père dont il procède, le Fils au contraire, tient du Père et son existence et sa coéternité avec lui. “ 258 à un autre système de pensée, qui est celui du Droit International Classique, dans lequel la dimension infinie de la puissance réside dans l’Etat souverain. Et nous remarquons immédiatement que cette dimension infinie de la puissance de l’Etat souverain, se retrouve dans la dimension infinie du crime contre l’humanité. En effet si le Père n’a pas de père dont il procède, l’Etat souverain n’a pas d’Etat dont il procède. La question du pouvoir politique, de la suprématie, de la supériorité, de la souveraineté, apparaît donc comme une des questions, par laquelle il faut passer, pour comprendre la réalité du principe d’humanité et partant du crime contre l’humanité. Le juriste allemand Samuel Pufendorf (1632-1694), dans son Traité du Droit de la Nature et des Gens publié en 1672, qu’il présente également comme un système général des principes les plus importants de la morale, de la jurisprudence, et de la politique, écrit dans le chapitre qui traite des caractères propres et des modifications de la Souveraineté : Emer de Vattel, Le Droit des Gens, Londres, 1758, Livre I, chap. I, § 4, p. 18 cité par P. Haggenmacher « L’Etat souverain comme sujet du Droit International de Vitoria à Vattel » in Droits, revue française de théorie juridique, n° 16, 1992, pp. 11-20. 257 Johann Jacob Moser, Versuch des neuesten Europäischen Völker-Rechts, Francfort, 1779, 1. XVIII, ch. 2, par.1, p. 13-14, cité par P. Haggenmacher « Mutations du concept de Guerre Juste de Grotius à Kant » in S. Goyard-Fabre (dir) La guerre, Actes du colloque de mai 1986, Cahiers de Philosophie politique et juridique, Caen, Centre de publications de l’Université de Caen, 1986, pp. 107-125. 258 Saint Augustin, La Trinité, op. cit, Volume 15, Livre VI, X, 11, p. 497. 256 74 “ voyons maintenant, quels sont les caractères propres du pouvoir qui gouverne l’Etat. Le premier caractère, et celui d’où découlent tous les autres, c’est que ce pouvoir est Souverain : titre qui, à mon avis, lui a été donné principalement parce que c’est la plus grande autorité qu’un homme mortel puisse avoir sur ses semblables... Le Souverain n’est tenu de rendre compte à personne ici-bas de sa conduite, ni sujet à aucune peine de la part des hommes. “ 259 C’est donc par la guerre et le principe d’humanité, qu’il sera possible d’écrire le passage du système de pensée de saint Augustin au système de pensée du Droit International public classique. SECTION 2. L’UNICITÉ DE LA PUISSANCE DIVINE ET DE LA PUISSANCE IMPÉRIALE § 1. LA VICTOIRE EST L’EXPRESSION DE LA PUISSANCE DE DIEU Il apparaît comme particulièrement instructif pour comprendre la question du principe d’humanité, d’aborder succinctement le thème de la théologie de la victoire. C’est en 1933, qu’un chercheur : Jean Gagé, a mis en circulation cette notion de théologie de la victoire. 260 Quelle importance les Romains ont-ils accordé à l’intervention divine quand ils réfléchissaient à leurs succès militaires. Quelles sont les causes des victoires remportées pendant des siècles par les légions ? La cause de ces victoires réside-t-elle dans l’oeuvre humaine, dans le courage et la discipline des soldats, ou bien dans l’oeuvre divine qui de par son autorité accorderait la victoire à ceux qu’elle reconnait et qu’elle protège. Les auteurs romains de l’époque classique étaient pour leur part convaincus, que le déroulement de l’histoire, dépendait en grande partie de l’activité humaine. Ils appelaient : Virtus, la force qui maîtrise l’événement historique, l’événement aveugle imprévisible, la force qui lors des affrontements de la guerre, permet de vaincre l’adversaire. La polysémie du terme : Virtus, est importante en ce qu’elle peut nous aider à comprendre et à circonscrire, l’idéologie originaire qui entoure le phénomène de la guerre. Le terme : Virtus, peut signifier : vaillance, courage guerrier et civique, puissance divine, vertu morale. 261 L’armée romaine conquiert la victoire sur l’armée ennemie, parce qu’elle possède, soit la vaillance, soit le courage guerrier et civique, soit la puissance divine, soit la vertu morale. Au quatrième siècle, la pression des Barbares s’accentue sur les frontières de l’empire romain, la rivalité entre la religion païenne romaine et le christianisme se renforce, un des sens de la Virtus va prédominer, c’est celui qui renvoie à la puissance divine. L’empereur Constantin va faire du christianisme la religion officielle de l’empire romain. La victoire du Pont Samuel Pufendorf, Le Droit de la Nature et des Gens, trad. Jean Barbeyrac, édition de Bâle, 1732, collection Textes et Documents, Centre de Philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1987, Tome deuxième, p. 290. 260 F. Heim, La Théologie de la Victoire de Constantin à Théodose, Paris, Beauchesne, 1992, p. 19. 261 Ibidem, p. 269. 259 75 Milvius (312) inaugure une longue suite de succès militaires que l’empereur et son entourage attribuent à l’intervention du Dieu chrétien. Or ce qui retient notre attention et qui nous apparaît comme fondamental, est la réalité de pensée selon laquelle l’empereur Constantin est persuadé que l’assistance de la divinité lui est indispensable pour remporter la victoire sur ses ennemis. Constantin définit la Divinité comme étant une puissance. Selon lui : “ il faut considérer comme Dieu l’être qui est véritablement et qui possède à tout moment la puissance. “ 262 Pour Constantin le concept du divin est non élaboré. Ce concept n’est pas investi pour lui de la valeur métaphysique ou morale du christianisme, mais il est investi pour ce qu’il recèle de son efficacité thaumaturgique dans le domaine de la guerre. La Divinité est d’abord pour Constantin une force magique dont il adore la puissance, puissance qui a investi son titre impérial et qui lui permet de vaincre les démons, de vaincre les armées ennemies, parce qu’il se croit le siège de cette force divine qui agit et se manifeste à travers lui. En 313 Constantin expose au proconsul Anulinus les raisons de principe justifiant l’importance qu’il accorde au culte chrétien : “ parmi un grand nombre de faits, le mépris de la religion, dans laquelle est conservé le respect de la très sainte Puissance suprême, suscite manifestement de grands dangers pour les affaires publiques, mais si on adopte la religion et si on la garde conformément à la loi, elle vaut une très grande prospérité au nom romain et un bonheur particulier à toutes les affaires des hommes : ce sont les bienfaits de Dieu qui procurent ces avantages. “ 263 § 2. LA THÉOLOGIE POLITIQUE D’EUSÈBE DE CÉSARÉE C’est Eusèbe de Césarée qui donnera à l’expression énoncée par Constantin : “ la très sainte Puissance suprême “ toute sa portée théologique et politique. Eusèbe de Césarée est né vers 260-270, son lieu de naissance est inconnu, il est très probablement palestinien d’origine, et rien n’indique qu’il soit d’origine juive. C’est vraisemblablement dans la ville de Césarée Maritime, métropole de la province de Palestine, qu’il reçut dans sa jeunesse, le baptême et une instruction chrétienne. En février 303, l’empereur Dioclétien signait le premier édit de la grande persécution, qui devait servir sporadiquement dans tout l’Orient jusqu’en avril 311, année où l’édit de Tolérance de l’empereur Galère y mit un terme. En 315, Eusèbe est élu évêque de la ville de Césarée ; il écrit de nombreux ouvrages ; il disparaît en 339. Le 25 juillet 336, il prononce à Constantinople, un discours pour les trente ans de règne de l’empereur Constantin. Ce discours appelé par les historiens : Louanges de Constantin, en grec : Triakontaeterikos, nous apparaît important, car c’est peut-être la première fois, que se réalise de manière aussi claire, dans un même mouvement de pensée, une théologie politique de l’empire chrétien, qui sacralise l’institution impériale et son Constantin (empereur), Lettre aux habitants de Palestine, Eusèbe, V.C., II, 28, éd. Heikel, p. 53, 1. 4-5. cité par F. Heim, La Théologie de la Victoire de Constantin à Théodose, op. cit, p. 39. 263 Constantin (empereur), Lettre au Proconsul Anullinus, Eusebe H.E., X, 7, 1. S.C. 55, p. 112, cité par F. Heim, La Théologie de la Victoire de Constantin à Théodose, op. cit. p. 48. 262 76 titulaire. “ C’est pourquoi en vérité, énonce Eusèbe de Césarée, dans le palais impérial, à Constantinople, en présence de l’empereur, il n’y a qu’un seul Dieu, et non deux ou trois ou davantage encore (car à dire vrai le polythéisme est athéisme), un seul roi, un seul logos, une seule loi royale. “ 264 Le système monarchique et le monothéisme sont pour Eusèbe, indissolublement liés. Un auteur, E. Peterson, écrira en 1935 que : “ les trois concepts : Imperium Romanum, Paix et monothéisme sont indissolublement liés. Mais un quatrième élément s’ajoute encore : la monarchie de l’empereur romain. “ 265 La doctrine d’Eusèbe, est une théologie politique chrétienne, dont les grands principes ne cesseront d’inspirer les théoriciens de l’empire chrétien. Dans cette théologie politique, le gouvernement du monde est donné par le Père au Logos médiateur, lequel le délègue à l’empereur. Le Logos c’est le Fils dont la royauté est une image de celle de son Père. Le chapitre I du discours est consacré à la royauté universelle de ce Dieu Suprême, qu’Eusèbe désigne comme le Père : “ j’appelle grand roi celui qui est vraiment grand, ... celui qui est au-delà de l’univers, le plus haut, le plus élevé, celui qui surpasse toute grandeur, dont les voûtes célestes sont le trône de la royauté et la terre l’escabeau de ses pieds... la lumière qui l’environne, brillant d’un vif éclat, masque à tout un chacun la vision de sa divinité par les scintillements indicibles de ses rayons. “ 266 Mais, si le Père règne il ne gouverne pas : sa royauté est exercée par son Fils, le Logos, qui “ ... tire sa gloire, et de sa première place dans le gouvernement de l’univers, et de sa seconde place dans le royaume paternel,... “ 267 Il y a donc un premier rapport d’image-imitation entre le Logos et le Père. Ce premier rapport d’image-imitation se redouble en un deuxième entre l’empereur et le Père : “ l’un, le Logos monogène (engendré unique) de Dieu, qui règne avec son père depuis des siècles sans commencement, subsiste pour des siècles sans fin, ni terme; l’autre (l’empereur) aimé de lui, qui tire ses prérogatives des émanations royales d’en haut et sa puissance de l’attribution d’un titre divin, a le pouvoir sur les habitants de la terre pour de longues durées d’années. “ 268 L’empereur Constantin, dans le discours d’Eusèbe de Césarée, est donc : “ le roi aimé de Dieu, portant l’image de la royauté d’en haut, et (qui) dirige, à l’imitation du Tout-Puissant, tout ce qui est sur terre. “ L’empereur Constantin est “ ... paré de l’image de la royauté céleste ... “ il “ ... était le seul roi issu d’un seul, image de l’unique roi universel. “ 269 En donnant à l’empereur un rôle similaire à celui du Christ-Logos, Eusèbe de Césarée contribue à forger l’idée ou la conviction selon laquelle l’empereur est l’égal du Christ-Logos. Les empereurs de Byzance eurent la conviction d’être sinon les égaux du Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, (Triakontaeterikos), La théologie politique de l’Empire chrétien, 336, trad. Pierre Maraval, Paris, Cerf, 2001, p. 97. 265 E. Peterson, Der Monotheismus als politisches Problem, Leipzig, 1935, p. 78, cité par Pierre Maraval, in Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, op. cit, p. 97. 266 Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, op. cit. p. 81. 267 Ibidem, p. 86. 268 Ibidem, p. 87. 269 Ibidem, p. 87- 96-127. 264 77 Christ, du moins ses représentants, ses amis privilégiés. Les écrits de Constantin et les écrits d’Eusèbe de Césarée, nous permettent donc de comprendre une dimension capitale du principe d’humanité : l’origine de ce principe se situe dans son inexistence. Ce qui signifie que le principe d’humanité est exclusivement une construction doctrinale, et non pas une réalité intrinsèque du genre humain. En effet, ce que les écrits de Constantin et les écrits d’Eusèbe de Césarée nous permettent de comprendre, c’est que le premier empereur chrétien n’adorait pas Dieu, mais il adorait la puissance de sa fonction impériale, puissance à laquelle il donnait le nom de puissance divine. Constantin nommait sa Puissance Impériale du nom de Dieu. Puissance Divine, Puissance Impériale, Logos, étaient les trois faces du triangle du nom romain sous le règne de l’empereur Constantin. SECTION 3. LA FUSION DU SENTIMENT D’HUMANITÉ ET DU SENTIMENT DU JUSTE § 1. L’EXCLUSION PAR SAINT AUGUSTIN DE LA PUISSANCE IMPÉRIALE DU PRINCIPE D’HUMANITÉ Ce que va accomplir saint Augustin, c’est la construction d’un nouveau triangle, celui du Père, du Fils, et du Saint Esprit, qui va inscrire durablement le nom chrétien dans le temps de l’Histoire. La construction de ce nouveau triangle s’accomplira en particulier contre l’Eusébianisme politique et contre l’hérésie d’Arius. Eusèbe de Césarée data le christianisme de l’immutabilité historique, car pour lui la vérité était divine, éternelle et impériale ; il a christianisé, systématisé, et fondé théologiquement les différents éléments de l’idéologie impériale de son époque. Sa théologie politique présentait l’empire romain chrétien, comme la finalité supérieure de l’Histoire. Selon cette conception, l’Histoire semble s’arrêter, et le Divin Logos, incarné dans la monarchie de l’empereur Constantin, fait régner partout un ordre universel et immuable. Mais après 401, les invasions barbares remirent en cause en Occident, l’alliance faite par Eusèbe de Césarée entre l’Empire Romain et le christianisme. Saint Augustin, en écrivant : La Cité de Dieu, combattait la théologie politique d’Eusèbe. 270 Il n’était pas possible pour saint Augustin, d’accepter cette filiation si directe, établie par Eusèbe de Césarée, entre l’empereur et le Père Divin. Car dans ces vues d’Eusèbe, la passion de dominer, et la renonciation à la volonté de puissance, ne pouvaient être articulées pour elles-mêmes, puisque la considération d’Eusèbe, de la relation directe entre un seul Dieu, un seul roi, un seul Logos, une seule loi royale, ne permettait pas de poser la question de la superbia, de l’orgueil impérial, question formulée sous la forme suivante par Augustin, dans un sermon que nous avons cité : “ vient l’empereur. Voyons où il ira, où il veut se mettre à genoux : au temple des empereurs ou au tombeau du pécheur. “ H. Inglebert, Les romains chrétiens face à l’Histoire de Rome. Histoire, christianisme et romanités en Occident dans l’Antiquité tardive (IIIème-Vème siècles), Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1996, p. 502. 270 78 De même si saint Augustin a combattu cette théologie politique chrétienne d’Eusèbe de Césarée, c’est parce qu’elle reprenait dans sa logique, certains éléments de l’hérésie d’Arius. Un des motifs de l’hérésie d’Arius se situe dans son idée selon laquelle le Fils n’est pas Dieu véritable, égal et consubstantiel au Père. 271 Ce faisant, Arius en brisant l’unité indivisible du Père, et du Fils, et du Saint Esprit, porte un coup mortel à la foi chrétienne. Il semblerait que les conceptions d’Arius trouvent leur origine dans les textes de Philon d’Alexandrie, né vers 13 avant JésusChrist. Le fait pour Arius de nier la divinité du Fils, peut ouvrir la voie à la doctrine d’Eusèbe de Césarée, selon laquelle, la puissance impériale porte en elle l’image de la toute Puissance du Père Divin. La trinité : Père DivinLogos-Empereur, qui forme le coeur de la théologie politique d’Eusèbe, hisse le pouvoir politique de l’empereur, vers la Puissance Divine. Tandis que la trinité de la foi chrétienne augustinienne : Père-Fils-Saint Esprit, interdit à l’empereur, d’être partie prenante, même par image-imitation, de la divinité du Père. Il y a donc une relation très forte entre l’hérésie d’Arius, la théologie politique d’Eusèbe de Césarée, et la primauté du premier empereur romain chrétien : Constantin. Saint Augustin a rompu cette relation, pour introduire la construction d’un sentiment d’humanité, constitué par une tension inconciliable entre la passion de dominer et la renonciation à la volonté de puissance. Mais au fil des siècles, l’augustinisme politique a dogmatisé ce sentiment d’humanité augustinien, et ce dogmatisme a produit la doctrine théocratique, qui, elle-même, a engendré la croisade. Ce faisant la doctrine théocratique et le mouvement de la croisade, représentaient la réapparition de la première théologie politique chrétienne d’Eusèbe de Césarée, dont un auteur souligne : “ l’importance primordiale “. Cet auteur remarque que le terme de : césaro-papisme, “ lui paraît rendre de façon frappante ce qui donne toute sa dimension à l’oeuvre du Métropolitain de Césarée : l’empereur s’est vu reconnaître par un évêque, parlant très probablement au nom de son parti, une position et des pouvoirs --- le vicariat, la supériorité sur le concile, la direction de l’Eglise y compris dans le domaine dogmatique, et par conséquent le souverain magistère ---, qui, bien que les différences soient évidentes, n’en font pas moins penser à ceux dont jouira peu à peu le Pontife romain. “ 272 La doctrine d’Arius, la doctrine d’Eusèbe de Césarée, le concile de Nicée, l’oeuvre de saint Augustin, nous montrent l’extraordinaire imbrication, du langage, du pouvoir politique, du dogme théologique, de la philosophie, pendant le moment de cette Antiquité tardive qui voit se construire les premiers linéaments de ce que l’on pourrait appeler : le sentiment d’humanité. Ephrem Boularand, S. J. L’Hérésie d’Arius et la “ Foi “ de Nicée, Paris, Letouzey et Ané, 1972, Première Partie, p. 76. 272 J-M. Sansterre « Eusèbe de Césarée et la naissance de la théorie “ césaropapiste “ » in Byzantion 42, Revue Internationale des Etudes byzantines, 1972, pp. 131-195 et 532-594. (p. 589 et 591) 271 79 § 2. LE PRINCIPE TRINITAIRE COMME PUISSANCE EXCLUSIVE Le De Trinitate, tranche le lien posé par Eusèbe de Césarée entre la Puissance Divine et la puissance impériale. Alors peuvent apparaître clairement deux perceptions qui vont être la véritable naissance du principe d’humanité : la perception du sentiment d’humanité, la perception du juste. Ces deux perceptions peuvent se cristalliser, parce que la puissance infinie a été ôtée aux hommes par la doctrine de saint Augustin, et assignée à Dieu le Père, qui n’a pas de père dont il procède, et qui construit littéralement l’éternité. L’empereur, quelque puissant qu’il soit, ne peut plus participer de cette puissance infinie, alors le sentiment d’humanité peut apparaître, sous la forme d’une tension extraordinaire entre la passion de dominer et la renonciation à la volonté de puissance. Nous avons déjà cité l’expression : “ chrétienne humanité “, présente dans la lettre envoyée par Augustin à Fabiola et concernant l’évêque Antoninus, qui par la faute d’Augustin, que ce dernier reconnaît, fut introduit dès l’âge de vingt ans dans la charge d’évêque, et qui, transporté sans aucun état de service antérieur, de l’état de jeune homme à l’honneur soudain de l’épiscopat : “ s’enfla de l’arrogance du pouvoir et, n’enseignant rien par la parole, mais imposant tout par l’autorité, se plaisait à se faire craindre là où il voyait qu’il ne pouvait se faire aimer. “ 273 Dans une lettre à son ami Alypius, concernant les trafiquants d’esclaves, Augustin évoque le : “ sentiment de compassion chrétienne ou humaine “ qui pourrait pousser les représentants du pouvoir de Rome à faire libérer les esclaves rassemblés sur les bateaux des trafiquants. 274 Dans une lettre au Préfet de Rome, Macedonius, saint Augustin explique pourquoi il intercède en faveur des coupables. Il nous paraît tout à fait intéressant, que le traducteur, Gustave Combes, auteur d’une thèse, écrite en 1927, sur la doctrine politique de saint Augustin, dont Peter Haggenmacher souligne qu’il la considère comme étant l’un des meilleurs ouvrages sur la question, fasse apparaître dans sa traduction l’expression de “ principe d’humanité “. “ En effet, autant que nous le pouvons, nous intercédons pour tous les péchés, parce que tout péché paraît pardonnable lorsque le coupable promet de se corriger... nous n’approuvons nullement les fautes que nous voulons corriger, et si nous demandons que le criminel soit pardonné, ce n’est pas que le crime nous plaise, mais prenant l’homme en considération, nous détestons en lui le crime et le vice, et plus le vice nous déplaît, plus nous désirons que le coupable ne meure pas avant de s’être amendé... Poursuivre le crime pour délivrer l’homme, c’est s’associer à un principe d’humanité, et non d’iniquité. C’est dans cette vie seulement qu’on peut corriger ses moeurs, car dans l’autre chacun recevra selon ses oeuvres. “ 275 Saint Augustin « Lettre 20 » in Oeuvres de Saint Augustin, 46 B, Lettres 1-29, op. cit. p. 299. Saint Augustin « Lettre 10 » in Oeuvres de Saint Augustin, 46 B, Lettres 1-29, op. cit, p. 175. 275 Saint Augustin, Epistola 153, 2-3, P. L., XXXIII, 654, cité par G. Combes, La Doctrine politique de Saint Augustin, Paris, Plon, 1927, p. 198. 273 274 80 § 3. LE JUSTE COMME CONSÉQUENCE DE CETTE PUISSANCE EXCLUSIVE L’idée de Juste, saint Augustin, la développe dans le De Trinitate. La connaissance de l’âme juste est en effet un moment de la démonstration d’Augustin écrivant : “ voilà donc ce que nous aimons dans la Trinité, c’est qu’elle est Dieu : or nous n’avons pas vu, nous ne connaissons pas d’autre Dieu, car il n’y a qu’un Dieu, celui-là seul que nous n’avons pas vu encore et que nous aimons par la foi. “ 276 La connaissance de l’âme juste se spécifie par la question posée par saint Augustin de ce qu’est un juste. C’est en nous que nous voyons ce qu’est le juste, car la justice est une sorte de beauté de l’âme, elle rend beaux les hommes, voire souvent les corps contrefaits et difformes. Le juste qui parle de la justice est lui-même ce qu’il voit et dit, car en effet, c’est par le sentiment d’humanité, qui est en même temps sentiment d’amour, que l’homme juste peut correspondre à l’âme juste, et peut donc savoir ce qu’est le juste, puisque en l’homme, il n’y a de juste que l’âme : “ et donc, quiconque aime les hommes doit les aimer, parce qu’ils sont justes ou pour qu’ils soient justes. Ainsi doit-il s’aimer lui-même : parce qu’il est juste ou pour être juste. Alors il aime son prochain comme lui-même, sans danger. Qui s’aime autrement ne s’aime pas selon la justice, puisqu’il s’aime pour n’être pas juste, donc pour être mauvais : et voilà donc qu’il ne s’aime pas ; en effet, “ qui aime l’iniquité, hait son âme” (Psaume X, 6). 277 La fusion du sentiment d’humanité et du sentiment du juste s’accomplit donc paradoxalement par la séparation trinitaire du principe d’humanité et du principe de justice. Cette séparation trinitaire s’écrit dans le De Trinitate. De cette écriture une relation s’établit entre le mot : justice, et le mot : humanité, sous la surveillance de la toute Puissance infinie du Père Divin, qui arrache aux hommes la liberté de décider de ce qui est juste en regard de ce qui est humain. 276 277 Saint Augustin, La Trinité, op. cit, Volume 16, Livre VIII, V, 8, p. 47. Saint Augustin, La Trinité, op. cit. Volume 16, Livre VIII, VI, 9, p. 57. 81 CHAPITRE 2 LA RECONNAISSANCE D’UNE OBLIGATION DE GUERRE JUSTE C'est dans le terreau formé par l'augustinisme politique qu'il faut situer la genèse silencieuse de la reconnaissance d'une obligation de guerre juste, même si selon Peter Haggenmacher le seuil décisif ouvrant sur une véritable doctrine de la guerre juste ne fut franchi qu'à la suite de la Querelle grégorienne, dite également querelle des Investitures, opposant l'empereur au pape dans la seconde moitié du XIe siècle. Au IXe siècle l'augustinisme politique triomphe. C'est par ce courant de pensée que s'opère l'entrée en scène de la papauté dans le monde politique. Selon ce courant de pensée, il n'y a qu'un vrai pouvoir plein et complet qui ne relève d'aucun autre ici-bas, qui légifère en toute souveraineté : c'est le pouvoir sacerdotal. De ce fait l'autorité du prince s'impose au respect et à l'obéissance parce qu'elle est l'instrument de Dieu pour promouvoir le bien et réfréner le mal. Cette conception ministérielle du pouvoir séculier, signifie d'une part : gouverner le peuple de Dieu selon la justice et d'autre part maintenir ce peuple dans la paix. Le roi représente alors la force, mise au service de l'Église, il doit veiller à ce que tous les fonctionnaires placés sous ses ordres, dans les jugements qu'ils ont à porter, ne s'écartent jamais de la vérité et de la justice. En somme le pouvoir séculier n'est qu'un prolongement nécessaire de l'autorité ecclésiastique. C'est le bras séculier. Le sacerdoce a pour mission de faire prévaloir dans le monde la justice surnaturelle, condition du salut. La royauté est son plus vigoureux auxiliaire, dans la répression du péché, puisque les maux qui offensent Dieux et ceux qui font chanceler les royaumes sont assimilables les uns aux autres. Ainsi l'augustinisme politique aura fait entrer le domaine de l'État dans celui de l'Église, et le roi dans la série des pouvoirs subordonnés au Saint-Siège. Ce courant de pensée n'abolit pas l'office royal, mais il le vide de son antique souveraineté pour faire des princes les brillants séides de la papauté dans le domaine temporel. Mais du fait de ce renversement l'institution de la guerre doit impérativement se concevoir sous l'empire de la primauté de la paix et de la justice. Dès lors le droit de juste guerre devient, du point de vue même de l'humanité du Christ une obligation intrinsèque de la puissance temporelle et politique. Ce n'est donc nullement un hasard si ce voisinage de la théologie et du droit trouva sa consécration dans l'élaboration d'une doctrine de la guerre juste par deux éminents ecclésiastiques, Francisco de Vitoria et saint Thomas d'Aquin. C'est dans le moment de cette doctrine que l'énigme du lien entre l'acte de tuer et l'acte de sauver prend toute sa portée. SECTION 1. LA DOCTRINE DE LA GUERRE JUSTE ET L’AUGUSTINISME POLITIQUE § 1. LE SENTIMENT IMPÉRIAL DE CHARLEMAGNE CRÉATEUR D’UNE UNITÉ MYSTIQUE DU MONDE CHRÉTIEN La doctrine de la guerre juste, représente cette doctrine qui permet d’établir une relation de pensée directe, un trait droit, entre la théologie de saint Augustin et le Droit International Public classique. 82 L’idée de guerre juste, se concrétise en tant que thème spécifique de pensée, dans un ouvrage rédigé en 1140 à Bologne par Gratien, la Concordia discordantium canonum, qui marque le début du droit canon classique. La guerre est évoquée dans une section de l’ouvrage, la Causa 23. Mais le thème majeur de la Causa 23, est celui de la légitimité du pouvoir coercitif entre chrétiens, en particulier dans le domaine de la foi, pouvoir coercitif envisagé au point de vue de ses fondements, de ses conditions et modes d’exercice. 278 La guerre juste n’est pas le thème central de la Causa 23, mais elle est une des expressions du problème de la répression armée exercée par l’Eglise elle-même. Ce texte de Gratien doit donc être compris dans le cadre plus vaste de la question de l’augustinisme politique, mouvement de pensée selon lequel le roi ou l’empereur, étant investi d’une fonction religieuse chrétienne, la fonction royale ou impériale, est assujettie à l’autorité propre de l’Eglise, et par là perd son autonomie profane. Dans le triomphe de l’augustinisme politique, une idée deviendra fondamentale : la paix de l’Eglise et la paix de l’Etat sont intimement liées. Charlemagne est un empereur chrétien gardien de la foi, qui s’est répandue dans tout l’Occident. La foi chrétienne est devenue la principale forme de pensée dans le monde occidental. L’idée impériale portée par Charlemagne, devait créer une unité du monde occidental, et contribuer à la formation de la chrétienté au Moyen Âge : “ il y a eu un moment, écrit Henri-Xavier Arquillière, vite passé dans l’Histoire, où toutes les forces de la culture religieuse, littéraire, et politique, s’harmonisèrent autour d’un homme (Charlemagne) et s’assujettirent à son impulsion. “ 279 § 2. LE SENTIMENT THÉOCRATIQUE DE GRÉGOIRE VII CRÉATEUR D’UNE SUPÉRIORITÉ MYSTIQUE DU MONDE CHRÉTIEN L’idée impériale portée par Charlemagne, trouva son apogée dans le cadre du pontificat de Grégoire VII. La doctrine théocratique de ce dernier, signifiait que la Primauté spirituelle du Pape, n’était que la traduction du pouvoir de Dieu, devant s’exercer sur l’ensemble de la chrétienté. La soumission du roi Henri IV, fils de l’empereur Henri III, se rendant à Canossa, pour demander le pardon du pape Grégoire VII, peut représenter l’envers du geste du pape Léon III, accomplissant le rituel byzantin de la proskynèse, c’est-à-dire se prosternant, aux pieds de Charlemagne, lors du couronnement impérial de celui-ci, pour baiser le bas de son vêtement. Le 25 décembre 800, c’est le pape Léon III, qui à Rome, se soumet à l’empereur Charlemagne. 280 Le 27 janvier 1077, c’est le roi Henri IV, qui à Canossa, se soumet au pape Grégoire VII. 281 Dans les deux cas, P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit. p. 26. H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, op. cit, p. 168. 280 R. Folz, Le couronnement impérial de Charlemagne, 25 décembre 800, Paris, Gallimard, collection Folio Histoire, 1989, p. 201. Quelques indications sur la proskynèse dans, G. Dagron, Empereur et prêtre. Etude sur le “ césaropapisme “ byzantin, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1996, p. 366. 281 H.-X. Arquillière « A propos de l’absolution de Canossa (27 janvier 1077) » in Ecole Pratique des Hautes Etudes, section des sciences religieuses, Annuaire 1949-1950, Paris, Imprimerie Nationale. 278 279 83 l’un et l’autre se soumettent, parce que la puissance temporelle politique et la puissance apostolique, se sont fondues en une seule puissance, dans le cadre de l’augustinisme politique. Dans ce cadre-là, les chrétiens, au lieu de rester soumis au Christ, vivent l’orgueil de se hisser à sa hauteur. De la hauteur du Christ, ils pourront penser la guerre sainte contre les lieux saints, contre les infidèles dans ces lieux saints, comme étant une guerre juste dont la croisade sera la réalisation. Dans une lettre du 15 mars 1081, Grégoire VII écrit : “ quel est le roi ou l’empereur qui, en vertu de sa charge, puisse donner le saint baptême à un chrétien, le délivrer de la puissance du démon, le faire entrer parmi les enfants de Dieu et l’oindre du Saint-chrême ? Quel est celui d’entre eux qui peut consacrer le corps et le sang du Seigneur, c’est-à-dire faire ce qu’il y a de plus grand dans la religion chrétienne ? Le pouvoir de lier et de délier au ciel et sur la terre a-t-il été donné à quelqu’un d’entre eux ? On voit par là combien la dignité sacerdotale l’emporte en excellence. Si aucun d’eux n’à le pouvoir d’ordonner un clerc dans la Sainte Eglise, à plus forte raison ne peuvent-ils le déposer pour quelque faute. Dans les ordres ecclésiastiques, la puissance qui dépose doit en effet être supérieure à celle qui ordonne. Les évêques peuvent ordonner d’autres évêques, ils ne peuvent en aucune façon les déposer, sans l’autorité du Siège apostolique. Il suffit donc de tant soit peu de science pour comprendre que les prêtres sont supérieurs aux rois. Si, pour ce qui concerne leurs péchés, les rois sont justiciables des prêtres, à plus forte raison le sont-ils du Pontife romain. Tout bien examiné, le titre de roi convient bien mieux aux bons chrétiens qu’aux mauvais princes. Les premiers cherchant la gloire de Dieu, savent se gouverner eux-mêmes ; les seconds préoccupés de leurs intérêts et non des intérêts divins, sont leurs propres ennemis et tyrannisent les autres. Les premiers font partie du corps du roi Jésus-Christ, les seconds du corps du démon. Les premiers se dominent eux-mêmes pour régner éternellement avec le suprême empereur ; la puissance des seconds s’exerce de telle façon qu’ils se perdent à tout jamais avec le prince des ténèbres, roi de tous les fils de la Superbe. “ 282 SECTION 2. LE THOMISME § 1. L’AUTORITÉ DU PRINCE : FONDEMENT DU DROIT D’ENTREPRENDRE UNE GUERRE C’est véritablement avec saint Thomas d’Aquin (1225-1274) que naît une vision systématique de la guerre en soi et de sa justification morale. La théorie thomiste de la guerre, se trouve principalement dans quatre brefs articles de la Summa Theologiae, en particulier dans la question quarante de la Secunda Secundae. A la question que pose saint Thomas : faire la guerre, est-ce toujours un péché ? Il répond : faire la guerre n’est pas nécessairement illicite car : “ parfois il faut agir autrement, que chercher à ne pas résister, dans l’intérêt général et pour le bien de ceux contre lesquels on se bat. “ Le fond de sa théorie du droit de guerre s’énonce alors ainsi : “ Pour que la guerre soit juste trois conditions sont exigées : 1- L’autorité du prince sur l’ordre duquel la guerre est faite; Grégoire VII « Lettre du 15 mars 1081 à Hermann de Metz » reproduite in extenso, par H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, essai sur sa conception du pouvoir pontifical, op. cit, p. 210. 282 84 2- Une cause juste : c’est-à-dire que ceux contre lesquels on combat méritent d’être combattus en raison d’une faute; 3- L’intention droite des belligérants, c’est-à-dire favoriser le bien et repousser le mal. “ 283 Il ressort de ces trois conditions de la juste guerre, un ensemble d’idées qui n’avaient pas été unifiées de manière aussi claire avant saint Thomas. La première idée est que saint Thomas, attribue aux princes indépendants le droit de déclencher la guerre. Une personne privée, écrit saint Thomas, n’a pas la compétence d’entreprendre une guerre, d’abord parce qu’elle peut obtenir son droit d’une autorité, et ensuite parce qu’il ne lui appartient pas de lever une troupe. Saint Thomas ne restreint donc pas à l’empereur ou au pape le droit de déclencher la guerre. Saint Thomas rédige sa Summa Theologiae à Paris vers 1270, dans les dernières années du règne de saint Louis (12261270). L’autorité royale est en train de s’affermir, les guerres féodales privées sont moins nombreuses, les groupements nationaux se constituent de plus en plus clairement en Europe Occidentale et Centrale. Saint Louis se considère comme un prince indépendant. Lors de la lutte entre l’empereur Frédéric II et le pape Innocent IV, il ne se croit nullement tenu de porter secours à l’un ou à l’autre, et il s’oppose à toute immixtion papale dans le gouvernement de son pays. Les deux raisons qui, pour saint Thomas, justifient que le droit d’entreprendre une guerre, soit exclusivement attribué aux princes indépendants, résident en premier lieu dans le fait que : “ les princes étant chargés de veiller sur la communauté, il leur incombe d’assumer le bienêtre de leur ville, de leur domaine, ou de leur province “, 284 en deuxième lieu dans le fait que : “ de même qu’à bon droit les princes défendent ce bien-être en employant le glaive matériel contre les perturbateurs du dedans lorsqu’ils punissent des criminels, suivant la parole de l’Apôtre : “ ce n’est pas sans raison qu’il est armé du glaive ; car il est le serviteur de Dieu, vengeur courroucé contre celui qui fait le mal. “ (Rom 13, 4) De même la tâche leur est dévolue de brandir le glaive de la guerre pour protéger la communauté contre les ennemis du dehors... “ 285 L’autorité du Prince est le fondement commun du double droit de punir les criminels et d’entreprendre la guerre. La possibilité d’entreprendre une guerre implique que la personne du Prince soit investie d’une supériorité intrinsèque sur la personne de l’ennemi, puisqu’en effet, sur le plan judiciaire saint Thomas précise : “ il est clair que nul ne peut faire acte de juge ( ni exercer de pouvoir coercitif ) à l’égard d’un autre, si cet autre n’est pas en quelque sorte son sujet “ et de même “ Nul ne peut à bon droit punir un autre, à moins, que celui-ci ne soit soumis à son autorité. “ 286 Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologiae. II II, qu. 40, art. 1, cité par R. Regout, La doctrine de la guerre juste de saint Augustin à nos jours d’après les théologiens et les canonistes catholiques, op. cit. p. 81. 284 Ibidem, p. 82. 285 Ibidem, p. 82. 286 Ibidem, p. 90. 283 85 § 2. LE DROIT D’ENTREPRENDRE UNE GUERRE POUR FAVORISER LE BIEN ET REPOUSSER LE MAL La deuxième idée est celle de la faute commise par ceux contre lesquels les princes entreprennent une guerre. Cette faute permet d’attribuer une cause juste à la guerre entreprise. La guerre revêt donc un caractère vindicatif, un caractère de punition contre le fautif. La troisième idée, tout à fait fondamentale en regard de ce qui précède, est l’intention droite des belligérants, c’est-à-dire, “ favoriser le bien et repousser le mal. “ Il nous suffit de citer quelques textes de saint Thomas, pour mieux comprendre ce qu’il entend par : “ favoriser le bien. “ “ les guerres sont permises et justifiées... dans la mesure où elles protègent les pauvres et toute la collectivité contre les iniquités des ennemis. “ “ La lutte qui est permise a en vue l’intérêt général ; ... on défend le bien public par une guerre juste. “ “ Pour sauvegarder le bien-être des croyants, il est permis de faire des guerres justes. “ “ Les croyants entrent souvent en guerre contre les infidèles, non pour les forcer à croire... la foi dépendant de la volonté... mais pour les contraindre à ne pas mettre obstacle à la religion chrétienne. “ “ Le but de la guerre est : garantir la paix temporelle de l’Etat. “ “ La force publique est donnée aux princes pour qu’ils soient les gardiens de la justice... en combattant les ennemis. “ “ L’autorité brandit le glaive par zèle pour la justice comme par ordre de Dieu. “ 287 Il est remarquable, que la conception de la guerre développée par saint Thomas, annonce la vision classique de la guerre internationale, considérée comme un rapport d’hostilité externe purement séculier d’entités indépendantes que sont les Etats. SECTION 3. LA GUERRE JUSTE SELON FRANCISCO DE VITORIA § 1. L’AUTORITÉ DU MONDE ENTIER SUPÉRIEURE À L’AUTORITÉ DU MONDE CHRÉTIEN A la suite de l’oeuvre de saint Thomas d’Aquin, l’oeuvre de Francisco de Vitoria (1483-1546) apparaît comme un moment très important du développement de la doctrine de la guerre juste, moment préfigurant très clairement, la constitution du principe d’humanité comme principe de Droit International Public, intervenue lors des deux conférences de la paix de La Haye en 1899 et 1907. Vitoria naquit à Burgos où il passa son enfance. Il rentra dans l’Ordre des frères prêcheurs, puis demanda à rentrer au couvent dominicain 287 Ibidem, p. 84-85. 86 de Burgos où il fit profession religieuse sans doute en 1505. Après son noviciat, il continua ses études et se distinguant par son intelligence, ses supérieurs l’envoyèrent à Paris en 1509, où il resta jusqu’en 1523 pour y continuer ses études de philosophie. L’université de Paris était alors la plus brillante d’Europe. Il rentre au couvent dominicain de saint Jacques, en 1512 il commence à étudier la théologie, et dès 1516 il enseigne cette discipline au couvent saint Jacques. En 1523 Vitoria revient en Espagne. Il enseigne la théologie au couvent saint Grégoire de Valladolid, faisant ses cours sur la Somme de saint Thomas. En 1525 il devient maître en théologie et en 1526 il est élu professeur à l’université de Salamanque, occupant jusqu’à sa mort en 1546, “ la chaire de théologie la plus glorieuse d’Espagne et même d’Europe “. 288 La réelle nouveauté de Vitoria serait en quelque sorte d’avoir internationalisé l’idée de guerre juste, en faisant de : l’univers entier (totus orbis) comme réalité, et comme intérêt, le motif de discrimination d’une guerre juste ou injuste. Dans sa : Leçon sur le Pouvoir politique, prononcée en 1528 à l’université de Salamanque, Vitoria énonce : “ comme un Etat (una Respublica) est une partie de l’univers entier (pars totus orbis), et surtout comme une province chrétienne (christiana provincia) est une partie de la république (chrétienne) entière, si une guerre etait utile à telle province ou même à tel Etat, mais qu’elle doive causer un dommage à l’univers ou à la chrétienté (cum damno orbis aut Christianitatis), je pense que pour cette raison elle serait injuste. “ 289 Vitoria conçoit donc clairement cette idée capitale selon laquelle, le monde, l’univers, est distinct de la chrétienté, ce qui, conséquemment, signifie que la réalité juridique du monde n’est plus exclusivement dépendante de la réalité théologique de Dieu. Dès lors, l’autorité que porte en elle la chrétienté, est distincte de l’autorité du monde entier que porte en lui le genre humain. D’une part, donc, écrit Vitoria : “ ... toute la chrétienté forme, d’une certaine manière, une seule communauté politique et un seul corps, selon la parole de saint Paul : “ A nous tous, nous ne formons qu’un seul corps. “ 290 D’autre part, distinct de la chrétienté, il y a le “ genre humain“ qui, à l’origine du monde possédait le pouvoir de choisir un monarque et qui : “ ...le peut donc également maintenant, car étant de droit naturel ce pouvoir n’a pas pris fin. “ 291 Ainsi, en regard du genre humain, il y a, écrit Vitoria : “ ...l’univers entier (totus orbis) qui,--- comme nous l’avons vu --- constitue en quelque manière une société politique unique (una Respublica), possède le pouvoir de porter des lois équitables, s’appliquant à tous, comme celles qui se trouvent dans le droit des gens ... Et il n’est permis à aucun Etat de refuser de se soumettre au droit des gens, car c’est en vertu de l’autorité du monde entier qu’il a été établi. “ 292 C’est parce que dès 1528, à l’âge de quarante-cinq ans, Vitoria a pu, non seulement poser clairement la distinction entre le monde chrétien et l’univers entier (la communauté universelle) mais plus encore, poser la communauté universelle comme supérieure au monde chrétien, du point de M. Barbier « Introduction » in Francisco de Vitoria, Leçon sur le pouvoir politique, 1528, Paris, Vrin, 1980, p. 8. 289 Francisco de Vitoria, Leçon sur le pouvoir politique, op. cit, p. 58. 290 Ibidem, p. 61. 291 Ibidem, p. 61. 292 Ibidem, p. 74. 288 87 vue de la juste guerre, ou du point de vue de l’autorité (autorité du monde entier), qu’il pourra alors, ultérieurement en janvier 1539, dans sa Leçon sur les Indiens, puis en juin de la même année, dans sa Leçon sur le Droit de Guerre, s’appuyer sur la réalité nouvelle que forme les “ Barbares “, les Indiens du Nouveau Monde, pour imprimer à la doctrine de la guerre juste une clarification décisive. C’est donc de la mise en relation par le théologien Francisco de Vitoria, de l’idée de : communauté universelle, et de l’idée du : Barbare considéré comme un être humain, que le principe d’humanité, sera préfiguré de manière décisive. Il n’est pas sans intérêt de souligner, que l’on a pu considérer Machiavel, comme le moment et le lieu d’une césure, en ce qui concerne et le politique et le droit. Avant Machiavel (1469-1530), le politique se situerait du côté de l’éthique et de la théologie, après Machiavel le politique se fermerait à l’éthique et s’arrêterait au seuil de la théologie. De même, avant Machiavel, le droit pourrait être considéré comme l’art de rechercher ce qui est bon et ce qui est égal, car la justice commande à tous. “ Avec Machiavel le droit commence à devenir une technique de direction des conduites humaines. “ 293 Or, Machiavel écrit un de ses principaux livres Le Prince, en 1513, à l’âge de quarante-quatre ans. La Leçon sur le Pouvoir politique, est prononcée par Vitoria en 1528, soit seulement quinze ans après la rédaction du Prince, quand Vitoria est âgé de quarante-cinq ans. Si Machiavel peut représenter une césure en ce qui concerne le droit et le politique, Vitoria, pour de nombreux auteurs, est le fondateur du droit international, en tant qu’il est le premier à avoir formulé la notion moderne de Droit des Gens (jus inter gentes), et parce que : “ Aucun de ses successeurs n’ira aussi loin dans cette subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général au sein de l’univers humain. “ 294 Pour ces auteurs, c’est Vitoria qui aurait, le premier, clairement conçu cette sphère de normes, en tant que Droit International, sphère juridique autonome et homogène, dont l’objet spécifique est l’ensemble des relations d’une catégorie de sujets de droits, les Etats souverains, sphère, dans laquelle la guerre, ne forme qu’un mode de relation parmi d’autres. Pour Peter Haggenmacher, pareille conception ne se cristallise qu’après Grotius (1583-1645). Vitoria ne viserait nullement à redéfinir le droit des gens comme droit entre Etats. Le droit des gens selon Vitoria, resterait un droit naturel valable entre tous les hommes, l’expression totus orbis, visant d’abord une société d’humains, et non une société d’Etats. 295 Quoi qu’il en soit de ces divergences doctrinales, qui ne forment pas l’objet de notre étude, il n’en reste pas moins que la pensée de Vitoria, doit être adjointe à celle de Machiavel, car l’une et l’autre forment une césure dans la vision que le monde chrétien a de lui-même. Car en effet, en ce qui concerne la question de la guerre juste, la vision que le monde chrétien a de lui-même, passe par l’obligation de voir F. Vallançon, L’Etat, le droit et la société modernes, Paris, Armand Colin, série philosophie, collection Prépas, 1998, p. 21. 294 A. Truyol Y Serra, La conception de la paix chez Vitoria et les classiques espagnols du Droit des Gens, Paris, Vrin-Reprise, 1987, p. 267. 295 P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 622 293 88 les Barbares, c’est-à-dire les Indiens du Nouveau Monde, des Indes Occidentales, conquises par les Espagnols, car en effet : “ ...ne sont pas de justes causes de guerre : la différence de religion, l’extension de domination, la gloire ou autres avantages du Prince. Le seul et unique motif légitimant le recours à la guerre est une injustice subie (injuria accepta) ... une guerre offensive est faite pour venger une injustice et fondre sur l’ennemi ; mais il ne peut être question de vengeance lorsqu’il n’y a eu auparavant ni faute ni injustice. “ 296 § 2. UNE GUERRE JUSTE DES DEUX CÔTÉS Cette guerre offensive néanmoins souligne Vitoria, ne sera juste avec certitude, qu’à la condition, qu’elle soit, d’une part l’unique et ultime moyen pour réprimer une injustice absolument certaine, et d’autre part, qu’il y ait une proportion entre les maux déchaînés par la guerre, et le bien que grâce à elle on espère obtenir. Vitoria reconnaît quatre motifs licites d’entreprendre une guerre : 1- Pour défendre notre personne et nos biens. 2- Pour reconquérir ce qui nous a été ravi. 3- Pour punir une injustice subie. 4- Pour assurer la paix et la sécurité future Par ailleurs, souligne Vitoria, “ un particulier a le droit de défendre sa personne et ce qu’il possède, mais il lui est interdit de se venger et de reprendre son bien sans faire appel au juge. Si cela lui était permis et si chacun pouvait s’ériger en justicier, le monde serait ingouvernable... Mais un Etat a certainement le pouvoir de tirer vengeance des ennemis (vindicare), reprendre ses biens (recuperare), et punir les coupables (punire), sur ces trois points l’Etat a la même compétence vis-à-vis de ses ennemis qu’à l’égard de ses propres sujets “. 297 C’est en réfléchissant sur les rapports des Espagnols et des Indiens, lors de la conquête du Nouveau Monde, que Vitoria sera amené à clarifier de manière décisive la doctrine de la guerre juste, en introduisant dans son raisonnement la possibilité de concevoir une guerre juste des deux côtés. En ce sens qu’une guerre ne peut jamais en soi être juste des deux côtés. Mais il peut arriver qu’un des deux ennemis, tout en ayant recours à la guerre de manière objectivement injuste, soit non coupable de par une erreur invincible, et en ce sens précis la guerre est juste de son côté. Si les deux belligérants agissent de bonne foi, la guerre peut être objectivement et subjectivement juste pour l’un tandis qu’elle ne l’est que subjectivement pour l’autre. Le point capital, sur lequel s’affirme la différence entre Vitoria et les auteurs qui l’ont précédé, en particulier saint Thomas d’Aquin, c’est l’idée que dans le droit de guerre une violation du droit, objectivement injuste, n’implique pas nécessairement une culpabilité de celui qui commet cette faute par une erreur invincible, et qui est donc de bonne foi. Francisco De Vitoria, Leçon sur le Droit de la Guerre, De Jure Belli, 1539, in E. Nys, Classics of International Law, Washington 1917, cité par R. Regout, La doctrine de la guerre juste de saint Augustin à nos jours d’après les théologiens et les canonistes catholiques, op. cit, p. 154. 297 Francisco De Vitoria, Commentaire à la Somme Théologique. II II. qu. 40. art. 1. cité par R. Regout, op. cit, p. 161. 296 89 Le schéma classique de la guerre juste : belligérant juste contre belligérant fautif donc coupable, est brisé. Comme justification du recours à la guerre, la certitude de la faute de la partie adverse, n’est plus pour Vitoria une exigence essentielle, la guerre n’est pas nécessairement vindicative, punitive, elle est d’abord un moyen d’obtenir une victoire. “ il n’y a aucun inconvénient, écrit Vitoria, à ce que, du fait qu’il y a droit chez un parti et erreur invincible chez l’autre, il éclate une guerre juste des deux côtés. “ 298 Dans sa Leçon sur les Indiens, Vitoria expose que, en vertu du droit naturel de société et de fréquentation, il est permis aux Espagnols de voyager et de séjourner chez les Barbares, d’y commercer, d’y profiter des avantages accordés à d’autres étrangers, et en certaines occasions d’y jouir du droit de cité. Mais si les indigènes, malgré les dispositions pacifiques manifestées oralement et effectivement par les Espagnols, “ demeurent intraitables et recourent à la violence, les Espagnols peuvent se défendre et prendre toutes mesures nécessaires pour garantir leur sécurité ; ils peuvent au besoin édifier des fortifications et s’il leur est causé un préjudice coupable, ils peuvent en outre sur l’ordre du prince en tirer vengeance au moyen de la guerre et user alors des autres droits de guerre. “ Mais, précise Vitoria, “ Remarquons que si les Barbares, naturellement craintifs et peu intelligents, cédant à la frayeur, s’attroupent pour chasser ou tuer les Espagnols, ceux-ci peuvent bien se défendre dans les limites de la nécessité mais ils ne sauraient user des autres droits de guerre, c’est-àdire qu’après la victoire remportée et la sécurité assurée, ils n’ont pas le droit de mettre à mort ces Barbares, de piller et d’occuper leurs villes, puisque dans ce cas lesdits Barbares sont innocents... comme nous le supposons. Ainsi les Espagnols doivent-ils se défendre, mais en nuisant le moins possible aux Barbares, la guerre étant purement défensive. “ 299 § 3. VITORIA ET L’ARTICULATION DU IUS AD BELLUM ET DU IUS IN BELLO L’idée de Vitoria, selon laquelle les Espagnols doivent se défendre en nuisant le moins possible aux Barbares, dès lors que la guerre est purement défensive, se retrouve également, lorsque les Espagnols, à cause des circonstances, sont amenés à ne plus traiter les Barbares en innocents mais en ennemis déloyaux, alors ils peuvent exercer contre eux tous les droits de guerre, s’emparer de leurs biens, les envoyer en captivité, destituer les autorités et en nommer de nouvelles, mais en agissant en tout cela avec modération, suivant la nature du conflit et de l’injustice. Cette idée de modération, est déjà l’expression du : droit dans la guerre, le ius in bello, et l’on remarque l’articulation chez Vitoria, du droit d’entreprendre la guerre (ius ad bellum), avec le droit pendant la guerre (ius in bello). A l’origine donc, les Espagnols mènent principalement une guerre défensive contre les Barbares pour protéger leurs différents droits (voyager, séjourner, commercer), mais cette guerre peut légitimement, selon les circonstances devenir offensive. Qu’elle soit offensive ou défensive les Espagnols doivent, soit nuire le moins possible aux Barbares, soit agir avec modération, car les Barbares sont, soit des ennemis innocents, de bonne foi, soit des ennemis déloyaux, et enfin, après la victoire acquise et la sécurité 298 299 Francisco De vitoria, Leçon sur les Indiens, De Indis, 1539, cité par R. Regout, op.cit, p. 164. Francisco de Vitoria, Leçon sur les Indiens, De indis, 1539, cité par R. Regout, op. cit, p. 163. 90 assurée, le droit de mettre à mort les Barbares ou n’importe quel ennemi devient illicite. Dans son commentaire de la Somme Théologique de saint Thomas, Vitoria écrit : “ peut-on tuer à la guerre ? Oui, si c’est nécessaire pour remporter la victoire. “ (…) “ Mais imaginons que les Espagnols ont vaincu et qu’aucun danger n’est plus à craindre des ennemis ; est-il permis alors de les poursuivre et de les mettre à mort ? Je réponds 1- Sans nul doute on peut les tuer. Et pour la raison que le prince a la compétence non seulement de reprendre des biens mais aussi de punir des ennemis ; c’est évident, car s’il n’était pas permis de les mettre à mort, les guerres ne pourraient être évitées ; ils recommenceraient sur le champ. 2- La modération est toutefois un devoir ; le prince ne peut exécuter tous les coupables. 3- Après victoire acquise, lorsque nul danger immédiat n’est plus à craindre d’eux, on ne peut tuer aucun des ennemis auxquels il était permis de combattre, ... tant que la guerre dure, il est permis de répondre à la violence par la violence ; dans ce cas il est donc licite de tuer les ennemis même non coupables. “ 300 Les ennemis non coupables, les Indiens ou Barbares innocents, la guerre juste des deux côtés, dès lors qu’il y a erreur invincible chez l’ennemi fautif, introduisent à l’idée de la guerre de bonne foi, qui exclut toute idée de punition envers un ennemi coupable, de la part du belligérant vainqueur. Dans la Leçon sur le Droit de la Guerre, prononcée en juin 1539, seulement six mois après sa Leçon sur les Indiens, Vitoria énonce : “ à propos du problème posé de la VI ème à la IX ème question, il convient de remarquer que parfois, et même souvent, non seulement les sujets, mais aussi les princes en personne, sans avoir en réalité des raisons valables, font pourtant la guerre de bonne foi, je veux dire : avec d’autant plus de bonne foi qu’ils sont purs de toute faute, à savoir lorsqu’ils guerroient après s’être livrés à une enquête minutieuse, et avoir consulté des hommes pleins de sagesse et de bonté. --- Et comme un innocent ne saurait être puni en une telle occurrence, il est bien permis au vainqueur de reprendre les biens qui lui avaient été ravis, et peut-être aussi de s’indemniser des frais de guerre, mais, une fois vainqueur, il lui est interdit de mettre à mort quiconque, ou, en plus de la susdite indemnité, de saisir ou d’exiger d’autres biens, tout cela ne pouvant se produire qu’en tant que punition et une punition ne pouvant être infligée à des innocents. “ 301 C’est donc le lien établi par Vitoria, entre la réalité de la communauté universelle, l’humanité et les Barbares innocents, de bonne foi, donc humains, qui a brisé la dimension subjective de la culpabilité, présente dans la notion chrétienne de l’injustice, commise par le belligérant fautif et coupable, justifiant d’entreprendre à son encontre une guerre considérée comme juste. La culpabilité devient objective, elle n’est plus issue de l’injustice du belligérant ennemi, puisque ce dernier peut être considéré comme innocent ou de bonne foi, mais elle est créée, par le non-respect du : ius in bello, par le non-respect de l’obligation de nuire le moins possible au barbare innocent, ou de l’obligation d’agir avec modération à l’encontre de l’ennemi déloyal. Francisco de Vitoria, Commentaire à la Somme Théologique. II II. qu. 40. art. 1. cité par R. Regout, op. cit. p. 170. 301 Francisco de Vitoria, Leçon sur le Droit de la Guerre, De Jure Belli, 1539, cité par R. Regout, op. cit. p. 167. 300 91 La culpabilité provient de la transgression de l’interdit de la mise à mort de l’ennemi vaincu, après la victoire acquise et la disparition du danger qu’il représente. La relation dialectique entre la communauté universelle et l’Indien barbare, a créé une nouvelle stature du belligérant, qui ne se pense plus seulement en regard de son ennemi, un autre soi-même, mais en regard du monde entier (totus orbis). En cela on peut dire de Vitoria, qu’en insérant le belligérant dans la communauté universelle, il a ouvert une des portes menant à la constitution du Droit International Public en tant que discipline de pensée indépendante. 92 CHAPITRE 3 L’ÉLABORATION D’UN DROIT DE LA GUERRE ET DE LA PAIX La reconnaissance d'une obligation de guerre juste mettait en œuvre une liaison entre le monde spirituel de la théologie et le monde spirituel du droit. Dans l'idée du juste, Dieu était présent comme le garant ultime qui détermine cette réalité du juste. Avec Grotius un pas en avant s'accomplit. C'est dans son maître livre le De jure belli ac pacis, Le Droit de la Guerre et de la Paix, que se trouve la conception nouvelle d'un droit naturel purement rationnel, et qui n'est pas nécessairement un reflet de la loi divine. Le droit volontaire divin tire son origine de la volonté de Dieu. Selon ce droit une chose est juste, c'est-à-dire obligatoire parce que Dieu l'a voulu. Au contraire le droit naturel est une règle que nous suggère la droite raison, qui nous fait connaître qu'une action, suivant qu'elle est ou non conforme à la nature raisonnable, est entachée de difformité morale, ou qu'elle est moralement nécessaire et que, conséquemment, Dieu, l'auteur de la nature, l'interdit ou l'ordonne. De plus, et ceci est capital, le droit naturel est tellement immuable qu'il ne peut pas même être changé par Dieu. Quelque immense, en effet, que soit la puissance divine, on peut dire cependant qu'il y a des choses sur lesquelles elle ne s'étend pas, et de même donc que Dieu ne pourrait pas faire que deux et deux ne soient pas quatre, de même il ne peut empêcher que ce qui est essentiellement mauvais ne soit mauvais. Par ce raisonnement Grotius entrouvre la porte d'une logique de la pensée du crime contre l'humanité, puisque l'inhumanité de l'acte dont la présence se réalise dans la guerre, ne s'analyse plus selon le précepte théologique et juridique d'une justice de Dieu dans la guerre, mais selon le précepte purement juridique d'un droit naturel immuable guidé par la droite raison constitutive de la possibilité de connaître qu'une action est entachée de difformité morale ou qu'elle est moralement nécessaire. Dieu ne peut empêcher que le crime contre l'humanité soit l'exemple même de la difformité morale. L'inhumain a détaché le lien qui le retenait au monde du divin pour rentrer dans le monde profane de la droite raison et alors seulement un droit de la guerre et de la paix peut se concevoir comme régulation par le raisonnement juridique de l'humanité et de l'inhumanité. Grotius ce faisant constitue une juridicisation du sentiment d'humanité, en posant une opposition absolue entre l'injuste et la nature raisonnable et sociable. Son texte impose au lecteur la nécessité de la sémantique comme mise à l'épreuve de la relation extrêmement étroite du droit et de la philologie. SECTION 1. LA JURIDICISATION DU SENTIMENT D’HUMANITÉ PAR GROTIUS § 1. LA GUERRE DE RELIGION ET L’INVERSION DU PRINCIPE THÉOLOGIQUE DE LA PAIX Presque un siècle après Francisco de Vitoria, naît en 1583 le Hollandais Hugo de Groot dit Grotius (1583-1645). La singularité de son oeuvre est indéniable, qui apparaît comme : “ La chrysalide de laquelle sortira notre discipline de Droit International. “ 302 Singularité si certaine, 302 P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 629 93 qu’un philosophe de la taille de Leibniz (1646-1716), sera amené, d’une part à qualifier Grotius : “ d’incomparable “, et d’autre part dans un texte différent, à écrire : “ monsieur Grotius étoit d’un très grand savoir et d’un esprit solide, mais il n’étoit pas assez philosophe pour raisonner avec toute l’exactitude nécessaire sur des matières subtiles, dont il ne laissoit pas d’écrire. “ 303 Grotius était parfaitement conscient de l’importance de son oeuvre et de la difficulté de lecture qu’elle engendrait, symbolisée par le point de vue contradictoire de Leibniz, puisque, un an avant de mourir, il écrivait dans une lettre du 12 novembre 1644 adressée à Isaac Vossius : “ je n’écris pas pour mes contemporains, mais j’écris pour les siècles. “ 304 Un des ressorts fondamentaux de la pensée de Grotius, réside dans l’effort pour appréhender le mouvement de l’inversion des valeurs. Comment, en quelque sorte, la valeur chrétienne s’inverse en valeur barbare. C’est cette inversion des valeurs que Grotius observe dans le monde chrétien. Dès 1611, à vingt-huit ans, dans un écrit intitulé : Meletius, découvert à Amsterdam en 1984, Grotius expose son idée de réunir la chrétienté déchirée, en établissant un ensemble de principes fondamentaux sur lesquels tous les chrétiens pourraient s’accorder. Le crétois Meletius Pegas (1549-1601), avait été le patriarche d’Alexandrie, et Grotius l’avait qualifié : “ d’amantissimus pacis christianae “, tout comme Grotius, Meletius avait été horrifié par le spectacle d’une chrétienté malade : “ ...non seulement d’indifférence et de rivalités, mais de haines et de colères implacables, et chose inouïe jusque-là, de guerres commencées pour nulle autre raison que la religion même dont l’objet est la paix. “ 305 Or on retrouve la même remarque dans les Prolégomènes du De jure belli ac pacis libri, le Droit de la Guerre et de la Paix, publié à Paris en latin en 1625 : “ quant à moi,... je voyais dans l’univers chrétien une débauche de guerre qui eût fait honte même aux nations barbares ; pour des causes légères ou sans motifs on courait aux armes, et lorsqu’on les avait une fois prises, on n’observait plus aucun respect ni du droit divin, ni du droit humain, comme si en vertu d’une loi générale, la fureur avait été déchaînée sur la voie de tous les crimes. “ 306 La fureur, la férocité, est ce mouvement particulier, qui en vertu d’une loi générale, atteint tous les hommes, y compris les chrétiens, mouvement qui ouvre la voie de tous les crimes, ravalant le chrétien au rang de bête féroce, mouvement qui est donc de nature à : “ ruiner le nom chrétien...“. 307 Cette férocité représente donc un crime contre le nom G. W. Leibniz, XIX Lettres à M. Thomas Burnet, X, in Opera omnia, Genève, L. Dutens, 1768, t. VI, 1ère partie, p. 271. cité par P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 7. 304 H. Grotius, Lettre à Isaac Vossius du 12 novembre 1644, in H. Grotii, Epistolae, Amsterdam, 1687, ep. 1698, p. 733 cité par A. Dufour, Droits de l’Homme Droit naturel et Histoire, Paris, P.U.F. collection Léviathan, 1991, p. 43. 305 H. Grotius, Meletius sive De iis quae inter Christianos conveniunt Epistola, G.H.M. Posthumus Meyjes (ed), Leyde, etc, 1988, 2, p. 75, cité par P. Haggenmacher « La paix dans la pensée de Grotius » in L. Bély (dir) L’Europe des traités de Westphalie. Esprit de la diplomatie et diplomatie de l’esprit, Actes du colloque Paris, 24, 25,26 septembre 1998, Paris, P.U.F., 2000, p. 75. 306 H. Grotius, Le Droit de la Guerre et de la Paix, op. cit, Prolégomènes XXVIII.Ce livre sera désormais cité par : IBP, De Iure Belli ac Pacis, accompagné des références en chiffres romains. 307 IBP, II, XV, XI-3. 303 94 chrétien, et ce crime pointé par Grotius, peut être entendu aujourd’hui comme la préfiguration morale, et chrétienne, de la catégorie juridique de : crime contre l’humanité. Car en effet les chrétiens des diverses religions sont : “... les membres du même corps du Christ, auxquels il est ordonné de ressentir profondément les douleurs et les maux les uns des autres,...“ 308 § 2. LA GUERRE DE BETE SAUVAGE AU DELA DE LA LIMITE HUMAINE Dès lors si des chrétiens, en vertu de cette loi générale qui déchaîne la fureur sur la voie de tous les crimes, deviennent des bêtes féroces, ils ne pourront qu’accomplir des “ guerres de bêtes sauvages “, 309 et : “ le vice de ces hommes dépasse la limite humaine ; Aristote l’appelle “ de la férocité “. Sénèque dit d’eux : “ Je puis dire : ce n’est pas de la cruauté, c’est de la férocité, que de se faire une joie de torturer ; nous pouvons dire : c’est de la démence ; car il en est de plus d’un genre, et la plus caractérisée est celle qui va jusqu’à massacrer et déchirer les hommes. “ 310 Le dépassement de cette limite humaine sera la destruction du corps du Christ et donc la destruction de la chrétienté. Destruction qui sera d’autant plus inéluctable que “ les canons, qui enseignent l’humanité, proposent cette manière d’agir (ne pas dévaster le territoire ennemi) à imiter à tous les chrétiens, comme devant et professant une humanité supérieure à celle du reste des hommes. “ 311 Il y aurait, présents dans la pensée de Grotius, trois sens du mot « humanité ». 1- L’humanité supérieure et rédemptrice des chrétiens, du christianisme. 2- L’humanité inférieure et commune du genre humain. 3-L’humanité indicible, clandestine, et hors-la-loi, des bêtes féroces, des Barbares, des bêtes sauvages. “ Contre de tels barbares, qui sont des bêtes sauvages plutôt que des hommes, ... la guerre est naturelle,... la guerre la plus juste est celle qu’on fait aux bêtes féroces, et ensuite, celle qu’on fait aux hommes qui ressemblent aux bêtes féroces. “ 312 La guerre est donc le premier danger qui menace le christianisme car “ la violence, qui domine sur tout dans la guerre, a quelque chose qui tient de la bête féroce, il faut mettre d’autant plus de soin à la tempérer par l’humanité, de peur qu’en imitant trop les bêtes féroces, nous ne désapprenions l’homme. “ 313 L’homme peut devenir humain comme un chrétien, l’homme peut également devenir humain comme une bête féroce dans la guerre. Mais l’expérience historique montre que le chrétien qui combat un autre chrétien, peut devenir humain comme une bête féroce. La seule manière de tracer une limite entre l’homme humain comme un chrétien, et le chrétien humain comme une bête féroce, est d’écrire le Droit de la Guerre et de la Paix. C’est le Droit de la Guerre et de la Paix, qui, pour Grotius permettra de tracer la limite entre l’homme chrétien supérieur et l’homme humain inférieur, en 308 309 310 311 312 313 IBP, II, XV, XII. IBP, II, XXII, II. IBP, II, XXII, II. IBP, III, XII, IV-4. IBP, II, XX, XL-3. IBP, III, XXV, II. 95 ce sens que dans le moment de la guerre, ces deux formes d’humanité disparaissent, pour laisser place à une troisième forme qui est celle de l’homme chrétien humain comme une bête féroce. C’est la réalité de l’homme comme bête féroce, qui permet de faire le lien entre l’humanité supérieure des chrétiens et l’humanité commune du genre humain. § 3. LE DROIT DE LA GUERRE ET DE LA PAIX ET LA LIMITE HUMAINE Il s’agit donc pour Grotius de tracer une limite entre l’humanité innommable et inférieure de la bête féroce que devient l’homme dans la guerre, et l’humanité supérieure du christianisme. Pour tracer cette limite, il faut que l’humanité supérieure du christianisme devienne l’humanité commune du genre humain. Pour ce faire, Grotius va extraire du domaine de la théologie, un de ses termes fondamentaux, par lequel le christianisme expose la puissance de Dieu. C’est le terme : d’immuable, qui dans l’Oeuvre augustinienne en particulier, exprime l’éternité du Père tout puissant. Le droit de la nature, c’est-à-dire de la “ nature humaine “, 314 également qualifié de droit naturel, “ est tellement immuable, qu’il ne peut pas même être changé par Dieu. “ 315 car en effet “ de même donc que Dieu ne pourrait pas faire que deux et deux ne soient pas quatre, de même il ne peut empêcher que ce qui est essentiellement mauvais ne soit mauvais.” 316 L’opération paradoxale de Grotius consiste donc à renforcer le christianisme en retirant à Dieu quelque chose qui lui est propre du point de vue de la théologie, pour en faire une césure entre le bien et le mal, dans le cadre d’un droit de la nature humaine. Ce qui forme alors un des ressorts le plus puissant de la pensée de Grotius, c’est cet écart, cette rivalité entre : “ ... les principes inhérents à l’être humain d’où découle le droit naturel “ 317 et les principes inhérents à l’être chrétien. Car en effet Grotius écrit : “ car les lois humaines ne sont, et ne doivent être formulées, qu’en se plaçant au point de vue de la faiblesse de l’humanité “ 318 et d’autre part il écrit que les chrétiens ont le devoir de coïncider à, et de professer : “ une humanité supérieure à celle du reste des hommes. “ 319 Le Droit de la Guerre et de la Paix qu’écrit Grotius, a donc pour but d’isoler le mauvais, de caractériser la bête féroce, pour que coïncident le Juste, le Saint, le Très Chrétien. Dans l’épître dédicatoire à Louis XIII Roi très chrétien des Francs et de Navarre, ouvrant son texte, Grotius énonce clairement : “ mériter dès cette vie non seulement le nom de Juste, mais aussi celui de Saint, que le consentement des personnes pieuses à décerné à Charlemagne et à Louis, vos ancêtres, après leur mort, c’est être Très Chrétien, non seulement par un titre attaché à sa race, mais par un droit qui vous appartient en propre. “ 320 314 315 316 317 318 319 320 IBP, Prolégomènes. IX. IBP, I, I, X-5. IBP, I, I, X-5. IBP, Prolégomènes. XII. IBP, I, IV, VII. IBP, III, XII, IV-4. IBP, Epître Dédicatoire, p. 4. 96 SECTION 2. L’OPPOSITION ABSOLUE ENTRE L’INJUSTE ET LA NATURE RAISONNABLE ET SOCIABLE § 1. AFFIRMATION DE L’IMPORTANCE CAPITALE DES LOIS NON ÉCRITES Il y a sans doute dans la pensée de Grotius une coexistence très forte entre l’idée de loi non écrite, immuable, contre laquelle Dieu ne peut rien, et l’idée de l’autorité de la parole du souverain : “ c’est principalement, souligne Grotius, des rois et des grands personnages qu’on dit très communément que leur parole vaut un serment. Ils doivent, en effet, être tels qu’ils puissent dire avec Auguste : “ je suis de bonne foi “,...” ... l’autorité et le respect sont habituellement dus à la parole seule d’un roi, qui est supérieure à n’importe quel serment. “ 321 En contrepoint Grotius précise que : “ ... entre ennemis, les lois écrites, c’est-à-dire les lois civiles, n’ont aucun pouvoir ; mais il existe entre eux des lois non écrites, savoir celles que la nature prescrit, ou que le consentement des nations a établies. “ 322 Et, pour souligner l’importance de ces lois non écrites Grotius écrit en note : “ on demandait au roi Alphonse à quoi il avait le plus d’obligation, aux livres ou aux armes. Il répondit qu’il avait appris dans les livres le métier de la guerre et le droit de la guerre. Plutarque dit qu’entre les gens de bien il y a des lois de la guerre, et qu’il ne faut pas porter le désir de vaincre au point de ne pas éviter un avantage provenant d’une action mauvaise et impie. “ Pour prouver l’existence de ce droit de la nature qui prescrit des lois non écrites, Grotius se sert du témoignage des philosophes, des historiens, des poètes, des orateurs, non pas qu’il faille se fier indistinctement à ce témoignage, car ces philosophes, ces historiens, ces poètes, ces orateurs, ont coutume de servir les intérêts de leur secte, de leur sujet, ou de leur cause, mais parce que, du moment où plusieurs individus, en différents temps et en divers lieux, affirment la même chose pour certaine, on doit rattacher cette chose à une cause universelle. 323 C’est donc par un prodigieux travail de la citation que Grotius écrit un livre absolument original. L’on distingue dans le mouvement de la pensée de Grotius, deux groupes de valeurs et de réalités, qui sont en opposition absolue, et dont la contradiction irréductible formera l’objet même du Droit de la Guerre et de la Paix. L’idée de l’opposition absolue apparaît par exemple dans la définition que donne Grotius de l’injuste : “ ... on entend par injuste ce qui est en opposition absolue avec la nature raisonnable et sociable. “ 324 L’opposition absolue entre les valeurs ou les réalités négatives et les valeurs ou les réalités positives formera l’ossature du Droit de la Guerre et de la Paix. Au titre du négatif Grotius analyse : a)- L’obscurité : “ ... retrancher des affaires toute obscurité par le lien de la bonne foi. “ 325 321 322 323 324 325 IBP, II, XIII, XXII. IBP, Prolégomènes. XXVI. IBP, Prolégomènes. XL. IBP, I, II, I-3. IBP, III, XXV, I-2. 97 b)- La difformité morale : “ Le droit naturel est une règle que nous suggère la droite raison, qui nous fait connaître qu’une action... est entachée de difformité morale, ou qu’elle est moralement nécessaire. “ 326 c)- La répugnance : “ ... le droit est ce qui n’est pas injuste. Or ce qui est injuste, c’est ce qui répugne à la nature de la société des êtres doués de raison. “ 327 d)- L’injuste : “ ... on entend par injuste ce qui est en opposition absolue avec la nature raisonnable et sociable. “ 328 e)- La perfidie : “ La perfidie est un crime clandestin, une action impie, un forfait. Celui qui emploie la perfidie d’autrui viole le droit de la nature et des gens. Il doit être poursuivi non comme un ennemi loyal mais comme un assassin et un empoisonneur. “ 329 f)- La violence : “ La violence, qui domine sur tout dans la guerre, a quelque chose qui tient de la bête féroce. ... Aussi, la bonne foi supprimée, ils (les hommes) seront semblables aux bêtes féroces, dont la violence est pour tout le monde un objet d’horreur. “ 330 Au titre du positif Grotius met en oeuvre principalement les réalités que sont : l’humanité, la bonne foi, la charité. § 2. L’HUMANITÉ ET LA BONNE FOI : UN DROIT POSITIF L’humanité apparaît chez Grotius comme une valeur, une réalité centrale, décisive, impérative. 331 1- L’humanité est mise sur le même plan que “ le devoir de l’homme chrétien “ (727) 2- L’humanité est source d’enseignement : “ l’humanité enseigne”. (748) 3- L’humanité est source d’obligation : “ l’humanité exige “. (738) 4- L’humanité atteint le statut d’une règle : “ la règle de l’humanité “. (739 et 818) 5- L’humanité peut être l’objet d’un viol : “ violer l’humanité “. (732) Profaner les choses sacrées, les choses religieuses, les choses construites en l’honneur des morts, signifie violer l’humanité. 6- L’humanité est mise sur le même plan que l’équité : “ l’équité qui est exigée, ou l’humanité qui est louée... “ (750) 326 IBP, I, I, X. IBP, I, I, III. 328 IBP, I, II, I-3. 329 IBP, III, IV, XV et XVIII-4. 330 IBP, III, XXV, I-2. 331 Pour ce qui concerne l’humanité, la bonne foi, la charité, compte tenu du nombre des expressions citées, nous indiquons entre parenthèses après chaque citation la page correspondante du livre de Grotius : Le Droit de la Guerre et de la Paix, dans l’édition Paris, P.U.F., 1999. 327 98 7- L’humanité est mise sur le même plan que la pitié : “ l’impulsion de l’humanité et de la pitié. “ (802) 8- La valeur de l’humanité est équivalente à la valeur de la charité : “ ... les règles de la charité s’étendent plus loin que celles du droit... c’est pourquoi l’humanité exige... “ (738) 9- Le motif de l’humanité permet d’épargner, dans une guerre juste, les ennemis vaincus, les femmes, les enfants, les ennemis qui se sont rendus. (713-715-718), l’inhumanité est synonyme de massacre, en particulier celui des femmes et des enfants. (629) 10- L’humanité, dans la guerre, est ce qui distingue l’homme de la bête féroce. “ Plutarque raconte qu’autrefois les guerres entre les Corinthiens et les Mégariens se faisaient avec humanité, “ et comme il convenait à des peuples issus du même sang.” Si quelqu’un était fait prisonnier, il était traité comme un hôte par celui qui l’avait pris, et renvoyé chez lui, après qu’on avait reçu sa promesse de rançon : d’où est né le nom d’hôtes de guerre. “ (748) 11- L’humanité, dans la guerre engendre le sentiment du droit. L’absence d’humanité dans la guerre, engendre la loi de la bête féroce, qui impose inéluctablement l’inhumanité, dans la contrainte absolue de la violence toute puissante. “ La violence, qui domine sur tout dans la guerre, a quelque chose qui tient de la bête féroce ; il faut mettre d’autant plus de soin à la tempérer par l’humanité, de peur qu’en imitant trop les bêtes féroces, nous ne désapprenions l’homme. “ (836) Dans l’esprit de Grotius le caractère central de l’humanité s’appuie sur le caractère fondamental de la bonne foi, considérée comme un quasi synonyme du mot : droit et du mot : justice. 1- Dans la guerre le droit et la bonne foi sont impérativement requis. “ ... la guerre elle-même ne doit être entreprise qu’en vue d’obtenir justice, et lorsqu’elle est engagée, elle ne doit être conduite que dans les termes du droit et de la bonne foi.” (17) 2- Dans la guerre, le droit, la justice, la bonne foi, représentent une réalité trinitaire incontournable. “ L’opinion que la guerre n’a été entreprise ni avec témérité, ni avec injustice, et qu’elle est conduite d’une manière légitime, a même une grande efficacité pour se concilier des amitiés dont les peuples, comme les particuliers, ont besoin pour bien des choses. Personne, en effet, ne s’allie facilement à ceux qui sont réputés faire peu de cas du droit, de la justice et de la bonne foi. “ (19) 3- Dans la guerre la présence de la bonne foi introduit à la présence de Dieu. “ ... la bonne foi est le suprême lien des choses humaines ; et le mérite de la foi gardée entre ennemis est une chose sainte. “ (773) 99 “ ... la sainteté de la foi “ est le contraire de la perfidie. (837) “ ... il est criminel de violer la foi, qui est le lien de la vie.... La foi est suivant l’expression de Sénèque, le bien le plus inviolable du coeur humain. “ (835) 4- La bonne foi, la loi, l’âme sont des réalités vitales équivalentes. Si on les supprime, la société des nations, l’Etat, le corps, s’écroulent et s’anéantissent. “ Ce n’est pas seulement tout Etat quelconque, qui est maintenu par la bonne foi, comme le dit Cicéron, ... mais c’est encore cette plus grande société des nations. “ Supprimez-la, comme dit avec vérité Aristote, tout commerce entre les hommes est anéanti....” (835) “ ... la bonne foi supprimée, ils (les hommes) seront semblables aux bêtes féroces, dont la violence est pour tout le monde un objet d’horreur. “ (836) “ Dion Chrysostome... s’exprime d’une manière plus juste, lorsqu’il dit que la loi --- celle surtout qui constitue le droit des gens --- est dans un État comme l’âme dans le corps humain ; qu’elle, en effet, supprimée, il n’y a plus d’Etat. “ (614) L’humanité et la bonne foi sont pour Grotius deux réalités qui sont en même temps intrinsèquement morales et intrinsèquement juridiques. Parce que ces deux réalités ont cette double valeur, alors un droit de la guerre et de la paix peut être envisagé, sur le fondement de cette remarque de saint Augustin : “ La paix est donc la fin désirable de la guerre. “ § 3. LE DROIT POSITIF ET LA LOI DE CHARITÉ La charité, valeur spécifiquement chrétienne, apparaît plus discrètement dans la pensée de Grotius, mais elle joue sans doute le rôle de : “ ciment “, entre les vertus chrétiennes et les vertus humaines, entre l’humanité supérieure du christianisme, et l’humanité inférieure et commune du genre humain. La charité dans le mouvement de la pensée de Grotius aurait un double statut. Elle serait en même temps : “ loi de charité ... pour les chrétiens surtout, “ (610) et en même temps : “ loi de charité “ (703), elle ressortirait donc en même temps de l’humanité supérieure du christianisme et de l’humanité inférieure et commune du genre humain. Par ailleurs, écrit Grotius : “ mais il faut savoir ... que les règles de la charité s’étendent plus loin que celles du droit. ... C’est pourquoi l’humanité exige... “ (738) C’est par la charité que l’on peut comprendre cette correspondance très forte dans la pensée de Grotius entre le droit de la nature humaine et la loi chrétienne. 100 Grotius écrit : “ au reste, même lorsque la justice strictement dite n’est pas lésée, on peut pécher contre le devoir qui consiste dans l’amour qu’on doit avoir pour les autres, surtout contre celui que la loi chrétienne nous prescrit. “ (770) Dans le premier chapitre de son livre Grotius s’attache à définir ce que c’est que la guerre et ce que c’est que le droit. Il écrit que : “ ... le droit ... ne se borne pas aux devoirs de la seule justice,... mais embrasse encore ce qui fait la matière des autres vertus. ... le droit étant ici synonyme du mot loi, pris dans son sens le plus étendu, et qui veut dire une règle des actions morales obligeant à ce qui est honnête.” (37-38) Par l’exemple du mot : charité, tel qu’il intervient dans la pensée de Grotius, l’on comprend que pour ce dernier il existe un lien qui semble indécidable entre ce qui ressort de la règle et ce qui ressort de la vertu, entre ce qui ressort du droit et ce qui ressort de la morale. Est-ce la règle qui est à l’origine de la vertu, ou bien est-ce la vertu qui est à l’origine de la règle. Grotius détaille en effet trois vertus qui sont exigées des chrétiens : “ ... l’humilité, la patience, la charité, “ 332 Plus loin, il en donne quatre exemples : “ il faut savoir aussi que si l’on doit quelque chose, non pas selon la justice proprement dite, mais par l’effet d’une autre vertu, telle que la libéralité, la reconnaissance, la compassion, la charité, cette dette ne pouvant être poursuivie par la voie judiciaire, ne peut pas non plus être exigée par les armes. “ 333 La question qui apparaît comme indécidable pour Grotius est donc celle de savoir si c’est la règle qui implique la charité, ou au contraire si c’est la charité qui implique la règle puisque d’une part Grotius écrit que : “ ... les règles de la charité s’étendent plus loin que celles du droit. “ 334 et que d’autre part Grotius précise que : “ ... le droit ne se borne pas aux devoirs de la seule justice... mais embrasse encore ce qui fait la matière des autres vertus. “ 335 En tant que vertu, la charité devrait donc être dans la dépendance du droit, mais en tant que règle, la charité s’étend plus loin que le droit. Cet indécidable concernant le statut de la charité, n’est que le reflet de l’effort de Grotius pour faire coïncider l’humanité supérieure du christianisme avec l’humanité inférieure et commune du genre humain en regard de l’humanité indicible, clandestine et hors-la-loi des bêtes féroces, des barbares, des bêtes sauvages, à même d’entraîner le christianisme dans une chute mortelle. SECTION 3. LE TEXTE DE GROTIUS IMPOSE LA NÉCESSITÉ DE LA SÉMANTIQUE § 1. LA PHILOLOGIE : ÉPREUVE D’UN VAIN ARRANGEMENT DE MOTS La sémantique peut être entendue comme l’étude du langage, considérée du point de vue du sens, comme une théorie visant à rendre compte des phénomènes signifiants dans le langage, comme une science des 332 333 334 335 IBP, I, I, XVII-4. IBP, II, XXII, XVI. IBP, III, XIII, IV. IBP, I, I, IX. 101 significations. La sémantique étudie les relations du signifiant au signifié. Nous devons alors avoir à l’esprit ces phrases de Ferdinand de Saussure, prononcées dans la première décade du vingtième siècle à l’Université de Genève : “ le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces... nous appelons signe la combinaison du concept et de l’image acoustique... ces deux éléments sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre... Nous proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces derniers termes ont l’avantage de marquer l’opposition qui les sépare soit entre eux, soit du total dont ils font parties. Quant à signe, si nous nous en contentons, c’est que nous ne savons par quoi le remplacer, la langue usuelle n’en suggérant aucun autre. “ 336 On se rappellera alors qu’un contemporain de Ferdinand de Saussure a lui aussi conféré à la langue usuelle un pouvoir de direction : “ Freud et Saussure soulignent pour des raisons profondément différentes, cette instance de l’usage. Mais, alors que chez Saussure elle devient le motif d’un “ relativisme “ ... elle constitue pour Freud un des germes de la construction théorique. “ 337 La sémantique étudie les changements de sens, la synonymie, la polysémie, la structure du vocabulaire. Si la sémantique semble plus proche de la question du sens, la philologie semble plus proche de la question du texte. Le philologue au seizième siècle était un érudit en matière d’antiquité humaniste, plus tard, le philologue aura une compétence plus large, il sera considéré comme un spécialiste de l’étude grammaticale et linguistique des textes, comme un spécialiste de l’étude des textes et de leur transmission. Dès les premières phrases des Prolégomènes à son Traité du Droit de la Guerre et de la Paix, Grotius souligne que ce traité est : “ ... d’autant plus nécessaire, qu’il ne manque pas d’hommes... qui ont méprisé cette partie du droit (qui règle les rapports des peuples ou des chefs d’Etats entre eux) comme ne consistant que dans un vain arrangement de mots. “ 338 Car affirme t-il, un pareil travail faisant de cette partie du droit un traité complet et méthodique, intéresserait l’humanité. L’ambition de Grotius, de se hisser à la hauteur de l’humanité, en contrecarrant de manière déterminante l’idée commune du “ vain arrangement de mots “, s’accomplit par une “saisie quasi-poétique du réel, s’effectuant essentiellement en fonction de cet univers de textes, qui n’a cessé de refléter aux yeux de Grotius un ordre de valeurs supérieur. “ 339 Si le travail de Grotius représente une “ saisie quasi-poétique du réel “, c’est, parce que, écrit Haggenmacher, l’auteur de ce travail est “ théologien et philologue presque autant que juriste et diplomate, au sens de la diplomatique en tant que science.” 340 336 337 338 339 340 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1968, p. 99. J-M. Rey « Saussure avec Freud » in J-M. Rey, Parcours de Freud, Paris, Galilée, 1974, p. 64. IBP, Prolégomènes. III. P. Haggenmacher, Grotius et la Doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 627-628. Ibidem., p. 627. 102 Nous avons donc remarqué que la fin du premier paragraphe des Prolégomènes du Traité de Grotius se termine par la phrase : “ cependant un pareil travail intéresserait l’humanité. “ Nous avons remarqué que P. Haggenmacher qualifiait Grotius de philologue. La rencontre du mot droit, du mot poésie, du mot humanité, nous pousse vers Giambattista Vico (16681744). Vico écrit un livre De Constantia Jurisprudentis, Constance du Législateur. L’argument de cet ouvrage, “ ... traite du principe unique qui rendrait cohérentes toutes les connaissances établies dans le domaine divin et humain. “ 341 La constance du législateur se démultiplie en une première partie qui figure la constance de la philosophie, dont la conséquence est une constance de la philologie traitée dans une deuxième partie. Dans ce livre Vico construit sa méthode historique comme système d’interprétation philologique. L’histoire y est conçue comme un système d’interprétations des textes successifs de l’humanité : la mythologie, la poésie et le droit. L’argumentation de Vico se donne un objet dans le droit, ce dernier étant considéré comme le seul réel mouvant où travaillent tout à la fois, les formes sociales, et une instance invisible, une conscience transhistorique du bien, du possible, de la faute, cette instance invisible constituant une divinité faite de mains d’homme. “ ... ce que fait ici le droit de façon inouïe c’est d’obliger la métaphysique (l’esprit même de la langue) à une épreuve de réalité,... “. 342 Or nous pensons que l’épreuve de réalité prend sa consistance première dans le travail de l’écriture. C’est la raison pour laquelle Grotius raisonne en fonction d’un univers de textes, qui reflète à ses yeux un ordre de valeurs supérieur. C’est la raison pour laquelle Vico dans les premières pages de son ouvrage prend appui sur l’autorité de Grotius. C’est la raison pour laquelle le chapitre I de la seconde partie du livre de Vico, De Constantia Jurisprudentis, s’ouvre par la question : “ qu’est -ce que la philologie ? “ et Vico d’écrire en réponse : “ la philologie est en effet l’étude du langage, un travail d’approche des mots dont elle rapporte l’histoire, décrit les origines et l’évolution, ce qui lui permet de définir des âges de la langue et de comprendre ainsi les sens propres, les altérations et les usages des mots. “ 343 C’est la raison pour laquelle enfin, aux deux questions, qu’est-ce que la philologie ? Qu’est-ce que l’humanité ? qui ouvrent respectivement les deux chapitres du livre de Vico, Constance de la Philosophie, Constance de la Philologie, répond le titre du chapitre dernier du livre De l’absolue spécificité du Droit romain, comme si, la philosophie, l’humanité, le droit, ne formaient qu’une seule formule de conclusion, permettant aujourd’hui, que soit posée dans toute son épaisseur la question du crime contre l’humanité. Dans une Contribution à l’histoire du mot Civilisation, datée de 1954, Emile Benveniste écrit : “ toute l’histoire de la pensée moderne et les principaux achèvements de la culture intellectuelle dans le monde occidental sont liés à la création et aux maniements de quelques dizaines de mots Giambattista Vico, Origine de la poésie et du droit, De Constantia Jurisprudentis, 1721, trad. Catherine Henri, Annie Henry, Paris, Cafe Clima Editeur, 1983, p. 27. 342 J. L. Schefer « La mort d’Adam » in G. Vico, Origine de la poésie et du droit, op. cit, p. 9. 343 G. Vico, Origine de la poésie et du droit, op. cit, p. 69. 341 103 essentiels, dont l’ensemble constitue le bien commun des langues de l’Europe occidentale. “ 344 De Grotius à Vico, de Vico à Benveniste, de Benveniste à Barthes, nous pouvons constater que le mot : humanité, relève de ce “ travail d’approche des mots “, qu’il fait partie de “ ces quelques dizaines de mots essentiels dont l’ensemble constitue le bien commun des langues de l’Europe occidentale, “ qu’il est en quelque sorte ce mot“ illisible, impubliable, cet audelà, cette inscription d’une désorganisation énigmatique, “ 345 dans le sens de la référence. § 2. LE DROIT DE LA GUERRE ET DE LA PAIX : ÉPREUVE DE L’HUBRIS Le mot : humanité, nous conduit vers l’expression juridique : crime contre l’humanité. L’expression : crime contre l’humanité, nous entraîne vers la lecture du livre de Ian Kershaw consacré à Hitler. En lisant l’analyse de la vie de Hitler, des années 1889 à 1936, nous lisons le mot : hubris : “ cette arrogance démesurée qui mène à la catastrophe --- était inévitable. “ 346 Alors ce mot de hubris, utilisé par l’historien pour indiquer au lecteur les conséquences catastrophiques du phénomène selon lequel : “ il (Hitler) devint l’adepte le plus fervent de son propre culte du Führer. “ 347 nous pousse vers la thèse de Louis Gernet, écrite en 1917, dont le chapitre préliminaire s’intitule : l’histoire d’un mot : hubris. Pour étudier l’histoire de ce mot Gernet expose l’esprit de sa méthode : “ ... il ne faut pas être trop linguiste : définir le sens par l’étymologie, c’est parfois pétition de principe, tant qu’on a pas regardé le mot d’assez près. Il ne faut pas non plus être trop juriste. Même un auteur aussi pénétrant qu’Hitzig, s’enfermant trop, s’aveugle : préoccupé d’une catégorie juridique et de définir l’hubris telle qu’elle est poursuivie sous un régime de répression organisée, il ne verra dans les emplois non juridiques du terme que ce qui lui sert et l’intéresse : du circonscrit, du délimité, --- le concept ; la notion, chose plus large lui échappe.... Il faut donc renoncer à fixer d’emblée--- qu’on recoure à l’histoire du droit, qu’on recoure à l’étymologie--- une “ idée générale “, une “ idée fondamentale “, axe autour duquel tournerait l’histoire du terme. Il faut étudier directement les emplois du terme lui-même : nous examinerons ici les témoignages de la poésie grecque,... “ . 348 Il y a dans le phénomène de la langue une puissance sémantique autonome, qui crée une force d’attraction inouïe. Chacun a sa manière, Grotius, Vico, Gernet, Benveniste, Barthes, se sont appropriés cette phrase de Ferdinand de Saussure : “ tout s’est passé hors de l’esprit, dans la sphère des mutations de sons, qui bientôt imposent un joug absolu à la pensée et la forcent à entrer dans la voie spéciale qui lui est ouverte par l’état matériel E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, Collection Bibliothèque des Sciences humaines, 1966, p. 337. 345 R. Barthes « Lisible, Scriptible et au-delà » in R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, Collection écrivains de toujours, 1975, p. 122. 346 I. Kershaw, Hitler, 1889-1936 : Hubris., trad. Pierre- Emmanuel Dauzat, Paris, Flammarion, 1999, p. 838. 347 Ibidem. p. 838. 348 L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Etude sémantique. Première édition 1917. Paris, Albin Michel, Collection “ l’Evolution de l’Humanité “, 2001, p. 18-19. 344 104 des signes. “ 349 La poésie, la morale, la philosophie, le droit, ne forment qu’une seule et même discipline. Au fil des siècles, chacune de ces disciplines est rentrée dans une catégorie particulière de la pensée qui différenciait chacune de ces disciplines des autres, cette catégorie particulière étant engendrée par le pouvoir de la toute puissance. Le monde commun de la poésie, de la morale, de la philosophie, et du droit, ce sont les mots. Ces mots portent une mémoire qui leur est propre. Les poètes, les moralistes, les philosophes, les juristes, subissent le “ joug absolu “ de la mémoire de ces mots. Parce qu’ils ont peur de subir ce joug absolu, certains ont recours à “... l’imposture de se placer sous le signe du premier, ... “. 350 On pourrait penser que cette imposture est portée par Grotius, puisqu’il souligne d’emblée dans ses Prolégomènes, que personne n’a tenté jusqu’à présent, de faire de cette partie du droit qui règle les rapports des peuples ou des chefs d’Etat entre eux, l’objet d’un traité complet et méthodique. Mais Grotius ne porte pas l’imposture de se placer sous le signe du premier, alors même qu’il affirme le caractère inédit de son entreprise, car il a compris que : “ ... le seul héritier possible, le seul qui ne soit pas crapuleux, est celui qui constitue par lui-même, et comme de toutes pièces, l’héritage, qui le forme uniquement par ce qu’il est à même de faire par luimême. “ 351 Il n’y a donc pas de premier, il n’y a pas de second, il n’y a pas d’héritier, il y a d’abord une puissance sémantique autonome de la langue, une force d’attraction mémorielle des mots, une force primitive de la parole, une écriture illisible, qui s’impose, par-delà le bien et le mal, mais dans le bien et dans le mal. A propos d’un peintre, André Masson, Roland Barthes écrit : “ voilà ce que nous dit le travail de Masson : pour que l’écriture soit manifestée dans sa vérité (et non pas dans son instrumentalité) il faut qu’elle soit illisible. “ 352 Les systèmes de pensée, les codifications, les concepts, les expressions juridiques, sont beaucoup plus tributaires du passé qu’on ne le pense. Lors d’une conférence un membre de l’Académie française énonce : “ les humanités sont la mémoire vivante du passé, si les sciences peuvent nous aider à réparer avec prudence ce que l’imprudence a ruiné, elles sont incapables de nous dire où passe la frontière du licite et de l’illicite, du meilleur et du pire, de l’humain et de l’inhumain. “ 353 Il est probable que Ian Kershaw n’avait pas lu la thèse de Louis Gernet quand il a sous-titré par le mot hubris, le premier tome de son livre consacré à l’analyse de la vie de Hitler. Le travail de Louis Gernet, renouvelant de façon décisive les études grecques, ses recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, comportant en sous titre l’expression : étude sémantique, le chapitre préliminaire de ces recherches consacré à l’histoire du mot : hubris, les crimes contre l’humanité réalisés sous l’autorité et l’impulsion de Hitler et du nazisme, F. de Saussure, Cours de Linguistique générale, op. cit, p. 311. J-M. Rey « Remarques sur la Filiation » in L’Ecrit du Temps, n° 14/ 15, La Folie de l’Histoire, Editions de Minuit, 1987, p. 148. 351 J-M. Rey « Un récit impossible » in L’Inactuel, n° 6, En lisant Wladimir Granoff, Edition Circé, 2001. p. 67. 352 R. Barthes, Sémiographie d’André Masson, Oeuvres complètes, Volume II, Paris, Seuil, 2002, p. 1597. 353 M. Fumaroli « Les humanités ou la critique de la spécialisation » Conférence, 15 novembre 2000, Université de Tous les Savoirs, in Le Monde, 21 novembre 2000, p. 16. 349 350 105 le travail de l’analyse de Hitler, rédigé par l’historien Ian Kershaw, comportant dans la première partie, en sous-titre le mot : hubris, permettent alors d’établir un schéma de pensée, une liaison intellectuelle, entre le caractère illisible, extraordinaire, inouï, impensable, du crime contre l’humanité, et le caractère fondamental du terme hubris exposé par Louis Gernet : “ le terme d’hubris... est bien le plus instructif qui soit. ... nous voici amenés à définir, du terme moral étudié... ce caractère fondamental : il n’est pas le nom d’une chose, il n’exprime pas une notion délimitée et autonome, pas plus qu’il n’évoque nécessairement des images précises : il enveloppe une série en soi indéfinie, de représentations variant en fonction les unes des autres ; nous avons vu ainsi, progressant du même mouvement et en relation réciproque, les idées de violence injuste, de l’aveuglement d’un coupable, du fonctionnement de la justice, de la sanction du mal, de l’ordre du monde et de l’ordre dans la société, et jusqu’à celle de l’organisme que constitue la société elle-même. “ 354 § 3. LA RÉALITÉ DES CORRESPONDANCES LINGUISTIQUES : ÉPREUVE DE LA DISTINCTION DU PASSÉ ET DU PRÉSENT Si nous décidons de quitter des auteurs qui nous apparaissent comme des auteurs du passé, et si nous décidons de lire des auteurs que l’on nomme contemporains, alors nous lisons cette phrase : “ La morale n’est pas une branche de la philosophie, mais la philosophie première. “ 355 En premier lieu cette phrase nous renvoie au dernier chapitre du texte de Grotius, le Droit de la Guerre et de la Paix. Grotius paraphrasant Cicéron écrit “ qu’il est criminel de violer la foi, qui est le lien de la vie “, puis citant Sénèque, l’auteur souligne que la foi est “ le bien le plus inviolable du coeur humain. “ 356 En deuxième lieu cette phrase nous renvoie aux travaux de Louis Gernet, écrivant que la pensée juridique qui concerne l’obligation est “ une pensée juridique qu’on peut dire fondamentale. “ Au VIème siècle, écrit-il, “ là même où le droit s’est institué nous voyons qu’il trouve quelquefois appui dans une morale qui lui est antérieure. “ 357 Ces deux renvois nous font comprendre que l’originalité supposée d’un auteur est le prétexte de l’affirmation d’une singularité fallacieuse en regard d’une vie fondamentale de la langue qui nous échappe. Dès lors nous lisons dans le texte : Totalité et Infini, quelques développements concernant le visage : “ le sens c’est le visage d’autrui... l’essence originelle du langage... doit être cherchée dans la présentation du sens... l’épiphanie du visage est éthique... l’essence du langage est la relation avec autrui... l’universalité règne comme la présence de l’humanité dans les yeux qui me regardent... le visage me parle et par là m’invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fût-il jouissance ou connaissance... Autrui qui peut souverainement me dire non... m’oppose L. Gernet « L’histoire d’un mot : hubris » in L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, op. cit, p. 47. 355 E. Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’Extériorité, 1ère édition 1961, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht / Boston / London, 4ème édition, Collection Phaenomenologica, p. 281. 356 IBP, III, XXV, I-2. 357 L. Gernet « Droit et prédroit en Grèce ancienne » in L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Maspéro, 1968, p. 179 et p. 184. 354 106 ainsi... la transcendance même de son être... l’infini de sa transcendance... cet infini plus fort que le meurtre... paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre, qui dure et insurmontable, luit dans le visage d’autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l’ouverture absolue du Transcendant. “ 358 Dans un autre texte écrit à propos de la mort de Max Picard, il est question de Philosophie du visage. “ Le visage est ... le mystère de toute clarté, le secret de toute ouverture... C’est dans le visage de l’homme que, par-delà l’expression de la singularité humaine, et peut-être à cause de cette singularité ultime --- se manifeste la trace de Dieu et que la lumière de la révélation inonde l’univers. “ 359 Une question alors s’impose. Cette philosophie du visage, qui est doublement, celle de Max Picard selon Emmanuel Levinas, celle d’Emmanuel Levinas selon Max Picard, constitue-t-elle réellement une création originale. Fait-elle partie de ces “ ... thèses fondamentales sur lesquelles reposeront plus tard les systèmes...” 360, ou bien, plus prosaïquement, n’est-elle que la suite méconnue de cette phrase de Grotius, sur laquelle elle repose sans le savoir : “ mais, d’un autre côté, à plusieurs époques, ont surgi des hommes libres, sages et religieux, ... Ils enseignaient, en effet, un Dieu fondateur et directeur de l’univers entier, et surtout père de l’humanité que, pour cette raison, il n’avait point séparée en espèces diverses sujettes à divers sorts, mais qu’il avait voulue d’un même genre et comprise sous une même dénomination, à qui, de plus, il avait donné la même origine, la même disposition d’organes, des visages amicalement tournés les uns vers les autres, le langage et les autres moyens de communication, afin que tous comprissent qu’il y a entre eux une société et une parenté naturelles. Ils disaient qu’à cette race par lui créée ce haut prince et père de famille avait tracés quelques lois, tant pour la maison que pour la cité, non sur l’airain ni sur des tables, mais dans le sens et l’âme de chacun, où elles s’offrent à la lecture de ceux mêmes qui les fuient et les méprisent ; “ 361 Si nous lisons le texte de Levinas selon lequel l’infini de la transcendance de l’être d’autrui est plus fort que le meurtre, que cet infini nous résiste dans son visage (le visage d’autrui), et que son visage, est l’expression originelle, est le premier mot : “ tu ne commettras pas de meurtre “ 362 alors nous comprenons que l’impératif biblique : “ tu ne tueras pas “, consiste d’être nommé par Levinas : le visage, et que dans cette consistance, Levinas trouve son visage dans le miroir de celui de Max Picard. Dès lors, Max Picard et Emmanuel Levinas, bien que ne s’étant jamais rencontrés, sont porteurs de : “ ... la même origine, de la même disposition d’organes, des visages amicalement tournés les uns vers les autres. “ Parce que Emmanuel Levinas et Max Picard portent un fardeau identique, ils peuvent tous les deux être crédités d’être débiteurs de Grotius. E. Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’Extériorité, op. cit, p. 181, 174, 182, 183, 172, 173. E. Levinas « Max Picard et le Visage » in E. Levinas, Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976, p. 142. 360 Ibidem. p. 144. 361 H. Grotius, Mare Liberum, De la Liberté des Mers, 1609, Université de Caen, Centre de Philosophie politique et juridique, 1990, p. 662. 362 E. Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’Extériorité, op. cit, p. 173. 358 359 107 La philosophie du visage qui est celle de Levinas, si philosophie il y a, trouve un de ses points d’appui, dans le texte de Grotius : Mare Liberum, De la Liberté des Mers, écrit en 1609, cette grande surface brillante et déchaînée, sur laquelle se reflète le visage de l’homme, dès que la nuit apparaît. De la même manière, quand le représentant du Saint Siège, Pierre Bondue, procureur de Belgique, réfléchit, parmi des juristes, lors d’une conférence, se tenant à Bruxelles en 1947, sur la définition du crime contre l’humanité, quand ce procureur énonce que : “ ... chaque homme individuel est, dans l’ordre divin, créé à l’image de Dieu. “ 363 il prépare la répétition quasi identique de cette phrase prononcée par Emmanuel Lévinas le 22 mars 1966, à la séance organisée par les Jeunesses Littéraires de France en l’honneur de la mémoire de Max Picard : “ la personnalité dans le visage est à la fois ce qu’il y a de plus irremplaçable, de plus unique et ce qui est l’intelligibilité même. Par le visage humain conçu à l’image de Dieu, l’univers se fait forme plastique ; “ 364 Quand, lors de cette conférence se tenant à Bruxelles en 1947, Pierre Bondue énonce : “ il ne paraît pas possible d’exprimer en une définition légale toutes les manifestations possibles du “ crime contre l’humanité “. Les cas compris dans l’avant- projet de définition ne peuvent être qu’exemplatifs. La malice humaine s’efforcera toujours de glisser en marge des textes codifiés. Le principe est clair : il faut une atteinte grave et intentionnelle (dol spécial) à un droit auquel l’homme ne pourrait renoncer sans perdre ou avilir son éminente dignité. “ 365 Le représentant du Saint Siège qu’est Pierre Bondue, s’appuie alors sur le : Sermon sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Eglise de Jésus Christ, prêché à Paris par Bossuet ( 1627-1704) en 1659, au Séminaire des filles de la Providence, fondé par saint Vincent de Paul. “ Donc, ô pauvres, que vous êtes riches ! Mais, ô riches, que vous êtes pauvres ! “ 366 énonce Bossuet dans ce sermon. En 1996, quand Mireille Delmas-Marty évoque un droit commun de l’humanité, 367 elle reprend sans le dire, cette expression, d’un article de doctrine d’Antoine Pillet (1857-1926), dont A de la Pradelle dira : “ il est de ceux qui, rares, prennent également les deux aspects public et privé, du droit international : c’est un internationaliste complet. “ 368 Dans cet article daté de 1894, on peut lire : “cependant, pour éviter toute méprise, et parce que nos idées ne se confondent sur ce point avec aucune de celles qui ont été antérieurement émises, nous éviterons le terme même de droit naturel et nous adopterons celui de droit commun de l’humanité. “ 369 P. Bondue « Rapport concernant le crime contre l’humanité » in Léon Cornil (dir), Actes de la VIIIème conférence internationale pour l’unification du droit pénal, Paris, Pédone, 1949, p. 144. 364 E. Levinas. Max Picard et le Visage, op. cit, p. 143. 365 P. Bondue, Rapport concernant le crime contre l’humanité, op. cit. p. 148. 366 Jacques-Bénigne Bossuet « Sermon sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Eglise de Jésus-Christ » in G. Hacquard, L’Oeuvre de Bossuet, extraits, Paris, Librairie Hachette, Classiques France, 1953, p. 37. 367 M. Delmas-Marty, Vers un droit commun de l’humanité, entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1996. 368 A. de La Pradelle, Maîtres et doctrines du Droit des gens, Paris, Editions Internationales, 1950, p. 307. 369 A. Pillet « Le Droit International Public, ses éléments constitutifs, son domaine, son objet » in Revue Générale de Droit International Public, Tome I, 1894, p. 13. 363 108 En 1948, Joseph Y. Dautricourt, juge au Tribunal de Bruxelles, signe un article de doctrine : Le Droit pénal dans l’Ordre Public Universel, dans lequel il écrit : “ en fait la notion d’Ordre Public Universel est d’une telle richesse qu’il serait vain d’en tenter l’inventaire dans le cadre d’une modeste étude. “ 370 En 2002, Monique Chemillier-Gendreau, signe un article dont le titre est : Contre l’Ordre impérial, un Ordre public démocratique et universel. Elle écrit : “ nous devons donner corps à une règle fondamentale, celle de l’intérêt public universel, et exiger qu’elle soit en toutes circonstances la norme de contrôle de l’usage de la force et des limites du marché. “ 371 Le vocabulaire de la doctrine juridique, adossée à la question du crime contre l’humanité, qui s’élabore immédiatement après la deuxième guerre mondiale, devient en l’année 2002, une arme pour refuser l’hégémonisme fallacieux de l’ordre impérial américain, qui se cache dans un discours manipulateur de l’humanité. Ces quelques exemples de correspondances linguistiques, Levinas (1961)- Grotius (1609), Bondue (1947) - Bossuet (1659), Delmas Marty (1996) - Pillet (1894), Chemillier-Gendreau (2002) - Dautricourt (1948), démontrent , la réalité, la pertinence, la clairvoyance, de cette phrase déjà citée de Ferdinand de Saussure : “ tout s’est passé hors de l’esprit, dans la sphère des mutations de sons, qui bientôt imposent un joug absolu à la pensée et la forcent à entrer dans la voie spéciale qui lui est ouverte par l’état matériel des signes. “ J. Y. Dautricourt « Le Droit Pénal dans l’Ordre Public Universel » in Revue de Science Criminelle et Droit Pénal comparé, 1948, p. 499. 371 M. Chemillier-Gendreau, « Contre l’ordre impérial, un ordre public démocratique et universel », in Le Monde diplomatique, n° 585, décembre 2002, p. 22. 370 109 TITRE 3 LES ORIGINES HUMANISTES DE CICERON A : ÉRASME Le mot humanisme naît seulement au plus tôt à la fin du XVIIIe siècle, alors que le mot humaniste est un terme d'origine italienne médiévale, qui se répand en France dans les années 1530. L'étude des humanités, studia humanitatis, signifie l'étude de la langue et des civilisations de l'Antiquité grecque et latine. Néanmoins il nous semble que cela constitue une erreur de borner le Monde de l'Humanisme dans une étroite frontière temporelle comme le fait Myron P. Gilmore. Ce dernier ne considère que les soixante-quatre années qui s'écoulent entre la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 et l'apparition de Luther en 1517. Il nous semble au contraire qu'il est impératif de situer le Monde de l'humanisme dans l'éternité de la langue elle-même. En 1525, Érasme publie à Bâle un livre dont le titre est La Langue. Dans ce livre l'auteur adresse cette question au lecteur. « Comment donc se fait-il que pour les mortels la langue soit le moindre des soucis, alors que nous portons partout en elle à la fois un poison mortel et la drogue la plus salutaire ? » Un siècle plus tard, en 1625, Grotius publie son De jure belli ac pacis. Il consacre des développements au poison en écrivant que le droit des gens reçu depuis longtemps, sinon par tous les peuples, du moins par les plus civilisés, est qu'il ne soit pas permis de tuer un ennemi par le poison. L'action de tuer un ennemi par le poison peut être nommé un crime clandestin, une action impie, un forfait (voir note 124). Ce point de vue trouve sa consécration internationale dans l'article 23 de la Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, élaborée lors de la Conférence de la paix de la Haye en 1899. La première des prohibitions énumérées par la Convention concerne l'interdiction d'employer du poison ou des armes empoisonnées. En 1946 Victor Klemperer publie ses Carnets d'un philologue rédigés dans le temps de la domination nazie entre 1933 et 1945. Il y analyse la langue du troisième Reich, la Lingua tertii imperii, ou LTI. Klemperer souligne que la langue nazie imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret. Donnant suite à cette analyse un auteur contemporain, Jean Pierre Faye, dans son livre Le Langage meurtrier, confère au langage des Nazis un rôle moteur dans l'élaboration d'une opération de meurtre à l'échelle de l'Allemagne d'abord, puis de l'Europe entière. Le sentiment de l'humanité, cette drogue la plus salutaire, se situe du côté de la langue, mais le crime contre l'humanité, ce poison mortel, se situe lui aussi tout autant du côté de la langue. Et ceci nous pouvons parfaitement le comprendre dès lors que nous qualifions le gaz cyklon B utilisé pour le fonctionnement des chambres à gaz de Poison Volatile, qui tue celui qui le respire. Ainsi donc une des racines du concept de crime contre l'humanité se situe dans le poison mortel de la langue. Le mot Humanitas constitue pour Cicéron comme pour Érasme un antidote de la langue contre le poison de cette même langue. Le nom de Constantinople porte en lui cette double dimension de la langue salutaire et de la langue mortelle. 110 CHAPITRE 1 LA SIGNIFICATION DE L’HUMANITAS SELON CICERON Dans la genèse du concept de crime contre l'humanité le nom de Cicéron occupe une place éminente. Cette place repose sur le mot d'humanitas, qui forme l'ancienne résonance primordiale du mot d'humanité. Sans l'humanitas le mot d'humanité ne signifie absolument rien, et la notion juridique de crime contre l'humanité ne serait même pas née. Le mot d'humanitas dans la pensée de Cicéron lie ensemble le plus bas et le plus haut, l'esclave et le prince. Dans son traité de Oratore rédigé dans l'année 55 av. J. C. Cicéron affirme sous forme de question : Est-il rien de plus royal, peut-on dire de plus grand et généreux que de secourir les suppliants, de relever les malheureux à terre, d'arracher ses concitoyens à la mort, aux dangers, à l'exil ? Dans son traité concernant Les Devoirs, Cicéron souligne que l'humanité ne saurait permettre de considérer l'esclave comme un simple patrimoine. Même le maître de l'esclave ne saurait arracher à ce dernier sa dignité d'homme. Ainsi le prince le plus puissant, comme l'esclave le plus impuissant, sont tous les deux également soumis à la loi de l'humanitas, qui constitue en elle-même un gouvernement des hommes seul à même d'assurer la pérennité de la Cité. L'espérance impériale de César, la supériorité des premiers citoyens, la souveraineté primordiale de Rome, reposent pour une part déterminante sur l'esprit de l'humanitas, accordant à la pensée la force d'un jugement fondé sur la vérité, la sagesse, la dignitas. La dignitas étant une autorité vertueuse, l'accord de l' honnêteté, du prestige, de la gloire. SECTION 1. L’ESPÉRANCE DE L'HUMANITAS DE CICÉRON, L’ESPÉRANCE IMPÉRIALE DE CÉSAR § 1. LES QUATRE SIGNIFICATIONS DE L’HUMANITAS Le mot humanitas, est un des mots qui revient le plus souvent sous la plume de Cicéron. Il signifie principalement l’unité du genre humain, il signifie la justice qui maintient l’union de la communauté humaine, il signifie la culture qui affine l’intelligence de la vie, il signifie la civilisation qui s’oppose à une vie frustrée, rustique et aveugle. Le point de départ de Cicéron, c’est l’idée de l’unité du genre humain. De cette unité résultent certains droits de la société sur l’individu et certains devoirs corrélatifs : “ parmi les formes de la moralité il n’y en a point qui ait plus d’éclat et plus de portée que l’union des hommes avec les hommes --- cette sorte d’association de mise en commun des intérêts, et cette tendresse même qui lie tout le genre humain (et ipsa caritas generis humani) “ 372 Ce sentiment est susceptible, selon Cicéron, d’un élargissement progressif : il se limite d’abord au couple humain et aux enfants qui en naissent, il s’étend ensuite aux amis, aux voisins ; il trouve un aliment nouveau dans la vie publique où tant de débats passionnants le fomentent ; il se dilate jusqu’aux limites d’une même nation, où l’identité de langue est facteur d’unité ; il embrasse enfin la famille humaine tout entière. Les hommes écrit Cicéron, ont été engendrés pour les hommes, afin qu’euxCicéron, Des termes extrêmes des Biens et des Maux, De finibus, traduit du latin par J. Martha, Paris, Les Belles Lettres, 1955, Livre V, XXIII, 65, T II, p. 149. 372 111 mêmes puissent se rendre service les uns aux autres. 373 L’origine de cette disposition, c’est dans le coeur humain qu’il faut la chercher. La nature l’y a inscrite, en témoignant que l’univers est la commune patrie des dieux et des hommes. Un homme par cela seul qu’il est un homme, ne peut absolument pas être un étranger aux yeux d’un autre homme. L’humanitas maintient l’union de la communauté humaine. Elle est justice, mais elle est aussi piété, bonté, libéralité, indulgence, affabilité, (pietas, bonitas, liberalitas, benignitas, comitas). Elle s’associe tout naturellement à la mansuetudo, à la fides, à l’officium. Elle s’oppose à l’humeur âpre, sévère, féroce, insociable qui compromet les bons rapports sociaux, engendre les querelles et les guerres. L’humanitas désigne ce que nous appelons la “ culture “ : un certain affinement de l’intelligence par l’expérience de la vie, la réflexion, les livres. C’est ce que Cicéron nomme politior humanitas. Volontiers associe-t-il humanitas et litterae, ou humanitas et doctrina. L’éducation même lui apparaît comme une méthode destinée à former les enfants à l’humanité et à la vertu. 374 Enfin l’humanitas, dans son emploi le plus général, permet à Cicéron de traduire la notion complexe de civilisation, en tant que la civilisation s’oppose à la guerre et à la destruction : “ Numa Pompilius commença par distribuer entre tous les citoyens, par tête, les terres conquises par Romulus au cours de ses campagnes et leur fit comprendre qu’ils pouvaient, sans ravager et sans piller, jouir largement de toutes les commodités de la vie en cultivant leurs champs ; il leur inspira l’amour de la tranquillité et de la paix, qui font plus aisément fleurir la justice et l’honnêteté et qui protègent mieux le travail agricole et la récolte des moissons. ... Grâce à ces lois, qui sont conservées encore dans nos archives, et en établissant un cérémonial religieux, il apaisa des âmes, que brûlaient la pratique constante et la passion de la guerre.... Grâce à ces institutions, il ramena à l’humanité et à la douceur des hommes que l’amour de la guerre avait rendus inhumains et sauvages. “ 375 § 2. LES GESTES MEURTRIERS DE LA SUPPLICATION ET LA MORT DE CÉSAR Le texte de Nietzsche, la figure de César, la double réalité historique et mythologique d’Alexandre, la puissance radicalement autre de DionysosSuppliant, nous adressent la question de savoir si il peut y avoir une communauté de signification entre, d’une part l’humanitas telle que l’entend Cicéron, et d’autre part, le principe de surhumanité, tel qu’il fut mis en oeuvre d’abord par César, contemporain de Cicéron, puis par les empereurs romains qui régnant après César, furent investis du titre d’Auguste. Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, trad. M. Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1965, Livre III, XIX, 62, P. 115. Et, Cicéron, De finibus, op. cit., Livre III, XIX, 63, T II, p. 42. 374 P. de Labriolle « Pour l’Histoire du mot « Humanité » » in Les Humanités, Classes de Lettres, 1931-1932, Hatier. Ce texte de P. de Labriolle est cité par H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la Culture antique, Paris, Éditions E De Boccard, 1983, (1ère édition 1958), p. 554. 375 Ciceron, La République, trad. E. Breguet, Paris, Les Belles Lettres, 2000, (1ère édition 1980) Livre II, XIII, 25, et Livre II, XIV, 26 et 27, p. 20. 373 112 C’est la même question, mais sous une autre forme, qui est formulée par l’historien Christian Meier, dans son étude sur César. Pouvonsnous encore, après Hitler, tabler sur les grands hommes, dans l’esprit de l’ancienne tradition européenne ? s’interroge-t-il. La réponse s’élabore en deux temps. Dans un premier temps, l’historien affirme l’existence de la grandeur de César, qui, écrit-il, réside dans son humanité on ne peut plus problématique, faite d’éclat éventuel en même temps que de misère, de malheur et de culpabilité inévitables... dans son efficience historique, qui lui a fait accomplir tant de choses, mais lui en a aussi fait détruire tant. Dans un deuxième temps, l’historien, nie, aujourd’hui, la possibilité historique de la grandeur. Aujourd’hui, écrit-il, la grandeur n’apparaît pas digne de foi. La question n’est plus seulement de savoir si elle sera bienfaisante, mais si même elle peut exister, car en effet, la “ grandeur salopée “ dont parle Thomas Mann à propos de Hitler, « a salopé » en retour, semble-t-il, la notion même de grandeur. 376 Ce qui pose problème à Christian Meier, ce n’est donc pas la grandeur de César, mais c’est la liaison théorique, spirituelle, psychique, entre le principe d’humanité, le principe d’inhumanité, le principe de surhumanité. Selon Jérôme Carcopino, l’originalité de César, c’est qu’il a nourri son ambition frénétique d’une idéologie conséquente. Il a cherché à libérer valablement son autorité de tout contrôle et à l’enraciner sur un sol immuable. c’est pourquoi, écrit-il, “ ce démocrate, (César) qui n’est intelligible que dans son pays et son temps, envisagera, dès l’âge de trente ans, comme une chose toute naturelle, de se prévaloir de sa naissance pour s’égaler aux dieux et revendiquer l’hégémonie des rois. “ 377 L’auteur latin Suétone, nous rapporte qu’en 68 av. J.-C., César célébra les funérailles de sa tante Julie, veuve de Marius. Il y prononça une oraison funèbre où, sous prétexte de louer la défunte, il exalta la prééminence royale et divine de son lignage : “ du côté de sa mère, ma tante Julie descend des rois. Du côté de son père, elle se rattache aux dieux immortels. C’est, en effet, du roi Ancus Marcius que sont sortis les Marcius Rex dont sa mère portait le nom. C’est de Vénus que sortent les Jules auxquels se rattache notre famille. Celle-ci joint donc à la sainteté des rois, qui sont les maîtres des hommes, la religion des dieux de qui relèvent même les rois. “ 378 César accentuera le caractère sacré dont sa personne est marquée. Le Sénat de Rome, au début de 44 av. J.-C., consacrera officiellement la dénomination divine qu’il s’est donnée : Divus Iulius. César, sera assassiné par Brutus, Cassius, et d’autres conjurés, de trente cinq coups de poignard, le 15 mars 44, le jour même où le Sénat devait délibérer de la royauté de César et le proclamer Roi. César pensait que le titre de roi était nécessaire pour réaliser son espérance impériale : annexer l’Egypte et soumettre l’empire des Parthes. 376 377 378 C. Meier, César, traduit de l’allemand par Joseph Feisthauer, Paris, Seuil, 1989, p. 23. J. Carcopino, Les Étapes de l’Impérialisme romain, Paris, Hachette, 1961, p. 124. Suetone, Caes, 6, cité par J. Carcopino, Ibidem, p. 124. 113 En lisant le texte de Plutarque, (49-125 ap. J.-C.) Les Vies des Hommes Illustres, l’on remarque que les gestes de la supplication introduisent à la mise à mort de César : “ à l’entrée de César, le Sénat s’incline et se lève. Quand César est assis on s’empresse de nouveau autour de lui, et l’on fait s’avancer Tillius Cimber, qui le prie pour son frère exilé. Les autres prient avec lui, prenant les mains de César et lui baisant la poitrine et la tête. Il repousse d’abord ces supplications ; puis comme ils insistent, il se lève pour user de force. Alors Tillius, lui saisissant la robe à deux mains la tire de dessus ses épaules, et Casca, le premier, debout derrière César, prend son épée et lui porte un coup peu profond le long de l’épaule. César met la main sur la poignée et s’écrie en latin d’une voix forte : “ Scélérat de Casca, que fais-tu ? “ et Casca s’adressant à son frère en grec, l’appelle à son secours. Atteint alors de plusieurs blessures à la fois, regardant autour de lui et essayant de les repousser, quand il voit Brutus l’épée nue, il quitte la main de Casca qu’il tenait encore, s’enveloppe la tête de sa robe et livre son corps aux coups. Comme les conjurés, serrés les uns après les autres, s’acharnent sur ce corps avec leurs poignards, ils se blessent mutuellement ; Brutus, qui veut avoir part au meurtre, est frappé à la main et tous les autres couverts de sang. César ainsi tué, Brutus s’avance au milieu de la salle et veut parler pour retenir et rassurer le Sénat. Mais tous s’enfuient effrayés : ils se poussent tumultueusement à la porte, bien que personne ne les poursuive et ne les presse. “ 379 Existe-t-il une communauté de signification entre la rêverie de l’espérance impériale, cristallisée dans le désir de César, et la rêverie de l’espérance de l’humanitas, cristallisée dans le désir de Cicéron. Robert Folz, analysant l’idée d’empire en Occident écrit : “ à la différence de la notion politique de l’Empire qui vient de se fixer, l’espérance impériale demeure extrêmement fluide ; elle se meut toujours sur le plan universel. » 380 § 3. L’UNIVERSALITÉ DE CICÉRON, L’UNIVERSALITÉ DE CÉSAR L’universalité présente dans l’humanitas de Cicéron, peut-elle rencontrer l’universalité présente dans l’espérance impériale de César. Le texte de Cicéron qui se cristallise dans le mot humanitas, peut-il toucher le nom propre que s’est donné César : Divus Iulius. En d’autres termes, comment s’organise l’économie de la relation entre l’humanité, l’inhumanité, la surhumanité. En premier lieu, le rêve de l’espérance impériale semble s’organiser selon une modalité très puissante, qui se retrouve de manière quasiment identique au long des siècles. Jérôme Carcopino cite Suétone rapportant une phrase de César que ce dernier aurait prononcée dans sa jeunesse : “ il faudra, répétait-il, me parler avec déférence et m’obéir comme aux lois. “ 381 Plutarque, Les Vies des Hommes illustres, cité par R. Étienne, Les Ides de Mars, L’assassinat de César ou la dictature ? Paris, Gallimard / Julliard, 1973, collection Archives, p. 84. 380 R. Folz, L’idée d’empire en Occident du Vème au XIVème siècle, Paris, Aubier, 1953, p. 178. 381 Sueton, Caes, 77, cité par J. Carcopino, Les Étapes de l’Impérialisme romain, op. cit., p. 122. 379 114 Il est troublant d’entendre l’écho de cette phrase de César rapportée par Suétone, aussi bien sous la plume de Ernst H. Kantorowicz (1895-1968), publiant en 1927 un de ses ouvrages majeurs : la biographie de Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), que sous la plume de Robert Etienne, publiant en 1997 la biographie de César. Le premier écrit : “ cependant l’attitude royale, la physionomie et la majesté autoritaire de l’enfant frappaient d’emblée, tout autant que son refus de prêter l’oreille à toute admonition. Il n’obéissait qu’aux impulsions de sa propre volonté, disait-on. Cette volonté de Frédéric II, volonté d’une énergie colossale, livrée en toute liberté à elle-même et que personne, sinon lui-même, sa raison et tout au plus la nécessité, n’a jamais domptée, peut expliquer la nature rétive du jeune garçon, mais aussi la détermination, fermée à la contradiction, du futur empereur. Dès l’âge de douze ans, Frédéric voulut secouer toute tutelle, jugeant “ outrageant “ son état de pupille dans sa fierté enfantine et ne supportant pas d’être considéré non comme un roi mais comme un enfant. A ceux qui le voyaient alors il imposait déjà le respect, et l’on sentait que dans très peu de temps il faudrait lui obéir sans résistance possible. ... A douze ans, après avoir exercé son corps toute la journée, il travaillait encore jusque tard dans la nuit pour étendre ses connaissances... Et ce qui le passionnait alors particulièrement, c’était l’histoire --- romaine sans doute --- des faits d’armes et des guerres. “ 382 Dans cette phrase, nous comprenons que la figure dissimulée de César, soutient le texte de Kantorowicz. Le deuxième écrit : “ tout le jeu législatif n’est en réalité qu’une façade. La lettre de la “ constitution “ est respectée et les lois sont votées “ dans la forme “, mais leur rédaction a reçu l’aval de César ou de son cabinet et nul ne s’aviserait de changer quoi que ce soit. Même ceux qui endossent la paternité d’une loi, en ignorent le contenu. Cette force légale était telle qu’après sa mort Marc Antoine n’eut qu’à publier en vrac les brouillons des textes rencontrés dans ses coffres pour qu’aussitôt on les gravât dans le bronze et qu’ils eussent force de loi. Ainsi la Lex Iulia municipalis allait fixer pour des siècles la politique romaine et le statut de l’Italie. Elle relève au travers de César d’une incroyable autorité qui dépasse celle de tout monarque connu dans l’histoire ... Avant les empereurs, César incarnait donc la loi vivante, victorieuse même de la mort et assurant la survie d’une monarchie qui avait eu comme but autant que comme effet de remodeler la société. “ 383 Il est troublant également de remarquer, combien, chez deux historiens, non seulement le point de vue concernant l’oeuvre de César, peut-être contradictoire, mais plus encore, comment c’est précisément le mot humanitas, qui opère la discrimination entre ces deux points de vue. Ainsi Jérôme Carcopino, à qui Pierre Grimal rend hommage le nommant : cet autre Cicéron, 384 dans son étude sur César, crédite ce dernier d’une oeuvre positive : “ César apparaît en réalité comme le plus souple et le plus vigoureux des démiurges politiques, celui qui, pour concilier la culture hellénistique et la discipline romaine, la domination d’un seul et la vitalité des E. H. Kantorowicz, « L’Empereur Frédéric II », in Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2000, (1ère édition 1990), p. 35. 383 R. Étienne, Jules César, Paris, Fayard, 1997, p. 169. 384 P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 6. 382 115 républiques municipales, l’annexion totale de l’Orient et l’assimilation des sujets du peuple-roi, sut accomplir la plus grande des révolutions de l’antiquité, une des plus efficaces de l’histoire. Il a créé les éléments féconds de cet “ Empire “ auquel les anciens durent plusieurs siècles de paix bienfaisante, et dont le souvenir, en bien comme en mal, pèse, depuis lors, sur le destin des hommes. “ 385 Un autre historien, met au contraire l’accent sur l’échec de César. En conclusion de son étude il écrit : “ César, c’est peut-être là le secret de son échec, ne possédait pas le don de ce que les Romains appelaient humanitas. Pline le Jeune définissait cette qualité comme la capacité de gagner l’affection des petits sans heurter les grands. Avec son intuition géniale, il inaugura une nouvelle époque dans l’histoire de Rome. Mais il se fiait tellement au pouvoir de son charme --- de son “ charisme “ si l’on veut --- qu’il en oublia d’avoir du tact. “ 386 Pour pouvoir répondre à la question : qui donc fut César, et que futil ? Chef bienveillant, despote cruel, tyran aveuglé ? Cet historien examine l’oeuvre législative de ce dernier, pour pouvoir analyser comment l’homme d’Etat était jugé par les différents secteurs de la population. Sa conclusion est construite à partir du terme d’humanitas, qu’il traduit par un : “ sentiment commun d’humanité”. Néanmoins, bien que Cicéron, constitue l’auteur latin auquel il fait le plus souvent référence, jamais le terme d’humanitas n’est analysé pour lui-même, comme si un sens courant actuel de ce mot s’imposait à l’évidence. C’est peut-être ce sens courant, qui de manière subreptice et non analysée, constitue la ligne de partage entre le point de vue de Jérôme Carcopino, et le point de vue de Zvi Yavetz. Le premier associe au nom de César, l’héroïsme, la douceur, la justice. Le deuxième associe au nom de César, l’absence de possession du don de l’humanitas. En 1934, cet autre Cicéron que fut Jérôme Carcopino pour Pierre Grimal, écrit : “ le peuple dont la grandeur a fixé mon humble vocation a jadis accompli le plus beau des miracles humains, celui qui servit de support historique au miracle chrétien et sans lequel ce qu’on a appelé le miracle grec se serait évanoui sans laisser de trace : la paix romaine. Il suffit que nous prononcions aujourd’hui ces mots imprégnés d’héroïsme et de douceur, où s’est inclu l’age d’or de notre humanité, pour qu’ils communiquent aussitôt à nos âmes endolories par les sacrifices de la plus sanglante des guerres ... une espérance nostalgique, une fervente aspiration.... Si l’impérialisme de Rome n’avait été qu’un déploiement de violences et d’appétits, l’empire de Rome, bâti sur ces fondements boueux, aurait succombé... Mais... Rome a mis délibérément sa force au service de la justice, suivant les paroles de César dans la harangue qu’il adressa, en 49 av. J.-C., aux mutins de Plaisance : « Nous devons avant tout songer à la justice. Avec elle la force des armes peut tout espérer. Sans elle, rien n’est solide » (Cass. Dio, XLI, 32, 5 .“ 387 Pour notre part, nous avons lu l’expression : principe d’humanité, sous la plume d’un auteur, traduisant en 1927, une lettre de saint Augustin : Poursuivre le crime pour délivrer l’homme, c’est s’associer à un principe d’humanité, et non d’iniquité. 388 Nous avons lu l’expression : J. Carcopino, Jules César, Paris, Les Libraires Associés, 1965, (1ère édition 1935), p. 441. Z. Yavetz, César et son image, Des limites du charisme en politique, Traduit de l’anglais par Elie Barnavi, Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 240. 387 J. Carcopino, Les Étapes de l’Impérialisme romain, op. cit., p. 257 et p. 15. 388 Saint Augustin, Epistola 153. 2-3 ; P. L., XXXIII, 654. Cité par G. Combes, La Doctrine politique de Saint 385 386 116 principe d’inhumanité, sous la plume de l’auteur d’un exposé introductif, Délégué du Gouvernement provisoire de la République française au ministère public du Tribunal Militaire International à Nuremberg en 1946 : La doctrine nationale-socialiste, qui élève l’inhumanité au rang d’un principe. Nous avons lu l’expression : principe de surhumanité, sous la plume d’un auteur juriste, étudiant en 1963, le problème de la succession des empereurs romains : Le principe de surhumanité justifie les pouvoirs du prince. 389 Dès lors, nous est apparue l’obligation d’obéir à un schéma trinitaire accomplissant la liaison entre ces trois principes, qui seul, permettrait de s’approcher de la réalité de la chose innommable, cachée, en même temps qu’exposée par l’expression juridique : crime contre l’humanité. SECTION 2. LA SUPÉRIORITÉ DES PREMIERS CITOYENS § 1. LE TRIPLE FONDEMENT DE L’HUMANITAS La supériorité des premiers citoyens, ne peut reposer sur : “ ... la passion sans mesure de tenir la première place “, mais seulement sur l’alliance entre l’humanitas, la magnanimitas, l’honestum. Pour montrer qu’il ne peut y avoir de conflit réel entre l’honestum, c’est-à-dire la beauté morale, et l’utile, Cicéron fait référence à un exemple de conflit moral, exposé par Hécaton de Rhodes, philosophe stoïcien du deuxième siècle avant Jésus-Christ, qui lui aussi écrivit un Traité sur les Devoirs. “ Au cas où il faudrait, en mer jeter quelque cargaison, l’homme de bien jetterait-il un cheval de prix plutôt qu’un petit esclave sans valeur. “ Cicéron énonce alors : “ hic alio res familiaris, alio ducit humanitas. “ Ici, l’intérêt du patrimoine va d’un côté mais l’humanité de l’autre. La signification primordiale de l’humanitas, ne réside pas dans la possession, mais tout au contraire dans la dépossession, c’est-à-dire, d’une part dans l’idée selon laquelle “ Il faut se garder de la passion de la renommée, car elle supprime la liberté au service de laquelle les hommes magnanimes doivent apporter tout leur effort. “ et d’autre part dans l’idée selon laquelle “ Pas même le pouvoir n’est à rechercher, et bien plutôt, on doit ou bien parfois ne pas l’accepter ou bien quelquefois s’en démettre. “ Cette dépossession engendrant l’obligation de la sagesse selon laquelle “ Il faut respecter la justice, même à l’égard des plus petits, or ce qu’il y a de plus bas, c’est la condition et le sort des esclaves. “ Ce respect de la justice est fondé sur la nécessité de maintenir sous un même droit, les grands et les humbles. Augustin, Paris, Librairie Plon, 1927, p. 198. 389 B. Parsi, Désignation et Investiture de l’Empereur romain (Ier et IIème siècles après J.-C.), Paris, Librairie Sirey, 1963, p. 21. « Le mot principatus associe deux éléments : d’une part le souvenir de l’idée républicaine de primauté morale et, depuis Auguste, de prééminence charismatique, d’autre part l’idée de souveraineté conférée par la lex de imperio. Ces deux éléments se complètent : le principe de surhumanité justifie les pouvoirs du prince. » 117 L’idée d’humanitas repose donc sur une triple unicité. En premier lieu l’unicité de la loi de la nature. En deuxième lieu l’unicité du langage de la loi. En troisième lieu l’unicité de la race humaine. Cicéron écrit : “ ... nous sommes tous tenus par une seule et même loi de la nature et si cela est ainsi, assurément la loi de la nature nous interdit de faire violence à autrui...(…) rien de cruel n’est utile : en effet, pour la nature humaine, que nous devons suivre, le plus grand ennemi, c’est la cruauté. “ Car en effet, la cruauté, est l’expression première des désirs qui ont perdu le lien avec la raison, ce sont des désirs qui dépassent la limite et la mesure, ces désirs n’obtempèrent pas à la raison à laquelle ils sont soumis par la loi de la nature. “ On peut (alors) discerner les visages eux-mêmes des gens en colère ou de ceux qui sont ébranlés par quelque passion ou crainte ou qui sont transportés par un plaisir extrême ; chez tous, les figures, les voix, les mouvements et les attitudes sont changés.“ L’on comprend alors, que le plaisir extrême de tuer, qui marque le visage d’un rictus d’effroi, de haine, d’horreur et de plaisir entremêlés, soit absolument exclu de la sphère de l’humanitas, pour la raison précisément qu’on inventa les lois pour qu’elles tinssent à tous, toujours, un seul et même langage. “ Or, ce langage unique de la loi qui doit pouvoir être énoncé à tous et à chacun, implique nécessairement d’être proféré par une bouche soucieuse de la raison et de la modération, et non pas par une bouche tordue par le rictus du plaisir de la cruauté. Si nous sommes tous tenus par une seule et même loi de la nature, si les lois ont été inventées, pour qu’elles tinssent à tous, toujours, un seul et même langage, c’est parce que “ ... quelle que soit la définition que l’on donne de l’homme, elle est une et valable pour tous... Il n’y a pas en effet unité qui ressemble davantage à une autre unité, qui lui soit plus égale que nous ne sommes nous-mêmes entre nous semblables et égaux. “ 390 C’est donc en raison de cette unicité, que : “ ... c’est l’union et la société commune de toute la race des hommes que nous devons honorer, protéger, sauvegarder. “ 391 Si la contrainte de l’humanitas interdit de comparer la valeur du patrimoine avec la valeur d’un petit esclave sans valeur, elle interdit de même la discrimination entre un homme de la Cité et un étranger, car, “ ... autant il est évident que c’est la nature elle-même qui nous pousse à aimer ceux qui sont nés de nous ”, autant il s’impose de penser que, “ De cet instinct dérive aussi un sentiment naturel commun à tous les hommes, qui les intéresse les uns aux autres et qui fait qu’un homme, par cela seul qu’il est un homme, ne peut absolument pas être un étranger aux yeux d’un autre homme. “ 392 Cicéron rédige son Traité des Lois, au cours de l’été 52 av. J.-C., et son Traité sur les Devoirs, en octobre novembre 44. Entre ces deux ouvrages huit ans se sont écoulés. Dans chacun de ces deux textes, l’auteur cite et répète la même phrase de Chrémès de Térence (195-159 av. J.-C.) Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, Livre I, XIX-64, Livre III, XXIII-89, Livre I, XX-68, Livre I, XIII-41, Livre III, VI-27, Livre III, XI-46, Livre I, XXVIII-102, Livre II, XII-42. Et, Ciceron, Traité des Lois, trad. Georges de Plinval, Paris, Les Belles Lettres, 1968, Livre I, X-29, p. 16. 391 Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre I, XLI-149, p. 183. 392 Cicéron, De finibus, op. cit., T II, Livre III, XIX-62 et 63, p. 42. 390 118 poète comique, esclave affranchi, né à Carthage, mort en Grèce, soulignant ainsi l’importance qu’il confère à cette pensée : “ rien de ce qui est humain ne lui est étranger “, et donc, “… interdire aux étrangers le séjour d’une ville c’est vraiment inhumain.“ Cette inhumanité, révèle l’humanitas comme contrainte absolue du lien entre les hommes, contrainte absolue du lien, qu’il écrit de la manière suivante : “ Quant à ceux qui disent qu’il faut tenir compte des citoyens mais non pas des étrangers, ils rompent le lien social commun du genre humain et celui-ci supprimé, la bienfaisance, la générosité, la bonté, la justice disparaissent radicalement : or ceux qui les font disparaître, c’est aussi envers les dieux immortels qu’il faut les juger impies. “ Ainsi, pour Cicéron, le lien social commun du genre humain, se situe à la hauteur des dieux immortels. § 2. L’HUMANITAS, LA MAGNANIMITAS, L’HONESTUM, ET LA CONTRAINTE ABSOLUE DU LIEN ENTRE LES HOMMES C’est parce que l’humanitas porte en son vocable l’idée d’une contrainte absolue du lien entre les hommes, qu’il ne peut y avoir dans la pensée de Cicéron l’idée d’une contradiction entre la masse des citoyens, les premiers citoyens, le premier citoyen. La grandeur de Rome les subsume tous sous son autorité. Cette contrainte absolue est si forte que “... l’abandon de l’intérêt général va contre la nature ; il est de fait injuste. Aussi est-ce la loi elle-même de la nature --- qui sauvegarde et contient l’intérêt des hommes --- ... “ Les premiers citoyens, comme le premier citoyen, auront la qualité d’un homme sage, bon et courageux qui, s’il eût péri, eût beaucoup compromis l’intérêt général ; cet homme s’acquittera toujours de son devoir en veillant à l’intérêt des hommes, au lien social entre les hommes. Car il n’existe aucun lien social, précise Cicéron, entre nous et les tyrans, mais plutôt une opposition absolue ; et cela ne va pas contre la nature de dépouiller, si on le peut, celui qu’il est beau de tuer. Il y a donc une beauté pour Cicéron de l’acte de tuer, dès lors que cet acte s’applique au tyran qui commet un “ parricide de la patrie”, car, et cette phrase mérite d’être soulignée : “ est-il possible en effet, dieux immortels, que soit utile à personne le plus honteux et le plus horrible parricide de la patrie, lors même que celui (César) qui s’en est rendu coupable, est appelé père par ses concitoyens opprimés ? “ La convoitise de la puissance qui passerait par la négation de l’humanitas, de la magnanamitas, de l’honestum, représente pour Cicéron le crime suprême. Celui qui viole le droit pour régner, ceux qui ne tiennent pas compte de tout ce qui est droit et beau, pourvu qu’ils acquièrent la puissance, celui-là, ceux-là, représentent : “ ... ce cas précisément qui était de tous le plus criminel ... Le voilà, l’homme (César) qui a pu convoiter d’être roi du Peuple romain, et maître de toutes les nations, et qui a pu l’obtenir ! Cette convoitise, si quelqu’un affirme qu’elle est belle il est fou : il approuve en effet l’anéantissement des lois et de la liberté, et juge glorieux cet horrible et abominable écrasement. “ 119 La puissance selon Cicéron, n’est pas engendrée par la grandeur d’un homme unique, fût-il César, elle est au contraire une puissance collective reposant exclusivement sur la réalisation de l’humanitas, de la magnanimitas et de l’honestum. Ainsi peut-il écrire : “ ceux qui tiennent de la nature les moyens de conduire les affaires, sans retard ni hésitation, ils doivent obtenir des magistratures et gouverner l’Etat, car ce n’est pas autrement que la Cité peut être conduite ou la grandeur d’âme manifestée. Or ceux qui prennent en main l’Etat n’ont pas moins que les philosophes --je ne sais s’ils ne l’ont pas plus encore --- l’obligation de pratiquer la magnanimité et le mépris des choses humaines, dont je parle souvent, et la tranquillité et l’assurance de l’âme, puisqu’ils devront n’être pas tourmentés et vivre avec autorité et fermeté. “ La conduite de l’Etat, passe donc nécessairement par la supériorité de l’âme, s’élevant au-dessus et au-delà de la cupidité, de la volonté de puissance, de la convoitise de la richesse, de la passion de la violence. Puisqu’en effet, il ne peut y avoir, ni bonté, ni générosité, ni courtoisie, ni amitié, si tout cela n’est pas recherché pour lui-même, mais est rapporté au plaisir et à l’utilité. La véritable puissance, comporte dans un même mouvement, d’une part la force de percevoir la beauté morale, d’autre part la force de percevoir la nécessité de la trinité, c’est-à-dire la force de concevoir la possibilité de mettre en corrélation, une perception du juste et un acte politique. Cicéron donne en exemple Denys le tyran, sans que l’on puisse savoir avec exactitude, s’il s’agit de Denys l’Ancien (431-367 av. J.-C.) tyran de Syracuse, ou de son fils Denys le Jeune. “ On raconte que les Pythagoriciens Damon et Phintias avaient l’un pour l’autre les sentiments que voici : alors que Denys le tyran avait fixé, pour l’un d’eux, le jour de son exécution et que celui qu’il avait destiné à la mort, avait sollicité quelques jours de sursis pour recommander les siens, l’autre se porta garant de sa comparution, en sorte que si le premier n’était pas revenu, c’était lui-même qui devait mourir. Mais lorsqu’au jour dit, le premier eut fait retour, en admiration devant leur fidélité, le tyran leur demanda de l’admettre en tiers dans leur amitié. “ Le tyran, au lieu d’être aveuglé par sa position de toute puissance, abandonne cette dernière, renonce à la décision de mise à mort, et se place lui-même dans une position de tiers par rapport à ses deux victimes potentielles : les Pythagoriciens Damon et Phintias. A l’aveuglement de sa cruauté et de sa toute puissance, il substitue la reconnaissance de sa faiblesse, comprenant, que ce qui fonde la puissance, c’est cette relation entre l’humanitas, la magnanimitas et l’honestum, et non pas, l’omnipotence du pouvoir absolu de la mise à mort. 393 Cicéron, Traité des Lois, op. cit., Livre I, XII-33, p. 19. Et, Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre I, XII-30, Livre III, XI-47, Livre III, VI-28, Livre III, VI-30-31-32, Livre III, XXI-82-83, Livre I, XXI-72, Livre III, XXXIII-118, Livre III, X-45. 393 120 SECTION 3. LA SOUVERAINETÉ DE ROME § 1. L’HUMANITAS DU PRINCE ET LA FIGURE IMPOSANTE MAGNIFIQUE IMMUABLE DU SAGE Les textes de Cicéron nous permettent de comprendre ce qu’il entendait par Princeps. Dans le De re publica, Cicéron écrit qu’une des vertus nécessaires au chef d’Etat s’appelle : courage. Cette vertu est faite de grandeur d’âme et d’un profond mépris de la mort et de la douleur. Cicéron expose le point de vue de Tullius selon lequel le premier citoyen de la Cité doit être nourri de gloire, et il rappelle en conséquence, que c’est le désir de gloire qui a poussé les ancêtres de Scipion à accomplir un grand nombre de hauts faits extraordinaires. Or la condition de la gloire se trouve dans le domaine de la vérité qui exclut absolument la simulation. “ Si donc certains pensent pouvoir obtenir une gloire durable par la simulation et un vain étalage, par la feinte non seulement dans les propos mais aussi dans le visage, ils se trompent lourdement. La vraie gloire enfonce ses racines et aussi les étend, tandis que toutes les feintes, rapidement, tombent comme petites fleurs et rien de simulé ne peut être de longue durée. “ 394 Dans un texte, le De finibus bonorum et malorun, Des termes extrêmes des Biens et des Maux, qui est un exposé par Cicéron de la philosophie stoïcienne, ce dernier, reprenant pour lui-même des éléments de cette philosophie, nous fait comprendre l’équivalence qu’il pose entre le regard du Prince et le regard de haut, dominant, surplombant, embrassant la réalité d’un coup d’oeil décisif. “ La sagesse embrasse à la fois la grandeur d’âme, la justice et ce qui permet à l’homme d’envisager comme étant au-dessous de lui, les accidents de la vie, avantage que les autres arts n’ont pas....(…) Celui qui possède une âme grande et courageuse regarde de haut... cet homme, d’une qualité élevée et rare, cet homme d’une grande âme, véritablement courageux, regardant comme audessous de lui tous les accidents humains, cet homme, dis-je, que nous voulons former, que nous cherchons, doit être sûr de lui, sûr de sa conduite à venir, comme il l’est de sa conduite passée, rendre enfin bon jugement de lui-même en se mettant bien dans l’esprit qu’aucune espèce de mal ne peut avoir prise sur le sage. “ La figure du sage est la figure éminente de la souveraineté, car, seule en effet, la sagesse est tout entière tournée vers elle-même, ce qui signifie, que tout souverain doit sans cesse se diriger vers, se retourner vers, se rabaisser vers, la question de la sagesse, pour conquérir ce sur quoi repose la souveraineté, dont il n’est que le fugace dépositaire. En conclusion du Livre III de son De finibus, Cicéron expose la force qu’il attribue à cette figure : “ et quelle figure imposante, magnifique, immuable que celle où se manifeste enfin le sage ! Ce sage... méritera mieux le titre de roi que Tarquin... oui, il méritera d’être appelé beau... oui, on pourra dire que seul il est libre, ne s’étant jamais soumis à l’empire de personne, et n’étant pas non plus esclave de la passion ; à bon droit on dira qu’il est invincible, puisque, même si son corps était enchaîné, son âme ne pourrait jamais être chargée de liens... Y a-t-il quelque chose de plus divin que la vertu ? “ 395 Cicéron, La République, op. cit., T II, Livre V, VIII-10, IX-11, X-12, p. 98. Et, Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre II, XII-43, p. 36. 395 Cicéron, De finibus, op. cit., Livre III, VII-25, Livre III, VIII-29, Livre III, XXII-75-76, p. 21-23-49. 394 121 § 2. ROME LE MAÎTRE DU MONDE ENTIER ET LE DÉSIR DE CICERON Dans la pensée de Cicéron, la figure du princeps est une figure éminente, organisant en sa puissance, en sa primauté, en son autorité, aussi bien l’image du Roi, que celle du Sage, ou bien celle de l’homme d’Etat. Ces diverses expressions de la figure du princeps, culminent et fusionnent dans la réalité de Rome comme nous l’indique ce fragment du De re publica : “ quant à notre peuple, c’est en défendant ses alliés qu’il est maintenant devenu le maître du monde entier. “ 396 Nous pouvons penser que le désir de Cicéron fut, d’incarner en sa personne, la grandeur de Rome, l’humanitas et le princeps. Esther Bréguet, traductrice de Cicéron écrit : “ Cicéron projette dans ce qu’il crée l’image de lui-même : car il était de toutes les forces de son être attaché à la res Romana et à ses institutions. “ 397 Pierre Grimal, lecteur de Cicéron, écrit : “ Cicéron a créé un univers spirituel qui a renouvelé Rome et, par elle, le monde : ni en matière d’éloquence, ni dans la vie philosophique, et dans la vie politique, rien après lui, ne fut semblable à ce qui avait été avant lui. “ 398 Ce qui caractériserait précisément et spécifiquement l’humanitas au sens de Cicéron, se serait une sorte de réalité triangulaire, constituée par l’homme Cicéron, doublement texte-auteur et homme politique, la ville Rome, maître du monde, le Princeps César, homme divin, contemporain de Cicéron. Cicéron, auteur, avocat, orateur, nous apparaît dans la langue latine comme le premier théoricien des questions morales et politiques. La science du droit est l’invention de la Rome classique. Cette création, trouve elle-même sa source dans l’esprit des Grecs anciens.399 La tendance profonde qui anime l’esprit des grecs s’est manifestée en deux temps successifs, la découverte de la justice et la découverte de la douceur, dont la combinaison peut se grouper sous le nom d’humanité. Les Grecs ont commis des violences, mais ils ont plaidé contre ces violences avec plus de force que quiconque, écrit Jacqueline de Romilly. “ Et c’est là qu’intervient l’importance des textes grecs.... Les grecs ont décrit une expérience et défendu certaines valeurs qu’ils étaient les premiers à découvrir et qu’ils ont exprimées avec une telle netteté et un tel sens de l’universel que celles-ci s’imposent encore à nous comme si elles étaient actuelles. Or, dans l’héritage des valeurs ainsi transmis, on peut dire que le refus de la violence tient la première place. La culture grecque se définit comme une recherche passionnée de tout ce qui peut mettre fin à cette violence considérée comme bestiale et indigne de l’homme. (…) Une combinaison se fait entre les exigences de la justice et celles de ces vertus nouvelles que l’on pourrait grouper sous le nom d’humanité. “ 400 Cicéron nous transmet cet héritage des grecs anciens qui lie la nécessité du sentiment Cicéron, La République, op. cit., T II, Livre III, XXVI-37, frg 3, p. 71. E. Bréguet, « Introduction », in Cicéron, La République, op. cit., T I, p. 139. 398 P. Grimal, Cicéron, Paris, PUF, 1984, collection « que sais-je ? » p. 124. 399 M. Villey, Le Droit et les Droits de l’Homme, Paris, PUF, 1998, (1ère édition 1983), p. 34. 400 J. de Romilly, La Grèce antique contre la Violence, Paris, Éditions de Fallois, 2000, p. 16-17-27. Et, J. de Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1979. 396 397 122 de justice et la nécessité du sentiment d’humanité à l’élévation de l’âme, en contradiction absolue avec la sauvagerie, la bassesse, l’humiliation. “ Mais cette élévation d’âme que l’on reconnaît dans les dangers et les travaux, si elle est dépourvue de justice, et combat, non pas pour le salut commun mais pour ses propres intérêts, elle est en faute ; non seulement en effet cela n’est point le fait de la vertu, mais c’est plutôt le fait d’une sauvagerie qui rejette tout sentiment d’humanité.... rien ne peut être beau, qui est dépourvu de justice. Elle est donc remarquable cette pensée de Platon : “ Non seulement, dit-il, la science qui est étrangère à la justice doit être appelée astuce plutôt que sagesse ; mais aussi l’âme prête à affronter le danger, si elle est mue par sa propre convoitise et non par l’intérêt commun, que son élan porte le nom d’audace plutôt que de courage. “ Aussi voulons- nous que les hommes courageux soient en même temps magnanimes, bons et francs, amis de la vérité et nullement trompeurs ; or ce sont en plein les mérites de la justice. “ 401 La douceur est présente dans le vocabulaire de Cicéron, elle est l’expression de la sagesse suprême, qui se tient au-delà de la folle passion, de la cupidité, de la cruauté, de l’orgueil de dominer. La gloire provient de la sagesse. Il faut donc se garder de la passion de la renommée, car cette passion supprime la liberté au service de laquelle les hommes magnanimes doivent apporter leur effort, et donc, pas même le pouvoir n’est à rechercher. La grandeur d’âme véritable et sage estime que cette beauté morale que poursuit avant tout la nature, réside dans les actes et non pas dans la renommée, et elle préfère être la première plutôt que de le paraître. L’adoucissement des âmes et le respect suivirent l’établissement des lois et coutumes, puis l’équitable organisation du droit et l’exacte discipline de la vie. Le coeur de la foule, souligne Cicéron, sera impressionné vivement par le renom lui-même, mais aussi par la réputation de générosité, de bienfaisance, de justice, de loyauté et de toutes ces vertus qui se rapportent à la douceur et à l’affabilité du caractère. § 3. LE FIL SECRET DU PARRICIDE ET LA MISE À MORT DE CÉSAR ET DE CICERON Le peuple romain auquel s’identifie Cicéron, peuple qui excelle en magnanimité, est porteur d’une puissance collective, d’une puissance de communauté primordiale, qui ne repose pas sur le patrimoine, mais sur la force spirituelle de la raison, en tant que mise en oeuvre du divin. C’est une des idées soulignées par le philosophe allemand G. W. F. Hegel, quand, âgé de vingt quatre ans il était jeune précepteur à Berne dans la famille du capitaine Von Steiger en 1794, “ Ni un Christ, ni un Socrate ne sont apparus parmi les Romains. A l’époque de leur puissance, alors qu’une seule vertu était en vigueur, aucun Romain n’aurait éprouvé d’embarras à connaître son devoir : il n’y avait à Rome que des Romains et non des hommes. “ 402 Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre I, XIX-62-63, p. 135. L’importance du mot : magnanimité sera soulignée ultérieurement. 402 G. W. F. Hegel, Fragments de la Période de Berne, (fragment 3. En dehors de l’enseignement oral), Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1987, p. 39. 401 123 Cicéron écrit le De Legibus dans le prolongement immédiat du De re publica. Il formule dans son Traité des Lois, sous une forme concrète et détaillée, les conclusions de son expérience d’homme d’Etat. “ Il y a, entre l’homme et la divinité une première association, consistant en une participation à la raison, ... en ce sens qu’il n’y a aucun bien, ... dans tout le ciel et sur toute la terre qui soit plus divin que la raison. (...) L’âme des hommes a été inculquée en eux par la divinité. D’où vraiment nous pouvons parler d’une “ parenté “ existant entre nous et les êtres du ciel, de “ race “ ou de “ filiation “...(…). Il en résulte que c’est la Sagesse qui est la mère de toutes les activités bonnes, elle, par amour de quoi l’on a inventé en grec le nom de “ philosophie “ ; la Sagesse, le don le plus fécond, le plus riche, le plus noble dont les dieux immortels aient doté la vie humaine. (…). Car tout homme qui se connaît sentira d’abord qu’il possède quelque chose de divin, et la force spirituelle qui est en lui paraîtra comme une effigie sacrée. “ 403 L’on comprend alors que le princeps, signifie le peuple romain, porteur de la force divine de l’avenir. Seul, sera à la hauteur du peuple romain, celui qui saura “... organiser la cité de telle manière qu’elle ne périsse pas (puisque) la suppression d’une cité, sa destruction, sa disparition est quelque chose d’analogue, pour comparer les petites choses aux grandes, à la mort et à l’écroulement du monde entier. “ 404 Cicéron était mis à mort le 7 décembre 43 av. J.-C. sur ordre du triumvirat : Antoine, Octavianus, Lépide, par Herennius, un centurion autrefois défendu par Cicéron qui l’avait sauvé d’une accusation de parricide. Cicéron fuyait, suivant un sentier qui descendait à travers bois vers le rivage. Herennius se précipita, prit un raccourci, et rejoignit le premier la litière : “ lorsque Cicéron l’aperçut, il dit à ses porteurs de s’arrêter et le regarda fixement, la tête tendue hors des rideaux. Alors, tandis que les soldats qui étaient avec le centurion détournaient les yeux, Herennius égorgea Cicéron ; puis il lui trancha la tête et aussi les mains. Cette tête et ces mains furent apportées à Antoine : il ordonna qu’elles fussent placées sur les Rostres. “ 405 Vingt et un mois auparavant, le jour des Ides de Mars, Cicéron avait assisté à la mise à mort de César, dans la curie de Pompée, une dépendance du théâtre que ce dernier avait construit au Champ de Mars. Dans une lettre à Atticus, un de ses amis proches, il évoquait : “ ... la joie que j’ai eue de voir de mes yeux la juste fin du tyran. “ Cette joie était la conséquence de la haine qu’il éprouvait contre celui qui avait détourné à son profit la res publica. Cette haine, il l’avait traduite dans le De officiis, écrit sept mois seulement après l’élimination de César, en qualifiant celui-ci de : parricide de la patrie. Ainsi, la mise à mort de César et la mise à mort de Cicéron étaient reliées par le fil secret du parricide. Dans la Rome ancienne, le supplice du parricide est attesté par de nombreuses sources. Le condamné est d’abord flagellé. Sa tête est recouverte d’une cagoule en peau de loup. Ses pieds sont chaussés de semelles de bois. Il est ensuite cousu dans un sac de cuir, en compagnie de serpents et autres animaux, un chien, un coq, une vipère, un singe. Le parricide est alors installé sur un char attelé de deux boeufs noirs et conduit jusqu’au Tibre ou à la mer où il est jeté. Il est 403 404 405 Cicéron, Traité des Lois, op. cit., Livre I, VII-22-23, VIII-24, XXII-58-59. P. 12-13-14-33-34. Cicéron, La République, op. cit., T II, Livre III, XXVIII-39, frg. 2. P. 73. P. Grimal, Ciceron, op. cit., (Les Éditions Fayard), p. 434. 124 possible de penser que la peau de loup sur la tête et sur le visage, signifiait la transgression des limites de la société humaine. La métamorphose du parricide en loup, signifiait qu’il était supprimé du nombre des êtres humains. Chassé de la communauté civique, son élimination physique devient alors inévitable. 406 Par la voie subreptice et secrète du parricide, le principe de surhumanité, figuré par César, et le principe d’humanité figuré par Cicéron, étaient représentés historiquement, dans une même communauté, par une mise à mort, comme si le principe d’inhumanité figuré par cette mise à mort, organisait secrètement la possibilité de voir dans le passé, permettant ainsi à Nietzsche d’écrire en 1887, plus d’un siècle après les fragments écrits à Berne par Hegel : “ les Romains étaient les forts et les nobles, ils l’étaient à un point que jamais jusqu’à présent sur la terre il n’y eu plus fort et plus noble, même en rêve; chaque vestige de leur domination, jusqu’à la moindre inscription, procure du ravissement, en admettant que l’on sache deviner quelle main était à l’oeuvre. “ 407 Sur le supplice du parricide, voir, Y. Thomas « Parricidium » in MEFRA, 93, 1981, pp. 643-715. Et, A. Magdelain « Paricidas » in Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde antique, Actes de la table ronde de Rome 9-11 novembre 1982, EFR, Rome, 1984. Et C. Lovisi, Contribution à l’étude de la peine de mort sous la République romaine (509-149 av. J.-C.) Paris, De Boccard, 1999, p. 127128. Et, E. Cantarella, Les peines de mort en Grèce et à Rome, traduit de l’italien par Nadine Gallet, Paris, Albin Michel, 2000, p. 257-258. 407 F. Nietzsche « La généalogie de la morale » traduit de l’allemand par C. Heim, I. Hildenbrand, J. Gratien in Œuvres philosophiques complètes en 14 volumes, T VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 247. 406 125 CHAPITRE 2 LA SIGNIFICATION DE L’HUMANITAS SELON ÉRASME Le nom d'Érasme nous apparaît aujourd'hui comme un lieu de la pensée en lequel l'affirmation de l'humanitas implique nécessairement le refus de la surhumanité, c'est-à-dire le refus de l'illusion de la puissance glorieuse. Ainsi affirme-t-il n'est-il pas plus beau pour un prince de se faire aimer à cause de sa très grande humanité, plutôt que de se faire craindre en raison de son activité guerrière. Cela signifie que la mansuétude, la clémence, la générosité, et donc l'humanité d'un prince sont supérieurs à sa puissance. Cette humanitas, se réalise par excellence dans la figure du roi évangélique, dont l'ambition doit être non pas d'accroître sa puissance mais tout au contraire d'imiter le Christ dont le royaume n'est pas de ce monde. Pour un prince chrétien, il est plus glorieux d'abandonner une partie de sa puissance au prix de la paix et de la tranquillité de l'État, que de remporter des triomphes brillants et fastueux au prix de la guerre. Car en effet de tous les maux qui déchirent l'homme dans son existence, aucun n'a d'effets plus criminels ou plus funestes que la guerre : non contente de frapper les hommes dans leurs biens ou dans leurs personnes, elle inflige à leurs mœurs un bouleversement encore plus atroce. En lui ôtant la vie, on fait moins de tort à une personne qu'en lui ôtant son innocence. Dans cette dernière phrase se profile l'idée fondamentale selon laquelle ce qui est détruit par la guerre c'est la dignité de l'homme parce que la haine présente dans le mouvement de la guerre abolit toute trace d'humanité. L'inhumanité de la barbarie se réalise par excellence dans la guerre, et donc si l'on admet la guerre au nom de certains droits, ceux-ci sont grossiers ; ils respirent un christianisme dégénéré, encombré des biens de ce monde car, affirme Érasme en s'adressant à l'abbé Antoine de Berghes dans une lettre datée du 14 mars 1514 : " si tu y regardes de plus près, les raisons qui font entreprendre une guerre résident le plus souvent dans les intérêts personnels des princes." La double idée selon laquelle d'une part la personne royale incarne l'humanité, et d'autre part l'Europe du christianisme symbolise une réalité psychique en elle-même, constitue une des impulsions de l'économie de la pensée d'Érasme. SECTION 1. LA PERSONNE ROYALE § 1. LE FEU COMME PRINCIPE FONDATEUR DE L’ETRE ET LA PENSÉE D’ÉRASME Une des significations cachée de l’oeuvre du grand humaniste de Rotterdam, Desiderius Erasmus Roterodamus, pourrait être la nécessité de la mise en forme d’un événement historique entendu comme la survenue d’un événement capital, comme la survenue d’un événement inouïe, la chute de Constantinople le 29 mai 1453. De cette signification cachée, il est possible d’entendre le sens de la signification dissemblable, d’une part de l’humanitas de Cicéron, d’autre part de l’humanité d’Érasme, sachant que l’expression doctrine de l’humanitas, est identiquement employée par le lecteur contemporain, aussi bien pour caractériser la réalité de la pensée de Cicéron, que pour caractériser la réalité de la pensée d’Érasme. 126 Nous avons vu en effet, qu’en 1960, Alain Michel évoquait dans sa thèse : “ la doctrine de l’humanitas qui est exposée dans le De Officiis. “ 408 Ayant lu le De Officiis, Érasme lui-même écrivait en septembre 1519 dans une lettre adressée à Jacques Tutor : “ cette lecture m’a tout embrasé pour la recherche du bien et de la vertu, au point que je n’ai jusqu’ici rien ressenti de semblable à la lecture de certains de nos contemporains, qui bien que chrétiens, enseignent les mystères de la philosophie chrétienne et dissertent sur les mêmes sujets avec non moins de subtilité que de froideur. “ 409 En juillet 1514, dans une lettre adressée à Roger Servais, Érasme écrivait : “ j’ai collationné des manuscrits des Grecs et des anciens pour corriger l’ensemble du Nouveau Testament et j’ai annoté plus de 1000 passages pour le profit des théologiens. J’ai commencé un Commentaire sur les Épîtres de Paul que j’achèverai lorsque j’aurai fini ces travaux d’édition. Car j’ai pris la décision de me consumer dans les lettres sacrées. “ 410 Cet embrasement qui est celui d’Érasme à la lecture de Cicéron, cette consomption qui est la sienne à la lecture des lettres sacrées, nous les retrouvons dans le regard que jette un auteur contemporain sur le texte d’un auteur anonyme, il écrit s’adressant à l’auteur anonyme, et à travers ce dernier, à Érasme à Cicéron à Héraclite, “… J’imagine maintenant (certains textes qu’on m’envoie me le suggèrent) qu’il y a peut-être une troisième entité textuelle : à côté du lisible et du scriptible, il y aurait quelque chose comme le recevable. Le recevable serait l’illisible qui accroche, le texte brûlant, produit continûment hors de tout vraisemblable et dont la fonction --- visiblement assumée par son scripteur --- serait de contester la contrainte mercantile de l’écrit ; ce texte, guidé, armé par une pensée de l’impubliable, appellerait la réponse suivante : je ne puis lire ni écrire ce que vous produisez, mais je le reçois, comme un feu, une drogue, une désorganisation énigmatique. “ 411 Nous comprenons maintenant que ce feu, cet embrasement, cette consomption, nous révèlent le principe d’humanité comme perception très ancienne du principe fondateur de l’être : “… dans la cosmogonie des premiers penseurs. Au commencement, il y a un principe impersonnel, l’archè, signalant l’origine du monde. Et ce monde est un cosmos, c’est-àdire un être d’ordre obéissant à la mesure qui ordonne le devenir. Héraclite en témoigne, désignant le feu comme le principe fondateur de l’être. “ 412 § 2. LE MEURTRE DE LA SOUVERAINETÉ SELON CICÉRON ET SELON ÉRASME En 1976, pour délimiter correctement l’humanisme, un auteur italien proposait un schéma théorique, un modèle conceptuel, une synthèse de l’esprit de l’humanisme, qu’il énonçait ainsi : “ l’homme est supérieur aux animaux grâce à la raison, dont l’instrument essentiel est la parole. Avec la parole on acquiert les lettres et les bonae artes ; celles-ci ne A. Michel, Les Rapports de la rhéthorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron, Louvain-ParisSterling, Dudley, MA, Éditions Peeters, 2003, (1ère édition 1960), p. 535. 409 Érasme, « Lettre à Jacques Tutor, 10 septembre 1519 », in A. Jouanna, La France du XVIème siècle 14831598, Paris, PUF, 1996, p. 258. 410 Érasme, « Lettre à Servais Roger 8 juillet 1514 » in, P. Jacopin et J. Lagrée, Érasme Humanisme et Langage, Paris, PUF, 1996, p. 113. 411 R. Barthes, par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, 1975, collection écrivains de toujours, p. 122, (lisible, scriptible et au-delà) 412 S. Tzitzis, Qu’est-ce que la personne ? Paris, Armand Colin, 1999, p. 17. 408 127 constituent pas un facteur accessoire, mais sont la substance même de l’humanitas. Dès lors l’humanitas est une doctrine qu’on doit conquérir, plutôt qu’une qualité reçue passivement. Ce n’est pas tout : l’authentique liberté humaine s’exerce à travers le langage, au travers de disciplines, dans la vie civile aussi bien que dans la contemplation. Avec ces outils l’homme peut en effet dominer la terre, édifier la société, acquérir l’ensemble des connaissances et par là devenir lui-même l’ensemble des choses (un microcosme) ; il réalisera vraiment ainsi les possibilités divines promises à un être créé à l’image de Dieu. “ 413 Ainsi nous retrouvons cette même expression : doctrine de l’humanitas, aussi bien pour caractériser la pensée de Cicéron, que pour caractériser la pensée des humanistes de la Renaissance. Il est nécessaire alors de remarquer que nous sommes induits en erreur par l’utilisation d’une expression identique pour deux schémas de pensée, celui de Cicéron, celui d’Érasme, liés en apparence, mais séparés en réalité. L’humanitas de Cicéron, l’humanité d’Érasme, sont deux réalités dissemblables, qui ne peuvent se rejoindre. Dans la pensée de Cicéron, le mot humanitas, autorise l’idée de tuer le Souverain. Dans la pensée d’Érasme, le mot : humanité, interdit l’idée de tuer le Souverain. Chez l’un comme chez l’autre, il existe un clivage violent et irrémédiable qui organise le cheminement de la pensée ; mais ce cheminement s’accomplit de telle sorte, que les conclusions de pensée quant à l’acte de tuer le Souverain, sont diamétralement opposées pour Érasme et pour Cicéron. Il existe un lien concret, une filiation, entre l’écriture de Cicéron et la lecture d’Érasme déchiffrant Cicéron. Il nous semble en effet, que certaines phrases écrites par Cicéron, ont été comme transposées, réutilisées, presque recopiées par Érasme. Par exemple, quand Cicéron écrit : “ or ce qui est bon est assurément utile et ainsi tout ce qui est beau est utile. Aussi est-ce l’erreur des hommes sans vertu, lorsqu’ils ont appréhendé quelque chose qui leur a semblé utile, de le mettre aussitôt à part du beau. De là viennent les poignards, de là les poisons, de là les faux testaments, de là encore les vols, les malversations, le dépouillement et le pillage des alliés et des citoyens, de là surgit la convoitise des richesses excessives, d’une puissance insupportable et enfin, même dans des cités libres, celle de la tyrannie, qui est ce que l’on peut imaginer de plus hideux et de plus honteux. Ils voient en effet, en vertu de jugements trompeurs, les avantages matériels, mais ne voient pas le châtiment --- je ne dis pas celui des lois, souvent ils passent au travers --- mais celui de la laideur morale elle-même qui est le plus sévère. “ 414 Quand Cicéron écrit cette phrase en 44 av. J-C., nous avons alors le sentiment de lire Érasme quand il écrit en 1525 : “ nous faisons la guerre, nous tuons, avec des poignards comme avec des poisons. Est-ce que cela, ce n’est pas lâcher des serpents ? (...) Tout est partout plein de fous possédés, à moins de penser que ceux qui sont remplis du souffle de l’envie, de la haine, de la colère, de l’ambition, de la cupidité, qui ruinent le monde par de folles révolutions, et jettent partout la confusion en incendiant, volant, détruisant, que ces gens donc ne sont pas F. Rico, Le Rêve de l’Humanisme, De Pétrarque à Érasme, trad. de l’italien par Jean Tellez, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 190. 414 Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre III, VIII-35-36, p. 88. 413 128 poussés par l’esprit de Satan... “ 415 Selon Cicéron, se conformant à l’avis d’Aristote, la beauté morale peut être tenue pour supérieure à toutes autres choses, et tout au contraire, la laideur morale peut être considérée comme le châtiment le plus sévère. De la tension dialectique entre ces deux réalités absolument inconciliables, la beauté morale, la laideur morale, naît l’affirmation de la beauté de la mise à mort de César. A plusieurs reprises, Cicéron souligne que selon lui, la mise à mort de César se situe dans la sphère de la beauté, c’est-à-dire dans la sphère de la beauté morale. Or comme la beauté morale peut être tenue pour supérieure à toutes autres choses, la mise à mort de César est perçue par Cicéron comme sublime. “ Souvent en effet il arrive, du fait des circonstances, que ce qu’on a l’habitude de tenir, la plupart du temps, pour laid, se trouve ne pas l’être. Donnons pour exemple quelque chose qui soit d’une fort grande portée : peut-il y avoir plus grand crime que de tuer, non seulement un homme, mais encore un homme ami ? Est-ce que par hasard, en conséquence, celui-là s’est rendu coupable d’un crime, qui a tué un tyran, quoiqu’il fût son ami ? Ce n’est pas l’opinion, certes du Peuple romain qui, parmi toutes les actions d’éclat, juge celleci la plus belle. (La mise à mort de César est visée ici par Cicéron)... Il n’existe en effet aucun lien social entre nous et les tyrans, mais plutôt une opposition absolue ; et cela ne va pas contre la nature de dépouiller, si on le peut celui qu’il est beau de tuer ; en outre, toute cette race funeste et maudite doit être bannie de la communauté humaine. Et en effet, de même que l’on coupe certains membres, s’ils commencent eux-mêmes à être privés de sang et, en quelque sorte, de vie, et s’ils nuisent aux autres parties du corps, de même cette sauvagerie et cette monstruosité de bête sous figure humaine, doivent être retranchées de l’humanité, pour ainsi dire, commune qui forme un corps. “ 416 Dans la pensée d’Érasme, tout comme dans la pensée de Cicéron, nous lisons l’existence de deux réalités absolument inconciliables. La réalité de la vieille langue et la réalité de la langue nouvelle. Érasme écrit : “ où est la langue nouvelle qui réalise tout ce que nous venons de dire ? Elle abat les démons, s’empare des serpents, rend la santé à ceux qui l’on découverte. ( ... ) Si donc nous revêtons vraiment le Christ, si nous nous débarrassons vraiment par le baptême, du vieil homme et de ses actes, et si nous revêtons vraiment l’homme nouveau qui fut créé selon Dieu, pourquoi cette vieille langue se trouve-t-elle encore en nous ? Je veux dire l’indiscrète, la bavarde, l’impétueuse, la menteuse, la caustique, la querelleuse, l’insulteuse, la dénonciatrice, la détractrice, l’impudique, la parjure, la mauvaise conseillère, l’impie et la blasphématrice. Si nous nous sommes vraiment abreuvés à l’esprit du Christ, si nous sommes les vrais membres du Christ, étant donné que l’Esprit possède la science de la parole, pourquoi ne faisons-nous pas entendre une langue sobre, économe, modérée, pudique, circonspecte, véridique, clémente, pacifique, affectueuse, sincère, propre à la supplication, à la consolation, à l’exhortation, à la confession, et porteuse de grâces ? “ 417 415 416 417 Érasme, La Langue, Traduction du latin par Jean-Paul Gillet, Genève, Labor et Fides, 2002, p. 292. Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre III, III-19, p. 79 et Livre III, VI-32, p. 86. Érasme, La Langue, op. cit., p. 292-293-294. 129 Alors que dans la pensée de Cicéron, le caractère inconciliable de la beauté morale et de la laideur morale engendre la perception de la mise à mort de César, comme une réalité sublime, au contraire, dans la pensée d’Érasme, le caractère inconciliable de la vieille langue et de la langue nouvelle, engendre la perception de la fonction royale comme revêtue d’un caractère sublime. Il devient alors impensable, que la mise à mort de la personne royale puisse être perçue comme sublime. § 3. LA ROYAUTÉ SUBLIME DE LA LANGUE CÉLESTE COMME FONDEMENT DE LA SOUVERAINETÉ DU PRINCE Dans une très longue lettre adressée le 17 mars 1530 à Johan Rinck de Cologne, fils d’un bourgmestre, docteur en droit civil et en droit canon, professeur à l’université de cette ville, Érasme s’efforce de résoudre la question : Devons-nous porter la guerre aux Turcs ? En réponse à la consultation que lui avait demandée ce juriste au sujet du danger Ottoman à même de bouleverser tout l’équilibre européen et de mettre en péril la chrétienté elle-même. Érasme y écrit que le Christ n’a jamais été un belligérant, mais qu’il a enseigné aux hommes une “ philosophie céleste “ montrant le chemin de l’immortalité. Il souligne que tous les titres militaires, les dignités ou les fonctions obtenus sur le champ de bataille ou concernant la guerre, ne sont que“ plébéiens et serviles “ si on les compare à la fonction “ sublime “ du roi. 418 Si donc la fonction du roi est pensée par Érasme comme sublime, c’est parce que la personne royale est perçue comme incarnant l’humanité, en ce sens que la langue royale doit manifester l’existence de la langue du Christ, langue que la chrétienté doit imiter pour parvenir à la langue nouvelle. La langue nouvelle, la langue du Christ, la langue royale, construisent l’architecture sublime de la souveraineté historique de l’auteur Desiderius Erasmus Roterodamus. Ainsi cet auteur écrit-il : “ mais Dieu tempéra la sublimité de la langue céleste, et nous adressa des mots plus mesurés par l’intermédiaire de son fils Jésus, afin que nous parvenions au salut éternel en l’écoutant et en l’imitant. Observe-toi toimême, je te le demande, chrétien, pour voir ce que fut la langue du Christ, qui est ton Seigneur. (...) Il ne se servait pas de sa langue pour retourner les insultes, il savait trouver les mots pour intercéder auprès de son Père en faveur des auteurs de sa mort. Pourquoi n’imitons-nous pas cette langue de toutes nos forces ? C’est une langue modeste, guérisseuse, indulgente, conciliant tout ce qui se trouve dans les cieux et sur la terre. Mais nul ne peut imiter la langue du Christ s’il n’a puisé l’esprit du Christ. “ 419 Il y a donc dans la pensée d’Érasme une communauté de perception entre la sublimité de la langue céleste et la fonction sublime du Roi. Cette communauté de perception s’organise par le mot : Humanité, qui incarne la Personne royale, dont la fonction secrète et primordiale serait de permettre à la chrétienté, en tant que communauté vivante, d’imiter la langue du Christ, en parlant la langue nouvelle, seule à même de guérir la maladie de l’âme qui engendre la suprématie du royaume du diable : “ où est donc le royaume du diable si ce n’est dans la guerre ? “ 420 Érasme, « Lettre à Johann Rinck 17 mars 1530 », in J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée d’Érasme, Paris, Aubier Montaigne, 1973, p. 364-365. 419 Érasme, La Langue, op. cit., p. 295-296. 420 Érasme « Adage 3001 La Guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite » 1515, in J.-C. Margolin, 418 130 SECTION 2. ÉRASME PERCOIT L’EUROPE COMME UNE RÉALITÉ PSYCHIQUE § 1. LE NOM CACHÉ D’ÉRASME : NOSOPONUS ERASMUS BULEPHORUS Dans un article datant de 1963, consacré à la passion westphalienne du nonce Fabio Chigi, futur pape Alexandre VII (1599-1667), Alphonse Dupront évoquait l’Europe comme : “ réalité géo-politique, voire psychique “.421 Il indiquait par là, qu’une vision du passé selon les canons de l’historiographie traditionnelle, était devenue inopérante, pour appréhender la réalité contemporaine de notre pensée, en ce temps actuel, maintenant, à cet instant là, quand elle s’élabore. Dans la construction du passé, notre pensée la plus intime, touche ce qu’elle ignore, et s’empare de sa spiritualité. « “ Décrire le passé tel qu’il a été “ voilà, d’après Ranke, la tâche de l’historien. C’est une définition toute chimérique. La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve. » 422 écrivait Walter Benjamin, au printemps 1940, quelques mois avant de se suicider le 26 septembre 1940, par lassitude peur désespoir, de se retrouver peut-être impuissant, voué à la mort entre les mains des nazis, lors de son passage clandestin de la frontière, de France en Espagne, à Port-Bou. On a le sentiment que Jacob Taubes, titulaire de la chaire d’herméneutique, d’histoire et de philosophie du judaïsme de l’université de Berlin, obéit au sens de cette phrase de Benjamin, quand il accomplit en février 1987, son dernier séminaire, consacré à l’Epître aux Romains de Saint Paul. Au cours de ces conférences qui se tiennent à Heidelberg, il veut communiquer à ses auditeurs : “ ce que moi, en tant que juif, j’ai à voir avec Paul. “ 423 Atteint d’un cancer qui le détruisait, son état physique général était si lamentable, que ses auditeurs se demandaient si le conférencier pourrait tenir jusqu’au bout. Il n’avait pas la force de se tenir debout. Alors Taubes se souvint de la phrase de Benjamin : “ la connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve. “ et à ses auditeurs, dans les premières phrases de ce dernier séminaire il déclara : “ je voudrais donc vous exposer quelque chose de très personnel. (...) Mais avant de tenter avec vous une lecture de l’Epître aux Romains, je voudrais encore vous raconter deux histoires. Des anecdotes. Quand on arrive à l’âge que j’ai et qu’on se trouve dans la situation qui est la mienne, elles peuvent être utiles pour transmettre quelque chose à la génération suivante. Pendant les années de guerre, je me trouvais... “ 424 Pour s’approcher du texte de l’Epître aux Romains, donc pour s’approcher du passé, donc pour s’approcher de sa propre mort qui le tirait déjà Guerre et Paix dans la pensée d’Érasme, op. cit., p. 123. 421 A. Dupront, Genèse des Temps modernes, Paris, Seuil / Gallimard, 2001, p. 307. 422 W. Benjamin, « Sur le Concept d’Histoire », in W. Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 342. 423 J. Taubes, La Théologie politique de Paul, Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, traduit de l’allemand par Mira Köller et Dominique Séglard, Paris, Seuil, 1999, p. 20. 424 J. Taubes, Ibid, p. 18-19. 131 par la main, Taubes devait raconter deux petites histoires, deux anecdotes personnelles. Son geste était une lecture secrète du texte de Michel de Certeau. Ce dernier, en 1978 425, avait développé l’idée selon laquelle dans l’espace de la mémoire s’affrontent deux stratégies du temps. La première stratégie qui est celle de l’historiographie, pose le passé et le présent l’un à côté de l’autre, séparés par la frontière d’une disjonction. La deuxième stratégie qui est celle de la psychanalyse, pose le passé dans le présent et le présent dans le passé, réunis par la relation de l’imbrication, de la répétition, de l’équivoque et du quiproquo. Pour Walter Benjamin comme pour Jacob Taubes, la mort qui s’approchait représentait l’effacement de la limite entre le passé et le présent, et donc la contrainte absolue d’une interrogation de leur place dans l’Histoire. Si il a été possible de percevoir l’Europe comme réalité psychique, c’est parce que, antérieurement, l’Europe s’était confondue avec la perception de la personne royale comme Humanité. Cette perception, nous la devons pour une part importante, à l’homme trinitaire : Desiderius Erasmus Roterodamus, qui réussit secrètement à se nommer lui-même : Nosoponus Erasmius Bulephorus. Erasmus était son nom de baptême. Jusqu’à l’époque où Érasme fut mieux familiarisé avec le grec, il se servit de la forme Herasmus. Plus tard, il regretta de n’avoir pas adopté, au moment où il supprimait la lettre H, la forme plus exacte et plus douce : Erasmius. Desiderius était un supplément qu’il avait choisi lui-même et qu’il employa pour la première fois en 1496. “ Il est permis de croire que la lecture de son cher saint Jérôme, parmi les correspondants duquel figure un Desiderius, lui suggéra ce nom. Aussi, quand la forme complète Desiderius Erasmus Roterodamus apparaît pour la première fois en 1506, dans la deuxième édition des Adagia, chez Josse Badius à Paris, on peut y voir le signe qu’Érasme, qui approche alors de la quarantaine, a pris conscience de lui-même. “ 426 C’est en écrivant un dialogue intitulé : Le Cicéronien ou du meilleur genre de dire, (Dialogus cui titulus Ciceronianus siue de optimo dicendi genere) qu’en 1528, à l’âge de 62 ans, Desiderius Erasmus Roterodamus, deviendra, Nosoponus Erasmus Bulephorus. “ Nosoponus est, selon ses propres mots, en proie à cette “ chose violente “ qu’est Cupidon. Il est, selon Bulephorus, numpholèpton, possédé par les nymphes, transporté de délire. C’est un homme que l’amour “ ravage” (corripuit) et qui est comme menacé de mort. Mais il est également une sorte de forme embryonnaire -- larua -- qui, par un long travail sur soi, est susceptible de se transformer. Ce double aspect est d’ailleurs proprement inscrit dans son nom. D’un côté, le mot grec nosos : la maladie, la démence, la souffrance de l’âme, la passion folle ; le terme est d’un usage fréquent chez les tragiques. De l’autre côté, ponos, mot ambigu qui mêle l’endurance et la souffrance, la prouesse et l’épreuve... ( A quoi on peut ajouter le verbe poneo : avoir du mal, de la peine, souffrir, être en détresse, faire effort, venir à bout à force de travail. ) Le nom propre de Nosoponus est comme l’indice de son destin : il évoque une souffrance de l’âme qui confine à la démence et, sous l’impulsion de Bulephorus, le combat pour 425 426 M. de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 99. J. Huizinga, Érasme, traduit du néerlandais par V. Bruncel, Paris, Gallimard, 1955, p. 33. 132 mettre un terme à son mal. “ 427 On peut se permettre de penser, qu’au-delà de la personne de Cicéron, le mal dont souffre Nosoponus Erasmius Bulephorus, fut celui-là même de la chrétienté, quand fut tranchée, le 29 mai 1453, à Constantinople, à même son cadavre, sur l’ordre de Mehmed II le Conquérant, la tête de Constantin XI Paléologue, 90ème et dernier empereur de l’Empire Romain d’Orient, depuis le règne de Constantin Ier, fondateur de cette ville portant son nom, en 324 après Jésus- Christ. Ce sera cette tête tranchée de Constantin, qui annoncera la prise de Constantinople. Mehmed II décide qu’elle sera embaumée, puis bourrée de foin et d’aromates. On la posera sur un plateau d’argent et dans une sorte de châsse que quarante vierges et quarante jeunes garçons choisis parmi les prisonniers grecs escorteront en Asie Mineure, jusque chez le sultan de Babylone, en Arabie et en Perse. Le voyage durera près de trois mois. 428 Et c’est pour répondre au mal de la chrétienté, que Desiderius Erasmus Roterodamus, devint Nosoponus Erasmius Bulephorus, devenant celui qu’il fut, il se construisit doublement comme homme trinitaire, et comme homme d’illusion. En février 1517, Érasme écrivait à son ami Wolfgang Capiton : “ mais en ce moment, je souhaiterais presque d’être jeune de nouveau, sans autre raison que celle-ci : je pressens les approches d’un âge d’or. Car nous voyons clairement les esprits des princes se vouer entièrement à la poursuite de la paix, comme sous le coup d’une inspiration divine. Dans cet effort, le pape Léon X et le roi de France François Ier ont joué le rôle principal... “ 429 En avril 1517, Érasme écrit au pape Léon X : “ je tiens à féliciter publiquement notre siècle --- qui sera, je l’espère, un siècle d’or, si jamais il en fut --- où je verrai rétablis, sous Tes heureux auspices et grâce à Tes si saints conseils, trois des principaux biens du genre humain : cette piété vraiment chrétienne, affaiblie en tant de façons, les belles-lettres, en partie négligées jusqu’à présent, en partie corrompues, et l’entente publique et perpétuelle du monde chrétien, source et mère de la piété et de la culture.“ 430 Nous, lecteurs d’Érasme, en ce temps actuel, maintenant, à cet instant là, quand notre pensée s’élabore, nous savons que : “ les guerres de religion (1559-1598) ne sont, en France, qu’un aspect régional du conflit qui désole l’Europe du XVIème siècle. “ 431 L’illusion de l’âge d’or, qui fut celle d’Érasme, permettait de couvrir de jouissance, l’amputation du membre de la chrétienté, qu’avait représentée la chute de Constantinople, symbolisée par la tête tranchée de Constantin XI Paléologue. J-M. Rey, « Le désir de Nosoponus », in J-M. Rey, La part de l’autre, Paris, PUF, 1998, p. 36-37. M. et M. Chavardès, La chute de Constantinople (29 mai 1453), Paris, Robert Laffont, 1963, p. 151. 429 Érasme, « Lettre à Wolfgang Capiton » 26 février 1517, in M. P. Gilmore, Le Monde de L’Humanisme 1453-1517, traduit de l’anglais par Anne-Marie Cabrini, Paris, Payot, 1955, p. 319. 430 Érasme, « Lettre au Pape Léon X » Avril 1517, in F. Rico, Le Rêve de L’Humanisme, op. cit., p. 113. 431 G. Livet, Les Guerres de Religion, Paris, PUF, 1962, collection Que sais-je ? p. 3. 427 428 133 C’est en refusant “d’occuper une position de surplomb, d’autorité, ou de savoir“ 432 que Bulephorus, est à même d’énoncer à l’adresse de Nosoponus, le nom du médecin et le nom du remède, nécessaires à guérir la maladie dont souffre Nosoponus. Cette maladie consiste en la compulsion irrépressible de singer Cicéron, pour pouvoir jouir de l’illusion d’être à la hauteur de ce dernier, comme si le nom de Cicéron, était devenu le fétiche sublime, signe d’une supériorité, d’une excellence, d’une surhumanité incontournable, fétiche dont la force de conviction est telle, que Nosoponus ressent l’obligation absolue de s’y soumettre, et par contrecoup, l’obligation de rejeter tous ceux qui refusent de se convaincre de la nécessité d’apparaître comme le singe de Cicéron. Bulephorus, en énonçant à l’adresse de Nosoponus, le nom du médecin, et le nom du remède : “ tu sauras et le nom et le remède : c’est le Logos qui m’a guéri par le Logos ( o logos to logo mihi medicatus est ). “ 433 En soulignant qu’il a pu se guérir lui-même, par le logos, de la même maladie qui est celle de Nosoponus, Bulephorus donc, montre à son interlocuteur, en quoi le principe de surhumanité, symbolisé dans ce dialogue par la position de surplomb, d’autorité, de savoir intangible conférée à Cicéron, participe de la maladie dont souffre Nosoponus, constitue, l’architecture même de cette maladie. Car c’est précisément de ce principe de surhumanité, devenu maladie, souffrance, aveuglement, aliénation, perte de repère, que souffre Nosoponus, contraint de se rabaisser à l’état de singe pour se hisser à l’état de “ Cicéron “. C’est en devenant trois, c’est-à-dire en devenant Nosoponus Erasmius Bulephorus, que Desiderius Erasmus Roterodamus, se hisse à la hauteur du Souverain, pour lui dire, que la mise en oeuvre du principe de surhumanité est caduque, qu’il lui faut donc désormais obéir au principe d’humanité, précisément, parce que le Souverain, en sa sublime fonction royale incarne l’Humanité, du point de vue psychique, du point de vue géographique. Désormais, le principe d’humanité est représenté par la langue souveraine qui doit tendre vers la langue angélique. Le principe d’inhumanité est représenté par la langue apocryphe et barbare du turc invincible qui doit tendre vers la soumission. Le principe de surhumanité est représenté par la langue du serpent, la langue du mensonge, la langue du double discours, de la cupidité, de l’orgueil, cette langue étant la langue de la maladie qui doit tendre vers la guérison “ ... afin que le coupable comprenne qu’il a affaire à un médecin, non à un bourreau. “ 434 § 2. LA PENSÉE D’ÉRASME SELON UNE TRIPLE CONSCIENCE : HISTOIRE, THÉOLOGIE, PHILOLOGIE Érasme lie ensemble une conscience de l’histoire, une conscience de la théologie, une conscience de la philologie. Si il a pu être écrit que : “ l’itinéraire suivi par Érasme culmine précisément dans la théologie. »435 c’est parce que dans une lettre datée du 8 juillet 1514, adressée à Roger Servais, Érasme avait pu écrire : “ car j’ai pris la décision de me consumer dans les lettres sacrées. “ Et c’est parce qu’il a 432 433 434 435 J. M. Rey, La part de l’autre, op. cit., p. 112. Érasme, « Le Cicéronien ou du meilleur genre de dire », in J. M. Rey, La part de l’autre, op. cit., p. 104. Érasme, La Langue, op. cit., p. 304. F. Rico, Le Rêve de l’Humanisme, op. cit., p. 126. 134 pris cette décision, qu’il refuse dans une lettre de mai 1515, le principe de surhumanité attaché à la fonction de théologien se posant comme un maître. “ J’éprouve quelque pudeur à m’arroger un si grand titre, car je n’ignore pas quels trésors de science et de vertu s’attachent au nom de théologien. Il y a dans ce titre je ne sais quoi de surhumain : une dignité qui conviendrait à des évêques plutôt qu’à des gens de mon acabit. Pour ma part je me contente de méditer le mot de Socrate que nous ne savons absolument rien et de faire de mon mieux pour aider les recherches d’autrui. “ 436 En écrivant ces lignes en 1515, à l’adresse de son interlocuteur, Érasme sait également, qu’il se ment à lui-même, qu’il ne sait pas ce qu’il dit, car il sait que quinze ans auparavant, dans une lettre de décembre 1500, adressée à Jacques Batt, se comparant à d’autres théologiens, il s’est octroyé à luimême une supériorité incontestable représentant une forme de surhumanité. “ Ces bavards incultes, on les écoute dans l’une ou l’autre église, mais mes livres à moi seront lus par les Latins et les Grecs dans tous les peuples de l’univers. Des théologiens ignares de cette sorte-là, il y en a partout en foule, mais un homme comme moi, à peine en trouve-t-on un en plusieurs siècles. “ 437 C’est donc, parce que le principe de surhumanité, d’une part porte en lui la maladie de la toute puissance, d’autre part est constitutif de toute fonction d’autorité ou de pouvoir, que la fonction royale, en tant que fonction sublime, doit se situer au-delà de la volonté de puissance guerrière, doit se situer donc, dans l’humanité, dans le cadre précis de la douceur du Christ. La passion de dominer exclut l’humanité, la passion du Christ incarne l’humanité. Seule l’obéissance à la loi du Christ, la soumission envers son verbe qui représente l’humanité définitivement séparée du royaume du diable c’est-à-dire de la guerre, sont à même de sauver le roi, l’évêque, le magistrat, le philosophe, de cette maladie dévastatrice et sournoise que porte en lui le principe de surhumanité. “ Un roi est celui qui, par ses lois et son équité, vise l’intérêt de son peuple et non le sien; un évêque est celui qui se dévoue tout entier au troupeau du Seigneur ; le magistrat est celui qui veille de tout son coeur à la chose publique et le philosophe, celui qui dédaigne les avantages de la fortune et s’applique uniquement à acquérir la sagesse. “ 438 Dans la bouche d’Érasme, le mot humanité devient une puissance autonome. Ce n’est pas l’Humanité qui est soumise au souverain, c’est le souverain qui est soumis à l’Humanité, parce que l’humanité devient une marque distinctive de la qualité souveraine. Si l’humanité devient alors la marque première de la Personne royale, c’est essentiellement pour trois raisons. En premier lieu, parce que l’Humanité entière s’adresse aux princes, qui représentent parmi les mortels, l’image du Christ. En deuxième lieu, parce que le nom du Christ, qui n’a enseigné que la douceur, oblige le Prince, qui représente l’image du Christ, à incarner doublement, l’Humanité entière, au sens géographique, et l’humanité angélique, au sens psychique. En troisième lieu, parce que l’humanité du Prince est supérieure à sa 436 437 438 Érasme, « Lettre à Dorp » mai 1515, in P. Jacopin et J. Lagrée, Érasme Humanisme et Langage, op. cit., p. 93. Érasme, « Lettre à Jacques Batt » décembre 1500, in Érasme, La Langue, op. cit., p. 304 (note 109). Érasme cité par P. Jacopin et J. Lagrée, Érasme Humanisme et Langage, op. cit., p. 92. 135 puissance guerrière. Or le royaume du Diable étant par excellence dans la guerre, le royaume du Christ implique nécessairement l’humanité royale comme Souveraineté suprême, supérieure à la force de la puissance guerrière. § 3. L’HUMANITÉ : SIGNE PREMIER DE LA ROYAUTÉ Comme un leitmotiv, au fil de ses lettres et discours, nous lisons sous la plume d’Érasme, cette idée selon laquelle, le fondement de la souveraineté du Prince, comme sublime fonction royale, réside en l’humanité, à l’exclusion de la puissance entendue comme force guerrière. La véritable puissance de souveraineté c’est donc l’humanité. En 1530, en 1523, en 1504, Érasme écrit : “ ce n’est plus un mystère pour personne qu’aux yeux de plusieurs souverains la puissance énorme de l’Empereur est suspecte, et plus encore après la défaite récente des Français, surtout qu’ils n’ignorent pas à quel point la douceur du pouvoir est incapable de s’assigner des limites. Mais cette crainte sera facilement dissipée par notre excellent Empereur, (Charles Quint, reconnu comme le premier souverain de l’Europe) dont la mansuétude et l’humanité sont supérieurs à sa puissance. “ “ ... aucune espèce d’hommes n’est plus funeste à mes yeux que celle qui jette des semences de guerre dans l’esprit des monarques ; ils se laissent d’autant plus facilement abuser que leurs sentiments sont élevés. Or parmi les vertus d’un roi, la hauteur des sentiments figure en première place. Cette vertu était célébrée jadis à propos de Jules César, elle l’est encore aujourd’hui, à l’assentiment unanime des peuples, à propos de François. En outre, il n’est pas de signe plus certain d’un esprit vraiment sublime que sa capacité à mépriser les injures. (...) Pour un prince chrétien, il est plus glorieux d’abandonner une partie de sa puissance au prix de la paix et de la tranquillité de l’Etat, que de remporter des triomphes brillants et fastueux achetés par de telles souffrances humaines. “ “ N’est-il pas plus beau pour un prince de se faire aimer à cause de sa très grande humanité, au point que même ceux qui en auraient les moyens, ne désirent pas lui nuire, plutôt que de se faire craindre en raison de son activité guerrière, au point que même sans en avoir la possibilité, certains désirent pourtant l’attaquer ? “ 439 La douceur est pour Érasme le mot qui représente une des dimensions primordiales de l’enseignement du Christ. Elle devient donc une des marques distinctives de la souveraineté du Prince, cette marque signifiant la clairvoyance qui structure l’humanité du monarque en sa dimension sublime. En 1514, Érasme écrit : “nous qui nous glorifions de nous désigner d’après le nom du Christ, qui n’a enseigné que la douceur, et qui en a donné l’exemple...” Dix ans auparavant, le 6 janvier 1504, jour des Rois, Il prononça dans le palais de Bruxelles, un discours officiel à l’occasion de l’heureux retour du prince Philippe le Beau, qui avait quitté la capitale des Pays-Bas plus de deux ans auparavant pour rendre visite à ses sujets espagnols. “ Si exposée à la haine des hommes est la puissance Érasme, « Lettre à Johann Rinck » 17 mars 153O, « Lettre à François Ier » 1er décembre 1523, « Le Panegyrique de Philippe le Beau » février 1504, in J. –C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée d’ Érasme, op. cit., p. 368-268-37. 439 136 suprême, si largement ouverte à l’envie le bonheur exceptionnel ! Mais ta modération, ô Prince magnanime, ta clémence, ta douceur, ta bienveillance, ta droiture, dissipent à ce point la jalousie qui s’attache à la personne d’un souverain absolu, que nul n’a jamais acquis dans sa vie privée une aussi grande faveur ou d’aussi grandes marques de gratitude que tu n’en acquiers toi-même à la tête d’un aussi vaste empire, dont tu es le si légitime détenteur. “ 440 L’acharnement belliqueux, la sauvagerie, la barbarie, la fureur, dessinent l’image du chef de guerre scélérat, Hannibal, contre exemple absolu aux yeux d’Érasme de l’humanité qu’incarne la personne royale en sa sublime souveraineté, qui justifie que cette personne royale soit le point de référence de l’humanité entière. L’interlocuteur de la Personne royale comme humanité c’est l’Humanité. “ Ne voyons-nous pas, à l’instar des bêtes sauvages, que c’est parmi les nations les plus farouches et les plus barbares, qu’on trouve aussi les exemples extrêmes d’acharnement belliqueux ? C’est le cas des Cariens, des Scythes, des Britanniques ! Que dire d’Hannibal ? Cet excellent général n’était-il pas le dernier et le plus scélérat des hommes. “ “ J’en appelle à vous, Princes, de la volonté de qui dépendent surtout les affaires du monde, qui représentez parmi les mortels l’image du Christ. Reconnaissez la voix de Notre- Seigneur et Maître qui vous exhorte à la paix. Dites-vous que l’humanité entière, accablée par les maux qu’elle souffre depuis si longtemps, vous la demande avec ardeur. “ 441 SECTION 3. L’ÉCONOMIE DE LA PENSÉE D’ÉRASME § 1. LES CINQ MOMENTS DE LA PENSÉE D’ÉRASME L’économie de la pensée d’Érasme peut se représenter en cinq moments, exposés de la manière suivante : Le premier moment nous montre l’existence d’une tension irréductible, entre la “ sublimité de la langue céleste “ et le caractère sublime de la fonction royale. Cette tension irréductible est contrecarrée par la figure absolument négative qu’incarne le Turc, car en effet : “ que dire de la préférence des Turcs pour un homme aussi pernicieux et criminel que Mahomet, par rapport au Christ, au nom duquel tous les genoux fléchissent, au Ciel, sur Terre et dans les Enfers ! Qui ne jugerait préférable de vivre au fin fond des déserts, parmi les lynx, les loups, les léopards et les serpents, plutôt qu’au milieu d’un peuple où il lui faut entendre journellement d’abominables blasphèmes à l’égard du Christ... “ 442 Érasme, « Lettre à Antoine de Berghes » 14 mars 1514, « Le Panégyrique de Philippe le Beau » février 1504, in J.-C. Margolin, Ibidem, p. 106-34. 441 Érasme, « Le Panégyrique de Philippe le Beau » février 1504, « La complainte de la paix décriée et chassée de tous côtés et par toutes les nations » 1517, in J.-C. Margolin, Ibidem, p. 36-238. 442 Érasme, « Lettre à Johann Rinck » 17 mars 1530, in J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée d’Érasme, op. cit., p. 369. 440 137 Alphonse Dupront soulignera à Moscou en 1970, lors du treizième congrès international des sciences historiques que : “ ce refus de l’infidèle s’affirme comme forme psychique d’une conscience européenne. “ 443 Le deuxième moment nous montre la résorption de cette tension irréductible par la constitution d’une trinité : Humanité-Christ-Prince, trinité dont nous lisons l’existence dans la phrase suivante, extraite d’un texte écrit en 1517, La Complainte de la Paix, décriée et chassée de tous côtés et par toutes les nations. “ Que chacun apporte ses conseils en vue de la paix (...) Tout nous y engage. D’abord le sentiment de la nature et pour ainsi dire l’humanité elle-même ; ensuite le Christ, le prince et l’auteur de toute félicité humaine ; enfin, tous les avantages de la paix et toutes les calamités de la guerre. Que l’âme des princes, animée d’un souffle divin, aspire à la paix et l’invoque. “ 444 Le troisième moment construit la figure qui incarnera cette trinité. Cette figure c’est le “ corps tout entier de la chrétienté “ qui exprime l’unicité absolue du Christ, du Prince, de l’Humanité. En 1504, en 1514, en 1530, le leitmotiv du “ corps tout entier de la chrétienté “ est répété par Érasme, qui souligne ainsi l’importance et la consistance de cette figure. En 1504, “ Et, de fait, s’ils (les princes de notre religion) se tenaient vraiment un raisonnement de ce genre : le monde chrétien est une seule et même patrie ; l’Eglise du Christ est une seule et même famille ; appartenant au même peuple, à la même cité, nous sommes tous les membres d’un même corps auquel correspond une seule tête, Jésus Christ, nous sommes vivifiés par un même Esprit, rachetés au même prix, conviés en toute égalité au même héritage, participants à des sacrements communs ! En raisonnant ainsi, ils jugeront de toute évidence qu’il n’est pas de guerre entreprise par des chrétiens contre d’autre chrétiens, qui ne soit une guerre civile, je dirai même domestique et plus qu’intestine. “ En 1514, “ Nous qui nous glorifions de nous désigner d’après le nom du Christ, qui n’a enseigné que la douceur, et qui en a donné l’exemple, nous, qui sommes les membres d’un seul corps, qui sommes une seule chair, nous que fait vivre un seul esprit, qui sommes nourris des mêmes sacrements, qui reconnaissons une seule tête, qui sommes appelés à la même immortalité, qui espérons cette communication suprême où nous ne ferons plus qu’un avec le Christ, de même que le Christ ne fait qu’un avec son père : une seule chose en ce monde peut-elle être assez importante pour nous exciter à la guerre ? Une chose si néfaste et si sombre qu’alors même qu’elle est des plus justes, nul véritable homme de bien ne saurait l’accepter. “ En 1530, “ Race barbare, d’une obscure origine (les Turcs), de combien de massacres n’ont-ils pas affligé le peuple chrétien ? Quel traitement sauvage n’ont-ils pas exercé contre nous ? Combien de cités, A. Dupront, « Unité des chrétiens et unité de l’Europe dans la période moderne » in A. Dupront, Genèse des Temps Modernes, op. cit., p. 157. 444 Érasme, « La Complainte de la Paix… » 1517, in J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée d’Érasme, op. cit., p. 239. 443 138 combien d’îles, combien de provinces n’ont-ils pas arraché à la souveraineté chrétienne ? (...) Si une telle éventualité venait à se produire (une prompte occupation de tout le reste du monde chrétien), un esprit chrétien devrait avoir à coeur à ce que le corps tout entier de la Chrétienté souffrit en même temps que l’un quelconque de ses membres douloureux. “ 445 Le quatrième moment prend acte de la division irréductible de cette unicité en une mauvaise langue et en une bonne langue, en “ un poison mortel et en une drogue la plus salutaire. “ “ La fortune, depuis fort longtemps, subit les reproches de tous les peuples, car, avec sa roue qui tourne, elle fait monter aux nues ceux qu’elle a bien voulu, et précipite les autres dans les bas-fonds. Or c’est ce que fait aussi la langue de l’homme. Les anciens ont attribué à chaque mortel deux génies : de l’un viendrait le bonheur, de l’autre le malheur. Je ne sais si c’est vrai ; mais ce qui est tout à fait vrai, c’est que dans la langue de chaque homme se trouvent l’un et l’autre de ces génies. “ 446 Le cinquième moment c’est le moment de la domination de cette division irréductible, par la constitution d’un nom trinitaire secret : Nosoponus Erasmius Bulephorus, jamais publié, mais exposé clairement, dans le Dialogus cui titulus Ciceronianus siue de optimo dicendi genere, le Cicéronien ou du meilleur genre de dire. § 2. L’HUMANITÉ, LA BONTÉ DU ROI ET LA DOUCEUR DU CHRIST Il importe alors de remarquer, que le mot : humanité devient une composante du discours du roi. Le 12 septembre 1571, l’amiral de Coligny qui avait été peu de temps auparavant exécuté en effigie pour rébellion et trahison, est reçu à la Cour par le roi Charles IX, alors âgé de vingt et un ans, et la mère de ce dernier, Catherine de Médicis. Il s’agit en recevant l’amiral de Coligny de faire le geste d’une grâce royale, et de créer ainsi les conditions favorables à un premier affermissement de la pacification entre la Cour et les Protestants. Après cette entrevue, le roi fait part de sa satisfaction en ces termes dans une lettre à Arnault du Ferrier : “ ... le principal faict que j’espérois de sa dicte venue comence desjà à bourgeonner, d’aultant que la plupart de mes subjectz qui vivoient pour les choses passées en quelque deffiance, se sont par ceste démonstration tellement asseurrez sur ma bonté et humanité, que l’on juge à l’oeil que toute partialité et faction commence à se faner. “ 447 Érasme, « Le Panégyrique de Philippe le Beau » 1504 « Lettre à Antoine de Berghes » 1514 « Lettre à Johann Rinck » 1530, in J.-C. Margolin, Ibidem, p. 42-106-339 ; 446 Érasme, La Langue, op. cit., p. 76-78-79. 447 Charles IX, « Lettre à Arnault du Ferrier » 24 septembre 1571, in D. Crouzet, La Nuit de la Saint Barthélemy, Paris, Fayard, 1994, p. 289. Denis Crouzet construit le titre du chapitre 19 de son étude avec les termes de cette lettre. Chap. 19 : L’invention d’un travail de « bonté et humanité » : les commencements d’un jeu politique. 445 139 Moins d’un an après, lors de la nuit de la Saint-Barthélémy, le 24 août 1572, l’amiral de Coligny sera parmi les premiers à être tué. Entre 8000 et 13000 Protestants seront assassinés cette nuit-là sur l’ordre de la royauté française. Ce crime, qui va peser longtemps sur la conscience française est une faute écrit un historien des guerres de religion. 448 “ La nuit de la Saint-Barthélemy fut d’abord un crime royal décidé pour essayer de sauver ce qui pouvait être sauvé de l’oeuvre de concorde, un crime humaniste enrobé dans un secret et dans un jeu de contradictions et d’illusions destinées à maintenir l’espoir d’une paix entre les factions catholiques et huguenotes du royaume ; puis, parce que cette “ exécution “ royale, originellement limitée aux chefs du protestantisme militaire, fut soudainement appréhendée comme une oeuvre de Dieu, débutèrent des jours et des nuits d’agression mystique, une durée merveilleuse de rencontre avec le désir d’un Dieu de vengeance qui ordonnait à son peuple élu la mise à mort des hérétiques, la mise à mort des ennemis de sa gloire. Alors, une “ exécution “ limitée à quelques chefs militaires de la Réforme fut transmuée en une immense “ barbarie “ que Charles IX dut assumer, envers et pour son pouvoir de prince-philosophe. C’est en cela précisément que la nuit de la SaintBarthélemy fut l’instant d’un rêve perdu de la Renaissance. Plus de quatre cent ans se sont maintenant écoulés depuis l’assassinat de l’amiral de Coligny et de ses coreligionnaires. Face à cette fin du XVI ème siècle, la distance est immense... “ 449 Comment pouvons-nous maintenant, nous représenter l’homme trinitaire : Nosoponus Erasmius Bulephorus. Nous le voyons maintenant, en ce temps actuel, à cet instant là, dans le cadre de la réalité contemporaine de notre pensée, comme un des personnages aveugles figurant sur une des peintures de la galerie François Ier à Fontainebleau. Les historiens savent que la véritable naissance de la Cour de France se situe sous François Ier. Ce dernier, dans l’éclat d’une pompe nouvelle a su élaborer un véritable mythe de la cour de France somptueuse et rayonnante. L’importance de la cour dépasse de loin celui des serviteurs directs de la famille royale. Sous François Ier un ordre de grandeur de 8000 à 12000 personnes est souvent retenu. Le décor de la galerie François Ier à Fontainebleau, réalisée entre 1535 et 1539, offre une synthèse de l’exaltation de la figure royale. Un historien de la monarchie française écrit : “ à Fontainebleau, les humanistes et les artistes de la cour inventent pour la galerie François Ier des images et des scènes d’une extrême sophistication, au service de l’exaltation du pouvoir royal. En un temps qui est marqué par les progrès de l’hermétisme, le roi est maître non seulement du savoir, mais aussi du sens. Il lui arrive d’ailleurs de faire visiter lui-même sa galerie, en la commentant. Ce privilège est évidemment réservé à des invités de marque. Dans l’un des panneaux, le roi est dépeint entrant dans un temple d’où sortent des flots de lumière. Il tient d’une main l’épée et de l’autre le livre. Tous les autres personnages, la main ou un bandeau sur les yeux, sont aveugles ou aveuglés... “ 450 G. Livet, Les Guerres de Religion, op. cit., p. 16. D. Crouzet, La Nuit de la Saint Barthélemy, op. cit. p. 12. 450 P. Hamon, « Une monarchie de la Renaissance ? » 1515-1559, in J. cornette (dir), La Monarchie entre Renaissance et Révolution 1515-1792. Paris, Seuil, 2000, p. 49-20-32-31. 448 449 140 § 3. LE TABLEAU : L’IGNORANCE CHASSÉE, REPRÉSENTE SECRÈTEMENT ÉRASME Le panneau dont il est question a pour titre : L’Ignorance chassée. Bien que toute tentative d’interprétation de la galerie François Ier se heurte à des difficultés sur tous les fronts. Bien que l’analyse de cette galerie puisse être considérée comme particulièrement épineuse du fait que les données qu’on a sous les yeux sont incertaines et complexes, la composition de ce panneau : L’Ignorance chassée, n’offre aucune difficulté d’interprétation. Le moindre détail iconographique trouve son explication. Le roi s’avance triomphalement au seuil du palais de Jupiter, laissant derrière lui les Vices aux yeux bandés et leur mère androgyne, elle-même aveugle, monstrueusement grosse et claudicante. Le grand François tient à la fois un livre et une épée, attributs complémentaires qui le désignent comme un souverain adonné tout ensemble aux arts de la paix et à ceux de la guerre. L’ensemble de la composition représente un hommage à celui qui, pour reprendre les termes de Joachim du Bellay, régna : “ Comme un soleil tout obscur éclaircit, Ostant aux yeux des bons espriz de France Le noir bandeau de l’aveugle ignorance “ 451. Le premier décembre 1523, dans une lettre adressée à François Ier, Érasme écrit : “ en attendant que s’en présente l’opportunité, j’ai cru bon de vous adresser, (...) ma Paraphrase sur l’Evangile de Marc. Tout me portait à ce projet, et c’est comme un homme en pleine course que stimulait encore la convenance même de l’objet. En effet, j’avais dédié Matthieu à Charles, mon Prince ; Jean, dont j’ai donné une interprétation tout de suite après Matthieu, à Ferdinand, frère de Charles ; et Luc, que j’ai attaqué en troisième lieu, au Roi d’Angleterre : Marc semblait bien vous avoir été laissé, en sorte que les quatres Evangiles fussent consacrés aux quatre monarques les plus importants de la Terre. (Charles Quint, Ferdinand de Habsbourg, Henri VIII, François Ier) Plaise au ciel que le texte de l’Evangile unisse vos noms dans une harmonie semblable à celle par laquelle l’esprit évangélique devrait cimenter vos coeurs ! “ 452 En 1517, dans son texte : La Complainte de la paix, Érasme avait présenté le roi François Ier comme le plus chrétien des princes, celui qui n’a jamais fait cas de sa majesté, celui qui a travaillé à la paix de toutes les manières imaginables, enseignant au monde que la plus sublime des choses est de bien mériter du genre humain. On peut donc penser que Érasme, en écrivant cette lettre à François Ier, se voit lui-même, représenté comme un aveugle, sur le futur panneau L’ignorance chassée, réalisé dans la galerie François Ier à Fontainebleau. Érasme, quand il écrit à François Ier se voit comme incarnant “ L’âme des princes animée d’un souffle divin “, s’adressant d’une part au “ Christ, prince et auteur de toute félicité humaine “ et d’autre part au prince “ enseignant au monde que la plus sublime des choses est de D. et E. Panofsky, Étude iconographique de la galerie François Ier à Fontainebleau, traduit de l’anglais par Alix Girod, Brionne, Gérard Monfort Éditeur, 1992, p. 14-8-9. 452 Érasme, « Lettre à François Ier » 1er décembre 1523, in J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée d’Érasme, op. cit., p. 267. 451 141 bien mériter du genre humain “ 453. Érasme en s’adressant à François Ier, se constitue comme le troisième terme de la trinité : Humanité Christ Prince. Érasme se constitue comme l’Humanité s’adressant au Christ, comme l’Humanité s’adressant au Prince. Érasme se constitue donc comme tierce personne dans la dualité Christ - Prince. Il est l’Autre dans la relation qui unit d’une part le Christ et la sublimité de la langue céleste, d’autre part le Prince et le caractère sublime de la fonction royale. Cette tierce personne a fait sienne par anticipation cette phrase du psychanalyste Sigmund Freud, écrite en 1890 : “ les mots sont bien les instruments les plus importants de l’influence qu’une personne cherche à exercer sur une autre. “ 454 Si Érasme a pu faire sienne par anticipation cette phrase de ce psychanalyste de langue allemande c’est parce que, ayant pris la décision de se consumer dans les lettres sacrées, il sait que les mauvais moines, les mauvais prêtres, les mauvais évêques, “ ne réfléchissent pas à ce qu’ils disent et ne comprennent pas leurs propres déclarations, dont ils ne sont pas les producteurs, mais qui leur échappent. “ 455 La double liaison établie d’une part entre le désir de Nosoponus et le désir de Sigmund Freud, d’autre part entre le désir de la Lingua et le désir de Jacques Lacan, inscrit le concept d’Europe, comme réalité psychique, dans notre patrimoine linguistique inconscient. Si le lecteur contemporain, réussit à établir une liaison entre le grand humaniste de Rotterdam, le psychanalyste de langue allemande Sigmund Freud, le psychanalyste de langue française Jacques Lacan, et Desiderius Erasmus Roterodamus, c’est parce que Desiderius Erasmus Roterodamus réussit lui, à établir une liaison entre le Christ, le roi de France, l’Humanité, et le personnage aveugle Nosoponus Erasmius Bulephorus, représenté anonymement et secrètement comme triade historique et inconsciente, sur le panneau L’Ignorance chassée, de la galerie François Ier à Fontainebleau. Érasme, « La Complainte de la Paix… » 1517, in J.-C. Margolin, Ibidem, p. 239. S. Freud, « Traitement psychique (traitement d’âme) » (1890) traduit de l’allemand par M. Borch-Jacobsen, P. Koeppel, F. Scherrer, in S. Freud, Résultats, idées problèmes, 2 volumes, Paris, PUF, 1984, T I, p. 12. 455 Érasme, La Langue, op. cit., p. 51. En 1973, Jean-Claude Margolin souligne (page 335) dans les textes concernant la Guerre et la Paix dans la pensée d’Érasme, les dons de psychanalyste avant la lettre qui sont ceux de ce dernier. En 1998, Jean-Michel Rey souligne (page 10 et 74) dans La part de l’autre, la parenté de la position de Bulephorus-Érasme et de la position de Freud. En 2002, Jean-Paul Gillet, traducteur et commentateur de La Lingua, souligne (page 51 note 142) la proximité de certaines formulations d’Érasme et de certaines formulations de Jacques Lacan. 453 454 142 CHAPITRE 3 L'HÉRITAGE INDESTRUCTIBLE DE CONSTANTINOPLE La relation concrète entre le concept de crime contre l'humanité et le nom de Constantinople s'établit le 24 mai 1915 dans un avertissement écrit adressé au gouvernement ottoman signé conjointement par la France la Grande-Bretagne et la Russie. Dans cette déclaration, ce qui sera ultérieurement qualifié de génocide des arméniens apparaît sous le vocable des nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation. Des juristes verront à tort dans ce texte la première apparition du concept de crime contre l'humanité. Ces crimes organisés par le gouvernement ottoman ont pour conséquence la quasi-disparition du peuplement arménien en Asie Mineure et la concentration des rescapés sur les marges orientales (Transcaucasie, Iran, Irak), méridionales (Syrie, Liban) et Occidentales (Grèce, Bulgarie) de cette région. Sous la relation concrète entre le concept de crime contre l'humanité et le nom de Constantinople, se tient la réalité de l'histoire de Byzance et donc la réalité de la clairvoyance mais aussi de l'aveuglement guidant le regard politique de l'Occident sur sa propre histoire. Cet aveuglement conduit au déni de l'existence de Byzance, à l'incompréhension de la culture politique de l'Est, à la croyance au bon droit occidental de convertir la planète à son modèle institutionnel, et à la haine de la Russie. Sous la réalité de l'histoire de Byzance se tient la question de la formation du concept d'État, ce concept entendu par Pierre Legendre comme le « fleuron politique de l'Occident », dans son livre Vues éparses. Ce n'est pas un hasard si Franz Neumann dans son livre consacré au nationalsocialisme intitule le premier chapitre l'État totalitaire. La mise en œuvre de l'extermination des arméniens comme de l'extermination des juifs se situe non seulement en regard de la question de l'État totalitaire mais également sur cette ligne de fracture séparant l'Orient de l'Occident. Commentant le fait de la marginalisation des recherches consacrées à l'Orient romain et Byzantin dans la collectivité scientifique, Georges Tate, dans son étude consacrée à l'empereur Justinien (527-565), relève que « Tout se passe comme si l'Orient et l'Occident étaient séparés dans la communauté historienne, par des cloisons aussi étanches que des frontières politiques ». Il y a donc dans le temps de la pensée des frontières politiques invisibles engendrées secrètement par une histoire millénaire. Voilà pourquoi il est si important d'introduire la question de Byzance dans le temps du concept de crime contre l'humanité. Dans l'empire romain d'Orient, le grec s'impose comme la langue dominante. Si l'empereur byzantin est l'élu de Dieu, c'est parce que l'empire entre dans le plan divin et représente comme l'Église la victoire de Dieu sur le mal. Il a été fondé par le Christ, qui est son commencement et sa fin. À la fin des temps il deviendra l'empire céleste et éternel. L'empire terrestre est un corps mystique qui se distingue à peine de l'Église. Il se confond avec la terre habitable ; en dehors de lui il n'y a que désordre et barbarie. C'est la raison pour laquelle la chute de l'empire byzantin en 1453 signifie le deuil définitif d'un âge d'or de la chrétienté. 143 SECTION 1. LE NOM DE CONSTANTINOPLE § 1. LA PUISSANCE TRINITAIRE DU NOM DE LA VILLE SOUVERAINE ET LA PRIMAUTÉ DU CHRISTIANISME Le nom de Constantinople, nous indique, dans le cadre de l’Europe comme réalité psychique, le passage de la centralité du christianisme, à la centralité de l’Humanité. Cette centralité universelle du christianisme fut symbolisée par cette ville, qui représente l’intermédiaire politique le plus solennel de la culture que transmet l’Antiquité. Constantinople, la ville de l’empereur, devient le symbole du renouvellement idéologique de l’empire : “ la défense de l’empire et de son universalité virtuelle se concentre sur la défense de cette Constantinople complexe, dotée au Vème siècle de puissantes murailles et de cinquante tours, à la fois marque réelle et symbole de sa centralité indestructible. “ 456 C’est avec la culture latine seule que le Moyen Âge occidental a longtemps communiqué, et c’est à Constantinople que fut sauvé et transmis l’hellénisme antique. C’est donc par la ville de Constantinople que l’héritage de la Grèce nous est adressé dans l’obscurité du temps. Pour cette grande tâche, l’instrument est déjà prêt en 357 ap. J. C., vingt ans seulement après la mort de Constantin, une dizaine d’années après le début de l’enseignement de Thémistios dans la capitale. “ Dans un grand scriptorium impérial, organisé et subventionné par l’État, un corps de calligraphes transcrit les oeuvres des poètes, des philosophes, des orateurs, des historiens grecs, non seulement les plus grands, mais tous ceux dont on put encore trouver des manuscrits. Car il est certain qu’on procéda à une vaste enquête pour rassembler ces vieux manuscrits, dont Thémistios dit clairement qu’ils étaient dans un état voisin de la ruine. C’étaient encore, presque toujours, des rouleaux, la plupart de papyrus : on les transcrivit, chacun peut-être en plusieurs exemplaires, sur des codices, ordinairement de parchemin. Ainsi fut constituée, dans la ville dont la culture et la civilisation allaient rayonner sur le monde médiéval, une immense collection de livres, où littérature et pensée de la Grèce ancienne furent recueillies alors qu’elles allaient disparaître. Première étape de leur sauvetage, qui annonce, cinq siècles à l’avance, et rendra possible la grande oeuvre de translittération et d’édition qui, à Constantinople aussi, se fera au temps d’Aréthas et de Photius. Les deux entreprises, auxquelles nous devons l’hellénisme, se répondent, et celle de Constance préfigure et prépare celle du IXème siècle. “ 457 Thémistios est à la fois philosophe et sénateur de Constantinople. Il est chargé par l’empereur de sauver et transmettre l’hellénisme antique. Dans un discours prononcé en l’honneur de Constance II (337-361) le Ier janvier 357, il félicite l’empereur d’avoir constitué dans la capitale une collection des oeuvres de la littérature grecque antique. Ainsi, énonce-t-il, la troupe innombrable de la vieille sagesse, même la plus rare et la plus secrète, dont le temps avait fait des ombres vacillantes et enténébrées, Constance l’a rappelée de l’Hadès. G. Tabacco, Universalismes et Idéologies politiques de l’Antiquité tardive à la Renaissance, traduit de l’italien par Daniel Arasse, Paris, Gérard Monfort Éditeur, 2001, p. 8. 457 P. Lemerle, Le premier humanisme byzantin, Notes et remarques sur enseignement et culture à Byzance des origines au Xe siècle, Paris, PUF, 1971, p. 57. 456 144 En peu de temps, vont revivre Platon, Aristote, Démosthène, Isocrate, Thucydide. Et non seulement les plus grands, mais aussi les rejetons d’Homère et d’Hésiode, et Chrysippe et Zénon et Cléanthe, et les choeurs du Lycée et de l’Académie, et les enfants des Muses. Eh bien, s’écrie Thémistios, l’heure est venue de trafiquer, d’exporter, et grâce à l’empereur les marchandises seront, non la pourpre, le vin ou les grains, mais la vertu et la sagesse. Au discours de Thémistios, fait écho une conférence de Paul Valéry prononcée à l’Université de Zurich le 15 novembre 1922. Dans ce discours l’orateur tente de circonscrire la réalité de l’Esprit blessé par la guerre : “ qu’est-ce donc que cet esprit ? énonce-t-il. En quoi peut-il être touché, frappé, diminué, humilié par l’état actuel du monde ? D’où vient cette grande pitié des choses de l’Esprit, cette détresse, cette angoisse des hommes de l’Esprit ? “ 458 Pour pouvoir répondre à la question qu’il se pose à lui-même, adressant, dans le même temps le sens de cette question à l’auditoire même, Valéry la démultiplie. Il évoque l’esprit européen, puis énonce : “ qu’est-ce donc que cette Europe.... Mais qui donc est Européen ? “ Valéry considère comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire l’influence de Rome, l’influence du christianisme, l’influence de la Grèce, étant bien précisé que : “ ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingué le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres. “ En écoutant Paul Valéry parler ainsi à Zurich le 15 novembre 1922, nous ne pouvons pas ne pas entendre parler Thémistios à Constantinople le 1er janvier 357. À la vertu et la sagesse des anciens Hellènes dont l’importance capitale est soulignée par Thémistios, répond l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres, considérée par Valéry comme la caractéristique grecque par excellence, “ qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. “ Ainsi, ces deux voix qui se répondent et s’interpellent dans l’obscurité du temps, nous donnent la permission de nommer le temps dans l’obscurité de la pensée, elles nous autorisent à donner tout son sens à cette phrase de Jacob Taubes : “ ... avec l’avènement du christianisme quelque chose s’est profondément modifié dans l’âme des hommes. “ 459 Ce quelque chose qui s’est profondément modifié dans l’âme des hommes et que “ la langue refuse de nommer “ 460, s’est matérialisé dans le nom de Constantinople. Or précisément, ce nom de Constantinople, symbolise quelque chose qui a été perdu, puisque “ Il est clair que son histoire, sa géographie et sa culture ne permettent plus à l’Europe de comprendre la Byzance médiévale. “ 461 Nous pourrions trouver une illustration de cette dernière idée, dans une phrase de Paul Valéry. Dans cette phrase, il manque le nom de Constantinople, le nom de Byzance, alors que cette ville peut être considérée comme cette ville de la puissance trinitaire, qui concrétise par excellence, de par sa réalité même, les trois influences, celles de Rome, du christianisme, de la Grèce, qui permettent selon Valéry de caractériser certains peuples comme européens. Valéry écrit : “ partout où les noms de P. Valéry, « La crise de l’esprit », in P. Valéry, Variété I, Paris, Gallimard, 1966 (1ère édition 1924) p. 33. J. Taubes, La Théologie politique de Paul, op. cit., p. 128. 460 É. de la Boetie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2000, (1ère édition 1976) p. 108. 461 G. Dagron, Empereur et prêtre Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, Gallimard, 1996, p. 303. 458 459 145 César, de Caius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. “ 462 Constantinople serait donc cette ville absolument européenne, constituée primordialement d’une trinité s’accomplissant en son lieu, la trinité du nom grec, du nom romain, du nom chrétien. C’est par cette trinité que s’accomplit le passage de la centralité du christianisme, à la centralité de l’humanité. L’humanité devient le nom central qui remplace le nom central de Dieu, comme une forme de réponse à la chute de la ville de la puissance trinitaire que constitue Constantinople en son nom. Constantinople, signifie le transfert de la centralité de Dieu, à la centralité de l’humanité, dans le cadre du discours lui-même. Constantinople est le nom d’un personnage énigmatique de l’histoire, dont personne n’ose connaître la réalité. Ce personnage est le symbole de l’énigme de l’histoire. § 2. L’AURA DE CONSTANTINOPLE ET LA FORCE MYTHOLOGIQUE DU NOM DE CONSTANTIN Selon le dictionnaire, l’aura vient d’un mot latin qui signifie “ souffle ”. Elle signifie une sorte de halo enveloppant le corps, visible aux seuls initiés. On constate que l’Empire ottoman exerce une fascination sans égale sur les occidentaux de la Renaissance. Un auteur réalise une enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique. Il importe, écrit-il, “ de pleinement mesurer la dimension mythique attribuée à Constantinople par le voyageur humaniste nourri de lectures classiques. Conformément au voeu de Constantin, la Nouvelle Rome se présente à ses yeux comme l’héritière privilégiée du monde gréco-latin : elle fait un peu figure d’écrin inégalable où auraient été déposés les plus précieux joyaux de la civilisation antique. Mais Constantinople n’est pas seulement la dépositaire de tous ces trésors : contrairement à l’ancienne Rome, elle a su longtemps résister aux flots des invasions barbares, si bien qu’elle apparaît symboliquement comme une sorte d’îlot d’Antiquité miraculeusement épargné par les âges obscurs.(…). Qu’elle soit comparée à Troie, Chalcédoine, Babylone, Athènes, Venise ou Rome, la ville de Constantin l’emporte toujours par ses qualités exceptionnelles, qui la désignent sans aucun doute comme le lieu d’une élection particulière.(…). La Nouvelle Rome se définit comme un lieu éternel de civilisation, un lieu de résistance perpétuelle contre la barbarie orientale sous toutes ses formes. “ 463 Constantinople figure donc la puissance, la souveraineté, la grandeur, la solennité. C’est une ville qui cristallise en sa réalité la puissance légendaire de la force mythologique. C’est une ville dont la fondation peut être perçue doublement par l’homme contemporain, et comme “ événement insaisissable “ 464 , et comme “ une des maîtresses dates de notre histoire “ 465 , tout comme l’humanitas peut être perçu doublement par ce même P. Valéry, « La crise de l’esprit » in P. Valéry, Variété I, op. cit., p. 53. F. Tinguely, L’Écriture du Levant à la Renaissance, Enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique, Genève, Librairie Droz S. A., 2000, p. 99 et 101. 464 G. Dagron, Naissance d’une Capitale, Constantinople et ses Institutions de 330 à 451, Paris, PUF, 1974, p. 7. 465 P. Lemerle, Le premier humanisme byzantin, op. cit., p. 301. 462 463 146 homme contemporain, et comme doctrine et comme mot intraduisible. Ainsi, selon Guy Gauthier, la fondation de Constantinople procède d’une “ décision inouïe “, 466 pour Ferdinant Lot, “ La fondation de Constantinople est une énigme politique, ... elle procède d’une décision foudroyante, (...) d’une crise psychologique intense (...) d’une intense exaltation religieuse. “ 467 Paul Lemerle écrit : “ aucune ville n’a exercé dans l’histoire une action propre aussi forte et durable que Constantinople.” 468 Grégoire de Naziance, un des Pères de l’Église orientale, décrira au quatrième siècle Constantinople comme étant “ cette cité, perle de l’univers, qui possède la puissance suprême sur terre comme sur mer, qui est comme le lien des confins de l’Orient et de l’Occident, vers laquelle depuis tous les horizons convergent les sommités et où tout prend son origine comme au port commun de la Foi. “ 469 Geoffroy de Villehardouin, un des chroniqueurs de la quatrième croisade, écrit dans La Conquête de Constantinople, rédigée en 1208, “ Les croisés arrivant en cette ville regardèrent beaucoup Constantinople (...) car ils ne pouvaient pas penser qu’il pût être en tout le monde aussi puissante ville, quand ils virent ces hautes murailles et ces puissantes tours, dont elle était close tout autour à la ronde, et ces superbes palais, et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne l’eût pu croire s’il ne l’eût vu de ses yeux, et la longueur et la largeur de la ville, qui sur toute les autres était souveraine. (...) et les croisés qui étaient répandus par la ville, firent grand butin ; et le butin fait fut si grand que personne ne vous en saurait dire le compte : or et argent, et vaisselle, et pierres précieuses, et satins, et vêtements de soie, et manteaux d’hermine, et tous les objets de prix qui furent jamais trouvés sur terre (...) et depuis que le monde fut créé, il ne fut fait tant de butin en une ville (...) et grande fut la joie de la fortune et de la victoire que Dieu leur avait données, car ceux qui avaient été dans la pauvreté étaient dans la richesse et le luxe (...) dans la plus forte ville qui fût en tout le monde... “ 470 Plus tardivement, Pierre Belon du Mans, qui a entrepris de se rendre d’abord à Constantinople avec Monsieur d’Aramont, l’ambassadeur de François Ier, puis en Orient pendant trois ans, écrit en 1553, dans le récit de son voyage au Levant : “ la ville de Constantinople est située en un lieu le mieux à propos pour la grandeur d’un prince, que nulle autre ville de tout le monde (...) L’église de Sainte-Sophie est le plus beau bâtiment que nul autre qu’on voit resté debout, qui est bien autre chose que le Panthéon de Rome (...) Quiconque l’aura vue ne prendra plus d’admiration de regarder le Panthéon de Rome, qu’on nomme en vulgaire Sainte-Marie-Rotonde. “ 471 G. Gauthier, Constantin le triomphe de la Croix, Paris, Éditions France-Empire, 1999, p. 208. F. Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1989, (1ère édition 1927.) p. 48-49-50. 468 P. Lemerle, Histoire de Byzance, Paris, PUF, 1943, collection Que sais-je ? p. 21. 469 Grégoire de Naziance cité par G. Gauthier, Constantin le triomphe de la Croix, op. cit., p. 220. 470 Villehardouin, La Conquête de Constantinople, traduit par Edmond Faral, Tome I, (1199-1203), Tome II, (1203-1207), Paris, Les Belles Lettres, 1973, T I, § 128, p. 131. T II, § 53 et 55, p. 250-251. 471 P. Belon du Mans, Voyage au Levant (1553), Texte établi et présenté par A. Merle, Paris, Éditions Chandeigne, 2001, p. 221-222. 466 467 147 La puissance légendaire de la force mythologique dont le nom de Constantinople porte l’empreinte, trouve sa pleine consécration dans le discours qui marque l’avènement comme la chute de cette ville dont l’aura pénètre dans l’Histoire comme une énigme. En visant la fondation de Constantinople, Ferdinant Lot souligne que “ peu d’actes politiques concertés ont eu des effets plus considérables et plus durables. “ 472 Gilbert Dagron étudiant les manuscrits anciens qui rendent compte de l’histoire de la ville et de sa naissance, écrit : “ la coupure de la fondation semble absolue, obsessionnelle, et laisse Constantinople sans origines. “ 473 Jean-Claude Margolin, commentant un ensemble de textes d’Érasme concernant la guerre et la paix, affirme : “ la prise de Constantinople en mai 1453, est l’un des plus grands faits de l’histoire du monde, date que l’on considère comme ayant clos le Moyen Age et marqué les débuts des temps modernes. “ 474 Cette aura énigmatique est présente dans le discours contemporain comme la marque d’une contradiction irréductible, entre le mystère de l’homme historique et la rationalité du point de vue de l’historien qui analyse. Ainsi, d’une part, Gilbert Dagron refuse de scruter la conscience du premier Empereur chrétien, il refuse le piège idéologique qui consiste à s’asseoir sur le trône de l’Empereur, à tout regarder de Constantinople, mais d’autre part il évoque l’existence d’un génie religieux de Constantin, d’une sacralité indélébile de l’institution impériale, et affirme la valeur de pièce maîtresse historiographique que constituent les travaux de Louis Brehier. 475 Or précisément, Louis Bréhier souligne comme incidemment cette puissance légendaire de la force mythologique dont le nom de Constantinople porte l’empreinte en évoquant d’une part le mystère du cabinet impérial : “ avant d’être transmises à la chancellerie, les décisions impériales s’élaboraient dans le mystère du Koïton (cabinet impérial). L’Empereur rédigeait ses ordres lui-même ou les faisait rédiger sous ses yeux par un secrétaire privé, en général un jeune homme de condition modeste et sans fonction officielle à l’origine (...) au IXème siècle apparaît le mystikos, secrétaire intime et confident du Basileus... “ et d’autre part :“ le caractère surhumain du Basileus dont la majesté paraissait redoutable aux simples mortels. “ Or souligne Louis Bréhier la théorie byzantine n’est que la transposition en langage chrétien de la doctrine païenne du surhomme qui dérive en dernière analyse des temps helléniques. 476 Ainsi remarquons-nous que la réalité énigmatique de l’aura de Constantinople qui se confond avec la réalité historique de l’Empereur Constantin, introduit le mystère de la contradiction dans le discours contemporain de l’historien. L’objectivité de l’historien ne peut résister à la puissance légendaire de la force mythologique dont le nom de Constantinople porte l’empreinte. § 3. CONSTANTINOPLE : LE CENTRE DU MONDE Il nous apparaît donc, qu’une des caractéristiques fondamentales de Constantin le Grand, c’est de personnifier l’Histoire dans son mystère. Il F. Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, op. cit., p. 49. G. Dagron, Constantinople imaginaire, Études sur le recueil des « Patria », Paris, PUF, 1984, p. 78. 474 J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la Pensée d’Érasme, op. cit., p. 347. 475 G. Dagron, Empereur et prêtre, op. cit., p. 142 et 320. G. Dagron, Naissance d’une Capitale, op. cit., p. 374 G. Dagron, Préface, in L. Bréhier, Vie et Mort de Byzance, Paris, Albin Michel, 1992, (1ère édition 1946), p. III-IV. 476 L. Bréhier, Les institutions de l’empire byzantin, Paris, Albin Michel, 1970, (1ère édition 1949), p. 14-61-139. 472 473 148 personnifie quelque chose d’innommable qui ne rentre pas comme catégorie dans la rationalité du discours de l’historien. Il personnifie quelque chose qui est perçu comme impensable et qui se concrétise par cette phrase de Gilbert Dagron : “ le problème est central, sans doute insoluble. “ Ce problème est celui-là même de la réalité divine de l’Empereur Constantin, et donc le problème de son rang dans l’institution ecclésiastique, le problème donc de l’articulation entre le sacerdoce impérial et l’institution ecclésiastique, dans cette Ville de Constantin qui constitua, dans une dimension obscure du temps, le centre du monde. Ce problème ainsi souligné dans cette étude sur le “ césaropapisme byzantin “ : “ l’idée même d’Empire chrétien s’accompagnait nécessairement d’une théologie politique et conduisait donc à reconnaître à l’empereur une mission divine et une sorte de sacerdoce. Mais l’articulation entre ce sacerdoce royal et l’institution ecclésiastique était et devait toujours rester problématique. “ 477 Et c’est dans le cadre de cette articulation problématique, qu’apparaît le centre du monde comme mystère de Dieu, c’est-à-dire comme présence physique et impériale de Dieu parmi les hommes. Le serment des soldats rapporté par Végèce à la fin du IVème siècle nous fait comprendre comment le centre du monde comme mystère était présent dans l’énonciation même de la parole, comment, dans la parole même, le dieu physiquement présent était nommé dans la plus grande clarté, qui était, dans le temps même de cette énonciation la plus puissante obscurité. “ Ils (les soldats) jurent par Dieu, par le Christ, par le SaintEsprit et par la majesté de l’empereur qui, aussitôt après Dieu, doit être vénéré et adoré par le genre humain. Car à l’empereur, dès qu’il a reçu le nom d’Auguste, sont dues une fidèle dévotion et une soumission sans faille comme à un dieu physiquement présent (tanquam praesenti et corporali deo). C’est, en effet, Dieu que sert un civil ou un soldat, quand il chérit fidèlement celui qui règne à l’instigation de Dieu. “ 478 Constantin, fut ce Dieu physiquement présent dont la conversion “ est le fait le plus important de l’histoire du monde méditerranéen entre la constitution de l’hégémonie romaine et l’établissement de l’Islam. C’est à lui qu’est dû le triomphe du christianisme qui, en bouleversant la psychologie des hommes, a creusé un abîme entre nous et l’antiquité. Depuis l’adoption du christianisme nous vivons sur un autre plan. “ 479 “Avant Constantin, l’empire romain est un empire païen ; à partir de Constantin c’est un empire chrétien. C’est là un des événements le plus important de l’histoire, mais aussi un des problèmes les plus complexes. “ 480 L’exposé de ces citations, nous montre clairement combien la vision de l’histoire qui s’impose dans notre regard est construite en son principe par l’armature que constitue le discours. En effet, la phrase déjà citée de Jacob Taubes : “... avec l’avènement du christianisme quelque chose s’est profondément modifié dans l’âme des hommes. “ effectue la reprise de la phrase de Ferdinand Lot : “ c’est à lui (Constantin) qu’est dû le triomphe du christianisme qui, en bouleversant la psychologie des hommes, a creusé un abîme entre nous et l’antiquité. Depuis l’adoption du G. Dagron, Empereur et prêtre, op. cit., p. 147. Végèce cité par G. Dagron, Empereur et prêtre, op. cit., p. 144-145. Sur Végèce on peut lire, P. Richardot, Végèce et la culture militaire au Moyen Âge (Ve-Xe siècles), Paris, Éditions Économica, 1998. 479 F. Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, op. cit., p. 50. 480 P. Lemerle, Histoire de Byzance, op. cit., p. 10. 477 478 149 christianisme nous vivons sur un autre plan. “ Ferdinand Lot est né en 1866, il est mort en 1952. La phrase citée est extraite de son livre La fin du monde antique et le début du Moyen Âge paru en 1927. Jacob Taubes est né en 1923, il est mort en 1987. La phrase citée est extraite de ses quatre conférences sur la théologie de Paul qu’il prononçât en février 1987 quelques semaines avant sa mort. La répétition quasiment identique de la même phrase en 1927 et en 1987 par deux personnalités aussi différentes que celle de Ferdinand Lot et celle de Jacob Taubes illustre trois idées fondamentales. La première idée signifie que notre vision du passé historique s’enracine comme un écrit dans les textes rédigés avant notre naissance. Il appartient donc à l’homme contemporain de construire le souvenir de ce qui n’a jamais été lu mais existe néanmoins comme un écrit entouré d’une aura inconnue qui le rend insaisissable. La deuxième idée a trait à la filiation des mots, des idées, des concepts, des métaphores, des constructions intellectuelles. En 1987, parallèlement aux conférences de Taubes il nous est rappelé ce phénomène fondamental qui consiste en : “ ... l’imposture de se placer sous le signe du premier. ... La prétention à inaugurer --- quelle qu’en soit la visée --- ne saurait relever que d’une métaphysique dissimulée (honteuse : selon le mot très fort de Péguy), ne saurait être qu’un leurre, c’est-à-dire un mode d’affirmation (ou même d’auto-proclamation : les exemples ne manquent pas aujourd’hui comme au début du siècle) qui est incapable d’énoncer effectivement d’où il provient, ce qu’il représente. La posture de l’inaugural est le plus sûr garant de l’oubli : peut-être même estce son symptôme le plus visible. “ 481 La troisième idée réside toute entière dans le nom même de Constantinople. L’énonciation de ce nom porte en elle l’idée du centre du monde. Si nous suivons cette énonciation comme l’on déchiffrerait un écrit entouré d’une aura inconnue qui le rend insaisissable, alors nous pouvons entendre l’exhortation de Mehmed II, Mehmed le Conquérant, s’adressant à son armée, le 29 mai 1453, sous les murailles de Constantinople (cette ville, cet homme qui va mourir) : “ je vous fais don d’une ville immense et illustre. je vous offre la capitale des anciens Romains qui s’est élevée au faite de la splendeur, du luxe et de la gloire, qui est devenue le centre de la terre... Je vous la donne pour que vous y fassiez votre butin de trésors sans nombre. Félicité et fortune pour vous et vos descendants ! Mais le gain le plus grand sera de posséder la cité la plus renommée de l’univers, celle qui, de tous les temps, nous a constamment défiés. La chute de Constantinople nous ouvrira les portes de la Grèce. “ 482 Constantin, pourrait se livrer à notre regard comme ce hiéroglyphe indéchiffrable qui a soutenu secrètement la main de Georg Wilhem Friedrich Hegel écrivant cette phrase figurant dans le chapitre VI de la Phénoménologie de l’Esprit, chapitre précisément intitulé La Religion : “ l’homme divin ou (le) Dieu humain mort, est en soi l’autoconscience universelle.“ 483 Constantin pourrait constituer ce J.-M. Rey « Remarques sur la filiation » in L’Écrit du Temps, n° 14 / 15, Été-Automne 1987, Éditions de Minuit, p. 148. 482 Mehmed le Conquérant cité par M. et M. Chavardès, La Chute de Constantinople (29 mai 1453), op. cit., p. 66. 483 G. W. F. Hegel, Phénoménomogie de l’Esprit, 2 volumes, traduction par Gwendoline Jarczyk et PierreJean Labarrière, Paris, Gallimard folio essais, 2002, (1ère édition 1807 en Allemagne) (1ère édition 1993 pour la traduction française par les Éditions Gallimard), T II, p. 903. On peut noter que Jean Hyppolite qui a traduit 481 150 hiéroglyphe indéchiffrable représentant la structure insaisissable d’un homme trinitaire inconnu. Un homme qui est en même temps homme divin, en même temps Dieu humain, en même temps ville figurant le centre du monde de son nom même : Constantinople, représentée par la colonne de porphyre dressée le 11 mai 330. “ La colonne de Constantin est sans doute le plus ancien monument de la ville à nous être parvenu, puisque c’est autour d’elle que se déroule l’inauguration de Constantinople en date du 11 mai 330. C’est une colonne de porphyre dressée au milieu d’un forum, lui-même dédié à Constantin au milieu de la ville, même si l’emplacement supposé de l’enceinte constantiniennne semble le situer plus près de l’extrémité de la péninsule que de la muraille. La colonne elle-même est le fruit d’un curieux syncrétisme religieux, lequel, lié aux fêtes d’inauguration, éclaire les intentions de Constantin. À l’origine, haute de près de cinquante mètres, elle était surmontée d’une statue d’Apollon rapportée d’Ilion (Troie) et censée représenter l’empereur. La tête de la statue, symbolisant le dieu Soleil, était ornée de sept rayons dans lesquels on enchâssa des clous de la Passion, tandis qu’un fragment de la vraie Croix était déposé à l’intérieur de la statue. Le jour de l’inauguration, celle-ci fut placée sur la colonne, et Constantin lui-même ensevelit dans les fondations le Palladium --- la statue d’Athéna apportée par Énée de Troie à Rome ---, ainsi que le manche de la hache avec laquelle Noé avait bâti l’arche, les paniers de la multiplication des pains, la pierre d’où Moïse avait fait jaillir l’eau et bien d’autres reliques. En érigeant ce monument au syncrétisme, Constantin entendait représenter bien plus que le fondateur d’une nouvelle religion : la personnification même de la divinité, à l’instar des empereurs païens. “ 484 Dès lors, l’homme physique Constantin, la représentation symbolique impériale de cet homme physique, et la ville Constantinople incarnant cette représentation, construisirent le sentiment psychique de “ l’oeil du monde “ 485 sentiment psychique trouvant son répondant en la position géographique exceptionnelle, décrite par Louis Bréhier, 486 de la ville de Constantin. Constantin est Kosmokratôr, maître du monde entier, puisque sa monarchie est à l’image de celle de Dieu. 487 L’oeil du kosmokratôr reflète la centralité indestructible de l’oeil du Christ-Soleil, reposant, comme le temps lui-même, dans l’obscurité du règne de la paternité divine. L’oeil du Kosmokratôr “ ... se concentre sur la défense de cette Constantinople complexe, dotée au Vème siècle de puissantes murailles et de cinquantes tours, à la fois marque réelle et symbole de sa centralité indestructible. “ 488 Et cet oeil fut détruit à jamais le 29 mai 1453. la Phénoménologie de l’Esprit, n’évoque pas « l’autoconscience universelle », mais la « conscience de soi universelle ». Jean Hyppolite écrit : « Ce qui est devenu en soi, c’est l’abaissement du Dieu abstrait et lointain, sa réconciliation avec l’existence humaine, c’est-à-dire sa position comme esprit ; la communauté doit réconcilier à son tour l’existence finie avec l’essence divine, en intériorisant en elle la mort et la résurrection du Christ. » in J. Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, 2 volumes, Paris, Aubier Montaigne, 1967, (1ère édition 1946), T II, p. 546. 484 S. Yerasimos, Constantinople de Byzance à Istanbul, Paris, Éditions Place des Victoires, 2000, p. 29. 485 G. Dagron, Naissance d’une Capitale, op. cit., p. 76. 486 L. Bréhier, Vie et mort de Byzance, op ; cit., p. 487 Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin (Triakontaétérikos), in Eusèbe de Césarée, La théologie politique de l’Empire chrétien, op. cit., p. 117-118. 488 G. Tabacco, Universalismes et Idéologies politiques, op. cit. p. 8. (voir note 456) 151 SECTION 2. LA CHUTE DE CONSTANTINOPLE § 1. UNE BLESSURE IRRÉPARABLE Nous percevons la chute de la ville de Constantinople comme revêtant une triple signification. La signification d’une blessure irréparable, la signification d’une perte irrémédiable, la signification d’une chute de la Trinité, comme si la blessure, la perte, la chute de cette ville avaient la signification d’une atteinte à la figure même du Christ. La centralité indestructible de Constantinople figure la centralité indestructible du christianisme, et la centralité indestructible du christianisme figure la centralité indestructible de la figure impériale. Ville impériale, Religion impériale, Souverain impérial. Primauté d’une ville, primauté du Christ fait homme, primauté de l’empereur fait dieu, la ville de Constantinople incarnait une extraordinaire puissance, historique, religieuse, politique. Dès lors, sa conquête par un prince de la lignée d’Usman obéissant au prophète Mahomet, engendre une catastrophe psychologique insurmontable pour le monde de la chrétienté. C’est, précisément, ce qui est exposé en 1454, par Aeneas-Sylvius Piccolomini, légat pontifical et futur Pape : “ dans les temps passés, nous avons été blessés en Asie et en Afrique, c’est-à-dire en des pays étrangers, mais maintenant nous sommes frappés en Europe, c’està-dire dans notre patrie, dans notre propre maison. Et si même quelqu’un objectait que les Turcs, il y a longtemps, passèrent d’Asie en Grèce, que les Mongols s’établirent en Europe et que les Arabes occupèrent une partie de l’Espagne après avoir traversé le détroit de Gibraltar, il n’en est pas moins vrai que jamais nous n’avons perdu en Europe un lieu ou une ville comparable à Constantinople. “ 489 Pour comprendre cette catastrophe psychologique insurmontable, qui prend la forme de ce violent désarroi qui fut celui de Aeneas-Sylvius Piccolomini futur Pape Pie II, symbolisant le sentiment de la chrétienté, il faut saisir certains éléments de la souveraineté particulière qui fut celle de l’empereur byzantin. En saisissant ces éléments, nous quittons la surface plane du discours rationnel de l’historien, pour pénétrer dans le méandre énigmatique des sentiments séculaires du coeur humain. Certains de ces sentiments sont devenus invisibles à notre conscience, mais ils se rappellent à notre bon souvenir, construisant des phrases invisibles que nous prononçons inconsciemment dans la souffrance. Cette souffrance nous montre le lien occulte ou invisible, qui existe entre les rites du Palais sacré et le dispositif de la psychanalyse. Car en effet tout le monde sans exception affirme connaître le dispositif psychanalytique. Néanmoins cette connaissance supposée conclut nécessairement à l’ignorance du lien déterminant qui constitue la liaison organique entre le cabinet impérial, le Koïton, et le cabinet du psychanalyste. Rappelons pour mémoire à l’usage du lecteur inconscient, ce qui constitue la signification rituelle du cabinet du psychanalyste. Quand moi-même, quand lui-même, quand l’autre homme que je ne suis pas, mais qui me ressemble, pénètre dans le cabinet du psychanalyste, il doit ignorer nécessairement la liaison organique qui existe à l’instant de cette pénétration, entre le cabinet psychanalytique et le cabinet impérial. La déjection immatérielle c’est la liaison inconsciente. Ce qui signifie, à cet 489 Aeneas-Sylvius Piccolimini, cité par M. P. Gilmore, Le Monde de l’Humanisme 1453-1517, op. cit., p. 38. 152 instant précis, que le silence religieux qui doit régner en présence de l’empereur est strictement identique au silence inconscient qui doit régner en présence du psychanalyste. Quand je rentre en effet dans le cabinet du psychanalyste, alors, “ ... le souverain donne ses ordres par de simples signes ou par des formules brèves, comme il convient à la majesté impériale. “ 490 En effet les rites du Palais sacré avaient pour objet la manifestation extérieure du culte et de la vénération dus à la personne impériale. Qui donc serait en mesure de s’opposer à la réalité selon laquelle les patients observent les rites du Palais sacré qui ont pour objet la manifestation extérieure du culte et de la vénération dus à la personne du psychanalyste. Le premier rituel qui marque l’existence du Palais sacré est celui de l’obligation du silence religieux qui doit régner en présence de l’empereur. Le respect de cette contrainte du silence qui doit impérativement régner en la présence de l’empereur, est garanti dans le Palais sacré par des silentiaires dont la seule fonction réside dans le maintien de ce silence. L’ambassadeur du calife Motawakil à Michel III en 860 racontait que, pendant son séjour de plusieurs mois à Constantinople, il n’avait pas entendu une seule parole tomber de la bouche impériale. L’oncle de Michel, Pétronas parlait seul avec l’ambassadeur avec l’aide d’un interprète, et le basileus présent approuvait ou refusait d’un signe de tête. Les assemblées de dignitaires tenues par l’empereur prennent le nom de silentia. Dans le cours même des cérémonies, le souverain donne ses ordres par de simples signes ou par des formules brèves comme il convient à la majesté impériale. Le préposite chargé de les transmettre, les sollicite au moment voulu par un seul mot : “ ordonnez “ et, pour congédier l’assemblée, l’empereur se sert d’une formule semblable à celle qui termine la messe, mélange de grec ou de latin barbare : “ va, donne congé “ dit-il au préposite. Un deuxième rituel soulignant l’existence de la majesté impériale réside dans l’obligation pour celui que le souverain gratifie de ses dons ou auquel il remet des insignes ou des brevets, de les recevoir en voilant ses mains sous un pan de son manteau. ce rite d’origine persane existait déjà à la cour des Achéménides. Il signifie que le contact de la main d’un simple mortel serait pour l’empereur une profanation. Un troisième rituel procédait du même sentiment issu du caractère surhumain du basileus. Celui qui était admis à l’audience impériale ne s’avançait pas librement vers le trône, mais deux dignitaires s’emparaient de lui et lui soutenaient les deux bras jusqu’au moment où, face à face avec le basileus, il s’effondrait sur le sol. L’adoration impériale, la proskynèse, constituait le rituel le plus important. La proskynèse était une marque d’honneur plus que de sujétion. Elle représentait le signe fondamental légalisant la fonction impériale. L’adorant s’agenouillait devant l’empereur et portait à ses lèvres un pan de sa chlamyde de pourpre, l’empereur, répondant à ce signe comme si il prenait la signification du père fondamental, baisait alors l’adorant sur la tête. Ce signe fondamental ne cessa d’être regardé comme un privilège des hauts dignitaires qui, à chaque solennité, étaient admis à adorer le basileus par ordre hiérarchique. 491 490 491 L. Bréhier, Les institutions de l’empire byzantin, op. cit., p. 60. L. Bréhier, Ibidem, p. 61 et p. 253. 153 Ces quatre rituels représentent, en son entier la situation du cadre psychanalytique, en sa signification historique et métaphysique. Le psychanalyste c’est l’empereur, l’empereur c’est le psychanalyste. Un homme dans l’obscurité de sa fonction incarne le désir impérial de l’inconscient. Quand il est introduit, dans le cabinet du psychanalysteempereur, comme par une force supérieure représentée par les deux dignitaires qui s’emparent de lui, le patient soutenu sous les bras par ces deux dignitaires est amené face à face au psychanalyste-empereur, devant lequel, ne pouvant soutenir sa majesté il s’effondre sur le divan. Puis, dans le but de donner toute sa force à la présence obscure du processus inconscient, le patient accomplit le rituel de la proskynèse. Si le psychanalyste décide de donner l’inconscient au patient, ce dernier voile ses mains sous un pan de son manteau. Il montre par là que le contact de la main d’un simple mortel serait pour le psychanalyste une profanation. Enfin celui qui accepte l’ordre de la psychanalyse comme le visiteur est contraint d’accepter l’ordre du Palais sacré, celui-là doit reconnaître le silence qui doit régner en présence de l’empereur, il doit reconnaître les ordres de celui qui interprète et construit ce qui reste inconnu, par de simples signes. Alors, le patient, comme le plus haut dignitaire, s’agenouillera devant l’être obscur, et portera à ses lèvres un pan de la chlamyde de pourpre, puis, Il, le grand Autre, l’inconscient, l’être obscur, l’empereur, le père fondamental, le baisera sur la tête. Les phrases qui ont précédé, que le lecteur pressé de conclure percevra nécessairement comme des divagations, avaient pour but de nous faire pénétrer dans le désarroi qui fut celui de la chrétienté, comme conséquence de la chute de Constantinople. Il nous faut simplement comprendre que plus jamais, après le 29 mai 1459, Aeneas-Sylvius Piccolimini, ne sera en mesure d’accomplir dans le Palais sacré de Constantinople, les quatres rituels qui eurent la vertu d’analyser l’auteur. Ce qui signifie : plus jamais le Père fondamental ne baisera la tête de AeneasSylvius Piccolimini. § 2. UNE PERTE IRRÉMÉDIABLE Par la voie d’une liaison occulte unissant les rituels du Palais sacré et le dispositif de la psychanalyse, nous nous sommes approchés de la souffrance de la chrétienté se séparant à jamais de quelque chose d’inouï, qui n’a pas de nom, qui se concrétise le 29 mai 1453, par ce nom de Constantinople, cristallisant en un même lieu, la tradition grecque, la tradition romaine, la tradition chrétienne. La question de la nomination surgit dans le temps, au moment même où une tradition s’effondre. Dans le moment de cet effondrement l’esprit du christianisme se parle secrètement à lui-même, révélant la voix du Saint Sépulcre. Entre 1129 et 1136 Bernard de Clairvaux écrit un Éloge de la Nouvelle Chevalerie. Dans ce texte le chapitre XI s’intitule Le Sépulcre. Pour l’auteur la vision du Sépulcre engendre une ferveur d’une grande douceur qui envahit celui qui contemple ce lieu de ses yeux. Et même si ce lieu ne contient plus les membres sacrés du Seigneur il est cependant rempli (pour nous) de mystères --- et de mystères extrêmement heureux. “ Quel bonheur, pour des pèlerins, après les multiples fatigues d’un long voyage, après les dangers sans nombre de la terre et de la mer, que de pouvoir enfin se reposer là où ils savent qu’ a reposé leur Seigneur ! (...) et, pour reprendre une expression de l’Écriture, 154 “ ils sont saisis d’une joie intense en découvrant le Sépulcre. “ 492 C’est une économie textuelle de la vie et de la mort qui soutient toute la chrétienté, réunie dans un même sentiment de ferveur, de joie, de mystère, d’amour, envers la personne fondamentale du Christ. Nous pouvons le comprendre en mettant en relation une phrase du texte de Bernard de Clairvaux et une phrase de la Chronique anonyme de la première croisade (1095-1099). “ On ressent en ce lieu (le Sépulcre) où mort il a reposé, je ne sais quel ferveur plus grande que dans les lieux où, “ vivant il a fréquenté les hommes “. Le souvenir de sa mort, plus encore que celui de sa vie, active notre amour. “ 493 “ Bientôt, les Francs coururent par toute la ville (Jérusalem), pillant l’or et l’argent, les chevaux et les mulets, les maisons pleines de biens de toutes sortes. Puis, joyeux et pleurant de joie, les nôtres allèrent adorer le sépulcre de notre Sauveur Jésus, et s’acquittèrent envers lui de leur dette capitale. Le matin suivant, ils escaladèrent avec précaution le toit du temple, se jetèrent sur les Sarrasins, mâles et femelles, les décapitèrent à épée nue. Certains se jetèrent dans le vide du haut du temple. A la vue de ce spectacle, Tancrède fut en grande colère. “ 494 Si nous savons établir une liaison entre le monde psychique, textuel, historique, qui construit ces deux phrases et, la ville de Constantinople, alors nous pouvons percevoir plus clairement et plus tragiquement qu’auparavant cette catastrophe psychologique insurmontable que représenta pour la langue du christianisme la chute de Constantinople. Cette liaison nous pouvons l’appréhender dans le nom de Constantin le Grand. A Constantinople, le christianisme n’apparaît pendant longtemps que par la médiation de l’empereur chrétien, dans son Palais, sous sa statue, dans son mausolée, à travers ses images. L’empereur se substitue au Christ de Jérusalem, il attend sans doute de cette substitution apothéose et résurrection. Constantin ordonne la construction d’un mausolée-martyrium qui sera transformé après sa mort en une église des Saints-Apôtres. Dans une étude importante publiée à Leipzig en 1908, un auteur allemand, A. Heisenberg, en étudiant en parallèle le Saint-Sépulcre et les Saints-Apôtres, concluait que les Saints-Apôtres ont été conçus à l’origine comme le SaintSépulcre de Constantinople. En ce lieu, Constantin tient effectivement la place du Christ dans un arrangement décoratif qui est sans doute inspiré de Jérusalem. Dans le plan primitif de ce mausolée-martyrium, élaboré sous la direction de l’empereur, son propre tombeau occupait soit le centre de l’édifice, comme le tombeau du Christ à l’Anastasis de Jérusalem, soit le centre ou le fond de l’abside, les cénotaphes des douze apôtres se répartissant autour de lui, donnant ainsi l’impression qu’il voulait s’identifier au Christ. Ainsi dans ce lieu signifiant le Saint-Sépulcre de Constantinople, “ le corps de Constantin prend valeur de relique, placé à proximité d’un autel (peut-être même sous cet autel) où est célébrée la liturgie eucharistique, jusqu’à ce qu’il y soit remplacé par des reliques de Bernard de Clairvaux « Éloge de la Nouvelle Chevalerie » traduit du latin par Pierre-Yves Emery in Œuvres Complètes XXXI, Paris, Éditions du Cerf, 1990, § 29, p. 123. 493 Bernard de Clairvaux, Ibidem, § 18, p. 99. 494 Chronique Anonyme de la première croisade, La Geste des Francs (Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum) traduit du latin par Aude Matignon, op. cit., (1ère édition 1924), p. 151. 492 155 saints authentiques. “ 495 Et c’est en particulier par l’étude des transferts de reliques à Constantinople à l’initiative des empereurs depuis le rétablissement de l’orthodoxie en 843 jusqu’à la prise de Constantinople par des croisés en 1204, qu’il a pu être affirmé : “ il est exact de dire, avec les textes, que Constantinople recevant les reliques est une nouvelle Jérusalem. “ 496 Nous sommes en mesure, maintenant, d’identifier cette perte irrémédiable qui se confond dans l’esprit de la chrétienté avec cette date du 29 mai 1453. Ce jour-là, trois sentiments ont été irrémédiablement perdus pour la chrétienté. § 3. LES TROIS SENTIMENTS PERDUS POUR LA CHRÉTIENTÉ a) Le sentiment extraordinaire d’un lieu central et décisif Le premier sentiment perdu pour la chrétienté fut d’abord le sentiment extraordinaire d’un lieu géographique central et décisif, sentiment qui impliquait la perception d’une sublime domination universelle. La position géographique exceptionnelle de Constantinople a déterminé toute son histoire. D’une part cette ville est située sur un barrage naturel qui sépare deux mondes, la région pontique et la Méditerranée ; d’autre part elle commande la voie transversale qui relie l’Europe continentale à l’Océan indien, la vallée du Danube à celle de l’Euphrate. La péninsule des Balkans, les côtes de l’Adriatique, la vallée du Danube, les rivages de la mer Noire, l’Asie Mineure, la Transcaucasie et la Haute Mésopotamie, la Syrie septentrionale avec Antioche, tel est le cadre assigné par la nature à un État dont Constantinople est le centre. La destinée historique de ce centre fut de régner sur un empire à la fois continental et maritime qui réaliserait la liaison entre l’Europe et l’Asie, entre la culture gréco-romaine, le christianisme et les civilisations de l’Orient. L’importance de cette position géographique se révèle particulièrement du point de vue de la guerre par la destinée de la ville d’Andrinople, aujourd’hui Édirne, située à une centaine de kilomètres de Constantinople. Ces deux villes sont semblables sur le plan stratégique veillant ensemble aux mouvements s’opérant sur les axes de la mer Noire à la Méditerranée et du Sud de l’Europe vers l’Asie Mineure. Sur Andrinople, les textes historiques nous ont laissé le récit de quinze batailles ou sièges, la première en 323 après J.-C. et la dernière en 1913. Si la plaine d’Andrinople se distingue par le fait qu’elle fut l’endroit le plus disputé du monde, ce n’est pas à cause de la richesse de la ville d’Andrinople, ville qui fut toujours de dimension modeste, mais à cause de la position géographique de cette dernière. De l’autre côté de la plaine d’Andrinople s’élève Constantinople. La force de Constantinople sur son front maritime, surtout depuis la construction du mur de Théodose au début du Vème siècle contraignait les envahisseurs venus d’Asie Mineure pour conquérir l’Europe méridionale d’aborder la ville par l’arrière, c’est-à-dire précisément par la plaine d’Andrinople. Ceux qui partaient du nord de la mer Noire se trouvaient amenés à longer sa rive occidentale à cause de la barrière des G. Dagron, Naissance d’une Capitale, op. cit., p. 406. B. Flusin, « Construire une nouvelle Jérusalem : Constantinople et les reliques », in M. Ali Amir-Moezzi et J. Scheid, L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe, L’invention des Origines, Bibliothèque de l’École des Hautes Études Sciences religieuses Volume 110, Belgique, Brepols, 2000, p. 68. 495 496 156 Carpathes. Ils débouchaient de ce fait sur la plaine d’Andrinople. Quant aux envahisseurs venus d’Europe, qui convoitaient les richesses de Constantinople, ils n’avaient pas d’autre choix que de traverser eux aussi cette plaine dans leur marche d’approche. Le destin d’Andrinople, véritable pont terrestre entre l’Asie et l’Europe, était donc de servir d’arène pour tous les conflits d’un axe est-ouest. 497 Cette centralité géographique de Constantinople, s’enracine dans une centralité symbolique-impériale-politique qui est celle de l’empereur de Byzance. Cette dernière centralité trouve sa puissance mystique, dans une centralité apocalytique-eschatologique, 498 portée doublement, par la symétrie Constantinople-Jérusalem, et par la symétrie Christ-Empereur. Ces trois centralités, qui forment le coeur suprême, de Byzance, nous permettent d’entrevoir les deux autres sentiments irrémédiablement perdus pour la chrétienté le 29 mai 1453. b) Un sentiment de filiation porteur d’un sens inouï Le deuxième sentiment perdu pour la chrétienté fut la force d’un sentiment de filiation porteur d’un sens inouï que nous pouvons choisir de symboliser par la victoire terrible de l’empereur Basile II sur les Bulgares. Successeurs légitimes des Césars de l’ancienne Rome, les empereurs byzantins eurent toujours l’ambition de recouvrer et de rétablir dans son intégrité l’immense empire romain démembré par les Barbares. Cette hantise d’un empire universel était au coeur de la sacralité byzantine, d’abord dans le temps de l’empire romain universel (395-717), puis dans le temps de l’empire romain hellénique (717-1204). L’on trouve une marque de cette hantise dans l’oeuvre militaire de Basile II, signifiant le désir d’entreprendre une tâche surhumaine consistant en le rétablissement de la domination impériale, en Asie, dans les Balkans, dans la mer Noire, et d’autre part en sa restauration en Occident. Basile II (958-1025) règnera effectivement pendant quarante-neuf ans (976-1025). Son règne est le plus long et le plus glorieux depuis Justinien, au VIème siècle. Parachevant une période de reconquêtes, il a repris les terres cédées aux ennemis, reculé les frontières pour restaurer Byzance dans son aire initiale. Incomparable chef de guerre, l’empereur n’a pratiquement jamais cessé de diriger ses armées en personne. Pendant quarante ans, Basile est presque toujours actif sur quatre fronts : il contient et détruit la menace bulgare. Il organise les territoires conquis aux Arabes ; il étend l’influence byzantine au Caucase ; il la maintient en Italie. De l’Italie au Caucase, de l’Adriatique à la Syrie, jamais depuis cinq siècles l’Empire n’a été aussi puissant. Quand il est couronné empereur, Basile II renonce aux dissipations et au luxe. Il devient un ascète couronné. Chaste, frugal, il porte des vêtements sombres, sans bijoux. Il s’adonne sans relâche aux affaires de l’État et d’abord à la conduite de la guerre. Seule la puissance, en tant qu’expression de l’empire soutient son esprit habité d’un dédain pour les docteurs et d’un mépris absolu pour les lettres. On ne lui connaît ni épouse, ni maîtresse, ni penchant homosexuel. Les épreuves ont durci Basile. J. Keegan, Histoire de la guerre, Du néolithique à la guerre du Golfe, Paris, Éditions Dagorno,1996, p. 101-102. 498 M.-H. Congourdeau, « Jérusalem et Constantinople dans la Littérature apocalyptique », in Le Sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en Occident, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 125 à 136. 497 157 Devenu méfiant, secret, autoritaire, il n’aura pendant son règne ni confident ni premier ministre. Basile réalise enfin en 1018, l’objectif militaire de sa vie : briser l’empire bulgare. Au printemps de cette année, Basile entre dans Ochrida, la capitale des hautes terres bulgares. Sous un pavillon d’or et de soie dressé aux portes de la ville, il se fait ouvrir le trésor de la monarchie défaite et reçoit la soumission des guerriers descendus des montagnes, des fils de Jean Vladislav, le dernier tsar, et de Marie, la veuve de Samuel, qui finira sa vie comme dame du palais à Constantinople. La grande affaire de son règne, conduite avec tant d’obstination s’achève par le retour dans son propre empire des Bulgares vaincus. Pour la première fois depuis sa pénétration par les Slaves au VIIème siècle, la péninsule des Balkans revient tout entière à Byzance. Entre 976 et 1018, la lutte entre l’empereur et le royaume bulgare n’a jamais cessé. Le 29 juillet 1014, a lieu la bataille la plus décisive, les Bulgares vaincus sont fait prisonniers. “ Ils marchent, très lentement, de col en vallée, sur les chemins abrupts, cortège atroce et misérable. Ces milliers de soldats vaincus trébuchent à chaque pas, et souvent chancellent. Beaucoup, déjà, ont péri, et bien d’autres tomberont. Des cordes relient leurs poignets. Certains se tiennent par la main comme des enfants craintifs ; d’autres gémissent de douleur. Tous ont le regard mort, les orbites sanglantes. Avant de les relâcher, on a crevé les yeux de ces 14 000 prisonniers. Un sur cent n’a été qu’éborgné, pour pouvoir reconduire la cohorte souffrante vers leur chef, Samuel le tsar de Bulgarie. Pour transmettre à tout un peuple le signe suprême de son désastre. Pour annoncer, jusque dans chaque village la victoire terrible de Basile II, l’empereur de Byzance. (...) Dans sa forteresse de Prilep, au coeur de la Macédoine d’aujourd’hui, Samuel voit maintenant arriver ses soldats mutilés. L’affreux spectacle le frappe d’apoplexie. On lui porte secours ; il demande un peu d’eau fraîche, et retombe en syncope. Il mourra deux jours plus tard, le 6 octobre 1014. (...) En 1019, après avoir vaincu définitivement le royaume bulgare, Basile, sur le chemin du retour rend visite à la vieille Athènes et lui offre sa victoire. Au Parthénon, il passe une heure en prières dans l’église de la Mère de Dieu, à laquelle il fait don d’une colombe d’or et d’une lampe “ au feu éternel “, soustraites à son butin bulgare. A Constantinople, la “ ville gardée de Dieu “, l’imperator reçoit, en janvier 1019, le plus grand des triomphes. Son équipage franchit la porte Dorée et descend la Mésè, l’antique voie centrale menant au Palais sacré, coeur de l’Empire. Derrière Basile viennent la tsarine Marie, sa famille et l’interminable cohorte des captifs enchaînés. La foule acclame l’empereur d’une nouvelle épithète : “ Bulgaroktonos “ le “ tueur de Bulgares “. Basile est à l’apogée de son règne. “ 499 La lumière lentement disparaît en ce jour triomphal. Après avoir traversé le forum de Théodose, puis le forum de Constantin, voici l’empereur qui arrive à l’Augoustéôn, la grande place qui se situe entre le Palais sacré et l’église de Sainte Sophie, à l’aboutissement de la grande voie à portiques de Constantinople, la Mésé. La nuit est maintenant tombée. Des centaines de torches éclairent la porte monumentale de la Chalcè, la grande porte de bronze du Palais, la plus solennelle, la porte que franchit l’empereur quand il se rend à Sainte Sophie pour les grandes liturgies. Audessus de cette porte, le portrait du Christ, signifie l’entrée dans le Palais 499 J.-P. Langellier « Basile II, le « tueur de Bulgares » » in Le Monde, 25 juillet 2000, p. 10-11. 158 Sacré. L’empereur est maintenant immobile devant la porte monumentale. Le silence extraordinaire qui règne à cet instant nous indique l’oeuvre du temps. Il se détourne alors de la grande porte de bronze et se dirige seul vers la gauche, vers la grande salle de la Magnaure, la salle basilicale, située donc à proximité de la Mésé et de la place de l’Augoustéôn, salle dans laquelle l’empereur donne audience aux ambassadeurs étrangers, tient les assemblées les plus solennelles (silentia) et harangue les dignitaires en prononçant une homélie le jour du carême. À l’écart de la lumière vive des torches qui brûlent dans le silence, il arrive à l’entrée de la Magnaure. En haut des marches, dans l’obscurité du pilier central se tient Photios. Son regard énigmatique domine à cet instant toute la grande place de l’Augoustéôn. Photios est cet homme, que retrouvera par hasard l’empereur à Salonique, en 988, lors d’une campagne contre les Bulgares. Photios était un disciple de l’ascète Blaise, que le père de Basile, Romain II avait choisi pour baptiser l’enfant. Photios ce jour-là, avait porté Basile jusqu’au baptistère. Le vieillard ne quittera plus le souverain. L’empereur gravit lentement les marches de l’entrée de la grande salle de la Magnaure et se dirige vers l’obscurité du pilier central. Dans l’obscurité du pilier central, séparé pour toujours des innombrables regards qui peuplent la grande place de l’Augoustéôn, Basile II accomplit le geste de la proskynèse, et baise longuement en silence le bas du vêtement de Photios. Pendant que s’accomplit le geste de l’adoration, le vieillard montre à la foule qui ne voit que la nuit, le nom de Vladimir. Pour la première fois, l’empereur comprend clairement, qu’aujourd’hui, il ne franchirait pas triomphalement la porte monumentale de la Chalcè, si hier, il n’avait pas été en mesure de traiter avec le prince de Kiev, Vladimir. C’est le traité que Basile II a signé avec le Prince de Kiev qui a sauvé l’empereur. En 987, l’empereur négocie avec Vladimir une alliance stratégique et matrimoniale. Il lui demande une aide militaire ; en échange il lui accorde la main de sa soeur porphyrogénète Anne, à condition que le prince païen se convertisse au christianisme. Vladimir accepte. Il fournit à Basile II une armée de 6000 mercenaires russovarègues, descendant des conquérants vikings de Kiev. Ce sont ces mercenaires qui sauveront le trône de Basile dans sa guerre contre Bardas Phokas, qui s’est proclamé empereur et désire régner sur Byzance. Rentré à Kiev, Vladimir détruit les idoles païennes, il reçoit le baptême, puis organise celui de son peuple dans les flots du Dniepr, sans doute pendant l’été 988. La conversion de la Russie à sa religion est un immense succès pour l’empire byzantin. Le plus grand royaume slave passe sous sa souveraineté spirituelle, la nouvelle Église russe étant rattachée au patriarcat de Constantinople. De cette compréhension qui fut celle de Basile II, à l’énoncé du nom de Vladimir par Photios, nous saisissons, à notre tour, clairement, ce troisième sentiment qui fut perdu pour la chrétienté ce 29 mai 1453. c) Le sentiment obscur et mystérieux d’une présence sacrée du Christ De ce qui fut exposé sur la place de l’Augoustéôn, nous pouvons alors comprendre le troisième sentiment qui fut perdu pour la chrétienté. Il fut le sentiment obscur et mystérieux d’une présence sacrée du Christ au sein même de l’existence des chrétiens. 159 SECTION 3. LA SIGNIFICATION RELIGIEUSE DE LA CHUTE DE CONSTANTINOPLE § 1. LA CHUTE DE CONSTANTINOPLE : LA CHUTE DE LA TRINITÉ Comme par un enchaînement logique, il s’impose d’offrir au regard du lecteur, d’emblée, une phrase écrite en latin dont l’auteur serait saint Augustin. Ce dernier écrit en effet dans le De Trinitate : “ tamen cum quaeritur quid tres, magna prorsus inopia humanum laborat eloquium. Dictum est tamen : tres personae, non ut illud diceretur, sed ne taceretur. “ 500 Cette phrase est ainsi traduite : “ au demeurant, si l’on demande : trois quoi ? La parole humaine reste parfaitement à court. On répond bien : trois personnes, mais c’est moins pour dire cela que pour ne pas rester sans rien dire. “ Nous remarquons qu’Étienne Gilson, en 1929, a choisi de clore par cette phrase la troisième et dernière partie de son livre Introduction à l’étude de Saint Augustin, lui donnant ainsi la possibilité d’écrire la conclusion de son ouvrage dont un lecteur d’Augustin souligne en 2001 qu’il demeure fondamental et n’a pas été remplacé. 501 Ce qu’énonce Augustin par cette phrase signifie que le principe de certitude réside doublement d’une part dans l’accomplissement de l’acte de l’écriture, d’autre part dans l’accomplissement de l’acte de la trinité créatrice. 502 Ces deux actes, bien que dédoublés, s’accomplissent secrètement, dans la même main, dans le cadre des Confessions, il écrit : “ donne-moi, Seigneur, de savoir, de saisir quel est l’acte initial, invocation ou louange, connaissance ou invocation. Mais comment t’invoquer sans te connaître ? Sans connaître, on pourrait, en invoquant, prendre l’un pour l’autre. “ 503 Cette phrase nous indique très clairement qu’une des caractéristiques fondamentales du De Trinitate consiste à séparer le processus de la louange du processus de la connaissance de telle sorte que le chrétien puisse écrire : “ je loue ton nom Seigneur. “ sans éprouver le sentiment de la servilité, mais au contraire en éprouvant le sentiment de la connaissance. Et, ainsi, c’est parce que, le 21 novembre 1904, Élisabeth de la Trinité, éprouvait violemment le sentiment de la connaissance, qu’elle pût écrire ce qui deviendra sa prière dans laquelle nous lisons : “ ô Verbe éternel, Parole de mon Dieu, je veux passer ma vie à vous écouter, je veux me faire toute enseignable, afin d’apprendre tout de vous. Puis, à travers toutes les nuits, tous les vides, toutes les impuissances, je veux vous fixer toujours et demeurer sous votre grande lumière ; ô mon Astre aimé, fascinez-moi pour que je ne puisse plus sortir de votre rayonnement. “ 504 De la même manière, c’est parce que, écrivant le De Trinitate, Augustin éprouvait violemment le sentiment de la connaissance, qu’il dût dans la conclusion de cet ouvrage louer le Seigneur et lui Saint Augustin, La Trinité, op. cit., T I, Livre V, IX, p. 449. E. Bermon, Le Cogito dans la pensée de Saint Augustin, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2001, p. 23, (note 4). 502 G. Emery, La Trinité créatrice, Trinité et création dans les commentaires aux Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1995. 503 Saint Augustin Confessions, op. cit., Livre I, I, 1, prière préliminaire. 504 M. Philipon, La doctrine spirituelle de sœur Élisabeth de la Trinité, Paris, Desclée De Brouwer, 1990, (1ère édition 1954), p. 341. Et, J. Rémy, Élisabeth de la Trinité et la prière, Commentaire de la prière de la Bienheureuse Élisabeth de la Trinité, Paris, Desclée De Brouwer, 2003. 500 501 160 demander pardon : “ ... nous ne dirons sans fin qu’un seul mot, te louant d’un seul mouvement et ne faisant nous aussi qu’un seul tout en toi. Seigneur, Dieu seul et unique, Dieu Trinité, tout ce que j’ai dit dans ces livres et qui me vient de toi, que les tiens le reconnaissent ; et si quelque chose vient de moi, toi et les tiens, pardonnez-le-moi. Amen. “ L’acte de la parole, l’acte de l’écriture, l’acte de la trinité créatrice, représentent tous les trois ensemble, mais chacun pour soi, trois actes de connaissance irréductibles l’un à l’autre. Ces trois actes ont été liés dans le christianisme de telle sorte qu’ils devinrent le soutien d’une certitude obscure et mystérieuse, source du plus grand plaisir qui se puisse imaginer. Et ce plaisir reste absolument vivace bien que l’on puisse parfaitement comprendre que la chute de Constantinople représente la chute de la Trinité. Aujourd’hui encore, plus précisément en mai 1950, dans une Préface à l’Oeuvre de Georges Bataille, un auteur d’origine russe, Alexandre Vladimir Kojevnikov, a pu écrire : “ mais tant que l’homme vivra en tant qu’être parlant de l’Être, il ne pourra jamais dépasser la Trinité irréductible qu’il est lui-même et qui est Esprit. “ 505 En 1990, en écho à cette phrase, il était souligné : “ la trinité que je prends pour objet est antérieure à toute croyance, elle est inscrite dans notre condition d’être parlant. “ 506 Or, c’est précisément la chute de la certitude présente dans la parole du christianisme qui s’est incarnée le 29 mai 1453 dans la chute de la ville de Constantin. Cette chute de la certitude a laissé la place à un sentiment religieux de l’humanité qui s’est peu à peu transformé en certitude recouvrant subrepticement le monde d’un voile sombre et terrible que l’on a nommé crime contre l’humanité. § 2. LA TETE TRANCHÉE DE CONSTANTIN XII DRAGASES, LA TETE TRANCHÉE DE CONSTANTIN LE GRAND C’est un contemporain de la chute de Constantinople qui peut nous aider à construire la signification de la catastrophe psychologique, qui fut celle de l’ensemble de la chrétienté, lorsque la tête tranchée du dernier empereur de Byzance, Constantin XII Dragasès, fut apportée au jeune souverain Mehmed II. Selon les chroniqueurs grecs contemporains de l’événement, Georges Phrantzès, Michel Doukas, Mehmed décide que ce sera cette tête tranchée de l’empereur qui annoncera elle-même l’événement. Elle sera embaumée, puis bourrée de foin et d’aromates. On la posera sur un plateau d’argent et dans une sorte de châsse que quarante vierges et quarante jeunes garçons choisis parmi les prisonniers grecs escorteront en Asie Mineure, jusque chez le sultan de Babylone, en Arabie et en Perse. Le voyage durera près de trois mois. 507 Ce contemporain se nomme Thomas Hemerken. Il est né vers 1380 près de Clèves, à Kempen (d’où son nom de Thomas a Kempis passé à la postérité.) Il fut chanoine régulier au monastère du Mont Sainte-Agnès, en Hollande. Sa longue vie, qu’il termina à l’âge de quatre-vingt-douze ans, se passa dans le silence et le recueillement, que de très rares voyages ne vinrent guère troubler. L’inscription tracée au-dessus de sa tombe, et qui doit le dépeindre tout entier, est bien connue : “ j’ai cherché partout le repos et 505 506 507 A. Kojève « Préface à l’œuvre de Georges Bataille » in L’Arc, n° 44, 1971, p. 36. D.-R. Dufour, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990, p. 17. M. et M. Chavardès, La chute de Constantinople (29 mai 1453), op. cit. p. 151. 161 ne l’ai trouvé que dans un coin avec un petit livre. “ Le titre de ce petit livre est L’Imitation de Jésus-Christ, qui circulait avant 1424, dont la diffusion pourrait être qualifiée de prodigieuse, et qui est probablement le livre latin qui a été le plus souvent traduit en Français. Dans les conseils pour la vie spirituelle énoncés par ce livre, nous lisons, dans la partie afférente à l’enseignement de la vérité, ces lignes qui nous introduisent à ce sentiment de catastrophe insurmontable, qu’éprouve la chrétienté ce 29 mai 1453. “ Le Verbe unique éclaire tout et tout en lui s’éclaire. “ Il est le Principe, et c’est lui qui parle en dedans de nous “ (Jean 8, 25). Sans lui, nulle intelligence ne peut exister, nul jugement ne peut être porté. Celui qui unifie sa vie et ramène tout à l’unité dans le Verbe unique ne connaîtra pas l’incertitude, et son coeur peut paisiblement demeurer en Dieu. O Vérité, qui êtes Dieu, faites que je sois un avec vous dans un amour éternel. “ 508 Comment l’événement historique de la chute de la ville de Constantin brisa la certitude absolue qui constituait le pilier central du christianisme, c’est ce que nous pouvons appréhender si nous faisons l’effort de voir Basile II à cet instant précis : “ l’empereur gravit lentement les marches de l’entrée de la grande salle de la Magnaure et se dirige vers l’obscurité du pilier central. Dans l’obscurité du pilier central, séparé pour toujours des innombrables regards qui peuplent la grande place de l’Augoustéôn, Basile II accomplit le geste de la proskynèse, et baise longuement en silence le bas du vêtement de Photios. Pendant que s’accomplit le geste de l’adoration, le vieillard montre à la foule qui ne voit que la nuit, le nom de Vladimir. “ Pour appréhender l’idée de la chute de la Trinité, il faut tout d’abord comprendre ce que pourrait être la chrétienté, puis, dans un deuxième temps, comprendre ce que pourrait être le mystère qui constitue en propre l’existence chrétienne. Alors la relation entre la chrétienté et le mystère de l’existence chrétienne pourra s’énoncer. Il sera donc possible d’évoquer la chute de la trinité. La chrétienté était la chrétienté, parce que la Trinité était la Trinité. Ce qui établissait, sans contestation possible, la cohérence invisible de la chrétienté, c’était la réalité d’une structure trinitaire incontestable. Trois personnes divines, trois personnes souveraines, trois villes fondamentales. Trois personnes divines : Dieu, le Père, Jésus-Christ, le Fils, le Saint Esprit. Trois personnes souveraines : L’empereur d’Orient, c’est-àdire l’empereur de Byzance. L’Empereur d’Occident, c’est-à-dire en l’an 800, Charlemagne. Le Successeur de Saint Pierre, c’est-à-dire le pape, qui détient le pouvoir des clés, la source première de la doctrine pontificale, le fondement irréductible de son autorité, ainsi énoncé par le pape Grégoire VII : “ qui donc ne connaît cette parole de Notre-Seigneur et Sauveur T. a Kempis, L’Imitation de Jésus-Christ, traduit du latin par Dominique Ravinaud, Paris, Éditions Médiaspaul, 2002, (1ère édition 1984), p. 17. Voir également la traduction de Félicité de Lamennais qui date de 1824, aux Editions du Seuil. 508 162 Jésus-Christ “ Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ; je te donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. “ 509 Trois villes fondamentales : Rome, Jérusalem, Constantinople. En Dieu qui est trois, réside le suprême empereur. Toute la grandeur, toute la puissance, toute la sagesse, constituent pour la chrétienté, la réalité de l’existence de Dieu, tel qu’il est approché en sa lumière et en son mystère. La lettre datée du 15 mars 1081, adressée par Grégoire VII à Hermann de Metz, représente l’exposé doctrinal le plus complet de sa pensée, cité comme une autorité dans les siècles suivants : “ si nous tenons ce langage de la charité, c’est pour que toi aussi, tu veuilles être au premier rang dans l’armée chrétienne, c’est-à-dire parmi ceux qui, tu n’en doutes pas, sont les plus rapprochés et les plus dignes du Dieu qui donne la victoire. (...) Il (Saint Ambroise) a prouvé dans ses écrits que la dignité sacerdotale est au-dessus de la dignité royale autant que l’or est au-dessus du plomb. (...) Les premiers (les bons chrétiens) font partie du corps du roi Jésus-Christ, les seconds (les mauvais princes) du corps du démon. Les premiers se dominent eux-mêmes pour régner éternellement avec le suprême empereur ; la puissance des seconds s’exerce de telle façon qu’ils se perdent à tout jamais avec le prince des ténèbres, roi de tous les fils de la superbe. “ 510 § 3. LE MYSTÈRE D’UNE POSITIVITÉ EXTRAORDINAIRE ET L’EXISTENCE DU CHRISTIANISME S’il est en notre pouvoir de lire cette lettre datée du 15 mars 1081, signée par Grégoire VII, alors nous pouvons comprendre en quoi réside le mystère qui constitue en propre l’existence chrétienne. Il réside en la structure d’une positivité extraordinaire, jamais dépassée, qui fonde doublement, un sentiment d’espoir absolu, un sentiment de désespoir absolu. Le suprême empereur porte seul en sa réalité qui constitue en propre le mystère trinitaire, la grandeur, la connaissance, la puissance, la sagesse. Ainsi, Augustin écrit : “ or, il n’y a rien de plus grand que Dieu. Par conséquent, Dieu est grand d’une grandeur qui fait de lui la grandeur même. “ Ainsi, Cyrille d’Alexandrie écrit : “ainsi, lorsque nous disons que l’Esprit prend au Père et au Fils ce qui leur appartient, ce n’est pas dans l’idée qu’auparavant il ne possédait pas la connaissance et la puissance qui sont en eux, et qu’il les possède avec peine depuis que l’on pense qu’il les reçoit. Car c’est depuis toujours que l’Esprit est sage et puissant, bien mieux, qu’il est la sagesse et la puissance mêmes, non point en participant de quelqu’un, mais par nature. “ 511 Or, il est fondamental de comprendre que cette positivité extraordinaire situe son existence en même temps sur trois plans, comme sur trois perspectives, la perspective des trois personnes divines, la perspective des trois personnes souveraines, la perspective des trois villes Grégoire VII cité par H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit. p. 216. Grégoire VII, « Lettre à Hermann de Metz » (15 mars 1081), in H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit. p. 202-208-210. 511 Cyrille d’Alexandrie cité par M.-O. Boulnois, Le Paradoxe Trinitaire chez Cyrille d’Alexandrie, Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 1994, p. 567. Et Saint Augustin, La Trinité, op. cit. T I, Livre V, X-11, p. 449. 509 510 163 fondamentales. L’enchaînement de ces trois perspectives, se réalise sur le plan de la pensée, par Augustin écrivant le De Trinitate. Par l’enchaînement de la trinité de l’âme, de la trinité de la conscience, de la trinité de la sagesse, Augustin assure la réalité d’un cogito en la personne divine, par la présence de cette personne divine dans l’enchaînement même des trois trinités exposées par l’écriture, la trinité de l’âme, la trinité de la conscience, la trinité de la sagesse. En d’autres termes, le chiffre trois représente le mystère de l’éternité. Ce qui est réalisé, par Augustin, par l’écriture du De Trinitate, c’est un enchaînement logique qui scelle dans le même mouvement de pensée, la perception du mystère, et la perception logique de l’image du mystère. Le texte est divisé en deux grandes parties : le mystère et les images. Pour instituer un cogito trinitaire, Augustin enchaîne trois trinités. Mens, notitia, amor, âme, connaissance, amour, c’est la trinité de l’âme. Memoria, intelligentia, voluntas, mémoire, intelligence, volonté, c’est la trinité de la conscience. Memoria Dei, intelligentia, amor, se souvenir de Dieu, le connaître par l’intelligence, l’aimer, c’est la trinité de la sagesse. Augustin nous dit que l’esprit est à l’image de Dieu, et plus précisément à l’image de la Trinité. L’analogie qui existe entre les puissances de l’esprit et les personnes de la Trinité permet d’accueillir la puissance du mystère trinitaire comme l’enchaînement même du raisonnement serait accueilli par un autre soi-même, qui ne serait, que lui-même, lui, l’autre, cet étranger, cet homme que je ne connais pas, pensant de lui-même, se pensant comme dans un rêve, parce que : “ces trois choses, mémoire, intelligence, volonté, ne sont pas trois vies, mais une seule vie ; non pas trois âmes, mais une seule âme ; par conséquent elles ne sont pas trois substances, mais une seule substance. (...) Aussi, quand ces trois choses se contiennent mutuellement, toutes en chacune et toutes tout entières, elles sont égales : chacune en sa totalité est égale à chacune des autres en sa totalité, et chacune d’elles en sa totalité est égale à toutes prises ensemble et dans leur totalité. Et toutes trois ne font qu’un : une seule vie, une seule âme, une seule essence. “ 512 Ce qui est donc mis à nu par Augustin, et rationalisé par la puissance du raisonnement, c’est le sentiment primordial du mystère, qui porte en lui dans son extraordinaire puissance irrationnelle, l’oeuvre terrible de l’angoisse de la mort. Et ce sentiment primordial du mystère est retourné absolument par l’auteur Augustin en la force vive d’une positivité inouïe, rationalisée par la Trinité victorieuse, Dieu, une seule vie, une seule âme, une seule essence. Or, l’opération extraordinaire de la pensée qu’accomplit Augustin trouve la validation de sa cohérence mystérieuse et quasiment implacable, dans la réalité historique de la chrétienté qui se détermine par cette triple trinité : trois personnes divines, trois personnes souveraines, trois villes fondamentales. Ce qui signifie : l’intériorité du mystère divin coincide avec la structure historique trinitaire de la chrétienté. C’est sur la réalité de cette coïncidence que repose la question qu’adresse Jean Hyppolite à Hegel dans sa lecture de La Phénoménologie de l’Esprit, La Religion, Mysticisme ou Humanisme. 513 512 513 Saint Augustin, La Trinité, op. cit. T II, Livre X, XI-18, p. 155. J. Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit, 2 volumes, op. cit. T II, p. 511. 164 § 4. LE CŒUR VIVANT DU CHRISTIANISME BRISÉ LE 29 MAI 1453 Ce qui est brisé ce 29 mai 1453, c’est la liaison entre une double cohérence. La cohérence trinitaire, rationnelle, mystérieuse du De Trinitate, la cohérence trinitaire, historique, politique, géographique, de la chrétienté. C’était la liaison entre ces deux cohérences qui formait le coeur vivant du christianisme, et qui conférait à la chrétienté le privilège de l’humanité. Une fois cette liaison brisée, il fallait nécessairement, que se séparent en deux entités distinctes, la chrétienté et l’humanité. L’empereur, présence vivante de l’idée du Christ, ne pouvait plus incarner le mystère du temps divin, quand le jeune Mehmed voyait de ses vrais yeux, la vraie tête, vraiment tranchée, du vrai empereur Constantin XI paléologue. Une chute absolue s’était réalisée, la chute du verbe trinitaire, dont la garantie était trouvée dans cette liaison psychique intime entre Constantin et la ville de Constantinople. La cohérence de l’hellénisme, de la romanité, du christianisme, doit laisser la place à autre chose, qui subsiste, orphelin, dans le tout autre de la nomination, l’Humanité. Mais, toujours, reste, le verbe irremplaçable de l’humanité du Christ. Ultérieurement, dans la nuit sémantique apparaîtra le crime contre l’humanité, incarnation de la souffrance faite à tous les hommes, par l’Homme. A la religion du DieuChrist-Empereur, se substitue la religion de l’Humanité-Christ-citoyen. En 1840, Pierre Leroux (1797-1871), contemporain de Hegel (1770-1831) écrit : “ le Christianisme est la plus grande religion du passé ; mais il y a quelque chose de plus grand que le Christianisme : c’est l’Humanité. “ 514 § 5. LA CHUTE DE CONSTANTINOPLE ET L’APPARITION D’UNE ANGOISSE DE MORT Parce que le coeur vivant du christianisme est brisé, alors apparaît une terrible angoisse de mort, qui constitue le vrai sentiment engendré par l’événement historique du 29 mai 1453. Et ce vrai sentiment porte en lui la reconnaissance douloureuse de la disparition de la victoire impériale qui est dans le même temps chute de la Trinité. Le Triakontaeterikos, c’est-à-dire le discours d’Eusèbe de Césarée constituant les Louanges de Constantin, prononcé le 25 juillet 336 dans la ville de Constantinople à l’occasion des trente ans de règne de l’empereur, développe en particulier l’idée de la liaison substantielle entre la victoire qui est celle de Dieu et la victoire qui est celle de l’empereur. Eusèbe s’adressant à Constantin énonce : “ ... toi à qui, seul depuis l’origine du monde, Dieu lui-même, le souverain de l’univers, a donné de purifier la vie humaine, toi à qui il a révélé aussi son signe salutaire, grâce auquel il a vaincu la mort et provoqué le triomphe sur ses ennemis. En dressant contre les idoles de l’erreur ce trophée victorieux et qui détourne les démons, il a remporté des victoires sur tous les ennemis et barbares athées, et dès lors sur les démons eux-mêmes, qui sont une autre espèce de barbares. “ 515 Le “ il “ de cette dernière phrase montre que dans l’esprit de son adresse à l’empereur, Eusèbe s’adresse en même temps à Dieu et à Constantin. On peut en effet remplacer le il par le “ tu “. “ Tu as remporté des victoires sur tous les ennemis et barbares athées “ dit Eusèbe à l’empereur dans sa P. Leroux, De l’Humanité de son principe et de son avenir, Paris, Fayard (Corpus des oeuvres de Philosophie en langue française), 1985, (1ère édition en 1840), p. 158. 515 Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin (Triakontaeterikos), op. cit. VI, 21, p. 119. 514 165 louange. Ainsi l’empereur apparaît comme le support primordial du sentiment de la victoire, ce dernier sentiment étant constitutif de la perception mystique et chrétienne du temps, dans le moment de la victoire du Christ. La victoire du Christ sur la mort s’accomplissant au moment de sa résurrection. La chute de la Trinité, c’est ce moment terrible pendant lequel s’écroule la perception mystique et chrétienne de la puissance du Christ. André Grabar, en étudiant l’art impérial byzantin souligne que cet art n’a qu’un but : “ magnifier le pouvoir suprême du basileus ” 516. C’est en particulier la représentation de la croix qui symbolise le triomphe des empereurs régnants. La représentation de la croix, la victoire impériale, et la puissance divine, associés en une même perception, lient ensemble la puissance mystérieuse de l’empereur, la grandeur mystérieuse de Dieu, l’humanité mystérieuse du Christ. La croix, l’empereur, la lettre, forment la réalité d’une seule et même perception grandiose et mystérieuse, source d’un plaisir fondamental qui conjoint le temps l’éternité la puissance la domination la sagesse. La figure impériale conjoint en sa réalité inouïe, le savoir mystique, le pouvoir politique, le discours philosophique 517, l’empereur est très précisément, cet homme absolument autre, qui me constitue, moi, personnellement, comme réalité absolument autre dans l’obscurité du temps, et qui ainsi m’autorise à regarder l’avenir. Ainsi le sentiment de l’empereur contribue à représenter dans le christianisme la perception du temps. 518 Le 29 mai 1453, c’est le pouvoir suprême du basileus qui n’est plus représentable, c’est donc la représentation de la croix comme instrument de la victoire impériale qui devient irréalisable et qui de ce fait porte le sentiment catastrophique de la chute de la Trinité, sentiment qui se concrétise en une angoisse de mort, c’est-à-dire une angoisse terrible en laquelle le temps ne trouve plus sa représentation. Cette angoisse terrible se représente par le sentiment d’une incertitude inouïe, qui ne peut perdurer. Le sentiment mystérieux d’une positivité extraordinaire, et le sentiment extraordinaire du mystère biblique, se séparent à jamais. Une autre perception du temps naît alors. Le mot, devient à cet instant là, le seul fondement mystérieux de l’humanité, supplantant le pouvoir royal du Christ. Le Christ renforce son mystère, mais dans ce renforcement, le mot devient l’élément fondamentalement athée de la puissance divine, c’est la religion de l’Humanité, qui étend subrepticement son empire, quand le symbole du triomphe des empereurs régnants devient inconcevable. A. Grabar, L’Empereur dans l’art byzantin, Recherches sur l’art officiel de l’Empire d’Orient, Paris, Les Belles Lettres, 1936, p. 1. 517 E Patlagean « La civilisation en la personne du souverain. Byzance, Xe siècle » in Paris, Gallimard, Le temps de la réflexion 1983, IV, p. 194. 518 G. Podskalsky, « Représentation du temps dans l’eschatologie impériale byzantine », in J.-M. Leroux (dir), Le temps chrétien de la fin de l’Antiquité au Moyen Âge IIIe-XIIIe siècles, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1984, p. 439 à 446. 516 166 PA R T I E I I LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET SES CONSTRUCTIONS SÉMANTIQUES 167 De même que les fondements spirituels du concept de crime contre l'humanité peuvent s'inscrire dans trois mouvements de pensée spécifiques, christianisme, juridicité, humanisme, de même les constructions sémantiques afférentes au concept peuvent se spécifier des trois mots suivants : homme, peuple, Christ. L'introduction d'une dimension ternaire dans la vie du concept ne représente pas une nouveauté particulière. Cette dimension ternaire est éminemment présente par exemple dans le mouvement de la réflexion de Giambattista Vico dont le livre Principes d'une science nouvelle relative à la nature commune des Nations, publié en 1744, est considéré comme un des grands chefs-d'œuvre de la philosophie moderne. Vico est le premier philosophe à avoir tenté de fonder une "science" des phénomènes humains sous tous leurs aspects : sociaux, politiques, religieux moraux, linguistiques. La caractéristique de la Science vichienne est qu'elle aborde tous les sujets dans une perspective temporelle. Les phénomènes religieux, moraux, politiques, intellectuels, ne prennent leur sens que s'ils sont situés dans le cadre d'un processus évolutif dont le rythme est principalement ternaire. Or, le rythme de développement du concept de crime contre l'humanité peut se lire sous un mode ternaire. Le crime contre l'humanité du peuple, le crime contre l'humanité du Christ, le crime contre l'humanité de l'homme dessinent dans la conscience de notre siècle, la figure obscure d'un temps de l'Histoire qui nous pousse sans cesse vers l'énigme de notre propre existence. Peu à peu, sans même que nous le remarquions, insensiblement, poussé par la figure obscure du crime contre l'humanité, le collectif devient l'individu lui-même. TITRE 1 LA F O R M U L AT I O N H I S T O R I Q U E : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU PEUPLE La Révolution française signifie l'avènement d'un nouveau vocabulaire politique dans lequel le mot "humanité" joue un rôle décisif. Ce mot joue un rôle décisif car il permet l'inversion des valeurs. Avant la chute de la royauté, le peuple signifiait une masse pauvre anonyme grossière sans raffinement tournée vers l'animalité des passions sans honneur, le roi au contraire signifiait cet homme éclairé et magnanime dont l'attitude imposante et majestueuse devait signifier la clairvoyance de l'intelligence, l'humanité du sentiment chrétien, la passion de la vérité. L'exécution du roi Louis XVI, confère au peuple les caractéristiques de la royauté. Voilà pourquoi, Robespierre dans un article daté du 25 janvier 1793, intitulé « A propos de l'exécution du roi et du meurtre de Le Peletier » (Œuvres tome 5, page 226-229) et publié donc quatre jours après l'exécution du 21 janvier, évoque "L' attitude imposante et majestueuse" de "ce peuple éclairé et magnanime". Le roi devient alors l'incarnation même de la tyrannie, de la barbarie, de l'animalité. C'est le mot de : "humanité" qui a permis ce processus de transformation sémantique et idéologique des valeurs politiques. Pour le comprendre il suffit de lire l'article de Robespierre daté du 16 nombre 1792 Sur le parti à prendre à l'égard de Louis XVI. Le mot de humanité intervient dans neuf occurrences, jusqu' à la chute de la phrase de 168 conclusion qualifiant Louis de criminel envers l'humanité. Si ce criminel envers l'humanité doit expier sa faute c'est parce que les preuves de cette faute sont la révolution, la royauté, la république, parce que les témoins de cette faute sont la France et l'univers, parce que le tribunal compétent pour juger de cette faute est par la nature des choses la nation elle-même. Parce que ce criminel envers l'humanité viole les droits de l'humanité, il doit réparation à l'humanité. Vous devez saisir maintenant expose Robespierre l'occasion éclatante qui vous est offerte, de venger toutes les calamités que les rois ont amoncelées pendant tant de siècles sur l'humanité souffrante et avilie. C'est donc parce le peuple est hissé au rang de l'humanité que le roityran est hissé au rang d'un criminel envers l'humanité. CHAPITRE 1 LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DU PEUPLE PAR LA RÉVOLUTION FRANCAISE La notion de crime contre l'humanité qui forme la conclusion du récit de Robespierre Sur les événements du 10 août 1792 est d'emblée revêtue d'une dimension politique juridique et révolutionnaire. Elle annonce en effet le jugement du Roi de France par la Convention et la décision de son exécution. Le récit de Robespierre est publié dans le n°12 de son journal Le Défenseur de la Constitution, qui paraît soit le 20 août 1792, soit vers la fin du même mois selon Gustave Laurent le responsable de l'édition complète et critique de ce Journal non daté. Or, par la voix de Robespierre, selon le récit de Michelet (note 527), la Commune insurrectionnelle avait demandé à l'Assemblée Nationale la création d'un tribunal extraordinaire dont l'objet était la mise en œuvre d'une justice révolutionnaire dirigée contre les ennemis du peuple. Michelet écrit que le 18 août Danton dans une adresse admirable posa le droit révolutionnaire, et que ce droit du 10 Août frappa la royauté sans retour établissant qu'elle avait trahi jusqu'à ses propres amis. Le tribunal extraordinaire, sans sursis et sans appel, créé le 18, jugea le 19 et le 20 ; le 21, au soir, un royaliste fut guillotiné sur la place du Carrousel. "Cette scène terrible, écrit Michelet, l'exécution de Laporte, le fidèle confident de Louis XVI, remuèrent profondément. Laporte avait été le principal agent des corruptions de la Cour, il n'avait qu'une excuse, d'avoir obéi". Cette exécution intervient le lendemain du jour où les deux armées prussienne et autrichienne, fortes de cent mille hommes investirent Longwy, tandis que de son côté le général contre révolutionnaire La Fayette semblait ne voir d'ennemis que les Jacobins et appelait au rétablissement du roi. La création de ce tribunal extraordinaire représente donc un des actes destinés à sauver la Nation et la Révolution des royautés étrangères. Le 17 août Thuriot, un ami de Danton avait déclaré à l'Assemblée "La Révolution n'est pas seulement à la France ; nous en sommes comptables à l'humanité". Nous comprenons donc que le concept de crime contre l'humanité est profondément intriqué à la chute de la royauté, et que c'est la méconnaissance actuelle de la réalité historique, qui pousse l'esprit commun à voir, à tort, en cette notion juridique une création originale du droit de Nuremberg. 169 SECTION 1. LA COMMUNE INSURRECTIONNELLE DU 10 AOÛT 1792 § 1. L’ÉNONCIATION DU CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ PAR ROBESPIERRE Nous remarquons un certain désarroi en regard du concept de crime contre l’humanité, comme concept dont les limites sont difficilement saisissables, comme concept insaisissable, comme concept porteur d’une énigme, d’une réalité, intraduisible. En 1996, Michel Massé écrit : “... la notion même de crime contre l’humanité, (...) apparaît aujourd’hui comme un concept à géométrie variable. (...) le contenu des crimes contre l’humanité est encore assez mal défini... “ 519 Lors d’un colloque qui s’est tenu à la Sorbonne en mai 1997, Yves Ternon énonçait : “le concept “ crime contre l’humanité “ englobe à la fois l’individu et l’humanité, le singulier et l’universel. (...) Ni le droit, ni l’histoire, ni la sociologie, ni la philosophie, ni la psychanalyse, ni la littérature, encore moins la seule anthropologie ou la seule ethnologie, ne parviennent, employés séparément, à cerner ce concept. “ 520 En 2000, Mario Bettati, écrivait dans un Traité de Droit International Pénal : “ les commentateurs n’ont pas manqué de relever la part irréductible d’incertitude, d’ambiguïté et d’approximation qui rend le concept de crime contre l’humanité difficile à appliquer dans la mesure où ses éléments constitutifs doivent être recherchés dans plusieurs instruments au fil desquels ils ont évolué. “ 521 Ce désarroi que nous entendons exprime l’ignorance de l’origine précise du concept de crime contre l’humanité. Cette origine se situe dans le cadre de la Révolution française. Cette origine ne se situe ni dans le droit de Nuremberg, ni dans l’extermination du peuple arménien en 1915. Nous pouvons affirmer que le concept de crime contre l’humanité prend naissance dans le cadre de la Révolution française, sous la plume de Robespierre, à l’occasion de la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792, oeuvrant à la chute de la monarchie constitutionnelle, ouvrant la voie à l’accomplissement de la Révolution et à l’exécution publique du Roi Louis XVI. Cinq phrases peuvent être citées à l’appui de cette affirmation. 1- Dans le douzième et dernier numéro du journal créé par Robespierre, Le Défenseur de la Constitution, paru soit vers le 20 août 1792, soit vers la fin de ce mois, car le journal n’est pas daté, nous pouvons lire : “ Français, sachez raisonner et combattre. Vous êtes en guerre désormais avec tous vos oppresseurs ; vous n’aurez la paix que quand vous les aurez châtiés. Loin de vous cette M. Massé, « Crimes contre l’humanité et droit international », in M. Colin (dir) Le crime contre l’humanité, Paris, Eres, 1996, p. 47. 520 Y. Ternon, « Le sens des mots. De mal en pis », in C. Coquio (dir) Parler des camps, penser les génocides, Paris, Albin Michel, 1999, p. 102. 521 M. Bettati, « Le crime contre l’Humanité » in H. Ascensio, E. Decaux, A. Pellet (dir) Droit International Pénal, Paris, Pédone, 2000, p.293. 519 170 faiblesse pusillanime ; ou cette lâche indulgence que réclament, pour eux seuls, les tyrans altérés du sang des hommes. L’impunité a enfanté tous leurs crimes et tous vos maux. Qu’ils tombent tous sous le glaive des lois. La clémence qui leur pardonne est barbare ; c’est un crime contre l’humanité. “ 522 2- Dans le numéro 5, daté du 16 novembre 1792, du journal créé à la suite du Défenseur de la Constitution. Ce nouveau journal dont le premier numéro date du 19 octobre 1792, s’intitule Lettres de Maximilien Robespierre, membre de la Convention Nationale de France à ses commettants. Par ce mot de : commettants, Robespierre entendait tous les français. Dans ce numéro nous pouvons lire : “ que faut-il conclure de ce que nous venons de dire ? que la justice et la saine politique se réunissent, pour solliciter la réparation due par Louis XVI à l’humanité. Il reste maintenant à examiner de quelle manière il doit être jugé. (...) Or d’après les principes la Convention est le tribunal qui convient le mieux et aux intérêts de la société, et à ceux de l’accusé. (...) Je conclus que la Convention nationale doit déclarer Louis, traître à la patrie, criminel envers l’humanité, et le faire punir comme tel. “ 523 3- Le 3 décembre 1792, Robespierre prononce devant la Convention, un discours Sur le Jugement de Louis XVI, dans lequel il qualifie à nouveau le Roi de France de criminel envers l’humanité : “ citoyens, l’Assemblée a été entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n’y a point ici de procès à faire. Louis n’est point un accusé ; vous n’êtes point des juges ; vous n’êtes, vous ne pouvez être que des hommes d’état, et les représentants de la nation. Vous n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme ; mais une mesure de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. (...) Je vous propose de statuer, dès ce moment, sur le sort de Louis. (...) Pour lui, je demande que la convention le déclare, dès ce moment, traître à la nation française, criminel envers l’humanité ; “ 524 4- Ce même jour, le 3 décembre 1792, à la suite de l’intervention de Robespierre, les Archives parlementaires, retranscrivent une phrase prononcée par une voix anonyme dans la Convention, une voix sur laquelle il n’a pas été possible de mettre un nom, une voix qui énonce : “ la Royauté est un crime de lèse-humanité. “ 525 Nous pouvons remarquer l’extrême puissance de la mémoire de l’Histoire dans la langue. En effet, au XIIe siècle, les juristes retrouvent dans le droit de Justinien le vieux crimen majestatis et mettent aussitôt cet outil redoutable à la disposition des princes. Le crimen majestatis apparaît sous la République romaine où il remplace, avec une portée plus étendue, la très ancienne incrimination de perduellio (trahison). S’inspirant de celle de perduellio, l’accusation de majestate sanctionne ce que nous appelons les atteintes à la sûreté extérieure, c’est-à-dire les actes commis par un citoyen pour favoriser l’ennemi au détriment du peuple romain. D’où son nom de crimen majestatis populi romani. 526 En qualifiant le Roi Louis XVI, de traître à la Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 », Œuvres de Maximilien Robespierre, 10 volumes, t. IV, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 360. 523 Robespierre, « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI » 16 novembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t. V, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 64. 524 Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t. IX, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 130. 525 A. P., t. LIV, p. 78 (Archives parlementaires de 1787 à1860, recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres francaises). 526 A. Laingui, A. Lebigre, Histoire du Droit Pénal, t. I, Paris, Cujas, p. 200. Et J.-M. Carbasse, Histoire du 522 171 patrie, Robespierre rencontre la très ancienne incrimination de perduellio. De cette très ancienne incrimination romaine Robespierre peut alors remonter vers le crimen majestatis, et retourner implacablement le crime de lèse-majesté contre le roi, en passant par l’élaboration de la notion de crime contre l’humanité, pour entraîner les Conventionnels vers l’idée de la nécessité absolue de l’exécution du roi criminel envers l’humanité car traître à la patrie. 5- Dans son Histoire de la Révolution Française, Jules Michelet affirme la culpabilité de Louis XVI, il écrit : “ chaque nation devenant une personne, le viol d’une nation est le plus grand des crimes. (...) Ce crime est le seul pour lequel il n’y ait point de prescription. “ 527 Rappelons le texte exact de la loi française du 26 décembre 1964 : “les crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité telle qu’elle figure dans la charte du Tribunal international du 8 août 1945, sont imprescriptibles par leur nature. “ 528 § 2. LA PERCEPTION DE LA RÉALITÉ HISTORIQUE PAR M. ROBESPIERRE, E. QUINET, J. MICHELET Ce que nous devons maintenant remarquer, c’est cette consistance de l’événement historique que constitue la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792. Sous la plume de Maximilien Robespierre, de Jules Michelet, de Edgar Quinet, ou bien encore sous la plume d’un historien qui nous est contemporain, la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792, est comprise comme un événement crucial qui inspire un sentiment sublime de liberté, comme l’événement qui constitue un spectacle qu’aucune langue ne peut rendre, comme ce moment où éclate dans le peuple la conviction que Louis XVI doit cesser de régner ou l’indépendance nationale périr, comme l’expression d’une formidable puissance, une puissance inconnue mystérieuse. Pour cet historien qui nous est contemporain : “ la définition d’une langue du peuple par les révolutionnaires eux-mêmes prend consistance au moment où se définit concrètement, avec l’insurrection du 10 août 1792, l’acte par lequel le peuple se fait peuple. L’émergence d’une “langue populaire” sur le modèle rousseauiste marque une étape décisive dans le processus de formation de la langue politique pendant la Révolution française. C’est à ce moment précis que la langue politique acquiert statut de concept. “ 529 Nous pourrions donc penser que le concept de crime contre l’humanité constitue un concept resté caché, qui est né au moment précis où la langue politique acquiert statut de concept par le mouvement de la Révolution française. Robespierre, Quinet, Michelet sont liés ensemble par cette obscure perception de la réalité de l’Histoire, comme une réalité extraordinaire, fondement de cette raison mystérieuse qui nous guide aveuglément. droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2000, p. 297. 527 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, Vol I et II, Paris, Robert Laffont, 1997, Vol II, p. 134. 528 P. Mertens, L’Imprescriptibilité des crimes de guerre et contre l’humanité, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1974, p. 51. 529 J. Guilhaumou, La langue politique et la Révolution française, de l’événement à la raison linguistique, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 21-22. 172 “ Cependant le tocsin avoit sonné; les citoyens de toutes les sections s’étoient armés et réunis ; (...) tous n’avoient qu’un seul sentiment, qu’un seul but. (...) Cette armée également imposante par le nombre, par la diversité infinie des armes, surtout par le sentiment sublime de la liberté qui respiroit sur tous les visages, présentoit un spectacle qu’aucune langue ne peut rendre, et dont ceux qui n’ont vu que les événements du 14 juillet 1789, ne peuvent se former qu’une idée imparfaite. (...) Que tout s’éveille, que tout s’arme, que les ennemis de la liberté se cachent dans les ténèbres. (...) L’impunité a enfanté tous leurs crimes et tous vos maux. Qu’ils tombent tous (les tyrans ennemis de la liberté) sous le glaive des lois. La clémence est barbare ; c’est un crime contre l’humanité. “ 530 “ Qu’est-ce que le 10 août 1792 ? C’est la journée où éclate dans le peuple la conviction que Louis XVI doit cesser de régner ou l’indépendance nationale périr. (...) Ce fut la journée de l’instinct, celle où parut le mieux la force qui éclate dans la foule, quand tous les moyens politiques ont été épuisés. “ 531 “ Je ne connais aucun événement des Temps anciens ni modernes qui ait été plus complètement défiguré que le 10 août, plus altéré dans ses circonstances essentielles, plus chargé et obscurci d’accessoires légendaires ou mensongers. Tous les partis, à l’envi, semblent avoir conspiré ici pour exterminer l’histoire, la rendre impossible, l’enterrer, l’enfouir, de façon qu’on ne la trouve plus. (...) Le 10 août, disons-le, fut un grand acte de la France. Elle périssait, sans nul doute, si elle n’eût pris les Tuileries. (...) La très peu nombreuse Assemblée qui siégea la nuit, dans l’absence des grands chefs d’opinion, montra beaucoup de prudence. (...) La discussion, souvent interrompue, traîna jusqu’au matin ; (...) à sept heures Vergniaud occupa le fauteuil. Et ce fut pour être obligé de saluer la formidable puissance qui s’était formée cette nuit, puissance inconnue, mystérieuse, au matin lancée du volcan (le profond volcan de fureur d’où éclata le 10 août), comme pour écraser l’Assemblée : la Commune du 10 août. (...) Et Thuriot eut un mot sublime : “ La Révolution n’est pas seulement à la France ; nous en sommes comptables à l’humanité. “ (...) Le 10 août n’avait rien ôté aux forces de l’ennemi. (...) Ainsi Louis XVI, détrôné, déchu, au Temple même, était formidable. Il avait perdu les Tuileries, et gardait l’Europe. (...) Il y avait cent à parier contre un qu’il ne périrait pas (la tête d’un tel otage était trop précieuse), mais que la France périrait, ayant peu à peu contre elle non seulement les rois, mais les peuples, dont on pervertissait le sens. L’histoire n’a gardé le souvenir d’aucun peuple qui soit entré si loin dans la mort. (...) La France était désorganisée, et presque dissoute, trahie, livrée, et vendue. Et c’est justement à ce point où elle sentit la main de la mort que, par une violente et terrible contraction, elle suscita d’elle même une puissance inattendue, fit sortir de soi une flamme que le monde n’avait vue jamais, devint comme un volcan de vie. Toute la terre de France devint lumineuse, Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 » in Œuvres de Maximilien Robespierre, op. cit. p. 353, 354, 360. 531 E. Quinet, La Révolution, Paris, Belin, 1987, p. 301. 530 173 et ce fut sur chaque point comme un jet brûlant d’héroïsme, qui perça et jaillit au ciel. Spectacle vraiment prodigieux, dont la diversité immense défie toute description. De telles scènes échappent à l’art par leur excessive grandeur, par une multiplicité infinie d’incidents sublimes. Le premier mouvement est d’écrire, de communiquer à la mémoire ces héroïques efforts, ces élans divins de la volonté. (...) Laissons- les, ces grandes choses que nos pères ont faites ou voulues pour l’affranchissement du monde, laissons-les au dépôt sacré où rien ne se perd, la profonde mémoire du peuple, qui, jusque dans chaque village, garde son histoire héroïque ; confions-les à la justice du dieu de la liberté, dont la France fut le bras en ce grand jour, et qui récompensera ces choses (c’est notre foi) dans les mondes ultérieurs. “ 532 C’est donc, du récit de ce grand jour, qu’est né, de la main de Robespierre qui écrit, le concept de crime contre l’humanité. SECTION 2. LA MÉCONNAISSANCE ACTUELLE DE LA RÉALITÉ HISTORIQUE § 1. L’ÉNONCIATION DE L’HOMME COMME TRINITÉ IRRÉDUCTIBLE Pour que le concept du crime contre l’humanité puisse soutenir l’oeuvre psychique, pour que ce concept puisse se séparer du désarroi et de l’angoisse des commentateurs, il doit rencontrer une structure trinitaire, dont Alexandre Vladimirovitch Kojevnikov soulignait la contrainte absolue. Ce dernier dans une Préface à l’Oeuvre de Georges Bataille, rédigée en 1950, affirmait en effet : “ mais tant que l’homme vivra en tant qu’être parlant de l’Être, il ne pourra jamais dépasser la Trinité irréductible qu’il est luimême et qui est Esprit. “ 533 Dans son livre inachevé, Le Concept, le Temps et le Discours, qui comporte en sous-titre l’idée d’une Introduction au Système du Savoir, Kojevnikov approfondissait ses réflexions sur l’Êtretrois, il écrivait : “ ce qu’il y a d’ “irréfutable”, c’est que le Discours ne peut être vrai qu’à condition d’être Trois ou triadique, voire “trinitaire “. (...) “ si un discours n’implique pas trois éléments-constitutifs (le troisième étant précisément le rapport des deux autres), ce pseudo-discours n’est même pas susceptible d’être vrai (et n’a aucun sens, pas même un sens contradictoire 534). Ces pensées sur la nécessité de l’Être-trois, kojevnikov les développait en particulier dans la sphère du Droit puisque dans son Esquisse d’une phénoménologie du droit, il écrivait : “ nous avons vu que la situation juridique proprement dite implique nécessairement trois membres 535 “. Le discours sur le concept du crime contre l’humanité doit donc nécessairement quitter la scène de l’Être-deux, scène dans laquelle il est resté confiné, pour rejoindre la scène de l’Être-trois, qui correspond à sa réalité historique et psychique. La scène de l’Être-deux c’est l’idée fausse selon laquelle le concept du crime contre l’humanité est né soit de la J. Michelet, Histoire de la Révolution française, Vol I et II, op. cit. Vol I, p. 757, 766, 788, 789, 799, 807, 808. 533 A. Kojève, « Préface à l’œuvre de Georges Bataille », L’ARC, n° 44, 1971, p. 36. 534 A. Kojève, Le Concept, le Temps et le Discours, op. cit., p. 222 et 233. 535 A. Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 257. 532 174 Deuxième Guerre mondiale (Nuremberg), soit de la Première Guerre mondiale (extermination des Arméniens). La scène de l’Être-trois, c’est l’idée juste selon laquelle le concept du crime contre l’humanité a épousé dans le rythme de sa genèse et de son développement les trois événements historiques fondamentaux que sont la Révolution française, la Première Guerre mondiale, la Deuxième Guerre mondiale. Dans un premier temps le concept est revêtu d’une signification politique, dans un deuxième temps le concept est revêtu d’une signification diplomatique, dans un troisième temps le concept est revêtu d’une signification juridique. Il n’est pas inutile alors de souligner l’importance que revêtit pour le psychanalyste Jacques Lacan l’écriture d’un article qu’il rédigeât en 1945, article dans lequel il développait l’idée selon laquelle le lien logique entre trois détenus d’une prison s’élaborait d’un rythme psychique trinitaire articulé en trois temps, l’instant du regard, le temps pour comprendre, le moment de conclure. 536 Sur le plan historique il n’est pas possible de ne pas remarquer que l’étude de Ernst H. Kantorowicz sur les Laudes Regiae, que l’on peut traduire par litanies ou louanges royales, qui est une étude des acclamations liturgiques et du culte du souverain au Moyen Age, commence par la mise en valeur d’un triple énoncé : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat, le Christ vainc, le Christ règne, le Christ commande. 537 Nous percevons dans cette élaboration triadique d’un chant de souveraineté, de gloire, et de soumission des sujets envers leur souverain, l’expression fondamentale de la tension entre le psychique et l’historique en l’oeuvre de la communauté des hommes. Il n’y a donc aucune raison légitime de penser que le concept du crime contre l’humanité puisse être retranché de cette problématique du temps logique et de l’assertion de certitude anticipée évoquée par Lacan en tant que cette problématique était celle-là même de Lacan élève de Kojevnikov. § 2. IGNORANCE PAR LES AUTEURS ACTUELS DE LA DOUBLE ÉNONCIATION DE ROBESPIERRE ET DE KOJÈVE Cette structure trinitaire manque dans l’ensemble des discours afférents à la question du crime contre l’humanité. Ce manque nous l’illustrons par les phrases suivantes et par leur date de publication. - 1947- “ La notion de “crimes contre l’humanité”, (...) est neuve. Il est possible qu’elle ait été conçue depuis longtemps par certains auteurs. Mais c’est avec le procès de Nuremberg qu’elle entre dans la vie judiciaire. “ Henri Donnedieu de Vabres 538 -1960- “ Nous pensons que, historiquement, le véritable générateur du droit de Nuremberg, et notamment de l’incrimination des crimes contre l’humanité (...) a été la nécessité. C’est pourquoi nous nous dispensons de rechercher dans le passé des précédents ou des préfigurations de ces incriminations. “ Henri Meyrowitz 539 J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », in J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 197. 537 E. H. Kantorowicz, Laudes Regia, une étude des acclamations liturgiques et du culte du souverain au moyen âge, Paris, Fayard, 2004, p. 29. 538 H. Donnedieu de Vabres, « Le Procès de Nuremberg devant les Principes modernes du Droit Pénal International », in Recueil des Cours de l’Académie de Droit International, 1947, Tome 70, p. 505. 539 H. Meyrowitz, La répression par les tribunaux allemands des crimes contre l’humanité et de 536 175 -1989- “ Peut-être devrait-on penser le procès de Louis comme constituant un précédent à celui de Goering plutôt qu’à celui de Boukharine. “ Michael Walzer 540 -1989- “ On trouve le passage suivant -- première apparition de la notion ? -- dans une déclaration publiée le 18 mai 1915 par le gouvernement de la France, de la Grande Bretagne, et de la Russie, relative au problème arménien : “ En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’Humanité et la civilisation... “ Michel Massé 541 -1992- “ Apparu seulement au milieu du XXe siècle, le concept juridique de crime contre l’humanité fut évidemment la conséquence des crimes nazis et de ceux commis par les responsables japonais... “ Pierre Truche 542 -1996- “ Tout d’abord, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on a voulu sanctionner une nouvelle forme de barbarie étatique, j’entends le régime nazi, et on a élaboré la notion de Crime contre l’Humanité. “ Bernard Edelman 543 -1996- “ Question : peut-on faire la généalogie du crime contre l’humanité ? Réponse : La notion de crime contre l’humanité n’a pas surgi brutalement à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale. Son origine peut déjà être décelée au XVIIIe siècle, mais, à l’époque, le sentiment est encore séparé de la raison. Beccaria emploie, à propos de la torture, des termes d’indignation comme “barbarie”, “usage digne des cannibales”, mais, quand il argumente pour convaincre de la nécessité de supprimer une si abominable pratique, c’est uniquement en se fondant sur son inutilité. (...) C’est après la Seconde Guerre mondiale que la notion de crime contre l’humanité prend forme juridique et qu’un contenu juridique est donné aux actes de barbarie. “ Mireille Delmas-Marty 544 -1997- “ La simple lecture de ce décret, (décret du 1er août 1793 évoquant l’obligation (abandonnée dans la rédaction définitive du décret), pour les étrangers résidant en France de porter un ruban tricolore, sur lequel sera inscrit le mot : Hospitalité) au seuil de mon travail, avait créé le trouble. Il m’était alors impossible de ne pas surimposer à l’image du ruban tricolore celle d’un brassard noir, comme s’il y avait là un deuil à porter. En surimpression encore, l’image de l’étoile jaune, de sinistre mémoire. “ Sophie Wahnich 545 -1998- “ Il convient donc de prendre très au sérieux les discours révolutionnaires et leur contenu (...) pour élaborer un vrai travail de critique et mettre à jour les rapports entre théories et pratiques, il faut l’appartenance à une organisation criminelle, en application de la loi n° 10 du Conseil de Contrôle allié, Paris, LGDJ, 1960, p. 5. 540 M. Walzer, Régicide et Révolution, le Procès de Louis XVI, Discours et controverses, Paris, Payot, 1989, p. 395. 541 M. Masse, « Les crimes contre l’humanité », in Actes, Les cahiers d’action juridique n° 67-68, Septembre 1989, p. 34. 542 P. Truche, « La notion de crime contre l’humanité, Bilan et propositions », Esprit, mai 1992, p. 68. 543 B. Edelman, « Le concept juridique d’Humanité », in B. Edelman, La personne en danger, Paris, PUF, 1999, p. 528. 544 M. Delmas-Marty, Vers un droit commun de l’humanité, Paris, Textuel, 1996, p. 79-80. 545 S. Wahnich, L’impossible citoyen, L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1997, p. 24. 176 évidemment partir de ce que les hommes de ce temps pensaient d’euxmêmes. “ Marc Belissa 546 -1999- “ Mais d’autre part, ce qui peut parfois étonner, c’est que Nuremberg qui est “l’inventeur du crime contre l’humanité “ l’a très peu utilisé. (...) La notion de crime contre l’humanité est finalement relativement récente bien que le concept et la définition aient été créés par Nuremberg... “ Claude Jorda 547 -2000- “ En toute rigueur historique, c’est sans doute pour la première fois en 1915 que la notion de “crime contre l’humanité” apparut expressément, après le massacre des Arméniens par les Turcs -- La France, la GrandeBretagne et la Russie publiant le 18 mai 1915, une déclaration qui dénonce les “nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation”. “ Alain Renaut 548 -2000- “ Les souffrances infligées à la population vendéenne après la fin des combats et sans aucune relation avec les nécessités militaires constituent un crime sans équivalent dans l’histoire de la Révolution française, crime que l’on peut à bon droit qualifier, aujourd’hui, de crime contre l’humanité et que la tradition républicaine, peu soucieuse de revendiquer cet épisode sans gloire de son moment inaugural, a longtemps occulté ou nié. (...) Le droit pénal définit le crime contre l’humanité comme “ la déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématiques d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis de leur disparition, de la torture ou d’actes inhumains, inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, et organisées en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile. “ Patrice Gueniffey 549 -2003- “ La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité. “ Kant “ Quelque question que cela appelle, il nous faut reconnaître que cette dignité incalculable, et que Kant dit parfois “sublime”, reste l’axiomatique indispensable de ladite mondialisation en cours, celle des discours et des institutions internationales des droits de l’homme et des performatifs juridiques modernes ; on pense par exemple au concept de crime contre l’humanité... “ Jacques Derrida 550 -2003- “ La déclaration conjointe du 24 mai 1915 de la France, la GrandeBretagne, la Russie, lançant un avertissement à la Turquie et stigmatisant “ ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, il s’agit de la première M. Belissa, Fraternité universelle et Intérêt national (1713-1795), Les Cosmopolitiques du Droit des Gens, Paris, Kimé, 1998, p. 11. 547 C. Jorda, « L’oeuvre de justice internationale », in L’inactuel Nouvelle série / n° 2 printemps 1999, L’idée de meurtre, p. 235 et 236. Circé. 548 A. Renaut, « Le crime contre l’humanité, le droit humanitaire et la Shoah, in Philosophie n° 67, 2000, Minuit. 549 P. Gueniffey, La politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, tel Gallimard, 2000, p. 257-258. 550 J. Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 186. La phrase de Kant citée par Derrida est extraite du Fondement de la métaphysique des mœurs de Kant. 546 177 apparition du concept de crime contre l’humanité. “ Sévane Garibian 551 -2004- “ Lorsque nous réfléchissons à la possibilité d’un sens de l’histoire aujourd’hui, notre point de repère n’est plus seulement la Révolution de 1789, comme c’était le cas à l’époque de l’idéalisme allemand, mais avant tout Auschwitz, la situation s’est renversée. (Auschwitz est à l’antithèse de l’antinomie de l’histoire ce que la Révolution française de 1789 est à la thèse : un événement symbole qui s’impose à la réflexion.) (...) Ce que nous enseignent les événements du XXe siècle, c’est que l’homme a la possibilité de détruire la nature et l’humanité, partiellement ou en totalité -- il peut mettre un terme à l’histoire. (...) Le principe de destructibilité est apparu peu à peu au XXe siècle (il faudrait le faire remonter à des événements comme la Première Guerre mondiale ou le génocide des Arméniens en 1915). (...) Au regard de l’époque de Hegel, l’apparition du principe de destructibilité, qui a donné naissance à la notion juridique nouvelle de “crime contre l’humanité”, est un événement fondamentalement nouveau. “ Christophe Bouton 552 La citation de ces phrases a pour but de nous permettre de formuler l’idée selon laquelle la Révolution française, la personne de Robespierre, l’événement de l’exécution du Roi Louis XVI, sont l’objet d’un interdit puissant dont la force a rendu impossible la liaison de l’expression juridique actuelle de crime contre l’humanité, et de l’expression strictement identique née sous la plume de Robespierre à l’occasion de cette journée cruciale du 10 août 1792, expression nullement de circonstance, mais expression fondamentale qui va accompagner et soutenir Robespierre dans la mise en oeuvre de son projet révolutionnaire. Si pour Alain Boureau “ La Révolution manifeste une rupture absolue (...) moins en tuant le roi (...) qu’en le soumettant à une procédure judiciaire, en réduisant son sort funéraire au lot commun et uniforme de la simple citoyenneté. “ 553 Si pour Jean-Michel Rey la mort de Louis XVI constitue “ un événement qui coupe effectivement l’histoire de France en deux et qui, (...) est extrêmement difficile à analyser, (...) une extrême singularité face à laquelle les instruments traditionnels de la démarche historienne apparaissent comme insuffisants. “ 554 alors on peut comprendre cet extrême interdit rendant impossible la liaison entre ce qui aujourd’hui est nommé crime contre l’humanité et ce qui est nommé comme tel par Robespierre en 1792. Comme si la main de Hegel décrivant la Révolution française en même temps comme “le premier spectacle prodigieux depuis que nous savons quelque chose du genre humain” et en même temps comme “ l’événement le plus épouvantable et qui blesse la vue “ 555 comme si cette main donc, était cette même main, toujours vivante, écrivant des articles, des livres, des conférences, des Traités de droit, sur la question du crime contre l’humanité, et en même temps cette main se fermant les S. Garibian, « Génocide arménien et conceptualisation du crime contre l’humanité », in Revue d’Histoire de la Shoah, n° 177-178, janvier-août 2003, p. 278. 552 C. Bouton, Le Procès de l’Histoire, Fondements et postérité de l’idéalisme historique de Hegel, Paris, Vrin, 2004, p. 309, 310, 311. 553 A. Boureau, Le simple corps du Roi, L’impossible sacralité des souverains français XVème-XVIIIème siècle, Paris, Éditions de Paris, 2000, p. 5-6. 554 J-M. Rey, « Les actes du temps », in L’inactuel Nouvelle série / n° 12, 2004, p. 119. Circé. 555 G. W. F. Hegel, Principes de la Philosophie du Droit, Paris, PUF, 1998, p. 316. 551 178 yeux, face à la main de Robespierre qui écrit ce que sa parole prononcera. Rappelons que c’est en 1939 que paraît une édition complète et critique du journal de Robespierre Le Défenseur de la Constitution, édition préparée par Gustave Laurent. § 3. LA CARICATURE DE ROBESPIERRE CONTRE LA LECTURE DE SON ŒUVRE La naissance du concept de crime contre l’humanité sous la plume de Robespierre est cachée par une constante caricature de ce dernier. Ces caricatures trouvent leur origine dans la peur que suscite l’esprit de la Révolution : “ c’est alors que l’épouvante, le désespoir et l’enthousiasme saisirent les âmes. “ 556 En 1926 un historien évoque l’illuminisme de Robespierre, son jargon prétentieux et mystique. En 1986 un deuxième historien évoque l’illusion et l’anachronisme de Robespierre inspirateur de l’idéologie jacobine qui en prenant la France du XVIIIe siècle pour la Rome antique s’est trompé de société. En 2004 un troisième historien compare l’idéologie de Robespierre à l’idéologie nazie quant à la place des femmes dans la société. Pour ces deux idéologies le rôle de la femme est à la maison et sa fonction se borne à être une procréatrice vertueuse suggère cet historien557. Enfin, pour couronner comme il se doit ce grand aveuglement collectif, l’inévitable psychiatre et psychanalyste, médecin-chef d’un secteur parisien de psychiatrie publique écrit lui aussi la énième biographie de ce très sombre personnage qu’est Robespierre, et analyse la personne de ce dernier comme étant celle d’un malade persécuté narcissique et déprimé, luttant contre son homosexualité inconsciente par une organisation psychique de type perverse. Dans sa très grand perspicacité l’auteur de ce point de vue consent à nous faire part de la pitié qu’aurait pu éprouver pour Robespierre le médecin, si ce très sombre personnage avait été reconnu malade et, de surcroît, un malade pour lequel il aurait été demandé de l’aide. Robespierre aurait dû oser aller se faire soigner au lieu d’imposer sa maladie à l’Histoire de France. “ Mais évidemment, toute comparaison avec la relation analytique, de la cure classique est exclue “ 558 écrit l’auteur de cette comparaison qui s’étend sur 400 pages. La dénégation de ce médecin aveuglé par son sujet illustre, confirme involontairement l’analyse de Freud exposée dans son texte De la Dénégation, selon laquelle la psychanalyse est incompatible avec toute “ psychologie de conscience descriptive” (deskriptive Bewusstseinspsychologie). 559 Je préfère pour ma part, m’en tenir au point de vue de Saint-Just écrivant dans une lettre datée du 19 août 1790 adressée à Robespierre “ Je ne vous connais pas, mais vous êtes un grand homme. Vous n’êtes point seulement le député d’une province, vous êtes celui de l’humanité et de la République. Faites, s’il vous plaît, que ma demande ne soit point méprisée. “ 560 A-L de Saint-Just, « L’esprit de la Révolution et de la constitution de la France », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2004, p. 366. 557 J. Bainville, Histoire de France, t. I et II, Paris, Éditions Jules Tallandier, 1926, t. 2 p. 84. Et F. Furet, Marx et la Révolution française, Paris, Flammarion, 1986, p. 34. Et L. Dingli, Robespierre, Paris, Flammarion, 2004, p. 435. 558 J. Artarit, Robespierre ou l’impossible filiation, Paris, La Table Ronde, 2003, p. 458 et p. 354. 559 J-M. Rey, Parcours de Freud, Paris, Galilée, 1974, p. 167. 560 A-L. de Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. p. 1154. 556 179 De ce point de vue nous pouvons alors comprendre en premier lieu l’idée selon laquelle l’oeuvre révolutionnaire de Robespierre s’écrit en mémoire de la main de La Boétie écrivant : “ Jules César qui donna congé aux lois et à la liberté, auquel personnage ils n’y ont (ce me semble) trouvé rien qui vaille que son humanité, laquelle quoiqu’on la prêchât tant, fut plus dommageable que la cruauté du plus sauvage tyran...” 561, en deuxième lieu l’idée selon laquelle la personne de Robespierre pourrait être la personne visée par Wilhem Von Humboldt quand ce dernier écrit cette phrase quelques années après la survenue de la Révolution française : “ le plus grand homme est par conséquent celui qui représente le concept de l’humanité dans sa force la plus élevée et dans sa plus large étendue. “562, en troisième lieu l’idée selon laquelle la main de Nietzsche écrivant la Généalogie de la morale s’est appuyée sur la main de Robespierre écrivant : “la clémence qui leur pardonne est barbare, c’est un crime contre l’humanité. “ quand cette main de Nietzsche écrivait : “ le pathos de la distinction et de la distance, je le répète, le sentiment général fondamental, durable et dominant d’une race supérieure et régnante, en opposition avec une race inférieure, avec un “en-bas” --- voilà l’origine de l’antithèse entre “bon” et “mauvais”. Ce droit de maître en vertu de quoi on donne des noms va si loin que l’on peut considérer l’origine même du langage comme un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent. “ 563 Nous-mêmes, qui lisons aujourd’hui, rappelons-nous cette phrase de Saint-Just énoncée dans son fameux discours le 13 novembre 1792 devant la Convention. “Louis était un autre Catilina ; (...) il regardait les citoyens comme ses esclaves, il avait proscrit secrètement tous les gens de bien et de courage. “ puis le 26 décembre 1792, après la comparution et l’interrogatoire du roi devant la Convention, datée du 11 décembre, SaintJust, toujours devant la Convention, insiste sur une réponse du roi révélant l’idéologie de la royauté : “Louis a répondu, quand votre président l’a interrogé sur la violence qu’il avait exercée contre le peuple : j’étais le maître alors ; j’ai fait ce qui me paraissait le bien. (...) que faut-il que l’on pense de la simplicité apparente avec laquelle on dit : j’étais le maître et je voulais le bien. “ 564 Saint-Just, Michelet, Nietzsche perçoivent tous les trois, à la manière de Robespierre, combien, “ la clémence qui leur pardonne est barbare, c’est un crime contre l’humanité” la clémence donc envers “ce droit de maître en vertu de quoi on donne des noms” car c’est en effet ce droit qui a engendré en le coeur et en l’esprit de “Louis le Dernier” 565 la certitude “ Qu’il était roi, roi de ses actes, roi de sa parole, qu’un droit absolu résidait en lui soit pour régner par la force, soit pour tromper au Étienne de la Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976, p. 144. Wilhem Von Humboldt, De l’esprit de l’humanité, Charenton, Éditions Premières Pierres, 2004, p. 72. 563 F. Nietzsche, « La Généalogie de la Morale », in Œuvres Philosophiques Complètes, VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 225. Dans le traité De Clementia de Sénèque, le devoir du prince est caractérisé comme étant celui d’un bon père qui gronde ses enfants tantôt doucement tantôt sur le ton de la menace. Ce prince « Lorsqu’il a prouvé par des marques continuelles de sa bonté que la république n’est pas à lui, mais bien lui à la république, qui oserait entreprendre vraiment contre lui ? » Sénèque, De la Clémence, Paris, Les Belles Lettres, 1967, IIIXVII-8, p. 33 et 40. 564 Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI » et « Second discours sur le jugement de Louis XVI », in Œuvres complètes, op. cit. p. 483-484 et p. 505-506. 565 Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet », 28 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 188. 561 562 180 besoin. “ La certitude donc selon laquelle Louis, se croyait roi malgré tout, “ hors de Versailles, hors du trône, seul et sans cour, dépouillé de tout l’appareil de la royauté, malgré tout, malgré le jugement de Dieu, malgré sa chute méritée, malgré ses fautes, qu’il n’ignorait pas sans doute, mais qu’il jugeait excusables, absoutes d’ailleurs et lavées par la seule autorité qu’il reconnut au-dessus de lui. “ La certitude absolue selon laquelle Louis cette “machine inerte qui est au Temple “ 566 “ Captif (...) au milieu de ses geôliers, (...) se croyait toujours le centre de tout, s’imaginait que le monde tournait toujours autour de lui, que sa race avait une importance mystérieuse et quasi divine “ 567 Michelet en janvier 1847, dans sa préface à son Histoire de la Révolution française, invoque “ le profond mystère de vie, l’inextinguible étincelle “ gardien véritable de l’esprit de la Révolution. En 1887, Nietzsche invoque “l’esprit historique” gardien véritable de la Généalogie de la Morale. Tous les deux se retrouvent en la même idée : l’appropriation des vocables par ceux qui dominent, engendre l’appropriation par ces derniers, des pensées de ceux qui sont dominés, l’appropriation des pensées de ceux qui sont dominés, par ceux qui dominent, engendre l’appropriation d’un peuple à un homme, l’appropriation d’un peuple à un homme engendre pour cet homme la certitude selon laquelle “ il se croyait toujours le centre de tout...” , et Michelet en tire la conséquence : “ c’est cette pensée impie (l’appropriation d’un peuple à un homme) que la Révolution poursuivit dans le sang de Louis XVI. “ Nietzsche lisant Michelet lui répond : “ ceux qui dominent ont dit : “ ceci est telle et telle chose” ils ont attaché à un objet et à un fait tel vocable, et par là ils se les sont pour ainsi dire appropriés. “ 568 Robespierre, « Sur l’appel au Peuple (suite) », 1er janvier 1793, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 208. 567 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, op. cit. t II., chap. X, p. 224-225. 568 F. Nietzsche, « La Généalogie de la Morale », in Œuvres Philosophiques Complètes, VII, op. cit. p. 225. 566 181 CHAPITRE 2 LA RECONNAISSANCE DES TROIS TERMES DE LA RELIGION ROYALE PAR LES RÉVOLUTIONNAIRES FRANÇAIS L'autorité du Prince repose pour une part déterminante sur une religion de la royauté. Cette religion en laquelle le profane et le sacré sont mêlés est structurée par trois termes : la clémence, la magnanimité, l'humanité. Mais déjà Marat dans un texte violent écrit en 1774, Les chaînes de l'Esclavage, pressent la duplicité inscrite dans cette vertu royale par excellence nommée la clémence, il écrit "Comme si chez eux (les princes) tout, la plupart du temps, n'était pas calcul depuis la cruauté jusqu'à la clémence ! ils jouent avec la vie des hommes." Dans le Discours Préliminaires qu'il écrit, l'auteur de ce texte se distancie de lui-même, comme si cette distanciation permettait l'anticipation de l'acte historique constitué par la Révolution française, l'auteur écrit : "que le livre de Marat justifie bien ce mot de ce Romain qui disait qu'un roi ne peut être qu'une méchante bête." C'est donc bien à l'horizon d'une "guerre de bêtes sauvages" que se joue pour partie le mouvement de la Révolution. Cette guerre de bêtes sauvages apparaît dans le texte de Grotius Le Droit de la Guerre et de la Paix, comme une notion associée à la cruauté repoussant toute humanité, mise en œuvre par les tyrans pervers, impies, injustes, dévastateurs de villes. Le texte même de Michelet (note 527), analysant la Révolution, expose cette animalité violente puisque la personne du divin Marat, le vainqueur du 10 août nous est ainsi présentée en une phrase saisissante : "lui seul il n'avait aucun doute, ni hésitation, ni scrupule. La terrible sécurité d'un fol qui ne sait rien ni des obstacles du monde, ni de ceux de la conscience, reluisait en sa personne. Son front jaune, son vaste rictus de crapaud souriait effroyablement sous sa couronne de Laurier." Décrivant la fête de l'Être suprême intervenue le 19 prairial au soir (8 juin 1794) Michelet évoque le portrait de Robespierre peint par David : "nulle part, il n'est plus terrible. Ce sourire fait mal. La passion, qui visiblement a bu tout son sang et séché ses os, laisse subsister sa vie nerveuse, comme un chat noyé jadis et ressuscité par le galvanisme, ou peut-être d' un reptile qui se roidit et se dresse, avec un regard indicible, effroyablement gracieux". Le rictus effroyable de Marat le crapaud, le regard effroyable de Robespierre le reptile, le chat noyé et ressuscité, nous indiquent textuellement ce mouvement terrible de la Révolution destructeur de la religion de la royauté. SECTION 1. ANALYSE DE LA CLEMENTIA § 1. LA DOUBLE SIGNIFICATION DE LA CLÉMENCE : VERTU ROYALE ET CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU PEUPLE SOUVERAIN Parce que la royauté s’est appropriée l’humanité alors “ la clémence qui compose avec la tyrannie est barbare. “ 569 Robespierre précise ainsi le 28 décembre 1792 dans le cadre de la Convention, ce qu’il écrivait à la fin du mois d’août précédant : “ la clémence qui leur (les tyrans) pardonne est barbare ; c’est un crime contre l’humanité. “ Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet », 28 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 184. 569 182 Quand Robespierre écrit cette phrase l’on peut affirmer contre ses très nombreux détracteurs, que ce dernier fait la preuve d’une perception historique incontestable de la langue politique. Robespierre énonce sous la forme du concept de crime contre l’humanité l’une des déterminations fondamentales de la royauté, l’idée de supériorité absolue, qui réside précisément dans le vocable de la clémence. Or cette détermination fondamentale de la royauté véhiculée par le vocable de la clémence existe au minimum depuis le règne de Néron. L’identité de l’énoncé de la clémence sous la plume de Louis XIV et de Sénèque, illustre le sens historique de la langue déployé par l’esprit révolutionnaire de Robespierre. Dans ses Mémoires pour l’Instruction du Dauphin de 1662, Louis XIV écrivait : “ je tâcherais de vous faire connaître, mon fils, le charme de la clémence, la plus royale de toutes les vertus puisqu’elle ne peut jamais appartenir qu’à des rois, la seule par qui on peut nous devoir plus qu’on ne nous saurait jamais rendre, j’entends la vie et l’honneur, la plus grande enfin de toutes les choses qu’on peut révérer en nous puisqu’elle est comme d’un degré au-dessus de notre puissance et de notre justice. “ 570 En 56 ap. J.-C. Sénèque qui a été appelé auprès du futur empereur, par Agrippine la mère de Néron, écrit un traité le De Clementia, dans lequel il esquisse une théorie de la puissance impériale, conciliant les impératifs de cette puissance et les exigences de sa conscience de stoïcien.571 Or dans ce traité l’on peut lire en toutes lettres l’idée même énoncée par Louis XIV à propos du charme de la clémence. Sénèque écrit : “ nullum tamen clementia ex omnibus magis quam regem aut principem decet. “ “ Cependant, il n’est personne à qui la clémence convienne plus qu’à un roi ou à un prince. “ 572 L’on peut mesurer ainsi concrètement par le vocable de la clémence ce “remaniement vertigineux des perspectives et des valeurs “ 573 qui s’accomplit par l’impulsion de la Révolution française. Dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, texte qui fut trouvé sur la table de l’évêque de Meaux après sa mort en 1704, la clémence est caractérisée comme étant “ la gloire d’un règne. “ 574 Bossuet, l’évêque de Meaux fut pendant 10 ans le précepteur du dauphin, le futur Louis XIV. L’on comprend mieux pourquoi le charme de la clémence peut être présenté comme la gloire d’un règne, dans le cadre de l’idéologie de la royauté, et conséquemment pourquoi “la glorieuse insurrection qui a sauvé la France“ 575 expression de Robespierre visant l’insurrection populaire de juillet 1789 qui a sauvé le Serment du Jeu de Paume et permis le processus de reconquête des droits naturels, implique la nécessité de présenter comme barbare la clémence qui compose avec la tyrannie, dans le cadre de l’esprit de la Révolution française, dans le cadre contraignant donc, de l’impératif de la destruction de la royauté. Le droit à l’insurrection dont Robespierre tire une partie de son inspiration représente pour la royauté un crime de lèsemajesté et contre ce crime, Robespierre énonce : “ le procès du tyran, c’est l’insurrection “ 576 Le surgissement du concept de crime contre l’humanité G. Boissy, Les Pensées des Rois de France, Paris, Albin Michel, 1949, p. 243. P. Grimal, Sénèque, Paris, Fayard, 1991, 1ère édition 1978, p. 149. 572 Sénèque, De la Clémence, trad. F. Préchac, Paris, Les Belles Lettres, 1967, III-I-3, p. 16. 573 R. Bodei, Géométrie des passions, Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique, trad. de l’italien par M. Raiola, Paris, PUF, 1997, p. 348. 574 Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, Paris, Dalloz, 2003, p. 295. 575 Robespierre, « Sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l’exercice des droits du citoyen à la contribution du marc d’argent ou d’un nombre déterminé de journées d’ouvrier » Avril 1791, Œuvres de Maximilien Robespierre, t VII., 1950, p. 167. 576 Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI », 3 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t 570 571 183 sous la plume et dans la bouche de Robespierre à la suite de la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792 signifie : la clémence royale est un crime contre l’humanité du peuple souverain, la clémence royale est un crime contre la souveraineté du peuple (genre) humain, donc le roi, criminel envers l’humanité, doit mourir. § 2. LA CLÉMENCE DIVINE : FONDEMENT DE LA CLÉMENCE ROYALE Pour comprendre l’opération sémantique et politique qu’accomplit Robespierre en écrivant cette phrase : “ la clémence qui leur pardonne est barbare ; c’est un crime contre l’humanité. “ il s’impose de mettre à jour la double signification de la clémence. La signification dans le cadre de la divinité. La signification dans le cadre de l’humanité. Du point de vue politique, la clémence se comprend comme la plus royale de toutes les vertus puisqu’elle ne peut jamais appartenir qu’à des rois, elle est la gloire non pas d’un homme mais d’un règne écrit Bossuet, “ Aucun mérite imaginable ne saurait faire plus d’honneur au souverain que la clémence, “ écrit Sénèque.577 Quand il écrivit cette phrase, Sénèque avait à l’esprit une phrase à la signification presque identique écrite par Cicéron dans son De Officiis : “ rien (...) n’est plus louable, rien n’est plus digne d’un homme grand et remarquable que la miséricorde et la clémence. “ 578 La clémence apparaît donc comme la signature de la souveraineté dans la structure de la royauté. Si tel est le sens de la clémence dans la monarchie, c’est parce que le fondement de la clémence royale réside dans le fondement de la clémence divine. Le fondement de la clémence divine est la majesté inouïe de Dieu, majesté qui réside en sa grandeur illimitée. “ Or, il n’y a rien de plus grand que Dieu. Par conséquent, Dieu est grand d’une grandeur qui fait de lui la grandeur même. “ écrit saint Augustin. 579 Ainsi le fondement de la clémence divine, constitue le fondement de la clémence royale par la majesté qui construit en la personne du roi l’aura de sa divinité, le gage de sa puissance. Quand il cherche à définir ce que c’est que la majesté Bossuet écrit : “ je n’appelle pas majesté cette pompe qui environne les rois, ou cet éclat extérieur qui éblouit le vulgaire. C’est le rejaillissement de la majesté, et non pas la majesté elle-même. La majesté est l’image de la grandeur de Dieu dans le prince. Dieu est infini. Dieu est tout. Le prince, en tant que prince, n’est pas regardé comme un homme particulier : c’est un personnage public, tout l’État est en lui, la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne. Comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. Quelle grandeur qu’un seul homme en contienne tant ! La puissance de Dieu se fait sentir en un instant de l’extrémité du monde à l’autre : la puissance royale agit en même temps dans tout le royaume. Elle tient tout le royaume en état comme Dieu y tient tout le monde. “ 580 Dans IX., op. cit. p. 123. 577 Sénèque, De la Clémence, op. cit. III-XVII-1, p. 38. 578 Cicéron, De Officiis, Des Devoirs, trad. M. Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1984, I-XXV-88, p. 148. 579 Saint Augustin, « La Trinité » trad. P. Agaësse, S. J. in Œuvres de Saint Augustin 16, Institut D’Études Augustiniennes, 1997, Livre V, X, 11, p. 449. 580 Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit. p. 166-167. 184 cette dernière phrase de Bossuet il suffit de remplacer le mot de : puissance, par le mot de : clémence, pour comprendre que cette double liaison de Dieu à la personne du roi, du roi à la personne de ses sujets, trouve son expression historique et psychique dans le mouvement circulaire suivant : de Dieu à la clémence divine, du Roi à la clémence royale, de la clémence royale à la clémence divine, de la clémence divine au “ Bienheureux et seul puissant, le Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs, qui seul possède l’immortalité et habite une lumière inaccessible ; que personne n’a vu ni ne peut voir. “ (I Tim., VI, 15, 16). 581 Dans ce mouvement circulaire, les sujets du roi sont condamnés à une immobilité sans issue, car ils sont en même temps dans la liberté infinie de la clémence divine et en même temps dans l’assujettissement éternel de la clémence royale. La preuve textuelle de la liaison entre la clémence royale et la clémence divine, se trouve dans ce “ grand livre d’où est sortie toute la problématique moderne de la royauté sacrée médiévale ” 582 Les rois thaumaturges. Marc Bloch transmet au lecteur un texte du roi Charles V, daté de 1380, dans lequel, pour la première fois affirme-t-il, un monarque chrétien se pose expressément en thaumaturge. Il s’agit du préambule d’une charte solennelle rendue par le roi lui-même en faveur du chapitre de Reims. Le souverain fait donation aux chanoines, du domaine de Vauclerc, en leur remettant un parchemin qui fera d’eux les seigneurs de ce domaine. Le préambule rédigé en latin expose ceci : “ dans la sainte église de l’illustre cité de Reims, Clovis, alors roi de France, entendit la prédication du très glorieux confesseur le bienheureux Remi, évêque de cette ville fameuse ; là, comme celui-ci baptisait ledit roi avec son peuple, le Saint Esprit, ou bien un ange, apparut sous la forme d’une colombe, descendant du Ciel et apportant une fiole pleine de la liqueur du saint chrême ; c’est de ce chrême que ce roi lui-même, et après lui tous les rois de France nos prédécesseurs et moi-même à mon tour, aux jours de la consécration et du couronnement, Dieu étant propice, nous reçûmes l’onction, par laquelle, sous l’influence de la clémence divine (diuina operante clemencia), une telle vertu et une telle grâce sont répandues dans les rois de France que, par le seul contact de leurs mains, ils défendent les malades du mal des écrouelles : chose que démontre clairement l’évidence des faits, éprouvée sur des personnes innombrables. “ 583 § 3. L’HÉRITAGE SACRÉ DE LA ROYAUTÉ DANS LA LÉGITIMITÉ BIBLIQUE Par l’onction le roi est investi de forces surnaturelles qui lui confèrent une dimension de sacralité. Investi par l’onction d’une puissance mystique surnaturelle, le roi est désormais l’intermédiaire sacré entre Dieu et son peuple. Par l’onction du corps royal, la protection divine trouvant sa source dans la clémence divine, garantit au royaume et à son peuple les secours divins, non seulement pour la sauvegarde ici-bas de ce royaume et de ce peuple, mais aussi pour leur salut dans l’au-delà. La clémence royale représente la répétition envers Cité par Saint Augustin, « La Trinité », in Œuvres de Saint Augustin, op. cit. Livre II, VIII, 14, p. 219. J. Le Goff, « Aspects religieux et sacrés de la monarchie française du Xème au XIIIème siècle », in A. Boureau et C-S. Ingerflom (dir) La Royauté sacrée dans le monde chrétien, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1992, p. 19. 583 M. Bloch, Les Rois Thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983, p. 135. 581 582 185 l’homme assujetti au roi, de la clémence divine envers le roi assujetti à Dieu. L’héritage de sacralité d’Hugues Capet couronné et sacré roi à Noyon en 987 est fondamentalement carolingien. 584 La clémence divine est l’expression de la grâce de Dieu dont le pape est le garant et le représentant, garantie qu’il transfère à la royauté par la cérémonie du sacre dans le cours de laquelle s’accomplissent l’onction et la transmission au roi des insignes royaux. Le sacre du roi Pépin en 754, dont le récit nous est fourni par un texte en provenance du monastère de Saint-Denis connu sous le nom de Clausula de unctione Pippini regis, daté de 767, crée une légitimité dynastique et entend fonder une nouvelle race royale à l’image de la race biblique du roi David. Lors de ce sacre le pape Étienne II procède à l’onction du roi Pépin, à la bénédiction de son épouse Bertrade, mais aussi à l’onction de ses deux fils, Charles et Carloman. Le père de Charlemagne inaugure alors la dynastie des rois carolingiens. La Clausula montre en effet le pape Étienne, après l’onction, se tournant vers les grands du royaume, les bénissant et leur faisant “ défense, sous peine d’interdit et d’excommunication, d’oser jamais élire à l’avenir un roi issu d’autres reins (de alterius lumbis) que de ceux-ci que la divine piété a daigné exalter et qu’elle a décidé, par l’intercession des apôtres, de confirmer et consacrer par la main de leur vicaire le très bienheureux pontife. “ 585 Par reins (lumbi en latin), il faut entendre ici les organes masculins de la génération : le pape interdit donc à l’aristocratie de choisir des rois au sein d’une autre famille, ce qui signifie très clairement qu’en sacrant Charles et Carloman en même temps que leur père, il a entendu fonder une dynastie. Ainsi, l’inauguration de la dynastie des rois carolingiens réalisée par le sacre et l’onction du roi Pépin et de ses deux fils, accomplit sur le plan institutionnel la liaison entre la clémence divine représentée par le pape Étienne II et la clémence royale représentée par le roi Pépin et son fils Charlemagne. A cet instant de notre narration rappelons-nous les premiers vers du scandaleux poème en vingt chants Organt, publié en 1789, par Antoine-Louis de Saint-Just, âgé à cette date de 22 ans : “il prit un jour envie à Charlemagne de baptiser les Saxons mécréants : donc il s’arme, et se met en campagne, Suivi des Pairs et des Paladins francs. “ 586 § 4. LA LOGIQUE DE LA CLÉMENCE : UNE RELATION D’INFÉRIORITÉ ABSOLUE Le concept de crime contre l’humanité énoncé par Robespierre signifie donc que ce dernier dans son combat politique et sémantique, n’entend pas seulement détruire la structure institutionnelle de la royauté, mais, entend, dans le même mouvement, détruire, l’héritage sacré sur lequel repose cette structure, héritage sacré qui constitue très précisément “ cet horrible enchantement que la royauté exerçait sur les âmes ! “ 587 héritage sacré qui se construit de cette relation indissécable entre la clémence divine et la clémence royale, relation qui sera tranchée le 21 janvier 1792 au lieu-dit : la Place de la Révolution, dans le cadre de ce “ J. Le Goff, « Aspects religieux et sacrés de la monarchie française du Xème au XIIIème siècle », in A. Boureau et C-S. Ingerflom (dir) La Royauté sacrée dans le monde chrétien, op. cit. p. 24. 585 Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge, Bas-Empire, monde franc, France (IVème-XIIème siècle) Paris, Armand Colin, 2002, p. 123. 586 A-L. de Saint-Just, Organt, in Œuvres Complètes, op. cit. p. 121. 587 Robespierre, « Éloge funèbre de Michel Lepeletier » 23 janvier 1793, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 256. 584 186 combat à mort entre les vrais patriotes et les oppresseurs de l’humanité“ 588 qu’instaure la Révolution française. Car en effet l’opération de la clémence royale s’accomplit dans le cadre d’une relation d’infériorité absolue entre le Roi sujet de la clémence divine et le sujet du Roi objet de la clémence royale. Détruire l’héritage sacré de la royauté c’est nécessairement comprendre l’importance cruciale de la guerre des mots dans l’avènement d’une victoire révolutionnaire sur une structure de coercition millénaire, la royauté, et c’est donc nécessairement comprendre : “avec quelle bonhomie nous sommes encore la dupe des mots ! Comme l’aristocratie et le modérantisme nous gourvernent encore par les maximes meurtrières qu’ils nous ont données ! “ 589 Au nombre de ces maximes, il faut ranger l’expression rex Dei gratia, figurant sur les sceaux et les chartes des rois de France, expression qui signifie que le roi règne, par la grâce de Dieu. Parce que le roi gouverne par la grâce de Dieu, un carme, Jean Golein, pourra écrire en 1372 dans un texte : Traité du Sacre “ Et quand le roi se despoille (se dénude pour l’onction), c’est signifiance qu’il relenquist l’estat mondain de par devant pour prendre celui de la religion royale. “ 590 Bien qu’il ne faille pas comprendre ce qui est désigné ici par religion royale comme l’expression directe d’un culte monarchique, mais plutôt comme une fonction assignée au souverain analogue à celle du tertiaire des ordres réguliers ou du diacre, 591 il n’en reste pas moins que c’est bien la même expression de : religion royale qui est employée actuellement comme support de réflexion et d’élaboration par les historiens contemporains : “ Les rois capétiens ont patiemment et victorieusement construit une religion royale et se sont affirmés, pour faire référence au cadre européen des trois fonctions défini par Georges Dumézil et émergeant dans la pensée de l’Occident médiéval, dans le champ de la première fonction, celle du sacré. “ 592 Et c’est précisément contre cette religion royale, contre les maximes meurtrières de cette religion contraignante et invisiblement coercitive mise en oeuvre par les aristocrates, par les prêtres, par “ ces êtres vils et cruels qui portent le nom de rois “ qui “ ordonnent à toute la terre de les croire seuls cléments, seuls justes, seuls vertueux. “ 593 que Robespierre écrit, en préambule à son projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen présenté à la Convention le 24 avril 1793 : “ interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d’opprimer, d’avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir. “ 594 Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet » 28 décembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 191. 589 Robespierre, « Sur les principes de morale politique » 17 Pluviose An II (5 février 1794), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 358. 590 J. Golein, « Le Traité du Sacre », in M. Bloch, Les Rois thaumaturges, op. cit. p. 483. 591 A. Boureau, « Un obstacle à la sacralité royale en Occident : le principe hiérarchique », in A. Boureau et CS. Ingerflom, La Royauté sacrée dans le monde chrétien, op. cit. p. 31. 592 J. Le Goff, « Aspects Religieux et sacrés de la monarchie française du Xème au XIIIème siècle », in A. Boureau et C-S. Ingerflom, La Royauté sacrée dans le monde chrétien, op. cit. p. 27. 593 Robespierre, « Contre toute mesure d’indulgence envers l’ennemi intérieur ou extérieur » 19 Frimaire An II (9 décembre 1793) et « Réponse de la Convention Nationale au Manifeste des rois ligués contre la République » 15 Frimaire An II (5 décembre 1793), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit. p. 244 et p. 230. 594 Robespierre, « Sur la nouvelle Déclaration des Droits » 24 avril 1793, in Œuvres de Maximilien 588 187 En liant dans son écriture et dans son verbe la notion de clémence et l’expression : crime contre l’humanité, Robespierre traçait une ligne claire et infranchissable entre la grâce de Dieu et la grâce des hommes. En-deçà de cette ligne le roi était roi par la grâce de Dieu, au-delà de cette ligne le roi était criminel par la grâce des hommes. Ainsi se dévoilait la structure de la clémence royale. Cette clémence signifiait l’institutionnalisation de l’infériorité du peuple au bon plaisir du souverain. Elle signifiait que les sujets du roi étaient nécessairement inférieurs au souverain à hauteur de mort comme le signifie clairement et explicitement un capitulaire promulgué par le roi franc Charlemagne en 785 pour implanter en Saxe la civilisation franque et la religion chrétienne sous menace de mort. Les trois derniers articles de ce capitulaire sont les suivants : “ tout saxon non baptisé qui cherchera à se dissimuler parmi ses compatriotes et refusera de se faire administrer le baptême sera mis à mort. Quiconque complotera avec les païens contre les chrétiens ou persistera à les seconder dans la lutte contre les chrétiens sera mis à mort. Quiconque manquera à la fidélité qu’il doit au roi sera mis à mort... ” 595 Ainsi ce texte ancien expose clairement et sans travestissement une logique de soumission absolue présente dans l’imperium du roi qui sera considéré ultérieurement comme le père de l’Europe. 596 Le baptême, l’obéissance à la religion du christianisme, la fidélité au roi, représentent dans ce texte une seule et même contrainte à hauteur de mort. Or cette logique était parfaitement lisible dans le texte de Sénèque, De Clementia, dont toute la troisième partie est précisément consacrée pour l’essentiel au pouvoir du prince de mettre à mort et à la clémence dont il peut faire preuve pour sauver du châtiment suprême ceux qu’il est en droit de tuer de par son imperium même. “ Le prince doit donc exercer fièrement et joyeusement cette fonction privilégiée qui n’appartient qu’aux dieux de donner ou d’ôter la vie “ écrit Sénèque. 597 Mais Sénèque écrit également clairement et sans travestissement une réalité capitale. La réalité selon laquelle la logique de la clémence se constitue de part en part d’une relation d’infériorité absolue. “ La clémence (...) c’est l’indulgence d’un supérieur au moment où il fixe la peine d’un inférieur” ou bien encore : “ Sauver est le propre de la grandeur souveraine et elle ne mérite jamais mieux notre admiration que lorsqu’elle dispose du même pouvoir que les dieux, (...) car si l’on peut ôter la vie même à un supérieur, on ne la donne qu’à un inférieur. “ 598 Or, ce qu’a compris Robespierre, compréhension qu’il symbolise par la création du concept de crime contre l’humanité, c’est très précisément la dissimulation de la relation d’infériorité absolue, dissimulation présente dans la royauté comme doctrine, dissimulation, dont l’oeuvre se réalise par le fondement de la clémence royale dans la clémence divine, fondement institutionnalisé par la maxime ou la formule : rex Dei gratia. Formule qui se concrétise dans la maxime suivante : Clémence grandit justice, qui fut placée par Phillippe le Bel (1285-1314) en tête de l’acte par lequel il restituait aux Flamands les villes de Lille, Douai, etc... Robespierre, t IX., op. cit. p. 461. 595 Cité in L. Halphen, Charlemagne et l’Empire carolingien, Paris, Albin Michel, 1947, p. 66. 596 A. Barbero, Charlemagne, Un père pour l’Europe, trad. de l’italien par J. Nicolas, Paris, Biographie Payot, 2004. 597 Sénèque, De la Clémence, op. cit. III-XIX-2, p. 42. 598 Sénèque, De la Clémence, op. cit. II-I-1, p. 9 et op. cit. III-III-6, p. 20. 188 qu’il leur avait prises. 599 L’idée de justice et le fondement de la clémence divine construisent, dans le système de la clémence royale, l’effacement et la dissimulation de la relation d’infériorité absolue sur laquelle repose ce système. La grâce de Dieu, la clémence divine, la clémence royale, la grâce du roi, forment un système religieux de politique royale divine et souveraine, dissimulant l’infériorité absolue des sujets du prince comme condition de réalité de la clémence, signature de la souveraineté dans la structure de la royauté. Et cette dissimulation s’accomplit principalement par le système théologique de la grâce de Dieu système qui implique l’idée de la liberté des hommes et qui exclut donc l’infériorité et la soumission de ces derniers. La théologie de la grâce divine dissimule aux yeux de tous, la relation d’infériorité absolue à hauteur de mort, sur laquelle se dressent la clémence royale et son extraordinaire puissance de séduction. Bossuet dans son oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre, Duchesse d’Orléans, prononcée à Saint-Denis, le 21 août 1670, énonçait que “ toute la vie du chrétien, et dans le temps qu’il espère, et dans le temps qu’il jouit, est un miracle de grâce.” 600 Si donc toute la vie du chrétien est un miracle de grâce comment donc le sujet de sa majesté très chrétienne, majesté qui gouverne par la grâce de Dieu, pourrait-il seulement concevoir de renverser le gouvernement de sa majesté. En effet, selon Saint Augustin, dont l’expérience de la grâce de Dieu constitue un des piliers de son expérience mystique : “ toute mon expérience n’est que dans la grandeur de votre miséricorde. Donnez ce que vous commandez et commandez ce que vous voulez “ 601 écrit-il s’adressant à celui que personne n’a vu et ne peut voir, selon saint Augustin donc, “ Ni la connaissance de la loi divine, ni la nature, ni la seule rémission des péchés ne constituent la grâce, mais elle nous est donnée par Jésus-Christ notre Seigneur, afin que, par elle, la loi soit accomplie, la nature délivrée, et le péché vaincu. “ 602 La grâce est un don gracieux, gratuit, une grâce qui serait méritée serait un dû, et non pas une véritable grâce. La grâce est donc ce qui confère à la volonté soit la force de vouloir le bien, soit celle de l’accomplir. Or cette double force est la définition même de la liberté. C’est en effet à partir du moment où la grâce est donnée que les mérites commencent ; qu’elle vienne à nous faire défaut, notre libre arbitre, intact, ne fait cependant qu’aller de chute en chute. C’est par la lecture “ Je me saisis donc avec avidité des écrits vénérables dictés par votre Esprit, surtout de ceux de l’apôtre Paul “ 603 que saint Augustin fut en mesure de comprendre que la grâce en agissant sur la volonté ne respecte pas seulement le libre arbitre, mais lui confère la liberté. Dans une telle doctrine, puisque la liberté se confond avec l’efficace d’un libre arbitre orienté vers le Bien, et que l’office propre de la grâce est de conférer cette efficace, non seulement il ne saurait y avoir opposition entre la liberté et la grâce, mais au contraire, c’est la grâce seule qui confère à l’homme la liberté. 604 G. Boissy, Les Pensées des Rois de France, op. cit. p. 45. Jacques Bénigne Bossuet, Oraisons Funèbres, (Henriette-Anne d’Angleterre), Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1877, p. 74. 601 Saint Augustin, Confessions, trad. Pierre de Labriolle, Paris, Les Belles Lettres, 2002, 1ère édition 1926, XXXIX-40, p. 270. 602 Saint Augustin, De Grat. et lib. Arbitrio, cité in É. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, Paris, Vrin, 1987, 1ère édition 1929, p. 208. 603 Saint Augustin, Confessions, op. cit, VII-XXI-27, p. 170. 604 É. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit, p. 214. 599 600 189 Plus donc la volonté est assujettie à la grâce, plus elle est saine, et plus elle est saine plus aussi elle est libre. Que l’on suppose, par conséquent, un libre arbitre qui ne serait soumis qu’à Dieu seul, ce serait pour lui la liberté suprême, car c’est dans le service du Christ que consiste la vraie liberté. Or c’est en régnant par la grâce de Dieu, que le Roi restitue à Dieu le bienfait de sa grâce, s’obligeant à servir Dieu en “s’employant à faire resplendir partout cette foi catholique à la lumière de la grâce céleste. “ 605 Dans cette optique c’est la clémence divine dont bénéficie le roi qui garantit à chacun de ses sujets cette liberté suprême qui lui confirme alors effectivement chaque jour que “ toute la vie du chrétien, et dans le temps qu’il espère, et dans le temps qu’il jouit est un miracle de grâce. “ Ainsi chaque sujet du Roi, parce qu’il est en même temps sujet du Christ, jouit de cette liberté suprême qui constitue sa garantie vitale tant pour sa vie sur terre que pour sa vie future parmi les morts éternellement vivants en le sein de l’éternité de Dieu. Dès lors la phrase écrite par Louis VII (11311180), ou bien sous sa dictée, comme expression de sa pensée, apparaît comme parfaitement cohérente avec cette liberté de nature divine conférée à chacun des sujets du roi par la puissance royale, expression de la clémence de Dieu : “ un décret de la divine bonté a voulu que tous les hommes ayant la même origine fussent doués, dès leur apparition, d’une sorte de liberté naturelle. Mais la Providence a permis que certains d’entre eux aient perdu, par leur propre faute, leur première dignité et soient tombés dans la condition servile. C’est à notre Majesté royale qu’il est donné de les élever de nouveau à la liberté606. “ La théologie s’est infiltrée secrètement dans la politique royale et dans le discours de cette politique. A“ l’événement inouï, qui établissait dans le monde, non pas seulement un nouvel empereur, mais un nouvel Empire. “ 607 événement qui était le couronnement impérial de Charlemagne le 25 décembre 800, dans le cadre de l’église Saint-Pierre à Rome, répond l’événement inouï de la décapitation de Louis le dernier, à Paris, Place de la Révolution. Et c’est assurément confondre ces deux événements que d’affirmer l’idée selon laquelle, en ce 21 janvier 1792 : “ le roi meurt dans une majesté absolue. “ 608 C’est assurément ignorer que : “ l’image authentique du passé n’apparaît que dans un éclair. Image qui ne surgit que pour s’éclipser à jamais dès l’instant suivant. La vérité immobile qui ne fait qu’attendre le chercheur ne correspond nullement à ce concept de la vérité en matière d’histoire. Il s’appuie bien plutôt sur le vers de Dante qui dit : c’est une image unique, irremplaçable du passé qui s’évanouit avec chaque présent qui n’a pas su se reconnaître visé par elle. “ 609 Quand la réalité du présent se reconnaît visée par cette image authentique du passé, alors l’image authentique du présent se reconnaît comme identique à ces “ grandioses chutes d’eau qui s’effondrent avec une force effrayante. Au-dessus d’une de ces chutes, on a tendu un pont impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici de tout près la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci ressortent et on ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage. Nulle part ne nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle Lettre de l’évêque Alcuin à Charlemagne (794) citée par L. Halphen, Charlemagne et l’Empire carolingien, op. cit, p. 194. 606 G. Boissy, Les Pensées des Rois de France, op. cit, p. 33. 607 H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, Paris, Vrin, 1972, p. 157. 608 P. Serna, « Comment meurt une monarchie ? 1774-1792 », in J. Cornette (dir) La Monarchie entre Renaissance et Révolution 1515-1792, Paris, Seuil, 2000, p. 426. 609 W. Benjamin, « Sur le Concept d’Histoire », in W. Benjamin, Écrits Français, Paris, Gallimard, 1991, p. 341. 605 190 (Begriff von Müssen der Natur) qu’à la vue de cette course des flots jetés sur les rochers; course éternellement continue et en l’absence continuelle de toute fin. “ 610 SECTION 2. ANALYSE DE LA MAGNANIMITAS § 1. UN SENTIMENT GRANDIOSE D’AUTORITÉ SUPREME ET ABSOLUE L’origine psychique de la Révolution française réside dans ce sentiment grandiose d’autorité suprême et absolue qui fut celui de la royauté française, sentiment instituant la perception d’un empire millénaire de cette royauté, qu’il était possible de comparer à l’empire romain ou à l’empire byzantin. L’illustration de cette origine psychique peut se lire dans l’étude de Ernst Kantorowicz relative au cérémonial complexe du Lever du Roi, tel que Louis XIV l’avait institué. L’histoire plus que millénaire de ce rituel repose sur une tradition romaine, chrétienne, puis byzantine, dont kantorowicz reconstitue le fil conducteur par le biais de l’étude des médailles frappées par l’empereur Hadrien, puis par le Moyen Âge chrétien romain et l’empire byzantin et enfin par Louis XIV. 611 Ce sentiment particulier de suprématie qui fut celui de la royauté franque, devenant la royauté française, repose sur le sentiment impérial de la divinité, sentiment que Bossuet traduit ainsi : “ nous avons donc établi par les écritures que la royauté a son origine dans la Divinité même. “ 612 mais, de plus ce sentiment implique la perception et l’affirmation d’une supériorité de la couronne de France sur les autres couronnes du monde, supériorité explicitement revendiquée par Bossuet le 16 novembre 1669 lorsqu’il prononce, en l’église des religieuses de Sainte-Marie de Chaillot, l’oraison funèbre de Henriette-Marie de France, fille de Henri IV et de Marie de Médicis, épouse de Charles Ier, roi d’Angleterre, déclaré coupable de haute trahison par le Parlement, condamné à mort comme tyran, traître, meurtrier, ennemi public, et décapité devant le palais de Whitehall à Londres en 1649. “ Le pape Saint Grégoire (né en 550, pape en 590, mort en 604) a donné, dès les premiers siècles, cet éloge singulier à la couronne de France : “ qu’elle est autant au-dessus des autres couronnes du monde, que la dignité royale surpasse les fortunes particulières. “ Que s’il a parlé en ces termes du temps du roi Childebert, et s’il a élevé si haut la race de Mérovée, jugez ce qu’il auroit dit du sang de saint Louis et de Charlemagne. Issue de cette race, (Henriette-Marie de France) fille de Henri le Grand et de tant de rois, son grand coeur a surpassé sa naissance. (...) on ne peut assez louer la magnanimité de cette princesse. “ 613 § 2. LA MAGNANIMITÉ, SUPPORT LINGUISTIQUE DE CE SENTIMENT Ce sentiment grandiose d’autorité suprême et absolue qui fut celui de la royauté française, cette “ très-chrétienne maison de France (...) qui, seule dans tout l’univers et dans tous les siècles, se voit après sept cent G. W. F. Hegel, Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises (du 25 au 31 juillet 1796), Paris, Jérôme Million, 1988, p. 75. 611 E. Kantorowicz, Le Lever du Roi, Paris, Bayard, 2004. 612 Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit, p. 55. 613 Jacques Bénigne Bossuet, Oraisons Funèbres, (Henriette-Marie de France), op. cit, p. 7. 610 191 ans d’une royauté établie (...) toujours en possession du royaume le plus illustre qui fut jamais sous le soleil, et devant Dieu, et devant les hommes “ 614 trouva un support linguistique dans le mot de magnanimité qui devint une marque de la majesté royale. Dans l’oraison funèbre de Henriette Marie de France, que prononce Bossuet, ce dernier évoque la grande âme de ce prince magnanime qu’est Charles II roi d’Angleterre, il qualifie de juste, modéré, magnanime Charles Ier roi d’Angleterre, il loue la magnanimité de Henriette Marie de France. Dans le livre posthume de Bossuet, c’est le mot de magnanimité qui clôture l’analyse des caractères de la royauté : “ en un mot, toutes les actions et toutes les paroles de David respirent je ne sais quoi de si grand, et par conséquent de si royal, qu’il ne faut que lire sa vie et écouter ses discours, pour prendre l’idée de la magnanimité. “ 615 Or, c’est une indication déterminante de la puissance et de la permanence de l’idéologie de la royauté française que de lire neuf siècles avant le texte posthume de Bossuet une lettre de l’évêque Alcuin, écrite vers 794 ou 795, adressée à Charlemagne au lendemain du Concile de Francfort, lettre dans laquelle Charlemagne apparaît sous les traits d’un autre roi David. Il n’est pas inutile de citer longuement cette lettre car elle témoigne de la force, de la puissance, de la permanence, de ce sentiment de royauté, qui pendant un millénaire rassembla les hommes vivant sur la terre de France, sentiment qui constituait très précisément selon Robespierre “ cet horrible enchantement que la royauté exerçait sur les âmes ! “ enchantement dont la destruction impliquait de réussir à “ graver profondément dans les coeurs le mépris de la royauté. 616 “ L’évêque Alcuin adresse donc à Charlemagne le texte suivant : “ heureuse, a dit le Psalmiste, la nation dont Dieu est le Seigneur ; Heureux le peuple exalté par un chef et soutenu par un prédicateur de la foi dont la main droite brandit le glaive des triomphes et dont la bouche fait retentir la trompette de la Vérité catholique. C’est ainsi que jadis David, choisi par Dieu comme roi du peuple qui était alors son peuple élu,... soumit à Israël par son glaive victorieux les nations d’alentour et prêcha parmi les siens la loi divine. De la noble descendance d’Israël est sortie pour le salut du monde, la fleur des champs et des vallées, le Christ, à qui de nos jours le (nouveau) peuple qu’il a fait sien doit un autre roi David. Sous le même nom, animé de la même vertu et de la même foi, celui-ci est maintenant notre chef et notre guide : un chef à l’ombre duquel le peuple chrétien repose dans la paix et qui de toute part inspire la terreur aux nations païennes ; un guide dont la dévotion ne cesse par sa fermeté évangélique de fortifier la foi catholique contre les sectateurs de l’hérésie, veillant à ce que rien de contraire à la doctrine des Apôtres ne vienne se glisser en quelque endroit et s’employant à faire resplendir partout cette foi catholique à la lumière de la grâce céleste. “ 617 Jacques Bénigne Bossuet, Oraisons Funèbres, (Marie Thérèse d’Autriche), op. cit, p. 103. Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit, p. 173. 616 Robespierre, « Sur le jugement de Louis XIV » 3 décembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 121. 617 Lettre de l’évêque Alcuin à Charlemagne, citée par L. Halphen, Charlemagne et l’Empire carolingien, op. cit. p.193. 614 615 192 § 3. LA MAGNANIMITÉ, LA CHRISTIANITÉ, LA ROYAUTÉ : MOTS SYNONYMES La magnanimité, la christianité, la royauté, devenaient ainsi des mots synonymes, formant un seul et unique langage de la puissance, contraignant chaque homme à parler ce langage parce que ce langage était le langage même du bien. Et cette contrainte puissante et absolue reposait pour une part déterminante sur le mot de magnanimité. La lecture de l’histoire de l’idée de magnanimité réalisée par R.A Gauthier, 618 et la lecture d’Aristote permettent de comprendre comment la magnanimité, la christianité, la royauté, sont devenus des mots synonymes expressions de cette union intime entre la puissance la domination et le bien, constitutive de la religion royale. Dans le texte de l’Éthique de Nicomaque, consacré à l’analyse des différentes vertus, un chapitre est réservé à la magnanimité : “ la magnanimité se montre dans les grandes choses (...) elle est inséparable de la grandeur (...) le magnanime sous le rapport de la grandeur atteint le sommet (...) la grandeur dans l’exercice de chaque vertu pourrait bien, semble-t-il caractériser la magnanimité (...) la magnanimité semble une sorte de parure de toutes les vertus ; elle les relève en quelque sorte et ne peut exister sans elles. Aussi est-il difficile de se montrer réellement magnanime, à moins de posséder une vertu parfaite (...) le magnanime, lui n’exerce son mépris qu’à bon escient -- car son opinion est conforme à la vérité (...) le magnanime entend garder la supériorité et il éprouve du plaisir à entendre la voix de son obligé et non pas celle de son bienfaiteur (...) le propre du magnanime est de n’avoir besoin des services de personne ou s’il le faut, de ne s’y résigner qu’avec peine (...) la magnanimité se propose l’honneur dans ce qu’il a de grand. “ La magnanimité apparaît donc comme un mot fondamental support des vertus et lien entre ces dernières. De plus, puisque la magnanimité se propose l’honneur dans ce qu’il a de grand elle porte en elle d’une part, la science du courage évoquée par Socrate lui-même puisque “ les gens courageux agissent poussés par le sentiment de l’honneur, “ et d’autre part la science du législateur puisque : “ les législateurs doivent-ils inciter et engager les citoyens à la pratique de la vertu, en faisant appel au sentiment de l’honneur. “ 619 La magnanimité constitue donc l’expression de la supériorité de l’âme dans le rapport que cette âme entretient avec soi-même comme dans le rapport que cette âme entretient avec les autres hommes. L’âme magnanime signifie la primauté. Il nous apparaît donc comme logique que ce mot devienne un mot clé au moment où un historien croit repérer entre le milieu du XIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle une “profonde mutation d’un ensemble décisif de valeurs dans la société chrétienne occidentale. “ 620 Un clerc royal, Guillaume le Breton, au service du roi Philippe Auguste, écrit un panégyrique, la Philippide, à la gloire du monarque sous la forme d’un poème épique de 9 000 vers, achevé peu après la mort du roi en l’année 1223, texte qui selon l’historien John Baldwin, représente “ l’exposé le plus complet de l’idéologie royale du règne de R.-A. Gauthier, Magnanimité, L’idéal de la grandeur dans la philosophie païenne et dans la théologie chrétienne, Paris, Vrin, 1951. 619 Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. J. Volquin, Paris, GF Flammarion, 1992, Livre IV, chap. III et IV, p. 116 à 123. Et Livre III, chap. VIII, 11, p. 94. Et Livre X, chap. IX, 10, p. 316. 620 J. Le Goff, Héros du Moyen Âge, Le Saint et le Roi, Paris, Quarto Gallimard, 2004, p. 1266. 618 193 Philippe, (...) par celui qui peut être considéré comme le premier historien “officiel” de la monarchie capétienne. “ 621 Guillaume en écrivant la Philippide, fait un rapprochement entre le Capétien et le Macédonien Alexandre. Philippe ressemble, dans les vers du poète, à son ancêtre macédonien, tant par son caractère que par ses hauts faits. Comme Alexandre, le jeune Philippe allie rapidité et témérité. Alexandre est reconnu dans la littérature médiévale comme le modèle héroïque suprême, sa qualité exemplaire est la magnanimitas, la grandeur d’âme. Guillaume le Breton a forgé pour Philippe, à qui elle est réservée, l’épithète magnanimus, qui revient dans toute la Philippide et qui remplace l’épithète christianissimus. Dans son grand traité de morale, le Verbum abbreviatum, écrit après 1187, Pierre le Chantre, un contemporain de Guillaume le Breton, consacre à la magnanimité un chapitre spécial : “ la magnanimité, est la mère de la force, qui est elle-même mère de la patience, qui, à son tour, est la nourrice de toutes les vertus. C’est la magnanimité, au témoignage de saint Jérôme, qui a enfanté les roses des martyrs et les couronnes victorieuses des confesseurs. “ 622 Pour le Chantre de Notre-Dame, la magnanimité constitue un bien propre du christianisme, elle est cette force d’âme qui nous fait résister en face aux adversaires de l’Église, sans craindre leurs menaces et leurs persécutions. Elle constitue cette vertu des prélats, cette vertu des prophètes, cette assurance, cette audace, ce francparler, dont ces envoyés de Dieu s’autorisent, pour dire tout ce qu’ils ont à dire, même s’il leur faut pour cela braver la colère des puissants ou celle des foules. Pour Pierre le Chantre, les saints chrétiens sont les seuls vrais magnanimes. Il dresse dans son texte, une longue liste de ces saints que la magnanimité a soutenus dans leurs souffrances, animés dans leurs luttes : saint Athanase, saint Romain, saint Antoine, saint Urbain, saint Nicolas, saint Ambroise, etc. § 4. LES FIGURES D’ALEXANDRE, DE SOCRATE, DE JÉSUS CHRIST ET LA FIGURE DU ROI DE FRANCE L’histoire de l’idée de magnanimité et l’étude de la réalité historique nous conduisent vers la construction d’un archétype primordial constitutif de l’extraordinaire figure royale. Le roi de France se construit selon les règles d’un archétype primordial constitué de trois figures historiques et mythologiques fondamentales, entrelacées, comme les serpents représentant la chevelure de Méduse, une des trois Gorgones de la mythologie grecque. La figure d’Alexandre le Conquérant, la figure de Socrate, la figure de Jésus-Christ. Le roi de France est en premier lieu un roi de sagesse et de contemplation. C’est lui que nous reconnaissons quand Aristote décrit ainsi le magnanime. “Ajoutons encore que les mouvements du magnanime sont lents, semble-t-il, sa voix grave, sa parole posée. La hâte, en effet, ne convient pas à qui ne porte d’intérêt qu’à peu de choses, non plus que la véhémence de la voix à qui ne reconnaît à rien de véritable grandeur. Une voix aiguë et la précipitation sont l’effet de dispositions opposées. “ 623 On 621 622 623 J. Baldwin, Philippe Auguste, trad. de l’anglais par B. Bonne, Paris, Fayard, 1991, p. 457 et p. 499. Pierre le Chantre, Verbum abbreviatum, cité in R.-A. Gauthier, Magnanimité, op. cit. p. 243. Aristote, Éthique de Nicomaque, op. cit, Livre IV, chap. III, 34, p. 121. 194 peut lire dans ces lignes d’Aristote le souvenir des derniers moments de Socrate. Les mouvements de Socrate sont lents, sa voix grave, sa parole posée. Quand il porte à ses lèvres le poison de la ciguë, nulle hâte, nulle véhémence, ne se manifestent. Quand il parle, ses paroles ne reflètent aucune précipitation, on entend un chant de gravité psalmodié qui s’élève du choeur de l’assistance suppliante accompagnant le maître dans ses derniers instants, la main de Socrate montre la forme obscure du temps tandis qu’au même moment cette main dévoile son corps s’affaissant lentement ouvrant la voie à ses élèves. On se souviendra alors de la dimension biblique et prophétique attribuée par l’évêque Alcuin à Charlemagne. Dans la lettre à l’empereur Charles tenant lieu de préface à son traité sur La Trinité (De fide sanctae Trinitatis) écrit en 802, Alcuin insiste sur l’une des qualités inhérentes à la charge impériale qu’est à ses yeux la “ sapientia “ la sagesse : elle permet au prince, dit-il, d’instruire ses sujets, de les exhorter à la vie pieuse. 624 Assurément, quand l’empereur Charlemagne exhorte ses sujets à la vie pieuse, ses mouvements sont lents, sa voix grave, sa parole posée. Le roi de France est en deuxième lieu un roi de guerre et de conquête. Dans un essai consacré à la souveraineté dans la France du grand siècle un historien écrit : “ bien en deçà et bien au-delà des règnes de Louis XIII et de Louis XIV, la figure charismatique du roi de guerre est inscrite dans la très longue durée des représentations de l’autorité politique. (...) l’image du roi de guerre fait partie de la série des stéréotypes qui fondent l’imaginaire de gloire d’une royauté à quatre fonctions : paternelle, justicière, protectrice et victorieuse. À ce sujet tous les témoignages concordent : chaque apparition du roi lors d’une campagne militaire faisait vibrer les foules, massées sur son passage. La représentation du roi de guerre fait bien partie de l’imaginaire glorieux de la monarchie. “ 625 Le roi de France est en troisième lieu un roi d’humilité et de prière. Le lien dynastique qui lie les rois capétiens unit dans une même lignée le roi de guerre et de conquête, le roi d’humilité et de prière. “ Le roi Louis IX, (Saint Louis) conserve un vif souvenir admiratif de son grandpère, Philippe Auguste, mort quand il avait neuf ans. Saint Louis est le premier roi de France à avoir connu son grand père. (...) Pourtant peut-on imaginer deux hommes plus différents que Philippe Auguste et celui qui sera Saint Louis ? L’un guerrier, conquérant, chasseur, bon vivant, aimant les femmes, coléreux, et l’autre pacifique, même s’il se battait bien quand il le fallait, s’abstenant de la chasse, de la bonne chère, des femmes (sauf la sienne), maîtrisant ses pulsions, dévot et ascète.” 626 La vaillance d’Alexandre le Conquérant, la sagesse de Socrate, la douceur du Christ, représentent ces trois déterminations historiques de la magnanimité constitutives de la puissance et de la domination de la trèschrétienne maison de France. Du point de vue d’Alexandre le conquérant, la magnanimité politique est une magnanimité guerrière et conquérante fondée sur l’alliance de la magnificence et de la vaillance. Du point de vue de Socrate, la magnanimité philosophique est une magnanimité d’impassibilité et de plénitude fondée sur l’alliance de la magnificence et de la contemplation. Du point de vue de Jésus-Christ, la magnanimité mystique 624 625 626 Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge, op. cit. p. 127. J. Cornette, Le Roi de Guerre, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2000, p. 281-282. J. Le Goff, « Saint Louis », in J. Le Goff, Héros du Moyen Âge, le Saint et le Roi, op. cit. p. 774-775. 195 est une magnanimité de douceur et de recueillement fondée sur l’alliance de la magnificence et de l’humilité. Ces trois magnanimités construisirent la réalité de “ cette espèce d’animaux immondes et sacrés qu’on appelle encore rois. “ 627 SECTION 3. ANALYSE DE L’HUMANITAS § 1. LES DEUX VALEURS DE L’HUMANITAS : RÉALITÉ PHYSIQUE MORTELLE, RÉALITÉ PSYCHIQUE IMMORTELLE En retranchant les rois de l’espèce humaine, en conférant aux rois la qualité d’une espèce d’animaux immondes et sacrés, Robespierre ne faisait pas preuve d’un esprit malséant. Tout au contraire il s’appuyait sur la très ancienne doctrine de l’humanitas, présente dans les écrits de Cicéron et de Sénèque, mais tout aussi bien dans la pensée de Hugo Grotius et Giambattista Vico. Une des caractéristiques du mot : humanitas, consiste en son extraordinaire disponibilité sémantique. Ce mot guide subrepticement le discours précisément parce qu’il porte la marque de l’intraduisibilité, il guide le discours comme un mot primitif, très ancien, signifiant en même temps l’ensevelissement et la naissance, la disparition et l’apparition, l’angoisse de mort et la plénitude de la vie. Ainsi Vico, dans ses Principes d’une Science Nouvelle relative à la Nature commune des Nations, élaborés en 1725 puis 1730, écrit cette phrase : “ La seconde des institutions humaines (la première étant le mariage) fut la pratique de l’ensevelissement ; d’où chez les latins l’origine primitive et le sens véritable de “humanitas” de “humando“ (ensevelir). “ Mais, précise Vico, les sépultures exposent cet “ accord universel des hommes sur cette idée dont Platon devait montrer la vérité : que l’âme ne meurt point avec le corps mais qu’elle est immortelle“ 628. Vico nous montre donc le double sens du mot : humanitas, d’une part la disparition, l’ensevelissement de la dépouille mortelle qui disparaît à jamais de notre regard physique, mais qui reste présente pour l’éternité dans notre regard psychique, ce qui signifie que la dépouille mortelle représente une pensée qui apparaît éternellement, parce que l’humanitas, est la chose double, la plus puissante, qui ne peut se traduire, mais qui doit impérativement s’énoncer dans l’annonce du temps éternel qui subsiste toujours comme la sépulture même. Ce caractère d’intraduisibilité est souligné par un traducteur de Cicéron dans une note qui mérite d’être intégralement citée. “ La notion d’humanitas (...) invoquée par Cicéron est intraduisible dans toute sa richesse. Elle représente et résume tout ce qu’il appartient d’être, à l’homme qui mérite ce nom : l’humanitas implique qu’on ait le sens de la justice et de l’équité, mais aussi que l’on pratique la philanthropie jusqu’à la bonté ou à la générosité, voire jusqu’à la clémence ; elle suppose le sens de la mesure et de l’équilibre, celui des convenances et par là inclut le respect des règles de la bonne éducation, toutes les formes de la courtoisie et de l’urbanité. (...) L’humanitas comporte encore cet affinement moral et culturel qui inspire le respect de la vérité et la loyauté, ou qui permet Robespierre, « Contre les factions nouvelles et les députés corrompus » 8 Thermidor An II (26 juillet 1794), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit. p. 553. 628 Giambattista Vico, Principes d’une Science Nouvelle Relative à la Nature Commune des Nations, Paris, Nagel, 1986, p. 7. 627 196 d’apprécier l’oeuvre d’art. L’humanitas enfin s’honore de souffrir de peines qui ne peuvent atteindre que l’homme digne de ce nom. “ 629 L’expression : “doctrine de l’humanitas”, ne doit pas s’entendre comme une expression de circonstance, mais comme une expression fondamentale qui indique une réalité cruciale de l’activité de pensée, réalité en même temps très ancienne, et absolument présente. Nous lisons cette expression aussi bien sous la plume du Français Alain Michel qui, en 1960 consacre une thèse aux Rapports de la Rhétorique et de la Philosophie dans l’Oeuvre de Cicéron, que sous la plume de l’Italien Francisco Rico qui en 1993 analyse Le Rêve de l’Humanisme de Pétrarque à Érasme. 630 La doctrine de l’humanitas oppose l’homme à l’animal, la raison à la cruauté, la modération à la fureur, le primat de l’autre631 à la primauté de soi, la primauté du juste à la jouissance de l’injuste, l’obligation de la parole de vérité au diktat de la loi silencieuse du mensonge. Sénèque pour souligner l’importance de cette doctrine écrivait : “ bien que tout soit permis envers un esclave, il y a pourtant des actions que le droit commun à tout ce qui respire ne permet pas d’autoriser contre un être humain. Qui n’avait pour Vedius Pollion plus de haine encore que ses esclaves, lorsqu’il engraissait ses murènes de sang humain et faisait jeter ceux qui avaient des torts contre lui dans un vivier-- c’est le mot-- à serpents ? Homme mille fois digne du dernier supplice, soit qu’il jetât ses esclaves en pâture aux murènes qu’il devait manger ensuite, soit qu’il n’élevât celles-ci que pour leur servir cet aliment.” Il est tout à fait intéressant de constater que la caractérisation par Robespierre de la race des rois comme une espèce d’animaux immondes et sacrés, est lisible en filigrane dans la phrase de Sénèque qui suit celle que nous venons de citer. Ce dernier écrit : “ si des maîtres brutaux sont montrés du doigt par toute la ville et sont détestés et maudits, les rois, lorsqu’ils frappent, font un mal qui a une bien autre portée, et ils sont infâmes et odieux (immondes et sacrés) jusque dans la postérité. Combien il eût mieux valu ne pas naître que d’être compté parmi ceux qui vinrent au monde (comme des animaux) pour le malheur des peuples. “ 632 Dans la suite de la remarque précédente il importe de souligner en premier lieu que c’est le mot humanitas qui constitue ce mot commun à Dante et à Kantororowicz dans la caractérisation d’une royauté centrée sur l’homme633, et en deuxième lieu que c’est par le biais d’une citation de Sénèque faite par Kantorowicz, que l’historien Alain Boureau est amené à relativiser la pertinence de la théorie des Deux Corps du Roi analysée et reconstruite par Kantorowicz, en écrivant : “on pourrait dire brutalement que le grand raffinement d’élaboration juridico-théologique décrit par Kantorowicz (Les Deux Corps du Roi) n’a de pertinence qu’esthétique : la théorie donne une forme plus belle, plus élégante à l’institution de l’État moderne, qui n’a pas besoin d’elle puisqu’il développe sa propre logique économico-politique. “ 634 La théorie des deux corps du roi s’appuie donc de Cicéron, De Officiis, Les Devoirs, op. cit, I-XL-145, p. 181, notes complémentaires-1. A. Michel, Rhétorique et Philosophie dans l’œuvre de Cicéron, Essai sur les fondements philosophiques de l’art de persuader, Louvain-Paris, Éditions Peeters, 2003, (1ère édition en 1960), p. 535. Et F. Rico, Le Rêve de l’Humanisme, De Pétrarque à Érasme, Paris, Les Belles Lettres, p. 190. 631 J. Laplanche, Le Primat de l’Autre en Psychanalyse, Travaux 1967-1992, Paris, Champs Flammarion, 1997. 632 Sénèque, De la Clémence, op. cit. III-XVI-2, p. 38. 633 E. H. Kantorowicz, « Les Deux corps du Roi » trad. de l’anglais par J-P Genet et N. Genet, in Kantorowicz, Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2000, p. 962 à 990. 634 A. Boureau, Le simple corps du Roi, L’Impossible sacralité des souverains français XVème-XVIIIème 629 630 197 manière informulée sur la doctrine de l’humanitas dont la formule toute simple pourrait être celle énoncée par Cicéron : “ hic alio res familiaris, alio ducit humanitas. “ 635 ce qui signifie : “ ici, l’intérêt du patrimoine va d’un côté, mais l’humanité d’un autre. “ Cicéron rend compte d’un livre d’Hécaton consacré à la question des devoirs. “Au cas où il faudrait, en mer, jeter quelque cargaison, l’homme de bien jetterait-il un cheval de prix plutôt qu’un petit esclave sans valeur ? “ La doctrine de l’humanitas dans l’exemple de Cicéron signifie que la vie d’un homme doit se calculer selon l’infinité de l’âme et non selon la finitude de la marchandise animale. L’esclave a en lui deux corps. Un corps sans valeur humaine que l’on peut jeter à la mer pour préserver l’intérêt du patrimoine. Un corps porteur d’une valeur humaine que l’on ne peut pas, que l’on ne doit pas, jeter à la mer pour préserver l’intérêt de l’humanité. Et c’est précisément dans l’élaboration d’un Droit de la Guerre et de la Paix, que Hugo Grotius reprend à son compte la doctrine de l’humanitas comme doctrine qui institue une limite humaine, celle qui sépare l’intérêt de l’humanité de l’intérêt du patrimoine, celle qui sépare la guerre juste de la guerre injuste, celle qui sépare la clémence de la cruauté puis de la férocité. Il y a des hommes en effet qui se laissant entraîner vers la guerre sans aucun fondement, montrent cette guerre comme étant nécessairement une guerre de bêtes sauvages, “ le vice de ces hommes dépasse la limite humaine “ écrit Grotius, et, pour illustrer cette idée il cite une phrase de Sénèque précisément inscrite dans le De Clementia : “nous pourrions dire : c’est être plus que cruel, c’est être féroce que de prendre plaisir à faire du mal ; nous pourrions employer le mot de folie, car il y en a différentes espèces et la plus caractérisée est celle qui va jusqu’à massacrer et déchirer des hommes. “ 636 En s’appropriant la doctrine de l’humanitas la race des rois devint la limite humaine. § 2. LE CHRISTIANISME ET LE PRINCIPE MONARCHIQUE COMME SOURCE UNIQUE DE L’HUMANITAS C’est en liant certains mots clés en un corpus extrêmement serré, que la pensée du christianisme autorisa le principe monarchique à se faire reconnaître comme la source unique de l'humanitas. Les mots de clémence, de magnanimité, d’humilité, d’humanité, construisirent la grammaire de la bonté comme “ qualité royale et vrai apanage de la grandeur“ 637 Par là nous comprenons que l’interrogation du philosophe sur la Généalogie de la Morale638, parce qu’elle s’organise sur le fondement d’une réflexion sur la liaison du bon, du méchant, du mauvais, constitue d’emblée une réflexion sur la généalogie de la royauté. Il nous suffira de citer trois textes de Bernard de Clairvaux pour illustrer cette très puissante liaison entre la clémence, la magnanimité, l’humilité, l’humanité. “ Vraiment je ne dois pas --- même si c’est en toute hâte --- traverser sans en rien dire du tout la “maison de l’obéissance”, c’est-à-dire Béthanie, (selon le dictionnaire des noms propres de la Bible, le nom de Béthanie peut siècle, op. cit. p. 19-20. 635 Cicéron, De Officiis, Les Devoirs, op. cit, III-XXIII-89, p. 118. 636 Hugo Grotius, Le Droit de la Guerre et de la Paix, op. cit, Livre II, chap. XXII, II, p. 532. 637 Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit, p. 63. 638 F. Nietzsche, « La Généalogie de la Morale », in Œuvres Philosophiques Complètes, VIII, op. cit. 198 signifier également “maison d’Ananie”, ou encore “maison du pauvre”) le bourg de Marie et de Marthe, dans lequel aussi Lazare est ressuscité. C’est là en effet qu’ont été mises en lumière et la figure des deux types de vie, (la symbolisation par Marthe et Marie des deux types de vie, active et contemplative est classique) et l’admirable clémence de Dieu à l’égard des pécheurs, (et Dei erga peccatores mira clementia) comme aussi la vertu d’obéissance unie aux fruits de la pénitence. “ 639 “ Ineffable artifice de L’Esprit qui descendait en elle ! (la Bienheureuse Vierge Marie) Dans le secret du coeur virginal, à une si grande humilité est venue s’ajouter une si grande magnanimité que, comme il advint, ainsi que je l’ai dit, pour la virginité et la fécondité, ici encore ces deux étoiles pour être approchées n’en deviennent que plus éclatantes : ni une si grande humilité ne diminue la magnanimité, ni une si grande magnanimité l’humilité. Si humble, lorsqu’elle se considère elle-même, la Vierge n’en est pas moins, lorsqu’il s’agit de croire à la promesse divine, magnanime : elle qui ne se considérait pas autrement que comme une pauvre servante, elle ne doute pas un instant de sa vocation à ce mystère incompréhensible, à cette admirable familiarité, à cet insondable sacrement ; elle croit qu’elle sera bientôt la vraie mère de l’Homme-Dieu. Voilà ce qu’accomplit dans le coeur des élus le privilège de la grâce divine : ni l’humilité ne les fait pusillanimes, ni la magnanimité ne les faits arrogants. (Agit hoc nimirum in cordibus electorum gratiae praerogativa divinae, ut eos nec humilitas pusillanimes faciat, nec magnanimitas arrogantes) bien plutôt, ces deux vertus se prêtent un mutuel appui, à tel point que non seulement la magnanimité n’entraîne chez eux aucun orgueil, mais qu’au contraire elle est en eux la source la plus efficace de l’humilité ; ils n’en sont que plus pénétrés de crainte et de gratitude envers le distributeur de tout don. Réciproquement, l’humilité n’est pour eux l’occasion de se laisser aller à aucune pusillanimité : moins l’on présume de soi, même dans les petites choses, et plus, même dans les grandes, l’on se confie en la puissance de Dieu. “ 640 “ Désormais le lévite du Seigneur, (Dans l’Ancien Testament, les lévites assistaient les prêtres dans le service de l’Autel et du temple) qu’était devenu Malachie, s’adonna publiquement à toutes les oeuvres qui relèvent de l’amour, et plus particulièrement à celles qui paraissent comporter une certaine humiliation. Ainsi avait-il le souci tout spécial d’ensevelir les pauvres, parce que cette tâche revêtait pour lui un sens d’humilité non moins que d’humanité. Notre nouveau Tobie (c’est plutôt du père de Tobie, Tobit, que l’Écriture souligne le souci d’ensevelir les morts. Mais c’est bien Tobie qui, en se mariant, affronte le démon, présent en sa femme) ne manqua même pas d’endurer à son tour l’épreuve de la part d’une femme, ou plutôt de la part du serpent, à travers une femme. Sa soeur, offusquée par ce qu’elle considérait comme l’indignité d’un tel office, lui criait : “que fais-tu insensé ? “Laisse les morts ensevelir leurs morts.” Et c’est chaque jour qu’elle lui exprimait ainsi sa réprobation. Mais lui, à cette femme “insensée, faisait une réponse conforme à sa sottise” : “malheureuse, disait-il, tu cites “une sainte parole”, mais tu en ignores la portée.” De la Bernard de Clairvaux, « De Laude Novae Militiae, Éloge de la Nouvelle Chevalerie », trad. du latin par P.Y. Emery frère de Taizé, in Bernard de Clairvaux, Œuvres complètes XXXI, Paris, Éditions du Cerf, 1990, Chap. III, 31, p. 129. 640 Bernard de Clairvaux, « Sermo in Dominica infra octavam Assumptionis » cité in R.-A. Gauthier, Magnanimité, op. cit, p. 439-440. 639 199 sorte, ce service, auquel il avait été forcé d’accéder, il le porta avec l’élan de l’amour et l’exerça infatigablement. C’est pourquoi on estima qu’il fallait le charger du ministère sacerdotal. “ 641 La liaison exposée par Vico entre la pratique de l’ensevelissement et le sens du mot : humanitas, trouve une expression littérale dans le texte de Bernard de Clairvaux. La religion du christianisme construisit une religion de la royauté en façonnant les traits d’un roi idéal, expression primordiale de l’espérance, de la bonté, de la charité, de la clémence, de la douceur, de l’humilité. Le texte posthume de Bossuet : Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, se conclut par une citation de saint Augustin exposant le vrai bonheur des rois. Les empereurs chrétiens sont véritablement heureux s’ils gouvernent avec justice les peuples qui leur sont soumis, s’ils mettent en oeuvre le pardon, la bonté, la compassion sincère des maux que souffrent les hommes, et l’humilité profonde devant la majesté infinie du Roi des rois. Mais, et telle est la religion de la royauté, toutes ces vertus appartiennent aux rois plus proprement qu’au reste des hommes. Ce qui signifie que l’humanité du roi idéal constitue la primauté de chaque roi particulier sur tous les hommes, et de cette primauté se constitue l’appropriation de l’ensemble de la morale par le principe monarchique qui devient alors l’unique référence pensable pour l’évaluation des comportements. Si les hommes veulent s’approprier la doctrine de l’humanitas alors ils sont contraints de se soumettre à la figure du roi comme référence première de la valeur. Si Michelet a pu écrire que Louis XVI se croyait toujours le centre de tout, c’est en particulier parce que même les vertus de modestie et d’humilité étaient subverties en leur fonctionnement par l’esprit du principe monarchique. L’humilité même devenait le signe particulier des rois. De l’humilité à la magnanimité, de la clémence à l’humanité, de la bonté à la justice, et pour finir de la sagesse à la douceur et à la force, la figure royale exprimait la seule phrase grammaticalement correcte qui puisse être prononcée. Pour s’exprimer correctement les hommes devaient parler comme des sujets du roi. Le langage dominant constituait le principe monarchique, en se parlant, les hommes parlaient sous la domination du maître royal. Parce que énonce Bossuet le nom de roi est un nom de père, parce que la bonté est le caractère le plus naturel des rois alors Louis XIV peut écrire : “ s’il y a une fierté légitime en notre rang, il y a une modestie et une humilité qui ne sont pas moins louables. Ne pensez pas, mon fils, que ces vertus ne soient pas faites pour nous. Au contraire, elles nous appartiennent plus proprement qu’au reste des hommes. “ Alors, Louis XV peut écrire : “ comme s’il était permis d’oublier que c’est en ma personne seule que réside la Puissance souveraine dont le caractère tout entier émane de moi ; que j’en suis le gardien suprême; que mon peuple n’est qu’un avec moi ; et que les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens, et ne reposent qu’en mes mains. “ Alors Louis XVI peut écrire : “ la souveraineté est essentiellement bienfaitrice et n’est destructrice que par Bernard de Clairvaux, « Vita Sancti Malachiae Episcopi, La Vie de l’Évêque Saint Malachie », trad. du latin par P.-Y. Emery frère de Taizé, in Bernard de Clairvaux, Œuvres complètes XXXI, Paris, Éditions du Cerf, 1990, Chap. III, 6, p. 197 et 199. 641 200 accident ; les rois ne sont que protecteurs du genre humain. “ 642 L’appropriation de la positivité absolue des valeurs par le principe monarchique était la cause, de l’engendrement d’un sublime sentiment de la majesté royale, sentiment collectif constitutif d’un lien humain. A ce sentiment sublime de la majesté royale, créateur du sentiment collectif d’un lien humain, Robespierre oppose le sublime sentiment du patriotisme. Au caractère sacré du principe monarchique, il oppose le caractère sacré du représentant du peuple. A la magnanimité, la majesté, la toute puissance, la bonté du monarque, il oppose la magnanimité, la majesté, la toute puissance, la bonté du peuple souverain. A la doctrine royale de l’humanitas il oppose la doctrine révolutionnaire du crime contre l’humanité. Le patriotisme énonce Robespierre le 26 mars 1792 devant la Convention “ n’est point une affaire de convenance, ce n’est pas un sentiment qui se ploie aux intérêts mais c’est un sentiment aussi pur que la nature aussi inaltérable que la vérité. (...) ce sentiment divin m’a bien dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le peuple. (...) Car je soutiens que tous les patriotes ont mes principes, et il est impossible que l’on puisse combattre les principes éternels que j’ai énoncés. “ (...) “ n’est-ce pas du patriotisme que dépend le succès des révolutions ? “ Ultérieurement il énoncera : “ le gouvernement révolutionnaire a deux objets, la protection du patriotisme et l’anéantissement de l’aristocratie.” (...) “Tout aristocrate est corrompu et tout homme corrompu est aristocrate. “ “ Le premier devoir d’un patriote est de secourir les opprimés. “ (...) “ Or, quel est le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et le fait mouvoir ? C’est la vertu ; je parle de la vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnant dans la France républicaine ; de cette vertu qui n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois. Mais comme l’essence de la République ou de la démocratie est l’égalité, il s’ensuit que l’amour de la patrie embrasse nécessairement l’amour de l’égalité. Il est vrai encore que ce sentiment sublime suppose la préférence de l’intérêt public à tous les intérêts particuliers ; d’où il résulte que l’amour de la patrie suppose encore et produit toutes les vertus : car que sont-elles autre chose que la force de l’âme qui rend capable de ces sacrifices ? Et comment l’esclave de l’avarice ou de l’ambition, par exemple, pourrait-il immoler son idole à la patrie ? “ 643 § 3. LA DOCTRINE RÉVOLUTIONNAIRE DU CRIME CONTRE L’HUMANITÉ : LE ROI DE FRANCE CRIMINEL ENVERS L’HUMANITÉ La doctrine révolutionnaire du crime contre l’humanité est cette doctrine qui structure le cheminement historique de la Révolution française, doctrine dont l’objet est la destruction du principe monarchique, doctrine G. Boissy, Les Pensées des Rois de France, op. cit, p. 234 et p. 276 et p. 327. Robespierre, « Sur les circonstances actuelles » 26 mars 1792, O.C. t VIII, p. 237-235-233. Et, Robespierre, « Sur les intrigues contre le gouvernement révolutionnaire » 21 Messidor An II (9 juillet 1794), O.C. t X, p. 523 et p. 519. Et Robespierre, « Contre les factions nouvelles et les députés corrompus » 8 Thermidor An II (26 juillet 1794), O.C. t X, p. 552. Et, Robespierre, « Sur les Principes de morale politique » 17 Pluviose An II (5 février 1794), O.C. t X, p. 353. In Œuvres de Maximilien Robespierre. 642 643 201 dont la nécessité et le déploiement procèdent de la contradiction à hauteur de mort, entre “ la règle absolue du vrai et du faux, du juste et de l’injuste.” et la royauté comme “ crime éternel contre lequel tout homme a le droit de s’élever et de s’armer” puisque, “ ce sont les crimes des rois qui enfantent tous les autres crimes, avec les passions lâches, et la misère. “ 644 La doctrine révolutionnaire du crime contre l’humanité énoncée par Robespierre exprime la nécessité absolue de trancher entre le sublime sentiment de la majesté royale et le sublime sentiment du patriotisme, puisque dans la monarchie un seul individu peut aimer la patrie, c’est le monarque, “le monarque est le seul qui ait une patrie”, 645 le monarque qui est le souverain à la place du peuple, condamnant ce dernier à une errance éternelle, dans un lieu qui ne peut porter aucun nom, dans la mesure même où le monarque représente l’humanité tant du point de vue psychique que du point de vue géographique. C’est donc une intense sensation d’étouffement qu’éprouve Robespierre dans la maison de la royauté. La doctrine du crime contre l’humanité contribue à vaincre cette intense et insupportable sensation d’étouffement dans le mouvement même de la fondation de la République qui réclame comme un impératif incontournable la mise à mort du roi de France. “ Telle est, sur plusieurs, l’influence d’une atmosphère pestiférée, que les idées les plus simples et les plus naturelles sont souvent étouffées par les plus dangereux sophismes “ 646 puisque, en effet, “ quoi qu’on en dise, la Révolution française se situe à nos origines. “ 647 La clémence envers les tyrans comme crime contre l’humanité, le pardon envers la royauté comme barbarie exposent clairement cette “ règle absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l’injuste “ selon laquelle se dévoile enfin : “ la magnanimité chimérique, la fausse humanité, l’apparence de la bonté, la royauté de clémence et d’hypocrisie “ 648 selon laquelle donc, se dévoile la doctrine royale de l’humanitas comme principe de domination sur l’ensemble des hommes, comme principe insupportable et mortifère de domination sur la vie elle-même, comme principe d’avilissement du langage lui-même. La clémence et le crime contre l’humanité, le pardon et la barbarie, scandent les discours de Robespierre comme l’élaboration secrète de la destruction de la royauté et de sa contrepartie : la vision prophétique par Robespierre de sa mise à mort inéluctable, prix à payer pour cette transgression majeure et fondamentale d’un ordre millénaire : l’ordre du principe monarchique. Moins d’un an après l’assassinat de Marat il énonce devant la Convention : “ ô rois et valet des rois (...) Il est plus facile, en Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX, op. cit, p. 122. Et, Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI » 13 novembre 1792, in Œuvres complètes, op. cit, p. 480. Et, Robespierre, « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI » 16 novembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t V, op. cit. p. 59. 645 Robespierre, « Sur les Principes de morale politique » 17 Pluviose An II (5 février 1794), Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 353. 646 Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet » 28 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit, p. 188. 647 J. Solé, La Révolution en questions, Paris, Seuil, 1988, p. 343. 648 La magnanimité chimérique est une expression de Fénelon. La fausse humanité est une expression de Robespierre in « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit, p. 124. L’apparence de la bonté est une expression de Saint-Just in « Second discours sur le jugement de Louis XVI » 26 décembre 1792, in Œuvres complètes, op. cit, p. 507. La royauté de clémence et d’hypocrisie est une expression de J. Michelet in Histoire de la Révolution française, t 2, Livre XV, chap. II, p. 665. 644 202 effet de nous ôter la vie, que de triompher de nos principes ou de nos armées. (...) Quand les puissances de la terre se liguent pour tuer un faible individu, sans doute il ne doit pas s’obstiner à vivre : aussi, n’avons-nous pas fait entrer dans nos calculs l’avantage de vivre longuement. Ce n’est point pour vivre que l’on déclare la guerre à tous les tyrans, et, ce qui est beaucoup plus dangereux encore, à tous les crimes. (...) Il y a quelques mois, je disois à mes collègues du Comité de salut public : “ Si les armées de la République sont victorieuses, si nous démasquons les traîtres, si nous étouffons les factions, ils nous assassineront “ ; et je n’ai point été étonné de voir réaliser ma prophétie (...) entouré de leurs assassins, je me suis déjà placé moi-même dans le nouvel ordre de choses où ils veulent m’envoyer ; je ne tiens plus à une vie passagère, que par l’amour de la patrie et par la soif de la justice et dégagé plus que jamais de toute considération personnelle...” (...) Faire la guerre au crime, c’est le chemin du tombeau et de l’immortalité, favoriser le crime, c’est le chemin du trône et de l’échafaud. “ Le 13 Messidor An II (1er juillet 1794) il énonce : “il faut que la Révolution se décide par la ruine des uns ou des autres.” 649 Pour vaincre et détruire le principe monarchique, il importe de restituer à la clémence sa signification d’asservissement et d’avilissement. Asservissement en effet, puisque selon le discours même de Louis XIV, la clémence doit être entendue comme la plus royale de toutes les vertus comme ne pouvant appartenir qu’à des rois. Avilissement en effet, puisque accorder à la clémence droit de cité dans la lutte contre la royauté et l’aristocratie, ce serait alors reconnaître de facto la supériorité primitive du roi comme étant la figure même instituant l’obligation de soumission, dans la mesure même où selon ce discours de Louis XIV la clémence est la seule vertu par laquelle on doit au roi plus qu’on ne saurait jamais lui rendre, c’est-à-dire la vie et l’honneur. Ce qui pose alors chaque homme comme éternellement débiteur du roi et chaque roi comme éternellement créditeur de ses sujets. Reconnaître de facto cette supériorité primitive ce serait alors s’avilir soi-même et donc nier soi-même sa propre liberté en faisant dépendre cette dernière de l’emprise du pouvoir monarchique. C’est cette idée qu’énonce Saint-Just dans son Second discours sur le jugement de Louis XVI. Saint-Just, dans l’enceinte de la Convention nationale énonce la signification politique de la grâce, de la clémence, du pardon, en déclarant : “ il n’y a qu’un pas de la grâce au triomphe du roi ; et de là, au triomphe et à la grâce de la royauté. “ 650 Et c’est précisément parce que la destruction du principe monarchique est à l’ordre du jour de la Révolution française que d’une part le jugement du roi dans le cadre de la Convention nationale relève selon l’analyse de Robespierre : “ d’un cas extraordinaire qui dépend de principes que nous n’avons jamais appliqués” 651 et que d’autre part un de ces principes qui n’a jamais été appliqué c’est le principe selon lequel la Robespierre, « Sur les crimes des Rois coalisés contre la France » 7 Prairial An II (26 mai 1794) in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 475-476. Et, Robespierre, « Sur les calomnies dont il est l’objet et les intrigues au sein des comités de gouvernement » 13 Messidor An II (1er juillet 1794) in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 512. 650 Saint-Just, « Second discours sur le jugement de Louis XVI » 26 décembre 1792, in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 512. 651 Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit, p. 122. 649 203 clémence qui pardonne aux tyrans peut être qualifiée de crime contre l’humanité précisément parce que l’action des tyrans détruit l’humanité de chaque homme, précisément parce que l’action des tyrans anéantit chaque homme dans son humanité collective, précisément parce que l’action des tyrans avilit l’humanité en détruisant le lien humain de telle sorte que l’humanité souffrante et avilie constitue pour chaque homme l’oppression et la destruction de son humanité primitive. C’est ainsi qu’une doctrine du crime contre l’humanité comme doctrine de destruction du principe monarchique fut scandée par Robespierre de la chute de la monarchie en août 1792 jusqu’à son dernier grand discours en date du 8 Thermidor An II (26 juillet 1794) : “la clémence qui leur pardonne est barbare c’est un crime contre l’humanité. (...) Allez aux pieds de Louis XVI invoquer sa clémence. (...) La clémence qui compose avec la tyrannie est barbare. (...) Octave et Antoine ordonnent à toute la terre de les croire seuls cléments, seuls justes et seuls vertueux. “ (...) Vous semblez placés aujourd’hui entre deux factions, l’une prêche la fureur et l’autre la clémence ; l’une conseille la faiblesse et l’autre la folie. (...) Punir les oppresseurs de l’humanité c’est clémence ; leur pardonner c’est barbarie. (...) Son Altesse royale rappelle aux troupes britanniques et hanovriennes, que la clémence est le plus beau titre des soldats : elle cite, à ce sujet des époques d’autrefois : mais qu’y a-t-il donc de commun entre ce qui a existé jadis et ce qui est aujourd’hui ? Qu’y a-t-il donc de commun entre la liberté et le despotisme, entre le crime et la vertu ? York parle d’humanité ! Quoi : York, un tyran, un soldat de Georges, l’orateur d’un gouvernement qui a rempli l’univers de ses crimes et de ses infamies ... Qu’un Tyran est donc odieux alors même qu’il parle d’humanité. (...) Quels étaient les crimes reprochés à Danton, à Fabre, à Desmoulins ? de prêcher la clémence pour les ennemis de la patrie, et de conspirer pour leur assurer une amnistie fatale à la liberté. “ 652 En citant Vico nous avons écrit : “ Le mot : humanitas guide le discours comme un mot primitif très ancien signifiant en même temps l’ensevelissement et la naissance, la disparition et l’apparition, l’angoisse de mort et la plénitude de vie. “ De ce point de vue il n’est pas faux de considérer que l’ensevelissement de la Royauté et la naissance de la République furent contemporains de l’ensevelissement de Robespierre et de la naissance de la contre-Révolution matérialisée par la “ catastrophe de Thermidor.” 653 Les huit phrases citées sont extraites des textes suivants : 1) Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 » Le Défenseur de la Constitution n° 12, O. C. t IV., p. 360. 2) Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, O.C., t IX, p. 126. 3) Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet » 28 décembre 1792, O.C., t IX, p. 184. 4) Robespierre, « Réponse de la Convention Nationale au manifeste des Rois ligués contre la République, proposée par Robespierre, au nom du comité du Salut public » 15 Frimaire An II (5 décembre 1793), O.C. t X., p. 230. 5) Robespierre, « Discours non prononcé sur la faction Fabre d’Églantine » Fin de Nivôse An II (janvier 1794), O.C. t X., p. 341. 6) Robespierre, « Sur les Principes de morale politique » 17 Pluviose An II (5février 1794), O.C. t X., p. 359. 7) Robespierre, « Sur la proclamation du Duc d’York concernant le décret relatif aux prisonniers de guerre anglais » 3 Messidor An II (21juin 1794), O.C. t X., p. 499-500. 8) Robespierre, « Contre les factions nouvelles et les députés corrompus » 8 Thermidor An II (26 juillet 1794), O.C. t X., p. 564. In Œuvres de Maximilien Robespierre 10 volumes. 653 P. Buonarroti, « Notes », première ébauche de La Conspiration pour l’Égalité, in A. Mathiez, Études sur Robespierre, Paris, Messidor / Éditions sociales, 1988, p. 249. 652 204 Dans le numéro 5 du journal « Lettre à ses commettants » daté du 16 novembre 1792, Robespierre rédacteur de journal, écrit un article exposant le parti à prendre à l’égard de Louis XVI. Dans cet article il conclut “ que la Convention nationale doit déclarer Louis, traître à la patrie, criminel envers l’humanité, et le faire punir comme tel. “ Pour soutenir la nécessité de la mise à mort de Louis XVI, Robespierre fait référence au mythe de méduse. Robespierre par le recours à ce mythe démontrait ainsi qu’il savait que “ Le mythe de méduse rappelle d’abord que l’horreur réelle nous est source d’impuissance. “ 654 Par la mise à mort du roi il s’agit de frapper d’épouvante tous les rois, de rendre impuissants tous les tyrans, de libérer l’esprit de tous les peuples. “ Français, ne prenez pas le change sur votre situation; vous n’avez qu’un seul moyen d’échapper à la vengeance des rois ; la victoire. Les dompter ou périr ; voilà les seuls traités qui vous conviennent; (...) Quel moyen plus sûr de les dégrader dans l’opinion des peuples, et de les frapper d’épouvante, que le spectacle de leur complice immolé à la liberté trahie? Ce spectacle sera pour eux la tête de méduse. 655 “ Mais cette tête de méduse invoquée par Robespierre se retourna contre lui pour le tuer. Le 16 Germinal An II (5 avril 1794) dans un discours aux Jacobins il énonça la signification politique de la mise à mort de Danton intervenue le jour même : “ frapper l’aristocratie dès qu’elle paroît devenir insolente, lui arracher le masque dont elle se couvre, voilà l’ordre du jour. Épouvantons l’aristocratie, de manière non seulement qu’elle ne puisse plus nous attaquer, mais qu’elle n’ose pas essayer de nous tromper. D’un autre côté, protégeons l’innocence, et ravissons à la tyrannie l’affreux espoir de détruire les patriotes. “ 656 Le drame de Germinal fut décisif, il constitue le prologue de Thermidor écrit un des historiens de la Révolution, évoquant un complexe de peur paralysant la vie politique sectionnaire. 657 Le 4 germinal An II, le 16 germinal, le 24 germinal trois procès eurent lieu suivi de la mise à mort des accusés. Étaient visées principalement les deux factions qui “opposées en apparence se rallient toujours pour sacrifier les patriotes. “ 658 Ces deux factions sont symbolisées par Danton, et par Hébert. Le dantonisme et l’hébertisme représentent le modérantisme ou les indulgents, et les enragés ou les exagérés, les citra-révolutionnaire et les ultra-révolutionnaire, ceux qui prêchent la clémence et ceux qui prêchent la fureur. Robespierre incarne “ la véritable victoire, celle que les amis de la liberté remportent sur les factions. “ Robespierre incarne et en même temps voit “ un prodige plus étonnant encore, un prodige que la corruption monarchique et l’expérience des premiers temps de notre Révolution permettaient à peine de regarder comme possible : une Assemblée investie de la puissance de la nation française, marchant d’un pas rapide et ferme vers le bonheur public, dévouée à la cause du peuple et au triomphe de l’égalité, digne de donner au monde le signal de la liberté et l’exemple de toutes les vertus. “ Dans le même temps où il voit ce prodige, Robespierre anticipe sa mort à venir en G. Didi-Huberman, Images Malgré Tout, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 221. Robespierre, « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI » 16 novembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t V., op. cit. p. 61. 656 Robespierre, « Pour la mise à l’ordre du jour de la conjuration de Danton », 16 Germinal An II (5 avril 1794), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 425-426. 657 A. Soboul, La Révolution française, Paris, tel Gallimard, 2003, 1ère édition 1984, p. 352-353. 658 Robespierre, « Sur l’affaire de Commune-Affranchie et contre Dubois-Crancé et Fouché », 23 Messidor An II (11 juillet 1794), Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 526. 654 655 205 énonçant cette phrase : “ en disant ces choses, j’aiguise contre moi des poignards, et c’est pour cela même que je les dis. (...) j’ai assez vécu ...” Ces mots datent de 1794. Le 14 juillet 1793, au lendemain de l’assassinat de Marat par Charlotte Corday, Robespierre prononce ces mots aux Jacobins : “ j’ai peu de chose à dire à la société. Je n’aurais pas même demandé la parole (...) si je ne prévoyais que les honneurs du poignard me sont aussi réservés, que la priorité (de l’assassinat de Marat) n’a été déterminée que par le hasard, et que ma chute s’avance à grands pas. “ Lisant les Actes du Tribunal révolutionnaire nous apprenons que l’exécution de Louis XVI avait provoqué chez Charlotte Corday une indignation extrême, Aussitôt après, elle forme le projet de quitter la France et d’aller vivre en Angleterre, loin des excès révolutionnaires. Assassiner Marat c’était donc pour cette femme la contrepartie de la décapitation du Roi. 659 § 4. IDENTITÉ DU CONCEPT D’ANGOISSE ET DU CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ Robespierre en se plaçant au-delà de la dialectique de la clémence et de la fureur, désirait instituer la République comme incarnant la vérité même, la raison éternelle, la sublime justice de l’humanité, mais l’angoisse de la mort était trop forte et désorganisa les esprits ouvrant ainsi la voie à la conjuration du 9 thermidor qui s’imposa par l’acquiescement de la Convention elle-même. La peur fut selon Philippe Buonarroti une des causes de la catastrophe de Thermidor. 660 Le spectacle de la tête de méduse fut le ciment de la conjuration et de la contre-révolution. Le refus par Robespierre de la clémence doit se lire comme le refus absolu du principe monarchique. Car la plupart de ses adversaires politiques en invoquant le pardon et la clémence révélaient ainsi leur fascination et leur soumission pour la clémence royale comme signature de la souveraineté dans la structure de la royauté, ses adversaires refusaient l’idée d’une guerre à mort entre la République, le peuple, l’humanité opprimée, et le roi, la noblesse, l’aristocratie. Ils se révélaient donc corruptibles, prêts à s’allier avec la puissance de fascination du principe monarchique millénaire. Ainsi Condorcet, opposé à la mise à mort du roi, écrit, dans un texte jamais prononcé, qui circula sous forme de brochure à la fin du mois de novembre, et fut introduit dans les annexes aux comptes rendus des débats tenus à la Convention le 3 décembre 1792 : “ juger un roi accusé est un devoir, lui pardonner peut être un acte de prudence, en conserver la possibilité est un acte de sagesse dans ceux à qui les destinées politiques de la nation ont été confiées. “ Le même jour Marat (1743-1793) énonce “ Loin de nous ces fausses idées de clémence, de générosité, dont on cherche à flatter la vanité nationale ; et comment les écouterions-nous sans attirer sur nos têtes le blâme de la nation et tous les malheurs qui viendraient fondre sur la patrie, si nous laissions à l’exmonarque la possibilité de jamais tramer à nouveau ? Ainsi pardonner ne serait pas seulement faiblesse, mais trahison, scélératesse et perfidie. “ 661 Le 26 Robespierre, « Sur les intrigues contre le Gouvernement révolutionnaire » 21 Messidor An II (9 juillet 1794), O.C. t X., p. 521. Et Robespierre, « Sur les crimes des Rois coalisés contre la France » 7 Prairial An II (26 mai 1794), O.C. t X., p. 477. Et Robespierre, « Sur la Pompe funèbre de Marat et les mesures de Salut Public » 14 juillet 1793, O.C. t IX., p. 623. In Œuvres de Maximilien Robespierre. Et le texte du procès de Charlotte Corday, in G. Walter, Actes du Tribunal révolutionnaire, Paris, Mercure de France, 1968, p. 12. 660 P. Buonarroti, « Notes », première ébauche de La Conspiration pour l’Égalité, in A. Mathiez, Études sur Robespierre, op. cit, p. 254. 661 Le discours de Condorcet (3 décembre 1792) et le discours de Marat (3 décembre 1792) sont reproduits in 659 206 décembre 1792 Saint-Just prononce cette phrase devant les conventionnels : “lorsqu’un peuple est sorti de l’oppression le tyran est jugé. (...) Cette humanité dont on vous parle, c’est de la cruauté envers le peuple ; ce pardon, qu’on cherche à vous suggérer, c’est l’arrêt de mort de la liberté, et le peuple lui-même doit-il pardonner au tyran ? “ 662 Ultérieurement Camille Desmoulins, dans le numéro 4 du journal le Vieux Cordelier, distribué le 4 nivôse An II (24 décembre 1793), réclame l’élargissement de “ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects “ se déclarant “ certain que la liberté serait consolidée et l’Europe vaincue si vous aviez un comité de clémence. “ 663 Le lendemain le 5 nivôse Robespierre répond à Camille Desmoulins en prononçant devant la Convention un Rapport sur les Principes du Gouvernement Révolutionnaire au nom du Comité de Salut Public qui exclut toute forme d’indulgence ou de clémence. “ Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République ; celui du gouvernement révolutionnaire est de la fonder. La Révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis : la Constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible. Le gouvernement révolutionnaire a besoin d’une activité extraordinaire, précisément parce qu’il est en guerre. Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort. “ 664 Auparavant c’était déjà la clémence, la grâce, le pardon qui avait marqué l’idéologie dantoniste, comme le souligne Michelet : “ quels étaient donc les crimes de Danton, aux yeux des robespierristes ? Nul doute qu’il ne les eût choqués, lorsque bien avant Desmoulins, il avait lancé hardiment cette parole : “qu’un jour la République, hors de péril, pourrait être un Henri IV, faire grâce à ses ennemis. “ N’était-ce pas de ce mot qu’étaient nés le Vieux Cordelier, le Comité de clémence, les propositions imprudentes qui menaçaient de briser le nerf de la Révolution ? “ 665 Ainsi, l’on comprend que la doctrine du crime contre l’humanité, comme doctrine visant la destruction du principe monarchique est au coeur de la Révolution française. Mais cette doctrine se signale en particulier par sa disparition de la mémoire nationale française. 666 Comment appréhender cette disparition. Pour répondre hâtons-nous de nous diriger vers les dernières lignes de cette signification généalogique du concept de crime contre l’humanité. Notre peur d’oublier n’est pas moins forte que notre peur de comprendre. Assurément la phrase d’un journaliste suisse Cassat Ainé, rédigée au lendemain de l’événement constitue aujourd’hui notre actualité : “ en dépit des cris de ses détracteurs, nous sommes forcés de convenir que nul n’avoit marché d’un pas aussi ferme dans le sentier du plus pur patriotisme; et même aujourd’hui ceux qui se déchaînent avec tant d’emportement contre cet homme extraordinaire n’articulent pas un seul fait positif contre lui. (...) Je connois tel de ces misérables, qu’un regard seul de Robespierre, vivant, aurait replongé à l’instant dans son élément : c’est-à-dire dans la boue. “ 667 M. Walzer, Régicide et Révolution, Le procès de Louis XVI Discours et controverses, op. cit, p. 258 et p. 272. 662 Saint-Just, « Second discours sur le jugement de Louis XVI » 26 décembre 1792 in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 513. 663 Cité par A. Soboul, La Révolution française, op. cit, p. 344. 664 Robespierre, « Rapport sur les principes du Gouvernement révolutionnaire », 5 Nivôse An II (25 décembre 1793), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 274. 665 J. Michelet, Histoire de la Révolution française, op. cit, t II, Livre XVII, chap. II, p. 727. 666 J-M. Rey, « Une histoire du disparaître » in L’inactuel, Nouvelle série / 10, Éditions Circé 2004. 667 Cassat Ainé, « Précis de la Conspiration de Robespierre » in G. Walter, La conjuration du neuf Thermidor, Paris, Gallimard, 1974, p. 425 et p. 439. 207 En 1922, Sigmund Freud écrit un très court texte : das Medusenhaupt, La Tête de Méduse. Les premières lignes de ce texte sont les suivantes : “ nous n’avons pas souvent tenté l’interprétation de figures mythologiques prises individuellement. Elle est, pour la tête coupée de la Méduse éveillant l’horreur, à portée de la main. Décapiter = castrer. L’effroi de la Méduse est donc effroi de castration, qui est rattaché à la vue de quelque chose. “ 668 Or que voyons-nous, nous qui ne voyons pas. Nous voyons que “ ce que nous appellerons légitimement le concept d’angoisse. “ 669 est strictement identique au concept de crime contre l’humanité mis en oeuvre par Robespierre à la suite de cette journée historique du 10 août 1792. Le roi de France est emprisonné le 11 août 1792 et décapité le 21 janvier 1793. 668 669 S. Freud, « La tête de Méduse » in Œuvres complètes volume XVI 1921-1923, Paris, PUF, 1991, p. 163. J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 385. 208 TITRE 2 LA F O R M U L AT I O N M Y S T I Q U E : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU CHRIST Le crime contre l'humanité du Christ représente une construction de langage engendrée par deux textes et par deux réalités de pensée. Le premier texte est précisément celui de Robespierre. Dès lors, en effet que se dévoile, dans le texte de ce révolutionnaire l'expression de crime contre l'humanité, contemporaine du 18e siècle, alors s'impose la nécessité de comprendre la signification possible de cette expression dans le contexte de la Révolution française. Cette signification impose alors de "traduire" le concept de crime contre l'humanité formulé par Robespierre par "crime contre l'humanité du peuple". Une fois cette traduction établie voici que le regard déchiffre le chapitre IX du livre de Guillaume d'Ockham Court traité du pouvoir tyrannique (note 761). En lisant ce chapitre s'impose alors à l'esprit l'expression crime contre l'humanité du Christ. Le surgissement de cette expression dans la pensée repose d'une part sur la nécessité ternaire et d'autre part sur la théologie trinitaire. Une économie subjective régie par une logique ternaire pousse à soutenir l'expression crime contre l'humanité du peuple par l'expression crime contre l'humanité du Christ car sous le Christ se cache le Dieu humain, sous le Dieu humain se cache l'homme divin. Entre la divinité et l'humanité du Christ il n'y a pas à choisir, car cette divinité et cette humanité sont toutes les deux inséparablement constitutives du médiateur qu'est le Christ selon la théologie d'Augustin. Si le Christ peut être compris comme ce médiateur entre Dieu et les hommes c'est parce qu'il est accessible à la souffrance et à la mort comme le souligne le Chapitre IX du livre écrit par Ockham. Nier cette réalité d'humanité du Christ pour s'approprier une plénitude de puissance sur l'ensemble des hommes, c'est déjà préparer le terrain pour la négation de l'humanité du peuple par le prince. La corruption du prince réside en la croyance selon laquelle l'humanité s'incarne en sa personne. La corruption du pape réside en la croyance selon laquelle l'humanité du christ s'incarne en sa personne. Ainsi la reconnaissance de la très haute pauvreté du Christ par l'empereur ouvre la voie à l'ébauche d'une conscience historique de l'idée de très haute pauvreté en laquelle la passé et le présent se rencontrent mystérieusement, comme si ce qui est très ancien soutient le présent, soutient l'activité de pensée ellemême. CHAPITRE 1 LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DU CHRIST PAR L’EMPEREUR La réalité de la très haute pauvreté nous apparaît comme si importante qu'elle semble former comme un des fondements de l'idée du droit. Cette idée en effet se construit selon une logique du bien et du mal. Mais cette logique elle-même dans son déploiement historique, culturel et psychique utilise la forme du pauvre et du riche; La réalité du pauvre en haillons, induit l'idée du sale, et le sale induit lui-même l'idée morale de l'impureté du mensonge et de la trahison. La réalité du riche revêtu d'une 209 parure de beauté de richesse et de luxe, induit l'idée morale de l'autorité et de la distinction, l'idée morale du bien, de ce qui est juste, voilà pourquoi Grotius dans son Traité consacré au Droit de la Guerre et de la Paix, souligne que l'autorité et le respect sont habituellement dus à la parole seule d'un roi, qui est supérieure à n'importe quel serment. C'est la raison pour laquelle en se fondant sur l'humanité pauvre que représente le peuple, le crime de lèse-majesté s'est transformé en crime de lèse-humanité. L'articulation entre ces deux expressions passe par l'idée de très haute pauvreté, qui fait le lien, du point de vue de l'humanité entre la très haute pauvreté du Christ, la très haute pauvreté du peuple, la très haute pauvreté de l'homme. Si le concept de très haute pauvreté du peuple anima l'esprit de Robespierre et Saint Just, en liaison avec le concept de crime contre l'humanité du peuple, c'est parce que au 14e siècle Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d'Ockham surent donner au concept de Summa Paupertas une résonance mystique et politique frayant ainsi la voie à ce qu'il est possible d'appeler une conscience historique de ce concept résonnant dans l'esprit des révolutionnaires français selon une signification politique destructrice de la royauté et salvatrice du peuple le plus pauvre. SECTION 1. LE CONCEPT DE SUMMA PAUPERTAS FONDEMENT DU CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ § 1. LA PERCEPTION DU MALHEUR ET LA CONSCIENCE DE LA RÉVOLUTION FRANCAISE La doctrine informelle du crime contre l’humanité, élaborée dans le cadre de la Révolution française, et assignant au roi de France une culpabilité criminelle juridico-politique envers l’instance de l’humanité, s’élabore principalement par les textes de Robespierre et de Saint-Just. Cette doctrine met à jour cette zone inqualifiable séparant le droit de propriété, du droit à l’existence, cette zone en laquelle se jouent la souffrance de la pauvreté et l’humiliation du déni de justice, cette zone en laquelle s’interprète la liaison entre les concepts de souffrance sociale et de souffrance psychique670, cette zone où se joue, au sein du corps social lui-même, la réalité du déploiement de soi qui exige d’une part “ une chose tellement universelle qu’elle englobe l’homme tout entier, à travers toutes ses forces et toutes ses expressions. “ qui implique d’autre part l’idée de “ la dignité générale de l’humanité “ appelant l’énonciation d’un “ concept d’humanité671”. Ici il importe de remarquer les dernières lignes de La Généalogie de la Morale, s’organisant à partir du mot de souffrance : “ le non-sens de la souffrance, et non la souffrance, est la malédiction qui a pesé jusqu’à présent sur l’humanité, --- et l’idéal ascétique lui donnait un sens ! “ 672 Si au lieu d’écrire : l’idéal ascétique, il était écrit : l’idéal de la royauté, peut-être que la phrase du philosophe garderait intact son sens original, et ce d’autant plus que l’historien décrivant Philippe Auguste et Saint Louis, introduit l’ascétisme comme caractéristique emblématique de la royauté la plus sainte. Philippe Auguste, le grand-père de Saint Louis est décrit comme un guerrier, conquérant, chasseur, bon vivant, aimant les femmes, coléreux. Saint Louis, le petit-fils est décrit comme pacifique, dévot, ascète, s’abstenant de la chasse, de la bonne chère, des femmes (sauf la sienne). 673 670 671 672 673 É. Renault, L’expérience de l’injustice, Paris, Éditions de la découverte, 2004, p. 336 à 343. Wilhem Von Humboldt, De l’esprit de l’humanité, op. cit, p. 61 et 67 et 71. F. Nietzsche, « La Généalogie de la morale » in Œuvres philosophiques complètes, VIII, op. cit, p. 347. J. Le Goff, « Saint Louis », in Héros du Moyen Âge, le Saint et le Roi, op. cit, p. 774-775. 210 Une des significations de la Révolution Française réside dans la contradiction, à hauteur de mort, entre le droit de propriété qualifié de droit naturel, inaliénable, sacré, imprescriptible, de l’homme dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, et le droit à l’existence proposé par Robespierre dans son projet de nouvelle Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen présenté à la Convention le 24 avril 1793. Dans ce projet l’économie du droit de propriété est transformée. Ce droit ne possède plus la caractéristique d’un droit naturel inaliénable, sacré, imprescriptible. Il est rétrogradé et borné. Il est rétrogradé puisque dans ce projet les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence, et celui de la liberté. Dès lors, non seulement, le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui, mais plus encore, il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. Moins d’un mois après avoir présenté ce projet à la Convention, Robespierre créera le très remarquable concept “ d’économie politique populaire “ dans son discours du 10 mai 1793 sur la Constitution. Ce concept reposait sur l’idée fondamentale énoncée au point 8 de la Constitution selon laquelle l’inégalité des biens peut détruire l’égalité des droits, idée exposée ainsi par Robespierre dans son discours : “ qu’ importe que la loi rende un hommage hypocrite à l’égalité des droits, si la plus impérieuse de toutes les lois, la nécessité, force la partie la plus saine et la plus nombreuse du peuple à y renoncer. “ 674 L’article 17 de la Déclaration de 1789, est subverti par la logique de la souveraineté du peuple, destructrice du caractère inviolable et sacré du droit de propriété posé par la Déclaration du 26 août 1789 en son article 17. Cette double caractéristique, de sacralité et d’inviolabilité du droit de propriété représentait la double caractéristique de la royauté, double caractéristique transférée sur le droit de propriété considéré secrètement comme la répétition juridique de la personne du souverain. L’article 2 de la Constitution du 3 septembre 1791 énonçait : “ la personne du Roi est inviolable et sacrée ; son seul titre est Roi des Français. “ Le principe de la royauté considérée comme inviolable et sacrée constitue une des lignes de partage précédant les débats de la Convention ayant pour objet le sort du Roi de France. Le 13 novembre 1792 un conventionnel Charles François Gabriel Morisson prit appui sur l’article 2 de cette Constitution pour soutenir la position suivante : “ Louis XVI maintenant ne peut tomber que sous le glaive de la loi ; la loi ne prononce rien à son égard ; par conséquent nous ne pouvons le juger. “ 675 Le même jour Louis Antoine Léon Saint-Just prononça son premier discours considéré par la plupart des historiens comme le discours le plus brillant et le plus percutant, première expression d’une position authentiquement jacobine. Dans ce discours Saint-Just argumentait contre la fausseté de la position de Morrisson : “ pour moi, je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir. (...) tous les hommes tiennent de la nature la mission secrète d’exterminer la domination en tout pays; (...) Louis est un étranger parmi nous; (...) Louis Robespierre, « Sur la Constitution », 10 mai 1793, in Œuvres de Maximilien de Robespierre, t IX., op. cit, p. 506. Et, Robespierre « Sur la nouvelle Déclaration des droits » 24 avril 1793, in Œuvres de Maximilien de Robespierre, t IX., p. 459 à 471. Et voir également F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992, p. 93. 675 Morisson, « Discours du 13 novembre 1792 », in M. Walzer, Régicide et Révolution, Le procès de Louis XVI, Discours et controverses, op. cit, p. 196. 674 211 XVI doit être jugé comme un ennemi étranger. (...) Il n’est pas d’acte de la souveraineté qui puisse obliger véritablement un seul citoyen à lui pardonner. “ 676 Le pardon est donc absolument inenvisageable parce que le principe monarchique sous son vêtement de douceur, de bonté et de modération, affectant le désintéressement et l’amour du peuple est en réalité un principe absolument criminel :“ cercueil immense de tant de générations asservies et malheureuses. “ 677 Et c’est précisément en cette perception du malheur que se joue le processus clé de la Révolution Française. Car en effet si le sens principal d’une Constitution réside dans la proclamation d’un droit de propriété inviolable et sacré, comme le principe même de la monarchie réside en le caractère inviolable et sacré de la personne du roi, alors cela signifie que les propriétaires sont autant de monarques à même de dominer et de rabaisser les pauvres, les malheureux, le peuple indigent, par les chaînes mêmes de l’esclavage et de l’humiliation “ la pauvreté abat le coeur et le plie à la dépendance, qui mène toujours à la servitude. Comment des hommes avilis par leur misère, connaîtraient-ils l’amour de la liberté ? ” 678 Ce n’est donc ni en la personne du roi, ni en le droit de propriété, personnification juridique du monarque, que peut résider la souveraineté véritable, mais seulement en le peuple. Alors que la Déclaration du 26 août 1791 considérait que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation, le projet de la nouvelle Déclaration présenté le 24 avril 1793 à la Convention par Robespierre affirme en son article V, “ La souveraineté réside essentiellement dans le Peuple français. “ L’affirmation de la souveraineté du peuple, s’accompagne de la destitution de la primauté du droit de propriété, représentation juridique de la primauté du monarque, ce qui signifie que : “ la propriété est de droit social, comme la souveraineté. “ 679 § 2. LA PERCEPTION DE L’IMPARDONNABLE DU PRINCIPE MONARCHIQUE ET LA CONSCIENCE DE L’HUMILIATION ET DE L’AVILISSEMENT DU PEUPLE Pour comprendre la force du processus révolutionnaire qui a constitué l’acte historique de la Révolution française, il ne faut pas hésiter à emprunter dans la pensée juridique contemporaine certaines formes de réflexion inconnues des révolutionnaires français. Ainsi en va-t-il de la notion de meurtre psychique, particulièrement difficile à mettre en oeuvre. On peut affirmer en effet que l’emprise de la royauté sur les hommes déterminés comme sujets du roi, constitue pour les révolutionnaires français, une tentative criminelle de destruction, vécue par chacun de ces véritables révolutionnaires comme un meurtre psychique. Ainsi, dans un dictionnaire interdisciplinaire de sciences criminelles, nous pouvons lire sous la rubrique : relation d’emprise, “ L’emprise est une relation de soumission de l’autre, considéré comme une simple chose. Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI » 13 novembre 1792, in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 479, p. 480, p. 481, p. 483. 677 Saint-Just, « Rapport sur la police générale, sur la justice, le commerce, la législation et les crimes des factions » 26 Germinal An II (15 avril 1794), in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 752. 678 J-P. Marat, Les chaînes de l’Esclavage, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 26. 679 Saint-Just, « Institutions républicaines », in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 1132. 676 212 Elle s’établit au moyen de manipulations et de stratégies “perverses” plus ou moins subtiles qui se déploient dans les dimensions interpersonnelles, familiales, sociales et politiques. L’emprise constitue toujours un meurtre ou une tentative de meurtre psychique. “ 680 On peut affirmer que Saint-Just et Robespierre répondent à une tentative de meurtre psychique sur leur personne de la part de la royauté. Ils transposent cette tentative sur le plan de l’esprit de la Révolution et ils structurent cette transposition par une doctrine informelle du crime contre l’humanité, doctrine construite par la juridicisation d’une catégorie de pensée : l’impardonnable, élaborée politiquement contre la catégorie de pensée théologique de l’obligation du pardon. Le moment de la Révolution française, c’est le moment en lequel la perception psychique du malheur se hausse à la hauteur de la perception de la destruction de l’humanité, et donc inévitablement la question doit être posée : “ une loi est un rapport de justice : quel rapport de justice y a-t-il donc entre l’humanité et les rois ? “ 681 Le rapport de justice qui sépare l’humanité et les rois c’est le rapport de mort qui sépare l’humanité du peuple sacrifié de la divinité du roi sanctifié car usurpateur et criminel envers l’humanité. La divinité du roi sanctifié dérobe à la vue, la criminalité du roi inviolable et sacré. Son crime c’est de régner et d’usurper ainsi la souveraineté du peuple, dans le but de réduire ce peuple à l’état d’indigence et de misère qui est le sien, état dont il ne doit jamais sortir, dans le but de promouvoir la primauté de jouissance des propriétaires, se construisant sur la primauté de souffrance du peuple indigent, pauvre, misérable. Ce qui est donc posé, par Robespierre et Saint-Just, c’est la réalité fondamentale de l’institutionnalisation de l’humiliation du peuple par la structure du principe monarchique. L’humiliation du peuple représente son avilissement. L’avilissement du peuple constitue la négation de son existence. “ Vous avilir en niant votre existence même“ 682 c’est ce que cachent les attaques contre la Révolution française, qui sont en réalité des attaques contre les représentants du peuple. Dans son dernier discours du 8 thermidor An II, Robespierre expose la signification des attaques dirigées contre lui. Cette signification réside dans l’avilissement du peuple, dans la négation de son existence souveraine. La négation de l’existence souveraine du peuple est posée par Saint-Just sous la forme d’un peuple perpétuellement débiteur. “ C’est une tyrannie que cet état de choses qui fait que le peuple est perpétuellement débiteur.” 683 Si donc le peuple est perpétuellement débiteur alors il est impossible de lui accorder un quelconque crédit, ce qui signifie que le peuple est perpétuellement condamné à vivre dans une relation contractuelle de vassalité envers les maîtres fortunés de l’aristocratie et de la bourgeoisie industrielle. Un formulaire qui semble remonter au milieu du VIIIe siècle expose les termes d’un contrat de vasselage. Le contrat de vasselage est un contrat de droit privé entre deux personnes de condition libre qui ont passé entre elles un G. Lopez et S. Tzitzis (dir) Dictionnaire des Sciences Criminelles, Paris, Dalloz, 2004, p. 341. Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI » 13 novembre 1792, in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 480. 682 Robespierre, « Contre les factions nouvelles et les députés corrompus » 8 Thermidor An II (26 juillet 1794), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 553. 683 Saint-Just, « Projet de discours », in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 793. 680 681 213 accord aux termes duquel l’une, le “vassal” (vassus, vassalus), s’engage ou --- pour employer le langage de l’époque --- “se commande” (se commendat) au service (servitium) et “dans l’obéissance” (in obsequio) de l’autre, qu’elle reconnaît pour “maître” (dominus) ou “seigneur” (senior) en échange de la protection que celle-ci lui garantit. Ce contrat est ainsi rédigé : “ comme il est parfaitement connu de tous que je n’ai pas de quoi manger ni me vêtir, j’ai demandé à votre pitié, et vous me l’avez accordé, l’autorisation de me livrer et commander en votre mainbour (autrement dit de me placer sous votre protection). Ce que j’ai fait aux conditions suivantes : 1° tu devras m’aider et me soulager tant pour la nourriture que pour le vêtement, dans la mesure où je pourrai le mériter en te servant; 2° tant que je serai personnellement en vie, je devrai te fournir le service et l’obéissance qu’on peut attendre d’un homme libre et ne pourrai, ma vie durant me soustraire à ton pouvoir et mainbour ; 3° il est convenu que si l’un de nous tente de s’écarter de cet accord, il devra payer à son pair (son partenaire) une composition de tant de sous...684” L’on comprend donc que le processus violent de la Révolution française trouve sa dynamique dans un très ancien contrat de vasselage, toujours secrètement en vigueur au XVIIIe siècle, contrat organisant les relations du peuple et des aristocrates sous l’empire du principe monarchique. La tyrannie subie par un peuple perpétuellement débiteur, l’insulte dont le peuple est l’objet : “ ce sont ceux qui ont le plus qui insultent le plus le peuple en vivant à ses dépens “ l’humiliation de sa dépendance, sa détresse, son incertitude, sa misère, l’injustice qui le livre à l’impunité du pouvoir, sont ces mots de Saint-Just exprimant doublement l’avilissement économique du peuple indigent et le meurtre psychique dont sont l’objet les malheureux qui composent le peuple. Le processus de la terreur est né de la double violence constituée par cet avilissement économique et par ce meurtre psychique. 685 La Révolution française constitue une forme de réponse inédite à la relation entre la souffrance sociale et la souffrance psychique, une forme d’élaboration inédite de cette relation, créatrice de l’Histoire et de son interprétation. Le projet politique et économique de Saint-Just, lisible dans ses écrits, accompagne la doctrine informelle du crime contre l’humanité élaborée principalement par Robespierre. Une doctrine révolutionnaire se situant sur le triple plan de l’économique, du politique, de la sémantique, irrigue le mouvement novateur de cette Révolution. Du point de vue économique et politique Saint-Just désire 1°- La création d’une République véritable par la disparition des pauvres et des malheureux. 2°- L’abolition de la mendicité. 3°- La reconnaissance d’un nouveau principe de propriété fondé non pas sur la simple possession de richesses ou de biens immobiliers, mais fondé sur le respect de la patrie révolutionnaire. 4°- La séquestration au profit de la République, des biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution. 5°- L’indemnisation des malheureux avec les Biens séquestrés des ennemis de la Révolution. 6°- La destruction totale de ce qui est opposé à la République, c’est-à-dire principalement la destruction de l’aristocratie et des ennemis de la Révolution. 7°- La mise en oeuvre d’une Cité in L. Halphen, Charlemagne et l’Empire carolingien, op. cit, p. 175. Les mots de : détresse, incertitude, misère, humiliation, insulte, injustice, impunité, caractérisant la situation qui est celle du Peuple français au moment de la Révolution peuvent se lire sous la plume de Saint-Just in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 487, p. 633, p. 639, p. 691, p. 751. 684 685 214 sévérité inflexible, d’une rigueur inflexible, d’une volonté intraitable de vaincre l’indulgence coupable qui menace la patrie et dissimule sa sympathie pour le principe monarchique, principe d’oppression, d’avilissement, d’humiliation, du peuple qui représente l’humanité. 8°- La création des institutions qui “ présenteront les moyens que le gouvernement, sans rien perdre de son ressort révolutionnaire, ne puisse tendre à l’arbitraire, favoriser l’ambition, et opprimer ou usurper la représentation nationale. “ 686 Cette réponse inédite, cette élaboration inédite, empruntent le chemin d’une transformation radicale de la question millénaire de la pauvreté, et atteignent par ce cheminement la réalité même du meurtre psychique. Réalité invisible par définition. Mais réalité rendue visible par le processus de la Révolution Française. Le maître divin, le maître royal, le maître paternel, sont destitués de leur primauté fondatrice. C’est alors le Peuple en tant que maître primordial qui constitue l’érection de la Révolution française. Saint-Just écrit : “ les malheureux sont les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les négligent. “ 687 Si les malheureux accèdent au droit de parler en maître, c’est parce que le peuple indigent constitue l’humanité même. Le 11 décembre 1792, le roi accusé comparaissait à la barre de la Convention. Un profond silence règne dans l’assemblée. D’emblée le président s’adressant à Louis, dit : “ Louis, le peuple français vous accuse d’avoir commis une multitude de crimes, pour établir votre tyrannie en détruisant sa liberté. (...) Vous avez fait marcher une armée contre les citoyens de Paris. Vos satellites ont fait couler le sang de plusieurs d’entre eux, et vous n’avez éloigné cette armée que lorsque la prise de la Bastille et l’insurrection générale vous ont appris que le peuple était victorieux. Les discours que vous avez tenus les 9, 12 et 14 juillet aux diverses députations de l’assemblée constituante, font connaître quelles étaient vos intentions, et les massacres des Tuileries déposent contre vous. Qu’avez-vous à répondre ? Louis. --- J’étais le maître de faire marcher des troupes dans ce temps là ; mais je n’ai jamais eu l’intention de répandre du sang. “ 688 Cette réponse de Louis, formera un des moments de l’argumentation de Saint-just le 26 décembre 1792 dans son Second discours sur le jugement de Louis XVI. Ainsi du point de vue de la réalité historique, mais aussi de la réalité Les objectifs de Saint-Just figurent dans les textes suivants : 1°) « Rapport au nom du comité du salut public sur le gouvernement » 10 octobre 1793, « alors le peuple indigent ne sera plus humilié par la dépendance où il est du riche », Œuvres complètes, op. cit, p. 633. 2°) « Rapport sur les personnes incarcérées » et « Institutions républicaines », « Abolissez la mendicité qui déshonore un État libre. » et « Il faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres. » Œuvres complètes, op. cit, p. 668 et p. 1142. 3°) « Rapport sur les personnes incarcérées. » 8 Ventôse An II (26 février 1794) « Je vous ai dit qu’à la destruction de l’aristocratie le système de la République était lié. (…) La Révolution nous conduit à reconnaître ce principe, que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. » Œuvres complètes, op. cit, p. 667. 4°) « Rapport sur les personnes incarcérées. » « Les biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution seront séquestrés au profit de la République. » Œuvres complètes, op. cit, p. 671. 5°) « Rapport sur le mode d’exécution du décret contre les ennemis de la Révolution. » Œuvres complètes, op. cit, p. 672-673. 6°) « Rapport sur les personnes incarcérées. » « Ce qui constitue une République c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé. » Œuvres complètes, op. cit, p. 659. 7°) « Rapport sur les personnes incarcérées. » « C’est un signe éclatant de trahison, que la pitié que l’on fait paraître pour le crime, dans une République qui ne peut être assise que sur l’inflexibilité. » Œuvres complètes, op. cit, p. 661-662-665. 8°) « Discours du 9 Thermidor An II » 27 juillet 1794, Œuvres complètes, op. cit, p. 785. 687 Saint-Just, « Rapport sur les personnes incarcérées » 8 Ventôse An II (26 février 1794) Œuvres complètes, op. cit, p. 668. 688 Cité in A. Soboul, Le procès de Louis XVI, Paris, Gallimard Julliard, collection Archives, 1973, p. 114. 686 215 psychique, la question du maître et la question du concept du crime contre l’humanité ne forment qu’une seule et même question liant dans un même mouvement de pensée, la journée du 10 août 1792, le récit de cette journée par Robespierre dans le n° 12 de son journal Le Défenseur de la Constitution, le procès de Louis et son exécution publique, l’énonciation d’un projet politique et économique révolutionnaire par Saint-Just, l’analyse de cette journée par l’historien. Rappelons cette phrase de Michelet déjà citée : “ je ne connais aucun événement des Temps anciens ni modernes qui ait été plus complètement défiguré que le 10 août (...) Le 10 août, disons-le fut un grand acte de la France. Elle périssait, sans nul doute, si elle n’eût pris les Tuileries. “ Les lois ou décrets de ventôse689, oeuvre propre de Saint-Just, appuyée par Robespierre et Couthon, réalisaient concrètement une destitution du caractère inviolable et sacré du droit de propriété. La mise en oeuvre de ces lois signifiait la séquestration au profit de la République des biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution, l’indemnisation de tous les malheureux au moyen de ces biens séquestrés, la mise en place de six commissions populaires permettant de juger promptement les ennemis de la Révolution détenus dans les prisons. Ce processus concret ne fut jamais réellement mis en oeuvre, et l’on peut s’autoriser à penser qu’il fut une des causes déterminantes de la conjuration du 9 thermidor. A la racine de ces lois ou décrets de Ventôse, il y avait la perception violente par Saint-Just de la souffrance du peuple indigent, humilié, rabaissé, opprimé. Et cette souffrance devait se réparer par l’appauvrissement des ennemis du peuple. Cet appauvrissement contribuant effectivement, d’une part à l’enrichissement des malheureux, d’autre part à l’effacement de ce sentiment d’humiliation et de dépendance produit par cet état d’incertitude et de misère engendré par cette condition d’indigence et de détresse sociale qui était celle du plus grand nombre. Ainsi dans son Rapport sur le gouvernement, présenté à la Convention le 10 octobre 1793, il est écrit : “ il est nécessaire que vous établissiez un tribunal, pour que tous ceux qui ont manié depuis 4 ans les deniers de la République, y rendent compte de leur fortune. (...) Le trésor public doit se remplir des restitutions des voleurs, et la justice doit régner à son tour après l’impunité. Alors, quand vous aurez coupé la racine du mal et que vous aurez appauvri les ennemis du peuple, ils n’entreront plus en concurrence avec lui (...) alors le peuple indigent ne sera plus humilié par la dépendance où il est du riche. Le pain que donne le riche est amer, il compromet la liberté ; le pain appartient, de droit, au peuple, dans un État sagement réglé. “ 690 Saint-Just, « Décrets du 8, 13, et 23 Ventôse », in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. p. 671, p. 673, p. 699. On peut lire une analyse de ces décrets dans : A. Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Éditions de la Passion, 1988, p. 109 à 170. 690 Saint-Just, « Rapport sur le gouvernement » le 19 du premier mois, l’an second de la République, (10 octobre 1793), in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. p. 633. 689 216 § 3. LE CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITE COMME PASSAGE DE L’HUMILIATION DU CHRIST À L’HUMILIATION DU PEUPLE INDIGENT Le concept de crime contre l’humanité nous apparaît comme ce concept permettant aux révolutionnaires français de passer de l’humiliation du Christ à l’humiliation du peuple indigent, et ainsi de donner un corps à la République. Le double mouvement sémantique et politique, de l’énonciation de la doctrine du crime contre l’humanité, et de la décapitation du Roi de France, représente la matérialisation de la double réalité de l’avilissement économique et du meurtre psychique. Ainsi l’humiliation du peuple a pu devenir réalité, se concevoir, se représenter, se parler, se théoriser, mais aussi s’oublier comme fut oubliée l’énonciation du concept de crime contre l’humanité par Robespierre. C’est donc dans le mouvement violent et terrible de la Révolution que le mouvement violent et terrible du peuple humilié rabaissé dégradé opprimé, trouva une forme sociale et matérielle autant qu’une forme psychique et spirituelle. Pour se représenter la force terrible de ce mouvement qui est loin d’avoir épuisé sa signification primordiale, c’est-à-dire sa signification invisible, dont l’appréhension était un des objectifs de Walter Benjamin quand il se décida à écrire son dernier texte sur Le concept d’histoire691, il est nécessaire de citer les quelques lignes de la lettre aux Philippiens écrite par Saul de Tarse, Saint Paul, ces quelques lignes représentant pour Augustin une de ses références majeures “ mais il s’est vidé lui-même, pour prendre forme d’esclave, devenant à la réplique des hommes, et, par l’aspect, trouvé comme un homme. Il s’est humilié lui-même, devenant soumis jusqu’à la mort, et même à la mort de la croix. “ (Phil, 2, 7. 8.) L’humiliation du Christ, accomplissant le mouvement de kénose, c’est-à-dire, le mouvement conduisant à son annihilation, à son devenir invisible, à son disparaître, pour prendre forme d’esclave, homme soumis jusqu’à la mort sur la croix, atroce supplice de l’esclave, représente probablement le point central le plus énigmatique de la théologie du christianisme, car cette humiliation ne peut trouver une forme dans la philosophie. On peut risquer l’idée selon laquelle cette humiliation construit l’expérience mystique d’Augustin, et son arrachement à l’empire de la contrainte directe du désir sexuel. Or dans le mouvement mystique d’Augustin, par lequel il se retranche de la matérialisation du désir sexuel il y a le mouvement d’une subjectivation qui trouvera sa puissance d’historicité dans le principe monarchique. Un psychanalyste français énonçait cette idée selon laquelle : “ une structure quadripartite est depuis l’inconscient toujours exigible dans la construction d’une ordonnance subjective. “ 692 Il est difficile alors de ne pas remarquer ce détail peut-être crucial selon lequel le mot : sang (sanguinem, sanguine) était écrit à quatre reprises par Augustin dans les Confessions693, traçant ainsi, ce qu’il nous est possible de reconnaître comme la réalité d’une structure quadripartite de la subjectivité du Grand Docteur Africain. Le sang du gladiateur, le sang de l’esclave du plaisir, le W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in W. Benjamin, Œuvres I, II, III., Paris, Gallimard, collection folio essais, 2000, t III, p. 427. 692 J. Lacan, « Kant avec Sade », in J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 774. 693 Saint Augustin, Confessions, op. cit. 1°) Le Sang du gladiateur, Livre VI, VIII, 13. 2°) Le Sang de l’esclave du plaisir, Livre VI, XV, 25. 3°) Le Sang innocent de la mère, Livre IX, XIII, 36. 4°) Le Sang du Christ, Livre X, XLIII, 70. 691 217 sang innocent de la mère, le sang du Christ, permettent ainsi à Augustin de tracer clairement l’identité du visage du vrai pauvre dans un sermon prononcé à Carthage dans la Basilica Novarum, un dimanche peu après le 27 mai 418. Ce vrai pauvre, c’est Jésus Christ, le chef des pauvres. Pour Saint-Just le vrai pauvre c’est le peuple indigent et humilié. “ Voilà l’histoire de la France (...) le pauvre est resté seul, couvert de la difformité de l’indigence ... ” 694 Pour Augustin il n’existe qu’un seul vrai pauvre : le Christ. Mais néanmoins dans la blessure du Christ, est visible Lazare le mendiant, dont on peut discerner la présence en arrière-plan de la phrase de Saint-Just citée auparavant. Le peuple indigent, humilié par la dépendance où il se trouve dans le pain que lui jette le riche au visage constitue la personnification de Lazare évoqué par Augustin ce dimanche dans le courant de l’année 418 en la Basilique de Carthage. Il prononce ces mots : “mais voici qu’un mendiant, n’en pouvant plus, couvert de haillons, mourant de faim, vient m’objecter : C’est à moi qu’est dû le royaume des cieux, car je suis semblable à Lazare, qui gisait plein d’ulcères à la porte du riche ; les chiens léchaient ses plaies et il cherchait en vain à se rassasier avec les miettes qui tombaient de la table du riche ; “ Dans ce sermon Augustin explique que la distinction entre les riches et les pauvres est insuffisante pour la spiritualité chrétienne. Car il y a des pauvres orgueilleux qui ne peuvent avoir accès à l’humilité du Christ, mais il y a aussi des riches, pauvres, humbles, miséricordieux, qui peuvent accéder à la sagesse de Dieu malgré leur richesse. Le vrai pauvre ce n’est ni le pauvre pauvre, ni le pauvre riche d’orgueil et de concupiscence, ni le riche riche d’orgueil et d’égoïsme, ni le riche humble, le seul vrai pauvre c’est Jésus qui “ se livre aux mépris, aux fouets, aux insultes, aux crachats, aux soufflets, à la couronne d’épines; cloué à la croix il est percé par la lance ! O pauvreté ! Voilà le chef des pauvres que nous cherchions. “ 695 Ainsi l’humiliation absolue de Jésus, fut l’objet d’un mouvement spirituel de transfiguration d’une amplitude extraordinaire, construisant sa réalité inversée, une domination absolue, (socle de la volonté de puissance du croisé) matérialisée par le principe monarchique, dont un des ressorts essentiel résidait en la négation de l’humiliation historique, concrète, matérielle, du peuple indigent. Ce qui avait pour conséquence la négation de l’abaissement du peuple humilié par ceux-là mêmes qui posaient le Christ comme référence de la pauvreté. L’introït du 2° dimanche après Pâques commence par le mot de misericordia. Nous lisons alors ensemble l’oraison : “ ô Dieu, qui par les abaissements de votre Fils avez relevé le monde de la déchéance où il se traînait, comblez vos fidèles d’une joie sans fin, pour que ceux que vous avez arrachés au péril d’une mort éternelle jouissent du bonheur pendant l’éternité. Par le même Jésus-Christ. “ 696 Nous pouvons donc affirmer la réalité de l’idée suivante : Les mots : Dieu, Père, Maître, Roi, Seigneur, formaient une seule phrase indissécable, représentant l’historicité de la perception, de laquelle était exclue, parce que non matérialisable spirituellement, l’humiliation du Saint-Just, « Rapport sur les trente-deux membres de la Convention détenus en vertu du décret du 2 juin » 8 juillet 1793, in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 597. 695 Saint Augustin, « A la recherche du vrai pauvre » (Sermon XIV), in G. Humeau (trad) Les plus beaux sermons de Saint Augustin, 3 volumes, Paris, Études Augustiniennes, 1986, t I, p. 32 et p. 38. 696 Missel Vespéral Romain (Quotidien) par Dom Gaspar Lefebvre, Bénédictin de l’Abbaye de Saint André, Bruges, Belgique, 1951, p. 579. 694 218 peuple inférieur. Seul le peuple chrétien accédait à l’humiliation du Christ, transfigurée en la royauté de Jésus, reproduite dans la force du principe monarchique. Pour que le peuple chrétien puisse conquérir sa réalité matérielle et spirituelle de peuple indigent, il construisit le double mouvement sémantique et politique, du concept de crime contre l’humanité et de la décapitation du Roi de France. Alors le peuple opprimé s’incarna en l’humanité avilie et souffrante, et le sentiment divin éprouvé par Robespierre fut transféré de la patrie à l’humanité, comme réalité du sentiment du peuple et réalité du sentiment psychique. SECTION 2. LE CONCEPT MYSTIQUE DE SUMMA PAUPERTAS SELON MAÎTRE ECKHART § 1. UNE DOCTRINE HÉRÉTIQUE Par quelle voie, est-on passé de la summa paupertas du Christ à la summa paupertas du peuple français. Par quelle voie est-on passé de la très haute pauvreté du Christ à la très haute pauvreté du peuple français. Par quelle voie est-on passé de la pitié miséricordieuse évoquée par Augustin presque en conclusion de ses Confessions, pitié miséricordieuse engendrée par la bonté divine “ afin qu’apparût la bonne volonté des fidèles, féconde en oeuvre de miséricorde et distribuant aux pauvres leurs biens terrestres pour gagner le ciel.” 697 à la “pitié hypocrite” la “pitié criminelle” 698 qui caractérisent pour Saint-Just la soumission à l’esprit de la Royauté. Par quelle voie est-on passé de l’obligation chrétienne du pardon développée par Augustin dans son sermon “Pour le Carême. Sur l’obligation de pardonner”699, prononcé à Hippone, à la clémence comme crime contre l’humanité selon Robespierre. Par quelle voie est-on passé de la monarchie victorieuse et triomphante à la royauté humiliée puis décapitée. Par quelle voie est-on passé du corps supplicié puis ressuscité du Christ, au corps insurrectionnel puis républicain du peuple français. Robespierre perçu comme l’homme le plus pauvre par Edgar Quinet, “ Il ne devait laisser, pour toute fortune, que 461 francs en assignats ! Pauvreté qu’aucun homme qui a laissé un nom dans le monde ne semble avoir égalée.”, comme l’homme qui a le plus souffert par Michelet, “ ce qu’on éprouve, c’est une pitié douloureuse, mêlée de terreur. On s’écrie sans hésiter, que de tous les hommes qui vécurent ici-bas, celui-ci a le plus souffert” 700 incarne l’énigme de cette summa paupertas, de cette très haute pauvreté, énigme aveuglante du concept de crime contre l’humanité. Un ministre de Louis XVI, survivant de la Révolution écrit cette phrase quelque cinq ans après l’exécution de Robespierre : “ comment est-il arrivé, se demande-t-on encore, qu’un homme sans nom, sans talent, sans courage, sans fortune, et d’une figure hideuse, soit parvenu dans l’espace de six mois à consommer l’anéantissement de la plus ancienne monarchie de l’Europe ; à faire périr sur un échafaud un prince vertueux et bon, qui avait toujours mérité d’être l’idole de ses sujets ; à élever sur les débris de toutes les lois, de toutes les Saint Augustin, Confessions, op. cit, Livre XIII, XXXIV, 49. P. 406. Saint-Just, « Second discours sur le jugement de Louis XVI » 26 décembre 1792, in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 513 et p. 515. 699 Saint Augustin, « Pour le Carême Sur l’obligation de pardonner » (Sermon CCXI), in G. Humeau (trad), Les plus beaux sermons de Saint Augustin, 3 volumes, op. cit, t III, p. 65. 700 E. Quinet, La Révolution, op. cit, p. 578. Et, J. Michelet, Histoire de la Révolution française, 2 volumes, op. cit, t II, Livre XIX, Chap. IV, p. 803. 697 698 219 constitutions, de toutes les autorités, la puissance la plus monstrueuse, la plus sanguinaire qui ait existé sur terre, à la concentrer tout entière dans ses mains, et à la consolider à force d’en abuser par de nouveaux forfaits ? “ 701 Remarquons, que certains écrits actuels sur la Révolution recopient et répètent, servilement et subrepticement, l’écrit de Bertrand de Molleville. C’est donc par ces trois noms, Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham, que la Révolution française rencontra la division du concept de très haute pauvreté, ce concept incarnant le corps du Christ en son abandon, en sa mutilation, en sa disparition. Ce corps livré au mépris, aux fouets, aux insultes, aux crachats, aux soufflets, à la couronne d’épine, cloué à la croix, percé par la lance. La summa paupertas comme symbole matériel et psychique du corps divin et humain du Christ, s’est alors divisée en deux summa paupertas. Une très haute pauvreté mystique dont le sens fut porté par Maître Eckhart, une très haute pauvreté politique dont le sens fut porté par Marsile de Padoue. Guillaume d’Ockham réalisant la dématérialisation spirituelle de la très haute pauvreté du Christ, moment psychique essentiel conduisant vers l’historicisation du corps pauvre, humilié, indigent du peuple français, se réalisant par l’impulsion vitale de la Révolution française. La pauvreté suréminente du corps du Christ, est subrepticement arrachée à ce dernier, pour être donnée aux corps des peuples, ouvrant ainsi la voie à l’élaboration ultérieure de la perception tragique et politique de la pauvreté, et plus singulièrement encore de la pauvreté du peuple, perception constitutive du sentiment le plus profond et le plus violent de la Révolution française. Ce mouvement d’arrachement s’accomplit pour une part déterminante par ces trois noms propres : Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham. Redécouverte au XIXe siècle, l’oeuvre d’Eckhart (1260-1328) a été publiée en deux temps : la partie allemande par le protestant libéral Franz Pfeiffer en 1857, la partie latine par le dominicain H. S. Denifle en 1886. Il fallut attendre 1936 pour que soit entreprise, avec l’aide du gouvernement allemand, une édition critique, presque achevée aujourd’hui, de l’ensemble des oeuvres d’Eckhart. Cette grande édition de la Deutsche Forschungsgemeinschaft (Association allemande pour la recherche scientifique) fut à l’origine de la vitalité des études eckhartiennes au XXe siècle. A la fin de son existence Eckhart fait face à des accusations d’hérésie lancées contre lui par l’archevêque de Cologne Henri II de Virnebourg. Il se défendra contre ces procès en inquisition et ira lui-même, en 1327, porter l’affaire devant le pape Jean XXII en Avignon. Eckhart meurt en 1328 avant la fin de l’instruction du dossier d’inquisition par une commission pontificale. Cette commission le lavera de l’accusation personnelle d’hérésie, mais isolera 28 propositions d’Eckart considérées comme devant être rejetées. Finalement, le 27 mars 1329, Jean XXII, alors âgé de quatrevingt-quatre ans, condamne, par la bulle In agro dominico (“Dans le champ du Seigneur”), ces 28 propositions, 17 comme hérétiques et 11 autres comme suspectes d’hérésie. La proposition 8 et la proposition 9, considérées comme hérétiques, permettent d’appréhender le mouvement de pensée du Grand Dominicain Thuringien. Celui-ci obtient en 1302, le titre de maître 701 Bertrand de Molleville cité par G. Walter, Maximilien de Robespierre, Paris, Gallimard, 1989, p. 633. 220 en théologie (sacrae theologicae magister) de l’Université de Paris, la plus haute distinction intellectuelle de l’époque, faisant de lui : Maître Eckhart de Hocheim (magister Eckhardus de Hocheim). La traduction du texte latin de la proposition 8 expose : “ ceux qui ne cherchent ni les biens, ni les honneurs, ni l’agrément, ni le plaisir, ni l’utilité, ni la dévotion intérieure, ni la sainteté, ni la récompense, ni le royaume des cieux, mais ont au contraire, renoncé à tout cela, comme à tout ce qui est leur, dans ces hommes-là Dieu est honoré. “ La proposition 9 est ainsi rédigée : “ je me suis demandé récemment si je voudrais recevoir ou désirer quelque chose de Dieu. Je veux y réfléchir très sérieusement, parce que là où je serais en acceptant quelque chose de Dieu, je serais sous lui ou son inférieur, tel un serviteur ou un esclave, et lui-même, en donnant, serait comme un maître; et ce n’est pas ainsi que nous devons être dans la vie éternelle. “ 702 Ces deux propositions hérétiques nous entraînent vers la doctrine de Maître Eckhart, une doctrine de la suprême pauvreté, instituant dans le processus de son élaboration, une philosophie politique innomée, engendrée par une puissance mystique de radicalité spirituelle dont le signe serait un déplacement des termes de la théologie augustinienne. Dans le sermon n°1 du Maître Thuringien, La vérité n’a pas besoin de marchands, est posé clairement le refus du mercantilisme, le refus du lien entre la sainteté et la récompense, le refus donc de l’utilisation de l’idée de Dieu comme productrice d’un gain quelconque, en particulier d’un gain spirituel. “ Ce sont des gens complètement insensés qui veulent ainsi commercer avec Notre-Seigneur. “ Commercer, cela signifie marchander, trafiquer, se trouver dans la position du débiteur ou du créditeur se trouvant dans la contrainte de l’obligation de payement d’une dette, ou dans la contrainte de l’attente du remboursement d’un crédit qu’il a octroyé. Or, précisément dans son fameux sermon 52 Eckhart énonce : “or, la question se pose de savoir en quoi consiste essentiellement la béatitude. (...) la béatitude (...) réside en cela (qui) ne peut ni gagner ni perdre. “ L’idée donc d’accomplir des bonnes oeuvres dans l’espoir d’acquérir la vie éternelle, représente un commerce avec Dieu, car cela signifie constituer le bien comme un investissement économique producteur d’une contrepartie nécessairement bénéficiaire dans l’éternité. Cette idée est développée ainsi par Eckhart : “ voyez, ce sont tous des marchands, ceux qui se gardent de péchés grossiers, qui aimeraient être des gens de bien et qui accomplissent leurs bonnes oeuvres pour l’honneur de Dieu, telles que jeûner, veiller, prier, et autres choses semblables, toutes sortes de bonnes oeuvres, et ils les accomplissent pourtant afin que Notre-Seigneur leur donne quelque chose en échange ou que Dieu fasse en échange quelque chose qui leur soit agréable : ce sont tous des marchands. Il faut l’entendre en ce sens grossier, car ils veulent donner une chose en échange de l’autre et de cette manière trafiquer avec Notre-Seigneur. “ Dieu se situe au-delà d’une relation commerciale, relation qui se construit sur le modèle d’un marchandage, Dieu se situe hors commerce, hors mercantilisme, il existe dans le cadre de la gratuité absolue, il se réalise en l’homme comme suprême vérité, comme suprême pauvreté. Les marchands du temple seront chassés car la vérité ne désire nul mercantilisme. “ Ce sont des gens Bulle de Jean XXII : In Agro Dominico du 27 mars 1329 où sont condamnés 28 articles de Maître Eckhart, in Eckhart, Traités et Sermons, Alain de Libera (traducteur), Paris, Flammarion, 1993, p. 407. 702 221 complètement insensés qui veulent ainsi commercer avec Notre-Seigneur ; Ils ne savent de la vérité que peut de chose ou rien. C’est pourquoi NotreSeigneur les chassa du Temple et les en expulsa. La lumière et les ténèbres ne peuvent demeurer ensemble. Dieu est la vérité et une lumière en luimême. Quand donc Dieu entre dans ce temple, il en chasse l’ignorance, ce sont les ténèbres et il se révèle lui-même avec lumière et vérité. Alors les marchands sont partis quand la vérité est reconnue, et la vérité ne désire nul mercantilisme. “ 703 § 2. UN DÉPLACEMENT THÉOLOGIQUE La doctrine de la suprême pauvreté réalise un déplacement des termes de la théologie augustinienne, déplacement dont le sens est invisiblement politique. Dans un des sermons d’Augustin, le sermon 36 Sur la vraie richesse, on peut lire la mise en oeuvre de la liaison entre la sainteté, la récompense et le royaume des cieux, liaison récusée par Eckhart dans la proposition n° 8 considérée comme hérétique. Augustin s’adressant aux fidèles dit : “ quand aux riches qui se demandent quel emploi faire de leurs biens, saint Paul va le leur dire. Après leur avoir défendu, par un précepte formel, d’en tirer vanité, il recommande à Timothée de les diriger par ses conseils ; “ Recommande à ceux qui sont riches dans le siècle présent de ne pas être hautain. “ (I Tim. VI, 17.) (...) Mais comment user de ces richesses ? Qu’ils soient riches en bonnes oeuvres et prompts à donner ce qu’ils possèdent. Le grand avantage de la richesse, c’est la facilité qu’elle donne de faire l’aumône : le pauvre voudrait et ne peut pas ; si le riche veut il peut. Aussi qu’ils soient prompts à donner de ce qu’ils ont généreusement ; ils s’amasseront ainsi pour l’avenir un solide trésor qui leur permettra d’acquérir la vie éternelle. (...) Que les riches selon le monde (...) prennent garde à l’orgueil ; qu’ils soient prompts à donner de ce qu’ils ont, s’amassant de solides trésors pour cet avenir, pour cette vie éternelle qui s’ouvre aux vrais riches, mais non aux riches de ce monde. “ 704 Il est incontestable qu’il serait impossible pour Eckhart d’énoncer une telle suite de mots dans un sermon. Cela ne signifie nullement qu’il doit être mis en contradiction avec Augustin. Cela signifie qu’il s’est opéré dans le processus de pensée du Thuringien une transformation des termes de la richesse et de la pauvreté, tels qu’ils étaient mis en oeuvre dans la pensée d’Augustin. Et cette transformation prend pour point d’appui le terme de pauvreté, qui, dans le cadre de la doctrine de la suprême pauvreté, s’affranchit du rapport dialectique qu’il entretenait avec son contraire, la richesse, dans le processus de pensée d’Augustin. Dans ce processus de pensée la richesse et la pauvreté entretiennent une relation indisséquable par le corps du Christ. Dans le processus de pensée d’Eckhart, au contraire, la richesse et la pauvreté se sont séparées, parce que la suréminence de la pauvreté du christ, suréminence matérialisée par le martyr du corps de Notre-Seigneur, lui est arrachée, pour être donnée aux corps des peuples. Pour Saint Augustin “ la vraie richesse c’est l’immortalité “, pour Eckhart : “l’homme conquiert par cette pauvreté ce qu’il a été de toute Maître Eckhart, « La vérité n’a pas besoin de marchands » Intravit Jesus in templum et eiciebat coepit eicere vendentes et ementes. (Mt 21, 12), Sermon 1, in Maître Eckhart, Sermons, 3 volumes, traduction de Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1974, vol 1, p. 49-50. 704 Saint Augustin, « Sur la vraie richesse » (Sermon XXXVI), in G. Humeau (trad) Les plus beaux sermons de Saint Augustin, 3 volumes, op. cit, t I, p. 153-154. 703 222 éternité et demeurera toujours. “ (Sermon 52) Dans la pensée d’Augustin la relation entre la divinité du Christ et son humanité s’inscrit dans les termes de la richesse et de la pauvreté, ces deux termes contraires entretenant une relation de dépendance. Dans la pensée d’Eckhart, ces deux termes s’affranchissent l’un de l’autre car “ dans l’homme le plus pauvre, le plus méprisé, l’humanité est tout aussi parfaite que dans le pape ou l’empereur, car l’humanité en soi m’est plus chère que l’homme que je porte en moi. “ (Sermon 25) Ainsi, s’ouvre secrètement dans la pensée d’Eckhart un espace politique innomé, se déployant entre la richesse de Dieu et la suprême pauvreté. Le sermon 80 d’Eckhart évoque les cinq points en lesquels réside la richesse de Dieu. Le fameux Sermon 52 nous permet de comprendre que cette richesse de Dieu accède à la Déité par le chemin de la suprême pauvreté. Le moment de la suprême pauvreté c’est le moment pendant lequel les termes de la pensée augustinienne se transforment. Selon Augustin la vraie richesse c’est l’immortalité. Selon Eckhart la suprême pauvreté exclut la vraie richesse, car l’immortalité fait corps avec la suprême pauvreté. Dans le sermon 80 qui décrit en 5 points la richesse de Dieu, le terme de pauvreté n’apparaît pas. Dans le Sermon 52 qui décrit les termes de la pauvreté, le terme de richesse n’apparaît qu’une seule fois. L’économie de pensée de ces deux sermons, le n° 52 et le n° 80, nous montre que les termes de richesse et de pauvreté cheminent séparément dans la pensée d’Eckhart. Au contraire ces deux termes cheminent liés ensemble dans la pensée d’Augustin comme il est possible de le constater dans cette citation de son sermon Sur la vraie richesse, “ Donc la vraie richesse c’est l’immortalité. Là est l’opulence où se trouve l’absence totale d’indigence, et, parce que nous ne pouvions devenir immortels si le Christ n’était devenu mortel, il s’est fait pauvre tout riche qu’il était ; et l’Apôtre ne dit pas : il s’est fait pauvre après avoir été riche, mais il s’est fait pauvre tout en étant riche ; il a pris la pauvreté sans laisser les richesses ; riche au dedans, pauvre au dehors ; Dieu caché dans ses richesses, homme visible dans sa pauvreté. “ Les propositions de Maître Eckhart considérées comme hérétiques par le pape Jean XXII, soulignent cette mutation de la vision psychique du monde, mutation mise en oeuvre par le processus de pensée constitutif de l’oeuvre du penseur Thuringien. Depuis plusieurs siècles le monde était perçu, par les hommes exerçant le pouvoir de nomination, de domination, de coercition, comme l’expression spirituelle d’un “travail divin de l’unité” selon l’expression de l’évêque d’Agobard, un des contemporains de Charlemagne. Ce travail divin de l’unité, unissant dans le nom de Charlemagne l’Église et l’État, la respublica et l’ecclesia, formait le support d’une sublime espérance à la hauteur du corps du Christ, ce corps ne pouvant se diviser, puisque ce corps est tout entier vérité. Cette sublime espérance comportait en elle la signification d’une joie véritable nourrissant la force mystique de la pensée. Le texte de l’évêque d’Agobard où apparaît l’expression : travail divin de l’unité, expose, mieux que ne le fait l’auteur de ces lignes, ce mouvement psychique fondamental, brisé par Eckhart. “Une seule foi a été enseignée par Dieu, une seule espérance répandue par l’Esprit-Saint dans le coeur des croyants, une seule charité, une seule volonté, un seul désir, une seule prière. (...) O céleste fraternité, ô concorde sempiternelle, ô unité indissoluble, oeuvre d’un seul auteur : par vous les 223 cieux sont joyeux, la terre exulte, la mer se meut, les champs se réjouissent, et tout ce qui est en eux, toutes les nations applaudissent ! Et avec raison, car tous devenus frères, le serf, le seigneur, le pauvre et le riche, l’ignorant et le savant... l’humble artisan et le sublime seigneur invoquent un seul Dieu, le Père. Personne ne dédaigne plus son prochain, ne se méprise ou ne s’exalte soi-même ; car nous sommes un seul corps du Christ, bien mieux un seul Christ suivant l’Apôtre... “ 705 Ce grand Nous, qui rassemble spirituellement tous les hommes au sein d’un même corps ecclesial, d’une même fraternité, d’un même État, d’une même hiérarchie, d’une espérance commune, d’une même joie prophétique, repose sur la filiation du Christ, des Apôtres, du Saint-Père successeur de Saint-Pierre, dont la puissance mystique divine s’exprime en une puissance d’engendrement des fidèles, puissance d’engendrement des fidèles dont le socle se constitue plus particulièrement dans la foi de Nicée, c’est-à-dire dans le rejet de la doctrine d’Arius, par les trois cent dix-huit père présents à Nicée le 20 mai 325 lors de l’ouverture de ce concile convoqué par l’Empereur Constantin. La lecture de cette profession de foi des Pères présents à Nicée est importante, car c’est sur ce texte que se construit l’affirmation par le Saint-Père d’une puissance d’engendrement sur les fidèles, et c’est précisément cette puissance d’engendrement du successeur de Saint-Pierre sur les fidèles qui est radicalement mise en cause par la doctrine de la suprême pauvreté de Maître Eckhart. La profession de foi de Nicée comporte trois articles essentiels, qui concernent successivement le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le Christ est en même temps engendré et en même temps consubstantiel au Père. Le fils ne peut être engendré de la substance du Père sans la posséder tout entière éternellement, autrement dit sans être consubstantiel avec lui. La royauté universelle du Messie tire sa légitimité et sa stabilité inébranlable du nom que le maître du monde donne à son oint : celui de “fils”. Dans les Écritures nous lisons : “ il m’a dit : tu es mon fils, c’est moi qui t’ai engendré aujourd’hui. “ (Ps., 2, 7-8.) Le concile de Nicée exclut que le fils de Dieu soit une créature, faite par Dieu dans le temps et étrangère à son être : un simple fils adoptif. La paternité divine doit être comprise comme absolue, dans le cadre des trois Personnes de la Trinité. La structure de ce grand Nous, qui rassemble spirituellement tous les hommes peut donc se déchiffrer dans la profession de foi élaborée à Nicée, dont la traduction française de l’original grec est rendue ainsi : “Nous croyons en un Dieu, Père tout-puissant, créateur de toutes choses, les visibles et les invisibles ; Et en un Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu engendré unique du Père, c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu, engendré, non pas fait, consubstantiel au Père, par qui tout a été fait et ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre, qui pour nous les hommes et pour notre salut est descendu et s’est incarné, s’est fait homme, a souffert et est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux, viendra juger les vivants et les morts ; Et au Saint-Esprit. Quant à ceux qui disent : “il fut un temps où il n’était pas” et “avant d’être engendré, il n’était pas” et qu’il a été tiré du néant ou d’une autre 705 Agobard, cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, op. cit, p. 165. 224 substance ou essence, qui déclarent que le fils de Dieu est ou changeant ou variable, ceux-là l’Église catholique et apostolique les anathématise.” 706 § 3. UNE PHILOSOPHIE POLITIQUE La papauté revendique expressément une puissance d’engendrement comme nous pouvons le lire dans une lettre qu’adresse le pape Nicolas Ier (856-867) à Charles le Chauve, dans le but d’inciter ce dernier à faire la paix avec l’empereur Louis II. “Le début de mon entretien avec vous emprunte son exorde au bienheureux apôtre Paul et ma voix se confond avec la sienne lorsqu’il dit : “mes petits enfants que j’engendre une seconde fois jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous ?” (...) C’est pourquoi il est nécessaire qu’à l’exemple de notre Sainte Mère l’Église, qui vous a engendré autrefois par l’Évangile et a fait naître le Christ en vous par la foi, je vous engendre de nouveau par le ministère de mon apostolat, afin que le même Christ soit formé dans vos coeurs par la paix et fasse de vous un homme parfait. Mais comment le Christ peut-il être formé en vous, Lui qui n’habite pas dans les esprits divisés, Lui qui est tout entier vérité.” 707 Ultérieurement cette puissance d’engendrement sera mise en forme sous l’affirmation d’une puissance théocratique absolue, dont le pape Grégoire VII, se fera le porte- parole. La doctrine grégorienne trouve sa synthèse dans les 28 propositions jetées sur le papier par Grégoire VII, en mars 1075, propositions qui représentent une sorte d’aide-mémoire permanent, un rappel constant des prérogatives pontificales, un encouragement indéfectible à persévérer dans l’oeuvre entreprise. Cependant, si l’on décompose, pièce par pièce, ce puissant faisceau de propositions nommées Dictatus Papae, on s’aperçoit qu’elles sont à peu près toutes tirées des décrétales antérieures, vraies ou fausses. Il y en a une pourtant, qui est entièrement neuve, c’est la douzième : “il est permis au pape de déposer les empereurs.” Cette douzième proposition venant renforcer la neuvième proposition : “le pape est le seul homme dont tout les princes baisent les pieds.” 708 représente l’affirmation sous une forme politique d’une puissance d’engendrement audelà de tout pouvoir, c’est-à-dire, d’une puissance d’engendrement construite de la puissance de Dieu. Cette puissance d’engendrement de nature divine sera réaffirmée dans la bulle “Unam sanctam” (18 novembre 1302), par le pape Boniface VIII : “le pouvoir (spirituel), bien qu’il soit donné à un homme et exercé par un homme, n’est pas humain. C’est un pouvoir divin, donné à Pierre par la bouche divine et par là à ses successeurs ... Donc, quiconque résiste à ce pouvoir résiste à l’ordre établi par Dieu et risque d’imaginer, comme Manichée, deux principes : ce que nous jugeons faux et hérétiques.” 709 C’est en l’année 1302 que frère Eckhart est devenu Maître Eckhart par le titre de Maître en théologie obtenu à l’Université de Paris. L’on peut affirmer que le processus de pensée de ce dernier se construit dans le mouvement d’une contestation radicale du pouvoir spirituel divin revendiqué par la puissance théocratique. Eckhart établit avec la Déité une Éphrem Boularand, S. J., L’Hérésie d’Arius et la « Foi » de Nicée, 2 volumes, Paris, op. cit, t II., p. 259. Le pape Nicolas Ier cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, op. cit, p. 193. 708 Le pape Grégoire VII, cité in, H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII essai sur sa conception du pouvoir pontifical, Paris, Vrin, 1934, p. 131. 709 Le pape Boniface VIII cité par M. Pacaut, La Théocratie, L’Église et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, Desclée, 1989, p. 143. 706 707 225 relation directe et absolue. Il affirme que cette possibilité est donnée à chaque homme et par là il destitue la papauté de l’affirmation de sa puissance divine d’engendrement assise sur la succession apostolique. Il établit une chaîne verbale construite sur l’affirmation de la puissance d’engendrement absolue de la Déité, créatrice de l’abandon absolu de toute prétention humaine. “Lorsque tu t’es complètement et absolument dépouillé de toi-même, de toutes choses et de toutes propriétés, lorsque tu t’es élevé, approprié et abandonné à Dieu avec une foi entière et un parfait amour, ce qui s’engendre en toi et te saisit alors --- que ce soit extérieur, dis-je, ou intérieur, agréable ou douloureux, amer ou doux ---, rien de cela n’est tien. (...) Dieu accomplit dans l’âme sa naissance et engendre sa Parole.” 710 Cette phrase signifie que la puissance d’engendrement de nature divine ne peut appartenir à aucun homme en particulier fût-il le successeur de SaintPierre. Car en effet cette puissance divine d’engendrement ne peut s’accomplir par succession mais s’accomplit par création. Le Pape en revendiquant sa qualité de successeur de SaintPierre, Vicaire du Christ, en revendiquant une Plenitudo potestatis, une plénitude de puissance dans le cadre théorique de la doctrine grégorienne et plus généralement de la doctrine théocratique, le Pape donc se rabaisse luimême comme le ferait un homme de nature inférieure. Se rabaissant ainsi, comment peut-il prétendre à la divinité, dont la réalité réside au-delà du rabaissement humain. C’est le sens de la proposition 9 considérée comme hérétique par Jean XXII. Je me suis demandé récemment, a écrit Eckhart, si je voudrais recevoir ou désirer quelque chose de Dieu. Je veux y réfléchir très sérieusement affirme-t-il, car en effet, toute demande, tout désir comporte une structure d’humiliation potentielle caractéristique des relations entre les hommes. Reconnaître la Déité, c’est dans un premier temps reconnaître l’humiliation fondamentale de Jésus, c’est dans un deuxième temps, briser l’humiliation qui structure les relations de la communauté humaine, pour accéder dans un troisième temps à l’humanité de Jésus, et ainsi dans un quatrième temps s’unir avec le Père par le chemin de la suprême pauvreté. Or ce chemin exclut qu’il puisse être affirmé par un homme, fût-il le successeur de Saint-Pierre : “le Pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds. “ Si il est impossible qu’une bouche humaine soit en mesure de prononcer cette phrase c’est parce que : “la vertu qui a nom humilité a sa racine dans le fond de la Déité où elle est implantée, afin qu’elle ait son être uniquement dans l’Un éternel et nulle part ailleurs. J’ai dit à Paris, à l’École, que toutes choses seraient accomplies dans l’homme véritablement humble, (...) ici a lieu le baiser de l’unité de Dieu et de l’homme humble. (...) Le soleil est la figure de Dieu. Ce qui est le plus élevé dans sa Déité insondable correspond à ce qui est le plus bas dans la profondeur de l’humilité. “ (Sermon 15) Ce qui s’impose alors à la compréhension, c’est l’irréductible séparation qu’il est nécessaire de poser, entre l’insondable humilité, le pur dénuement, la suprême pauvreté, et le mouvement de pensée de la doctrine théocratique. Entre le “corps mystique universel” sur lequel règne le pontife suprême selon Gilles de Rome711, un des théoriciens de la doctrine Maître Eckhart, « Ce qui est au Père » (Sermon 104) in Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, traduit du moyen haut allemand par Gérard Pfister, Mesnil-sur-L’Estrée, Éditions Arfuyen, 2004, p. 141. 711 Gilles de Rome, « De ecclesiastica potestate » (1301), in M. Pacaut, La Théocratie, L’Église et le pouvoir au Moyen Âge, op. cit, p. 146. 710 226 théocratique, et l’intuition mystique de Maître Eckhart, il ne peut se créer aucune solution de continuité. Nous pressentons en la force motrice de cette intuition un mouvement violent d’arrachement au corps institutionnel de l’ecclesia, mouvement se cristallisant dans le vocable de la suprême pauvreté énoncé dans le sermon 52 : Pourquoi nous devons nous affranchir de Dieu même : “celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien, ne sait rien et n’a rien.” Cette phrase signifie que le meurtre du Pape ne peut rentrer dans la réalité mystique de la mort du Christ, donc, la doctrine théocratique qui infère de la royauté absolue du Christ, la royauté suprême du Pontife vicaire du Christ, est fausse, ce qui est énoncé de la manière suivante par Eckhart “Si je tuais le pape de ma main et que ce ne fût point arrivé par ma volonté, je voudrais quand même monter à l’autel et je n’en voudrais pas moins dire la messe.” (Sermon 25). C’est par ce violent arrachement au corps institutionnel de l’ecclesia qu’une philosophie politique secrète cachée dans l’intuition mystique, engendre la mise en oeuvre de certains mots clés : Pauvreté, Liberté, Humilité, Humanité, (sermons : 25, 52, 28, 14, 15, 25) ouvrant la porte à l’énonciation d’une pensée républicaine se structurant clandestinement par la forme d’un cadre mystique comme nous pouvons le deviner dans l’énoncé suivant : “ainsi, puisqu’il reste encore dans l’âme quelque chose de la créature, il faut que l’âme s’expulse hors d’elle-même et qu’elle expulse d’elle jusqu’aux saints et aux anges et même jusqu’à la très sainte Vierge, parce que tous sont encore des créatures. L’âme doit demeurer dans sa nudité, sans aucun besoin ; c’est ainsi qu’à l’aide de l’Égalité elle réussit à parvenir à Dieu. Rien n’unit mieux, en effet, que l’Égalité ; car Dieu aussi est dans sa nudité et sans aucun besoin. En d’autres termes, c’est dépouillée de la matière que l’âme parvient à Dieu.” 712 Cette philosophie politique secrète, lisible sous le texte explicitement mystique de Maître Eckhart, constitue le support d’un remaniement spirituel, d’un remaniement pulsionnel, se déployant par le nom de Marsile de Padoue, par le nom de Guillaume d’Ockham dans le double cadre d’une part de la grande querelle franciscaine de la pauvreté considérée par Michel Villey comme : “un des événements capitaux de la philosophie du droit” 713, d’autre part de la rivalité et du combat entre le Sacerdoce et l’Empire. Nous lisons, dans la chaîne qui relie les trois noms de Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham, la constitution d’un sentiment d’historicité, dont la puissance signifie une agression fondamentale contre le nom du Christ, comme nom pulsionnel qui constitue le Grand Nous de la Chrétienté victorieuse. Ce grand Nous, se détache de lui-même pour laisser passer, la déité toute nue, “car la Trinité n’est qu’une manifestation de cette déité. Dans la pure déité (...) l’âme est morte à ellemême et ne vit plus qu’en Dieu. Et ce qui est ainsi mort est réduit à néant. L’âme est donc réduite à néant et sa sépulture est la déité.” 714 Ce grand Nous, se détache de lui-même pour laisser passer cette “pierre détachée de la montagne sans le secours d’aucune main” 715 qui, tombant sur la statue aux pieds d’argile (symbole de la curie romaine) la détruirait. Ce grand Maître Eckhart, « Pourquoi l’âme doit rejeter hors d’elle tous les Saints », in Eckhart, Traités et sermons, Traduction par Alain de Libera, op. cit, p. 395. 713 M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, Paris, Léviathan PUF, 2003, p. 212. 714 Maître Eckhard, « Pourquoi l’âme doit rejeter hors d’elle tous les Saints », in Eckhart, Traités et sermons, Traduction par Alain de Libera, op. cit, p. 395. 715 Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, traduction par Jeannine Quillet, Paris, Vrin, 1968, 2ème Partie, chap. XXIV, § 17, p. 453. 712 227 Nous se détache de lui-même, pour laisser passer le nominalisme d’Ockham conduisant à “une coupure brutale entre philosophie et foi.” 716 Et ce détachement s’accomplit par la figure de la Summa paupertas, cette figure réalisant l’union psychique du Peuple et de l’Histoire, par la trinité constitutive de ces trois noms propres, trois textes désirant détruire l’unité institutionnelle fictive de l’ecclesia, trois textes désirant détruire l’institutionnalisation du corps martyrisé du Christ, pour reconnaître la souffrance de ce corps supplicié, abandonné, support de la parole psalmodiée du chant des apôtres. SECTION 3. LE CONCEPT POLITIQUE DE SUMMA PAUPERTAS SELON MARSILE DE PADOUE § 1. LE DÉFENSEUR DE L’ABSOLUE PAUVRETÉ DU CHRIST Un des contemporains d’Eckhart se nomme Marsile de Padoue. Il est le fils d’un notaire de l’Université de Padoue. La corporation des notaires eut toujours le premier rang à Padoue, et la dimension de prestige et de considération dont jouissait cette corporation se retrouve dans le rejet implacable de la plénitude de Puissance du Pape, que met en oeuvre Marsile de Padoue dans l’écriture de son maître livre Le Défenseur de la Paix, Defensor Pacis. L’auteur de ce livre pourrait être né entre 1275 et 1280, sa mort est attestée par un discours du Pape Clément VI du 10 avril 1343. Marsile de Padoue est un acteur éminent de ce que l’on a appelé la querelle théorique de la pauvreté. On peut approximativement dater cette querelle, de son début marqué par la Bulle Exiit qui seminat (1279) du Pape Nicolas III, à la parution en 1341 du livre de Guillaume d’Ockham, le Breviloquium de principatu tyrannico. Le livre III de ce traité présente une réfutation de la thèse du Pape Jean XXII sur l’origine divine de la propriété. Michel Villey, lors de la prononciation de son cours de l’année universitaire 1962-1963, Le franciscanisme et le droit. Les sources scolastiques médiévales de la pensée juridique moderne, énonce : “je croirais assez volontiers qu’un des événements capitaux de l’histoire de la philosophie du droit fut la grande querelle franciscaine de la pauvreté. (...) Par quelle humaine fatalité (...) la pauvreté devint-elle objet de discussion juridique ? “ 717 Or, Michel Villey ne semble pas accorder une importance véritable à Marsile de Padoue et à son Maître livre. La raison de cette attitude nous la trouvons dans l’admiration qui est la sienne pour Guillaume d’Ockham crédité d’une “ admirable vigueur critique, d”une volonté destructrice.” Ockham “ ouvrit le combat décisif contre Aristote “ tandis que Marsile de Padoue ne fut qu’ “ un maître de la faculté des arts (c’est-à-dire des lettres) très infatué d’Aristote. (...) Or, on peut soupçonner les glossateurs (ou Saint Thomas dont la doctrine est analogue) de n’avoir pas su enregistrer le vrai langage de leur temps, par servilité envers les textes des anciens. “ 718 M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 227. M. Villey, Ibid, p. 212. 718 M. Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2002, première édition en 1962, p. 245, p. 240, p. 40. 716 717 228 Nous comprenons donc clairement que la figure d’Ockham constitue pour l’être juridique de Villey, penseur du Droit, mais plus encore penseur de la liaison irréductible entre le Droit et la Philosophie, un véritable support, car, en effet c’est dans le nom d’Ockham, en tant que “ fondateur d’une école de philosophie (le nominalisme) qui traversera toute l’histoire moderne et se survit encore aujourd’hui “ que “ se trouve la clé du problème fondamental (...) de la philosophie du droit. “ 719 La figure d’Ockham a semble t-il empêché Villey de s’intéresser au Defensor Pacis, pourtant Ockham s’est vivement intéressé à ce livre d’une manière critique, dans l’élaboration de sa pensée propre : “ maintenant il (Ockham) a pris connaissance du Defensor pacis : il en a le texte entre les mains ; il le cite, il l’analyse, il le dissèque. “ 720 Le Defensor Pacis est terminé le 24 juin 1324, le jour de la Saint Jean-Baptiste, comme le souligne son auteur dans la dernière phrase. Ce livre sera expressément condamné par le pape Jean XXII dans la bulle Licet juxta doctrinam (23 octobre 1327). Ce livre, réquisitoire violent contre le pouvoir pontifical, connut ce sort privilégié d’être mis immédiatement en pratique dans la réalité historique et politique de son temps. Il est dédié à l’empereur Louis de Bavière, excommunié le 23 mars 1324 par le Pape Jean XXII sur le fondement de la plénitude de puissance universelle du successeur de Saint Pierre, plénitude à laquelle l’empereur oppose le fondement divin de la souveraineté impériale. Pour Marsile de Padoue l’Empereur est le guide éclairé de la société chrétienne, la mission de l’empire est à la fois spirituelle et temporelle, le véritable représentant de Dieu sur la terre est l’Empereur, qui ne tient son pouvoir que de Dieu seul, et qui est à la fois défenseur de l’Empire et de l’Église. Toute l’entreprise de Marsile de Padoue consiste dans une sécularisation poussée à l’extrême des conceptions théocratiques. L’Empereur est censé jouer le même rôle et assumer les mêmes fonctions que celles qui sont dévolues au Pape par les penseurs théocratiques contemporains de Marsile. Alvaro Pelayo, évêque et pénitencier de Jean XXII, écrit à la demande de ce dernier un traité, le De Statu et Planctu721, dont le but est l’affirmation et la défense de la primauté du Pontife suprême sur l’ensemble de la chrétienté. Personne en effet ne peut entrer en contestation avec celui qui tient la place de Saint Pierre, car il en est du Pape comme de la divine Trinité, à laquelle il est impossible de créer un autre Dieu, qui lui serait égal ou supérieur en toutes choses. En réponse à cette conception théocratique décidant d’octroyer au Pape une aura divine, Marsile de Padoue invoque la prophétie de Daniel (Daniel, II, 31-33, 3435.) pour signifier en un accent quasi messianique la destruction par l’Empereur, des prétentions de la curie romaine au gouvernement des hommes. La curie romaine est symbolisée par la statue aux pieds d’argile. L’Empereur est symbolisé par cette pierre détachée de la montagne. “ Mais le même prophète (Daniel) a témoigné qu’une pierre détachée de la montagne sans le secours d’aucune main, tomberait sur cette statue, voulant signifier par cette pierre le roi élu par l’ensemble des hommes et que Dieu a suscité par sa grâce, en lui conférant le pouvoir, et dont le royaume ne peut être transmis à aucun autre. Ce roi, dis-je, agissant plus par la vertu ou grâce de la Trinité que par l’oeuvre ou le pouvoir des mains M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 223. L. Baudry, Guillaume d’Occam. Sa vie, ses œuvres, ses idées sociales et politiques, Paris, Vrin, 1949, p. 217. 721 N. Iung, Un Franciscain, Théologien du Pouvoir pontifical au XIVème siècle, Alvaro Pelayo Évèque et Pénitencier de Jean XXII, Paris, Vrin, 1931. 719 720 229 humaines, détruirait et anéantirait la partie d’argile de cette terrifiante, horrible et monstrueuse statue. “ 722 En interprétant pour le compte de son idéologie la prophétie de Daniel, Marsile veut montrer l’extraordinaire coïncidence de la vérité philosophique et de la vérité révélée, il veut montrer l’étroite corrélation entre la réflexion philosophique et le message de l’Écriture. Son rejet des prétentions sacerdotales et pontificales se fait au nom même de la doctrine de l’Église primitive. Sa critique des institutions ecclésiastiques s’effectue au nom de l’Évangile, et c’est par une complète subversion des valeurs authentiques de la doctrine chrétienne que la papauté prétend représenter ces dernières. Cette critique radicale de la plénitude de pouvoir que le Pape tiendrait directement de Dieu, qu’accomplit Marsile, se déploye d’une part, sur le fondement de la figure de l’extrême pauvreté, et d’autre part, sur le fondement de la tradition gibeline, tradition qui s’enracinait dans l’aura divine de l’Empereur Frédéric II. “ C’est après avoir triomphé en Orient que Frédéric II fonda la première monarchie absolue d’Occident : une coïncidence qui n’est certes pas un hasard. Sa victoire en Terre sainte avait en effet suscité cette métamorphose radicale qui se produit lorsque le héros prend conscience de son origine divine et que le dieu dont il se réclame l’habite véritablement. (...) En même temps que se manifeste sa filiation divine, la carrière du monarque marque un tournant : du stade des actions personnelles et de l’affirmation de soi, il se hausse à celui d’une activité créatrice de contenu universel, lorsque dans l’État de l’Empire, il donne corps à la loi éternelle qui réside en lui. “ 723 Le Defensor Pacis est terminé un mois après l’Appel de Sachsenhausen qui date du 22 mai 1324, rédigé à l’initiative de Louis de Bavière en réponse à l’excommunication dont il a fait l’objet. Dans cet appel l’Empereur dénonce le Pape comme hérétique, il accuse le Pape d’être l’ennemi de la paix, d’avoir usurpé le pouvoir civil, d’avoir enseigné publiquement que le Christ et les Apôtres avaient possédé en commun, et par conséquent, de refuser la doctrine de la pauvreté méritoire. Dans le texte de cet Appel on peut lire : “ il (le Pape) ne lui suffit pas d’attenter aux droits de l’Empire temporel, de le jeter bas, de servir iniquement contre notre couronne, il s’attaque à N.-S. Jésus-Christ lui-même, (…) il s’insurge contre la doctrine évangélique de l’absolue pauvreté du Christ, sur l’exemple de qui se fonde la perfection de la vie chrétienne, dans le total abandon des choses de ce monde. “ 724 Le pape Jean XXII, avait en effet remis en cause la doctrine franciscaine de la très haute pauvreté dont Saint François d’Assise avait été l’initiateur. Cette doctrine avait été reconnue par la plus haute autorité de l’Église, le pape Nicolas III, en 1279 dans la bulle Exiit qui seminat. Selon cette doctrine de la pauvreté évangélique, le Christ et les apôtres n’ont rien possédé en droit mais seulement usé en fait de certaines choses ; ils l’ont fait au nom d’un droit naturel donné par Dieu à tous les hommes -- et qui existait seul dans la condition de première innocence -- de se servir des choses du monde pour leurs besoins ; mais ils n’ont possédé Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, traduit du latin par Jeannine Quillet, Paris, Vrin, 1968, 2ème Partie, chapitre XXIV, § 17, p. 453. 723 Ernst H. Kantorowicz, L’Empereur Frédéric II, op. cit, p. 197. 724 Cité par J. Quillet, La Philosophie politique de Marsile de Padoue, Paris, Vrin, 1970, p. 12. 722 230 aucun droit opposable aux tiers et susceptible de donner lieu à action en justice. Les Frères Mineurs sont donc fondés à imiter en cela le Christ et les apôtres, et donc à renoncer à toute propriété de droit au profit de l’Église, ne conservant pour eux-mêmes qu’un simple usage de fait des biens meubles ou immeubles nécessaires à leur vie quotidienne, se conformant ainsi à la Deuxième Règle rédigée par François d’Assise en 1223, dite également Regula Bullata, en raison de son approbation par une bulle d’Honorius III en date du 29 novembre 1223. Cette règle énonce : “ j’interdis fermement à tous les frères de recevoir, en aucune manière, des deniers ou de l’argent, (...) en rétribution de leur travail, qu’ils reçoivent pour eux et pour leurs frères les choses nécessaires au corps, excepté les deniers et l’argent, (...) Que les frères ne s’approprient rien, ni maison, ni lieu, ni quoi que ce soit. Et comme des pèlerins et des étrangers en ce siècle, servant le Seigneur dans la pauvreté et l’humilité, qu’ils aillent à l’aumône avec confiance, et il ne faut pas qu’ils en aient honte, car le Seigneur s’est fait pauvre pour nous en ce monde. Telle est la hauteur de la très haute pauvreté qui vous a institués, vous mes frères très chers, héritiers et rois du royaume des cieux, qui vous a faits pauvres en biens, qui vous a élevés en vertus. Qu’elle soit votre part, elle qui conduit dans la terre des vivants. Totalement attachés à elle, frères bien-aimés, pour le nom de notre Seigneur Jésus-Christ, veuillez ne posséder à jamais rien d’autre sous le ciel. “ 725 Le pape Jean XXII brise cette doctrine de la pauvreté évangélique, le 8 décembre 1322 par la bulle Ad conditorem canonum. En publiant cette bulle, d’une part il révoque la bulle de Nicolas III, Exiit qui seminat, et d’autre part il désavoue l’ordre des Frères Mineurs. Jean XXII déclare renoncer au nom de l’Église, à toute propriété sur les biens dont les franciscains se servent, et il abolit donc la fonction de procurateur (d’administrateur) qui était dévolue à l’Église sur ces biens. Selon le raisonnement de Jean XXII, si les Frères mineurs voulaient prêter attention davantage à la réalité qu’aux mots, ils devraient voir qu’il est impossible de séparer l’usage de fait (usus facti) des biens, de leur usage de droit (usus juris), et qu’une telle séparation entre ces deux usages répugne au droit et à la raison. Pour tout ce qui est consommable, l’usage est toujours un usage de droit fondé dans une propriété, et non pas simplement de fait. Pour étayer son raisonnement, le pape développe une conception de la pauvreté évangélique qui mine les fondements mêmes de l’ordre franciscain ; cette pauvreté, dit-il, ne réside que dans la charité, et non pas dans l’abstention de toute propriété et de tout empire sur les choses temporelles. Un an plus tard dans la bulle Cum inter nonnullos, en date du 12 novembre 1323, Jean XXII fait un pas de plus. Il déclare hérétique la doctrine de la pauvreté absolue du Christ. Aux yeux du pape, nier que le Christ et les apôtres aient possédé quoi que ce soit revient à nier qu’ils aient eu le droit d’user de quelque chose : or la seconde proposition étant clairement impossible -puisqu’elle contredit explicitement l’Écriture -- il s’ensuit que la première doit être repoussée et condamnée comme hérétique. Saint François d’Assise, La Deuxième Règle, ou Regula bullata, en raison de son approbation par une bulle d’Honorius III en date du 29 novembre 1223, in P. Christophe, Les pauvres et la pauvreté des origines au XV ème siècle Ière partie, Paris, Desclée, 1985, p. 111. 725 231 § 2. MARSILE DE PADOUE : LE NOM SECRET DE PRÉCURSEUR Ce conflit théorique au sujet de la très haute pauvreté du Christ, s’inscrit lui-même dans ce que l’on a appelé le conflit entre le sacerdoce et l’Empire, qui s’exacerbe dans le cadre de la lutte entre le pape Jean XXII et Louis de Bavière. En 1323, Jean XXII refuse de confirmer l’accession par la force de Louis de Bavière au trône de l’Empire, après la victoire de Mühldorf acquise en 1322 contre Frédéric d’Autriche, rival de Louis de Bavière, ayant le soutien du Pape, l’élection de ce dernier étant intervenue en 1316, et coïncidant avec la vacance du siège impérial. En 1324 Jean XXII excommunie Louis de Bavière, en 1327 le pape déclare ce dernier privé de ses droits sur l’Empire. Louis de Bavière refuse de se soumettre à la plenitudo potestatis du pape, et retourne contre ce dernier l’accusation d’hérésie en lançant contre Jean XXII l’Appel de Sachsenhausen en 1324. Cet appel peut être considéré comme fondamental pour quatre raisons précises. En premier lieu, cet appel peut être considéré comme fondamental pour l’intelligence du Defensor Pacis, en effet, tous les chefs d’accusation qui y sont établis contre le Pape se retrouvent dans cette oeuvre. En deuxième lieu cet appel peut être considéré comme fondamental parce que la figure de la Très Haute Pauvreté, devient de part en part une figure politique dans le cadre du conflit implacable entre la plenitudo potestatis théocratique et la suprématie de la figure impériale. En troisième lieu cet appel peut être considéré comme fondamental en regard du sens de la plenitudo potestatis théocratique. En effet selon la nouvelle doctrine de la pauvreté mise en oeuvre par Jean XXII, la figure de l’extrême pauvreté du Christ est liée avec la figure d’un Christ propriétaire au sens juridique du terme. Il s’agit là d’une réalité historique et philosophique d’une importance primordiale. Rappelons que le terme de plenitudo potestatis, utilisé de manière générale pour désigner les pouvoirs d’un ambassadeur, ou d’un Empereur, revient à prendre, dès le XIIe siècle, une signification particulière. Alors que le sens général conféré par les canonistes à ce terme est l’autorité conférée par une communauté à son chef, par élection (ainsi, l’Empereur possède une plenitudo potestatis conférée par le peuple en l’élisant), il revient à désigner expressément l’autorité distincte de l’Église romaine. En quatrième lieu, cet appel peut être considéré comme fondamental car il rappelle et signifie “ un des événements primordiaux de l’histoire de la théocratie“ 726 la querelle des investitures, qui s’ouvre en février 1075 lors du synode romain lorsque le pape renouvelle de manière solennelle et vigoureuse l’interdiction de l’investiture laïque. Lors de ce synode la décision est prise : “ qu’aucun clerc ou prêtre ne reçoive en aucune façon une église des mains d’un laïque, soit gratuitement, soit à titre onéreux, sous peine d’excommunication.” 727 Le pape Grégoire VII tente ainsi de libérer toutes les églises de l’emprise séculière et d’imposer à tous le pouvoir pontifical. En écrivant ses fameux Dictatus Papae, Grégoire VII, se pénétrera lui-même de cette perspective historique et philosophique, faisant du successeur de Saint Pierre, le dépositaire d’un pouvoir divin, construit dans l’affirmation d’une unicité suprême. Les points I, II, XI, XII, de ce qui apparaît comme un aidemémoire du pape pour son activité spirituelle dans le siècle, sont les 726 727 M. Pacaut, La théocratie L’Église et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, Desclée, 1989, p. 63. H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit, p. 128. 232 suivants. “ I. L’Église romaine a été fondée par le Seigneur seul. II. Seul le Pontife romain est dit à juste titre universel. XI. Son nom est unique dans le monde. XII. Il lui est permis de déposer les empereurs. “ 728 Cette unicité suprême trouvera une de ses formulations les plus achevées dans le texte de la bulle Unam sanctam du 18 novembre 1302 exposant la doctrine du pape Boniface VIII, texte qui constitue un des documents majeurs de la théocratie pontificale. “ Le pouvoir (spirituel), bien qu’il soit donné à un homme (le pape) et exercé par un homme, n’est pas humain. C’est un pouvoir divin, donné à Pierre par la bouche divine et par là à ses successeurs... “ 729 Or, affirme Marsile de Padoue, “ Celui qui doit observer la perfection évangélique de la suprême pauvreté (Summa paupertas) ne peut avoir en son pouvoir aucun bien immobilier sans la ferme intention de vendre un tel bien dès qu’il le pourra, et d’en distribuer le prix aux pauvres ; et il ne peut avoir la propriété ou le pouvoir sur aucun bien, mobilier ou immobilier, avec l’intention de le revendiquer devant un juge coercitif à celui qui le lui a pris ou qui veut le lui prendre. “ 730 Dès lors l’affirmation du pape Jean XXII selon laquelle le Christ et les Apôtres furent propriétaires des biens dont ils usèrent constitue une négation de la perfection évangélique de la suprême pauvreté, cette négation viole le christianisme lui-même, et doit donc être qualifiée d’hérétique. La dernière phrase du Defensor Pacis, le Défenseur de la Paix, écrit par le Padouan (Marsile de Padoue) est la suivante : “en l’an mille trois cent vingt-quatre le Défenseur est terminé, le jour de la saint JeanBaptiste, (24 juin) Louange et gloire à toi, Christ ! “ 731 En décidant d’inscrire la phrase de conclusion de son livre dans le texte de Saint JeanBaptiste, surnommé le Précurseur, c’est-à-dire dans le nom de celui que les Évangiles reconnaissent comme un précurseur du Christianisme, en décidant de choisir comme dernier mot de ce livre le nom de : Christ, le Padouan nous adresse un signe qui veut être déchiffré. Ce signe fait suite à l’Appel de Sachsenhausen daté du 22 mai 1324, rédigé par l’empereur Louis de Bavière, dénonçant le pape Jean XXII comme hérétique. Ce texte constituait la réponse de l’Empereur à la décision d’excommunication dont il fut l’objet, par ce même pape, décision qui, dans le même temps, le déclara déchu de ses droits sur l’Empire. L’Appel de Sachsenhausen peut être considéré comme fondamental pour l’intelligence du Defensor Pacis : en effet, tous les chefs d’accusation dressés publiquement contre le Pape par le texte de cet Appel, se retrouvent dans l’ouvrage du Padouan. Le Defensor Pacis connut donc ce sort privilégié d’être mis immédiatement en pratique dans la réalité historique et politique de son temps, ne fût-ce que pour une période éphémère. Un extrait de cet Appel donne la mesure de la violence du conflit présent au sein de l’Église, comme dans la relation de cette dernière avec l’Empire. “Il (le pape Jean XXII) ne lui suffit pas d’attenter aux droits de l’Empire temporel, de le jeter bas, de servir iniquement contre notre couronne, il s’attaque à N.-S. Jésus-Christ lui-même, Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs, à sa Très Sainte Mère, qui partagea l’état de son fils dans l’observance de la pauvreté, au saint collège des Apôtres ; il H.-X. Arquillière, Ibid, p. 131. Boniface VIII, Unam Sanctam (18 novembre 1302) in M. Pacaut, La théocratie, op. cit, p. 143. 730 Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 3ème Partie, chapitre second, 38, p. 559. 731 Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 3ème Partie, chapitre troisième et dernier Titre de ce livre, p. 562. 728 729 233 dénigre leur conduite, il s’insurge contre la doctrine évangélique de l’absolue pauvreté du Christ, sur l’exemple de qui se fonde la perfection de la vie chrétienne, dans le total abandon des choses de ce monde.” 732 Ce signe inconscient qui nous est secrètement et aveuglement adressé, par le moyen du surnom de Saint Jean-Baptiste, Le Précurseur, c’est le signe constitutif de la destruction de la royauté, destruction s’inscrivant comme un hapax dans le concept de crime contre l’humanité. De la royauté absolue du Christ, à la pauvreté absolue de Jésus, Marsile de Padoue tire les conséquences, toutes entières résumées dans ce désir de destruction de la royauté mystificatrice revendiquée par le Pontife suprême comme la seule royauté véritable conforme au voeu de Jésus, conforme au Voeu du Père. Cette royauté mystificatrice du Pape, posée par la doctrine théocratique comme une royauté réelle étant issue de la royauté de Jésus, contraint à voir en la réalité divine du Christ, la réalité d’un propriétaire. Jésus doit être considéré comme un propriétaire parce que la doctrine théocratique confère au successeur de Saint Pierre un pouvoir premier sur le temporel, pouvoir créé par la primauté du pouvoir du Pape sur le spirituel. Gilles de Rome énonce en 1301 dans son De ecclesiastica potestate, : “ de même que Dieu a un droit éminent universel sur toutes les choses de la nature, mais qu’il gouverne selon une loi commune et permet à chacun de poursuivre sa propre cause..., de même le Pontife suprême, vicaire de Dieu, possède un droit éminent universel sur toutes les affaires temporelles ; mais, voulant lui-même se conduire selon la loi commune, il lui arrive de permettre aux pouvoirs terrestres --- à qui sont confiées les affaires temporelles --- de poursuivre leur propre cause et d’exercer leur propre juridiction. Les biens temporels sont des organismes pour aider et servir les biens spirituels... S’ils cessent de servir, ils cessent d’être des biens. En effet, les biens temporels qui ne sont pas établis pour les spirituels et ne leur servent pas, quoiqu’ils soient des biens en eux-mêmes, ne le sont pas pour nous... Donc il est manifeste que le Pontife suprême, qui est le maître du spirituel dans le corps mystique universel, l’est aussi des biens temporels --- afin qu’ils existent --- puisqu’ils sont établis en fonction de lui pour les biens spirituels qu’ils doivent servir et aider. “ La doctrine théocratique de Gilles de Rome, de Jacques de Viterbe dans son De regimine christiano (1302), de Alvaro Pelayo dans son De Statu et Planctu Ecclesiae (1340) reconnaît en la personne du pape, des prélats, en la structure de l’Église, une dimension christologique de royauté absolue. Le corps mystique de l’Église est un corps tout puissant, qui incarne une royauté spirituelle, une royauté juridictionnelle, une royauté de perfection sacrée s’imposant nécessairement au monde temporel selon les voies d’une Plénitude de Puissance, selon les voies d’une Plenitudo Potestatis. Cette Plenitudo Potestatis s’érigeant sur l’unité absolue du pouvoir de Jésus, elle reproduit dans sa structure cette unité absolue dont la puissance n’est limitée, établie, jugée par aucun autre pouvoir énonce Jacques de Viterbe : “le Christ est non seulement le roi du royaume céleste et éternel, mais aussi du royaume temporel et terrestre, (...) Sa puissance royale est une. (...) Le pape ne possède pas deux pouvoirs distincts et séparés, mais par son seul pouvoir, il a compétence sur le temporel et sur le spirituel. (...) Sa puissance n’est limitée, établie, jugée, par aucun autre pouvoir.” 733 L’Appel de Sachsenhausen, cité in J. Quillet, La Philosophie politique de Marsile de Padoue, Paris, Vrin, 1970, p. 12. 733 Jacques de Viterbe, « De regimine christiano » (1302), in M. Pacaut, La Théocratie, L’Église et le pouvoir 732 234 Selon Marsile de Padoue le corps mystique de l’Église tel qu’il se donne à voir en la personne du Pontife suprême, en la personne des prélats, en la réalité de sa doctrine de la Plenitudo Potestatis est tout au contraire un corps monstrueux et difforme, c’est un corps avide, cupide, corrompu, c’est un corps qui opprime par fourberie, ruse, calcul. L’immense crédit accordé par la masse des chrétiens à ce corps, est à la mesure de l’immense volonté de tromperie, d’enrichissement, de domination, mise en oeuvre par la tête fourbe de ce corps monstrueux. “Il veut séduire et tromper le plus de gens, celui auquel le plus grand crédit est accordé dans les temps modernes.” (...) “Le corps mystique de l’église est de toute part infecté et tout proche de la corruption dans sa substance ou dans ses principaux membres, et surtout (en un mot), dans la personne de ses prélats. (...) la forme de ce corps, (...) si on l’examine soigneusement, apparaîtra comme un monstre difforme. “ 734 § 3. LE PRÉCURSEUR ET LA STRUCTURE TRINITAIRE DE LA ROYAUTÉ ABSOLUE (CHRIST – PONTIFE SUPREME – EMPEREUR) La mise en oeuvre de la figure de la très haute pauvreté par Marsile de Padoue, signifie le passage d’une ancienne forme de la dimension trinitaire de la royauté absolue, à une nouvelle structure trinitaire de cette royauté. L’imaginaire du féodalisme analysé par Georges Duby735, s’organise selon le schéma fondamental d’une trifonctionnalité sociale représentée par les oratores, les laboratores, les bellatores. Les oratores ce sont ceux qui prient et intercèdent pour les hommes auprès de Dieu en fournissant un labeur spirituel. Les laboratores ce sont ceux qui cultivent, travaillent et créent la subsistance en fournissant un labeur corporel. Les bellatores ce sont ceux qui gardent les places fortes, protègent les terres, combattent l’ennemi en fournissant un labeur de guerrier. Si le trône royal repose sur ces trois colonnes c’est parce que l’idée de royauté absolue repose elle-même sur un schéma trifonctionnel matérialisé en premier lieu par le Christ, Roi des rois, Seigneur des seigneurs, en deuxième lieu par le pontife suprême successeur de l’Apôtre Pierre en lequel réside la réalité, la matérialité de l’élément dogmatique et permanent, le pouvoir des clés, source première de la doctrine pontificale et fondement irréductible de l’autorité du successeur de Pierre. “Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ; je te donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel.” (Matth. XVI, 18-19.) 736 En troisième lieu par l’Empereur, le Roi, le Prince. Or, c’est ce schéma trifonctionnel de l’idée de royauté absolue qui se brise dans le texte de Marsile de Padoue, par le moyen de la figure éminemment politique de la très haute pauvreté, figure destructrice de la souveraineté du Pontife suprême telle qu’elle s’incarne dans la Plénitude de puissance revendiquée pour le successeur de Saint Pierre par la curie au Moyen Âge, op. cit, p. 149-150. 734 Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 2ème partie, chap. XXV, § 20, p. 468. Et, 2ème partie, chap. XXIV, § 11 et 12, p. 449. 735 G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p. 134 et 135. 736 Cité par H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII essai sur sa conception du pouvoir pontifical, op. cit, p. 216. 235 romaine et les théoriciens de la doctrine théocratique. Désormais le successeur de saint Pierre, est destitué de son héritage de puissance et de gloire, il est précipité dans le dénuement extrême de la Summa paupertas, à l’image du Christ lui-même. Dans ce dénuement il rejoint malgré lui la masse des pauperes, la masse des pauvres, symbolisant, par la nudité primitive de leur misère ecclésiale, la véritable souveraineté successorale de Pierre. Tu es Pierre et sur cette masse de pauperes je bâtirai mon Église. Rappelons-nous que le nom fondamental de Pierre existe par le concept du crime contre l’humanité dans le nom propre du grand révolutionnaire français. Car en effet pour le Padouan, l’élément significatif et déterminant de la figure de la très haute pauvreté réside dans la négation du droit de revendiquer la propriété d’une chose, négation constitutive de la réalité évangélique et christologique de la Summa paupertas. La réalité du Christ réside dans la négation de son statut fallacieux de propriétaire. Si le Christ est véritablement le Christ c’est parce qu’il est impossible qu’il puisse jamais être considéré comme jouissant d’un statut de propriétaire et donc comme visant un enrichissement et une puissance politique, qui est puissance sur la communauté des hommes. De l’enseignement du Christ et des Évangiles, il résulte que les prêtres, tous les prêtres du plus élevé au plus bas dans la hiérarchie de l’Église, en conformité avec l’exemple de la très haute pauvreté du Christ n’ont aucun droit de revendiquer la propriété des biens dont ils usent. Selon l’idéal de la pauvreté méritoire ils n’ont aucun droit juridique ou moral de revendiquer non seulement la propriété d’un bien, mais également une subsistance quelconque de la part de la communauté des croyants. La pauvreté méritoire est corrélative de la plus extrême dépossession du clergé, placé comme tous les hommes sous l’autorité du législateur ou prince. La pauvreté méritoire est la vertu par laquelle quelqu’un, pour l’amour du Christ, veut se priver et manquer de tous les biens temporels, qu’on appelle d’ordinaire richesses, superflues pour son entretien. “Comment, en effet, celui qui a choisi une telle pauvreté pourrait-il bien être avide ou orgueilleux, comment pourrait-il être débauché ou intempérant, ambitieux, sans miséricorde, et pourquoi serait-il injuste, timoré, méchant ou envieux ; serait-il aussi menteur, impatient, et dans quel but serait-il malveillant à l’égard du prochain ? Il semble plutôt qu’à celui qui s’est ainsi disposé à toutes les vertus, la porte soit ouverte aussi pour l’accomplissement, avec égalité d’âme, de tous les préceptes et conseils.” 737 C’est en prenant appui sur les saintes Écritures, que Marsile de Padoue retourne contre le corps monstrueux de la curie romaine les paroles mêmes du Christ. L’extrême pauvreté du Christ, son dénuement, sa passion, la souffrance qui fut la sienne, sont niés, oubliés, censurés, par l’appétit de domination et d’enrichissement qui structure l’affirmation de la Plenitudo Potestatis du souverain Pontife. En précipitant les prêtres vers le vrai désir de Dieu, Marsile de Padoue reconnaît, la vraie pauvreté, la vraie souffrance, la vraie béatitude, la vraie souveraineté ouvrant le chemin du législateur vers la communauté des hommes. Cette communauté des hommes, elle est symbolisée par les pauperes, ces pauvres proches du Christ, si ils en ont la volonté, ces pauvres, symbole trinitaire de la royauté absolue du Christ. Cette royauté 737 Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la paix, op. cit, 2ème partie, chap. XIII, § 26, p. 307. 236 absolue de Jésus n’engendre pas la royauté fallacieuse du Pontife suprême, elle engendre la pauvreté absolue de tous ceux, prêtres ou laïcs, qui accomplissent le voeu de pauvreté méritoire, se rapprochant ainsi de la pureté du Christ, de sa souffrance, de son dénuement, se rapprochant ainsi des faibles, les veuves, les orphelins, les pauvres. Marsile de Padoue se rappelle alors le souffle de la conclusion du sermon A la recherche du vrai pauvre, prononcé par Augustin, à Carthage, dans la Basilica Novarum, un dimanche peu après le 27 mai 418 : “ brièvement cherchons maintenant l’orphelin, car nous nous sommes fatigués en cherchant le pauvre : seigneur Jésus, je cherche l’orphelin ; je suis fatigué de chercher. Réponds vite pour que je trouve : “ne donnez, dit-il, à personne le nom de père sur la terre. (Matth. XXIII, 9.) L’orphelin sur terre a trouvé un Père immortel dans les cieux. Ne donnez, dit-il, à personne le nom de père sur la terre.” 738 Nous nous approchons maintenant du désir fondamental de Marsile de Padoue. Marsile a reconnu la division irréductible entre les riches et les pauvres, division présente dans les Évangiles. Il a reconnu le principe divin de paternité qui lie ensemble, le Père, le Fils, et les membres de la communauté humaine qui sont identiques à l’Esprit saint en tant que communauté. Il a reconnu que l’Empereur était le symbole du Fils sur la terre, parce que lui-même, Marsile de Padoue symbolisait les opprimés. Ainsi en destituant le Pontife suprême de la filiation divine qu’il revendique en tant que successeur de Pierre, Marsile construit lui-même sa filiation dans le corps de la paternité divine. Il peut donc s’adresser directement à l’Empereur dans le moment même où moi-même, Marsile de Padoue je me pose comme le descendant d’Anténor, prince troyen, passant pour être le fondateur de la ville de Padoue. Nous sommes donc amenés à transmettre au lecteur deux longues citations, fondamentales pour la compréhension de l’économie de pensée du Padouan. La première citation est tirée de l’Évangile selon saint Luc, elle est présente resserrée en deux lignes dans le Defensor Pacis, “Ayant levé les yeux, il dit à ses disciples : “bienheureux, vous, les pauvres, parce que le royaume de Dieu est à vous. Bienheureux, vous qui avez faim maintenant, parce que vous serez rassasiés. Bienheureux vous qui pleurez, parce que vous rirez. Bienheureux serez-vous lorsqu’on vous haïra, qu’on vous chassera, qu’on vous outragera, que votre nom sera rejeté comme infamant à cause du fils de l’homme. Réjouissez-vous en ce jour-là et tressaillez d’allégresse, car voici que votre récompense sera grande au ciel. Car ces mêmes traitements, leurs pères les ont infligés aux prophètes “ “Par contre, malheur à vous, riches, parce que vous tenez votre consolation ! Malheur à vous, qui êtes rassasiés maintenant, parce que vous aurez faim ! Malheur à vous, qui riez maintenant, parce que vous serez dans le deuil des larmes ! Malheur à vous quand tout le monde dira du bien de vous, car vos pères en usaient ainsi à l’égard des faux prophètes. “ (Luc, VI, 21.)739 Saint Augustin, « A la recherche du vrai pauvre » (Sermon XIV), in G. Humeau (trad), Les plus beaux sermons de Saint Augustin, 3 volumes, op. cit, t 1, p. 38. 739 Cette citation de l’Évangile est présentée ainsi par Marsile de Padoue : « Bienheureux les pauvres, bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui souffrent persécution ; bienheureux vous qui avez faim. » in Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 2ème partie, chap. XIII, § 25, p. 306. 738 237 La deuxième citation est extraite du premier chapitre du Defensor Pacis, “Ainsi donc, attentif et soumis aux préceptes du Christ, des saints et des philosophes, moi, descendant d’Antenor, (...) par révérence pour le Donateur, par désir de propager la vérité, par brûlant amour pour ma patrie et mes frères, par compassion pour les opprimés et pour leur protection, pour détourner de l’erreur les oppresseurs (...) pour soulever ceux qui doivent et peuvent s’y opposer, j’ai écrit (...) en élevant mes regards vers toi, qui, comme ministre de Dieu, donneras à cette entreprise la fin qu’elle souhaite recevoir de l’extérieur, très illustre Louis, Empereur des Romains, en vertu d’un droit du sang antique et privilégié, non moins qu’eu égard à ta nature singulière et héroïque, et à ton éclatante vertu (...) j’ai consigné dans cet écrit la somme des pensées qui vont suivre, (...) convaincu qu’elles pourraient apporter une manière d’aide à ta majesté vigilante... “ 740 En s’adressant de la sorte à l’Empereur Louis de Bavière, en liant son sort à ce dernier contre l’idéologie de la papauté, Marsile de Padoue fait écho aux positions de Dante attribuant à l’Empereur, dans la Divine Comédie, et le De Monarchia, un rôle de défenseur suprême de la paix. Mais il expose également son désir fondamental dont la signification s’inscrit dans l’héritage frédéricien, c’est-à-dire dans la certitude qui était celle de l’Empereur Frédéric II, selon laquelle cette puissance qui était la sienne était de nature divine. Frédéric II mourut le 13 décembre 1250. Marsile, lui, est né entre 1275 et 1280. La disparition de Frédéric II signifiait pour beaucoup la fin de l’Empire Romain. Lui aussi tout comme Louis de Bavière s’était opposé durement aux prétentions de la Papauté. Le corps mystique de l’Église comme monstre difforme selon Marsile, représentait une réponse différée de l’Empereur Frédéric II au manifeste rédigé par le Pape Grégoire IX contre lui, car, en effet, ce pape comparait l’Empereur à un monstre, et donc, c’est, tout à fait logiquement, par la signification de la monstruosité qu’ultérieurement, Marsile de Padoue, représentant le principe fondamental de l’espérance impériale, devait répondre au successeur de saint Pierre, détracteur de Frédéric II, comme au successeur de saint Pierre, détracteur de Louis de Bavière. Dans le manifeste daté de 1239, par lequel Grégoire IX excommuniait Frédéric II on pouvait lire : “un monstre s’est élevé de la mer, dont la bouche ne profère que calomnies, doté pour exprimer sa rage, des griffes d’un ours et de la gueule d’un lion, tandis que le reste de son corps ressemble à celui d’une panthère. Il n’ouvre la bouche que pour calomnier le nom de Dieu et ne cesse pas de lancer ses traits contre la maison du Seigneur et les saints qui sont au ciel. “ 741 Ainsi au corps mystique de l’église, analysé par Marsile de Padoue comme étant le corps d’un monstre difforme, répondait auparavant le corps trinitaire monstrueux sauvage et implacable, analysé par Grégoire IX, comme étant celui de l’Empereur Frédéric II, à la fois ours lion et panthère. On peut percevoir dans cette lutte sauvage entre ces deux corps monstrueux, l’origine cachée du désir commun des deux corps de Ernst Kantorowicz et de Marsile de Padoue, car tous les deux possèdent en même temps, le même désir, enraciné dans une réalité historique identique, constituée par le nom de l’Empereur Frédéric II. Dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, Kantorowicz écrit : “c’est après avoir triomphé en Orient que Frédéric II fonda la première 740 741 Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 1ère partie, chap. I, § 6, p. 54. Le pape Grégoire IX, cité par M. Pacaut, La Théocratie, l’Église et le pouvoir au Moyen Âge, op. cit, p. 126. 238 monarchie absolue d’Occident : une coïncidence qui n’est certes pas un hasard. Sa victoire en Terre sainte avait en effet suscité cette métamorphose radicale qui se produit lorsque le héros prend conscience de son origine divine et que le dieu dont il se réclame l’habite véritablement. “ 742 SECTION 4. L'ENONCIATION IMPLICITE DU CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU CHRIST, PAR GUILLAUME D'OCKHAM § 1. LE VRAI PAUVRE Pour comprendre la relation entre la figure de la Très Haute Pauvreté et Guillaume d’Ockham il est nécessaire de situer précisément cette figure dans le cadre du christianisme antérieur à cet auteur. Pour saint Augustin le vrai pauvre c’est Jésus Christ. Jésus est le chef des pauvres. Dans le sermon que nous avons déjà évoqué : A la recherche du vrai pauvre, on peut comprendre la trinité qui constitue la figure de la très haute pauvreté. Le pauvre Lazare, le pauvre Jésus Christ, le pauvre enfant abandonné. Lazare c’est cette figure du pauvre évoqué dans le texte de l’évangile de Luc (XVI, 19-31.) et reprise par Augustin dans ce sermon. Ce qui montre qu’il s’agit pour Augustin d’une figure princeps, c’est que ce dernier dans un autre de ses sermons, Sur la vraie richesse, évoque le pauvre Lazare, mais sans le nommer par son nom biblique, comme si il représentait la figure même de la pauvreté. Et donc énonce Augustin à Carthage : “ mais voici qu’un mendiant, n’en pouvant plus, couvert de haillons, mourant de faim vient m’objecter : c’est à moi qu’est dû le royaume des cieux, car je suis semblable à Lazare, qui gisait plein d’ulcères à la porte du riche ; les chiens léchaient ses plaies et il cherchait en vain à se rassasier avec les miettes qui tombaient de la table du riche. “ Ainsi donc le mendiant méprisé, l’homme crucifié, l’enfant abandonné par son père et par sa mère signifient tous les trois ensemble la figure de la très haute pauvreté. L’homme absolument pauvre c’est l’homme abandonné, méprisé, crucifié. L’orphelin, le mendiant, l’homme livré aux mépris, aux fouets, aux insultes, aux crachats, aux soufflets, à la couronne d’épine, cloué à la croix percé par la lance. Mais cet homme absolument pauvre est absolument riche car : “ la vraie richesse c’est l’immortalité. Là est l’opulence où se trouve l’absence totale d’indigence (...) le riche de ce monde a beau être riche, le Christ est plus riche encore (...) car nous sommes les mendiants de Dieu. “ La racine de tous les maux c’est l’amour de l’argent et certains, pour s’y être livrés, se sont égarés loin de la foi et se sont causés à euxmêmes beaucoup de tourments. La thésaurisation exprime la cupidité, et engendre la rapine, l’avarice, la fraude, la malice, le parjure. La maladie des riches c’est un orgueil démesuré, et cet orgueil de posséder qui se loge dans cette maladie des riches rencontre l’orgueil de ceux qui se laissent guider par la passion de dominer. Et cette passion de dominer identique à la passion de posséder est l’expression de l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. L’orgueil du riche qui, hautain regarde Lazare mourir, l’aveuglement du pauvre qui, orgueilleux regarde le riche s’enrichir, sont le contraire de l’humilité du pauvre et de la pauvreté du riche, quand ce pauvre et ce riche, 742 E. H. Kantorowicz, « L’Empereur Frédéric II », in Œuvres, op. cit, p. 197. 239 mendiants de Dieu, vont vers la vraie pauvreté et la vraie humilité, rencontrant la clairvoyance de la piété dans la vraie richesse de l’éternité. Le mendiant c’est celui qui supplie qu’on lui donne quelque chose, et moi Augustin, au contraire du mendiant qui supplie, je vous donne l’ordre de donner aux pauvres. “ Donnez donc aux pauvres ; c’est de ma part plus qu’une prière et un avertissement, c’est un ordre. Je ne tairai pas à votre charité pourquoi j’ai cru nécessaire de vous faire ce sermon. Depuis que nous sommes ici, les pauvres à l’entrée et à la sortie de l’église, ne cessent de nous supplier de vous parler pour recevoir enfin quelque chose de vous. “ 743 Dans le christianisme mis en oeuvre par saint Augustin la souffrance qui s’exprime dans le rejet et la destruction de l’homme abandonné méprisé crucifié, la souffrance qui se confond avec la figure de la plus extrême pauvreté, se transfigure elle-même dans la figure de la vraie richesse où se trouve l’absence totale d’indigence qui signifie l’opulence de l’immortalité. L’être absolument pauvre est en réalité l’être absolument riche. La réalité de cette souffrance de l’homme absolument pauvre indiquait la réalité de la plus haute spiritualité présente dans la Cité de Dieu dont la parole et les écrits d’Augustin garantissaient l’existence. L’Augustinisme politique se caractérise par la transformation de cette haute spiritualité en figures du discours politiques. Très précisément, l’homme qui mendie et l’homme qui supplie, deviennent des représentations internes de la lutte entre le sacerdoce et l’empire. Dans le conflit qui oppose le pape Grégoire VII et le souverain germanique Henri VI, ce dernier convoque en 1076 une grande assemblée à Worms. Vingt-quatre évêques, sous la pression du roi y signèrent l’acte de déposition du pape. Dans ce document singulier et hautement significatif, les porte-parole du roi essaient de se montrer plus soucieux que le pape des intérêts de l’Église et de la foi. C’était la conséquence inévitable de l’absorption du domaine temporel dans le domaine spirituel. Ce qui est particulièrement significatif dans ce document c’est la transformation négative de la figure du mendiant détachée de toute richesse et de toute spiritualité pour indiquer simplement la réalité de l’humiliation qu’elle exprime, cette humiliation ne pouvant se transfigurer dans aucune rédemption pour indiquer une richesse future ou présente. Ce document conteste le décret contre l’investiture laïque décidé par le synode romain de février 1075 dont le but était la remise en cause de la simonie, c’est-à-dire la volonté d’acheter ou de vendre à prix temporel une chose spirituelle, simonie qui dégradait l’esprit ecclésiastique, et que l’on pouvait percevoir dans le pouvoir qui était celui du roi ou de l’empereur de nommer et d’investir les évêques dans leur charge. Henri IV et les évêques écrivent dans ce document dirigé contre Grégoire VII : “ en enlevant aux évêques, (...) le pouvoir que leur confère dans l’ordination la grâce du Saint-Esprit (...) si bien que nul maintenant ne peut être évêque ou prêtre s’il ne mendie cette faveur en s’inclinant devant ta fastueuse vanité, tu as détruit toute la vigueur des institutions apostoliques, (...) tu t’arroges une puissance nouvelle à laquelle tu n’as aucun droit et (...) tu violes au contraire les droits incontestables de tes frères. “ 744 Saint Augustin, « A la recherche du vrai pauvre » (Sermon XIV), « Sur la vraie richesse » (Sermon XXXVI), « Sur le bon emploi des richesses et l’égalité entre les hommes » (Sermon LXI) in G. Humeau (trad), Les plus beaux sermons de Saint Augustin, 3 volumes, op. cit, tome I, p. 32, p. 150, p. 281 et 287. 744 Extrait de l’acte de déposition de Grégoire VII, prononcé par le conciliabule de Worms (24 janvier 1076) in H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit, p. 140. 743 240 Comme en réponse à ce discours qui expose une figure du mendiant détachée de toute spiritualité biblique pour indiquer simplement la réalité de l’humiliation, Grégoire VII, décrit le drame de Canossa intervenu le 27 janvier 1077. Lors du synode de février 1076 Grégoire VII a énoncé le texte capital de la sentence déposant le souverain germanique. C’était la première fois qu’une sentence pareille était prononcée dans l’Église contre un souverain, et cette destitution représentait aux yeux du monde chrétien un fait inouï. De la même manière que Augustin en écrivant les Confessions, s’adresse directement à Dieu, le prenant à témoin de son écriture, Grégoire VII en écrivant cette sentence de destitution s’adresse directement à Pierre, prince des apôtres, dont il est le représentant, dont la grâce est descendue en lui, grâce qui est le pouvoir donné par Dieu de lier et de délier dans le ciel et sur la terre : “ ô bienheureux Pierre, prince des apôtres, prête -moi, je te prie, une oreille favorable ; (...) j’interdis au fils de l’empereur Henri, qui s’est élevé contre ton Église avec une insolence inouïe, le gouvernement de tout le royaume des Teutons et de l’Italie ; je relève tous les chrétiens du serment qu’ils lui ont prêtés (...) je défends que toute personne lui obéisse comme roi. “ 745 Quand Grégoire VII, décrit le drame de Canossa, qui voit le souverain destitué venir jusqu’au lieu où réside le pape pour demander son pardon, il expose la figure de la supplication du souverain comme le contrepoint politique de la manière dont le souverain et les évêques qui l’on suivi se sont posés précédemment en mendiant de la fastueuse vanité de Grégoire VII qu’ils prétendirent déposer, lui disant en conclusion à Worms : “ nous avons décidé à l’unanimité de te signifier ce que nous ne t’avons encore jamais dit, à savoir que tu ne peux et que tu ne pourras jamais, par ces motifs, occuper le Siège apostolique. “ Dans le procès verbal de ce que l’on a appelé l’absolution de Canossa, écrit par Grégoire VII, postérieure donc à l’assemblée de Worms, on peut lire : “ nous avions appris d’une manière certaine que le roi approchait de Canossa. Avant même d’entrer en Italie, il s’était fait précéder auprès de nous par une ambassade suppliante, avait offert de donner toute satisfaction à Dieu, à saint Pierre et à Nousmême, (...) lui-même enfin, sans rien montrer d’hostile ou de menaçant, s’est approché avec une faible escorte du château de Canossa où nous étions. Là, pendant trois jours, devant la porte de la forteresse, ayant dépouillé tout insigne royal, dans un appareil misérable, sans chaussures, revêtu de laine, il n’a cessé d’implorer avec larmes le secours et la consolation de la miséricorde apostolique, jusqu’à ce qu’il eut ému de pitié et de compassion tous ceux qui étaient présents ou à qui cette nouvelle était parvenue. Ce fut au point qu’intercédant pour lui par des prières et des larmes, tous voyaient avec étonnement notre rigueur inaccoutumée et quelques-uns s’écriaient qu’il y avait en nous, non pas la grave sévérité de l’apôtre mais presque la farouche cruauté du tyran. Vaincu enfin par l’ardeur de sa componction et par les supplications de ceux qui étaient présents, nous l’avons, relâchant les liens de l’anathème, admis au bienfait de la communion et reçu dans le sein de notre sainte Mère l’Église, après avoir reçu de lui les garanties que vous trouverez transcrites plus bas. “ 746 Extrait du texte capital de la sentence portée par le pape Grégoire VII contre l’Empereur, c’était la première fois qu’une sentence pareille était prononcée dans l’Église, in H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit, p. 145-146. 746 H.-X. Arquillière « A propos de l’Absolution de Canossa (27 janvier 1077) » in Annuaire 1949-1950 de l’École Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuse, Paris, Imprimerie Nationale, 1949, op. cit, p. 9. 745 241 Assurément l’absolution de Canossa repose sur la miséricorde apostolique de Grégoire VII, dont le but inflexiblement poursuivi est l’établissement de la primauté du spirituel. 747 Cette miséricorde apostolique elle-même, s’est constituée en empruntant par le cheminement de la pensée de Cicéron et d’Augustin le chemin de l’humanitas, dont Michel Villey nous rappelle qu’elle fut la vertu stoïcienne par excellence qui conduisit le droit romain à adoucir le sort des esclaves, des pauvres et des étrangers. 748 Que fait d’autre Grégoire VII au château de Canossa que d’adoucir le sort du pauvre Henri VII, dépouillé de tout insigne royal, dans un appareil misérable, sans chaussures, revêtu de laine, implorant la miséricorde du souverain pontife, de telle sorte que ce dernier relâche les liens de l’anathème qui emprisonnent le souverain germanique dans la divinité du Christ. Car c’est le Christ qui a remis à Pierre et à ses successeurs le pouvoir des clés, source première de la doctrine pontificale. “ Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ; je te donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. “ (Matth. XVI, 18-19.) § 2. LA PUISSANCE INFINIE DU SINGULIER Nous pouvons maintenant situer Ockam triplement. Du point de vue de la question de la structure quadripartite, du point de vue de l’humanitas, du point de vue de la figure de la très haute pauvreté. Du point de vue de la structure quadripartite, nous posons arbitrairement Ockham, selon l’état de nos connaissances actuelles, comme le troisième moment d’une évolution psychique s’inscrivant dans le processus historique du temps, processus historique se réalisant par la Révolution française, rupture absolue symbolisée par le passage du crime de lèse majesté au crime de lèse humanité. Aristote dans l’Éthique de Nicomaque, énonce l’importance du nombre quatre pour déterminer le juste. Le juste écrit-il implique nécessairement au moins quatre éléments, le juste est en quelque sorte une proportion, la proportion est l’égalité des rapports entre des termes au nombre de quatre au moins. 749 Le psychanalyste Jacques Lacan lui aussi souligne le caractère de nécessité du chiffre 4 dans le processus psychique. Nous avons déjà cité cette phrase importante : “ Une structure quadripartite est depuis l’inconscient toujours exigible dans la construction d’une ordonnance subjective. “ Cette phrase faisait partie d’un écrit Kant avec Sade, paru en avril 1963 dans la revue Critique (n° 191). Or, moins d’un an après, en janvier 1964, conformément pourrait-on dire à la construction de sa propre ordonnance subjective, Jacques Lacan énonçait : “ c' est pourquoi, comme je l’ai annoncé au terme de mon premier cours, c’est aux concepts freudiens majeurs -- que j’ai isolés comme étant au nombre de quatre, et tenant proprement cette fonction -- que j’essaierai aujourd’hui de vous introduire. “ 750 Ce que pour notre part nous avons isolé, c’est l’ordonnance subjective de saint Augustin, ordonnance se construisant textuellement par la nomination à quatre reprises du mot : sang, en latin sanguine, sanguinem dans le texte de ses Confessions. Le sang du gladiateur, le sang de l’esclave H.-X.- Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit, p. 238. M. Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, op. cit, p. 428. 749 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit, Livre V, chap. III, 8, p. 142. 750 J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 774. Et, J. Lacan Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 22. 747 748 242 du plaisir, le sang innocent de la mère, le sang du Christ, construisent textuellement l’ordonnance subjective de saint Augustin. Des développements qui précèdent exposant la valeur contraignante du chiffre 4, nous nous sentons autorisé, à exposer les quatre moments déterminants d’un double processus, en même temps psychique et en même temps historique d’une manière indéterminée et entremêlée. Dans un premier temps, symbolisé par le nom et l’oeuvre de saint Augustin, se cristallise une rencontre entre deux réalités : la réalité de l’humanitas et la réalité d’une figure cruciale, psychiquement et historiquement, la figure de la très haute pauvreté. Dans des lettres d’Augustin, découvertes et reconnues en 1980 par Johannes Divjak dans deux manuscrits datant du XIIe et XVe siècles, on peut lire dans la traduction du latin en français les expressions : “ un sentiment de compassion chrétienne ou humaine “ et “ j’ai appris (...) avec quelle chrétienne humanité tu as adouci ses pérégrinations impécunieuses. “ 751 Le sentiment de compassion et le sentiment de chrétienne humanité, nous permettent de nous représenter dans le texte même d’Augustin, ce que l’on peut entendre comme la fusion de l’humanitas et de la figure de la très haute pauvreté. Dans un deuxième temps, symbolisé par l’un des événements primordiaux de l’histoire de la théocratie, la querelle des Investitures, la réforme grégorienne, la lutte entre Grégoire VII illustrée en particulier par ce que Henri-Xavier Arquillière nomme le drame de Canossa, dans ce deuxième temps donc, nous voyons que la figure du mendiant est réalisée et actualisée textuellement et en même temps physiquement par Henri IV, d’abord dans le coup d’éclat de la déposition de Grégoire VII, prononcée par le conciliabule de Worms le 24 janvier 1076, puis par le drame de Canossa le 27 janvier 1077. Cette figure du mendiant qui est un des trois constituants de la figure de la très haute pauvreté (l’enfant abandonné, le mendiant méprisé, l’homme-Christ supplicié) perd absolument sa dimension biblique personnifiée par Lazarre, dimension biblique qui revient comme un leitmotiv dans les paroles d’Augustin, pour revêtir une dimension exclusivement profane entièrement constituée par l’opposition irréductible entre la souveraineté du Christ personnifiée par le successeur de Pierre, Grégoire VII, et la souveraineté royale ou impériale personnifiée par Henri IV. A cet instant le concept biblique de la très haute pauvreté explose. Alors se disjoint la fusion de l’humanitas et de la très haute pauvreté. L’humanitas, dans la pensée, dans la bouche, dans les actes de Grégoire VII, se transforme en une radicale volonté de puissance. Le troisième temps de ce double processus, psychique et historique, qui nous conduit vers le quatrième temps de la première formulation du crime contre l’humanité par Robespierre, peut être symbolisé par le nom de Guillaume d’Ockham, à la condition de ne pas séparer son nom de celui de Marsile de Padoue et de Maître Eckhart. Michel Villey emploie à propos de Guillaume d’Ockham des formules très fortes. Selon lui c’est Okham qui ouvre la via moderna, il est le fondateur d’une école de philosophie qui traversera toute l’histoire moderne, il serait le père du droit subjectif par la mise en oeuvre de ce qu’il est convenu d’appeler le Saint Augustin « Lettre 10 » (À son saint frère Alypius), et « Lettre 20 » (À la dame très religieuse Fabiola) in Saint Augustin, Lettres 1-29, Nouvelle édition du texte critique et introduction par Johannes Divjak, Œuvres de Saint Augustin, 46 B, op. cit, p. 175, et p. 293. 751 243 nominalisme, Ockham a conçu et mis en oeuvre le positivisme juridique, il incarne donc un tournant décisif, puisque de sa plume sort la première doctrine du droit subjectif, et la jonction des deux idées de droit et de pouvoir, nous sommes donc avec Ockham au moment “ copernicien “ de l’histoire du droit, à la frontière de deux mondes, le monde du droit naturel, maître-mot de la science juridique romaine, et le monde du droit subjectif, maître-mot du droit moderne. Ockham renverse ainsi le langage romain et classique, le retournant de fond en comble pour le transformer en un système de droits subjectifs, point de vue que Villey exprime en une phrase dans ses Carnets : “ les étants d’Aristote étaient pleins d’être. Mais autrement depuis Occam. “ 752 De quelle manière peut-on penser que le troisième temps dont il est question peut être symbolisé pour une part prépondérante par le nom d’Ockham ? Villey souligne que dans la querelle des universaux se trouve la clé du problème fondamental de la philosophie du droit, car “ là est la ligne de partage entre le droit naturel classique, inséparable du réalisme d’Aristote et de Saint Thomas, et le positivisme juridique. “ 753 Remarquons que pour Joël Biard, qui traduisit en 1988 un des ouvrages clé d’Okham : la Summa totius logicae, la Somme De Logique, “ La notion logique d’universel est un concept de second ordre, permettant de caractériser et de classer certains types de signes. (...) il y a donc peu à dire du point de vue ockhamiste, sur les universels. Ce qu’on appellera ultérieurement, en un curieux français, le “ problème des universaux “ est un problème mal posé, voire un faux problème... “ 754 Pour Pierre Alféri, “ Le principe de la nouvelle donne ockhamiste est donc une critique profondément destructrice de l’ontologie réaliste traditionnelle, le déni intransigeant de tout statut ontologique à l’universel ou l’être commun. (...) L’universel ne peut être repensé comme signe d’une série qu’après avoir été systématiquement expulsé du domaine de l’ontologie“. 755 Et c’est ce processus d’expulsion par Ockham de l’universel du domaine de l’ontologie qui conduisit Villey à souligner que “ le nominalisme d’Occam conduisait à une coupure brutale entre philosophie et foi.“ coupure constituant le positivisme juridique comme « l’enfant du nominalisme ».756 Or, cette coupure s’accomplit en particulier, sur le plan de l’humanitas, tandis que dans ce mouvement c’est la question centrale de la puissance, et donc de la volonté de puissance, qui s’organise dans la dialectique entre la pauvreté évangélique et la plenitudo potestatis du pape. Sur le plan de l’humanitas il suffit de lire les premiers chapitres de Somme de logique, composée selon Léon Baudry entre 1320 et 1324, pour remarquer que l’humanitas est un des mots clés de l’analyse sémiotique d’Ockham. On peut dire que dans cette analyse, l’humanitas, l’humanité est destituée de son statut d’universalité, pour devenir un signe menant vers la singularité. Alors dans ce mouvement d’analyse, l’humanitas, vertu stoïcienne par excellence qui a fusionné par Cicéron puis Augustin avec la figure de la très haute pauvreté, pour concrétiser un sentiment de compassion chrétienne ou humaine, ou un sentiment de chrétienne 752 753 754 755 756 M. Villey, Réflexions sur la philosophie et le droit, Les Carnets (XXI-17), Paris, PUF, 1995, p. 421. M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 223. J. Biard, Guillaume d’Ockham, Logique et philosophie, Paris, PUF, 1997, p. 40-41. P. Alféri, Guillaume d’Ockham Le Singulier, Paris, Éditions de Minuit, p. 33. M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 227-228. 244 humanité, l’humanitas donc perd son statut de vertu pour devenir un opérateur logique de signification qui emmène le lecteur vers la singularité du langage, vers la singularité radicale de l’acte de nomination. Ainsi Ockham écrit : “ car il n’existe rien du côté des choses qui ne soit absolument singulier. L’égarement de tous ceux qui ont cru que quelque chose existe dans les choses outre le singulier, et que l’humanité (humanitas), différente des singuliers, est quelque chose dans les individus et relevant de leur essence, les conduisit à ces erreurs logiques ainsi qu’à beaucoup d’autres. “ 757 Ainsi donc, de ce fait la “ chose universelle “, humanité, se situe désormais principalement par Ockham, non pas dans le registre du sentiment universel de la compassion mais prioritairement dans le registre logique de l’analyse des signes. Alors le rapport logique entre l’homme et le non-homme quitte définitivement le domaine du lien humain, le domaine de l’humanitas, le domaine de la cité de Dieu, pour rentrer dans le domaine de l’analyse sémiotique. Mais si le non-homme devient ainsi à un tel degré le simple moment d’un raisonnement retranché du lien de l’humanitas, la voie n’est-elle pas ouverte à la mainmise de la puissance absolue sur une chose qui sera nommée non-homme. C’est peut-être ce à quoi pensait Villey en écrivant : “ la marque d’Occam, au contraire, c’est une vision du monde moniste et totalitaire. “ 758 Il faudrait plutôt considérer que la vision d’Ockham repose sur la relation entre le singulier comme pauvreté et la foi en une puissance absolue. Si en effet écrit Alféri, il y a une théologie propre d’Ockham, c’est une théologie de la puissance. La foi en une puissance absolue, ou en termes profanes, l’hypothèse d’une puissance absolue, est ce qui justifie en dernière instance toute la description ockhamiste des singuliers, de leur expérience et de leur connaissance par signes. Ainsi, la pensée ockhamiste en son entier se fonde précisément sur ce dont elle finit par nier le caractère connaissable. 759 Elle est en son entier une théologie négative rejoignant ainsi par la voie de la sémiotique l’expérience de Maître Eckhart. L’utilisation par Villey du mot : totalitaire, à propos d’Ockham, se révèle peut-être comme un raccourci polémique qui ne repose pas sur une justification démontrée. Car en effet la grande expérience politique d’Ockham, le tournant de son existence se situe à Avignon, vers la fin de l’été, ou au début de l’automne 1324, celui- ci prenait la route. Son séjour dans la ville des papes devait durer près de quatre ans ; il allait décider de sa carrière et donner une orientation nouvelle à sa pensée. Ockham avait été convoqué par le pape Jean XXII pour se justifier de certaines de ses analyses contenues dans son Commentaire des Sentences de Pierre Lombard. Pierre le Lombard fut évêque de Paris entre 1150 et 1160. Il doit sa célébrité aux Sentences, qui constituent son ouvrage principal, rédigé entre 1148 et 1152. Dans ces Sentences, l’insertion de nombreuses gloses bibliques permet à l’auteur d’unir deux exigences : une forme rigoureuse, systématique, rationnelle et spéculative, et un contenu extrêmement riche, composé de milliers de références bibliques et patristiques. L’ouvrage approuvé par le concile de Latran en 1215, devient le manuel de base des études en théologie. Le commentaire des Sentences est en quelque sorte le sommet qui G. d’Ockham, Somme de Logique, Première partie, traduit du latin par Joël Biard, Éditions Trans-EuropRepress, Bramepan, F-32120 Mauvezin, 1993, (première édition 1988), chap. 65, p. 210. 758 M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 264. 759 P. Alféri, Guillaume d’Ockham le Singulier, op. cit, p. 454. 757 245 habilita l’étudiant à entrer dans la corporation des théologiens. Or, Ockham s’appuiera toute sa vie sur l’affirmation de Pierre Lombard selon laquelle la puissance de Dieu est infinie760, affirmation qui formera le support de certitude de sa contestation argumentée de la plénitude de puissance du pape. Pendant quatre ans Guillaume eut pour lieu de résidence à Avignon le couvent que les Frères Mineurs possédaient dans cette ville. Il était donc parfaitement au fait de l’opposition et des polémiques entre le ministre général de l’Ordre des Franciscains Michel de Cézène et le pape Jean XXII, ainsi qu’entre ce dernier et l’empereur Louis de Bavière. La querelle franciscaine de la pauvreté vint se greffer dans l’esprit de Guillaume d’Ockham, avec la destitution du statut d’universalité de l’humanitas et conjointement avec l’affirmation, qu’il ne reniera jamais, de la puissance infinie de Dieu. Ces trois éléments le poussèrent vers le rejet de la plénitude de puissance du pape, et sur ce point précis vers une prise en compte du point de vue de Marsile de Padoue. Le 26 mai 1328, Guillaume d’Ockham, Michel de Cézène, et quelques autres, s’enfuirent la nuit d’Avignon pour rejoindre la Cour de Louis de Bavière à Pise en Italie. Cette fuite, la nuit, de la Cité des Papes, qui trouvait une de ses origines majeures, en dernière analyse, dans la figure de la très haute pauvreté, fut assurément pour Guillaume d’Ockham le sommet indépassable de sa sémiotique. Cette fuite en effet, le confronte directement et brutalement au pouvoir de Jean XXII, c’est-àdire au pouvoir que revendique le maître de l’Église sur la réalité temporelle. Avant sa fuite hors d’Avignon, Ockham consacre son activité intellectuelle à la logique, à la philosophie naturelle, à la théologie. Après sa fuite son sort sera lié à l’Empereur Louis de Bavière, il le suivra jusqu’à Munich. Logé dans le couvent que les Franciscains possédaient à l’est de la ville, protégé par la forteresse impériale, Guillaume allait, pendant près de vingt ans, mener une lutte sans merci contre les papes Jean XXII, Benoit XII, et Clément VI, remuer la chrétienté, troubler les âmes et les consciences par ses traités et ses libelles. Le Breviloquium de principatu tyrannico, est un Court traité du pouvoir tyrannique. On se souvient que le 27 janvier 1077, le pape Grégoire VII évoquait lui-même sa rigueur inaccoutumée face aux supplications du roi germain Henri IV devant le château de Canossa, et cette rigueur inaccoutumée, écrivait-il lui-même, évoquait pour ceux qui l’exhortaient à la pitié, non pas la grave sévérité de l’apôtre mais presque la farouche cruauté du tyran. Dans cette phrase de Grégoire VII, nous lisons déjà l’essentiel de l’intention de l’auteur du Breviloquium. Il n’appartient pas au souverain pontife d’assumer la charge du pouvoir temporel, qui relève pour l’essentiel de la loi humaine et du pouvoir humain. Le pouvoir spirituel du pape ne s’exerce ni en matière de possession, ni en matière de domination, ni en matière de juridiction. La domination est interdite aux apôtres, est-ce que toi écrit Guillaume s’adressant à tous les papes, et recopiant des passages entiers du livre de saint Bernard De la considération, que ce dernier adressait au pape Eugène, “ Est-ce que toi, tu oseras usurper pour toi-même soit l’apostolat en te proclamant seigneur, soit la seigneurie en te proclamant apôtre. Il est clair que l’un et l’autre te sont interdits. Et si tu voulais posséder l’un et l’autre, O. Boulnois « L’affirmation de la puissance : Pierre Lombard » in O. Boulnois (dir), La Puissance et son Ombre De Pierre Lombard à Luther, Paris, Aubier, 1994, p. 76. Et P. Alféri, Guillaume d’Ockham Le Singulier, op. cit, p. 452-453 « s’il y a une théologie propre à Ockham, c’est une théologie de la puissance. (…) l’hypothèse d’une puissance absolue est ce qui justifie en dernière instance toute la description ockhamiste des singuliers, de leur expérience et de leur connaissance par signes. » 760 246 tu les perdrais tous les deux. (...) Tu te trompes si tu estimes que le pouvoir apostolique a été institué par Dieu non seulement comme le plus grand pouvoir, mais aussi comme le seul pouvoir qui existe. (...) Dis-toi à toimême: je serai vil dans la demeure de mon dieu. De quelle espèce est cette élévation qui nous sort de la pauvreté et de la misère, et qui nous met audessus des peuples et des royaumes ? Ainsi donc, ni Pierre ni aucun de ses successeurs ne doit revendiquer pour lui-même, au nom de l’ordonnance du Christ et de la loi évangélique, un empire universel et une plénitude de juridiction sur les choses temporelles, il convient au contraire qu’il méprisât ouvertement toute ces choses. Et Guillaume cite alors Chrysostome pour illustrer son propos, “ Telle est la vertu de la lumière que non seulement elle luit mais qu’elle attire aussi ceux qui la suivent. (...) Voyant en effet quelqu’un qui hier encore se livrait à la débauche et ne cherchait qu’à s’enrichir, et qui aujourd’hui se dépouille de tout et se montre prêt à affronter la faim, la misère, une vie dure et les dangers, et le sang et la mort, et toutes les autres choses qui semblent périlleuses, qui sera assez fou pour ne pas accepter cela comme une démonstration évidente de ce que dit un tel homme ? “ 761 § 3. LE CHRIST ACCESSIBLE À LA SOUFFRANCE ET À LA MORT C’est par la troisième figure de cette trinité, Eckhart, Marsile, Guillaume, qu’apparaît clairement à notre conscience, la première énonciation du concept de crime contre l’humanité. Cette première énonciation est innommée, elle semble invisible, non formulée explicitement, mais elle s’impose néanmoins à la conscience du lecteur. Si nous prenons comme point d’ancrage la formulation de Robespierre : “la clémence qui leur pardonne est barbare, c’est un crime contre l’humanité.” nous pouvons reconstruire dans l’économie du texte d’Ockham, la première formulation de ce concept. “La clémence envers la Plenitudo potestatis constitue un crime contre l’humanité du Christ.” C’est en effet dans le Breviloquium de principatu tyrannico, c’est-à-dire dans le Court traité du pouvoir tyrannique, écrit par Guillaume d’Ockham aux alentours de 13351340, que cette formulation invisible : crime contre l’humanité du Christ, s’impose à notre regard, comme terme de liaison du crime de lèse-majesté et du crime d’hérésie. Car en effet reconnaître et accepter par le biais de la clémence, le bien-fondé de la plénitude de puissance pontificale, cela signifie nier le “Christ selon son humanité mortelle et accessible à la souffrance”, cette négation hérétique signifie elle-même nier la royauté temporelle de l’Empereur en s’appropriant abusivement la royauté céleste du Christ, cela signifie donc, mettre en oeuvre un pouvoir tyrannique envers la communauté des hommes et en particulier des chrétiens. Ce pouvoir, tyrannique inscrit dans la plénitude de puissance pontificale, constitue un crime de lèse-majesté. Si la Plenitudo potestatis, la plénitude de puissance revendiquée par le successeur de saint Pierre, peut être considérée en même temps comme un crime religieux d’hérésie et un crime politique de lèsemajesté, c’est parce que le Christ, selon son humanité accessible à la souffrance et à la mort, ne possédait pas cette plénitude de puissance. En son humanité de souffrance et de mort le Christ-Dieu existait dans la réalité du Christ-Homme, c’est-à-dire dans le défaut constitué par la misère et par la Guillaume d’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, traduit du latin par Jean-Fabien Spitz, Paris, PUF, 1999, 1ère édition, Livre second, chap. XII, p. 144-145-146, et chap. XVI, p. 160. 761 247 mort, ce défaut qui est aussi défaut de propriété personnelle sur les choses temporelles. Ce défaut ne signifie nulle plénitude, nulle gloire, nul bonheur, mais il signifie au contraire souffrance, pauvreté, persécution. Le successeur de saint Pierre, si il revendique une plénitude de puissance pontificale, usurpe la royauté céleste du Christ en niant, de ce dernier, son humanité mortelle et accessible à la souffrance dont il ne procède nulle royauté : “... il apparaît très clairement que le Christ, selon son humanité mortelle et accessible à la souffrance, n’existait ni comme roi ni comme quelqu’un qui était supérieur au roi dans les choses temporelles.” 762 Le pouvoir tyrannique pouvant être mis en oeuvre par le pontife suprême selon une plénitude de puissance fallacieuse et usurpée signifie alors triplement, une négation de l’enseignement du Christ, une négation du pouvoir politique de l’Empereur, une négation de l’oeuvre du Législateur humain. Le successeur de saint Pierre serait alors un maître ayant tout pouvoir sur ses esclaves que seraient les chrétiens. Or selon l’enseignement des textes sacrés son office trouve sa signification dans la servitude envers Dieu, dans le service des hommes, et non dans la domination des esclaves, donc “Le pape ne possède pas cette plénitude de pouvoir sur les choses temporelles parce que le Christ, en tant qu’il était accessible à la souffrance et à la mort ne la possédait pas.” 763 C’est donc bien le corps supplicié du Christ, revêtu du manteau de la Summa paupertas qui est constitutif de la première formulation innommée du concept de crime contre l’humanité comme crime contre l’humanité du Christ. Ce concept innommé forme le point d’ancrage d’un refus de la royauté humaine du souverain pontife, comprise comme royauté hérétique usurpée fallacieuse et tyrannique. Ce concept innommé s’inscrit donc dans notre esprit comme le précurseur du concept de crime contre l’humanité nommé par Robespierre. Il correspond au nom secret invoqué par Marsile de Padoue dans la dernière phrase de son livre Le Défenseur de la Paix, mais il structure également notre perception de la démarche de pensée d’Ockham comme Révolution. Michel Villey comme Alain de Libera, perçoivent le nominalisme mis en oeuvre par Ockham comme une révolution dans la philosophie du droit et dans la philosophie médiévale764. Dans le mouvement de cette double révolution, l’énonciation invisible du concept de crime contre l’humanité comme crime contre l’humanité du Christ, représente le lieu de passage d’une ancienne forme trinitaire de la royauté absolue, à une nouvelle perception trinitaire de cette même royauté absolue. Alors, dans la perception qui est celle de Guillaume d’Ockham, comme dans la perception qui est celle de Maximilien de Robespierre, la jouissance des “tyrans altérés du sang des hommes” 765 signifie un crime contre l’humanité du Christ, aussi bien qu’un crime contre l’humanité du peuple. C’est alors que Guillaume d’Ockham peut écrire “En appelant par conséquent universel quelque chose qui n’est pas numériquement un --- acception que beaucoup attribuent à l’universel ---, je dis que rien n’est universel, sauf à abuser de ce vocable en disant que le peuple est un universel parce qu’il n’est pas un mais nombreux, ce qui Guillaume d’Ockham, Ibidem, Livre 4ème, chap. VIII, p. 252. Guillaume D’Ockham, Ibidem, Livre 2ème, chap. IX, p. 136. 764 M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 221. Et, A. De Libera, La querelle des universaux, De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1996, p. 351. 765 Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 », in Œuvres de Maximilien Robespierre, op. cit, t IV, p. 360. 762 763 248 serait puéril. Il faut donc dire que n’importe quel universel est une chose singulière, et n’est universel que par signification, parce qu’il est le signe de plusieurs choses. (...) De même, il s’ensuivrait que quelque chose appartenant à l’essence du Christ serait misérable et damné. (...) Or cela est absurde. (...) Car il n’existe rien du côté des choses qui ne soit absolument singulier. L’égarement de tous ceux qui ont cru que quelque chose existe dans les choses outre le singulier, et que l’humanité (humanitas), différente des singuliers, est quelque chose dans les individus et relevant de leur essence, les conduisit à ces erreurs logiques ainsi qu’à beaucoup d’autres.” 766 La citation de ces extraits de la Somme de Logique, voudrait illustrer l’idée selon laquelle, l’idée de peuple, l’idée de Christ et l’idée d’humanitas se rejoignent dans le nominalisme d’Ockham comme des signes conceptuels interdisant l’universalisme de Dieu comme supériorité dans le monde temporel du politique, pour projeter la puissance absolue de Dieu comme ultime figure de l’avenir, c’est-à-dire comme théologie négative au-delà de l’ordre politique du monde. “La pensée ockhamiste en son entier se fonde précisément sur ce dont elle finit par nier le caractère connaissable. Elle est en son entier une théologie négative; (...) Dieu est un singulier sans véritable nom propre ni véritable nom commun. Et pourtant, nommer cet inconnu est nécessaire, non pour lui donner à nos yeux la consistance d’une essence en fait inaccessible, mais pour invoquer la puissance absolue qui maintient les étants en eux-mêmes et à distance les uns des autres, qui permet de penser jusqu’au bout un monde de singularités : non pas un signe nominal, le signe de quelque chose qui se puisse embrasser du regard, mais plutôt un signe impératif où se donne un ordre de dispersion. Dieu, s’il existe, est tout-puissant et inconnu, séparateur et séparé »767 766 767 Guillaume d’Ockham, Somme de Logique, 1ère partie, op. cit, chap. 14, p. 50, p. 52, et chap. 66, p. 210. P. Alferi, Guillaume d’Ockham, Le Singulier, op. cit., p. 454. 249 CHAPITRE 2 LA CONSCIENCE HISTORIQUE DU CONCEPT DE SUMMA PAUPERTAS C'est le concept de crime contre l'humanité qui permet de concevoir l'idée qu'existerait une conscience historique du concept de Summa Paupertas. L'idée de très haute pauvreté se réalise concrètement comme épure sur le champs de bataille. Or c'est le moment de la Deuxième Guerre mondiale qui lie ensemble l'espace immense de l'Union soviétique en lequel s'accomplit la guerre d'anéantissement voulue par Hitler contre le judéo bolchevisme, et l'espace restreint du camp d'extermination au sein duquel la mise à mort s'accomplit par l'usage quasi industrialisé du gaz de combat sous la forme chimique particulière du cyklon B. Ainsi le pauvre le prolétaire le déporté rejoignent le juif le slave le bolchevik dans une même lutte pour survivre au nazisme. Ainsi de manière énigmatique une même thématique de la pauvreté expose sa figure au 14e siècle et au 20e siècle. Cette figure est le lieu d'une lutte politique et idéologique violente en laquelle se rejoignent dans une même perception le crime contre l'humanité du Christ, du peuple, de l'Homme. Une nuit obscure de l'esprit s'accomplit dans l'affirmation de la très haute pauvreté, dans l'affirmation de l'espèce humaine, dans l'affirmation du citoyen du monde. Les batailles décisives de Moscou, Stalingrad, Koursk, symbolisent l'écriture du concept de Summa Paupertas comme épure sur le champ de bataille. SECTION 1. DE LA NUIT OBSCURE DE L’ESPRIT AU SUPPLICE DE FOU TCHOU LI § 1. LA NUIT OBSCURE DE L’ESPRIT Il existe en effet une réalité obscure illimitée dangereuse destructrice dont on ne peut situer ni le lieu ni la provenance. Cette réalité résonne dans le cadre de cette figure fondamentale de la Nuit obscure de l’Esprit, qui porte solennellement pour l’Esprit de l’homme qui tombe qui rampe qui gémit, le “ Bienheureux et seul puissant, le Roi des Rois et Seigneurs des Seigneurs, qui seul possède l’immortalité et habite une lumière inaccessible ; que personne n’a vu et ne peut voir “ (I Tim., VI, 15, 16)768. Car en effet c’est en regard de cette chute illimitée et impensable que fut élaborée cette figure fondamentale comme approche, pour le regard de l’homme déchu et aveugle, de la science suréminente de la charité du Christ. Ce que saint Augustin explique ainsi : “l’Ange est tombé, l’âme de l’homme est tombée, et par leur chute ils ont montré dans quelles profondes ténèbres aurait été plongé l’abîme qui contenait toute la création spirituelle, si vous n’aviez dit dès le début : “ Que la lumière soit ! “, si la lumière ne s’était faite, si tous les esprits de votre cité céleste ne s’étaient attachés à vous en pleine obéissance, pour assurer leur paix en votre Esprit, qui est porté immuablement au-dessus de tout ce qui est muable. Autrement, le ciel même du ciel ne serait lui-même que ténébreux abîme ; et maintenant il est “ lumière dans le Seigneur “. 769 Ce que nous montre cette figure de la Nuit Obscure de l’Esprit c’est un processus de pensée millénaire dans lequel la suréminence absolue et la lumière divine sont si intimement associées par la 768 769 Saint Augustin, La Trinité, De Trinitate, op. cit. 2 vol, Livre II, VIII, 14, vol 1, p. 219. Saint Augustin, Confessions, op. cit, 2 vol, Livre XIII, X, 11, t II, p. 371. 250 pensée, qu’alors, l’homme, pour se représenter lui-même, tout en bas, doit s’incarner en la nuit, doit transformer l’obscurité en valeur, comme réponse à la grandeur de Dieu comme lumière inaccessible : “ or, il n’y a rien de plus grand que Dieu. Par conséquent, Dieu est grand d’une grandeur qui fait de lui la grandeur même770. “ Ainsi, tant pour Maître Eckart, que pour Jean de la Croix, cette figure de la Nuit Obscure de l’Esprit constitue ce moment incontournable et absolument contraignant qui tient l’esprit de l’homme sous son empire jusqu’au moment où l’homme naît dans la déité. Maître Eckhart, dans son sermon 71 Surrexit autem Saulus de terra... (Actes des Apôtres 9, 8.) énonce : “ il n’est pas de nuit qui n’ait une lumière, mais elle est cachée. Le soleil brille dans la nuit, mais il est caché. (...) Ainsi fait la lumière divine : elle cache toutes lumières. Quoi que nous cherchions dans les créatures, tout est nuit. Voilà ce que je pense : tout ce que nous cherchons en quelque créature est ombre et nuit. Même la lumière de l’ange le plus élevé, si sublime qu’elle soit, ne touche rien de l’âme. Tout ce qui n’est pas la lumière première est obscurité et nuit. “ 771 Et c’est donc parce que tout ce qui n’est pas la lumière première est obscurité et nuit, que d’une part la parole de Dieu vient de nuit dans l’obscurité : “ c’est parce que cette Parole est si profondément cachée qu’elle vient de nuit dans l’obscurité. “ 772 et que d’autre part : “la nuit retire ainsi à l’esprit sa manière habituelle et ordinaire de sentir les choses pour l’attirer vers le sentir divin qui est éloigné de toute manière humaine et lui reste étranger. “ 773 Les textes du christianisme ont construit un triangle primordial qui structure la matrice de l’humanité de l’homme en sa divinité : la lumière du soleil, la ténèbre de la nuit, la primauté de l’homme-Dieu. § 2. L’HORREUR DE LA BATAILLE Le processus de pensée qui est celui de Georges Bataille illustre le caractère fondamental de cette figure qui est celle de la Nuit Obscure de l’Esprit. En 1918, Bataille (1897-1962) publie son premier texte qui a pour titre : Notre-Dame de Reims. Jamais l’auteur de ce texte n’en a mentionné l’existence. Dans l’économie de cet écrit, Dieu, le Christ, la France, NotreDame la Vierge, Jeanne d’Arc, constituent ces cinq entités de pensée, symbolisées par la cathédrale de Notre-Dame de Reims, qui soutiennent l’idée et donc la jouissance de la lumière triomphale, de la lumière toujours nouvelle, de la lumière qui est plus forte que la mort. Seule l’idée d’une lumière criarde, d’une lumière transfigurée par la douleur et par l’angoisse introduisent à “ l’horreur de la bataille “, en référence à la Première Guerre mondiale, dont la ville de Reims réalise pour Georges Bataille le lieu, dans le mouvement de sa vie psychique. Saint Augustin, La Trinité, op. cit, 2 vol, Livre V, X, 11, vol 1, p. 449. Maître Eckhart, « Surrexit autem Saulus de terra… » Sermon 71, in Maître Eckhart, Sermons 3 volumes, op. cit, vol 3, p. 76-77. 772 Maître Eckhart « Au milieu du silence » Sermon 101, in Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans l’âme, op. cit, p. 59. 773 Jean de la Croix, La Nuit obscure, traduit de l’espagnol par F. Aptel et M-A Haussièttre et J-P Thibaut, Paris, Éditions du cerf, 1999, Livre II, chap. 9, p. 128. 770 771 251 Ce premier texte, cette première publication, est donc rejeté par son auteur dans la nuit obscure de l’esprit, là où l’invisible, l’inaudible, le non déterminé règnent en maître. Et précisément, alors que l’occurrence du mot : lumière, intervient à douze reprises dans le libellé de ce court récit de neuf pages, le mot : nuit, tout au contraire, y est totalement censuré. Il apparaît seulement de biais, une fois, sous la forme du mot de : ténèbre. “ Il est parmi nous trop de douleur et de ténèbres et toutes choses y grandissent dans une ombre de mort. “ Ultérieurement, quand l’oeuvre de Georges Bataille apparaîtra peu à peu dans la lumière, le mot de : nuit, porté secrètement par cette figure primordiale de la Nuit Obscure de l’Esprit, se présentera alors comme un des mots clés permettant à l’auteur de cette oeuvre de conquérir la réalité de sa pensée. Ainsi, le dernier mot du texte l’Anus Solaire, écrit en 1927, est le mot : nuit. Une des dernières phrases du texte Le Bleu du Ciel, terminé en 1935, publié en 1957, est ainsi rédigée : “ chaque éclat de la musique, dans la nuit, était une incantation, qui appelait à la guerre et au meurtre. “ Dans la deuxième partie du texte : Histoire de l’Oeil, terminé et publié en 1928, la nuit scande l’apparition de son frère Martial, costumé en fantôme sur le chemin de montagne menant vers les ruines d’un château fort du Moyen Age, la nuit scande la folie et les hurlements de son père, l’aveugle dément, criant d’une voix de stentor à l’adresse du médecin appelé à son chevet : “ dis donc, docteur, quand tu auras fini de piner ma femme ! “, la nuit scande les crises de folie maniaco-dépressive de sa mère dont Georges Bataille nous dit qu’il fut contraint de la frapper et de lui tordre violemment les poignets pour essayer de la faire raisonner juste. Enfin dans L’Expérience Intérieure, terminé en 1942, publié en 1943, nous lisons : “ dès lors la nuit, le non-savoir, sera chaque fois le chemin de l’extase où je me perdrai. (...) A contempler la nuit, je ne vois rien, n’aime rien. Je demeure immobile, figé, absorbé en ELLE. (...) en ELLE, je communique avec l’”inconnu” opposé à l’ipse que je suis ; je deviens ipse, à moi-même inconnu, deux termes se confondent en un même déchirement, (...) Extrême éclat : je suis aveugle, extrême nuit : je le reste. “ Ces quelques citations nous permettent de constater que le processus de pensée en sa dimension psychique et historique se construit sur la censure des mots antonymes, l’antonyme du mot : lumière, étant le mot nuit, porteur de l’obscurité et de la souffrance comme lieu invisible de la terreur. Si, en effet, nous avons à l’esprit, que, d’une part, “l’horreur de la bataille “ indique à l’homme Georges Bataille, une des significations primordiales de son nom propre, et que, d’autre part, dans un de ses textes : Les Larmes d’Éros, cet homme écrit : “ ce que soudainement je voyais (...) était l’identité de ces parfaits contraires opposant, à l’extase divine, une horreur extrême. “ alors nous pouvons comprendre que les cinq entités qui forment l’ossature de ce premier texte publié et rejeté par son auteur dans la Nuit Obscure de l’Esprit, Dieu, le Christ, la France, Notre-Dame la Vierge, Jeanne d’Arc, furent toutes les cinq transformées et dématérialisées en une nouvelle réalité, celle du jeune chinois Fou Tchou Li, qui en 1905 subit le supplice des 100 morceaux pour s’être rendu coupable de meurtre sur la personne du prince Ao Han Ouan. 252 C’est Adrien Borel, psychanalyste de Georges Bataille, qui, en 1925, communiqua à son patient le cliché du supplice de ce jeune chinois intervenu le 10 avril 1905. On peut penser que la communication de ce cliché par Adrien Borel à Georges Bataille eut comme signification pour ce dernier la levée d’une censure inconsciente touchant à l’antonyme du mot de : lumière, et corrélativement la possibilité pour l’auteur d’accéder à l’écriture de son oeuvre par le moyen de la figure en cours de construction de la Nuit Obscure de l’Esprit. On doit alors souligner trois moments tirés du texte de Bataille : L’Expérience Intérieure. Il est précisé entre parenthèses que le sens du mot : communication, est celui d’un lien profond des peuples. Il est précisé : “ Saint Jean de la Croix récuse l’image séduisante et le ravissement, mais s’apaise dans l’état théophatique. J’ai suivi sa méthode de dessèchement jusqu’au bout. “ Par cette phrase, Bataille fait référence de manière innommée au livre de Jean de la Croix, La nuit obscure, dont on peut situer la composition entre 1584 et 1586. A l’issue d’une question ainsi rédigée : “ de quelle façon l’être humain particulier accède-t-il à l’universel ? “ il est précisé : “ à l’issue de l’irrévocable nuit, la vie le jette enfant dans le jeu des êtres ; il est alors le satellite de deux adultes... “ Ces trois moments nous permettent de comprendre que l’universel, la nuit obscure, le lien profond des peuples, signifient ce lieu en lequel Bataille accède par la levée d’une censure inconsciente. Il accède à ce lieu, très précisément par la vision du cliché du jeune supplicié chinois. Bataille soulignera : “ ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. (...) je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette image de la douleur, à la fois extatique et intolérable. “ Or, il nous est possible, en lisant une phrase de Robespierre, de comprendre que le cliché de ce jeune chinois supplicié, porte en lui, l’image de la royauté décapitée, cette dernière image recélant elle-même, en elle, l’image de la royauté maternelle et virginale démembrée. Le 14 juillet 1791, Robespierre récusant l’inviolabilité royale, énonce à la Convention : “ je veux examiner la conduite du roi et parler de lui comme je parlerai d’un roi de la Chine. “ 774 Nous avons le droit de penser que ce roi de la Chine peut être matérialisé en son contraire, c’est-à-dire par son meurtrier, le jeune Chinois coupable du meurtre sur la personne d’un prince. Nous avons le droit de penser qu’une des significations du supplice de Fou Tchou Li, réside en la décapitation du Roi de France. Une phrase de Bataille issue de L’expérience Intérieure, nous y autorise plus particulièrement. “ Il te faut donc t’abandonner à ton destin ou plus exactement accepter qu’il te conduise à la gloire. Cette angoisse qui te blesse, il faut qu’elle te déchire davantage encore afin que tu la communiques à tes semblables. Tu dois aller sur la place publique et la crier telle qu’elle est, il te faut la crier à ton semblable. Celui-ci doit apprendre de toi cette soif de sang qui n’est le fait de personne isolément : l’angoisse qui se communique, dans l’ombre, de l’un à l’autre, exige que le sang coule ; le désir commun de sortir du cercle stérilisant de la solitude, de nier l’égoïsme sans lumière, exige qu’une victime soit choisie pour mourir. Le désir choisit, s’il le peut, celui que désignait la séduction divine : il te désignera si tu es roi. “ Robespierre, « Sur l’inviolabilité royale » 14 juillet 1791, Œuvres de Maximilien Robespierre, t VII, op. cit, p. 553-555. 774 253 L’idée de la royauté maternelle et virginale nous la lisons énoncée dans le premier texte publié de Bataille, ce texte qui fut rejeté dans la Nuit Obscure de l’Esprit : “ et Notre-Dame la Vierge, sous sa haute couronne, au portail, était si royale et si maternelle qu’il fallait bien que tout son peuple de fidèles devint joyeux comme des enfants et comme des frères et toute la pierre était baignée de bonté maternelle et divine. “ Il s’impose donc de penser que cette figure de la Nuit Obscure de l’Esprit, écrite et matérialisée par Jean de la Croix à la fin du 15ème siècle, permit à Georges Bataille de franchir le triple obstacle de la royauté maternelle et virginale, de la royauté chrétienne et impériale, de la royauté sacrée et féodale, pour accéder, sans qu’il le sache, par le biais de l’image du supplice de Fou Tchou Li, symbolisant la décapitation du roi Louis XVI, à la réalité politique et historique de la Révolution française. Georges Bataille peut alors quitter définitivement le monde de la Chevalerie, le monde de la féodalité, le monde des châteaux forts, le monde monacal de la beauté médiévale des offices, le monde de la liturgie chrétienne et latine, le monde de la royauté sacrée symbolisé par la cathédrale de Reims, le monde millénaire de ses paysans d’ancêtres, pour pénétrer dans le monde du 20ème siècle. Il pénètre en ce monde, comme un homme pénètre une femme depuis l’éternité. 775 § 3. L’ANGOISSE DU PÈRE AGONISANT Nous avons exposé précédemment quelques linéaments du processus de pensée de Georges Bataille, processus de pensée qui expose irréductiblement un processus psychique. Dans le texte Notre-Dame de Reims, écrit et publié par Bataille en 1918, à l’âge de 21 ans, une puissante religiosité s’exprime par l’utilisation à douze reprises du mot : lumière. “ C’est vrai que la lumière de Dieu luit pour nous tous, (...) et elle (la Cathédrale de Reims) vous dévoile la lumière dans le chemin qui mène au Christ. (...) la lumière par qui Dieu vit sur la terre et dans la paix. (...) Et vous bâtirez l’Église divine dans votre coeur afin que brille toujours en vous la lumière qui mène à Dieu. “ La transformation psychique de cette puissante religiosité s’accomplira par l’apparition et l’investissement extrême du mot antonyme censuré qui est le mot de : « nuit », mot qui trouvera sa chrysalide fondamentale dans la figure de la Nuit Obscure de l’Esprit, énoncée en particulier par la main mystique de Jean de la Croix. Alors le mot « nuit » deviendra dans la pensée de Georges Bataille une arme contre la religiosité conformiste, mais il deviendra surtout le mot qui exprime la souffrance et l’angoisse du père abandonné dans “ l’horreur de la bataille. “ Si en effet une main écrit : “ l’homme est la nuit où s’enfonce l’immensité. “ c’est parce que cette main écrit : “ le 6 novembre 1915, dans une ville bombardée, (la ville de Reims) à quatre ou cinq kilomètres des lignes allemandes, mon père est mort abandonné. Ma mère et moi l’avons abandonné, lors de l’avance allemande, en août 14. (...) Quand mon père devint fou (un an avant la guerre), après la nuit hallucinante, ma mère m’envoya mettre un télégramme à la poste. Je me rappelle avoir été saisi sur le chemin d’une horrible fierté. La malheur m’accablait, l’ironie intérieure répondait : “ tant d’horreur te prédestine “ (...) Aujourd’hui, je Le texte de jeunesse de Georges Bataille « Notre-Dame de Reims » est édité in D. Hollier, La prise de la Concorde, Paris, Gallimard, 1974, p. 33 à 43. Les autres textes de Georges Bataille sont publiés dans les douze volumes des Œuvres Complètes (O.C.), édités entre 1970 et 1988 par les Éditions Gallimard à Paris. 1)-« L’anus solaire » O.C. I, p. 86. 2)- « Histoire de l’œil » O.C. I, p. 76-77. 3)-« Le Bleu du Ciel » O.C. III, p. 487. 4)-« L’Expérience intérieure » O.C. V, p. 66-67-72-103-115-144-145-181-444. 5)-« Les Larmes d’Éros » O.C. X, p. 627 775 254 me sais “ aveugle “ sans mesure, l’homme “abandonné” sur le globe comme mon père à N. Personne, sur terre, aux cieux, n’eut souci de l’angoisse de mon père agonisant. Cependant, je le crois, comme toujours, il faisait face. Quelle “horrible fierté”, par instants, dans le sourire aveugle de papa ! “ 776 Ainsi donc à la lumineuse paix de Dieu s’oppose la nuit destructrice de la bataille qui révèle l’horreur insupportable du père abandonné en train de mourir dans l’angoisse de la solitude absolue. A l’horrible fierté du fils prédestiné par l’horreur de son nom répond l’horrible fierté du père aveugle dont le sourire accepte et combat la mort inéluctable qui s’approche, ce sourire qui porte en lui l’expression indéfinissable du jeune supplicié chinois, qui lui aussi fait face à l’horreur absolue. Dans le moment de la mise à mort se révèle cette figure fondamentale de l’extrême pauvreté, de l’extrême misère, de la très haute pauvreté, de la suprême pauvreté, qui structure une dimension de notre psyché depuis un temps immémorial. Douze auteurs nous montrent le développement de cette figure primordiale. Les termes de “Théologie négative” indiquent aussi bien l’expérience de Maître Eckhart777, l’expérience de Guillaume d’Ockham, “Les étants d’Aristote étaient pleins d’être. Mais autrement depuis Ockham.” 778 l’expérience de Georges Bataille. Un des textes de ce dernier, L’Expérience Intérieure, croise l’expérience négative, perçue comme une expérience en désaccord avec la théologie positive fondée sur la révélation des Écritures. Nous nous accordons alors le droit de nous reposer sur la lecture de l’Oeuvre d’Ockham que réalise Pierre Alféri pour, à notre tour, identifier cet inconnu dont l’image construit secrètement la pensée de Georges Bataille s’approchant de l’idée de puissance absolue. “...nommer cet inconnu est nécessaire (...) pour invoquer la puissance absolue...” Selon Georges Bataille, cet inconnu dont la nomination est éprouvée selon la loi d’une nécessité absolue, porte le nom de Fou Tchou Li. Cet homme incarne l’angoisse, comme lien profond des peuples. “...la voie de la communication (lien profond des peuples) est dans l’angoisse (l’angoisse, le sacrifice unissent les hommes de tous les temps).779 Nous pouvons en effet considérer que le concept d’angoisse, expression mise en oeuvre par Lacan le 3 juillet 1963780, est identique au concept de crime contre l’humanité, ce dernier concept se matérialisant subrepticement dans la pensée de Georges Bataille par l’image du corps supplicié de Fou Tchou Li, le supplice de ce dernier répondant historiquement, par le nom de Georges Bataille au supplice du peuple arménien. L’horreur de la bataille, expression que nous lisons sous la plume de Bataille dans son premier texte innommé, Notre-Dame de Reims, dont il nous est affirmé que “jamais (...) Bataille ne fera mention de ce texte.” 781 G. Bataille, « L’Archangélique » et « Le petit » in G. Bataille, Œuvres complètes, III, op. cit, p. 77 et 502, et p. 60-61. 777 V. Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1998. 778 M. Villey, Réflexions sur la philosophie et le droit, Les Carnets, Paris, op. cit, p. 421. 779 G. Bataille, « L’Expérience intérieure », in G. Bataille, Œuvres complètes V, op. cit, p. 115. 780 J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit, p. 385. 781 G. Bataille, « Notre-Dame de Reims », in D. Hollier, La prise de la Concorde, Essais sur Georges Bataille, op. cit, p. 38. 776 255 l’horreur de la bataille donc, se comprend en premier lieu comme l’horreur du supplice du peuple arménien, auquel répond l’horreur du supplice de Fou Tchou Li. Cette horreur de la bataille introduit la pensée dans la nuit, ce mot représentant un des mots clés, un des mots fondamentaux du discours de Bataille, la nuit, irradiant sa pensée comme contrepoint de la lumière : Lumière de Notre-Dame la Vierge, si royale et si maternelle, lumière de Notre-Dame de Reims vêtue de soleil incarnant la vision de Jeanne d’Arc, lumière de la France plus forte que la mort, lumière qui se dévoile dans le chemin qui mène au Christ, lumière qui mène à Dieu, “Souvenez-vous que le monde a souffert d’avoir cru voir s’éteindre la lumière, par qui Dieu vit sur terre et dans la paix.” 782 Le nom de Georges Bataille se déploye comme antonyme de la lumière de Dieu, il se déploye dans la nuit de l’horreur de la bataille, dans la nuit de l’horreur du supplice de Fou Tchou Li, dans la nuit de l’angoisse absolue du supplice du peuple arménien symbolisé par la famille Burdukian dont le souvenir que nous en avons s’accomplit en le lieu d’une énucléation de l’intériorité psychique783, cette énucléation instituant une liaison entre l’écriture de Georges Bataille (énucléation du torrero Granero inscrite dans L’Histoire de l’Oeil)784 la réalité historique : “A un derder (prêtre marié), pour l’obliger d’apostasier, on troua les yeux avec un coutelas circassien, à double tranchant, qu’on retournait dans l’orbite ensanglantée, comme on creuse un morceau de bois avec une tarière.” 785 et le texte de l’inconscient : “quel est le moment de l’angoisse ? Est-ce le possible de ce geste par où Oedipe s’arrache les yeux, en fait le sacrifice, les offre en rançon de l’aveuglement où s’est accompli son destin ? Est-ce cela, l’angoisse ? Est-ce la possibilité qu’a l’homme de se mutiler ? Non, c’est proprement ce que je m’efforce de vous désigner par cette image, c’est l’impossible vue qui vous menace, de vos propre yeux par terre.” 786 L’image du supplice de la famille Burdukian, et l’image du supplice de Fou Tchou Li se rencontrent conceptuellement, historiquement, psychiquement, en cette année 1915, année en le temps de laquelle se réalise premièrement, l’extermination des Arméniens, deuxièmement, l’énonciation, en réponse à cette extermination, d’une mise en garde des gouvernements français russe et anglais, stigmatisant ce crime contre l’humanité et la civilisation787, adressée au gouvernement jeune-turc, et, troisièmement, la mort de “l’être nauséabond par excellence” 788, le père de Bataille, ainsi par lui qualifié. Au coeur de “l’horreur de la bataille” s’accomplit la dissociation de l’idéal d’amour et de paix que porte en lui le Christ, la dissociation de cette “bonté maternelle et divine” expression vivante de G. Bataille, « Notre-Dame de Reims », in D. Hollier, La prise de la Concorde, ibid., p. 42. J. Altounian, La Survivance, Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p. 132. 784 G. Bataille, « Histoire de l’œil », in G. Bataille, Œuvres complètes I, op. cit, p. 56. 785 Révérend Père Rigal, (Supérieur des missions catholiques d’Adana), « Les massacres d’Adana », in Revue d’Histoire arménienne contemporaine, Tome III, La Cilicie (1909-1921) Des massacres d’Adana au Mandat francais, 1999, p. 161. 786 J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit, p. 190-191. 787 A. Beylerian, Les Grandes Puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens, Dans les archives françaises (1914-1918) - recueil de documents, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, p. 29. 788 G. Bataille, « Histoire de l’œil », in G. Bataille, Œuvres complètes I, op. cit, p. 76. 782 783 256 “Notre-Dame la Vierge si royale et si maternelle”, ainsi décrite par le jeune Georges Bataille priant agenouillé dans la cathédrale scripturale de NotreDame de Reims, la dissociation de cette force vitale de résurrection qui transfigure la détresse de l’angoisse et de la mort en l’espérance de la joie et de la vie. Alors apparaît l’horrible nuit de la guerre du supplice et de la mise à mort. Le nom propre de Georges Bataille met en forme cette horrible nuit en la forme d’une Oeuvre. Trois figures-réalité apparaissent alors, qui doivent être liées ici, et s’enchaîner en ton regard, lecteur du concept du crime contre l’humanité. La figure de la famille Burdukian, la figure de Joseph-Aristide Bataille, père de Georges, la figure de Fou Tchou Li. § 4. LE SUPPLICE DE FOU TCHOU LI La première de ces figures-réalité est constituée par la mise à mort de la famille Burdukian intervenue en 1909 dans le cadre des massacres d’Adana, annonciateurs de l’extermination du peuple arménien en 1915. “ Dans une ferme ils avaient surpris toute la famille Burdukian, composée du mari, de la femme, de deux enfants mâles et d’une fillette de six ans. La femme âgée de vingt-huit ans, s’était jetée à leurs pieds en criant pitié. Ils avaient sourit et lui avaient répondu : “nous aurons pitié, nous aurons pitié, tu vas voir.” Puis ayant lié le mari au pied du lit, ils avaient pris la femme, l’avaient mise complètement nue et, avec trois gros clous l’avaient clouée au mur, un clou pour chaque main, un pour les pieds. Avec la pointe d’un yatagan ils avaient tatoué sur son ventre un des symboles chrétiens ; puis tandis que, folle d’épouvante, elle se taisait et regardait de ses yeux écarquillés, ils avaient conduit le mari devant elle au milieu de la chambre, l’avaient déshabillé, l’avait enduit de pétrole et l’avait allumé comme une torche. Le corps avait pris feu gaiement en grésillant, les cheveux avaient fait une flambée, la chair était calcinée et détachée avant qu’il ne mourût... Eux, ils dansaient et chantaient, autour du bûcher humain, des hymnes chrétiens. Les enfants pleuraient dans un coin, la femme regardait du haut de son mur, les bras ouverts, tout son jeune corps ouvert, avec son ventre sanglant devenu tabernacle. Puis on lui avait coupé les seins et forcé les enfants à sucer cette chair saignante ; on lui arracha les ongles, on lui coupa les doigts, lui trancha le nez, lui brula les cheveux. Enfin, sous ses yeux d’agonisante, on scia la tête aux enfants mâles, on violenta la fillette, puis on leur enleva le foie et le coeur, que l’on mit dans la bouche de la mère en criant : “Sainte Vierge Marie, sauve-les, viens, descends. Ne vois-tu pas qu’ils meurent ? C’est le coeur, tu sais, que tu manges, le coeur de tes fils chers, que tu aimais tant, de tes fils si jolis, si blonds. “ On l’acheva à coups de hache.” 789 La deuxième de ces figures-réalité est constituée par ce père aveugle, tabétique, paralytique général, qui mourut seul, loin des siens, dans un véritable délaissement, représentant pour son fils Georges Bataille, une épreuve psychique décisive. “Je suis né d’un père P.G. qui m’a conçu déjà aveugle et qui peu après ma naissance fut cloué dans son fauteuil par sa sinistre maladie. “ “Le 6 novembre 1915 (...) à quatre ou cinq kilomètres des lignes allemandes, (Reims) mon père est mort abandonné.” “Personne Ce texte est un extrait du récit de M. Antonio Scarfoglio, envoyé spécial du Matin, sur les massacres d’Adana. Ce récit a été repris dans un livre de M. A. Adossides, Arméniens et jeunes Turcs, Les massacres de Cilicie, Paris 1910. Ce récit est cité par André Mandelstam, Le Sort de l’Empire ottoman, Paris, Librairie Payot, 1917, p. 204. 789 257 sur terre, aux cieux, n’eut souci de mon père agonisant“. 790 La troisième de ces figures-réalité est celle de Fou Tchou Li, coupable de meurtre sur la personne d’un prince chinois : Ao Han Ouan. Il eut à subir le supplice des cent morceaux. Deux Français Georges Dumas791 et Louis Carpeaux assistèrent le 10 avril 1905, au supplice de Fou Tchou Li, entouré par la foule, découpé vif en public, et exécutèrent un certain nombre de clichés photographiques de cette mise à mort. Adrien Borel, psychanalyste, avec qui Bataille entreprit un travail psychanalytique, donna en 1925 un de ces clichés à ce dernier qui écrivit : “ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette image de la douleur, à la fois extatique (?) et intolérable.” 792 Si, “l’homme est la nuit où s’enfonce l’immensité” alors, nous, les hommes déchiffrant le concept de crime contre l’humanité, “adhérents par l’angoisse à l’anéantissement qui a eu lieu,” nous sommes contraints d’écrire ici, “Car cette peur, cette angoisse qui saisit l’homme ici ou là dans son abandon ne doit pas s’en aller comme elle est venue. Il ne faut pas qu’elle soit trop vite résolue par la délivrance de la mort, encore moins qu’elle se dissipe au hasard, encore moins qu’elle devienne interminable et maladive ; elle doit être communiquée d’un homme à l’autre, elle doit s’accumuler et se charger comme un orage, inscrivant son point de nuit dans l’ordre lumineux des choses.” 793 Ce point de nuit, ce signe aveugle, c’est précisément ce concept de crime contre l’humanité, empruntant le chemin tortueux de l’écriture par le nom propre de Georges Bataille. De même que dans la pensée de Guillaume d’Ockham, le crime contre l’humanité du Christ, représentait cette formulation innommée constitutive d’un point d’ancrage, d’un terme de liaison entre le crime de lèse-majesté, explicitement présent dans le Defensor Pacis de Marsile de Padoue794, et le crime d’hérésie stigmatisant la Plénitude de Puissance pontificale, de même, dans la pensée de Georges Bataille, le concept de crime contre l’humanité représente cette formulation innommée constitutive d’un point d’ancrage, d’un terme de liaison entre la jouissance mortifiante et angoissée de la mort et la souffrance irrépressible de l’abandon. “Quelquefois j’imagine que je mourrai abandonné ou même que je resterai seul, vivant et sans force. Pourquoi éviterais-je le sort de mon père que moi, volontairement, j’ai abandonné seul, mon père, l’aveugle, le paralytique, le fou, criant et gigotant de douleur, cloué dans un fauteuil crevé.” 795 G. Bataille, « Histoire de l’œil », in G. Bataille, Œuvres complètes I, op. cit, p. 75. Et G. Bataille, « Le petit », in G. Bataille, Œuvres complètes III, op. cit, p. 60. 791 Sur Georges Dumas, voir, M. Surya, Georges Bataille la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, Note 3. P. 121. Georges Dumas, fut un des maîtres en psychiatrie de Jacques Lacan, voir, É. Roudinesco, Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 43. 792 G. Bataille, « Les larme d’Éros », in G. Bataille, Œuvres complètes, X, op. cit, p. 625. 793 G. Bataille, « L ‘expérience intérieure », Œuvres complètes V, op. cit, p. 115 et Note 2 de la page 115, p. 443. (De l’angoisse à la gloire) 794 Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 2ème partie, chap. XXIII, §13, p. 442. Et, 2ème partie, chap. XXVIII, §29, P. 531. 795 G. Bataille, « Le coupable », in G. Bataille, Œuvres complètes V, p. 257. Et Note 2 de la page 257 page 504. 790 258 SECTION 2. DE L’AFFIRMATION DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ À SA NÉGATION § 1. LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DE WALTER BENJAMIN Nous avons pu en effet mettre à jour la structure d’historicité du concept de crime contre l’humanité, selon un rythme quaternaire. En premier lieu le crime contre l’humanité du Christ, en deuxième lieu le crime contre l’humanité du peuple français, en troisième lieu le crime contre l’humanité du peuple arménien, en quatrième lieu le crime contre l’humanité du peuple juif. Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham, Révolution française, Première Guerre mondiale, Deuxième Guerre mondiale. Or cette structure quaternaire d’historicité du concept de crime contre l’humanité pénètre dans la subjectivité précisément parce que”Une structure quadripartite est depuis l’inconscient toujours exigible dans la construction d’une ordonnance subjective.” 796 Ce que nous remarquons alors c’est que la Summa paupertas, la très haute pauvreté, qui était le motif subjectif et biblique fondamental permettant de mettre à jour la première formulation du concept de crime contre l’humanité, comme formulation innommée du crime contre l’humanité du Christ, la Summa paupertas, donc, se retrouve transformée certes, mais présente, dans le quatrième moment de la formation du concept de crime contre l’humanité, le moment de sa juridicisation comme incrimination juridique particulière mise en oeuvre dans le procès de Nuremberg. Nous reconnaissons, en effet, le caractère vivant de ce concept dans l’acte d’écriture de Walter Benjamin. La perception de la très haute pauvreté qui constitue le fondement de la première formulation innommée du concept, première formulation s’énonçant, comme le crime contre l’humanité du Christ, se constituant, par le triangle construit par les trois noms : Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham, cette perception donc, ne disparaît nullement, elle continue de vivre par le triangle construit par les trois noms : Walter Benjamin, Martin Heidegger, Robert Antelme. Le concept de crime contre l’humanité prend racine dans le concept de Summa paupertas, de très haute pauvreté. Le 17 mars 1933, Benjamin, sur les instances de Gretel Karplus, future épouse de Theodor W. Adorno, quitte Berlin, pour un exil définitif. Il reste quelques jours à Paris puis se rend sur l’île d’Ibiza797. Il restera sur l’île jusqu’au 26 septembre, puis s’installera définitivement à Paris. Le 30 janvier 1933 Hitler est nommé chancelier par le président Hindenburg. Dans la nuit du 27 février un commando nazi incendie le Parlement. L’incendie du Reichstag servira de prétexte à l’interdiction du Parti communiste. Ernst Torgler le Président du groupe parlementaire communiste est incarcéré. Le 28 février, le Président Hindenburg promulgue le décret “Pour la défense du Peuple et de l’État “ qui supprime toutes les garanties constitutionnelles protégeant les libertés individuelles, l’inviolabilité du domicile, le secret de la correspondance, la liberté d’expression, le droit de réunion et de création d’associations. Le 3 mars Ernst Thälmann le secrétaire du Parti communiste est arrêté. Le 5 mars ont lieu les dernières élections législatives pluripartites. Le J. Lacan, Écrits, op. cit, p. 774. (Cette phrase de Lacan a déjà été citée. Voir note 692) V. Valero, Expérience et pauvreté, Walter Benjamin à Ibiza (1932-1933), traduit de l’espagnol par Juan Vila, Rodez, Éditions Le Rouergue / Chambon, 2003. 796 797 259 NSDAP, le parti des nazis obtient 43,90 % des voix et 288 députés sur 647. Les partis de droite alliés aux NSDAP obtiennent 8 % des suffrages. Le Parti communiste, le KPD, obtient 12 %, le SPD, sociaux-démocrates, obtient 18 %, et le Parti centriste, le Zentrum obtient 11 % des voix. Hitler n’a donc pas une majorité absolue au parlement, et il ne peut modifier la Constitution sans une approbation des deux tiers des députés. Hitler ne peut obtenir cette majorité absolue qu’après l’invalidation, la fuite ou l’emprisonnement des 81 députés du KPD représentant 4 848 000 voix. Le 6 mars le KPD est interdit. Le 8 mars Frick, ministre de l’intérieur du Reich, annonce dans un discours prononcé à Francfort-sur-le-Main, l’ouverture de camps de concentration et déclare que les communistes s’y habitueront au travail et menace les socialistes qui seront bientôt concernés. Le 9 mars Georgui Dimitrov, de nationalité bulgare, secrétaire du Bureau occidental du Comité exécutif de l’Internationale communiste est arrêté pour complicité dans l’incendie du Reichstag. Le 20 mars ouverture du camp de concentration de OranienburgSachsenhausen à 30 km de Berlin sous la responsabilité de la SA, (Sturmabteilung, section d’assaut) groupement paramilitaire nazi créé en 1921. Le 22 mars ouverture, dans une usine désaffectée, du camp de concentration de Dachau en Bavière, sous le contrôle de la SS, (Schutzstaffel, section de protection) dirigée par Heinrich Himmler. Enfin le 23 mars, le Parlement vote à une écrasante majorité une loi dite “ loi d’habilitation “ conférant les pleins pouvoirs à Hitler. Les députés du SPD votent contre son adoption. L’invalidation des députés du KPD et l’apport des voix des 73 députés du centre catholique, le Zentrum ont permis de dégager la majorité des 2/ 3 nécessaire afin que soit respectée la lettre de la Constitution de Weimar. Cette loi abroge de facto cette Constitution, consacre entre autres dispositions, l’abandon par le Reichstag de ses pouvoirs législatifs au profit du gouvernement et confère au chancelier nommé Hitler la promulgation des lois, antérieurement du ressort du président du Reich. Hitler obtient ainsi la base légale de sa dictature. La Gestapo (Geheime Staatspolizei : police secrète d’État) créée par Goering, alors commissaire du Reich en Prusse, va être l’instrument de la liquidation des adversaires du régime, tout d’abord les communistes, dont les 81 députés n’ont pas pu voter le 23 mars, puis les sociaux-démocrates et les populistes (20 députés), qui ont voté contre Hitler. Les arrestations entraînent ce que les nazis appellent la “détention de protection” (Schutzaft) décidée par le décret du 28 février “Pour la défense du Peuple et de l’État “, qui consiste à mettre derrière des barbelés des hommes politiques, des syndicalistes, opposants des nazis. La garde des premiers camps de prévention est assurée par des membres de la SA. Une cinquantaine de camps appliquant la procédure de schutzaft existent à la fin de l’année 1933. Ils sont installés dans d’anciennes prisons, des forteresses, des casernes de SA, des usines désaffectées. Tous ces camps, à l’exception de Dachau, sont petits et leur effectif n’excède pas mille détenus chacun. On estime le total des prisonniers de l’époque entre vingt et trente mille. C’est le début du système concentrationnaire nazi. Cette naissance du système concentrationnaire nazi se marque dans les mots de Benjamin qui de Paris adresse à Gerhard Scholem, son ami, une lettre datée du 20 mars jour de l’ouverture du camp de 260 Oranienburg-Sachsenhausen 798 : “c’est moins la terreur individuelle que la situation culturelle dans son ensemble qui peut donner une idée de la situation. Pour la première, il est difficile de disposer d’informations absolument sûres. Il est hors de doute qu’en de très nombreux cas des gens ont été tirés la nuit de leur lit et maltraités ou assassinés. Mais il y a peutêtre plus important encore, bien que plus difficile à éclaircir, c’est le sort des prisonniers. Les bruits les plus terribles circulent à leur sujet (...) La terreur exercée contre toute attitude ou toute expression qui n’est pas intégralement conforme à ce qui est officiel a pris des proportions difficilement dépassables. En de telles circonstances, l’extrême réserve politique que je pratiquais depuis toujours et avec raison peut bien protéger de la persécution systématique, mais pas de la famine.” 799 Au-delà du mystère et de l’angoisse, le sort des prisonniers apparaîtra clairement bien que discrètement dès l’année 1934. Un an après cette lettre de Benjamin écrite de Paris le jour même de l’ouverture du camp de Oranienburg-Sachsenhausen, et deux jours avant l’ouverture du camp de Dachau, un journaliste français, Guillaume Ducher publie un reportageenquête : Les Camps tragiques, dans un magazine populaire : Lectures pour tous, de grande diffusion, créé en 1898. Ce journaliste se rend en Allemagne, il y rencontre Himmler qui lui déclare : “le régime des camps n’est pas bestial. Nous sommes humains, Wir sind human ! “ puis Guillaume Ducher “visite” le camp de Dachau où il a été conduit par le secrétaire de Rosenberg800. Le directeur du camp “grand, fort et portant bien l’uniforme, se montre dès l’abord extrêmement empressé. Il est évidemment en service commandé.” Il explique au visiteur : “vous avez devant vous deux députés au Reichstag (la plupart de leurs collègues “subversifs” étant internés au camp d’Oranienburg, près de Berlin), des éditeurs de journaux séditieux, des jeunes gens qui ont dirigés des groupements marxistes, des avocats, des artistes, des médecins, des pacifistes ! Les uns sont des ouvriers, d’autres des paysans, beaucoup sont des bourgeois. La moitié est communiste. Deux cents sont juifs, ajoute-t-il en me montrant un petit carré d’hommes séparés des autres. Cent seulement sont d’authentiques criminels. “ Et le visiteur écrit alors à l’adresse du lecteur français : “je regarde. La plupart de ces hommes sont dans la force de l’âge. Mais je distingue aussi des vieillards et de très jeunes gens qui n’ont pas plus de quinze ou seize ans. Comme un immense troupeau de bêtes pourchassées, ils sont tous réunis, misérables, figés dans un grotesque garde-à-vous dont je m’en veux d’être le prétexte. Invinciblement leurs dos se courbent, leurs têtes tombent, leurs regards se fixent au sol. (...) Ils couchent dans des baraques mal closes, sur des brancards empilés les uns sur les autres. J’ai visité ces dortoirs : il y a ainsi quatre ou cinq lits superposés. Chaque homme a tout juste la place de n’y être pas étouffé. L’été, la chaleur doit être intolérable. L’hiver, un vent glacial traverse les murs de planches mal jointes et passées au goudron. Pour toute décoration, les salles s’ornent de grands portraits de Hitler, de Hindenburg, de Goering et de Goebbels, divinités qui doivent former désormais l’horizon de tout bon Allemand. “ 801 L’amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso, au cœur du système concentrationnaire nazi, Paris, Minuit / Plon, 1982. Et, M. Voutey, L’ère hitlérienne, Chronologie 1889-1948, Paris, Graphein-FNDIRP, 2000. 799 W. Benjamin, Correspondance, 2 volumes, 1910-1928 et 1929-1940, traduction par Guy Petitdemange, Paris, Aubier Montaigne, 1979, t II, p. 80. 800 Stanislav Zamenick, C’était ça, Dachau, Paris, le Cherche Midi, 2003. 801 G. Ducher, Les camps tragiques, Paris, Éditions Cartouche, 2005, p. 20-23-24-25. 798 261 § 2. L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE Nous sommes maintenant en mesure de comprendre que la connaissance authentique de la réalité historique se confond, avec cette expérience psychique de la très haute pauvreté, constitutive du mouvement créateur de l’écriture de Benjamin. Ce dernier écrit à Berlin le 7 mars 1931 dans une lettre adressée à Max Rychner : “que la réalité historique possède un coefficient propre grâce auquel toute connaissance authentique de cette réalité mène le sujet à se connaître lui-même, non pas d’un point de vue psychologique, mais dans le sens d’une philosophie de l’histoire, c’est là peut-être une formulation parfaitement non matérialiste, mais c’est une expérience qui me rattache davantage encore aux analyses grossières et revêches d’un Franz Mehring qu’aux délimitations les plus profondes du royaume des idées telle qu’en produit aujourd’hui l’école de Heidegger 802. “ Le mot : expérience, est donc ce mot qui lie ensemble dans le mouvement de pensée qui est celui de Benjamin, l’idée de réalité historique, l’idée de connaissance authentique, et l’idée de connaissance du sujet par lui-même. Ce mot trouvera une concrétisation majeure dans l’article : Expérience et pauvreté, publié pour la première fois le 7 décembre 1933, dans un journal allemand : Die Welt im Wort. Cet article est fondamental car il met à jour inconsciemment le concept de très haute pauvreté comme socle du concept de crime contre l’humanité tel que celui-ci fut formulé de manière innommée par le triangle formé des noms de Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham. On peut penser en effet que la phrase suivante que nous allons citer s’écrit en mémoire de la grande querelle franciscaine de la pauvreté de laquelle est née la formulation innommée du crime contre l’humanité du Christ caractérisant la plénitude de puissance pontificale, la Plenitudo Potestatis, contre laquelle se dressèrent plus particulièrement Marsile de Padoue et Guillaume d’Ockham : “mais nous voyons ici, de la manière la plus claire, que notre pauvreté en expérience n’est qu’un aspect de cette grande pauvreté qui a de nouveau trouvé un visage --- un visage aussi net et distinct que celui du mendiant du Moyen Âge.” 803 L’expérience de la très haute pauvreté, de cette “grande pauvreté qui a de nouveau trouvé un visage, ” c’est tout d’abord l’expérience de ce signe secret qui permet de comprendre que “le décisif n’est pas la progression de connaissance en connaissance, mais la fêlure à l’intérieur de chacune d’elles.” 804 L’expérience de la très haute pauvreté c’est en deuxième lieu l’expérience du passage de la pauvreté privée à la pauvreté de l’humanité : “Avouons-le : cette pauvreté ne porte pas seulement sur nos expériences privées, mais aussi sur les expériences de l’humanité tout entière.” 805 Ce passage revêt deux significations très concrètes. D’une part “Il saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure.” 806 D’autre part il introduit le regard dans le camp nazi “Je regarde. La plupart de ces hommes sont dans la force de l’âge. Mais je distingue aussi des 802 803 804 805 806 W. Benjamin, Correspondance, op. cit, t II, 1929-1940, p. 43. W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t II, p. 366. W. Benjamin, « Brèves ombres II », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t II, p. 349. W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t II, p. 366. W. Benjamin, « Sur le concept d’Histoire », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t III, p. 443. 262 vieillards et de très jeunes gens qui n’ont pas plus de quinze ou seize ans. Comme un immense troupeau de bêtes pourchassées, ils sont tous réunis, misérables, figés dans un grotesque garde-à-vous (...) Invinciblement leurs dos se courbent, leurs têtes tombent, leurs regards se fixent au sol. “ Ce passage de la pauvreté privée à la pauvreté de l’humanité, représente l’expérience du temps historique dans ce lien intersubjectif qui relie les pauvres les uns aux autres dans le moment de la vraie détresse. La détresse de Benjamin écrivant de Paris le 30 décembre 1933, en ce mois qui est précisément celui de la parution de son article Expérience et pauvreté, “Et il est ainsi indéniable que je suis non seulement au bout de l’année finissante, mais au bout du rouleau.” 807 La détresse du prisonnier de Dachau aux traits déjà marqués par la mort : “l’infirmerie maintenant : sur d’étroits grabats, des hommes -- j’en ai compté vingt-trois -- se tordent et gémissent. (...) Je n’ai jamais eu sous les yeux spectacle plus horrible que celui de ces agonisants. Je n’oublierai pas de quel ton un grand garçon pâle aux traits déjà marqués par la mort, m’a dit : “il vaudrait mieux nous achever tout de suite.” La détresse enfin de celui qui entend cette phrase et qui sait que son verbe n’est porteur d’aucune sauvegarde : “j’essaie de prononcer quelques paroles d’espoir. Pauvres gestes, médiocres paroles ! Que puis-je dire, que puis-je faire pour aider ces hommes à supporter de telles souffrances ? “ 808 En troisième lieu donc, l’expérience de la très haute pauvreté c’est l’expérience d’une connaissance authentique de la réalité historique menant le sujet inconscient à se connaître lui-même, non pas d’un point de vue psychologique mais dans le sens d’une philosophie de l’histoire, de telle sorte, par exemple, que telle phrase écrite par Benjamin en 1929, “ Mais c’est seulement lorsque nous sommes ainsi souillés que nous sommes invincibles. “ 809 puisse être reprise sous une autre forme par Jacques Lacan le 19 mai 1955, puisse être reprise donc sous la forme d’une phrase de la tragédie d’Oedipe à Colone : est-ce que c’est au moment où je ne suis rien que je deviens un homme ? 810 En ce troisième moment, l’expérience de la très haute pauvreté et “l’expérience du désarroi absolu” 811 se conjoignent dans l’unité absolue du “concept d’angoisse” 812 et du concept de crime contre l’humanité. En ce troisième moment l’homme qui en 1929 écrit un texte dont le titre s’énonce Brèves ombres, est le même homme dont la main écrit dans ce texte la phrase Tant pis pour les pauvres, cette main qui écrit cette phrase est la même main qui pour affronter “les problèmes théoriques que la situation mondiale nous propose inéluctablement “ écrit en 1940 : “le sujet écrivant l’histoire est de droit cette part même de l’humanité, dont la solidarité embrasse l’ensemble des opprimés. Cette part elle-même, qui peut donc prendre le plus grand risque théorique, parce que, pratiquement, elle a le moins à perdre. “ 813 W. Benjamin, Correspondance, op. cit, t II, 1929-1940, p. 106. G. Ducher, Les camps tragiques, op. cit, p. 33 et 31. 809 W. Benjamin, « Brèves ombres I », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t II, p. 346. 810 J. Lacan, Le Séminaire Livre II, Le Moi dans la Théorie de Freud et dans la Technique Psychanalytique, Paris, Seuil, 1978, p. 268. 811 J. Lacan, Le Séminaire Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 351. 812 J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit, p. 385. 813 W. Benjamin, « Paralipomènes et variantes des Thèses « sur le concept d’Histoire », in W. Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 350. Et p. 337. 807 808 263 § 3. LE DÉNI DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ PAR MARTIN HEIDEGGER Le 18 novembre 1975, un psychanalyste français énonçait à Paris : “j’hérite de Freud, bien malgré moi... “ 814 Le 27 juin 1945, un philosophe allemand énonçait en Allemagne, au château de Wildenstein, sur les hauteurs du Jura souabe dominant le monastère de Beuron et la haute vallée du Danube : “la pauvreté est le Ton fondamental de l’essence encore celée des peuples occidentaux et de leur destin. La pauvreté est la joie endeuillée de ne jamais être assez pauvre. Dans cette calme inquiétude repose la sérénité, qui est habituée à venir à bout de tout ce qui relève de la nécessité.” 815 Lors du prononcé de cette conférence intitulée : la pauvreté (die Armut), le philosophe allemand, se présentant secrètement comme l’héritier du poète Hölderlin, affirmait expliciter une phrase écrite par ce dernier : “chez nous, tout se concentre sur le spirituel, nous sommes devenus pauvres pour devenir riches.” Ce philosophe allemand et ce psychanalyste français éprouvaient tous les deux le même pressentiment. Le pressentiment selon lequel : “le seul héritier possible, le seul qui ne soit pas crapuleux, est celui qui constitue par lui-même, et comme de toutes pièces, l’héritage, qui le forme uniquement par ce qu’il est à même de faire par lui-même.” 816 Que ces deux hommes puissent éprouver le même pressentiment, nous pouvons en avoir la preuve par le texte lui-même. Peu après avoir affirmé qu’il hérite de Freud, bien malgré lui, Jacques Lacan évoque “la clique qui suivait les réunions de Vienne.” Sont visés par ce mot certains disciples de Freud prétendant à l’héritage du maître. Le dictionnaire nous indique que le mot clique signifie une coterie, un groupe de personnes peu estimables. Ainsi s’impose l’idée, suivant laquelle, cette clique qui suivait les réunions de Vienne, constitue une coterie, un groupe de personnes peu estimables soudées ensemble par un désir occulte et crapuleux d’hériter. Si ce groupe de personnes constitue une clique d’héritiers crapuleux, c’est parce qu’aucun n’a constitué par lui-même, comme de toutes pièces, l’héritage, au contraire de Jacques Lacan, héritant de Freud bien malgré lui. De même que le psychanalyste français s’affirme comme l’héritier de Freud, de même le philosophe allemand s’affirme comme l’héritier du poète Hölderlin, puisqu’il écrit en marge d’un cours prononcé en 1943 visant le philosophe grec Héraclite “Peut-être Hölderlin, le poète, doit-il devenir le destin déterminant, l’interlocuteur d’un penseur dont le grand-père naquit à l’époque de la rédaction de l’hymne à l’Iister (...) in ovili (dans l’étable d’une métairie), comme le dit l’acte de naissance, dans la haute vallée du Danube, près des rives du fleuve, au-dessous des rochers. L’histoire cachée du dire ne connaît pas de hasard tout est destinée.” 817 Heidegger veut dire par là que l’histoire cachée du dire remonte toujours à la source du fleuve comme l’histoire cachée du temps remonte toujours à la source de la filiation. La conjonction (la copulation) de ces deux histoires J. Lacan, Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 12. M. Heidegger, la pauvreté (die Armut), traduction par P. Lacoue-Labarthe et A. Samardzija, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2004, p. 85 et 87. 816 J-M. Rey, « Un récit impossible », in L’inactuel Nouvelle série / n° 6 Printemps 2001, Circé, p. 67. 817 Cité par p. Lacoue-Labarthe in M. Heidegger, la pauvreté (die Armut), op. cit, p. 53. 814 815 264 cachées constitue le nom propre de Heidegger comme étant celui de l’héritier de Hölderlin. C’est parce que le conférencier s’est persuadé, par cette conférence sur la pauvreté, qu’il pouvait se nommer de son nom propre l’héritier de Hölderlin, qu’il énoncera en 1966, dans le cadre d’un entretien accordé à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, entretien ne devant être publié selon la stricte volonté du philosophe, qu’après sa mort (avril 1976), qu’il énoncera donc, peu après avoir évoqué une conférence de 1957 intitulée le Principe d’identité, “Ma pensée se tient dans un rapport incontournable avec la poésie de Hölderlin. Hölderlin n’est pas pour moi un poète quelconque dont l’oeuvre serait comme celle de bien d’autres un sujet d’études pour les historiens de la littérature. Hölderlin est pour moi le poète qui fait signe en direction de l’avenir, le poète qui attend le dieu, et qui ne peut donc pas rester un simple objet d’études hölderliniennes, prisonnier des représentations de l’histoire de la littérature.” 818 D’une question posée par le présentateur français de la conférence du philosophe allemand sur la pauvreté, “Heidegger sait-il -- ou a-t-il le moindre souci de -- ce qu’est la misère ? 819 nous pouvons risquer une certitude : la pauvreté du poète Hölderlin n’a jamais été transmise à la richesse du philosophe Heidegger. Il y a en effet une double misère, une double pauvreté, qui constitue l’objet premier du déni de ce philosophe, la misère absolue d’Auschwitz et la pauvreté historique de Stalingrad. La double misère donc de l’homme qui suffoque dans la chambre à gaz et de l’homme qui meurt en combattant la Wehrmacht. Vers la fin de la campagne de Russie, Heidegger écrivait à son élève Karl Ulmer, alors sur le front de l’Est, que la seule existence digne d’un Allemand était alors d’être au front. Hugo Ott souligne alors, « Le « front », c’est toujours pour Heidegger le poste le plus avancé du péril. » 820 Ultérieurement, le 2 décembre 1949, il sera prononcée, par ce philosophe, une conférence devant le public du « club de Brême », intitulée « Le Dispositif ». Une partie du texte de cette conférence a été supprimée par Heidegger de sa première publication en 1962. Ce n’est qu’en 1994, que ce texte censuré par son auteur fit son apparition dans ses œuvres complètes. Dans ce texte la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz est mise sur le même plan que l’industrie d’alimentation motorisée que représente l’agriculture. « L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement, la même chose que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène. » 821 La signification de l’énonciation de cette conférence sur la pauvreté réside donc dans un double objectif. D’une part l’opération du déni de la chute de l’Allemagne, chute se réalisant dans la défaite scellée par la capitulation du 8 mai 1945, d’autre part la réaffirmation corrélative de la primauté du peuple M. Heidegger interrogé par « Der Spiegel », Réponses et questions sur l’histoire et la politique, traduit de l’allemand par J. Launay, Paris, Mercure de France, 1988, p. 63. 819 P. Lacoue-Labarth « Présentation » in M. Heidegger, la pauvreté (die Armut), op. cit, p. 45. 820 H. Ott, Martin Heidegger, Éléments pour une biographie, traduit de l’allemand par J. M. Beloeil, Paris, Payot, 1990, p. 165. 821 M. Heidegger, Le Dispositif, in É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, autour des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, 2005, p. 490. 818 265 allemand. Il s’agit tout simplement d’avoir le dernier mot, ce que Heidegger nous montre par cette phrase énoncée en septembre 1966, et qui sera publiée après sa mort de telle sorte que la publication posthume de cette phrase interdise toute contradiction à son énonciation : « je pense à la parenté particulière qui est à l’intérieur de la langue allemande avec la langue des Grecs et leur pensée. C’est une chose que les Français aujourd’hui me confirment sans cesse. Quand ils commencent à penser, ils parlent allemand : ils assurent qu’ils n’y arriveraient pas dans leur langue. » 822 Dénégation d’Auschwitz, dénégation de Stalingrad, affirmation de la primauté du peuple allemand, négation de sa chute, sont les quatre termes innomés de cette conférence sur la pauvreté. § 4. LA CENSURE DE LA RÉALITÉ DE L’HISTOIRE PAR LE PHILOSOPHE ALLEMAND Pour saisir la signification de cette conférence sur la pauvreté, il est indispensable de saisir l’identité du conférencier. Le conférencier ne peut être caractérisé comme un Dieu de la pensée, comme une divinité de la philosophie, comme un penseur primordial. Tout au contraire l’identité du conférencier doit être caractérisée comme étant simplement celle d’un Allemand qui essaye de s’en sortir au mieux. Depuis le mois de mai 1945, Heidegger doit faire face à une administration municipale provisoire agissant au nom du gouvernement militaire français. Il est considéré comme un nazi ou au moins comme un complice de l’idéologie nazie. Les gouvernements américain, soviétique, anglais, et français, sont en train de créer les conditions juridiques et matérielles du jugement des Allemands responsables des crimes massifs du régime hitlérien et de la guerre d’extermination menée sur le front de l’Est. Le 26 juin, jour précédant l’énonciation de cette conférence sur la pauvreté, se sont réunis à Londres, à Church House, pour la première session, les représentants de ces quatre gouvernements, chargés d’élaborer un accord sur le jugement et le châtiment des grands criminels de guerre nazis. Sont présents à cette conférence de Londres qui a duré du 26 juin au 2 août 1945, le juge Robert H. Jackson, chef de la délégation américaine, l’attorney général Sir David Maxwell Fyfe, chef de la délégation britannique, M. Robert Falco, conseiller à la Cour de cassation et M. le professeur André Gros, membre de la Commission des Nations unies pour les crimes de guerre, qui représentent la France, le général I. T. Nikitchenko, assesseur auprès des tribunaux militaires et vice-président de la Cour suprême soviétique, et le professeur A. N. Trainin, membre éminent de l’Académie de droit et auteur d’un ouvrage célèbre sur les crimes de guerre, qui représentent l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques823. C’est donc aussi, au-delà de son public, contre les représentants réunis à Londres, de ces quatre gouvernements victorieux et accusateurs, qu’est formulée le 27 juin 1945, cette conférence sur la pauvreté. Cette conférence sur la pauvreté revêt donc la signification d’une plaidoirie d’un Allemand qui veut se disculper des liens avec le nazisme qui lui sont imputés. Cette plaidoirie s’adresse à tous ceux qui M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, op. cit, p. 66-67. Sur la Conférence de Londres voir, H. Meyrowitz, La répression par les tribunaux allemands des crimes contre l’humanité et de l’appartenance à une organisation criminelle en application de la loi n° 10 du Conseil de Contrôle Allié, op. cit, p. 45 à 53. Voir également, T. Taylor, Procureur à Nuremberg, Paris, Seuil, 1995, p. 71 à 92. 822 823 266 cherchent à comprendre la signification véritable de son engagement spirituel universitaire et institutionnel envers le nazisme. Envers ses accusateurs l’accusé affirme trois grandes idées par le moyen de cette conférence. Tout d’abord, dans un premier temps, l’accusé Heidegger se pose comme l’héritier spirituel de Hölderlin et cet argumentaire secret constitue sa principale ligne de défense. En tant qu’il se pose comme cet héritier spirituel « Des guerres ne sont pas en mesure de décider historialement des destins…» 824, ce qui signifie que la guerre qui s’achève par la défaite de l’Allemagne ne peut être comprise comme affectant la victoire spirituelle et la suprématie du « peuple spirituel historial » 825 que constitue le peuple allemand dans sa puissance d’éternité symbolisée doublement par le poète Hölderlin et par son héritier spirituel. Les accusateurs doivent donc comprendre que la posture prise par l’accusé comme héritier spirituel du grand poète signifie d’une part une « explication avec le national-socialisme » 826 et d’autre part l’inscription dans la pensée d’une réalité latente mystérieuse énigmatique, « qui ne se laisse jamais déchiffrer à même les données historiquement constatables. » 827 Il s’agit donc dans un premier temps de contourner l’histoire concrète, c’est-à-dire l’événement historique que constitue la chute du nazisme, dans le but de détruire la culpabilité assignée au penseur qui s’est compromis avec ce même nazisme. Dans un deuxième temps, il s’agit pour l’accusé Heidegger, par le moyen de cette conférence, de rationaliser l’argument de sa propre pauvreté, argument propre à lui conférer une aura de simplicité et même de pureté vis-à-vis des hauts dignitaires du parti nazi souillés par leur responsabilité criminelle. Dans une lettre datée du 16 juillet 1945, adressée au maire de Fribourg, le philosophe expose pour la première fois les lignes fondamentales de sa défense, telles qu’il s’y tiendra dans les nombreuses versions de son récit énoncé jusqu’à sa mort. Dans cette lettre il s’élevait avec véhémence contre « cette procédure inouïe » ayant abouti à la confiscation de sa maison et de sa bibliothèque, cette procédure « dont il n’a été fait précédemment usage qu’à l’encontre de hauts dignitaires du parti. » Il déclarait donc au maire : « je me vois contraint de refuser avec la plus vive énergie d’être assimilé, d’une façon ou d’une autre, à ces gens avec lesquels je n’ai pas eu la moindre relation publique ou personnelle, ni pendant mon rectorat, ni, encore moins, après ma démission. » 828 Dans la suite de cette lettre Heidegger soulignait qu’il était issu « d’une famille pauvre et simple » et qu’il n’avait donc « pas de leçons à recevoir sur ce que signifie penser et agir dans un sens social. » La rationalisation de sa pauvreté par Heidegger est fondamentale du point de vue psychique, puisque c’est précisément l’argument de la famille pauvre et simple qui vient soutenir le refus véhément de l’assimilation à ces gens, ces hauts dignitaires du parti, objet premier des accusations des vainqueurs. Mais dans le même temps nous devons comprendre l’affirmation particulière de l’êtreM. Heidegger, La pauvreté (die Armut), op. cit, p. 89. M. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande, trad. G. Granel, France, Éditions T.E.R., 1987, p. 43. 826 M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, op. cit, p. 34. 827 M. Heidegger, La pauvreté (die Armut), op. cit, p. 71. 828 H. Ott, Martin Heidegger, Éléments pour une biographie, op. cit, p. 321. 824 825 267 pauvre, dans le cadre de cette conférence, comme signifiant la répétition sous une autre forme de l’obligation « d’endurer le destin allemand dans sa plus extrême détresse » 829 Il s’agit donc toujours pour Heidegger de contourner l’histoire concrète matérialisée par les hauts dignitaires du parti, dans le but de masquer, de refouler, de censurer et d’oublier ce qu’un auteur caractérise comme « la fascination personnelle de Heidegger pour la figure de Hitler. » 830 Dans un troisième temps, il s’agit pour l’accusé Heidegger de construire et de justifier par le moyen de cette conférence l’argument central de sa défense au regard des accusations portées contre lui de collaboration avec le nazisme. Le recteur Heidegger aurait vu « dans le soutien au national-socialisme la seule et dernière possibilité d’enrayer la progression du communisme. » 831 C’est un des arguments développé par Heidegger à l’intention de ses accusateurs, lors d’un entretien personnel daté du 25 juillet 1945 avec Adolf Lampe, un des membres de la commission chargée de représenter l’université auprès du gouvernement militaire français. La tâche principale de cette commission, juridiquement difficile à définir, fut d’élaborer les rapports en vue de l’épuration politique. C’est le 23 juillet que fut engagée la procédure contre Heidegger. L’on comprend alors très bien pourquoi le conférencier déclare le 27 juin 1945 « Dans l’être-pauvre le communisme n’est ni évité ni contourné, mais il est dépassé dans son essence. C’est ainsi seulement que nous sommes capables d’en venir à bout véritablement. » 832 C’est parce qu’il sait que l’argument central de sa défense vis-à-vis de ses accusateurs sera qu’il a vu « dans le soutien au national-socialisme la seule et dernière possibilité d’enrayer la progression du communisme. » Ces deux énoncés ne forment qu’une seule et même phrase répétée sous une forme différente à moins d’un mois d’intervalle. C’est ainsi que nous pouvons clairement comprendre l’idée selon laquelle cette conférence sur la pauvreté constitue une plaidoirie prononcée par l’avocat Heidegger en faveur de l’accusé Heidegger. SECTION 3. DE L’AFFIRMATION DE L’ESPÈCE HUMAINE À L’AFFIRMATION DU CITOYEN DU MONDE § 1. LA REALITE DE LA DÉPORTATION DE ROBERT ANTELME Nous comprenons maintenant que le concept de Summa paupertas s’est imposé subrepticement à des hommes aussi différents que Walter Benjamin, Martin Heidegger, Robert Antelme. Ce concept, tel qu’il apparaît dans l’article de Benjamin, Expérience et pauvreté, publié le 7 décembre 1933 dans un journal allemand Die Welt im Wort, doit s’entendre comme une manière d’appréhender la souffrance sociale et la souffrance de la guerre. « À la porte se tient la crise économique, derrière elle une ombre, la guerre qui s’apprête. » 833 Dans la résonance de ce mot : « ombre » utilisé par Benjamin nous découvrons la 829 830 831 832 833 M. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande, op. cit, p. 11 et 27. É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 102. H. Ott, Martin Heidegger, Éléments pour une biographie, op. cit, p. 327. M. Heidegger, La pauvreté (die Armut) op. cit, p. 87. W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in W. Benjamin, Œuvres I, II, III, op. cit, t II, p. 372. 268 résonance concrète du concept de très haute pauvreté. Dans deux articles antérieurs intitulés Brèves ombres, Benjamin écrit : « Tant pis pour les pauvres » 834 comme titre d’un paragraphe ayant trait à l’impitoyable volonté de Dieu : c’est pour le riche que Dieu a signé de sa main magistrale la consolante beauté du paysage le plus paisible, tant pis pour les pauvres donc qui jamais ne trouveront sur le chemin de leur pauvreté la consolation de la main paisible de la beauté qui a construit pour le riche les salles fraîches et ombreuses de la villa italienne. La main du pauvre n’aura comme seule possibilité que d’écrire cette dernière lettre, le 25 septembre 1940, expression de la pauvreté absolue du moment de la disparition : « dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît (que) ma vie va s’achever. Je vous prie de transmettre mes pensées à mon ami Adorno et de lui expliquer la situation où je me suis vu placé. Il ne me reste pas assez de temps pour écrire toutes ces lettres que j’eusse voulu écrire. » 835 Mais cette résonance concrète du concept de très haute pauvreté, qui existe dans le texte de Benjamin, n’indique pas seulement la réalité future de cette disparition, elle nous indique également le sens de l’effort de cette main qui écrit. Benjamin écrit contre les nazis. Le jour même de la parution du texte de Benjamin Expérience et pauvreté, Erik Wolf nommé par le recteur Heidegger, doyen de la faculté de droit de l’université de Fribourg, prononce le 7 décembre donc, à l’université de Fribourg une conférence ainsi libellée : « le Vrai Droit dans l’État national-socialiste. » 836 En substance le vrai droit « c’est quelque chose qui vit dans le sang », ce quelque chose qui vit dans le sang oblige à l’édification d’un droit nouveau dans le cadre d’un État total, expression du peuple et de la race. La création de cet État total ouvre vers la « nouvelle vie du peuple (qui) se comprend elle-même et comprend son histoire à partir d’une nouvelle expérience vécue de la race, (qui est) la vivante expérience de l’être-authentique raciste des Allemands, dont le développement culturel (ne comporte) aucun élément de race étrangère. (…) En conséquence, cette expérience nouvelle se répercute aussi sur la pensée juridique. (…) Dans l’État national-socialiste total, le crime apparaît en première ligne sous la forme de la désobéissance et de la rébellion, et dans le criminel, c’est l’ennemi de l’État qui est visé. » C’est donc bien un ennemi de l’État national-socialiste, qui écrit un article dénommé Expérience et pauvreté, dont un des objectifs réside dans le combat contre l’idéologie nazie de cette « nouvelle expérience vécue de la race ». Cette nouvelle expérience vécue de la race prendra forme historique le 22 juin 1941, à l’aube, quand plus de trois millions de soldats allemands franchissent la frontière pour pénétrer dans le territoire soviétique. Ce jour-là le concept de Summa paupertas prenait une extension inouïe. Or, c’est très précisément contre cette extension historique inouïe du concept de Summa paupertas, en tant que support du concept de crime contre l’humanité, qu’était dirigée subrepticement cette conférence sur la pauvreté. En d’autres termes l’accusé Heidegger ne voulait en rien accéder à l’extension inouïe du concept de Summa paupertas dans le but de maintenir la primauté du peuple allemand en tant que peuple métaphysique W. Benjamin, « Brèves ombres I », in W. Benjamin, Œuvres I, II, III, op. cit, t II, p. 342. W. Benjamin, « dernière lettre », in W, Benjamin, Les chemins du labyrinthe, textes choisis et présentés par J. Lacoste, Paris, La quinzaine Littéraire / Louis Vuitton, 2005, p. 234. 836 Erik Wolf, « Le Vrai Droit dans l’État national-socialiste », in É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 284 à 298. 834 835 269 par excellence. La primauté métaphysique du peuple allemand n’était pas seulement une idée, elle était surtout un sentiment collectif d’autant plus puissant qu’il était ancien et présent au cœur de la spiritualité germanique. Ainsi Johann Gottlieb Fichte dans son quatorzième discours à la Nation allemande prononcé à Berlin en 1808 énonce : « vous voyez, par le regard de l’esprit, le nom allemand s’élever, grâce à cette génération, au rang le plus illustre de tous les peuples, vous voyez cette nation devenir celle qui va régénérer et rénover le monde. » 837 Ce sentiment de primauté exprimé dans cette phrase chemine souterrainement comme structure d’un nationalisme germanique qui se perçoit comme la forme même du temps historique. Dans les années 30 souligne Domenico Losurdo, le nazisme connaît un succès croissant dans les universités allemandes, grâce à la vision, largement répandue chez les professeurs et chez les étudiants, du peuple allemand comme peuple « métaphysique », en violente opposition avec la superficialité de l’Occident démocratique et mécaniste838. C’est ce sentiment de primauté du peuple allemand comme « peuple spirituel historial » que porte Heidegger dans son fameux Discours tenu pour la prise en charge solennelle du rectorat de l’université Fribourg-en-Brisgau le 27. mai 1933. « Mais nous voulons que notre peuple remplisse sa mission historique. » énonce le recteur, et ce vouloir de Monsieur le recteur se confond dans son esprit, au moment de l’énonciation de son discours avec « la force spirituelle de l’Occident »839. Sept mois après ce discours Heidegger diffuse le 20 décembre 1933, une lettre à tous les doyens et enseignants de l’université, où l’on peut lire que, dans l’État national-socialiste : « l’individu, où qu’il se tienne, ne compte pour rien. Le destin de notre peuple dans son État compte pour tout. » 840 Un des objectifs de l’énonciation de cette conférence sur la pauvreté réside donc dans le désir de maintenir cette primauté métaphysique du peuple allemand, malgré la défaite historique du nazisme. Nous pouvons clairement comprendre cet objectif grâce à l’utilisation que fait Heidegger des deux verbes allemands « untergehen » qui signifie décliner, sombrer, aller à sa ruine, périr, se perdre, couler, et « augehen » qui signifie se lever. Contre « ce qui, sous le nom inadéquat de « communisme », s’annonce (comme) destin du monde historial. » 841 l’accusé Heidegger répète subrepticement par le motif même de la pauvreté, la même phrase écrite douze ans auparavant dans sa lettre du 20 décembre 1933 : « l’individu, où qu’il se tienne, ne compte pour rien. Le destin de notre peuple dans son État compte pour tout. » Pour masquer cette répétition le conférencier substitue au peuple allemand, les « peuples riches de l’Occident ». En effet énonce-til : « ce n’est que si les nations européennes sont accordées sur le ton fondamental de la pauvreté qu’elles deviendront les peuples riches de l’Occident, qui ne décline pas et ne peut décliner (untergehen) parce qu’il ne s’est absolument pas encore levé. (Augehen) » (…) « Dans l’être-pauvre le communisme n’est ni évité ni contourné, mais il est dépassé dans son essence. C’est ainsi seulement que nous sommes capables d’en venir à bout J. G. Fichte, Discours à la nation allemande, trad. A. Renaut, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1992, p. 359. D. Losurdo, Heidegger et l’idéologie de la guerre, traduit de l’italien par J-M. Buée, Paris, PUF, 1998. p. 108. 839 M. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande, op. cit, p. 43. Et 45. 840 Lettre du 20 décembre 1933, citée par É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 288. 841 M. Heidegger, La pauvreté (die Armut), op. cit, p. 87. 837 838 270 véritablement. » 842 Or, dans une lettre privée à son ami Rudolph Stadelmann écrite presque concomitamment avec le prononcé de cette conférence, Heidegger énonce exactement la même idée : « nous Allemands, ne pouvons décliner (untergehen) parce que nous ne nous sommes absolument pas encore levés (aufgehen) et que nous devons d’abord traverser la nuit. » 843 Par la magie d’une conférence sur la pauvreté, le peuple allemand qui ne peut décliner parce qu’il ne s’est absolument pas encore levé, s’est transformé en les peuples riches, de l’Occident qui ne peut décliner parce qu’il ne s’est absolument pas encore levé. Cette opération se nomme opportunisme. Il s’agit donc bien pour Heidegger de contourner l’Histoire concrète pour se ranger du côté des vainqueurs occidentaux contre « l’invasion moscovito-asiatique, (et le) bolchevisme juif ». Car en effet, quand Heidegger énonce lors d’une conférence datée du 30 novembre 1934 : « mais la véritable liberté historique des peuples d’Europe est la condition préalable à ce que l’Occident vienne encore une fois à lui-même de manière historico-spirituelle et mette en sûreté son destin dans la grande décision de la Terre contre l’Asiatique. » 844 il ne fait que recopier par anticipation les pensées du général Hoepner, commandant du groupe de panzer IV moins de deux mois avant l’invasion de l’Union Soviétique, le 2 mai 1941, quand ce dernier écrivait : « la guerre contre la Russie est un élément essentiel de la lutte pour l’existence du peuple allemand. C’est la vieille lutte des Germains contre les Slaves, la défense de la culture européenne contre l’invasion moscovito-asiatique, la résistance contre le bolchevisme juif. Cette lutte doit avoir pour but la démolition de la Russie actuelle et doit donc être menée avec une rigueur sans précédent. Chaque opération, dans sa conception et son exécution, doit être guidée par une volonté absolue d’anéantissement total et impitoyable de l’ennemi. Il n’y a en particulier aucune pitié à avoir pour les représentants de l’actuel système russo-bolchevique. » 845 C’est précisément parce que Heidegger n’est pas en mesure de, est impuissant à, trancher entre ses pensées et celles du général Hoepner, qu’il doit à tout prix énoncer cette conférence sur la pauvreté, comme arme contre la compréhension et la saisie de l’extension inouïe du concept de Summa paupertas intervenue à l’aube du 22 juin 1941. L’extension inouïe du concept de Summa paupertas plongeait ses racines très loin dans le passé. C’est ce qu’avait compris Walter Benjamin en écrivant que « notre pauvreté en expérience n’est qu’un aspect de cette grande pauvreté qui a de nouveau trouvé un visage --- un visage aussi net et distinct que celui du mendiant au Moyen Âge. » La question posée par Heidegger dans le cours de sa conférence sur la pauvreté : « Que veut-dire « pauvre » ? En quoi consiste l’essence de la pauvreté ? » était la même question que se posaient Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham dans leur confrontation spirituelle et politique avec la papauté, dans leur compréhension de l’idée que la plénitude de puissance, la M. Heidegger, La pauvreté (die Armut), op. cit, p. 87. Lettre de M. Heidegger à R. Stadelmann, 20 juin 1945, GA 16, 371, citée par É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 496. 844 Conférence du 30 novembre 1934, citée par É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 182-183. 845 E. Hoepner (général) cité par O. Bartov, L’Armée d’Hitler, la Wehrmacht, les Nazis et la Guerre, traduit de l’anglais par J-P. Ricard, Paris, Hachette Littératures, 1999, p. 187. 842 843 271 plenitudo potestatis revendiquée comme attribut du successeur de Saint Pierre par la pensée théocratique, signifiait très précisément un crime contre l’humanité du Christ « parce que le Christ, en tant qu’il était accessible à la souffrance et à la mort ne la possédait pas. » 846 c’est-à-dire ne possédait pas la plénitude de puissance. En effet la plénitude de puissance revendiquée par le successeur de Saint pierre signifie la négation de l’humanité du Christ « en vertu de son humaine nature, d’être accessible à la souffrance et à la mort, et d’être par là inférieur à son père, d’avoir souffert la faim, la soif, et les autres misères du corps. » 847 Le crime contre l’humanité du christ formait cette liaison logique entre le crime politique de lèse-majesté et le crime religieux d’hérésie imputés par l’empereur Louis de Bavière au pape Jean XXII. Cette question de la Summa paupertas était au cœur de la confrontation entre deux visions du monde symbolisées par un Christ propriétaire et un Christ non propriétaire. Et voici maintenant que plus de 600 ans après le temps de cette confrontation la question de la Summa paupertas surgissait à nouveau en regard de la question du crime contre l’humanité. § 2. L’EXPÉRIENCE TRINITAIRE DU PAUVRE, DU PROLÉTAIRE, DU DÉPORTÉ La question de la très haute pauvreté était un moyen d’appréhender la signification politique, juridique, historique et psychique de l’incrimination juridique de crime contre l’humanité. On peut le comprendre en remarquant que l’année 1947 est l’année de la publication du livre de Robert Antelme L’Espèce humaine, mais est aussi le début de la rédaction de ses notes ou Glossarium par un juriste Carl Schmitt, rédaction qui s’étendra du 28 août 1947 au 14 août 1951. Or au début de son Glossarium Schmitt écrit : « la plupart des véritables pauvres ne sont pas devenus commissaires du peuple ; ils furent pendus par les exploiteurs du peuple, sous les applaudissements des pauvres. C’est ce qui est arrivé à Jésus-Christ, et j’espère que c’est aussi ce qui m’attend. » 848 Comme l’a montré Raphael Gross, cette phrase de Schmitt s’inscrit dans un double mouvement, d’une part le désir d’être acquitté de ce crime inouïe que constitue en lui même le nazisme : « je cherche pour moi et pour mon peuple l’acquittement du crime » 849 écrit-il dans ses Notes, et d’autre part le refus d’endosser la culpabilité des conséquences historiques de ce crime, conséquences qui se sont traduites en particulier au procès de Nuremberg par l’élaboration et la mise en œuvre de l’incrimination juridique de crime contre l’humanité : « il existe des crimes contre et des crimes pour l’humanité. Les crimes contre l’humanité sont commis par des Allemands. Les crimes pour l’humanité sont commis contre les Allemands. » 850 C’est très précisément le refus d’endosser cette culpabilité particulière engendrée par l’expression juridique de crime contre l’humanité qui a poussé Schmitt à « christianiser l’ensemble de son œuvre après 1945 » 851 et G. D’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, op. cit, Livre second, chap. IX, p. 136. G. D’Ockham, Ibidem, p. 137. 848 C. Schmitt, « Glossarium », in R. Gross, Carl Schmitt et les Juifs, traduit de l’allemand par D. Trierweiler, Paris, PUF, 2005, p. 324. 849 C. Schmitt, « Glossarium », in R. Gross, Carl Schmitt et les Juifs, op. cit, p. 294. 850 C. Schmitt, « Glossarium » Extraits, in Cités n° 17, 2004, PUF, p. 204. 851 R. Gross, Carl Schmitt et les Juifs, op. cit, p. 324. 846 847 272 à recourir implicitement à la figure de la très haute pauvreté symbolisée par la personne de Jésus-Christ. Or, c’est à un double mouvement identique de la pensée qu’est confronté Heidegger. Pour Schmitt l’incapacité de reconnaître la faute propre des allemands, la faute propre de l’Allemagne, a conduit à un durcissement de l’affect antisémite852. Pour Heidegger l’incapacité de nommer le pauvre absolu a conduit au déni de la mort et de la souffrance des hommes emprisonnés exécutés déportés gazés exterminés par les sujets de Hitler. Un double processus de « national-spiritualisme » et de « négationnisme ontologique » entraîne le penseur à la mise en œuvre clandestine d’une scansion tragique de la question ontologique de la mort, dans un mouvement de déni de la réalité historique concrète. Dans une conférence rédigée en 1949, intitulée « Le Danger » mais qui n’aurait pas été prononcée, Heidegger en scandant trois fois la question « Meurent-ils ? » (Sterben Sie?853) cherche à détacher, dans un mouvement clandestin de déni de la réalité historique des hommes exterminés par le nazisme, cherche donc à détacher la réalité concrète de la souffrance concrète des ennemis de Hitler, de la réalité concrète du monde infini de la spiritualité. Heidegger tente subrepticement par cette scansion triadique de mettre en œuvre une « structure trinitaire de la phrase »854 qui serait avalisée aveuglément par l’œuvre de la philosophie dans le but de mettre hors-jeu les victimes et les ennemis historiques du nazisme, principalement les Soviétiques et les Juifs. En s’appuyant sur la pauvreté suréminente du Christ, Carl Schmitt cherche à se débarrasser de sa culpabilité d’Allemand séduit par Hitler et le nazisme, mais il cherche également à se poser en victime du régime hitlérien et en combattant de la plus profonde spiritualité, ce combattant affirmant se situer à la hauteur de « l’origine divine de l’homme »855, mais les notes écrites par la main de ce combattant contredisent son affirmation. Ces notes montrent un ancien admirateur de Hitler se battant furieusement contre son ancienne réalité qu’il échoue à déchiffrer dans des termes qui soient à la hauteur de la souffrance engendrée par le nazisme. Le même processus se lit dans les termes de la pensée du philosophe Heidegger. Lui aussi en s’appuyant sur la pauvreté cherche à se débarrasser de sa culpabilité d’Allemand séduit par Hitler et le nazisme, lui aussi cherche à se poser en victime du régime hitlérien et en combattant de la plus haute philosophie, mais certains de ses textes contredisent son affirmation. C’est donc dans cet écart entre l’impossibilité de qualifier les crimes du nazisme et l’impossibilité de préciser textuellement le contenu du terme de dignité856, que se situe au sortir de Deuxième Guerre mondiale une lutte idéologique violente entre les coupables de l’hitlérisme et les victimes du nazisme. Cette lutte idéologique violente se cristallise dans le concept de Summa paupertas. Robert Antelme R. Gross, Ibid, p. 323. M. Heidegger, Le Danger, in É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 492. L’expression « négationnisme ontologique » est utilisée par É Faye page 491 de son livre, et l’expression « national-spiritualisme » est utilisée par Philippe Lacoue-Labarthe in M. Heidegger, la pauvreté (die Armut), op. cit, note 28, p. 59. 854 A. Kojève, Le Concept, le Temps et le Discours, Introduction au Système du Savoir, op. cit, p. 232. 855 C. Schmitt, Ex Captivitate Salus Expériences des années 1945-1947, traduction de l’allemand par A. Doremus, Paris, Vrin, 2003, p. 162. 856 R. Antelme, « Vengeance ? », in R. Antelme, Textes inédits sur l’espèce humaine Essais et témoignages, Paris, Gallimard, 1996, p. 19 : « Les crimes du nazisme ne se qualifient pas, mais appartiennent à un genre possible de l’humanité. » Et, S. Tzitzis, La Personne, L’Humanisme, Le Droit, Canada, Presses de l’Université de Laval, 2001, p. 30 : « Il est pourtant remarquable que nul texte ne précise le contenu de ce terme. (dignité) » 852 853 273 écrit : « dans les camps nazis, on s’est trouvé dans une situation de dépendance et d’oppression totale, physiquement dans la situation du pauvre absolu. » 857 Or, c’est très précisément la réalité historique de ce « pauvre absolu » qu’échouent à déchiffrer aussi bien le philosophe Heidegger, que le juriste Schmitt, tout simplement parce qu’ils ne reconnaissent aucune identité juridique, historique, philosophique, psychique, à ce pauvre absolu. Ils n’osent pas nommer ce pauvre absolu parce qu’ils ont peur l’un comme l’autre d’être déclarés coupables de complicité de crime contre l’humanité. Tous les deux en effet avaient eu le sentiment profond, intense, violent « qu’ici il y avait quelque chose de nouveau, il y avait un départ. » 858 Et cet ici se nommait Hitler, et tous les deux avaient partagé intensément l’hubris de Hitler – « cette arrogance démesurée qui mène à la catastrophe. » 859 Reconnaître la réalité historique du « pauvre absolu » c’était pour ces intellectuels allemands porteurs de l’institutionnalité du nom germanique, reconnaître la supériorité morale et politique, de la victime de Hitler, le malade mental, le communiste allemand, le tzigane, le slave sous-homme, le russe bolchevique, le juif non-homme, c’était reconnaître qu’eux-mêmes comme toutes les grandes institutions du pays, le corps médical, le corps des universitaires, le corps des fonctionnaires, le corps des juristes, le corps de l’armée, le corps des parlementaires, parce qu’ils s’étaient identifiés au surhomme Hitler, étaient tombés avec lui dans sa chute, ce qui avait pour conséquence que désormais face à l’humanité ces intellectuels allemands porteurs de l’institutionnalité du nom germanique, étaient devenus des hommes porteurs d’une infériorité historique, contraints de reconnaître la supériorité morale et politique, de la victime de Hitler, le malade mental, le communiste allemand, le tzigane, le slave sous-homme, le russe bolchevique, le juif non-homme. Tant pour le recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau qui avait énoncé le 27 mai 1933 « Mais nous voulons que notre peuple remplisse sa mission historique.» que pour le directeur de la Deutsche Juristen Zeitung, l’organe officiel du droit national-socialiste, qui avait écrit le 1er octobre 1935 « Il ne faut pas que notre droit se décompose et tombe aux mains du démon sans cœur qu’est la dégénérescence (Entartung). » 860 il fut impossible de reconnaître que l’énonciation juridique du concept de crime contre l’humanité signifiait la supériorité morale et politique de ceux qui sous l’empire du nazisme avaient symbolisé le « démon sans cœur qu’est la dégénérescence » c’est-à-dire ceux qui avaient été caractérisés comme, le malade mental, le communiste allemand, le tzigane, le slave sous-homme, le russe bolchevique, le juif non-homme, ceux qui maintenant signifiaient à l’humanité que le « démon sans cœur qu’est la dégénérescence » se nommait Hitler. R. Antelme, « Pauvre – Prolétaire – Déporté », in R. Antelme, Textes inédits sur l’espèce humaine, op. cit, p. 29. 858 M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, op. cit, p. 22. 859 I. Kershaw, Hitler, 2 Volumes, 1899-1936 et 1936-1945, traduit de l’anglais par Pierre-Émanuel Dauzat, Paris, Flammarion, 1999, t I, p. 838. 860 C. Schmitt, « La Constitution de la liberté », traduit de l’allemand par D. Trierweiler, in Yves Charles Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, PUF, 2005, p. 57. 857 274 § 3. LA CONNAISSANCE DE LA RÉALITÉ DE LA CHAMBRE À GAZ DE ZALMEN GRADOWSKI De cet impératif psychique absolu, qui fut au cœur de la nécessité de vaincre le nazisme, découle très précisément cette alliance psychique ineffaçable entre le monde juif disparu et le monde soviétique disparu. C’est le texte de Zalmen Gradowski, qui nous donne la clé de cette alliance. Zalmen Gradowski est né en 1910 à Suwalki, ville polonaise située près de la frontière lituanienne, dans une famille de commerçants très religieux. Le 8 décembre 1942, il est déporté avec sa famille à Birkenau qui est gazée le jour même ; lui-même est rapidement transféré au Sonderkommando du crématoire III. Il est assassiné le 4 octobre 1944 lors de la révolte du Sonderkommando dont il est un des chefs. Les membres de ce commando spécial (Sonderkommando) assurent le fonctionnement des chambres à gaz et des crématoires d’Auschwitz-Birkenau, ils assistent à l’arrivée, au déshabillage, au gazage des victimes, ils sont chargés de brûler les corps. Ils sont In Harz fun Gehenem, Au Coeur de l’Enfer, de la destruction des juifs d’Europe. Plusieurs manuscrits rédigés en yiddish, français, grec, par des membres de ce commando spécial furent retrouvés enterrés à Birkenau après la guerre. Une partie du manuscrit de Gradowski rédigé en yiddish à trait à l’extermination des juifs tchèques survenue en mars 1944. “ Tout d’un coup, le défilé de femmes nues s’est arrêté. Dans les rangs marche une fillette de neuf ans, une belle petite blonde aux longues nattes bien tressées qui pendent comme des rubans dorés sur son petit dos d’enfant. Derrière elle marche sa mère, encore toute hardie, et soudain elle fait halte, se tourne vers les officiers et se met à les apostropher avec audace et courage “ Assassins, bandits, criminels éhontés ! Oui, vous nous tuez aujourd’hui, nous, des femmes et des enfants innocents. C’est sur nous, désarmés et sans défense, que vous rejetez la faute de cette guerre. Moi et mon enfant, c’est nous, qui sommes la cause de cette guerre. “ Prenez garde, bandits ! Par notre sang vous voulez couvrir vos échecs au front. Mais cette guerre, vous allez la perdre. Vous savez très bien quelles lourdes défaites vous subissez chaque jour sur le front de l’Est. Souvenezvous, bandits ! Pour l’instant vous pouvez tout commettre en toute impunité, mais un jour viendra, un jour de vengeance. La grande Russie vaincra, et nous vengera ! Ils viendront lacérer vos corps à vif ! Nos frères du monde entier n’auront de repos qu’ils n’aient vengé notre sang innocent ! “ (...) Sur ce, elle leur a craché à la figure et a couru avec son enfant dans le bunker. “ 861 Dans ce crachat jeté à la face de Hitler, du crématoire III d’Auschwitz-Birkenau, étaient inscrits les noms de Moscou, Koursk, Leningrad, Stalingrad. Moscou qui était pour Hitler le nom même de l’inquiétante étrangeté (etwas Unheimliches), c’est-à-dire le nom de sa mise à mort qu’il allait réaliser de ses propres mains à Berlin le 30 avril 1945, l’armée rouge accomplissant ainsi la prophétie, la sentence de mort inscrite dans le sens des mots écrits par Albert Cohen dans le texte Salut à la Russie, en hommage aux peuples de Russie : “ salut à vous, peuples de Russie. Je vous vois tous dans votre interminable défilé, précédés d’un immense Z. Gradowski, Au cœur de l’Enfer, Document écrit d’un Sonderkommando d’Auschwitz-1944, Paris, Éditions Kimé, 2001, p. 90. 861 275 drapeau couleur de vie que précède votre père solitaire, Staline dans son long manteau de sobre puissance...(...) millions de morts des combats d’hier, (...) grand’ mères de Leningrad assiégée (...) Je vois toutes les armées maintenant derrière leur camarade ou maréchal Timochenko qui , sous son ample pèlerine noire aux épaules aiguës et démesurées, sous cette mystérieuse pèlerine caucasienne dont les longs pans sont de puissantes ailes repliées, est un grand aigle de nuit redoutable, mongol, précis, aux serres sèches et dures. (...) vous gardiens de la terre russe, vous millions qui allez tuer le mal, vous qui lentement allez avec des sourires à votre mort qui est la vie de votre peuple... ” 862 § 4. MOSCOU, STALINGRAD, KOURSK, MATÉRIALISENT L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE L’échec de l’offensive hitlérienne pour s’emparer de Moscou, symbole de la Russie, constitue le premier moment de la chute du nazisme. La contre-attaque de l’armée rouge devant Moscou, détruit le schéma hitlérien untermensch-übermensch et contraint la Wehrmacht à battre en retraite, sur une distance de 100 à 250 kilomètres en deçà de la capitale selon la ligne de front, semant l’inquiétude et la confusion dans l’esprit hitlérien. La bataille de Stalingrad, symbolise la chute du surhomme nazi. La reddition de Von Paulus, l’acharnement, le courage, la ténacité des défenseurs de cette ville de la Volga, le mouvement d’encerclement de la 6e et 4e armées blindées allemandes, prises au piège dans le “ chaudron” de Stalingrad, par les trois fronts soviétiques (front du Sud-Ouest, front du Don, front de Stalingrad) constitue le deuxième moment de la chute du nazisme. Désormais le visage dévoilé de Hitler brille dans la déchéance et dans l’obscurité. Bientôt son cadavre apparaîtra en pleine lumière. La grande bataille pour le saillant de Koursk, important noeud ferroviaire, au coeur de la Russie, à 800 kilomètres de Moscou, constitue ce troisième moment qui ouvre sur la défaite militaire et idéologique définitive du nazisme. Hitler, après Stalingrad, projetait la mise en oeuvre d’une victoire qu’il espérait déterminante, sur l’armée soviétique, dans le but d’effacer l’humiliation de Stalingrad, de raffermir l’idéologie nazie, de prouver la suprématie de la Wehrmacht, et, sur le plan stratégique, de se ménager la possibilité d’une nouvelle offensive contre Moscou en renforçant la puissance du front militaire dans le centre de l’URSS. L’armée rouge de son côté avait réuni dans le secteur du saillant de Koursk de très importantes concentrations de troupes, considérant cette zone comme un point de départ pour la reconquête de la région Orel-Briansk au nord-ouest et de l’Ukraine au sud-ouest. Pour la mise en oeuvre de cette offensive la Wehrmacht avait préparé une énorme concentration de tanks, d’avions, de soldats. 900 000 hommes, de deux mille à trois mille chars Tigres et Panthers, 10 000 canons et mortiers. L’idée maîtresse de cette opération Citadelle, était d’encercler et d’anéantir les troupes soviétiques de la saillie de Koursk, par deux attaques simultanées lancées en directions convergentes sur Koursk, d’Orel au sud et de Kharkhov au nord. Puis il était prévu ensuite A. Cohen, Salut à la Russie, Paris, Les éditions du préau des collines, 2003, p. 71-72-73-77. Ce texte a été publié en juillet 1942, dans la revue La France Libre, Vol. IV. N°. 21 éditée à Londres, sous un pseudonyme : Jean Mahan, Albert Cohen craint en effet des représailles des autorités de Vichy sur sa mère, restée à Marseille. 862 276 d’élargir le front de l’offensive à partir de la région située à l’est de Koursk vers le sud-est et d’écraser les troupes soviétiques dans le Donbass. La question qui se posait à l’état-major soviétique, aux généraux, à Staline, était : fallait-il devancer l’offensive en préparation ou au contraire organiser une ligne de défense telle qu’elle serait à même de contenir l’offensive, permettant ainsi dans un deuxième temps de vaincre l’ennemi. Le 8 avril 1943, le maréchal Joukov formula ainsi ses observations à Staline : “ il serait préférable que nous épuisions l’adversaire sur notre ligne de défense, que nous mettions ses chars hors d’action, puis, en lançant dans la bataille de nouvelles réserves, écraser définitivement le principal groupement ennemi en passant à l’offensive générale. “ 863 En effet, compte tenu de la concentration des forces de la Wehrmacht au nord et au sud de Koursk, devancer l’offensive en préparation impliquait nécessairement de longs et durs combats, des pertes très importantes, et compte tenu de l’importance de ces pertes une victoire pouvant apparaître comme aléatoire. Il fut décidé, principalement par les maréchaux et généraux Joukov, Vassilevski, Antonov, Rokossoski, et Staline, que l’armée rouge s’organiserait en une ligne de défense à même de contenir et d’infliger à la Wehrmacht des pertes significatives de telle sorte qu’une contre-offensive puissante puisse être à même d’emporter la décision. La bataille de Koursk, l’une des plus importantes de la Seconde Guerre mondiale, dura 50 jours. Elle débuta le 5 juillet 1943, et se termina le 23 août par la libération de Kharkov, seconde capitale de l’Ukraine. Le commandement soviétique qui connaissait les grandes lignes du plan citadelle, eut confirmation précise de ses prévisions par des prisonniers capturés. Il connaissait précisément le jour et l’heure de l’offensive hitlérienne. A l’aube du 5 juillet le front du Centre commandé par le général Rokossovski et le front de Voronej commandé par le général Vatoutine, respectivement au sud de Koursk dans la région d’Orel, au nord de Koursk dans la région de Belgorod et Kharkov, soumirent les positions d’artillerie, les postes de commandement et d’observations de la Wehrmacht à un intense feu d’artillerie lourde. Dès le départ l’adversaire nazi subissait des pertes importantes, ses rangs étaient en proie à un sentiment de crainte amoindrissant l’élan offensif des soldats allemands. Du 5 au 12 juillet, au sud et au nord de Koursk des centaines de blindés allemands, de canons, d’avions, des centaines de milliers de soldats de la Wehrmacht firent des efforts désespérés pour atteindre Koursk et détruire les lignes de défenses de l’armée rouge. Ce fut peine perdue. Les soldats allemands, quand ils arrivaient à percer les premières lignes de défense de l’armée rouge se heurtaient aux positions défensives organisées en deçà du front central. Les combats étaient acharnés, la détermination de l’armée rouge était absolue, le front défensif soviétique était puissant et bien organisé. Le 12 juillet une bataille entre 1200 blindés allemands et soviétiques signifia la fin de l’offensive allemande, la Wehrmacht devait constater que sa puissante machine de guerre commençait à s’affaiblir. Le commandement hitlérien dut renoncer à son plan d’encerclement et d’anéantissement du saillant de Koursk. L’armée allemande devait alors faire face à trois nouveaux fronts soviétiques. Le front de l’Ouest et le front de Briansk au sud d’Orel, le front des Steppes à l’ouest de M. Minassian (dir), La Grande Guerre nationale de l’Union soviétique, traduit du russe par Louis Perroud, Moscou, Les Éditions du progrès, 1974, p. 195. 863 277 Belogorod, respectivement commandés par les généraux, Sokolovski, Popov, Koniev. Le 5 août les deux anciennes villes russes Orel et Belgorod étaient libérées, le 23 août l’assaut décisif contre Kharkov signait la fin de la bataille de Koursk. Le commandement hitlérien dut après la bataille de Koursk abandonner définitivement ses offensives pour passer à la défensive sur l’ensemble du front soviéto-allemand. L’armée allemande avait l’échine brisée. L’initiative stratégique appartenait désormais aux forces armées de l’URSS. Koursk signifiait le moment du retournement. Le 15 avril dans son ordre de confirmation de l’opération citadelle Hitler avait écrit : “ cette attaque est d’une importance décisive. Elle doit être un succès rapide et concluant. Elle doit nous donner l’initiative pour ce printemps et cet été. (...) Chaque officier, chaque soldat doit être convaincu de l’importance décisive de cette attaque. La victoire de Koursk doit briller comme une balise dans le monde. “ 864 Commentant cette bataille deux généraux allemands, Guderian et Warlimont devaient déclarer : “ par l’échec de “ Citadelle “ nous avions essuyé une défaite décisive. Les formations blindées, réformées et rééquipées avec tant d’efforts avaient perdu beaucoup d’hommes et de matériel et seraient désormais inemployables pendant longtemps. “ “ L’opération Citadelle a été plus qu’une bataille perdue ; elle a donné l’initiative aux Russes et il nous a été impossible de la reprendre jusqu’à la fin de la guerre. “ 865 Hitler, Ordre de confirmation de l’ « opération Citadelle » (15 avril 1943), in I. Kershaw, Hitler 2 volumes, op. cit, Vol. 2, 1936-1945, p. 834. 865 Heinz Guderian (1888-1954) et Walter Warlimont (1894-1976) cités in I. Kershaw, Hitler 2 volumes, op. cit, Vol. 2, 1936-1945, p. 852. 864 278 TITRE 3 LA : L’HOMME F O R M U L AT I O N J U R I D I Q U E LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DE C'est au moment où le nazisme rejette l'homme hors de l'humanité que l'incrimination juridique de crime contre l'humanité s'impose comme une nécessité de dimension internationale. Un homme devient un membre à part entière des Nations Unies au moment où une souveraineté étatique organise la destruction de l'homme par le moyen d'une répression politique systématique, par le moyen d'une euthanasie organisée rationnellement et systématiquement, par le moyen d'une guerre d'anéantissement, par le moyen d'une destruction d'un peuple dans des camps d'extermination. Le pouvoir absolu porté par le nazisme, ne détruit pas uniquement par la violence, mais tout autant par la faim et la misère, l'humiliation et le meurtre spirituel. C'est une destruction pure, qui rejette la notion d'homme à l'extérieur de la notion d'humanité. Alors la catégorie d'homme vacille et ce vacillement est traduit par le titre Si c'est un homme, un livre dont l'auteur, Primo Lévi, fut déporté. C'est parce que la notion d'homme disparaît du vocabulaire nazi pour laisser la place à la triple notion de Sur-homme sous-homme non-homme, que le droit s'empare d'un concept énoncé au 18e siècle à l'occasion d'une Révolution conférant à l'hommecitoyen une dimension décisive d'universalité révolutionnaire. C'est l'homme concentrationnaire du nazisme qui porte sur ses épaules la réalisation juridique du concept écrit par Robespierre. Et ceci est capital car il nous est ainsi montré la puissance temporelle inouïe de l'acte d'écrire. C'est parce que la loi doit s'écrire que les morts exhument du passé le concept oublié. CHAPITRE 1 LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DE L’HOMME PAR LES NATIONS UNIES C'est par le mouvement d'une triple communauté que le concept de crime contre l'humanité s'est acheminé vers sa formulation juridique. En premier lieu une communauté des Lois de l'humanité se situant sur un double plan, celui du droit des gens, celui du droit du peuple. Pour Robespierre il faut rendre à la nation française l'exercice des droits imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes. Tel est l'objet de toute Constitution politique. Elle est juste, elle est libre si elle le remplit, elle n'est qu'un attentat contre l'humanité, si elle le contrarie. Cela signifie que pour Robespierre le droit à l'existence de ceux qui forment le peuple constitue une loi de l'humanité. Cette dimension directement politique de l'humanité comme Loi trouvant son origine dans la Révolution française, va rencontrer ultérieurement le plan du droit des gens puisque le terme Loi de l'humanité, formera la substance essentielle du préambule de la Convention concernant les Lois et Coutumes de la Guerre sur terre signée en 1899 puis en 1907 par de nombreux pays lors dans le cadre des Conférences de la paix. Les relations entre les États souverains et l'humanité de chaque citoyen vont donc se trouver liées par la conscience fondamentale d'une Loi de 279 l'humanité. Cette conscience va forger le sentiment puissant d'une communauté spirituelle internationale qui va elle-même construire l'idée d'une communauté internationale à la hauteur de L'humanité comme Loi. C'est donc un mouvement spirituel et juridique de grande ampleur qui, par le chemin d'une triple communauté construira l'assise nécessaire à la formulation juridique du concept de crime contre l'humanité par les Nations Unies dans le cadre de la Conférence de Londres auteur des Statuts du Tribunal Militaire International siégeant à Nuremberg. SECTION 1. LA COMMUNAUTÉ SPIRITUELLE § 1. L’ORIGINE POLITIQUE ET DIPLOMATIQUE DE LA NOTION DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ La notion de Crime contre l’Humanité trouve son origine politique et diplomatique dans la Déclaration de Moscou du 30 octobre 1943 stigmatisant les atrocités nazies866. Le Royaume-Uni, les États-Unis d’Amérique et l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques, parlant au nom et dans l’intérêt de 33 Nations unies, proclamèrent solennellement qu’elles poursuivront les criminels nazis jusqu’au bout de la terre et les remettront aux mains de leurs accusateurs pour que justice soit faite. Vingt-huit ans auparavant, le 24 mai 1915, les gouvernements de France, d’Angleterre et de Russie transmettent à la Sublime Porte une déclaration commune ainsi rédigée : “ Depuis un mois la population kurde et turque de l’Arménie procède de connivence et souvent avec l’aide des autorités ottomanes, à des massacres des Arméniens... En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils tiendront personnellement responsables les membres du gouvernement ainsi que ceux de ses agents qui se trouveront impliqués dans de pareils massacres. “ 867 Cette déclaration solennelle ne pourra empêcher la décision du gouvernement Jeune-Turc de déporter et d’exterminer les Arméniens Ottomans, dans les camps de concentration de Syrie- Mésopotamie en 19151916. En 1919 la Conférence de la Paix de Paris conclura en particulier à la responsabilité pénale de Guillaume II, à l’origine de la violation par l’armée allemande des lois et coutumes de guerre et des lois de l’humanité. L’article 227 du Traité de Versailles du 28 juin 1919, disposait : “ les puissances alliées et associées mettent en accusation publique Guillaume II de Hohenzollern, ex-empereur d’Allemagne, pour offense suprême contre la morale internationale et l’autorité sacrée des Traités. Un Tribunal spécial sera constitué pour juger l’accusé en lui assurant les garanties essentielles du droit de défense. Il sera composé de cinq juges nommés par chacune des cinq puissances suivantes : Etats-Unis d’Amérique, Grande-Bretagne, France, Italie et Japon. “ On peut lire cette Déclaration de Moscou dans H. Meyrowitz, La Répression par les Tribunaux allemands des Crimes contre L’Humanité et de l’Appartenance à une Organisation criminelle, op. cit., p. 474. 867 A. Beylerian, Les grandes Puissances l’Empire ottoman et les Arméniens dans les Archives françaises (1914-1918), op. cit., p. 29. 866 280 Mais les Pays-Bas refusèrent d’extrader Guillaume II qui ne sera jamais jugé. La Conférence Internationale de la Paix de La Haye affirmera, en 1899, l’humanité comme principe dans le préambule de la Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (Clause de Martens). “ En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être édicté, les hautes parties contractantes jugent opportun de constater que ... les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la conscience publique. “ Le 22 juin 1941 l’armée allemande envahit l’U.R.S.S. C’est l’opération Barbarossa. Commence alors une guerre d’anéantissement et d’asservissement contre l’Union soviétique dans le but de conquérir un espace vital à l’Est. La victoire de l’Armée Rouge à Stalingrad démontrera que le nazisme doit être vaincu. Dans le même mouvement Hitler et les chefs nazis décident la destruction des Juifs européens, destruction qu’ils réaliseront d’abord en Union Soviétique puis dans les six centres de mise à mort, construits en Pologne en 1941 et 1942. Chelmno, Belzec, Sobibor, Maïdanek, Treblinka, Auschwitz. L’anéantissement des Juifs européens et la double politique d’extermination et d’asservissement mené par l’occupant nazi, principalement contre les peuples slaves, seront à l’origine de la nécessité d’élaborer une incrimination juridique spécifique : le Crime contre l’humanité. Le Tribunal Militaire International qui siégea à Nuremberg du 18 octobre 1945 au 1er octobre 1946, fut créé par l’accord de Londres du 8 août 1945 conclu entre la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’U.R.S.S., pour la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre des puissances européennes de l’axe. Le statut du Tribunal Militaire International fut préparé par les représentants juristes des quatre gouvernements lors de la conférence de Londres dont les travaux durèrent du 26 juin au 2 août 1945. L’article 6 du Statut expose les trois incriminations juridiques fondamentales sur la base desquelles les vingt responsables nazis jugés au Procès de Nuremberg seront condamnés : Crime contre la paix, Crime de guerre, Crime contre l’humanité. Pour la première fois le crime contre l’humanité, ainsi détaillé dans l’article 6 C du Statut devenait une incrimination juridique objective. “ Les Crimes contre l’Humanité : c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit 281 interne du pays où ils ont été perpétrés ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime. “ A la suite du Procès de Nuremberg devait se tenir à Tokyo du 3 mai 1946 au 12 novembre 1948 le procès de vingt-huit hauts responsables japonais, principalement des militaires, dans le cadre du Tribunal militaire pour l’Extrême- Orient. En 1950 la Commission de Droit International de l’ONU, a systématisé les enseignements du jugement du Tribunal militaire siégeant à Nuremberg, en un ensemble de principes dont l’énonciation avait pour but d’empêcher la réitération des crimes contre l’humanité. Mais après le procès, la codification des principes de Nuremberg et la codification des droits fondamentaux de la personne humaine prirent des chemins séparés. Aucun Code Pénal International, aucun Ordre Public Universel unifié ne purent voir le jour, qui auraient permis une prévention efficace du crime contre l’humanité. Pourtant la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée et proclamée par l’Assemblée Générale des Nations unies le 10 décembre 1948, posait l’homme comme citoyen du monde selon l’expression de René Cassin. La reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine devenait le fondement de la liberté, de la justice, de la paix dans le monde. Sur le plan du droit international le crime de génocide et le crime d’apartheid devaient, par deux conventions des Nations unies de 1948 et 1973, exprimer juridiquement l’interdit fondamental du crime contre l’humanité. Mais manquait une définition internationale unifiée du crime contre l’humanité, sachant que l’article 6 C du Statut de Nuremberg, développait une énumération des actes inhumains, plutôt qu’une définition du crime contre l’humanité. Dans son jugement du 12 décembre 1961 concernant le SSObersturmbannführer Adolf Eichmann, la Cour de district de Jérusalem affirmait : le crime contre le peuple juif qui constitue le crime de génocide n’est rien d’autre que le type le plus grave des crimes contre l’humanité. (The crime against the Jewish people which constitutes the crime of genocide is nothing but the gravest type of crimes against humanity)868. Suite à la loi française du 26 décembre 1964 déclarant imprescriptibles par leur nature les crimes contre l’humanité, une nouvelle définition de ces derniers, devait être proposée par la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation dans son Arrêt du 20 décembre 1985 concernant Jugement du 12 décembre 1961, International Law Reports, vol 36 (1968), p. 41, cité par R. Maison, « Le crime de génocide dans les premiers jugements du Tribunal Pénal International pour le Rwanda », in Revue Générale de Droit International Public, Janvier-Mars 1999, N° 1, p. 130. 868 282 Klaus Barbie. “ Constituent les crimes imprescriptibles contre l’humanité au sens de l’article 6 C du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 -- alors même qu’ils seraient également qualifiables de crimes de guerre selon l’article 6 B de ce texte -les actes inhumains et les persécutions qui au nom d’un Etat pratiquant une politique d’hégémonie idéologique ont été commis de façon systématique non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition. “ Entré en vigueur le 1er mars 1994, le nouveau code pénal détermine dans les articles 211-1, 212-1, 212-2, 213-3, la pensée du législateur français concernant le génocide et les autres crimes contre l’humanité. La doctrine juridique française considère que l’essence sur le plan philosophique de la notion juridique de crime contre l’humanité, réside dans une atteinte à la dignité humaine, dignité constituant le socle sur lequel s’érigent la vie et la liberté de chaque homme constituant l’humanité. La fonction première du principe d’humanité est la protection contre la barbarie, contre la bestialité, contre l’avilissement de l’homme869. Le comportement qu’ordonne le principe d’humanité n’a pas pour support un sentiment humanitaire, un sentiment de pitié. Ce comportement repose sur une obligation objective, fondée sur la constatation et la conscience de l’unité du genre humain, unité considérée comme supérieure à l’appartenance des hommes à des nations, des races, des idéologies. En violant les normes juridiques impératives qui ont pour fondement la protection de la dignité de l’homme, c’est le principe d’humanité qui est violé dans son objectivité, et c’est donc l’Humanité elle même qui se trouve dégradée. Cette dégradation oblige à une réparation impérative qui se concrétise et se réalise par l’incrimination juridique de crime contre l’humanité. Le Conseil de Sécurité des Nations Unies décidait le 25 mai 1993 dans une résolution 827, la création du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie. L’article 5 du statut de ce Tribunal précise que les crimes contre l’humanité sont ceux qui ont été commis au cours d’un conflit armé, de caractère international ou interne et dirigés contre une population civile quelle qu’elle soit. Ces crimes comprennent : l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, l’expulsion, l’emprisonnement, la torture, le viol, les persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses et les autres actes inhumains. Dans sa résolution 955 du 8 novembre 1994, Le Conseil de Sécurité décidait la création du Tribunal International pour le Rwanda compétent pour poursuivre toutes les personnes responsables des violations graves du Droit International commises au Rwanda, principalement le crime de génocide et les crimes contre l’humanité. 869 H. Meyrowitz, Le Principe de l’égalité des belligérants devant le droit de la guerre, op. cit., p. 254. 283 Le 17 juillet 1998 a été adopté par la Conférence de Rome le statut qui régit la Cour Pénale Internationale, première juridiction pénale internationale à caractère permanent et à vocation universelle. L’article 7 du statut énumère de la lettre A à K les actes constitutifs d’un crime contre l’humanité. a) Meurtre, b) Extermination, c) Réduction en esclavage, d) Déportation ou transfert forcé de population, e) Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international, f) Torture, g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée et toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable, h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste... i) Disparitions forcées, j) Apartheid, k) Autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale. Ces actes constituent des crimes contre l’humanité lorsqu’ils sont perpétrés dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque. Le 1er juillet 2002 est entré en vigueur le traité qui dote la communauté internationale d’un tribunal pénal permanent pour juger les auteurs des crimes internationaux les plus graves : crime de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre. Les États-Unis ont averti formellement, le 6 mai 2002, le secrétaire général de l’ONU qu’ils n’avaient pas l’intention de ratifier le traité créant la Cour Pénale Internationale (CPI) et qu’ils ne se considèrent plus liés d’aucune manière aux buts et objectifs de ce texte. Une lettre adressée à Kofi Annan et signée par John R. Bolton, secrétaire d’État adjoint pour le contrôle des armements et la sécurité internationale, précise que les États-Unis estiment désormais ne plus avoir d’obligation légale résultant de la signature intervenue le 31 décembre 2000. Le président Bill Clinton, avant de quitter la Maison blanche, avait signé le Traité de Rome qui définit les statuts de la CPI, sans toutefois recommander à son successeur la ratification de ce texte, vigoureusement contesté au Congrès. En France, le 29 mai 1998, les députés ont voté à l’unanimité la reconnaissance de l’existence du génocide arménien de 1915. § 2. L’HUBRIS DU CRIME : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ L’hubris du crime, c’est le crime contre l’humanité, et le crime contre l’humanité c’est das radicale Böse in der menschlichen Natur, c’est-àdire, le mal radical dans la nature humaine, selon le titre d’un article paru en 1792, écrit par le philosophe allemand Emmanuel Kant870. Dans ses Recherches I. Kant, Sur le mal radical dans la nature humaine (Über das radicale Böse in der menschlichen Natur), traduction de Frédéric Gain, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2001, P. 144. « Le mal, ce n’est pas d’adopter une maxime ayant un contenu, mais de choisir sa maxime plutôt en fonction de son contenu qu’en fonction de sa 870 284 sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, parues en 1917871, Louis Gernet, qui a renouvelé de façon décisive les études grecques en France, étudie en préliminaire l’histoire d’un mot : hubris. Le terme d’hubris porte en lui cette idée d’une réalité du mal, substantielle, et en son fond, inconcevable. Le terme d’hubris devient chez le poète grec Hésiode, un mot très fort et un terme très général. Désordre criminel, l’hubris frappe directement la majesté des dieux. Dans son poème: Les Travaux et les Jours, Hésiode872 pose une leçon : Écoute la justice, Dikè, ne laisse pas grandir la démesure, Hubris. L’historien Ian Kershaw écrit à propos de Hitler : “ depuis le début des années 1920, ses admirateurs lui avaient instillé le sentiment de sa grandeur. Il avait volontiers embrassé l’aura qu’on lui prêtait. (...) Il devint l’adepte le plus fervent de son propre culte du Führer. L’hubris -- cette arrogance démesurée qui mène à la catastrophe -- était inévitable. “ 873 Mal radical, mal inconcevable, l’hubris du crime, c’est-à-dire le crime contre l’humanité, révèle l’arrogance démesurée du meurtrier qui engendre et organise la catastrophe, c’est-à-dire la souffrance démesurée de la mise à mort en sa réalité. Il est donc urgent et impératif de mettre fin à la possibilité de cette catastrophe, puisque la réalité du crime contre l’humanité contribue à détruire, la communauté universelle, la communauté internationale, la communauté spirituelle. Au-delà d’une communauté inavouable, au-delà d’une communauté désœuvrée, au-delà d’une communauté qui vient874, il existe, comme fondement de l’existence de chaque homme, une communauté spirituelle, constituée simplement, de la paternité et de la filiation, comme lien inconscient que chaque homme construit avec lui-même, parce que ce lien représente l’intégralité du lien avec les autres. C’est en regard de ce double lien fondamental que Robert Antelme a intitulé son livre L’Espèce humaine. En écrivant ce livre en 1946, en mémoire de tous les hommes déportés, tués, systématiquement exterminés par les nazis, il affirme : “ ... il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. “ 875 Pour construire cette communauté spirituelle, chaque homme doit éprouver une double expérience, énoncée clairement par Thomas Hobbes dans son livre Léviathan ou Matière, Forme et Puissance de l’État Chrétien et Civil publié en langue anglaise en 1651. 876 En premier lieu, chaque homme doit comprendre “qu’il est manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur forme, qui doit impérativement être universelle. » 871 L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Étude sémantique, Paris, Albin Michel, 2001, (1ère édition 1917), p. 420. « … on aperçoit la signification profonde de l’hubris (…) conçue comme principe de ruine pour la cité. » 872 Hésiode, Théogonie La naissance des Dieux, traduit du grec par Annie Bonnafé, Paris, Éditions Rivages, 1993. « Le poème théogonique d’Hésiode se présente (…) comme le témoignage central, le document majeur dont nous disposons pour comprendre la pensée mythique des Grecs » écrit J.-P. Vernant en introduction à l’œuvre d’Hésiode. 873 I. Kershaw, Hitler, 2 volumes, op. cit., T I, 1889-1936, p. 838. 874 M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Éditions de Minuit, 1983. Et, J.-L. Nancy, La Communauté désoeuvrée, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1986. Et, G. Agamben, La Communauté qui vient, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Paris, Éditions du Seuil, 1990. 875 R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, tel Gallimard, 1997, (1ère publication en 1947, réédité en 1957). 876 T. Hobbes, Léviathan, traduit de l’anglais par François Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, p. 124 et 131.Et T. Hobbes, Léviathan, traduit de l’anglais par Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 224 et 234. 285 condition est ce qu’on appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu’elle est une guerre de chacun contre chacun. “ En deuxième lieu, chaque homme doit comprendre “ que rien ne vole plus facilement en éclat que la parole d’un homme. “ ce qui signifie “ qu’il n’y a rien de plus facile à rompre qu’une parole humaine. “ C’est cette double expérience qui introduit chacun à l’obligation de vivre ensemble, et, de cette obligation, chacun éprouve la réalité d’une communauté spirituelle comme filiation et comme paternité. Or, c’est cette réalité d’une communauté spirituelle qui est détruite par le double objectif de l’accomplissement d’un crime contre l’humanité, d’une part, en son sens le plus fort, une mise à mort, d’autre part en son sens le plus indicible, l’avilissement suprême, qui interdit la mémoire, la sépulture et la signification. Alors il se produit une destruction de la communauté spirituelle, parce qu’il y a destruction de la paternité et de la filiation. Les survivants d’un crime contre l’humanité, et les descendants de ces survivants, en sont réduits à vivre comme des exilés de nulle part, parce qu’ils ne peuvent s’enraciner ni dans une filiation, ni dans une paternité, ni dans une sépulture, ni dans un lieu de naissance, parce qu’ils ne peuvent donc, accéder à cette double expérience énoncée par Thomas Hobbes, dont la réalité effective introduit chacun à l’obligation de vivre ensemble. Les survivants d’un crime contre l’humanité, et les descendants de ces survivants, se perçoivent comme énucléés psychiquement, en ce sens que leur regard intérieur ne peut jamais devenir un regard extérieur, ce qui signifie que la vision de la personne tierce ne s’accomplit jamais, l’Autre reste un homme mort, le sens de la loi reste pour toujours lettre morte. L’Esprit reste un manuscrit illisible, la haine engendre l’indéchiffrable pulsion mortifère qui interdit de penser. L’héritage infernal du crime contre l’humanité détruit la perception du temps. § 3. LA NÉCESSITÉ DE LA PERCEPTION DU TEMPS DE L’HISTOIRE La perception du temps de l’Histoire permet de pénétrer dans la communauté spirituelle qui a présidé à la première énonciation de l’expression : crime contre l’humanité, car en effet s’impose l’idée, énoncée par Walter Benjamin en 1940, dans son texte sur le concept d’Histoire, selon laquelle “ La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve. “ 877 Dès l’année 1915, se mettent en place les éléments doctrinaux et philologiques d’une communauté spirituelle structurée par la pensée du crime contre l’humanité. En 1915, le sociologue français Émile Durkheim publie un livre L’Allemagne au-dessus de tout, consacré à l’analyse de la relation entre la mentalité allemande et la guerre. Il choisit plus particulièrement comme 877 W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » in W. Benjamin, Écrits français, op. cit., p. 342. 286 objet d’étude un livre de Heinrich Von Treitschke, intitulé Politik, publié en seconde édition à Leipzig en 1899, qui est l’édition d’un cours que ce dernier professait tous les ans à Berlin. Dans ce livre se trouvent énoncés, avec une netteté hardie précise Durkheim, tous les principes que la diplomatie et l’état-major allemands ont mis ou mettent journellement en pratique. Selon Treitschke, pour qu’il n’y ait pas de puissance supérieure à l’État allemand, il faut que la puissance de cet État soit supérieure à celle des autres États. L’indépendance absolue à laquelle il aspire ne peut donc être assurée que par sa suprématie. C’est à devenir ce sur-être que l’État allemand doit s’employer de toutes ses forces. L’État allemand doit être audessus de tout. L’Allemagne s’est donc forgé un mythe, écrit Durkheim, qui est allé de plus en plus en se développant, en se compliquant et en se systématisant. Pour justifier son besoin d’être souveraine, elle s’est naturellement attribuée toutes les supériorités ; puis, pour rendre intelligible cette supériorité universelle, elle lui a cherché des causes dans la race, dans l’histoire, dans la légende. Ainsi est née cette mythologie pangermaniste, aux formes variées, tantôt poétiques et tantôt savantes, qui fait de l’Allemagne la plus haute incarnation terrestre de la puissance divine. De ce mythe est né le droit que s’est attribué l’état-major allemand de mener une guerre systématiquement inhumaine. 878 Or, cette phrase : La guerre systématiquement inhumaine, inscrite comme sous-titre du chapitre IV de son livre par Durkheim représente l’expression d’une très grande clairvoyance de la part de son auteur. Cette phrase annonce le livre La Guerre Totale, traduit et publié en France en 1937, écrit en 1935, précisément par un des héros allemands de la première guerre mondiale, Erich Ludendorff, premier Quartier-Maître Général des armées allemandes. Cette phrase annonce donc la vernichtungskrieg, c’est-à-dire la guerre d’extermination mise en oeuvre par la wehrmacht, l’armée de Hitler, en Union soviétique lors de la Deuxième Guerre mondiale. La “ philosophie “ de cette vernichtungskrieg, est énoncée, par le général Hoepner, commandant du groupe de panzer IV de la Wehrmacht, dans un texte du 2 mai 1941, lisible dans le livre clé de Omer Bartov L’Armée d’Hitler, La Wehrmacht, les nazis et la guerre : “ la guerre contre la Russie est un élément essentiel de la lutte pour l’existence du peuple allemand. C’est la vieille lutte pour l’existence du peuple allemand. C’est la vieille lutte des Germains contre les Slaves, la défense de la culture européenne contre l’invasion moscovito-asiatique, la résistance contre le bolchevisme juif. Cette lutte doit avoir pour but la démolition de la Russie actuelle et doit donc être menée avec une rigueur sans précédent. Chaque opération, dans sa conception et son exécution, doit être guidée par une volonté absolue d’anéantissement total et impitoyable de l’ennemi. Il n’y a en particulier aucune pitié à avoir pour les représentants de l’actuel système russo-bolchevique. “ 879 Le caractère systématique des actes inhumains, a été reconnu É. Durkheim, « L’Allemagne au- dessus de tout » Paris, Armand Colin Éditeur, 1991 (1ère publication 1915) p. 72. 879 O. Bartov, L’Armée d’Hitler la Wehrmacht, les Nazis et la Guerre, op. cit. p. 187. (voir note 845) 878 287 comme un des critères de la définition du crime contre l’humanité, par la Chambre criminelle de la Cour de Cassation, dans son arrêt « Barbie », en date du 20 décembre 1985, par la Commission du droit international de l’O.N.U. dans son rapport de 1994. C’est dans le cadre de la guerre d’extermination menée en Union soviétique, que put cheminer dans l’esprit des hitlériens, la décision “ d’une solution globale de la question juive “ “ der Gesamtlösung der Judenfrage “. Selon l’historien Christopher R. Browning, la prise de décision d’une solution globale de la question juive revêtit la forme d’un processus cumulatif et ininterrompu qui s’étala du printemps 1941 à l’été 1942, avec deux tournants majeurs, l’un au milieu de l’été et l’autre au début de l’automne 1941, qui correspondirent à deux sommets dans l’euphorie de la victoire sur le front de l’Est, et scellèrent le sort des Juifs d’Union soviétique, puis celui des Juifs d’Europe880. Cette solution globale de la question juive signifiait l’extermination systématique des Juifs dans le cadre d’une guerre systématiquement inhumaine. La phrase de Durkheim, La guerre systématiquement inhumaine, montrait le Procès de Nuremberg. En 1918, un Arménien rédige à Jérusalem plusieurs textes, dont l’un porte le titre Les Raisons de l’extermination des Arméniens. L’auteur de ce texte, Yervant P’erdahdjian est né en 1874 à Amassia en Turquie. Il occupe la fonction de vicaire patriarcal à Constantinople à partir de 1913. Dans ses Mémoires du patriarcat (Le Caire 1947, p. 190), le Patriarche des Arméniens à cette époque, Zavèn DerYéghiayian, dira de son vicaire : “ il fut pour moi un extraordinaire collaborateur qui ne refusa jamais la moindre mission. “ En juillet 1916, le patriarcat arménien est supprimé par les autorités turques. P’erdahdjian s’exile à Jérusalem. En 1921, ce dernier quitte Jérusalem pour la Grèce, puis la Bulgarie où il devient l’archevêque des Arméniens bulgares. Il restera dans ce pays jusqu’à sa mort en 1938. Dans ce texte Les Raisons de l’Extermination des Arméniens, on peut lire : “ il me semble qu’il faut rechercher les raisons réelles de notre destruction dans la politique panturque des Jeunes-Turcs, dans la russophilie que les Allemands virent en nous lors des négociations sur les réformes et dans les services rendus avec abnégation par les volontaires du Caucase. C’est ainsi que le projet germano-turc s’enclencha et qu’une tempête terrible éclata. Par ailleurs, la solution de la question arménienne dans les circonstances de la guerre était du point de vue turc quelque chose de vital, alors que, pour les intérêts allemands, le projet (des réformes en Arménie) était intolérable. ( ...) Pour accomplir leur crime inouï, les dirigeants jeunes-turcs trouvèrent des circonstances exceptionnelles, qui leur ôtèrent toute crainte. “ 881 Si nous voulons mieux saisir les éléments doctrinaux et philologiques de cette communauté spirituelle structurée par la pensée du crime contre l’humanité, il nous suffit de lire le livre d’André Nicolayévitch C. R. Browning, Politique nazie, Travailleurs juifs, Bourreaux allemands, traduit de l’anglais par Jacqueline Carnaud, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 79. 881 Y. P’erdahdjian, « Les Raisons de l’Extermination des Arméniens », in Revue d’Histoire Arménienne Contemporaine Tome I Paris 1995, p. 283. 880 288 Mandelstam, publié en 1917, Le Sort de l’Empire ottoman. Ce qui est nommé : crime inouï en 1918 par l’Arménien P’erdahdjian, est nommé : crime de lèse-humanité en 1917 par le russe Mandelstam. Ce dernier écrit en effet dans ce livre : “ oui, l’Allemagne aurait pu imposer sa volonté à la Turquie, elle aurait pu empêcher les massacres. Mais, toute ruisselante du sang des victimes de sa folie pangermaniste, elle ne l’aurait pu faire sans perdre tout son prestige aux yeux des turcs. (...) L’attitude de la nouvelle Allemagne devant les massacres arméniens découlait logiquement, fatalement, de toute sa conception de l’État, de sa politique de la force (Machtpolitik), de l’idée sacrilège qu’elle s’était faite de sa mission dans le monde. Mais si cette attitude était fatale pour le Sur-Etat allemand, les autres Etats, les simples, n’ont pas à s’incliner devant le criminel orgueil qui a créé cette nouvelle Allemagne, et qui est “devenu l’âme diabolique du pays entier “ (Maurice Muret, L’Orgueil allemand ) ; ce livre d’un neutre suisse est certainement un des plus terribles réquisitoires qu’on ait formulés contre l’orgueil allemand.). Ils opposeront à cet orgueil son fruit le plus sanglant, et ce fruit tombera lourdement dans la balance, le jour du Grand Jugement. Les États libres condamneront l’Allemagne, qui s’est mise audessus de l’humanité, pour crime de lèse-humanité. “ 882 § 4. ANDRE N. MANDELSTAM ET GEORGES CLEMENCEAU André N. Mandelstam est né en Russie. Il est diplômé des Facultés de droit et des langues orientales de l’Université de Pétrograd. Agrégé à la Chaire de droit international de cette université, sur la proposition de celui qu’il nomme son maître, Fiodor Fiodorovitch Martens (1845-1909), il est en même temps entré à la Chancellerie du ministère des Affaires étrangères. Il est envoyé par l’Université de Petrograd à Paris en 1897 et 1898, où il suit les cours du professeur Louis Renault, titulaire depuis 1881 de la chaire de droit des gens. En 1898 Mandelstam est nommé drogman à l’ambassade de Russie à Constantinople, poste qu’il occupera pendant seize ans jusqu’en 1914. En 1900 il est promu par l’Université de Petrograd au grade de docteur en droit international. C’est la triple qualité de Mandelstam, juriste, interprète, diplomate, qui confère à son livre Le Sort de l’Empire Ottoman, sa valeur toute particulière. Il analyse de manière claire et détaillée la relation qui unit la puissance germanique, la puissance turque et le massacre systématique des Arméniens. Il est doublement interprète. Du point de vue de la langue, du point de vue de la souffrance des Arméniens. Il écrit dans la préface de son livre : “ c’est l’amour pour les faibles, amour éternel, sans limite, qui a guidé notre plume. “ En tant que drogman il incarne l’interprète de la langue. L’interprète est l’un des intermédiaires indispensables aux relations entre l’Empire ottoman et l’Europe. On le désigne par le mot : tercüman, mot d’origine araméenne qui a pénétré très tôt dans la langue arabe puis turque. De ce mot dérivent dragomanno en italien et drogman ou truchement en français. En France c’est le ministre Colbert, qui par un édit du 18 novembre 1669 et à la demande de la Chambre de commerce de Marseille, institue une école d’interprètes de carrière devant servir de A. N. Mandelstam, Le Sort de l’Empire ottoman, Lausanne, Paris, Librairie Payot et Cie, 1917, p. 328329.Sur Mandelstam on peut lire D. Kévonian, « Exilés politiques et avènement du « Droit humain » : la pensée juridique d’André Mandelstam (1869-1949) » in Revue d’Histoire de la Shoah , n° 177-178, JanvierAoût 2003, p. 245 à 274. 882 289 drogmans (truchement, tercüman) aux ambassadeurs et consuls de France en Orient, école qui reçoit le nom de École des Enfants de Langue ou Jeunes de Langue. 883 C’est donc ce Jeune de Langue, ce Drogman, ce juriste de droit international, ce diplomate, qui dans le cadre de l’Académie de Droit international de La Haye, professe en 1931 un cours sur La Protection internationale des Droits de l’Homme, dans lequel il énonce : “ pendant la Grande Guerre, le Gouvernement jeune-turc a méthodiquement exterminé environ un million de ses sujets arméniens. Ce crime contre l’humanité a été prouvé, dans toute son horreur, non seulement par les témoignages des neutres, réunis dans des publications officielles anglaises et suisses, mais par la correspondance diplomatique du ministère des Affaires étrangères de l’Allemagne, alliée de la Turquie. “ 884 En 1930 est publié à Paris un livre écrit par Georges Clemenceau (1841-1929) Grandeurs et misères d’une victoire. L’auteur écrit : “ que cette dernière guerre ait été une entreprise allemande de conquêtes en vue de s’assurer la domination de l’Europe et du monde par des annexions de territoires, cela ne peut être nié que par les auteurs mêmes de ce crime contre l’humanité. “ 885 Le 8 novembre 1923 eut lieu à Munich en Bavière une tentative de coup d’État. Hitler était parmi les conjurés. Le 1er avril 1924 il fut condamné pour haute trahison à une peine de cinq ans de prison. Il ne purgea même pas un an de cette peine et obtint son élargissement le 20 décembre 1924. Son oisiveté forcée dans la prison de Landsberg conduisit Hitler à commencer la rédaction de Mein Kampf. La rédaction de ce livre qui s’étendit sur une période de quinze mois lui permit de consolider et de rationaliser sa vision du monde qu’il avait élaborée depuis 1919, Hitler était né le 20 avril 1889, à Braunau am Inn, sur la frontière entre l’Autriche et l’Allemagne. Le premier volume de Mein Kampf était publié en 1925, le deuxième en 1927, en 1933, le livre avait été vendu à plus de huit cent mille exemplaires. La traduction de Mein Kampf fut publiée à Paris sans doute en 1934. Dans cette traduction on peut lire page 483, “ Cette même hésitation dans la tactique se retrouva aussi dans la presse rouge. (...) beaucoup de gens commencèrent à se demander pourquoi on consacrait tant de phrases à notre mouvement s’il était si ridicule que cela. La curiosité des gens s’éveilla. Alors on fit demi -tour et on commença, pendant quelques temps, à nous représenter comme d’épouvantables criminels devant l’humanité. » 886 L’énonciation en 1930 et 1931, à Paris et à La Haye, par Georges Clémenceau et André N. Mandelstam, de l’expression crime contre l’humanité, montre que le crime contre l’humanité était déjà devenu une référence, pour la pensée juridique, politique, diplomatique, antérieurement au procès de Nuremberg. Enfants de langue et Drogmans, (Dil Oglanlari ve Tercümanlar), Exposition Palais de France, Istanbul, 25 mai-18 juin 1995, catalogue éditions Yapi Kredi. 884 A. N. Mandelstam, « La Protection Internationale des Droits de L’homme » in Recueil des Cours de l’Académie de Droit International, 1931, IV, p. 152. 885 G. Clemenceau, Grandeurs et misères d’une victoire, Paris, Plon, 1930, p. 169. 886 A. Hitler, Mein Kampf (Mon Combat), trad. J. Gaudefroy-Demombynes, A. Calmettes, Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1934, p. 483. 883 290 En 1919 deux juristes français, F. Larnaude et A. de Lapradelle, rédigeaient une étude : Examen de la responsabilité pénale de l’empereur Guillaume II d’Allemagne887. Cette étude leur avait été demandée par la Présidence du Conseil des Ministres. Elle fut distribuée en janvier 1919 aux délégués des Puissances de l’Entente, réunis à Paris à cette date pour la Conférence des préliminaires de Paix. Ils considéraient que le jugement de l’empereur allemand représentait une suite nécessaire de la guerre, qu’il revenait aux alliés et aux alliés seuls de constituer un haut tribunal, qu’il était nécessaire que ce tribunal soit vraiment supérieur, qu’il soit une juridiction au plein sens du mot. Ainsi dès 1930, étaient pleinement réalisés dans les consciences, les trois éléments fondamentaux qui formaient le socle architectural de la pensée du procès de Nuremberg. En premier lieu le concept de crime contre l’humanité, en deuxième lieu la relation établie entre ce concept et la guerre systématiquement inhumaine, en troisième lieu la nécessité de constituer un haut tribunal qui soit une juridiction à part entière, en mesure de juger de la responsabilité pénale des plus hauts responsables des actes inhumains commis pendant la guerre. Le Procès de Nuremberg représente une mise en forme juridicoétatique, d’un matériel de pensée, entièrement constitué avant le procès, dans le cadre d’une communauté spirituelle constituée pour une part prépondérante, de juristes, d’hommes politiques, de diplomates, de nationalité française ou russe, qui ont refusé l’esprit allemand de la communauté raciale supérieure, pour s’appuyer dans le cheminement de leurs pensées sur l’esprit français de la communauté humaine universelle. SECTION 2. LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE § 1. DU DROIT DE LA FORCE À LA FORCE DU DROIT En 1845 et 1846 Karl Marx et Friedrich Engels élaborent le texte de L’Idéologie Allemande, dans lequel ils formulent pour la première fois, de manière élaborée, la théorie du matérialisme historique. Par la critique détaillée de la philosophie allemande la plus récente et du socialisme allemand, ils dégagent quelques principes qui vont constituer les fondements mêmes du marxisme. La nouveauté, sur le plan théorique, de ce texte, se situe dans le rapport qui se trouve établi entre l’ensemble des transformations politiques (statut de la propriété, forme du droit de l’État, constitution des nations) et idéologiques et l’histoire de la production des biens matériels. Étudier l’homme vivant, inséré dans l’histoire et la politique, c’est ce que proposent Marx et Engels dans L’Idéologie Allemande. Cet écrit représente donc à la fois un texte essentiel du marxisme et un moment décisif dans l’élaboration de la pensée de Marx. Le manuscrit, abandonné à la critique rongeuse des souris, fut publié pour la première fois à Moscou, en 1932, par les soins de l’Institut Marx-EngelsLénine. 888 F. Larnaude, A. de Lapradelle « Examen de la responsabilité pénale de l’empereur Guillaume II d’Allemagne » in Clunet, 1919, p. 131 et s. 888 K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, trad. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris, Éditions Sociales, 1976. 887 291 En 1840, Pierre Leroux publie à Paris un livre : De l’Humanité de son Principe et de son Avenir. La question que se pose l’auteur est la suivante : Qu’est-ce que l’humanité, et en quoi consiste le lien qui unit l’homme individu à l’humanité. Pour Pierre Leroux, le christianisme est la plus grande religion du passé, mais il y a quelque chose de plus grand que le christianisme c’est l’humanité. Chaque homme est l’humanité, et ainsi l’humanité existe d’une existence véritable. “ Que l’homme donc se défasse de cet orgueil qui lui fait croire qu’il existe par lui-même indépendamment de l’humanité. Sans doute il existe par lui-même, puisqu’il est l’humanité, comme je le dis ; il existe en Dieu par lui-même en tant qu’humanité. Mais il n’existe par lui-même en Dieu qu’en tant qu’il est humanité ; ce qui revient précisément à ceci, qu’il n’existe pas par lui-même, mais uniquement par l’humanité. “ 889 Et Pierre Leroux de souligner que la politique prend donc pour principe l’accord de l’individu et de l’humanité. Ces deux textes, De L’Humanité et L’Idéologie Allemande, permettent de nommer les deux termes du conflit doctrinal irréductible, dans lequel s’inscrivirent les deux guerres mondiales, d’une part la pensée allemande de la communauté, d’autre part la pensée française de l’humanité. La pensée allemande de la communauté c’était la théorie allemande du droit de la force, la pensée française de l’humanité c’était la théorie française de la force du droit. En mars 1915, un français, Edgar Milhaud, Professeur à l’Université de Genève, prononce deux conférences qui ont pour objet la théorie allemande du droit de la force, la Révolution française et les droits des peuples, l’arbitrage, la paix et la nécessité d’une force internationale au service du droit. Il publie ces deux conférences sous le titre Du droit de la force à la force du droit. 890 Ce titre représente un chiasme, mot qui provient du mot grec : kiasma, croisement. Le chiasme inverse en le répétant un couple de mots, les deux membres de l’énoncé ayant même construction syntaxique. Le croisement des mots s’appuie, voire rebondit sur un parallélisme syntaxique. Par exemple Gaston Bachelard écrit : “ celui qui trouve sans chercher est celui qui a longtemps cherché sans trouver. “ Le chiasme qui figure le titre des deux conférences prononcées par Edgar Milhaud en 1915, n’a rien perdu de sa signification. Le 27 mars 2003 Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères prononce la conférence annuelle de l’Institut international d’études stratégiques de Londres. Il y explique la vision du monde qui a déterminé la position française dans la crise irakienne. Cette vision du monde tient en trois mots : le droit, la force et la justice. Sous ces trois mots se tient le chiasme : Du droit de la Force à la Force du Droit. Pour expliciter cette vision du monde Dominique de Villepin s’appuie sur la figure du chiasme contenue dans une phrase de Pascal. Le ministre des affaires étrangères énonce : “ la force n’est pas le privilège des uns, le droit l’alibi des autres. Le droit nous engage tous. (...) Il n’y a pas d’un côté le choix de la force, de l’autre le choix du droit. La force doit être mise au service du droit. Elle doit être encadrée par le droit, afin de renverser la proposition de Pascal : “ ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. “ 891 P. Leroux, De l’Humanité, op. cit., p. 197. (voir note 514) E. Milhaud, Du droit de la force à la force du droit, Genève, Édition Atar, 1915.E. Milhaud, cite page 115 un extrait d’un article de M. Eliot président honoraire de l’Université Harvard, publié dans le New York Times du 17 novembre 1911 « La doctrine allemande de la nécessité militaire faisant loi est une insulte à la loi, elle est absolument et désespérément barbare. » 891 D. de Villepin, « Le droit, la force et la justice », in Le Monde, 28 mars 2003. 889 890 292 § 2. LE SENTIMENT DE LA GEMEINSCHAFT, DU FÜHRERPRINZIP, DE L’ÜBERMENSCH DÉTRUISENT LA FORCE DU DROIT La plus grande partie du texte de L’Idéologie Allemande, était consacrée à l’interprétation critique d’un livre de Max Stirner, L’Unique et sa Propriété, Der Einzige und sein Eigentum, publié en 1844 à Leipzig. 892 Ce livre consistait en une caricature de la pensée de Georg Wilhem Friedrich Hegel (1770-1831). Pour Hegel, il n’y a pas de transcendance, l’Histoire est le devenir de l’Esprit, et l’Esprit n’est rien d’autre que ce devenir historique de l’homme. Jamais, à aucun moment du temps, il n’y a d’Esprit existant en dehors du Monde historique humain. L’introduction de l’Histoire dans la philosophie est pour Hegel sa découverte principale et décisive. Or, soulignent les auteurs de L’Idéologie Allemande, si, comme Hegel, on entreprend pour la première fois de mettre sur pied un schéma qui s’applique à l’histoire entière et au monde actuel dans sa totalité, on ne saurait le faire sans de vastes connaissances positives, une grande énergie, une puissante pénétration d’esprit, de même qu’on ne saurait se dispenser, par endroits, d’entrer dans le détail de l’histoire empirique. Dans le monde spirituel caricatural de Stirner, les vastes connaissances positives, la grande énergie, la puissante pénétration d’esprit, la capacité d’entrer dans le détail de l’histoire empirique, étaient inexistants. L’histoire se réduisait pour lui au mouvement de l’autocréation du Moi comme incarnation de l’égoïsme. Pour s’affirmer pleinement en tant qu’unique, il faut que l’individu puisse s’approprier toute chose et en jouir à son gré. La faculté de s’approprier toute chose à son gré constitue ainsi selon Stirner, le fondement du droit illimité et de la puissance absolue du Moi. Stirner écrivait : “ le Droit est égal à la puissance de l’homme, la puissance est égale au Droit du Moi. “ Par cette appropriation qui repose sur une liberté totale de choix, l’Unique devient le maître du monde. Libéré de tout ce qui s’oppose à son autonomie et disposant à son gré du monde, l’Unique peut s’adonner pleinement à la jouissance de la vie et créer ainsi par son autodétermination sa propre libération. Cette caricature de l’esprit de Hegel cachait un petit bourgeois conservateur, politiquement idéaliste, un petit bourgeois idéaliste philosophiquement conservateur, comme le montre l’utilisation par Stirner du terme de : communauté. Alors que dans le cheminement spirituel de Hegel le terme de communauté est porteur d’une puissante force spéculative, dans le mouvement de la pensée de Stirner, le terme de : communauté a entièrement perdu sa puissance spéculative pour devenir uniquement un terme du combat idéologique. Hegel, dans l’avant dernier chapitre de la Phénoménologie de l’Esprit, publié en 1807, après la tourmente révolutionnaire et en pleine épopée napoléonienne, écrit que “L’esprit est donc posé dans le troisième élément, dans l’auto conscience universelle ; il est sa communauté. Le mouvement de la communauté, (entendue) comme l’auto conscience qui se différencie de sa représentation, est de produire au jour ce qui est advenu en soi. L’homme divin ou (le) Dieu humain, mort, est en soi l’auto M. Stirner, L’Unique et sa Propriété, trad. par P. Gallissaire et A. Sauge, Lausanne, Éditions L’Age d’Homme, 1972. 892 293 conscience universelle. “ 893 Stirner, lui, écrivait dans son livre, L’Unique et sa Propriété : “ selon l’opinion des communistes, la communauté doit être propriétaire. Retournons la chose : c’est Moi qui suis propriétaire et Je M’entends simplement avec d’autres en ce qui concerne Ma propriété. (...) Si la communauté ne Me satisfait pas, Je Me révolte contre elle et défends Ma propriété. “ L’écriture de Hegel était dominée par le grandiose, l’effrayant, la force, la rage, la pureté, l’éternité, la nécessité, c’est-à-dire, précisément par une grande énergie, par une puissante pénétration d’esprit, par une véritable puissance phénoménologique de l’instinct de mort transformée en puissance dialectique implacable, l’écriture de Stirner n’était pour finir qu’une suite ininterrompue de mièvreries transformées en une grande construction idéaliste dont toute l’argumentation se réduisait à un jeu de mots : Vermögen signifie en allemand: 1. pouvoir; 2. avoir, fortune ; et Stirner joue sur ce mot en le prenant successivement dans ses différentes acceptions. “ Où prendre de l’argent ?... On ne paie pas avec de l’argent, dont il peut y avoir pénurie, mais avec son avoir, qui seul donne quelque pouvoir... Ce n’est pas l’argent qui est la cause de Vos maux, mais Votre impuissance à le prendre. (...) Faites agir Votre pouvoir, rassemblez Vos forces, et l’argent, Votre argent, l’argent frappé à Votre coin, ne manquera pas... Sache donc que Tu as autant d’argent que tu as de puissance; car tu vaux dans la mesure où tu te fais valoir. “ En juillet 1796, Hegel est âgé de 25 ans, il est précepteur à Berne depuis trois ans dans une famille patricienne, la famille du capitaine Von Steiger. Il fait une randonnée dans les Alpes qui sera sa première et sa dernière expérience de la haute montagne. Du 25 juillet au 31 juillet il traverse l’Oberland bernois. Du lac de Thoune à Lucerne en passant par Interlaken, Lauterbrunnen, Grindelwald, le Col du Grimsel, Andermatt, le Pont du diable, Altdorf. A partir de Guttannen, le dernier village bernois, le chemin est de plus en plus sauvage, désert et uniforme écrit Hegel dans son Journal de voyage. Des deux côtés ce ne sont que pierres nues et tristes. De temps à autre on aperçoit des sommets couverts de neige. (...) “ L’Aar présente quelques grandioses chutes d’eau qui s’effondrent avec une force effrayante. Au dessus d’une de ces chutes, on a tendu un pont impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici de tout près la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci ressortent et on ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage. Nulle part ne nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle (Begriff Von Müssen der Natur) qu’à la vue de cette course des flots jetés sur les rochers ; course éternellement continue et en l’absence continuelle de toute fin. “ 894 Hegel avait traduit la rage des flots de l’Aar se jetant sur les rochers en une force effrayante, en la force d’éternité de l’histoire pénétrant dans la philosophie et la retournant absolument jusqu’au savoir absolu. Marx avait traduit le nom de L’Unique, brandi par Stirner comme un signe miraculeux, comme étant le “ nom” qui est au-dessus de tous les noms, le G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, 2 volumes, op. cit., T II, p. 903. (voir note 483) G. W. F. Hegel, Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises (du 25 au 31 juillet 1796), op. cit., p. 75. (voir note 610) 893 894 294 nom qui englobe chaque individu comme sujet, le nom miraculeux, ce mot magique qui, dans le langage recèle la mort du langage. Marx avait donc compris radicalement que ce nom de L’Unique, brandi par Stirner, n’était que la traduction inconsciente et anticipatrice par Stirner, du nom unique de Führer, comme nom au-dessus de tous les noms, comme nom qui englobe chaque individu comme sujet, comme mot magique qui, dans le langage recèle la mort du langage. Marx et Engels, en consacrant la plus grande partie de L’Idéologie Allemande, à la critique systématique du livre de Stirner, avait mis à nu un élément central de l’idéalisme allemand, l’alliance entre le rêve de primauté absolue et le rêve de l’histoire, l’alliance entre le désir absolu de l’Unique et le désir absolu de la communauté. Ils avaient très clairement compris en lisant Stirner, ce gefühl violent typiquement germanique qui liait ensemble indissolublement, le sentiment de la gemeinschaft, le sentiment du führerprinzip, et le sentiment de l’übermensch. Ce qui signifie, qu’ils avaient très clairement compris en lisant Stirner, ce sens inné des réalités propre à l’être supérieur (gefühl) qui liait ensemble indissolublement, le sentiment de la communauté, le sentiment du principe d’obéissance au chef infaillible, le sentiment du surhomme. Il est particulièrement significatif de constater qu’un des modes de L’Unique selon Stirner, l’inexprimé, montré du doigt par Marx et Engels, qui en soulignent l’absolue inconsistance théorique ou spéculative, est repris à son compte par Erich Ludendorff, qui en fera un des modes d’être du général en chef dans son livre La Guerre Totale, écrit en 1935, presque un siècle après la parution du livre de Stirner. Cette filiation entre l’inexprimé de L’Unique, selon Stirner, et l’inexprimé du général en chef, dans le cadre de La Guerre Totale, selon Ludendorff, exprime cette relation particulière qui fut celui du monde germanique, entre le Führer, la guerre et la gemeinschaft, relation qui trouva sa forme la plus achevée dans le nazisme, mais, relation qui était également présente dans le mythe pangermaniste, ainsi que dans la doctrine de la guerre totale. Stirner écrit en 1845 : “ chez lui (l’Unique) c’est l’inexprimé qui est l’essentiel. “ Ludendorff écrit en 1935 : “ le général en chef ne doit compter que sur lui-même. Il est isolé. Personne ne doit chercher à contrôler le cours intérieur de ses pensées, si dignes et si intelligents que soient les hommes de son entourage. (...) Enfin le général en chef doit avoir encore quelque chose d’autre, à peine exprimable... jamais l’histoire des guerres n’apprendra ce que c’est qu’un général en chef, jamais elle ne pourra exprimer ce qui se passe en lui. (...) quelque chose d’indicible doit émaner de lui. On naît ainsi, on ne peut le devenir. La volonté de vaincre doit jaillir de toute sa personne, pénétrer jusqu’au peuple et l’inciter à l’action héroïque. (...) L’homme qui est le chef véritable doit donc occuper la première place. “ 895 E. Ludendorf, La Guerre Totale, traduit de l’allemand par A. Pfannstiel, Paris, flammarion, 1937, p. 130131-132. 895 295 § 3. LE PANGERMANISME, LA GUERRE TOTALE, LE NATIONAL-SOCIALISME ET LE DROIT HITLÉRIEN DE LA FORCE ABSOLUE L’unique, l’État allemand, le Surhomme, le Général en Chef, le Führer, représentent cette colonne vertébrale du sentiment presque mystique de la communauté, de la gemeinschaft, qui anime l’idéalisme allemand, dans sa triple formulation idéologique, pangermanisme, guerre totale, national-socialisme. En 1926, est publié à Tübingen un livre sur la vie du sociologue allemand, Max Weber, écrit par son épouse, Marianne Weber, Max Weber, Ein Lebensbild. Cette dernière décrit l’expérience de son mari au début de la guerre, dans le travail de direction d’un hôpital militaire, situé dans le district de Heidelberg. Cette description est intéressante car elle montre clairement l’élément quasi mystique qui structure l’expérience historique de l’idée allemande de la communauté. “ Comme ils sont merveilleux, ces premiers mois ! L’ensemble de la vie intérieure est ramené à des traits simples, grands et communautaires. Tout ce qui est sans importance s’évanouit. Chacun est un homme de bonne volonté. Chaque journée comporte labeur et tension. Le personnel s’élève jusqu’au supra-personnel (das persönliche ist aufgehoben im überpersönlichen) : c’est le point le plus haut de l’existence (Dasein). (...) C’est l’heure de la désindividualisation (Entselbstung), du ravissement commun dans le Tout (gemeinsame Entrückung in das Ganze). L’amour ardent pour la communauté (Gemeinschaft) brise les limites du moi. Chacun ne fait qu’un seul sang et un seul corps avec les autres, tous unis dans la fraternité, prêts à annuler leur propre moi dans le service. “ 896 La rédaction du livre de Marianne Weber est sans doute pratiquement concomitante de la rédaction de Mein Kampf par Hitler. Or, précisément, ce dernier s’efforce de définir ce qu’il en est pour lui, de l’idée de communauté. Pour Hitler l’idée de communauté se saisit sous les traits de la question de la race. Selon lui la question de la race n’est pas seulement la clef de l’histoire du monde, c’est celle de la culture du monde. La conception raciste (völkisch) fait place à la valeur des diverses races primitives de l’humanité. La conception raciste répond à la volonté la plus profonde de la nature, quand elle rétablit ce libre jeu des forces qui doit amener le progrès par la sélection. C’est seulement, écrit-il, quand s’opposera à la conception philosophique internationaliste -- dirigée politiquement par le marxisme organisé -- le front unique d’une conception philosophique raciste qu’une égale énergie au combat fera se ranger le succès du côté de l’éternelle vérité. Il faut donc assurer à la conception raciste un instrument de combat, de même que l’organisation du parti marxiste fait le champ libre pour l’internationalisme. C’est ce but que poursuit le Parti national-socialiste. Pour donner corps à cette conception philosophique raciste, et l’intégrer dans l’idéalisme allemand propre au monde germanique, Hitler va lier sa conception raciste (völkisch) à la conception allemande quasi M. Weber, Max Weber, Ein Lebensbild, Tübingen, 1926, cité par D. Losurdo, Heidegger et l’idéologie de la guerre, op. cit., p.8 et 9. (voir note 838) 896 296 mystique de la communauté. Il va fusionner en une seule expression, la communauté nationale, la communauté populaire, la communauté allemande. La völkische Gemeinschaft, ou Volksgemeinschaf, c’est-à-dire, la communauté raciale populaire, va ainsi devenir un des mots clés de l’idéologie allemande nazie, ce mot intégrant dans sa signification le corps doctrinal fondamental du pangermanisme, et le corps doctrinal fondamental de la guerre totale. C’est ainsi que la Kampfgemeinschaft, la communauté de combat pourra devenir cette expression de force et de puissance exprimant la “ détresse “ du peuple allemand dans la profondeur historique de son éternité, dans la profondeur éternelle de son historicité. Se rejoindront alors die Volksgemeinschaft und die Kampfgemeinschaft, dans le discours de l’ancien premier Quartier-Maître Général des Armées allemandes en 1914-1918, Erich Ludendorff, et dans le discours du philosophe allemand Martin Heidegger. Pour Ludendorff, le centre de gravité de la guerre totale se situe dans la communauté populaire, c’est-à-dire dans la Volksgemeinschaft. Dans son livre La Guerre Totale, rédigé en 1935, il écrit : “ aujourd’hui, le mot “ Peuple “ a passé au premier plan : et l’on a reconnu toute la signification de l’âme populaire pour la conservation de la communauté, dans sa vie quotidienne, et encore plus dans les moments de mortelle détresse. Sans doute la conservation de l’État est-elle en jeu dans la guerre totale et ne faut-il pas la distinguer de celle d’un peuple libre, mais en fin de compte, ce n’est pas l’État qui combat dans la guerre totale, c’est la communauté populaire. Chaque individu doit, sur le front ou dans le pays, sacrifier l’ensemble de ses forces. Il ne pourra le faire que s’il est bien persuadé que loin d’être un vain mot, c’est une vérité sacrée que la guerre est exclusivement menée pour la conservation de la communauté populaire. Dans la communauté populaire (volk) se situe le centre de gravité de la guerre totale. (...) Il appartient à la politique totale de mettre la force du peuple à la disposition de la direction de la guerre et de veiller à sa conservation. En se conformant aux grandes lois raciales et animiques, on réussira à fondre en une puissante unité, qui est la base de sa conservation vitale, le peuple, la politique, et la direction de la guerre. “ 897 On peut affirmer, sans crainte de se tromper, que le Discours tenu, par Martin Heidegger, pour la prise en charge solennelle du rectorat de l’université Fribourg-en-Brisgau le 27 mai 1933, L’Auto-Affirmation de L’Université Allemande, n’est qu’une forme de traduction du texte de Ludendorff La Guerre Totale. Les deux textes sont identiques en ce qu’ils traduisent la fusion exacerbée de la Volksgemeinschaft et de la Kampfgemeinschaft, dans l’affirmation d’une primauté historique absolue de la détresse du peuple allemand. Or, ce mot clé de “ détresse” nous le trouvons au coeur de la vision historique d’un pangermaniste, Joseph Ludwig Reimer. Dans son livre, publié en 1905, Ein Pangermanisches Deutschland, il écrit : “ à la fin de l’Empire romain, les Germains avaient la prépondérance dans l’Etat ; et ils se familiarisèrent avec l’idée de cette prépondérance. (...) Lorsque Charlemagne posa sur sa tête la couronne impériale romaine, il ne se sentit plus roi de race germanique, mais héritier de l’empire romain universel. Le principe de l’universalisme avait triomphé de l’empire fondé par une race. (...) Cet héritage est la source de notre plus 897 E. Ludendorff, La Guerre Totale, op. cit., p. 34 et 35. 297 grande détresse. Presque toutes nos misères nationales en découlent ; les idées erronées d’humanité, d’unité de la race humaine purent dès lors prendre naissance. Désormais l’Allemand négligea l’individualité de la race et du peuple germanique. “ 898 Selon Martin Heidegger, c’est de la résolution du corps des étudiants allemands d’endurer le destin allemand dans sa plus extrême détresse que provient une volonté concernant l’essence de l’université. La première obligation des étudiants allemands est celle qui les conduit à la Volksgemeinschaft. La deuxième obligation est celle qui les lie à l’honneur et au destin de la nation au milieu des autres peuples. La troisième obligation de la communauté étudiante est celle qui la lie à la mission spirituelle du peuple allemand. Ce peuple, énonce-t-il, travaille à son destin dans la mesure où il place son histoire dans une certaine possibilité : celle de manifester la surpuissance de toutes les puissances formatrices du monde de l’existence humaine. La volonté-de-l’essence du corps enseignant et la volonté-de-l’essence du corps des étudiants doivent se contraindre réciproquement au combat. Toutes les capacités de volonté et de pensée, toutes les forces du coeur et toutes les aptitudes de la chair, doivent se déployer par le combat, se renforcer dans le combat et se conserver en tant que combat. La communauté de combat (Kampfgemeinschaft) des professeurs et des élèves .... Il existe un réel entrecroisement, une réelle dialectique, une réelle filiation, entre la sémantique, les concepts, la manière spéculative, le rythme de la phrase, d’un certain nombre de penseurs allemands et le mythe pangermaniste, la doctrine de la guerre totale, l’idéologie de Mein Kampf. Quand Heidegger, le 27 mai 1933, énonce devant l’auditoire de l’université de Fribourg-en-Brisgau, dans le cadre de son discours pour la prise en charge du rectorat : “ mais nous voulons que notre peuple remplisse sa mission historique. (...) Vouloir l’essence de l’université allemande, c’est vouloir la science, au sens de vouloir la mission spirituelle historiale du peuple allemand en tant que peuple qui se sait lui même dans son État. Science et destin allemand doivent, dans cette volonté de l’essence, parvenir en même temps à la puissance. “ 899 il ne fait que répéter ce qu’énonce Johann Gottlieb Fichte, à Berlin, en 18071808, au cours d’une série de quatorze conférences publiques : Reden an die Deutsche Nation, Discours à la nation allemande. “ C’est maintenant qu’il faut montrer ce que nous sommes, ou ce que nous ne sommes pas. (...) Si au contraire vous vous ressaisissez, (...) vous découvrez (...) vous voyez, par le regard de l’esprit, le nom allemand s’élever, grâce à cette génération, au rang le plus illustre de tous les peuples, vous voyez cette nation devenir celle qui va régénérer et rénover le monde. (...) Dans la nation qui, jusqu’à aujourd’hui, se nomme le peuple par excellence, autrement dit le peuple allemand, quelque chose d’originel s’est manifesté à l’époque moderne, du moins jusqu’à maintenant, une force productrice du nouveau s’y est affirmée ; désormais, grâce à une philosophie devenue transparente à elle-même, cette nation disposera enfin du J.-L. Reimer, Ein pangermanisches Deutschland, Berlin & Leipzig, Friedrich Luckhard, 1905, cité par C. Andler, Le Pangermanisme philosophique 1800 à 1914, Textes traduits de l’allemand, Paris, Louis Conard Libraire Édition, 1917, p. 366. Sur le pangermanisme on peut lire M. Korinman, Deutschland über alles Le pangermanisme 1890-1945, Paris, Fayard, 1999. 899 M. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande, traduit de l’allemand par G. Granel, France, Édition T. E. R. 1987, p. 45 et 11. 898 298 miroir dans lequel elle se forgera une conception claire de ce qu’elle fut jusqu’ici par nature, sans en avoir véritablement conscience, et à quoi elle était destinée par cette nature; (...) cette philosophie allemande s’élève effectivement, et par l’activité même de sa pensée, à la notion immuable d’un “ plus que l’infini » , et c’est là seulement qu’elle découvre l’être véritable. “ 900 Fichte, dans ses conférences, énonce l’idée de l’existence allemande comme représentant une existence originelle. Le peuple allemand, c’est le peuple originel, c’est le peuple souche du monde moderne, l’homme véritablement allemand, porte en lui quelque chose d’absolument premier et d’originel. L’Allemand, c’est-à-dire l’homme de l’origine, a véritablement un peuple, et est en mesure de coïncider avec lui : il est le seul qui soit capable d’éprouver pour sa nation un amour véritable et conforme à la raison. L’Unique (Stirner), c’est l’homme de l’origine (Fichte), et l’homme de l’origine c’est l’Homme supérieur (Reimer et Von Bernhardi), l’homme supérieur c’est l’Aryen qui est le Prométhée de l’humanité (Hitler, Mein Kampf), Et le Prométhée de l’humanité c’est le général en chef Erich Ludendorf écrivant dans son livre La Guerre Totale “ J’écrivais pendant la guerre : l’esprit crée la victoire. “ La surpuissance, le peuple originel, le concept d’une humanité germanique, la prédestination métaphysique et historique du nom allemand, la supériorité de l’âme allemande, son éternité, le peuple rassemblé dans la guerre totale pour vaincre dans la plus grande détresse, la mission spirituelle du peuple allemand, les Aryens seuls fondateurs d’une humanité supérieure, l’étincelle divine du génie jaillissant de son front lumineux, la communauté raciale populaire rassemblée au nom du Führer, l’auto-affirmation de l’université allemande par le philosophe Heidegger, l’auto-création du Moi par l’idéologue Stirner, l’auto-création du nom allemand par le Führer Adolf Hitler, font partie de ces formes idéologiques aveuglantes, qui unifièrent dans une Volksgemeinschaft et dans une Kampfgemeinshaft nazies, les allemands dans une histoire qu’ils découvrirent honteux et horrifiés portant le poids de leurs crimes et de leur aveuglement, comme Fichte portait le poids de l’avenir. § 4. LE PRINCIPE DE L’AUTOLIMITATION ET LE PRINCIPE DE LA COMMUNAUTÉ JURIDIQUE INTERNATIONALE La réalité de l’idée d’une communauté internationale, suppose nécessairement la réalité de l’idée d’un cadre juridique. La réalité effective d’un cadre juridique repose absolument sur le principe de l’autolimitation. Si le principe de l’autolimitation, ne se traduit pas dans la réalité concrète, alors règne la démesure. Or l’hubris du crime c’est le crime contre l’humanité. Retenons donc, la très ancienne leçon du poète grec Hésiode. Ecoute la justice, Dikè, ne laisse pas grandir la démesure, Hubris. Du principe de l’autolimitation découle l’idée d’obligation. Louis Gernet, en 1951, avait publié une recherche afférente aux Droit et prédroit en Grèce ancienne. Il consacrait la première partie de cette recherche à un ensemble de représentations et de comportements où il est légitime de chercher les J. G. Fichte, Discours à la nation allemande, op. cit., p. 358 et 359 (quatorzième discours) et p. 206 et 207 (septième discours) 900 299 antécédents d’une pensée juridique qu’on peut dire fondamentale, puisque c’est celle qui concerne l’obligation901. Or, le premier motif d’une éventuelle communauté internationale, c’est l’obligation internationale, sans le respect de laquelle il est vain de parler de communauté internationale. Précisément le point de départ des deux guerres mondiales réside pour une part dans la violation par l’Allemagne de ses obligations internationales matérialisées dans des Traités internationaux. Retournons-nous alors vers le passé et déchiffrons alors pour le présent un texte toujours actuel, écrit en 1786, qui se situe aux origines de la diplomatie contemporaine : Plan d’étude et de conduite pour un jeune homme qui se destine aux Affaires étrangères. Dans ce texte particulièrement intéressant, puisqu’il permet de se faire une idée très précise de la manière dont on concevait en France à la fin de l’Ancien régime la formation d’un futur agent diplomatique, on peut lire : “ il y a des gens qui s’imaginent que la politique est l’art de tromper son adversaire. C’est l’erreur des esprits faux, des talents médiocres, des âmes basses. On n’est pas sans doute obligé de conseiller, d’éclairer, de guider son adversaire. (...) mais tout ce qu’on se permet de dire doit être la vérité même. C’est le point délicat de l’honneur d’un négociateur, comme le courage est celui d’un militaire. Un politique est un homme sage, prudent, instruit. S’il passe pour faux, il n’a plus de dignité. (...) Ces principes sont vrais pour tous les négociateurs en général, mais principalement pour les Français. Quand on a l’honneur de servir le premier souverain de l’Europe, il faut employer uniquement les moyens dignes de lui et qui annoncent sa justice. La fausseté déshonore une grande puissance. La ruse même n’est excusable que pour la faiblesse dont elle est l’apanage naturel ; il faut être juste quand on est puissant, et la vérité est seule digne d’accompagner la justice. “ 902 L’idée d’une communauté internationale agrégée à l’idée d’un cadre juridique, engendre l’idée d’une communauté juridique internationale. Ainsi René Cassin écrit-il, dans son rapport du 27 février 1947 concernant la première session de la Commission plénière des Droits de l’Homme des Nations unies, s’étant tenue à New York, du 27 janvier au 10 février 1947 : “ la donnée essentielle qui domine toutes les autres, c’est que les Nations Unies en une communauté juridique organisée, se sont reconnues compétentes pour protéger l’être humain et faciliter à tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion, la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales. “ 903 La communauté juridique organisée des Nations unies reposait sur l’affirmation de l’existence de l’unité de l’humanité, gouvernée par les intérêts généraux de l’humanité, intérêts généraux qui reposaient sur les lois de l’humanité, lois de l’humanité qui pouvaient être considérées comme la structure d’une conscience de l’humanité suffisamment forte pour interdire les souffrances de l’humanité. Tous ces termes étaient devenus une base commune de l’esprit du droit international porté par des juristes de nationalités diverses, L. Gernet, « Droit et prédroit en Grèce ancienne » in L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, Librairie François Maspero, 1968, p. 179 902 A. Ruiz, « Aux origines de la diplomatie contemporaine : de l’ambassadeur improvisé à la formation du spécialiste » (d’après un manuel inédit de la fin de l’Ancien Régime), in Revue d’Histoire diplomatique, quatre-vingt-septième année, Janvier-Juin 1973, Paris, Éditions A. Pedone, 1973, p. 93 et 94. 903 R. Cassin, « Rapport du 27 février 1947 » in É. Pateyron, La contribution française à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, René cassin et la Commission consultative des droits de l’homme, Paris, La documentation Française, 1998. P. 181. 901 300 tant européens qu’américains. Ainsi, James Brown Scott est délégué des États-Unis à la seconde conférence de la paix de La Haye en 1907, et à la conférence des préliminaires de la paix se tenant à Paris en 1919. D’une série de cours qu’il donne à l’Université John Hopkins en 1908, qu’il met en forme pour une publication, et qui sont traduits par Albert de Lapradelle, il publie en France en 1927 un volumineux ouvrage sur les Conférences de la Paix de La Haye, rappelant que le français était une langue diplomatique, la langue officielle de la première conférence, il écrit que : “ l’existence même de la conférence fait ressortir l’unité de l’humanité, (...) les intérêts généraux de l’humanité dépassent les intérêts individuel d’une nation, si puissante soitelle, et de même que la société prive l’homme de ses droits absolus en tant qu’individu, de même les membres de la famille des nations doivent être prêts à renoncer à leurs droits absolus, dans l’intérêt de l’harmonie internationale. “ 904 Fiodor Fiodorovtch Martens, délégué russe à la première conférence, propose, au nom des intérêts de l’humanité, d’introduire dans le préambule de la convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, une référence aux lois de l’humanité. Il s’agit de la clause de Martens. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, adoptée et proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies, réunie à Paris, au Palais de Chaillot le 10 décembre 1948, justifie la nécessité de sa proclamation par les actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité. Madame Eléanor Roosevelt qui fut dans un premier temps présidente de la Commission des Droits de l’Homme de L’O. N.U. énonça : “ cette déclaration pourrait bien devenir la grande charte de toute l’humanité.” Enfin l’avant-projet de Déclaration Internationale des Droits de l’Homme, présenté le 16 juin 1947, par René Cassin, représentant de la France, au comité de Rédaction de cette commission soulignait que l’ignorance et le mépris des droits de l’homme ont été une des causes les plus importantes des souffrances de l’humanité. Le terme d’humanité est donc bien ce quatrième terme, ce nombre quaternaire, ce référent, qui introduit dans le corps juridique du droit international, qu’il soit public ou pénal, ce principe fondamental de l’autolimitation, et qui ainsi confère à la trinité formée par la communauté humaine, la communauté internationale, la communauté universelle, une force internationale vitale en opposition absolue avec la mise en oeuvre du crime contre l’humanité. SECTION 3. LA COMMUNAUTÉ DES LOIS DE L’HUMANITÉ § 1. GERMANISME ET HUMANITÉ Quand Émile Boutroux décidait d’intituler sa conférence prononcée le 2 mai 1915, à Paris, Germanisme et Humanité905, il accomplissait un triple geste. Un geste politique, un geste philosophique, un geste juridique. Le terme : Humanité, était bien le lieu d’une référence généralisée, circonscrivant les termes d’une lutte à mort entre les esprits, J. B. Scott, Les Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et 1907, traduction française par A. De Lapradelle, Paris, A. Pedone, Éditeur, 1927, p. 632 et 40. 905 E. Boutroux, « Germanisme et humanité » in E. Boutroux, Études d’Histoire de la Philosophie allemande, Paris, Vrin, 1926, p. 137 à 162.. 904 301 entre les nations, entre les doctrines. Dans un livre paru en 1905, à Berlin, Ein Pangermanisches Deutschland, Josef Ludwig Reimer écrit : “ à l’aide de la notion de race, j’ai replacé dans son vrai cadre le concept erroné d’Humanité, qui nous aveuglait sur la réelle humanité. Ce n’est que dans le cadre de l’humanité germanique que cette notion reprend toute sa valeur et toute sa clarté. J’ai substitué à l’État cosmopolite utopique de l’humanité, l’empire mondial pangermanique allemand, l’Empire de la race et de l’humanité germaniques, le seul conforme à la nature et dont j’ai esquissé les caractères essentiels. “ 906 Dans le même mouvement d’idée que Reimer, un général, Friedrich Von Bernhardi, surnommé en Allemagne le Nouveau Clausewitz, écrit un livre L’Allemagne et la prochaine Guerre, traduit et publié en France en 1916. Dans ce livre907 qui expose une philosophie de la guerre dans le cadre d’un pangermanisme intégral, Bernhardi expose au lecteur cette noble certitude qui s’impose à lui avec une force irrésistible, selon laquelle le peuple allemand a une importance considérable sinon absolue pour le développement général de l’humanité. Cette certitude reposant sur la supériorité intellectuelle du peuple allemand. Dès lors la guerre a un caractère sacré, elle est indispensable aux progrès de l’humanité et les idées défendues par le pacifisme sont nées d’un faux sentiment d’humanité. Dans le droit fil d’un Reimer ou d’un Bernhardi, Hitler en écrivant Mein Kampf, soulignera expressément que “ Les protestations que, pour des raisons d’humanité, on peut élever contre ma thèse, sont diablement peu justifiées ... “ 908 Plus tard, en 1937 , lors d’un discours au Reichstag, Hitler déclarera que : “ la poutre maîtresse du programme national-socialiste est d’abolir le concept libéral de l’individu comme le concept marxiste de l’humanité, et de leur substituer celui de la communauté du Volk, enracinée dans son sol et unie par les chaînes d’un même sang. “ 909 L’identification entre le peuple allemand et l’humanité forme la conclusion de Fichte s’adressant à la Nation allemande, tout comme elle forme une des lignes de force du texte de Hitler. En ce point germanisme et hitlérisme se confondent. Si vous sombrez, énonce Fichte en conclusion de son quatorzième Discours à la nation allemande, c’est toute l’humanité qui sombre avec vous sans nul espoir de renaissance future. Fichte s’adressait à la Nation allemande, en tant que cette nation incarnait seule l’humanité. Hitler, sur ce point ne faisait que recopier le texte de Fichte, puisque il écrivait dans Mein Kampf que celui qui parle d’une mission donnée au peuple allemand sur cette terre doit savoir qu’elle consiste uniquement à former un État qui considère comme un but suprême de conserver et de défendre les plus nobles éléments de notre peuple, restés inaltérés, et qui sont aussi ceux de l’humanité entière. Seul, l’anéantissement des derniers représentants de la race supérieure (la race germanique) ferait définitivement de la terre un désert. J.-L. Reimer, « Ein pangermanistisches Deutschland », op. cit., in C. Andler, Le Pangermanisme philosophique, op. cit., p. 376. 907 F. von Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine guerre, traduction française de la 6ème édition allemande parue en 1913, Lausanne, Librairie Payot et cie, 1916. 908 A. Hitler, Mon Combat (Mein Kampf), op. cit., p. 400. 909 A. Hitler, « Discours prononcé au Reichstag le 30 janvier 1937 (anniversaire de la prise du pouvoir) » in P. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, Le mythe nazi, France, éditions de l’aube, 1991, p. 68. 906 302 Le germanisme et l’hitlérisme se retrouvent identiques en une même structure aporétique binaire, au fondement d’une motricité de pensée aliénée, figurée juridiquement par les termes de : crime contre l’humanité. Fichte mettait en scène dans sa parole une nouvelle séquence du temps qui inaugurait une deuxième phase de l’évolution de l’espèce humaine, permettant la formation d’un Moi absolument nouveau. Ce nouveau maillon qu’il était nécessaire d’introduire dans la chaîne du temps pour qu’à cette occasion la nation allemande se relève de son effondrement en vue d’une vie nouvelle, était symbolisé et incarné par l’élève, lui-même maillon dans la chaîne éternelle d’une vie de l’esprit dans le cadre d’un ordre social supérieur. Ce nouveau maillon dans la chaîne du temps qu’incarne l’élève requiert une conception supérieure de l’éducation nationale, qui, en particulier dans les classes laborieuses, ne peut nullement être commencée, ni poursuivie ou achevée dans le cadre familial, et nécessite donc que les enfants (qui sont en réalité tous les allemands dans le discours de Fichte) soient totalement séparés des parents. Car en effet soutient Fichte, ce qui advient quand l’humanité en général, à n’importe quelle époque, se contente de répéter ce qu’elle était auparavant, nous l’avons suffisamment vu ; s’il faut entreprendre une transformation complète de l’humanité, il est nécessaire qu’elle soit entièrement arrachée à elle-même et qu’une rupture tranchante intervienne dans ce qu’était le cours habituel de sa vie. C’est un processus de pensée identique, qui se déploye dans le discours hitlérien. Dans Mein Kampf nous lisons : “ nous autres nationauxsocialistes, qui combattons pour une autre conception du monde, (...) nous devons faire une distinction bien tranchée entre l’État qui n’est qu’un contenant et la race qui en est le contenu. Ce contenant n’a de raison d’être que lorsqu’il est capable de conserver et de protéger son contenu ; sinon il n’a aucune valeur. Par suite, le but suprême de l’État raciste doit être de veiller à la conservation des représentants de la race primitive, dispensateurs de la civilisation, qui font la beauté et la valeur morale d’une humanité supérieure. Nous, en tant qu’Aryens, ne pouvons nous représenter un État que comme l’organisme vivant que constitue un peuple, organisme qui non seulement assure l’existence de ce peuple, mais encore, développant ses facultés morales et intellectuelles, la fait parvenir au plus haut degré de liberté. “ 910 L’homme, du point de vue de la caractéristique générale de la germanité théorisée par Fichte, comme du point de vue de la beauté et de la valeur morale d’une humanité supérieure théorisée par Hitler, est un homme qui s’inscrit dans une conception binaire du temps, dans une conception unaire de la langue comme langue originaire-primitive-éternelle, organe d’une primauté irréductible. Cette conception aliénée de la langue, nous pouvons l’entendre très clairement dans un discours prononcé à l’occasion de l’anniversaire du Führer, par Hanns Jost, et reproduit le 20 avril 1937 par le journal Münchner Neueste Nachrichten “ Les milieux étrangers à l’Allemand dans sa nature intrinsèque, qui font partie de ce qu’on appelle l’opinion mondiale, aiment à caricaturer Hitler sous les traits d’un tyran (...) tout simplement parce qu’ils sont incapables de comprendre l’allemand. Adolf Hitler parle allemand rien qu’allemand ; il s’y montre un maître, et 910 A. Hitler, Mon Combat (Mein Kampf), op. cit., p. 391-392. 303 c’est pourquoi il est le Führer non seulement de tous les allemands, mais que tout, absolument tout ce qui est allemand est attiré et dominé par lui. Grâce à ce pouvoir, l’Allemand de tendances autrefois centrifuges a accédé à une unité, à un nouveau champ de forces. (...) Hitler ne fait pas de propagande, non, il ne se donne pas pour mission des intérêts de puissance politique, ses exigences sont simplement celles de la conscience allemande, elles portent sur une politique culturelle. Il parle allemand, uniquement allemand, c’est-à-dire qu’il parle à tous les Allemands du monde. Mais il le fait inexorablement -- il parle à tous les Allemands. Sa langue est l’appel le plus inouï que le monde ait jamais entendu de la part d’un Allemand. “ 911 Tout au contraire, l’homme du point de vue de l’humanité, comme du point de vue de l’histoire universelle, théorisé par Vico et Michelet, est un homme qui s’inscrit dans une conception trinitaire du temps, dans une conception polysémique de la langue, comme langue de liaison entre l’âge des Dieux, des Héros et des Hommes, comme langue de liaison entre la poésie et le droit, entre la mythologie et la philologie, entre le temps de l’Histoire et le temps de la pensée, entre le temps de l’inconscient et le temps de l’énonciation. C’est donc un homme qui peut concevoir la réalité des lois de l’humanité comme il peut concevoir la réalité historique de Byzance. L’homme de Fichte et de Hitler ne peut pas concevoir les lois de l’humanité, car il doit (Jetzt muss es ja einmal dran’gehen912) concevoir les lois de la germanité, comme il doit concevoir la réalité du Saint Empire Romain Germanique, à l’exclusion de Byzance. Devant concevoir les lois de la germanité, comme il doit concevoir la réalité historique du Saint Empire Romain Germanique, il doit alors concevoir une opération conforme à l’appel le plus inouï que le monde ait jamais entendu de la part d’un allemand , l’opération Barbarossa, en répétition du rêve, du mythe, de la légende d’un empereur, à la fois universel et allemand, qui ferait don à son pays des bienfaits de l’âge d’or, Frédéric Barberousse, élu roi de Germanie et roi des Romains, couronné à Aix la Chapelle le 9 mars 1152, dans sa vingt -septième année. Il n’est pas mort dit la légende, répétée secrètement par Hitler, il dort seulement dans les monts de Thuringe, assis entre ses six chevaliers à une table de pierre dans l’attente du jour où il viendra délivrer l’Allemagne de l’esclavage pour lui donner la première place dans le monde. 913 § 2. LE NOM DE LUSITANIA Pour retracer succinctement mais exactement la filiation sémantique de l’expression : crime contre l’humanité, nous pouvons choisir comme point de départ le mot : Lusitania. Sur ce nom, sur la souffrance qu’il indique, sur l’événement qu’il circonscrit, s’appuient, dans le mouvement de leur réflexion, Émile Durkheim, Louis Renault, Paul Valéry. Le premier précise au lecteur, qu’il écrit le dernier chapitre de son étude : L’Allemagne au-dessus de tout, “ le jour même où fut connu le torpillage du Lusitania”, le second, écrit dans une étude publiée en 1915, De l’Application du Droit pénal aux faits de guerre : “ je prends le cas du Lusitania : si ce fait a produit une profonde émotion dans le monde entier, c’est Hanns Johst, « Discours » in Münchner Neueste Nachrichten du 20 avril 1937, cité par L. Richard, Le Nazisme et la Culture, Bruxelles, Éditions Complexes, 1988, p. 234-235. 912 G. Sereny, Au fond des Ténèbres, traduit de l’anglais par Colette Audry, Paris, Denoël, p. 209. À propos de cette phrase ainsi traduite « Eh bien, les filles, c’est votre tour »(d’être liquidées), l’auteur écrit en note « La dureté monstrueuse de cette phrase est intraduisible. » 913 M. Pacaut, Frédéric Barberousse, Paris, Fayard, 1990, 1ère édition 1967, p. 265. 911 304 moins à cause du nombre des victimes qu’à cause du procédé à la suite duquel elles ont succombé. C’est l’élément moral qui entre alors en jeu, c’est le procédé criminel qui indigne en même temps que le résultat afflige. Le caractère du belligérant qui peut commettre une atrocité de ce genre apparaît dans toute son horreur comme se mettant en dehors des lois de l’humanité.” Le troisième dans une lettre datée du mois de mai 1919, illustrant La crise de l’esprit, écrit : “ nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. (...) Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais, France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. “ 914 La liaison qui se forme entre ces trois noms propres, Durkheim, Renault, Valéry, par le nom de Lusitania, nous fait comprendre alors, combien l’abîme de l’histoire constitue l’abîme de l’écriture, combien l’économie de la pensée linguistique, l’économie de la pensée historique, l’économie de la pensée juridique, contribuent toutes les trois ensemble, dans une liaison trinitaire de grande ampleur à forger l’expression : crime contre l’humanité. Nous remarquons tout d’abord que la phrase de Valéry : « nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie », s’érige sur le fondement de la phrase de Michelet : « chaque homme est une humanité, une histoire universelle915 ». Le linguiste Émile Benveniste dans un texte de 1954 : Civilisation Contribution à l’histoire du mot 916 situe dans les écrits du marquis de Mirabeau l’apparition, pour la première fois dans la langue française, du mot : civilisation, comme mot de référence. Dans un texte de 1757 L’Ami des hommes ou Traité de la population, Mirabeau écrit : “ la religion est sans contredit le premier et le plus utile frein de l’humanité ; c’est le premier ressort de la civilisation ; elle nous prêche et nous rappelle sans cesse la confraternité, adoucit notre coeur, etc. “ Pour notre part, si nous donnons crédit à la traduction française, nous remarquons que le mot civilisation apparaît antérieurement à l’écrit de Mirabeau, dans la langue italienne, puisque Vico précisément, le maître de Michelet écrit au seuil de la conclusion de son livre : Principes d’une Science Nouvelle Relative à la Nature Commune des Nations : “ mais cette Europe chrétienne brille d’une admirable civilisation ; (...) elle cultive trois admirable langues : la plus ancienne, la langue hébraïque ; la plus délicate, la langue grecque ; la plus importante, la langue latine ; “ 917 Or, ce livre a été publié à Naples en trois éditions, de 1725, 1730, 1744. A la suite de Vico, de Mirabeau, de Michelet, Paul Valéry, le 15 novembre 1922, dans une conférence donnée à l’Université de Zurich, sera amené à approfondir sa réflexion sur la signification de la civilisation. Si, en effet, nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie, “ On peut dire que toutes les choses essentielles de ce monde ont été affectées par la guerre, (...) Mais Le texte d’Émile Durkheim est dejà cité note 878. Le texte de Paul Valéry est cité à la note 462. Il a déjà (note 123) été fait référence au texte de Louis Renault « De l’Application du Droit pénal aux faits de guerre » qui se trouve dans Clunet 1915, p. 313 à 344. Le Clunet est un Journal de Droit International fondé en 1874 et publié par Edouard Clunet avocat à la Cour de Paris, qui fut pendant un temps Président de l’Institut de Droit International. 915 J. Michelet, Le Moyen Âge, Histoire de France, Paris, Éditions Robert Laffont, Livre VIII, Chap 1er, p. 629. 916 É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2 volumes, Paris, Gallimard, 1966, T I, p. 338. 917 G. Vico, Principes d’une Science Nouvelle Relative à la Nature Commune des Nations, op. cit., p. 445 et 446. (voir note 628) 914 305 parmi toutes ces choses blessées est l’Esprit. (...) Qu’est-ce donc que cet esprit ? En quoi peut-il être touché, frappé, diminué, humilié par l’état actuel du monde ? D’où vient cette grande pitié des choses de l’Esprit, cette détresse, cette angoisse des hommes de l’Esprit ? C’est de quoi il faut que nous parlions maintenant. “ 918 Pour répondre à ces interrogations Paul Valéry évoquera dans le cours de son énonciation les trois fondements de l’Esprit européen : Rome, le Christianisme, la discipline de l’Esprit grec : “ toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. “ On se remémorera alors l’acte diplomatique daté du 24 mai 1915, cette note de protestation et d’avertissement adressée à la Sublime Porte, dans laquelle sont évoqués ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, visant l’extermination des Arméniens. § 3. LA CLAUSE DE MARTENS La liaison entre l’idée d’humanité, l’idée de civilisation, l’idée de Droit International Public, trouve une consécration internationale, dans le libellé du texte de la clause de Martens, figurant dans le préambule de la Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre signée pour la première fois dans le cadre de la Conférence de la paix se tenant à La Haye en 1899. Cette conférence, dont le succès a été en grande partie dû à l’habileté du célèbre professeur Martens écrivait Louis Renault, car il apporta à la Conférence une autorité qui ne le cédait à aucune dans le domaine du droit international écrivait James Brown Scott, fut un moment décisif dans le cheminement sémantique menant à la formulation du crime contre l’humanité en tant qu’incrimination juridique de droit international. Fiodor Fiodorovitch Martens qui avait été l’âme de la Conférence avait professé un cours publié en 1881-1882 sous le titre Le Droit International moderne des Nations civilisées919. Le libellé de la clause de Martens était devenu dans les consciences juridiques une référence fondamentale. Dans son rapport daté du 7 juin 1945, et remis au Président Truman, le juge Robert H. Jackson, procureur au procès de Nuremberg, divisait les différentes catégories de crimes nazis en trois espèces. La première catégorie avait trait aux crimes de guerre, la seconde aux crimes contre l’humanité, la troisième aux crimes contre la Paix. Mais son texte ne comprenait pas encore clairement la formulation du crime contre l’humanité puisque cette dernière allait être élaborée ultérieurement par la commission juridique internationale ayant à rédiger le statut du Tribunal Militaire International devant siéger à Nuremberg. La référence du juge Jackson pour présenter juridiquement au Président Truman les crimes contre l’humanité commis par les Nazis était la clause de Martens. En visant les atrocités et les agressions commises depuis 1933, y compris les atrocités ou les persécutions raciales ou religieuses, comme une des catégories de crimes nazis, le juge Jackson écrivait dans son rapport : “ on ne fait en cela que reconnaître les principes de la loi criminelle établis depuis 1907. La quatrième convention de La Haye décidait que les habitants et les belligérants resteraient sous la protection de la règle : “ les principes de la loi internationale, tels qu’ils résultent de l’usage établi parmi les peuples 918 P. Valéry, « La crise de l’Esprit » in P. Valéry, Variété I, Paris, Gallimard, 1966 (1ère édition 1924) p. 33 et 53. V. Poustoganov, « Un humaniste des temps modernes : Féodor Féodorovitch Martens (1845-1909) » in Revue Internationale de la Croix-Rouge, op. cit., pp. 322-338. (voir note 252) 919 306 civilisés, des lois de l’humanité, et des prescriptions de la conscience publique. “ 920 L’année 1907 à laquelle il était fait référence était celle de la deuxième Conférence de la Paix de La Haye, conférence à laquelle était de nouveau présent le professeur Martens mais aussi le professeur Louis Renault. Il apparaît maintenant nécessaire de citer quelques phrases du point de vue de James Brown Scott à propos de Louis Renault, précisément, parce que, les trois noms de Fiodor F. Martens, Louis Renault, André N. Mandelstam, symbolisent le cheminement juridique, linguistique, historique, russe, français, européen, qui va des lois de l’humanité au crime contre l’humanité. “ Que dire de M. Renault sans paraître se complaire à l’exagération ? (...) Le Professeur Louis Renault était tout indiqué pour le grand rôle qu’il devait jouer à la Deuxième Conférence de la Paix. (...) Son habileté dans les débats, -- sa réponse à la magistrale argumentation de Bieberstein contre l’arbitrage fut le grand discours de la Conférence -- (...) le firent peu à peu considérer, non plus comme un membre de la délégation française, (sa langue maternelle était celle de la conférence), mais comme l’homme de confiance, le conseiller et le guide de la Conférence tout entière. Il vint à la Conférence en Français, il la quitta en citoyen du monde. (...) Ce n’est point manquer de courtoisie envers les autres délégations, (...) que de dire de Louis Renault qu’il fut l’homme entre les hommes, l’incarnation même de l’esprit et des desseins de la Conférence, et que son travail, (...) a inséparablement lié son nom à celui de la Deuxième Conférence de la Paix, et lui a, à son heure assuré le souvenir reconnaissant de la postérité. “ 921 Martens et Renault avaient chacun joué un rôle très important dans la première et la deuxième Conférence de la Paix de La Haye, l’un et l’autre étaient des figures respectées du Droit International Public, l’un et l’autre avaient enseigné cette discipline juridique, soit à Petrograd, soit à Paris, à André Nicolayévitch Mandelstam. L’on peut donc penser que, ce dernier, porte en son esprit l’enseignement de ses deux maîtres quand il professe en 1931 un cours sur la Protection Internationale des Droits de l’Homme, à l’Académie de Droit International de La Haye. Nous avons cité la phrase de ce cours dans laquelle l’extermination méthodique des Arméniens par le gouvernement jeune turc est qualifiée de crime contre l’humanité. Nous pouvons penser que du point de vue sémantique, l’expression : crime contre l’humanité, est la conséquence linguistique de la fusion intime de deux expressions, l’expression : Loi de l’humanité et l’expression attentat contre l’humanité. Attenter à la Loi de l’humanité, c’est commettre un attentat contre l’humanité. Commettre un attentat contre l’humanité c’est accomplir un crime contre l’humanité, qui représente une violation criminelle de la Loi de l’humanité. Le crime contre l’humanité naît linguistiquement, d’un processus de juridicisation pénale de l’expression attentat contre l’humanité. Et ce processus peut s’accomplir parce qu’il s’appuie sur l’expression fondamentale : Loi de l’humanité. R. Jackson, « Rapport du juge Jackson au Président Truman du 7 juin 1945 » in E. Aroneanu, Le Crime contre l’Humanité, Paris, Librairie Dalloz, 1961, p. 301. 921 J.-B. Scott, Les Conférences de La Haye de 1899 et 1907, op. cit., p. 151. 920 307 Louis Renault est né en 1843, Fiodor F. Martens est né en 1845, dans leur esprit s’effectue la liaison entre la Loi de l’humanité et l’attentat contre l’humanité, de cette liaison surgira dans la bouche de leur élève l’expression : crime contre l’humanité, dans le temps même où cette expression surgira sous la plume de Georges Clémenceau. F. F. Martens dès le début de ses études de droit avait pu prendre conscience de la dimension juridique de droit international de l’expression : Loi de l’humanité. En effet en 1863, on avait introduit dans l’armée russe, une balle qui pouvait servir à faire sauter les voitures de munitions, grâce à une capsule qui en assurait l’éclatement au contact d’une substance dure. La crainte que ce genre de balles ne fût utilisé contre des troupes augmenta, lorsqu’en 1867, on y apporta une modification lui permettant de faire explosion, sans capsule, au simple contact d’un corps mou. Le ministre russe de la défense, le général Milioutine, hésitait à permettre l’usage de cette balle ainsi modifiée. Il amena son gouvernement à prendre la décision d’adresser, sous l’autorité du Tsar Alexandre II, une invitation aux dix-sept puissances représentées à la Cour de Russie dans le but d’examiner si les moyens de faire la guerre ne pourraient être humanisés. Les délégués militaires se réunirent à Saint Pétersbourg (Petrograd) en novembre 1868 et y rédigèrent la Déclaration du même nom énonçant : “ considérant que les progrès de la civilisation doivent avoir pour effet d’atténuer autant que possible les calamités de la guerre. (...) Que l’emploi de pareilles armes (les balles explosibles) serait dès lors contraires aux lois de l’humanité ». 922 C’est en 1863 que Martens avait commencé ses études universitaires à la Faculté de droit de l’Université de Saint Pétersbourg, et c’est dans cette même université qu’il avait professé son cours inaugural en 1871, après avoir été promu Docteur en Droit et avoir suivi des enseignements dans les universités de Vienne, Heidelberg et Leipzig. Il ne pouvait donc pas ignorer l’importance et la valeur internationale de l’expression : Loi de l’humanité. Il pouvait d’autant moins l’ignorer, qu’était publié en 1873, dans la Revue de Droit International et de Législation Comparée dirigée par G. Rolin-Jaequemyns, un long article de soixante-dix pages de G. Carnazza Amari, professeur à l’université royale de Catane, consacré à un Nouvel exposé du principe de non intervention. Dans cet article, le chapitre XII était consacré à l’examen de la question de L’intervention chez un peuple qui foule aux pieds les lois de la justice et de l’humanité. Ce qui nous intéresse dans cet article c’est que l’expression : attentat contre l’humanité voisine avec l’idée clairement énoncée par l’auteur selon laquelle : “ l’hypothèse d’une nation obstinée dans le mal est une hypothèse impossible. Les peuples ne commettent jamais de délits parce qu’il existe toujours en eux une autorité souveraine, ayant uniquement pour but de réaliser le droit et non le délit. Il est vrai que l’histoire nous parle des Anabaptistes de Munster, des Jacobins de Paris, des Mormons d’Amérique, qui ont fait une ample moisson de vies humaines ; mais il nous semble que leurs nombreuses victimes ne peuvent leur être imputées à crime, car ils entendaient par là seulement assurer l’existence politique de leur nation ou de leur religion. Ils n’ont pas voulu le crime pour le crime. (...) S’il fallait admettre l’intervention en pareil cas, il aurait fallu l’admettre chez tous les peuples de l’antiquité qui immolaient aux dieux païens des victimes humaines. A plus forte raison, il aurait fallu la répéter 922 Ibidem, p. 25. 308 dans les temps modernes, alors que l’on outrageait l’humanité par la torture des bûchers, croyant faire oeuvre sainte et utile. Aujourd’hui encore on aurait le droit d’enseigner que l’esclavage de la race humaine est vis-àvis de la civilisation actuelle, un crime égal à celui que commettaient les cannibales, en tuant et en dévorant leurs semblables. Rien n’est d’ailleurs moins aisé que de juger si un peuple viole ou respecte le droit, en pratiquant certains actes que lui-même croit justes et que d’autres considèrent comme injustes. Il fut un temps où les catholiques, appartenant aux nations les plus civilisées du monde, estimaient qu’il était licite et honnête de bruler les hérétiques, tandis que d’autres y voyaient un attentat contre l’humanité. “ 923 § 4. L’ATTENTAT CONTRE L’HUMANITÉ Dans ce texte de Carnazza Amari, nous lisons toutes les composantes sémantiques et juridiques qui permettront ultérieurement la constitution de l’expression : crime contre l’humanité. Pour comprendre le processus de pensée qui a été à l’origine de l’obligation intellectuelle contraignant A. N. Mandelstam à qualifier de crime contre l’humanité l’extermination méthodique des Arméniens en 1915, suite à la décision du gouvernement jeune turc, il nous suffit de lire deux documents. Le premier est un rapport du ministère français des Affaires étrangères daté du mois de décembre 1915 et publié par les soins d’Arthur Beylerian. Il est à noter que ce rapport représente la mise en forme de renseignements provenant de Constantinople, adressé à Mgr Ghévond Tourian, Prélat des Arméniens de Bulgarie, ce dernier les ayant lui-même adressés aux autorités françaises compétentes. Dans ce rapport nous pouvons lire : “ toute la population arménienne de Turquie a été en définitive condamnée à mort et cet arrêt a été mis à exécution avec une méthode toute germanique dans tout l’Empire. Ni l’Allemagne, ni l’Autriche n’ont fait un geste pour arrêter leur alliée ; (...) Ces attentats contre l’humanité sont une répétition aggravée des massacres de 1895, organisés par le sultan Abdul-Hamid, qui au lendemain de ses atroces exploits, ne trouvait plus qu’une seule main souveraine tendue vers lui, celle de Guillaume II. “ 924 Dès 1915, 1917, trois formulations du crime contre l’humanité coexistent dans les esprits. Crime contre l’humanité et la civilisation, crime de lèse-humanité (Mandelstam dans son livre Le Sort de l’Empire Ottoman) et attentat contre l’humanité. Le deuxième document qui explique le cheminement intellectuel de A. N. Mandelstam, c’est le Rapport sur la violation des lois et coutumes de la guerre et des lois de l’humanité, rédigé par une commission dite commission des quinze, instituée par la Conférence de Paris lors de sa seconde session plénière en date du 25 janvier 1919. Il s’agissait pour la commission d’analyser de décrire et de qualifier juridiquement ces violations, d’établir les responsabilités de ces dernières et d’instituer un tribunal de caractère international pour juger les responsables de ces violations. Les articles 227 et 228 du Traité de Versailles déclaraient G. Carnazza Amari, « Nouvel exposé du Principe de non intervention » in Revue de Droit International et de Législation Comparée, t. V, 1873. 924 A. Beylerian, Les Grandes Puissances l’Empire ottoman et les Arméniens dans les Archives françaises (1914-1918), op. cit., p. 155. 923 309 l’Empereur Guillaume II responsable d’une violation de la morale internationale et de la loi internationale constituée par les Traités non respectés par l’Allemagne et ceci dans la droite ligne de l’argumentation élaborée par A. de Lapradelle, secrétaire général de la Commission des quinze, lisible dans son article cosigné par F. Larnaude : Examen de la responsabilité pénale de l’empereur Guillaume II d’Allemagne. Ce qui était particulièrement intéressant dans ce Rapport c’était le compte rendu des opinions dissidentes des membres américains de la Commission sur les Responsabilités. Toute l’argumentation de Robert Lansing et de James Brown Scott reposait sur l’idée selon laquelle les lois de l’humanité ne pouvaient constituer un fondement réellement juridique à la responsabilité pénale des auteurs des violations des lois et coutumes de la guerre. Dans leur mémorandum sur les principes qui devraient déterminer les actes de guerre indécents et inhumains ils énonçaient : “ est considéré comme pleinement coupable un camp qui perpétrerait un acte inutile de cruauté sans raisons suffisantes. Un tel acte est un crime contre la civilisation, sans circonstance atténuante. “ En s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis ils affirmaient : “ ce qui est vrai pour les Etats américains doit être vrai pour la communauté lézardée que nous appelons Société des Nations. (What is true of the American States must be true of this looser union which we call the Society of Nations.) Selon le raisonnement de ces deux juristes, l’absence de conception universelle de l’humanité (There is no fixed and universal standard of humanity)925 avait comme conséquence l’impossibilité d’évoquer la réalité effective d’une loi de l’humanité, cette dernière pouvant tout au plus être considérée comme un principe d’humanité de nature morale, se rapprochant de l’équité et ne pouvant constituer un fondement juridique acceptable à des poursuites pénales mettant en cause les plus hauts responsables politiques de la souveraineté étatique. Et c’est précisément cette doctrine américaine refusant de considérer la juridicité des Offences against the laws of humanity, des crimes contres les lois de l’humanité, qui contraignit A. N. Mandelstam à souligner typographiquement l’expression crime contre l’humanité dans son cours de 1931 professé à l’Académie Internationale de La Haye. Ce crime contre l’humanité a été prouvé, dans toute son horreur, écrit Mandelstam, évoquant l’extermination méthodique d’environ un million d’Arméniens par le gouvernement jeune-turc. La sémantique, l’histoire, la doctrine juridique, nous enseignent que le surgissement de l’expression : crime contre l’humanité, se réalise par la fusion de deux expressions : loi de l’humanité et attentat contre l’humanité. Il sera alors nécessaire de se souvenir que l’expression : règle de l’humanité, est utilisée par Grotius à plusieurs reprises quand il rédige son livre fondamental publié en 1625 à Paris, Le Droit de la Guerre et de la Paix. De même, sera-t-il nécessaire de lire l’ouvrage principal de Samuel Pufendorf (1632-1694) publié en Suède à Lund en 1672, et traduit du latin en français par Barbeyrac, Le Droit de la Nature et des Gens ou Système Général des Principes les plus importants de la Morale, de la Carnegie Endowment for International Peace, Violations des Lois et Coutumes de Guerre, Conférence de Paris, 1919, Oxford, Clarenton Press, 1919. 925 310 Jurisprudence, et de la Politique. 926 C’est Pufendorf, le premier à avoir enseigné le droit naturel dans une université, qui a popularisé L’École du droit de la nature et des gens initiée par Grotius. Cette École affirme que le droit naturel constitue une science autonome se suffisant à elle-même et qui doit dominer la jurisprudence. Dans la pensée de Pufendorf, la Loi de l’Humanité, constitue une formulation d’un des principes les plus importants de son Système Général. Le Livre troisième de son ouvrage traite des Devoirs absolus des Hommes les uns envers les autres. Le chapitre trois de ce troisième Livre traite des Devoirs communs de l’Humanité dont le socle est constitué par la Loi de l’Humanité, les Lois Générales de l’Humanité, qui permettent de juger du bien fondé des devoirs de l’Humanité. Les Devoirs les plus communs de l’Humanité ou offices les plus communs de l’Humanité, nous font penser irrésistiblement au De Officiis de Cicéron dont nous avons cité la remarque du traducteur considérant le mot : humanitas, comme un mot intraduisible. § 5. LE DROIT DE L’HUMANITÉ Il existe une troisième expression, qui a contribué, au surgissement de l’idée du crime contre l’humanité. C’est l’expression : droit de l’humanité. Georges Clémenceau identifiait dans son livre Grandeurs et misères d’une victoire, la guerre de 1914-1918, une entreprise allemande de conquêtes en vue de s’assurer la domination de l’Europe et du monde, et le crime contre l’humanité. Un des contemporains de Samuel Pufendorf était François de Salignac de La Mothe Fénelon. En 1689, Louis XIV confia à ce dernier la tâche d’éduquer son petit-fils, le duc de Bourgogne, appelé à lui succéder sur le trône. Pour contribuer à cette éducation Fénelon eut l’idée de faire dialoguer les héros de la mythologie, de la culture et de l’histoire antique. Il donna le titre de Dialogues des Morts à ce travail d’écriture. Dans un dialogue entre Alcibiade et Socrate, il fait dire à ce dernier : “ ... le droit de conquête est un droit moins fort que celui de l’humanité. Ce qu’on appelle conquête devient le comble de la tyrannie et l’exécration du genre humain, à moins que le conquérant n’ait fait sa conquête par une guerre juste, et n’ait rendu heureux le peuple conquis en lui donnant de bonnes lois. “927 L’expression : crime contre l’humanité, utilisée par Georges Clémenceau pour nommer la dernière guerre comme guerre allemande de conquête en vue d’une domination de l’Europe et du monde, trouve sa première origine sémantique dans cette phrase de Fénelon. Le droit de l’humanité implique nécessairement une guerre juste. Le droit de conquête implique nécessairement le comble de la tyrannie et l’exécration du genre humain. Le genre humain engendre un droit de l’humanité qui implique la mise en oeuvre des règles supérieures de l’humanité et de la justice. La négation du genre humain engendre un droit de conquête qui implique la mise en oeuvre des règles tyranniques de l’inhumanité et de l’injustice. Les phrases de Clémenceau et de Fénelon nous font comprendre qu’une des significations du crime contre l’humanité réside dans l’idée selon laquelle S. Pufendorf, Le Droit de la Nature et des Gens, Traduit du latin par Jean Barbeyrac en 1712, Édition de Bâle, 1732, rééditée par Le Centre de Philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1987. 2 volumes. Dans le volume 1 on peut lire les expressions : « Loix de l’Humanité, Devoirs de l’Humanité, pur principe d’Humanité ou de Charité » Livre III, Chapitre IV, p. 348-349. Dans le volume 2 on peut lire : « il est de l’Équité et de l’Humanité du souverain de faire en sorte que chacun se ressente des avantages qui reviennent d