Accès à la thèse en ligne - Bibliothèques de l`Université d`Artois

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UNIVERSITE D’ARTOIS
École Doctorale 74
des sciences juridiques,
politiques et de gestion
DOCTORAT DE DROIT
Wladimir NASLEDNIKOV
NAISSANCE ET DEVELOPPEMENT
DU CONCEPT DE CRIME
CONTRE L’HUMANITE
Thèse : dirigée par Monsieur Arnaud DE RAULIN
Soutenue le : 7 janvier 2009 – Faculté de droit de Douai
Jury :
- Arnaud DE RAULIN, Professeur à l'Université d'Artois
- Alain VUILLEMIN, Professeur à l'Université d'Artois
- Stamatios TZITZIS, Directeur de Recherche - CNRS
(Université Paris II)
- Guillaume BERNARD, Maître de Conférence à l'ICES et à
l'IEP de Paris
1
2
SOMMAIRE
INTRODUCTION
p.5 - 28
PARTIE I - LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET SES FONDEMENTS
SPIRITUELS
p.30 - 166
Titre 1 - LES ORIGINES CHRÉTIENNES DE SAINT AUGUSTIN A LA CHEVALERIE
p.30 - 69
CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE D’UNE OBLIGATION D’HUMANITÉ
p.31 - 41
CHAPITRE 2 - L'AFFIRMATION DE LA PRIMAUTÉ DU SPIRITUEL
p.42 - 57
CHAPITRE 3 - LA CONSTRUCTION AUGUSTINIENNE DU SENTIMENT
D’HUMANITE
p.58 - 69
Titre 2 - LES ORIGINES JURIDIQUES DU CONCEPT
p.70 - 109
CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE DU PRINCIPE D’HUMANITÉ
p.70 - 81
CHAPITRE 2 - LA RECONNAISSANCE D’UNE OBLIGATION DE GUERRE JUSTE
p.82 - 92
CHAPITRE 3 - L’ÉLABORATION D’UN DROIT DE LA GUERRE ET DE LA PAIX
p.93 - 109
Titre 3 - LES ORIGINES HUMANISTES : DE CICERON A ERASME
p.110 - 166
CHAPITRE 1 - LA SIGNIFICATION DE L’HUMANITAS SELON CICERON
p.111 - 125
CHAPITRE 2 - LA SIGNIFICATION DE L’HUMANITAS SELON ÉRASME
p.126 - 142
CHAPITRE 3 - L'HERITAGE INDESTRUCTIBLE DE CONSTANTINOPLE
p.143 - 166
PARTIE II - LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET SES CONSTRUCTIONS
SÉMANTIQUES
p.168 - 346
Titre 1 - LA FORMULATION HISTORIQUE : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU PEUPLE
p.168 - 208
CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ
DU PEUPLE PAR LA RÉVOLUTION FRANCAISE
p.169 - 181
CHAPITRE 2 - LA RECONNAISSANCE DES TROIS TERMES DE LA RELIGION
ROYALE PAR LES RÉVOLUTIONNAIRES FRANÇAIS
p.182 - 208
Titre 2 - LA FORMULATION MYSTIQUE : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU CHRIST
p.209 - 278
CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DU CHRIST
PAR L’EMPEREUR
p.209 - 249
CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HISTORIQUE DU CONCEPT DE SUMMA PAUPERTAS
p.250 - 278
Titre 3 - LA FORMULATION JURIDIQUE : LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
DE L’HOMME
p.279 - 346
CHAPITRE 1 - LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ
DE L’HOMME PAR LES NATIONS UNIES
p.279 - 312
CHAPITRE 2 - LA CONSCIENCE HISTORIQUE DU CONCEPT DE CRIME
CONTRE L’HUMANITÉ
p.313 - 346
3
PARTIE III - LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET SES PROCÈS,
LA
RECONNAISSANCE MONDIALISÉE DE LA VICTIME
COMME HUMANITÉ
p.348 - 506
Titre 1 - LA RÉALISATION GÉNOCIDAIRE DU CRIME CONTRE L'HUMANITÉ
p.348 - 400
CHAPITRE 1 - DE LA DESTRUCTION DES ARMÉNIENS
DE L’EMPIRE OTTOMAN À LA DESTRUCTION DES JUIFS D’EUROPE
p.350 - 375
CHAPITRE 2 - DE LA MISE À MORT DES CAMBODGIENS D’ASIE À LA MISE À MORT
DES RWANDAIS D’AFRIQUE
p.376 - 400
Titre 2 - LES PROCÈS TURCS, ALLEMANDS ET INTERNATIONAUX DU CRIME
CONTRE L’HUMANITÉ
p.401 - 443
CHAPITRE 1 - LES PROCÈS DES CRIMINELS JEUNES-TURCS
p.402 - 419
CHAPITRE 2 - LES PROCÈS DES CRIMINELS NAZIS
p.420 - 443
Titre 3 - LES PROCÈS ISRAÉLIEN, FRANÇAIS ET INTERNATIONAUX DU CRIME
CONTRE L’HUMANITÉ
p.444 - 506
CHAPITRE 1 - LE PROCÈS D’EICHMANN
p.444 - 453
CHAPITRE 2 - LES PROCÈS FRANCAIS DU CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
p.454 - 479
CHAPITRE 3 - LES JURIDICTIONS PÉNALES INTERNATIONALES
p.480 - 506
CONCLUSION
p.507 - 525
BIBLIOGRAPHIE
p.527 - 561
TABLE DES MATIERES
p.562 - 571
4
INTRODUCTION
Sous les coups de boutoir du temps et de la souffrance humaine,
la pensée juridique a été contrainte de sortir de son cadre institutionnel.
Depuis la Deuxième Guerre mondiale, cette pensée a été tiraillée entre deux
énoncés contradictoires. D’un côté, comme H. Donnedieu de Vabres
l’écrivait, cette pensée juridique comprenait que les termes du crime contre
l’humanité appartiennent au langage de la philosophie, de la sociologie, de
la politique, plutôt qu’à celui du Droit pénal. 1Mais, d’un autre côté, comme
H. Meyrowitz l’écrivait, cette pensée juridique affirmait la nécessité d’un
« au-delà de toute référence philosophique » pour appréhender la conduite
objective des États et des hommes. 2 Dès lors le concept de « Crime contre
l’Humanité » apparaissait comme insaisissable.
Comme chaque mot, par exemple le mot « État », par exemple
le mot « Civilisation », par exemple le mot « Solidarité », le concept de
crime contre l’humanité relève d’une étude particulière. 3 Cette étude
particulière passe par cinq termes : le psychique, le juridique, l’historique, le
politique, le philosophique. Ce passage signifie qu’il est strictement
impossible de considérer le concept de crime contre l’humanité comme un
simple objet juridique. Ce concept doit donc être étudié avec patience, selon
une temporalité qui garde son énigme et son mystère. 4 D’un côté donc, le
crime contre l’humanité indique une réalité obsédante de souffrance et de
mort au-delà de la rationalité. D’un autre côté, il devient le support
d’énoncés idéologiques tels que celui-ci : « quand l’ONU inscrira t-elle
l’anti-occidentalisme et le racisme anti-blanc au rang des crimes contre
l’humanité. » 5 S’il en est ainsi, c’est parce que le concept de crime contre
l’humanité incarne une tension spirituelle extraordinaire entre le principe
d’espérance et le principe d’élimination comme leitmotiv. Le principe
d’espérance est concrétisé par la réalité d’un Ordre Public Universel6
qu’incarnerait une justice internationale véritable. Le principe d’élimination
comme leitmotiv fut mis en œuvre par le nazisme comme destruction de
l’espèce humaine. 7 D’un côté donc « du plus profond de nous-mêmes,
quelque chose surgit et cherche à saisir. »8 Mais de l’autre côté « la volonté
d’extermination (le « principe d’élimination comme leitmotiv ») était une
partie intégrante du concept idéologique de Hitler. » 9
H. Donnedieu de Vabres, « Le jugement de Nuremberg et le principe de légalité des délits et des peines », in
Revue de Droit pénal et de Criminologie, 1947.
2
H. Meyrowitz, Le Principe de l’égalité des Belligérants devant la Guerre, Paris, Pédone, 1970, p. 135.
3
J.P Brancourt, « Des « estats » à l’État : évolution d’un mot », in Archives de Philosophie du Droit, Tome 21,
1976. Et É. Benveniste, « Civilisation : contribution à l’histoire du mot », in É. Benveniste, Problèmes de
linguistique générale, T I-II, Paris, Gallimard, 1966, TI, p. 336. Et M.C Blais La solidarité, Histoire d’une
idée, Paris, Gallimard, 2007.
4
G. Lebrun, La Patience du concept, Paris, Gallimard, 1972.
5
P. Bruckner, Le Sanglot de l’homme blanc, Paris, Le Seuil, 1983, p. 246.
6
J.Y Dautricourt, « Le Droit pénal dans l’Ordre Public Universel », in Revue de Science Criminelle et Droit
Pénal Comparé, 1948.
7
R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957.
8
E. Bloch, Le Principe Espérance, Tome I-II-II. Paris, Gallimard, Tome I, 1976, p. 62.
9
R. Ogorreck Les Einsatzgruppen, Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Calmann-Lévy /
Mémorial de la Shoah, 2007, p. 175.
1
5
C’est donc à cause de cette tension portée par le concept de
crime contre l’humanité, que « le concept d’Humanité a (…) pris place aux
côtés des concepts de paix et de sécurité comme valeur fondamentale des
Nations Unies. » 10 Valeur fondamentale identique à l’idée d’éternité,
représentée par « cette lumière qui descend sur le temps humain et nous
conduit à y reconnaître un ordre qu’il est plus facile d’éprouver que de
définir. » 11 De cette perception les juristes furent amenés à comprendre que
le concept de crime contre l’humanité échappe à l’emprise du temps et des
frontières. 12 Et ceci parce qu’il n’y a pas de réparations pour l’irréparable. 13
Puisqu’il existe une doctrine millénaire de l’humanitas, nous
avons contesté l’écrit d’un professeur de droit affirmant : « le Droit est un
concept d’interprétation. » 14 De la même manière, contrairement à un juriste
écrivant « nous nous dispensons de rechercher dans le passé des précédents
ou des préfigurations de l’incrimination de crime contre l’humanité. » 15,
nous lui avons répondu : il est nécessaire d’introduire le temps dans le
cheminement patient du concept. Alexandre Vladimirovitch Kojevnikov
écrivit : « la Temporalité (ou le « Temps » au sens large) n’est rien d’autre
ni de plus que le concept. » 16 Saint Augustin n’a-t-il pas écrit : « tant
d’années écoulées – une douzaine à peu près – depuis qu’à la lecture de
l’Hortensius de Cicéron, mes dix-neuf ans s’étaient enflammés d’amour
pour la sagesse. » 17
Le concept de crime contre l’humanité repose sur trois réalités.
La première, c'est celle d’une doctrine millénaire de l’humanitas.
Réfléchissant à la valeur respective qu’un homme de bien peut donner à un
esclave et à un cheval de prix, et sur l’opération spirituelle que le maître de
ces deux marchandises doit accomplir pour choisir de jeter à la mer l’une ou
l’autre de ces deux cargaisons, Cicéron écrivait : « hic alio res familiaris,
alio ducit humanitas », ainsi traduit : « ici, l’intérêt du patrimoine va d’un
côté, mais l’humanité d’un autre ». 18 Un commentateur contemporain, P.
Grimal, le confirme : « le mot d’humanitas est fréquent chez Cicéron, et
cette notion est l’un des thèmes majeurs de sa pensée ». 19 Giambattista Vico,
lui aussi, s’appuie sur le mot humanitas. N’écrit-il pas : « la seconde des
choses humaines, ce sont les sépultures (en latin humanitas, dans son
premier sens propre vient de humare, ensevelir) (…) Cette humanité eut son
commencement dans l’acte de humare, ensevelir (telle est la raison pour
laquelle nous avons pris les sépultures pour troisième principe de cette
Science) (…) Finalement, pour saisir à quel point les sépultures sont un
grand principe de l’humanité, qu’on imagine un état bestial dans lequel les
N. Schrijver, « Les Valeurs Générales et le Droit des Nations Unies », in Chemain (R.) et Pellet (A.) (dir) La
Charte des Nations Unies, Constitution Mondiale ? Paris, Pedone, 2006, p. 86.
11
J. Guitton, Le Temps et L’Éternité chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Vrin, 1971, 2004, p. 404.
12
R.J Dupuy, L’Humanité dans l’imaginaire des nations, Paris, Juliard, 1991, p. 204.
13
V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 59.
14
R. Dworkin, L’Empire du droit, Traduit de l’américain par Elisabeth Soubrenie, Paris, PUF, 1994, p. 446.
15
H. Meyrowitz, La Répression par les tribunaux allemands des Crimes contre l’Humanité et de
l’appartenance à une organisation criminelle, Paris, LGDJ, 1960, p. 5.
16
A. Kojève, Le Concept, le Temps et le Discours, Paris, Gallimard, 1990, p. 277.
17
Saint Augustin, Confessions, Traduit du latin par Pierre de Labriolle, Paris, Les Belles Lettres, 2002, Livre
VIII-VII- 17.
18
Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, Traduit du latin par Maurice Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1984, Livre
III-XXIII-89.
19
P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 9.
10
6
cadavres humains resteraient sur la terre sans être ensevelis, pour être la
pâture des corbeaux et des chiens ; il est certain que cette condition bestiale
doit aller de pair avec celle qui laisse les champs incultes et les cités
inhabitées, et que les hommes à la manière des porcs, iraient manger des
glands ramassés dans la pourriture de leurs morts ? ». 20 Cette doctrine
millénaire de l’humanitas est ce qui enracine l’acte de penser lui-même dans
l’acte de tuer.
Une deuxième réalité, c'est celle du concept de Summa Paupertas. Marsile
de Padoue écrivait en 1324 : « nous allons maintenant aborder notre thèse
principale. Nous voulons montrer que le Christ voyageur, a observé la très
haute forme ou mode de pauvreté méritoire ». 21 Deux figures triangulaires
sont à considérer. Le premier est formé par Marsile de Padoue, Guillaume
d’Ockham, Maître Eckhart. Le deuxième est constitué par Walter Benjamin,
Martin Heidegger, Robert Antelme.
La Révolution française représente ce lieu d’où s’inverse dans le temps
l’inconscient de ces deux figures, permettant ainsi, par ce mouvement, de
toucher du doigt la racine de la pauvreté, se situant dans le moment de
mourir. Un auteur moderne, P. Riviale, n’a-t-il pas écrit : « la misère
invisible guide le monde marchand ?» 22 Un historien de la Destruction des
Juifs d’Europe n’a-t-il pas dit : « eh bien, les premiers à mourir furent les
plus pauvres des pauvres. C’est une question qu’il nous faut affronter. » 23
Une troisième réalité, c'est celle de la Trinité formée par le monde grec, le
monde romain et le monde oriental. C’est la ville de Constantinople qui
symbolise l’architecture de cette très ancienne et très obscure Trinité
primordiale. Un auteur contemporain n’écrit-il pas : « … la mort en cet
empire rôdait partout pour tout le monde petits et grands ». Un autre auteur
contemporain n’écrit-il pas : « Constantinople est l’oeil du Monde ? ». Un
autre auteur contemporain n’écrit-il pas : « pour comprendre la transition
du monde antique au Haut Moyen-Âge, il faut d’abord comprendre la
signification de la culture que transmet l’Antiquité. L’intermédiaire
politique le plus solennel de cette culture est représenté par la nouvelle
Rome née sur le Bosphore, Constantinople ? » Et donc : « en Orient grec
l’Empire n’était pas Rome, c’était l’empereur ». 24
De même que le concept de crime contre l’humanité repose sur
ces trois réalités, de même il faut écrire que ce concept ne peut être fondé
car il possède une dimension d’irréductibilité identique à celle du besoin
sexuel. Le 19 mai 1971, on peut entendre cette phrase : « le besoin
expressément spécifié comme tel est le besoin sexuel. (…) Ce besoin, cet
irréductible dans le rapport sexuel (…) n’est pas mesurable, et c’est bien
cet élément d’indétermination où se signe ce qu’il y a de fondamental, c’est
à savoir, très précisément, que le rapport sexuel n’est pas inscriptible,
G. Vico, Principes d’une Science Nouvelle relative à la Nature Commune des Nations, Traduit de l’italien
par Alain Pons, Paris, Fayard, 2001, § 12, § 337, § 537.
21
Marsile de Padoue, Le Défenseur de la Paix, Traduction par Jeannine Quillet, Paris, Vrin, 1968, Deuxième
Partie, Chapitre XIII, § 33.
22
P. Riviale Le Principe de misère, Paris, Le Félin, 2007, p. 347.
23
H. Hilberg, « Y a-t-il un nouvel antisémitisme ? » in www.rue89.com/2007/08/10.
24
P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Paris, Seuil, 2005, p. 65 et 263. Et G. Dagron, Naissance d’une Capitale,
Paris, PUF, 1974, p. 76. Et G. Tabacco, Universalismes et Idéologies politiques De l’Antiquité tardive à la
Renaissance, Traduit de l’italien par Daniel Arasse, Paris, Gérard Monfort, 2001, p 1.
20
7
fondable, comme rapport ». 25 Un auteur contemporain n’a-t-il pas écrit :
« car le secret le plus secret des Baruya est celui-ci. C’est la femme qui
avait précédé l’homme sur cette terre. Ce sont les femmes qui avaient
inventé les flûtes sacrées, dont le nom secret, enseigné aux initiés, signifie
en fait “ vagin“. » 26 Ainsi donc, de même que je suis en train d’écrire, de
même tu es en train de me lire, mais de quel besoin irréductible le concept
de crime contre l’humanité tire-t-il sa consistance dans l’acte de notre
lecture commune.
Cette consistance est celle du cri de la pulsion de mort car
« Tous les éléments de la pulsion de mort se rassemblent dans le cri, (….)
Le « trou du cri » est un trou intérieur, mais c’est aussi celui de la Chose.
La pulsion de mort pénètre dans ce creux intérieur pour ensuite revenir à la
surface. Le cri ainsi creuse le corps – et en même temps résonne dans
l’espace où manque la Chose. C’est à ce niveau du cri dit Lacan
qu’apparaît le Nebenmensh (La Chose) – creux infranchissable, marqué à
l’intérieur de nous-mêmes, et dont nous pouvons à peine approcher ». 27 Ce
cri de la pulsion de mort signifie une douleur irréductible voyageant
doublement dans le temps comme circulation cachée des mots, comme
harmonie des langues. Dans le mouvement de cette douleur irréductible, la
fonction de l’écriture est capitale, car pour jouir, ou plus exactement pour
tirer plaisir de sa jouissance, le sujet doit pouvoir se représenter l’objet de ce
plaisir, par exemple l’épreuve d’Antonin Artaud comme « mouvement qui
est à ma connaissance, absolument unique ». 28 Le Sujet doit donc
« surmonter par la pensée et la sensation d’une souffrance extrême » 29 la
tension spirituelle extraordinaire portée par le concept de crime contre
l’humanité. Or cette tension spirituelle extraordinaire est revêtue d’un
double vêtement construit de l’ombre et de la lumière. Le vêtement d’un
Droit commun de l’humanité indiquant la vie. Le vêtement d’un Mal radical
dans la nature humaine indiquant la mort. C’est parce qu’il portait sans le
savoir ce double vêtement qu’un philosophe allemand a pu voir dans la
Révolution française, d’une part le « premier spectacle prodigieux depuis
que nous savons quelque chose du genre humain », d’autre part
« l’événement le plus épouvantable et qui blesse la vue. » 30 Un premier
moyen d’expression de cette tension spirituelle extraordinaire c’est la
circulation cachée des mots, un deuxième moyen d’expression de cette
tension spirituelle extraordinaire c’est l’harmonie des langues.
Le cheminement de cette circulation cachée des mots est
marquée par trois expressions : le « Droit commun de l’humanité », le « Mal
radical » et le « Crime contre l’humanité ». Antoine Pillet est né en 1857, il
meurt en 1926. En 1950, Antonio Truyol Y Serra, dans une étude consacrée
aux Doctrines sur le fondement du droit des gens, qualifie Pillet « d’éminent
juriste ». 31 En 1951, Albert de la Pradelle présente Pillet comme un
philosophe, comme « un des plus représentatifs des écrivains français, car
J. Lacan, Le Séminaire Livre XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 131.
M. Godelier Au Fondement des sociétés humaines, Paris, Albin Michel, 2007, p. 164.
27
A. Juranville Lacan et la philosophie, Paris, PUF, 1984, p. 232.
28
S. André L’Epreuve d’Antonin Artaud et l’expérience de la psychanalyse, Bruxelles, Luc Pire, 2007, p. 112 et 209.
29
P. Guyotat Formation, Paris, Gallimard, 2007, p. 175.
30
G.W.F Hegel, Principes de la philosophie du droit, Traduit par Jean-François Kervégan, Paris, PUF, 1998, p.
316.
31
A. Truyol Y Serra, Doctrines sur le fondement du droit des gens, Paris, Pedone, 2007, p. 127.
25
26
8
il eut sur le droit de la guerre ce rare privilège d’exprimer le sentiment
national. » 32 Au centre des réflexions de Pillet se situe l’expression Droit
commun de l’humanité. Il y a trois sociétés : la société nationale, la Société
des Nations et la Société humaine qui constitue la grande association que
forment tous les membres du genre humain. Il y a donc trois communautés :
nationale, internationale et humaine. À ces trois sociétés ou communautés
distinctes correspondent trois droits, le droit national, le droit international
et le Droit commun de l’humanité. Les principes qui constituent le Droit
commun de l’humanité impliquent la reconnaissance des droits de
l’humanité et s’enracinent dans un patrimoine commun de l’humanité. Si
l’on compare le degré d’autorité des trois formes de droit, l’on doit
reconnaître que le Droit commun de l’humanité occupe dans cette échelle le
degré supérieur. Il domine soit le droit national de chaque peuple, soit le
droit des peuples entre eux. Il est donc un droit qui serait à la fois universel
et supérieur à tous les autres. Pillet considère cette expression de « Droit
commun de l’humanité » comme importante et originale puisqu’il écrit :
« cependant pour éviter toute méprise, et parce que nos idées ne se
confondent sur ce point avec aucune de celles qui ont été antérieurement
émises, nous éviterons le terme même de droit naturel, et nous adopterons
celui de droit commun de l’humanité ». 33 Un siècle après la parution des
Études de Pillet, sont publiés deux livres dont les titres sont Pour un Droit
commun et Vers un droit commun de l’humanité. L’auteur écrit : « par
l’interdit suprême du crime contre l’humanité c’est bien le droit commun de
l’humanité que l’on s’efforce d’inventer ». Mais dans ces deux livres, il
n’est fait aucune mention du nom d’Antoine Pillet, et des Études
importantes dont il fut l’auteur. 34
En 2007 paraît un livre consacré à L’Esprit du mal. L’auteur
s’appuie sur la formulation du crime contre l’humanité pour caractériser le
mal radical car « le crime contre l’humanité désigne l’extrême du mal, le
seul imprescriptible ». 35 Par le recours aux noms de Sigmund Freud et
d’Emmanuel Kant, le lecteur doit comprendre combien l’esprit du mal révèle le
mal radical comme intimité de l’humain. Il relève donc de la nécessité « que
l’humanité, celle qui se purifie de ses propres crimes en se sacralisant,
réussisse à « connaître » l’intimité en elle de la dimension du mal. » Mais un
texte de Kant reste inédit dans ce livre publié en 2007. Le 13 mars 1665,
Baruch Spinoza avait écrit à Guillaume de Blyenberg : « je pose en principe,
en premier lieu, que Dieu est cause absolument et réellement de toutes les
choses, quelles qu’elles soient, qui possèdent une essence. Si donc vous pouviez
démontrer que le mal, l’erreur, les crimes, etc. sont des choses exprimant une
essence, je vous accorderais sans réserve que Dieu est cause des crimes, du
mal, de l’erreur, etc. Je crois avoir suffisamment montré que ce qui donne au
mal, à l’erreur, au crime, leur caractère d’acte mauvais ou criminel et de
jugement faux, ce qu’on peut appeler la forme du mal, de l’erreur, du crime, ne
consiste en aucune chose qui exprime une essence ; qu’en conséquence on ne
peut dire que Dieu en soit la cause ». 36
A. De La Pradelle, Maîtres et Doctrines du Droit des Gens, Paris, Les Éditions Internationales, 1950, p. 313.
A. Pillet « Le droit international public ; ses éléments constitutifs, son domaine, son objet », in Revue
Générale de Droit International Public, Tome I. 1894.
34
M. Delmas-Marty, Pour un droit commun, Paris, Seuil, 1994, p. 281. Et M. Delmas-Marty, Vers un droit
commun de l’humanité, Paris, Les éditions Textuel, 1996.
35
N. Zaltzman, L’Esprit du mal, Paris, Éditions de l’Olivier, 2007, p. 71 et 110.
36
B. Spinoza, Lettres sur le mal, Paris, Flammarion 1966, et Gallimard 2006, p. 55.
32
33
9
En 1792, un philosophe allemand publie un article, Über das
radicale Böse in der menschlichen Natur, Sur le mal radical dans la nature
humaine. Dans une Posface intitulée Que faire du mal radical ? le traducteur
français du texte de ce philosophe allemand, écrit en 2001 : « on a pu lire ici,
pour la première fois en une édition bilingue, l’article Sur le mal radical dans la
nature humaine, que Kant fit paraître en 1792 dans la Berlinische
Monatsschrift. Signalons d’emblée que ce texte, dans sa forme originale
d’article de revue est inédit en français. » 37 Ainsi donc, les mots allemands das
radicale Böse, utilisés par un philosophe allemand auquel il est fait référence,
restent néanmoins des mots occultes dans ce livre publié en 2007. Or
précisément, un auteur de langue allemande n’a-t-il pas écrit cette phrase en
1921 : « das heisst, wir müssten den Schluss ziehen : es gibt
Gedankenübertragung. » ainsi traduite : « C’est-à-dire qu’il nous faut
conclure : il y a du transfert de pensée ». 38
En 1995 est publiée une étude consacrée aux génocides du XXe
siècle39. L’auteur, qualifié de « pionnier des études sur le génocide »40 obtient en
2001 une habilitation universitaire à diriger des recherches41. En 2007, ce
directeur de recherches, publie un livre consacré aux guerres et génocides du
XXe siècle, dans lequel on peut lire : « la formule « crime contre l’humanité »
est employée pour la première fois semble-t-il dans un document officiel, une
lettre adressée le 8 mai 1876 par le ministre français des Affaires étrangères,
Decaze, au vicomte de Goutant-Biron, ambassadeur de France à Berlin, après
l’assassinat à Salonique des consuls allemands et français ».42 En 1989, paraît
un livre consacré au procès de Louis XVI. On peut lire, dans ce livre, le
discours de Robespierre adressé aux Conventionnels le 3 décembre 1792.
Dans ce discours, l’ancien roi de France est nommé par son prénom :
« Louis », et qualifié de « traître à la Nation française » « criminel envers
l’humanité ». 43 En 1997 est publié un livre consacré à L’Etranger dans le
discours de la Révolution française. L’auteur reproduit un extrait du texte de
Robespierre « Sur les événements du 10 août 1792 » publié dans un journal
Le Défenseur de la Constitution n°12 (10-20 septembre 1792). Ce texte se
termine par cette phrase « La clémence qui leur (les tyrans) pardonne est
barbare c’est un crime contre l’humanité ». 44 Si le regard d’un homme
habilité officiellement par l’institution universitaire à diriger des recherches,
est resté aveugle, ce n’est pas parce que ce regard peut être présenté comme
clairvoyant ou non clairvoyant, lucide ou non lucide, critique ou non
critique, c’est d’abord parce que ni la qualité du Droit, ni la qualité de
l’Institution universitaire, ne sont en mesure de discerner l’impact de la
vérité sur l’esprit en souffrance. Pour lire en 1997 le livre consacré à
L’Etranger dans le discours de la Révolution française, et pouvoir ainsi
passer d’une interrogation « semble-t-il » à une affirmation « La clémence
qui leur pardonne est barbare c’est un crime contre l’humanité », il est
I. Kant, Sur le mal radical dans la nature humaine, Traduit de l’allemand par Frédéric Gain, Paris, Éditions
Rue d’Ulm, 2001.
38
W. Granoff, J.M Rey, L’occulte objet de la pensée freudienne, Paris, PUF, 1983, p. 27.
39
Y. Ternon, L’État criminel, Paris, Seuil, 1995.
40
J. Sémelin, Purifier et détruire, Paris, Seuil, 2005, p. 378.
41
Y. Ternon, Empire ottoman le déclin, la chute, l’effacement, Paris, Éditions du Félin / Éditions Michel De
Maule, 2002.
42
Y. Ternon, Guerres et Génocides au XXe Siècle, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 62
43
M. Walzer, Régicide et Révolution, Traduit de l’américain par J. Debouzy, Paris, Payot, 1989, p. 230.
44
M. Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 », in Œuvres de Maximilien Robespierre, 10
volumes, t. IV, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 360. (Voir note 522)
37
10
nécessaire d’accomplir une série d’opérations intellectuelles que nous allons
exposer maintenant.
1) Tout d’abord, il faut considérer le concept de crime contre l’humanité non
pas seulement comme un concept juridique ou philosophique, mais comme
un « principe d’écriture » parce que « Il n’est possible de nommer un
antécédent - voire un premier - que si l’on en fait une source d’inspiration,
un principe d’écriture ». 45
2) Ensuite il est nécessaire de ne pas se soumettre à Raphael Lemkin ; il est
donc nécessaire de ne pas croire que « Tout est dit dans ce texte fondateur
(le texte de Lemkin). Le mot (génocide) est forgé, le concept analysé, les
propositions faites au législateur ».46
3) Il est donc nécessaire de comprendre que « la pensée de Lemkin souffre
d’importantes ambiguïtés ». 47
4) La reconnaissance de ces importantes ambiguïtés conduit à comprendre
que le mot de « génocide » apparemment forgé par Lemkin, pour définir les
pratiques de guerre de l’Allemagne nazie, n’a pas plus de valeur fondatrice
que les mots de « Holocauste » ou « Shoah », constamment utilisés pour
désigner la destruction des Juifs d’Europe par les nazis.
5) On peut donc alors écrire que « ceux qui ne savent pas la valeur des mots
continuent d’appeler la « Solution finale » Holocauste ou Shoah. Or
« Solution finale » est le seul terme juste, pour et par ceux qui l’ont pensée
en 1942, et qui ont tâché de la mettre à son exécution totale ».48
6) On peut alors lire le livre de Christopher R. Browning sur Les origines de
la Solution finale. Dans ce texte, il est constamment fait recours, aux textes
allemands des nazis, pour appréhender par la pensée les origines de la
Solution Finale. 49
7) En lisant ce texte de Browning l’on peut remarquer la phrase suivante
« les nazis sont à présent engagés dans un programme d’assassinats de
masse qui, bien qu’il ait été conçu dans l’euphorie de la victoire, est mis en
œuvre dans la défaite. Les obsessions jumelles de Hitler que sont le
Lebensraum et la « solution finale » ont évolué et se sont radicalisées sous
l’impulsion de la victoire et des occasions qui se présentent ». 50
8) Le mot de « victoire », employé par l’historien Browning, conduit
nécessairement à lier deux phrases ou deux membres de phrase. D’une part,
le membre de phrase écrit par Vladimir Jankélévitch en 1986 : « si
l’Allemagne semble avoir changé de visage, c’est parce qu’elle a été
frappée à mort à Stalingrad… », d’autre part la phrase suivante énoncée par
Imre Kertész en février 2008 : « il n’y avait aucune victoire possible dans
un camp d’extermination ». 51
9) La liaison entre ces deux textes de Jankélévitch et Kertész, conduit à
opérer une seconde liaison entre une phrase publiée en 2003 de l’historien
Omer Bartov, et une phrase de Hitler extraite de son livre Mein Kampf écrit
en 1923. Bartov écrit : « l’autre motivation majeure du respect que
montraient les soldats (de la Wehrmacht) à l’égard de la discipline de
J.M Rey, « Remarques sur la filiation », in L’Ecrit du Temps, n° 14 /15, 1987.
Y. Ternon, L’État criminel, op. cit., p. 19.
47
J. Sémelin, Purifier et détruire, op. cit., p. 373.
48
H. Meschonnic, Heidegger ou le national-essentialisme, Paris, Éditions Laurence Teper, 2007, p. 170.
49
C.R Browning, Les Origines de la Solution finale, Traduit de l’anglais par Jacqueline Carnaud et Bernard
Frumer, Paris, Les Belles Lettres, 2007.
50
Ibidem., p. 450.
51
V. Jankélévitch, L’Imprescriptible, op. cit., p. 49. Et I. Kertész, « Le grand entretien » in Transfuge, n° 19
janvier-février 2008.
45
46
11
combat, était l’immense terreur que leur inspirait l’ennemi,
particulièrement en Union Soviétique. (…) Les Russes, bien plus que les
autres peuples conquis à l’Ouest, étaient des étrangers ».52 Hitler avait
écrit : « si les Juifs étaient seuls en ce monde, ils étoufferaient dans la
crasse et l’ordure ou bien chercheraient dans des luttes sans merci à
s’exploiter et à s’exterminer, à moins que leur lâcheté, où se manifeste leur
manque absolu d’esprit de sacrifice, ne fasse du combat une simple
parade ». 53
10) Le processus de liaison en premier lieu de la phrase de Kertész et de
celle de Jankélévitch, puis en deuxième lieu de la phrase de Bartov et de
celle de Hitler, conduit à la création intellectuelle d’un processus de
coalescence entre le concept de crime contre l’humanité et le concept
d’angoisse. 54
11) Cette opération de création intellectuelle repose sur une double réalité.
D’une part « l’affect est (…) trompeur, sauf l’angoisse qui est le seul affect qui
ne trompe pas ». 55 D’autre part « le réel est la souffrance du temps pur (…)
l’inanticipable (…) l’élément le plus secret du désir humain ». 56
12) Cette double réalité permet alors de comprendre, que le concept de crime
contre l’humanité qui désigne « le mal radical dans la nature humaine », se
représente comme l’élément le plus secret du désir humain.
13) Or, cet élément le plus secret du désir humain ne se représente pas comme
nous l’indique l’index thématique d’un livre publié en 2005, consacré aux
usages politiques des massacres et génocides, index thématique dans lequel ne
figure nulle part le concept de crime contre l’humanité. 57
14) Parce que le concept de crime contre l’humanité ne se représente nulle part
dans la pensée comme forme instituée, mais se réalise dans l’acte de la mise à
mort, alors une double liaison et une double déliaison sont nécessaires.
15) D’abord une double liaison entre d’une part le regard « infiniment plus
perçant de Lénine » et la puissance de « l’énigme de Saint Just », et d’autre
part « la révélation de la puissance du peuple par la Révolution française » et
« l’éveil politique et le changement profond dans la personnalité de Vladimir »
à la suite de la pendaison le 8 mai 1887 de son frère Alexandre.58
16) Ensuite une double déliaison entre d’une part « le martyre de l’armée
rouge » 59 et la destruction des Juifs d’Europe, et d’autre part la négativité
absolue du nazisme et la négativité radicale de la terreur révolutionnaire. 60
17) L’accomplissement de cette double liaison et déliaison autorise alors la
mise en œuvre d’une réversibilité du langage entre le « Citoyen impossible » et
« l’Impossible citoyen ». Dans le moment de cette double réversibilité s’ouvre
alors la possibilité de briser la négation de la réalité historique. 61
O. Bartov, « Guerre barbare Politique guerrière de l’Allemagne et choix moraux pendant la seconde guerre
mondiale » in Revue d’histoire de la Shoah, n° 187. Juillet-Décembre 2007.
53
A. Hitler Mein Kampf, Traduit de l’Allemand par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Paris,
Nouvelles Éditions Latines, 1933, p. 302.
54
J. Lacan Le Séminaire Livre X. L’Angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 385.
55
S. André, L’Imposture perverse, Paris, Seuil, 1993, p. 272.
56
A. Juranville Lacan et la philosophie, op. cit., p. 85.
57
J. Sémelin, Purifier et détruire, op. cit., p. 484-485-486.
58
G. Planty-Bonjour, Hegel et la Pensée philosophique en Russie 1830-1917, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p.
286. Et M. Abensour, « Lire Saint-Just », in Saint-Just, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2004, p. 99. Et E.J
Hobsbawm, Aux Armes historiens, Traduit de l’anglais par Julien Louvrier, Paris, La Découverte, 2007, p. 123. Et
C.S Ingerflom, Le Citoyen impossible, Les Racines russes du léninisme, Paris, Payot, 1988, p. 111.
59
G. Bensoussan, « Éditorial », in Revue d’histoire de la Shoah, n° 187 Juillet-Décembre 2007.
60
T. Kondratieva, Bolcheviks et Jacobins, Paris, Payot, 1989.
61
S. Wahnich, L’Impossible citoyen, L’Etranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin
52
12
18) La négation de la réalité historique s’accomplit également de la même
manière par l’auteur de cette phrase prononcée en 2003 à Jérusalem : « la
défaite complète du fascisme était un mythe politique : le mythe nécessaire à la
paix de 45 » 62 et par l’auteur de cette phrase prononcée en 1980 à Munich :
« Auschwitz ne résulte pas principalement de l’antisémitisme traditionnel, il ne
s’agissait pas au fond d’un simple « génocide », mais bien plutôt d’une
réaction, elle-même fruit de l’angoisse, suscitée par les actes d’extermination
commis par la Révolution russe. » 63
19) Cette négation de la réalité historique signifie « réintroduire dans
l’analyse historique un morceau de la propagande du IIIe Reich ». 64 Cette
négation démontre « à quel point, avec ses lourdes réminiscences, la
propagande nationale-socialiste imprègne encore notre manière d’aborder
cette époque ».65 Cette négation vise subrepticement à la continuation de
l’esprit du mal constitutif du nazisme.
20) Seule une double empathie permet de contrer la continuation de l’esprit
du mal constitutif du nazisme. Une première empathie envers la « centralité
et la pertinence de la Révolution française »66. Une deuxième empathie
envers « le système soviétique (qui) a sauvé la Russie, de la désintégration
en 1917-1922, et qui a sauvé à nouveau la Russie, et avec elle l’Europe,
d’une domination nazie qui se serait étendue de Brest à Vladivostok ». 67 De
cette double empathie Kojève « comprit simplement que la Révolution
dévoilait un aspect essentiel du sens de l’Histoire ». 68
21) La négation de cette double empathie conduit inéluctablement à nier la
liaison entre le texte d’Albert Cohen Salut à la Russie et le texte de Zalmen
Gradowski Au Cœur de l’enfer.69
22) La négation de la liaison entre le texte de Cohen et le texte de
Gradowski se répète dans la négation de la relation entre la présence du
mythe de la méduse Gorgone dans le texte de Robespierre : « ce spectacle
(de l’exécution du Roi) sera pour eux (les aristocrates) la tête de la
Méduse » 70 et la présence de ce mythe dans le nœud de la controverse visant
l’image d’Auschwitz.71 « Le mythe de méduse rappelle d’abord que
l’horreur réelle nous est source d’impuissance. »
23) Le mythe de la méduse Gorgone s’enracine dans le « sentiment de
l’Histoire humaine (…) comme Histoire supérieure (…) comme (…) Histoire
(…) née du dedans de ma mère et de la lumière de sa peau ».72
Michel, 1997, Et C.S Ingerflom, Le Citoyen impossible, op. cit.
62
J.C Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, Paris, Verdier, 2003, p. 68.
63
E. Nolte, « Légende historique ou révisionnisme comment voit-on le IIIe Reich en 1980 », in L. Ferry (dir)
Devant l’Histoire les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime
nazi, Paris, Éditions du Cerf, 1988, p. 21.
64
É. Husson, « Ernst Nolte et la Shoah : mise en perspective des totalitarismes ou révisionnisme historique ? »,
in Revue d’histoire de la Shoah, n° 187 Juillet-Décembre 2007.
65
J.L Leleu, La Waffen-SS Soldats politiques en guerre, Paris, Perrin, 2007, p. 821.
66
E.J Hobsbawm, Aux armes historiens, op. cit., p. 121. Et A.J. Mayer, Les Furies 1789-1917, Traduit de
l’anglais (Etats-Unis) par Odile Demange, Paris, Fayard, 2002, p. 12.
67
M. Lewin, Le siècle soviétique, Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Denis Paillard et Florence Prudhomme,
Paris, Fayard, 2003, p. 467.
68
D. Auffret, Alexandre Kojève, Paris, Grasset, 1990, p. 69.
69
A. Cohen, Salut à la Russie, Paris, Le préau des collines, 2003. Et Z. Gradowski, Au cœur de l’Enfer, Paris,
Kimé, 2001.
70
Robespierre, « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI » 16 novembre 1792, in Œuvres de Maximilien
Robespierre, t. V, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 61.
71
G. Didi-Huberman, Images malgré tout, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 81 et 221.
72
P. Guyotat, Formation, op. cit., p. 60.
13
24) La double négation d’abord de la liaison entre le texte de Cohen et le
texte de Gradowski, ensuite de la liaison entre la Gorgone présente dans le
texte de Robespierre et la Gorgone présente dans le texte de la controverse
visant l’image d’Auschwitz, se résout dans la triple affirmation des origines
de Lénine, de son génie politique, de l’harmonie des langues.
25) Car en effet les quatre origines ethniques non russes de Lénine,
mongole, juive, suédoise et allemande, enracinent son « génie politique »73
dans ce cri de la pulsion de mort signifiant une douleur irréductible
voyageant doublement dans le temps comme circulation cachée des mots,
comme harmonie des langues.
26) Dans une lettre datée du 7 octobre 1697, adressée à Jacob Julius Chuno,
G. W. Leibniz n’écrit-il pas : « je vous dirai donc que la Providence offre
aux protestants un avantage merveilleux, si nous savons en profiter, c’est le
voyage même et l’inclination du Tsar. Les États de ce prince joignent la
Chine à l’Europe ; et on peut aller dans sept à huit mois de Moscou à
Pékin ». 74
27) D’une triple affirmation naît un quatrième terme nommé « concept ».
Maintenant nous pouvons approfondir l’idée du concept de
crime contre l’humanité en ayant à l’esprit quatre motifs.
1) L’idée du quatre, du quatrième, du système quaternaire, de la structure
quadripartite, représente une idée motrice dans la pensée du psychanalyste
Jacques Lacan.75
2) L’idée du trois est une réalité motrice de l’acte de penser.76
3) « Ramener au jour la dimension du politique, ramener au jour la
dimension de l’historique peuvent représenter une seule et même tâche. (…)
Les juristes qui utilisent le concept de crime contre l’humanité, en levant
toute restriction à son application, trouvent ainsi le moyen d’indiquer, à
partir de l’inhumain, ce qui est essentiellement humain ». 77
4) Le pulsionnel est devenu une catégorie de pensée de la recherche
historique.78 Or il est capital de comprendre que le pulsionnel s’inscrit
d’abord dans la réalité du corps supplicié. C’est ce qu’avait souligné Pascal
en évoquant ainsi la condition des hommes : « qu’on s’imagine un nombre
d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à mort, dont les uns étant
chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre
condition dans celle de leurs semblables, et se regardant les uns les autres
avec douleur et sans espérance, attendent leur tour. C’est l’image de la
condition des hommes ». 79
Dans un premier temps, c’est le corps supplicié du Christ qui
rentre en contradiction avec le corps du successeur de saint Pierre. Pour
Guillaume d’Ockham, le corps du Christ représente la preuve nécessaire à la
récusation de la prétention du Pape à la toute puissance. Le Pape ne peut
posséder une plénitude de pouvoir sur les choses temporelles, parce que le
Christ, en tant qu’il était accessible à la souffrance et à la mort ne la
O. Figes, La Révolution russe, Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Denoël, 2007, p. 204
et 625.
74
G.W Leibniz, L’harmonie des langues, Traduit de l’allemand par Marc Crepon, Paris, Seuil, 2000, p. 28.
75
J. Lacan, Le Séminaire Livre XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.
76
D.R Dufour, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990.
77
C. Lefort, Le temps présent Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 294 et 1030.
78
A. Jouanna, La Saint-Barthélemy Les mystères d’un crime d’État, Paris, Gallimard, 2007, p. 160.
79
Pascal, Pensées, Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 1180 (fragment 341)
73
14
possédait pas. C’est le corps souffrant de l’humaine nature du Christ, qui
destitue le Pontife suprême de sa Plenitudo Potestatis. Le corps tout
puissant du Pape rentre en contradiction avec le corps souffrant du Christ.
Le point IX des Dictatus Papae, qui constitue un aide-mémoire permanent,
un rappel constant des prérogatives pontificales, un encouragement
indéfectible à persévérer dans l’œuvre entreprise, dont le pape saint
Grégoire VII est l’auteur en 1075, le point IX, donc, est ainsi libellé :
« quod solius papae pedes omnes principes deosculentur », ce qui signifie
le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.80 Ce
qu’explique Ockham en 1335-1340, c’est qu’il est strictement impossible
pour un homme fut-il désigné comme le successeur de saint Pierre, de
s’octroyer à lui-même la plénitude absolue de pouvoir possédée par la
divine nature du Christ précisément parce que l’humaine nature du Christ,
c’est-à-dire le Christ selon l’humanité, signifie que cette plénitude divine de
pouvoir ne peut être concédée à un homme, en dehors de l’autorité du Père,
c’est-à-dire de Dieu. C’est parce que le Christ, inférieur à son père, a
souffert la faim, la soif, et les autres misères du corps, que l’on peut lire
dans le texte d’Ockham, la naissance subreptice et invisible du premier
moment du concept de crime contre l’humanité comme crime contre
l’humanité du Christ.81 Ce crime étant perpétré par le pape lui-même par le
moyen de l’affirmation hérétique d’une Plenitudo Potestatis imaginaire qui
possède la signification juridique d’un crime de lèse-majesté envers
l’empereur Louis de Bavière.
Dans un deuxième temps, c’est le corps supplicié du peuple qui
rentre en contradiction avec le corps du Roi. Significativement, le dernier
chapitre du livre de Jean-Paul Marat, écrit en 1774, s’intitule De la crainte
des supplices. Car, en effet, « les tyrans, accoutumés à se jouer de la nature
humaine, sont cruels et féroces : sans cesse à ordonner des supplices ou des
massacres, pour assouvir leurs passions et calmer leurs transes, ils ne
peuvent se désaltérer de sang. » et donc « on voit paraître un nouveau genre
de tyrannie : ce ne sont plus des massacres, ce sont des jugements iniques
qui flétrissent la vie et conduisent à la mort ». 82 Dans son Récit des
événements du 10 août 1792, Robespierre écrit : « la clémence qui leur (les
tyrans) pardonne est barbare c’est un crime contre l’humanité ». Trois mois
après avoir écrit ce texte, Robespierre, en novembre 1792 surenchérit Sur le
parti à prendre à l’égard de Louis XVI, nommé « criminel envers
l’humanité » : « mais il est des délits qui ne blessent pas seulement les
droits des individus, et qui par leur nature, attaquent directement le corps
politique tout entier. À la tête de ces délits, sont sans doute les attentats du
gouvernement contre la liberté du peuple qui l’a créé. » 83 Dans la pensée de
Robespierre, ce « corps politique tout entier », est matérialisé par le Peuple
en tant qu’humanité. C’est le peuple en tant qu’humanité qui constitue la
structure première du corps politique tout entier. Dès lors, le crime contre
l’humanité du peuple représente ce deuxième moment du concept de crime
contre l’humanité, s’inscrivant textuellement dans le temps de la Révolution
française.
H.X Arquillière, Saint Grégoire VII, Paris, Vrin, 1934, p. 131.
G. D’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, Traduit du latin par Jean-Fabien Spitz, Paris, PUF, 1999,
p. 136-137.
82
J.P Marat, Les Chaînes de l’esclavage, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 305.
83
Voir note 70 de l’Introduction.
80
81
15
Dans un troisième temps, c’est le corps supplicié de l’espèce
humaine qui rentre en contradiction avec le corps politique tout entier du
Führer. Cette espèce humaine qui doit impérativement se plier au dogme
nazi jusqu’à disparaître, porte principalement les trois dimensions du Juif,
de l’Asiatique, du Slave. Et ces trois dimensions nazies de l’espèce humaine
vouée à la disparition et à l’asservissement, trouvent leur expression
politique dans le bolchevisme, le communisme, le marxisme. L’homme qui
par ses origines, par son action, par sa situation géographique, symbolise
l’ensemble de ces caractéristiques se nomme Vladimir Oulianov, Vladimir
Ilitch Lénine. C’est donc le corps supplicié de Lénine qui rentre en
contradiction avec le corps du Führer. Dans le même temps c’est une
brutalisation du champ politique allemand 84 qui entraînera le corps politique
tout entier du Führer aux portes de Moscou jusque dans le tombeau de
Stalingrad. De cette troisième contradiction, le concept de crime contre
l’humanité deviendra une incrimination juridique dans le cadre du Procès de
Nuremberg. C’est alors le crime contre l’humanité de l’homme en tant que
citoyen du monde, qui exposera le troisième moment du concept de crime
contre l’humanité. Staline constitue la figure de cet asiatique lointain cruel
énigmatique détruisant implacablement le corps politique absolu du Führer
dans l’espace immense de l’Union soviétique.
Le concept de crime contre l’humanité matérialise l’heure la
plus silencieuse 85, ce moment où il partit seul et quitta ses amis. « Il était
aux environs de minuit lorsque Zarathoustra se mit en route … ». Pendant
ce moment nous comprenons que ce concept symbolise le quatrième terme
d’une relation triadique constituée du corps supplicié, de la structure de la
religion et de la structure du Politique. Le 21 février 1979, s’appuyant sur le
nom d’Ernst Kantorowicz, un auteur contemporain énonçait « l’image du
corps du roi, comme corps double, à la fois mortel et immortel, individuel et
collectif, s’est d’abord étayée sur celle du Christ (….) longtemps après que
furent effacés les traits de la royauté liturgique, le roi a conservé le pouvoir
d’incarner dans son corps la communauté du royaume, désormais investie
du sacré, communauté politique, communauté nationale, corps mystique ».86
Le 18 février 1937, s’adressant aux généraux SS, dans un discours consacré
à l’homosexualité, Heinrich Himmler déclarait : « je suis absolument
convaincu que tout le clergé et le christianisme ne cherchent qu’à établir
une association érotique masculine et à maintenir ce bolchevisme qui existe
depuis deux mille ans. Je connais très bien l’histoire du christianisme à
Rome, et cela me permet de justifier mon opinion. Je suis convaincu que les
empereurs romains qui ont exterminé les premiers chrétiens ont agi
exactement comme nous avec les communistes. À cette époque, les chrétiens
constituaient la pire lie des grandes villes, les pires Juifs, les pires
bolchevistes que l’on pouvait imaginer ». 87 Les onze coups de l’horloge qui
précèdent l’heure de minuit, nous pouvons les matérialiser en onze
moments.
G.L Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme, Traduction de l’anglais par Édith Magyar, Paris, Hachette
Littératures, 1999, p. 181.
85
F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Max
Milo l’inconnu, 2007, p. 165.
86
C. Lefort, « L’image du corps et le totalitarisme », in Cahiers Confrontation, numéro 2 Automne 1979.
87
H. Himmler, Discours secrets, Traduit de l’allemand par Marie-Martine Husson, Paris, Gallimard, 1978, p. 92.
84
16
Le premier coup de l’horloge résonne le 25 juillet 336 après
Jésus Christ, dans la voix d’Eusèbe de Césarée prononçant son Discours
pour les trente ans de règne de Constantin et déclarait que : « la monarchie
l’emporte sur toute espèce de constitution et de gouvernement (…) c’est
pourquoi en vérité il n’y a qu’un seul Dieu (…) un seul roi, et de celui-ci un
seul Logos et une seule loi royale ». Dans cette voix d’Eusèbe de Césarée
nous entendons le nom de Constantinople et ce nom matérialise le premier
coup de l’horloge de minuit. 88
Le deuxième coup de l’horloge résonne dans le bruit de la plume
de saint Augustin écrivant le De Trinitate entre 399 et 419. Dans la
traduction du texte de La Trinité un lien est établi entre l’idée de supplice et
la réalité de l’activité sexuelle. « Dans cette crucifixion de l’homme
intérieur, il faut voir certainement les douleurs de la pénitence et l’espèce
de salutaire supplice qu’est la continence ».89 Ces mots indiquent une
relation spirituelle entre le sang qui coule et l’éjaculation de la semence.
Le troisième coup de l’horloge résonne le 27 janvier 1077 à
Canossa, dans le bruit de la voix gémissante du roi. Ce jour-là, le successeur
de saint Pierre, Grégoire VII, donne l’absolution à Henri IV roi de
Germanie. Le texte du procès-verbal dicté par Grégoire VII relatant cet
événement indique que « là, pendant trois jours, devant la porte de la
forteresse, ayant dépouillé tout insigne royal, dans un appareil misérable,
sans chaussures, revêtu de laine, il (le roi) n’a cessé d’implorer avec larmes
le secours et la consolation de la miséricorde apostolique, jusqu’à ce qu’il
eut ému de pitié et de compassion tous ceux qui étaient présents ou à qui
cette nouvelle était parvenue. Ce fut au point qu’intercédant pour lui par
des prières et des larmes, tous voyaient avec étonnement notre rigueur
inaccoutumée et quelques-uns s’écriaient qu’il y avait en nous, non pas la
grave sévérité de l’apôtre mais presque la farouche cruauté du tyran ».90
Le quatrième coup de l’horloge de minuit résonne dans les
années 1335-1340, dans le bruit de la plume de Guillaume d’Ockham,
rédigeant son Court traité du pouvoir tyrannique sur les choses divines et
humaines – et tout spécialement sur l’Empire et sur ceux qui sont assujettis
à l’Empire – usurpé par ceux que certains appellent « Souverains
pontifes ». Dans ce traité Ockham montre, contre les prétentions des
Souverains pontifes à exercer une puissance temporelle sur les choses et les
personnes, que le ministère du Christ et de ses successeurs ne peut être
réellement accompli qu’avec les armes de l’esprit la prédication et les
sacrements, et non avec celles du corps. Le pouvoir spirituel se trouve ainsi
pour la première fois clairement distingué, par sa fin et ses moyens du
pouvoir politique.
Le cinquième coup de l’horloge résonne le dimanche 24 août
1572 fête de saint Barthélemy. Ce jour-là une troupe de soldats du duc de
Guise, le héros des catholiques, est venue tuer l’amiral Gaspard de Coligny,
chef militaire des protestants, dans son logis de la rue de Béthisy. Les
avanies subies par le cadavre de Coligny, laissé sur le pavé après sa
défenestration, témoignent de ce nouveau péril dont les membres du Conseil
royal n’avaient pas mesuré toute la gravité. Le corps de l’amiral fut traîné
E. De Césarée, La Théologie politique de l’Empire chrétien Louanges de Constantin, Traduction par Pierre
Maraval, Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 97.
89
Saint Augustin, La Trinité, Œuvres de Saint Augustin, Livre IV-III-6, Paris, Institut D’Études Augustiniennes,
1997.
90
H.X Arquillière, « À propos de l’Absolution de Canossa (27 janvier 1077) », in Annuaire 1949-1950, École Pratique
des Hautes Études Section des Sciences religieuses.
88
17
par des enfants, au moyen d’une corde dans les rues parisiennes, châtré,
décapité, à demi-brûlé, plongé dans la Seine puis repêché, il fut pendu par
les pieds au gibet de Montfaucon. « Avec ces déchaînements, ce n’était plus
la violence de la justice souveraine qui s’exerçait ; c’était celle de la
vengeance populaire. La seconde Saint-Barthélemy avait déjà pris le relais
de la première ». 91
Le sixième coup de l’horloge résonne à minuit le 9 thermidor
(27 juillet 1794). Après minuit on porta Robespierre au Comité de Salut
public, au pavillon de Flore, où on le plaça sur une table. « Le malheureux,
le visage pâle, la tête ouverte, les traits hideusement défigurés, rendant à
gros bouillons le sang par les yeux, les narines et la bouche, reçut là les
injures, les reproches, les malédictions de ceux qui l’environnaient : il parut
souffrir avec patience la fièvre brûlante qui le dévorait, les douleurs aiguës
qui torturaient tout son corps ; il ne lui échappa aucune plainte ; il ne
répondit à aucune des questions que lui firent ses collègues du Comité. Il
resta deux heures parmi eux dans cette attitude de souffrance ». 92
L’année précédente, le 21 janvier, Louis avait été guillotiné à dix heures
vingt deux minutes, entre le piédestal de la statue du ci-devant Louis XV et
l’avenue des Champs-Élysées.
L’année précédente, en 1792, était publié l’article de Kant : Über das
radicale Böse in der menschlichen Natur.
Le 16 avril 1795, de Berne, Georg Wilhelm Friedrich Hegel écrit à Schelling
« Du système kantien et de son suprême accomplissement j’attends une
révolution en Allemagne (…) Je crois qu’il n’est pas de meilleur signe des
temps que celui-ci, que le fait que l’humanité est représentée à elle-même
comme si digne de respect. (…) Religion et politique se sont entendues
comme larrons en foire. La première a enseigné ce que le despotisme
voulait : le mépris du genre humain… ». 93
La même année ou bien l’année précédente Wilhelm Von Humboldt écrit :
« La tâche ultime de notre existence (…) donner au concept d’humanité un
contenu aussi grand que possible… ».94
Le septième coup de l’horloge résonne en 1840. Pierre Leroux
publie son livre De l’Humanité. « Le christianisme est la plus grande
religion du passé ; mais il y a quelque chose de plus grand que le
christianisme : c’est l’Humanité ». 95
Le huitième coup de l’horloge résonne en 1888 avant ce qu’il est
convenu d’appeler l’effondrement de Nietzsche. On peut lire dans ses
dernières lettres et dans ses derniers écrits une attaque absolue contre le
pouvoir germanique. Cette attaque prend appui sur le mot « humanité ».
« Car je suis assez fort pour briser en deux l’histoire de l’Humanité ». Et
« Le Reich même est un mensonge : ni un Hohenzollern, ni un Bismarck n’a
jamais pensé à l’Allemagne ».96
Le neuvième coup de l’horloge résonne en 1905, au moment où
un jeune chinois Fou Tchou Li subit le supplice des 100 morceaux. L’image
de ce supplice enracinera la souffrance du corps, dans un au-delà de la
A. Jouanna, La Saint-Barthélemy Les mystères d’un crime d’État, op. cit., p. 159.
J. Artarit, Robespierre ou l’impossible filiation, Paris, La Table Ronde, 2003, p. 407.
93
K. Rosenkranz, Vie de Hegel, Paris, Gallimard, 2004, p. 180.
94
W. Humboldt, De l’esprit de l’humanité, Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Premières
Pierres, 2004, p. 29.
95
P. Leroux, De l’Humanité, Paris, Fayard, 1985, Corpus des Œuvres de Philosophie en langue française, p. 158.
96
F. Nietzsche, Dernières Lettres, Traduction de l’allemand par Catherine Perret, Paris, Éditions Rivages, 1989,
p. 108. Et F. Nietzsche, « Fragments posthumes Début 1888-début janvier 1889 », in Œuvres philosophiques
complètes, Tome XIV, Paris, Gallimard, 1977, p. 384.
91
92
18
signification. Sur cet au-delà s’érigeront les trois textes de Ernst Jünger,
Walter Benjamin et Georges Bataille mettant en exergue le mot
« expérience ».97 L’image du supplice de Fou Tchou Li détruit l’image du
Christ supplicié sur la croix. Quelque chose d’énigmatique se met en place
dans les consciences. La crevasse d’un corps asiatique supplicié attaque la
condition humaine d’un corps européen.
Le dixième coup de l’horloge résonne en 1933. Le 30 janvier
Hitler est nommé Chancelier du Reich. Le 20 mars Himmler annonce la
création d’un KL (Konzentrationslager) à Dachau à 20 km de Munich. Le 26
avril est promulgué le premier décret sur la Gestapo de Prusse : Göring
ministre de l’intérieur du Land de Prusse, crée, à côté de la police criminelle
(Kriminalpolzei, Kripol), une nouvelle police sans uniforme, la Gestapo –
ou Stapo – (Preussische Geheime Staatspolizei, police politique secrète
d’État du Land de Prusse).98
Le 28 avril paraît en volume aux éditions Gallimard le roman écrit par
André Malraux La Condition Humaine. C’est le roman le moins
autobiographique de Malraux, celui où la fiction tient la plus grande place.
Le décor de ce livre c’est la Chine des années vingt, l’un des pays où se
manifestent avec le plus d’intensité l’effervescence et le trouble du monde.
Dès son cours de 1933, le philosophe allemand Martin Heidegger désigne
l’ennemi comme « l’Asiatique ». Heidegger parle de puissances qui se
déchaînent « comme quelque chose d’effréné, de sans frein, d’envoûtant et
de sauvage, de furieux, d’asiatique ».99 Ce terme « d’asiatique » désigne le
judéo-bolchevisme. En Allemagne était souligné le type asiatique de Lénine
puisque l’Asie était une composante fondamentale de la Russie. En 1930 la
revue antisémite Der hammer (Le Marteau) énonçait « La Russie a retrouvé
dans ce bolchevisme quelque chose de son âme asiatique originelle, l’esprit
de la steppe russe sans culture. La laque européenne est tombée, le Tartare
affleure ».100 Le 2 mai 1941 Le général Hoepner commandant du groupe de
panzer IV justifiera l’invasion de l’Union soviétique par ces mots « La
guerre contre la Russie est un élément essentiel de la lutte pour l’existence
du peuple allemand. C’est la vieille lutte des Germains contre les Slaves, la
défense de la culture européenne contre l’invasion moscovito-asiatique, la
résistance contre le bolchevisme juif. »101
Le 31 décembre 1933, Georgi Dimitrov reçoit dans la prison de Moabit à
Berlin, le roman de Malraux La Condition Humaine ainsi dédicacée « Pour
Dimitrov avec admiration ! André Malraux – Pour son attitude et son
caractère ». 102
Le 30 décembre 1933 Walter Benjamin écrit de Paris à Gretel Adorno « Et il
est ainsi indéniable que je suis non seulement au bout de l’année finissante,
E. Jünger, La Guerre comme Expérience intérieure, Traduit de l’allemand par François Poncet, Paris,
Christian Bourgeois éditeur, 1997. Et G. Bataille, « L’expérience Intérieure », in G. Bataille, Œuvres
complètes, Tome V, Paris, Gallimard, 1973. Et W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in W. Benjamin,
Œuvres I, II, III, Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Paris,
Gallimard, 2000.
98
M. Voutey, L’ère hitlérienne Chronologie 1889-1948, Paris, Graphein-FNDIRP, 2000.
99
E. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 279.
100
L. Dupeux Stratégie communiste et dynamique conservatrice, Essai sur les différents sens de l’expression
« NATIONAL-BOLCHEVISME » en Allemagne, sous la République de Weimar (1919-1933), Thèse, diffusion
Librairie Honoré Champion, 7, quai Malaquais, Paris, 1976. P. 260.
101
O. Bartov, L’Armée d’Hitler La Wehrmacht, Les Nazis et La Guerre, Traduit de l’anglais par Jean-Pierre
Ricard, Paris, Hachette Littératures, 1999, p. 187.
102
G. Dimitrov, Journal 1933-1949, Traduction de l’allemand par Anne Castagnos-Sen, Traduction du russe
par Tatiana Zazerskaia, Traduction du bulgare par Assia Stantcheva, Paris, Belin, 2005, p.81.
97
19
mais au bout du rouleau ».103
Le onzième coup de l’horloge résonne le 17 janvier 1946. Ce
jour-là, François de Menthon prononce l’exposé introductif de l’accusation
française au procès de Nuremberg.104 Il expose les « Crimes contre la
Condition humaine » réalisés par ces responsables du IIIe Reich présents
dans le box des accusés. Ces crimes signifient « une horrible accumulation
et enchevêtrement de crimes contre l’humanité ». Il précise que le crime
contre la condition humaine, représente « une expression française
classique (qui) appartient à la fois au vocabulaire technique du Droit et au
langage de la philosophie ». Ainsi donc l’Humanité, la Condition humaine,
le Citoyen du monde, constituent pour André Malraux, Zalmen Gradowski,
Alexandre Kojève, Robert Antelme, le socle d’un même horizon. Cet
horizon se matérialise et prend forme dans la voix accusatrice du Délégué
du Gouvernement provisoire de la République Française, à l’audience du 17
janvier 1946 sous la Présidence de Lord Justice Lawrence.
Sous la plume d’André Malraux nous pouvons lire en 1933 : « l’humanité
était épaisse et lourde, lourde de chair, de sang, de souffrance,
éternellement collée à elle-même comme tout ce qui meurt ». 105
Sous celle d’Alexandre Kojève en 1943 : « supposons en effet que notre
société implique l’humanité entière ». 106
Zalmen Gradowski écrit en 1944 : « mais je serais heureux si mes écrits te
parviennent libre citoyen du monde. » 107
Enfin, Robert rédige en 1947 : « mais, tout à l’heure, le pain, c’était mon
corps. (…) Chaque vol de pain apparaît bien ici comme un des actes les
plus graves qu’un détenu puisse commettre. Telle est la loi de notre
existence réelle. Ce n’est pas une loi de convention. Elle n’exprime au
contraire que le caractère inexorable de la condition humaine ».108
Dans une première partie nous analyserons les fondements
spirituels du concept de crime contre l’humanité.
L’articulation entre l’obligation d’humanité et la primauté du spirituel
s’effectue dans la construction augustinienne du sentiment d’humanité. Ce
sentiment se structure par le déploiement de trois axes de pensée. L’impératif
absolu de l’humilité, l’impératif absolu de la renonciation à la volonté de
puissance, et la compréhension de cette contradiction entre la passion de
dominer et le nom de la vérité. La passion de dominer exprime l’orgueil
funeste du maître. Le nom de la vérité exprime la royauté du Christ.
La royauté du Christ implique doublement une doctrine de la paix et une
éthique chevaleresque de l’honneur, supposant l’humanité de l’homme
comme limite à la fureur animale sans limite de la pulsion guerrière de tuer.
L’éthique chevaleresque, le sentiment de l’honneur, la reconnaissance du
statut d’homme à son ennemi, engendrés par la construction augustinienne
du sentiment d’humanité, ont été anéantis par le renforcement étatique de la
capacité de belligérance. Et ce renforcement étatique a trouvé sa réalisation
W. Benjamin, Correspondance, 2 volumes 1910-1928 et 1929-1940, Traduit de l’allemand par Guy
Petitdemange, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 106.
104
F. De Menthon, « Exposé Introductif » in Le Procès de Nuremberg Exposés Introductifs et Verdict, 2
volumes, T. I, p. 2 à 71. Et L. Ducerf, François de Menthon Un catholique au service de la République (19001984), Paris, Les Éditions du Cerf, 2006.
105
A. Malraux, « La Condition humaine », in Œuvres Complètes 3 Volumes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris,
Gallimard, 1989, Vol 1, p. 760.
106
A. Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 129.
107
Z. Gradowski, Au cœur de l’enfer, op. cit., p. 53.
108
R. Antelme, Textes inédits sur l’espèce humaine, Paris, Gallimard, 1996, p. 61.
103
20
extrême dans l’État de Hitler. L’esprit du juridique confère une légitimité
étatique au principe d’Humanité. Ce principe d’Humanité soutient aussi
bien la reconnaissance d’une obligation de guerre juste, que l’élaboration
d’un Droit de la Guerre et de la Paix. Cette légitimité étatique d’un principe
d’Humanité sera consacrée internationalement par les conférences de la paix
qui se sont tenues à La Haye en 1899 et 1907. Ces conférences
reconnaîtront l’obligation pour les États de respecter les Lois de l’humanité
dans la mise en œuvre de leur capacité de belligérance. La fusion du
sentiment du juste et du sentiment d’humanité, dans l’émergence du
sentiment de la nécessité d’un Droit de la Guerre et de la Paix, repose ellemême sur le principe d’humanité compris spirituellement comme synthèse
de la puissance divine et de la puissance impériale. Cette synthèse se réalise
dans la théologie politique d’Eusèbe de Césarée. Mais cette synthèse sera
brisée par la doctrine de la Trinité élaborée par saint Augustin. Les
conséquences de cette Doctrine seront d’une part l’exclusion de la puissance
impériale du principe d’humanité et d’autre part la laïcisation de ce dernier
dans le cadre d’un Droit Étatique de la belligérance. Les œuvres de Francisco
de Vitoria (1486-1546) et de Hugo de Groot dit Grotius (1583-1645)
contribuèrent à la construction des prémices de ce Droit étatique de la
belligérance, qui a revêtu aujourd’hui la forme nouvelle d’un Droit International
Humanitaire. L’humanisme constitue ce troisième fondement spirituel du
concept de crime contre l’humanité. L’Humanitas organise la pensée de Cicéron,
tendue vers la grandeur de Rome. L’Humanitas structure la vision qui est celle
d’Érasme, du souverain d’Europe. La mansuétude et l’humanité de ce souverain
reposent sur l’autorité spirituelle du Christ, en contradiction avec le joug cruel
des Turcs. Le Prince chrétien incarne l’Humanitas. La langue signifie pour
Cicéron comme pour Érasme, le fondement de l’humanisme, et ce fondement
représente une arme de la pensée conférant une capacité du sentiment de
l’humanité. Cette arme de la pensée s’oppose à la barbarie, à la tyrannie, au
despotisme. C’est donc dans le travail de la pensée que s’exprime d’abord ce
mouvement de l’Humanitas comme volonté de puissance spirituelle créatrice
d’humanité et destructrice d’une jouissance de la tyrannie. Cicéron, saint
Augustin, Vitoria, Grotius, Érasme, construisent ensemble un entrelacement de
pensées liant ensemble le sentiment de l’humanité et le sentiment de la langue, le
sentiment de la puissance spirituelle et le sentiment du Droit, le sentiment de la
vérité et le sentiment de la justice. Contre l’incohérence suprême de l’injustice
comme barbarie s’érige alors la possibilité même du concept comme concept du
crime contre l’humanité.
Dans une deuxième partie nous analyserons les constructions
sémantiques afférentes à ce concept en nous appuyant sur les formulations
de Robespierre qui sont restées ignorées des juristes. Or ce sont ces
formulations qui permettent d’introduire dans l’idée du concept de crime
contre l’humanité une cohérence, jusqu’ici non élaborée, concernant les
constructions sémantiques lisibles ou invisibles de la notion juridique de
crime contre l’humanité. Le crime contre l’humanité du peuple, le crime
contre l’humanité du Christ, le crime contre l’humanité de l’homme,
constituent une chaîne de significations, contruisant une architecture de la
cohérence de ce concept. Le concept de crime contre l’humanité formulé par
Robespierre représente la traduction sur le plan sémantique du surgissement
d’une souveraineté du peuple, d’une souveraineté populaire républicaine,
destructrice d’une souveraineté royale fondée sur la royauté du Christ. Selon
Robespierre le crime contre l’humanité du peuple signifie l’avilissement par
21
le corps du Tyran royal du corps politique tout entier compris comme
l’humanité incarnée par le peuple. En ce sens le corps royal est rejeté dans
l’animalité tandis que le corps du peuple incarne l’humanité. Le crime
contre l’humanité du peuple s’érige sur la destruction de la Plenitudo
Potestatis du souverain pontife, revendiquée par ce dernier comme
souveraineté absolue sur les hommes et les choses, souveraineté absolue
qualifiée secrètement par Guillaume d’Ockham de crime contre l’humanité
du Christ. La formulation secrète de crime contre l’humanité du Christ se
construit elle-même sur le fondement du concept de Summa Paupertas la
très haute pauvreté du Christ. C’est la très haute pauvreté du Christ qui
interdit la très haute souveraineté du Successeur de saint Pierre. Au crime
contre l’humanité du Christ correspond la très haute pauvreté du Christ, au
crime contre l’humanité du peuple correspond la très haute pauvreté du
peuple, au crime contre l’humanité de l’homme correspond la très haute
pauvreté de l’homme. Par ces formulations une double conscience
historique peut se déployer. D’une part la conscience historique du concept
de Summa Paupertas, enracinée dans le triangle formé par les trois noms de
Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham. Cette conscience
chemine invisiblement dans le temps. Elle surgit alors en une répétition
tragique dans le triangle formé par les trois noms de Walter Benjamin,
Robert Antelme, Martin Heidegger. Et d’autre part la conscience historique
du concept de crime contre l’humanité se déployant triplement en premier
lieu dans une conscience de la puissance criminelle étatique du Führer
formalisée juridiquement dans le cadre du procès de Nuremberg, en
deuxième lieu dans une conscience du crime contre la communauté
internationale toute entière, réalisé par le 3ème Reich, en troisième lieu dans
une conscience du crime contre la Condition humaine, exposée par François
de Menthon à la suite du roman d’André Malraux. La reconnaissance de la
formulation de Robespierre, crime contre l’humanité du peuple, suppose
l’analyse des trois termes de la religion royale, clementia, magnanimitas,
humanitas. À l’encontre de cette religion royale c’est donc une doctrine
révolutionnaire du crime contre l’humanité qui constitue le sentiment
révolutionnaire de la très haute pauvreté du peuple vouant ce dernier à la
destruction politique de la richesse royale et aristocratique. Le dénuement de
Robespierre exprime l’idée du dénuement d’un corps ouvrier voué à
l’abandon, à la pauvreté, à la méconnaissance. C’est un corps envers lequel
l’économie de la richesse et de l’aristocratie ne peut faire crédit. L’on peut
alors prendre la mesure de l’idée selon laquelle la notion de crime contre
l’humanité, pour être comprise dans sa plus grande extension, ne peut rester
enfermée dans l’étroit corset de fer du juridique, qui l’empêche de respirer
selon sa plénitude psychique, historique, philosophique, politique.
Dans une troisième partie nous exposerons ce mouvement de
reconnaissance de la victime comme humanité, qui s’effectue par le moyen
du procès pénal. Le procès pénal contribue à l’apaisement de la victime, à
l’apaisement de ceux qui sont en charge de la mémoire de la victime, par la
reconnaissance et la nomination de l’acte criminel dont elle fut l’objet et par
la condamnation des coupables. Le procès pénal contribue à la connaissance
de la réalité effective du crime contre l’humanité, réalité le plus souvent
voilée par les discours révisionnistes ou négationnistes. Le procès pénal
favorise la construction d’une mémoire de ce qui est au-delà des mots, et qui
doit s'énoncer clairement dans le cadre d’une enceinte judiciaire. En ce sens
le procès pénal du crime contre l’humanité, si il est sérieusement conduit
22
selon les principes de l’équité, ne saurait être qualifié de « procès
spectacle ».109 Car la souffrance à l’origine de ces procès souligne la
nécessité dont ils procèdent. L’évocation de l’extermination des Arméniens
(Première Guerre mondiale), des Juifs (Deuxième Guerre mondiale), des
Cambodgiens sous le régime Khmer rouge (17 avril 1975- 7 janvier 1979),
des Rwandais Tutsis (Avril 1994), précède l’exposé des principaux procès
ayant donné lieu à des condamnations pour crimes contre l’humanité. N’ont
pas été examinés d’une part le procès de vingt-huit hauts responsables
japonais, principalement des militaires, qui s’est tenu à Tokyo du 3 mai
1946 au 12 novembre 1948, dans le cadre du Tribunal Militaire pour
l’Extrême-Orient, et d’autre part les procès des responsables serbes croates
et bosniaques organisés par le Tribunal Pénal International pour l’Exyougoslavie, présumés responsables de violations graves du droit
humanitaire international, commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie
depuis 1991.
En 1919, plusieurs procès visant des responsables turcs de
l’extermination des Arméniens, se tinrent en Turquie. On peut considérer
que le passage en jugement des dirigeants turcs impliqués dans le génocide
des Arméniens, devant des Cours martiales turques, revêt une importance
qualifiée « d’extraordinaire » par l’historien Vahakn Dadrian. C’est en effet
la première fois qu’intervient la mise en œuvre, même imparfaite, d’un
procès pénal, visant à sanctionner les plus hauts responsables du massacre
d’une population civile, délibérément organisé au plus haut niveau de l’État.
Un jeune étudiant arménien, Soghomon Tehlirian, dont toute la famille avait
péri dans les massacres, jure de venger ses parents et son peuple. Il vient à
Berlin où s’était réfugié Talaat Pacha, un des responsables du génocide des
Arméniens, après l’effondrement de la Turquie. Lorsque le 15 mars 1921
l’occasion se présente, il le tue d’un coup de pistolet. Appréhendé, il est
traduit en justice le 2 juin devant la juridiction criminelle. Vingt-quatre
heures plus tard, il est acquitté et sort de prison couvert de fleurs et escorté
par la police. Le procès de Soghomon Tehlirian, qui s’est déroulé à Berlin le
2 et 3 juin 1921, occupe une place particulière dans l’histoire du peuple
arménien. Il demeure un événement d’une importance décisive, auquel
s’attache une valeur exemplaire, tant en raison des particularités de son
déroulement que par le verdict du tribunal allemand, verdict d’acquittement,
auquel les générations futures ne manqueront pas de se référer.
Du 18 octobre 1945, date de son ouverture solennelle, au 1 er
octobre 1946, se tint à Nuremberg un procès unique dans l’histoire. Dans le
box des accusés se trouvent 23 hauts responsables nazis dont les crimes sont
sans localisation géographique précise. Ce procès est à l’origine de la
création d’un droit de Nuremberg.110 Cette expression, désigne tout un
ensemble dont le jugement rendu le 1er octobre 1946 par le tribunal militaire
international – dit « de Nuremberg » -- n’est qu’un des éléments. Le
châtiment d’octobre 1946 étaye les principes fondateurs des Nations unies.
Il participe à l’écriture du crime et il en assure ainsi la mémoire. Mais
contrairement au leitmotiv selon lequel le droit de Nuremberg serait à
l’origine du concept de crime contre l’humanité, ce concept est énoncé en
1792 par Robespierre dans le cadre de la Révolution française. Il devient
109
110
M. Koskenniemi, La Politique du Droit International, Paris, Pédone, 2007, p. 227.
M. Masse, « Le droit de Nuremberg », in Le Monde juif, n° 156 Janvier-Avril 1996.
23
ultérieurement une incrimination juridique dans l’article 6 des Statuts du
Tribunal Militaire International créé par l’accord de Londres du 8 août 1945,
signé par le gouvernement Provisoire de la République Française, et par les
gouvernements des Etats-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni de GrandeBretagne et d’Irlande du Nord, de l’Union des Républiques Socialistes
Soviétiques. L’importance du procès de Nuremberg peut être perçue par la
lecture du texte écrit par un écrivain de langue yiddish, Avrom Sutzkever, à
la suite de son témoignage énoncé le mercredi 27 février 1946 au tribunal de
Nuremberg : « mon témoignage au procès de Nuremberg est terminé. Sur
mes lèvres brûlent encore les mots que j’ai clamés à la face du monde et
pour les générations futures. Je suis secoué jusqu’au tréfonds. C’est sans
nul doute l’expérience la plus intense de mes trente dernières années.
J’ai parlé durant trente-huit minutes (y compris les questions du procureur,
le colonel Smirnov).
Il est clair que la Providence a elle même ordonné le russe dans ma bouche.
Je ne m’attendais pas à pouvoir exprimer dans cette langue sentiments et
pensées ». 111
Du 9 décembre 1946 au 19 juillet 1947, se tint dans le palais de
justice de Nuremberg où venait de s’achever le procès international des
grands criminels de guerre nazis, le premier des douze procès organisés dans
cette ville située en zone américaine, le procès des médecins. Les
Américains organisèrent à Nuremberg douze procès dont le dernier s’acheva
le 14 avril 1949. Les Allemands visés par ces douze procès peuvent être
divisés en cinq catégories de personnes. Des médecins et des avocats, des
membres de la SS et de la police, des industriels et des financiers, des chefs
militaires, des ministres, tous pouvant être considérés comme responsables
ou complices, de la mise en œuvre de la criminalité nazie. Il est
indispensable de souligner l’existence et l’intérêt du travail du docteur
François Bayle. Il fut nommé le 19 octobre 1946 à la Commission
scientifique française des Crimes de guerre, présidée par Mr. René Legroux,
à l’époque président du Conseil scientifique de l’Institut Pasteur. Il fut
envoyé en Allemagne le Ier novembre suivant au Quartier général anglais.
Sa mission consistait à étudier les expériences médicales humaines réalisées
en Allemagne pendant la guerre, et à en rendre compte. Accrédité auprès des
autorités américaines le Docteur Bayle devait passer trois années à
Nuremberg. Dans le cadre de cette accréditation Bayle fut amené à voir à
examiner à interroger jusqu’à quinze fois les principaux inculpés, au nombre
de 23, du procès des médecins nazis. Il souligne d’une part « l’intérêt
extraordinaire qu’avait pris pour moi Nuremberg » et d’autre part le fait que
« derrière les chicanes procédurières s’est élaborée à Nuremberg une œuvre
de connaissance » 112
Du 11 avril 1961 au 15 décembre 1961 Adolf Eichmann est jugé
par le tribunal de district de Jérusalem. Le 11 mai 1960, les services secrets
israéliens se sont emparés de ce dernier, rue Garibaldi à Buenos Aires.
Eichmann est condamné à mort. Ce verdict sera confirmé par la cour
suprême. Après le rejet de son recours en grâce, il est pendu à minuit dans la
nuit du 31 au 1er juin 1962 à la prison de Ramleh dans la banlieue de Tel
Aviv. Comme le souligne un auteur israelien, « c’est l’affaire Eichmann,
(…) qui constitua le véritable tournant dans le processus de mobilisation
111
112
A. Sutzkever, « Mon témoignage au procès de Nuremberg », in Europe, n° 796-797 / Août – Septembre 1995.
F. Bayle, Croix gammée contre Caducée, Paris, 1950, p. XVIII- XXII.
24
explicite et organisé de la Shoah au service de la politique et de la raison
d’État israéliennes, en particulier dans le contexte du conflit israéloarabe ». 113
Du 11 mai 1987 au 3 juillet 1987 se tient à Lyon le procès de
Klaus Barbie. Ce dernier, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité,
est mort en détention le mercredi 25 septembre 1991. Nazi convaincu,
devenu ultérieurement un agent travaillant pour le compte des américains
puis un homme d’affaires bolivien, Barbie a nié au cours de l’instruction,
toute participation aux faits qui lui étaient reprochés, rafles déportations et
tortures. À l’occasion de ce procès la Cour de cassation décide de donner
une nouvelle définition du crime contre l’humanité brisant la frontière
artificiellement dressée entre le déporté juif et le déporté résistant. La
victime juive serait victime d’un crime contre l’humanité, la victime
résistante serait victime d’un crime de guerre de la part du nazi Barbie. En
conséquence de cette discrimination fallacieuse entre les victimes du
nazisme, seules des associations représentant les victimes juives de Barbie
seraient admises à se porter partie civile contre ce dernier, à cause du
caractère imprescriptible du crime contre l’humanité, le crime de guerre
étant prescrit. C’est ce raisonnement qui ne tient pas compte de la réalité
historique, qui a été dépassé et refusé par la Cour de cassation à l’occasion
de ce procès. Ultérieurement, prenant acte de cette doctrine de la Cour de
cassation, un des avocats représentant quatre associations parties civiles
contre Paul Touvier, devait énoncer clairement le 15 avril 1994 dans le cours
de sa plaidoirie « Bien sûr, tout être humain porte en lui toute l’humanité et
les Juifs n’entendent pas accaparer pour eux-mêmes toute cette
humanité… » 114
Après vingt ans de procédure, le premier dépôt de plainte avec
constitution de parties civiles étant intervenu le 25 avril 1973, Paul Touvier
a été jugé par la cour d’assises des Yvelines du 17 mars au 20 avril 1994 au
palais de justice de Versailles. Condamné à la réclusion criminelle à
perpétuité, il fut le premier Français à être jugé pour complicité de crime
contre l’humanité. Il est mort en détention le mercredi 17 juillet 1996.
Touvier est l’homme de confiance des responsables de la Milice à Vichy.
Conformément aux 21 points de la Milice et aux thèses nationalessocialistes de cette organisation, les ennemis visés sont les Juifs et les
résistants, et, parmi ces derniers, plus particulièrement les communistes. En
organisant l’assassinat des sept Juifs de Rillieux, Touvier a agi au nom de la
politique d’hégémonie idéologique du IIIe Reich, mais également au nom de
la politique d’hégémonie idéologique prônée par le gouvernement de Vichy,
qui, du fait de la collaboration d’État instaurée, se confondait étroitement
avec la politique d’hégémonie idéologique du IIIe Reich au regard de
l’incrimination du crime contre l’humanité, au sens de l’article 6c du
Tribunal Militaire International de Nuremberg. C’est cette analyse qui a été
validée par la cour d’assises des Yvelines dans son arrêt du 20 avril 1994
condamnant Touvier à la réclusion criminelle à perpétuité. La validité de ce
point de vue a été ultérieurement confirmée par l’arrêt de la Cour de
cassation du 1er juin 1995. Ainsi donc les jurés de la cour d’assises comme
les plus hauts magistrats ont opposé une fin de non recevoir aux magistrats
I. Zertal, La Nation et la Mort, Traduit de l’anglais par Marc Saint-Upéry, Paris, Éditions La Découverte,
2004, p. 142.
114
F. Bedarida, Touvier, Vichy et le Crime contre l’Humanité, Paris, Seuil, 1996, p. 181.
113
25
de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris, qui par un arrêt de
non-lieu en date du 13 avril 1992, ont tenté de dédouaner Touvier de toute
collusion avec l’État pratiquant une politique d’hégémonie idéologique
qu’était le Reich d’Adolf Hitler.
Maurice Papon, secrétaire général de la préfecture de la Gironde de
1942 à 1944, est le seul haut fonctionnaire de Vichy poursuivi devant une cour
d’assises pour crimes contre l’humanité. Son procès s’est tenu à Bordeaux du 8
octobre 1997 au 2 avril 1998. Responsable du service des questions juives il fut
reconnu coupable de complicité de crime contre l’humanité, et condamné à la
peine de dix années de réclusion criminelle. Puis ultérieurement libéré pour
raison de santé. À travers l’exemple de la préfecture de Bordeaux et de l’action
du haut fonctionnaire Papon, c’est toute la législation et la répression
antisémites de l’État français, et sa collaboration avec les autorités nazies que
les débats ont éclairées. Les Allemands ont retiré de l’administration française
une aide inestimable, d’autant plus inestimable qu’elle était fournie par un État
souverain dans le cadre d’une politique choisie de collaboration. Le régime, en
prenant telle ou telle disposition antisémite, la légitimait et, à son tour,
l’administration la légitimait aussi. La politique antisémite de Vichy était une
politique autochtone et autonome. C’était un règlement de compte de la France
avec elle-même, avec la France des années 30. C’est une politique qui a ses
racines françaises. La politique de collaboration est une politique de contexte,
partie de l’idée qu’il faut ménager l’occupant et trouver des aménagements
avec lui. C’est en ce sens que l’avocat général Marc Robert dans son
réquisitoire prononcé le mercredi 18 mars 1998 dit les mots suivants : « En
définitive, il est vrai qu’on peut toujours trouver plus collaborateur que soi.
Cela n’excuse pas pour autant, l’accusé d’avoir fait procéder aux arrestations
et aux déportations qui lui sont reprochées.
Voilà l’homme : autoritaire et obéissant à la fois ; ambitieux et carriériste ;
pro-vichyste et apprécié des Allemands mais aspirant à la Résistance lorsque
la victoire de celle-ci se dessine ; humaniste qui se cache bien, qui prétend
d’autant plus fort avoir sauvé des juifs qu’il a beaucoup aidé à en déporter. »115
Le génocide rwandais commence dans les heures qui suivent la
destruction de l’avion du président Habyarimana, le soir du 6 avril 1994. Il se
poursuivra, au moins, jusqu’à la fin du mois de juin 1994, c’est-à-dire, jusqu’au
moment où la France enverra au Rwanda, avec l’autorisation du Conseil de
sécurité, une force d’interposition – l’opération « Turquoise » --qui permettra
surtout à une partie de la population hutu et aux auteurs du génocide –
notamment les forces armées rwandaises (FAR) et les milices Interhahamwe –
de chercher refuge sur le territoire du Zaïre voisin.
Entre le 6 avril et la fin juin 1994, durant près de trois mois, au vu
et au su du monde entier, les FAR, les milices Interhahamwe et certains
éléments de la population ont massacré des centaines de milliers de personnes
en raison de leur appartenance ethnique au groupe tutsi ou en raison de leurs
opinions politiques modérées. Il fallut le drame rwandais pour que le Conseil
de sécurité décide la création par la Résolution 955 du 8 novembre 1994,
d’une juridiction ad hoc, le Tribunal pénal international pour le Rwanda
(TPIR), « habilité à juger les personnes présumées responsables de
Le Procès de Maurice Papon, Compte rendu sténographique 2 volumes, Paris, Albin Michel, 1998,
Vol 2, p. 800.
115
26
violations graves du droit international humanitaire commises sur le
territoire du Rwanda… entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 ». Deux
points méritent d’être particulièrement soulignés. D’une part on constate
que par son attitude d’abord de non-prévention, puis d’abstention, enfin de
retrait à l’égard du génocide rwandais, l’ONU a violé son obligation
d’assistance humanitaire que les instruments les plus fondamentaux du droit
international conventionnel (convention de 1948 sur le génocide,
conventions de Genève de 1949 sur le droit international humanitaire,
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Pacte relatifs aux droits
civils et politiques de 1966, Charte des Nations Unies) mettent
explicitement ou implicitement à sa charge. En ce sens on peut parler d’une
impuissance de la Communauté Internationale.116 D’autre part on constate
que la compréhension de cette destruction de centaines de milliers d’êtres
humains marqués comme tutsi, inclut dans son mouvement une référence au
nazisme. Ce sont tout d’abord les juges du TPIR qui pour définir les
« atteintes à l’intégrité physique ou mentale » s’appuient sur l’affaire Adolf
Eichmann et sur le jugement du 12 décembre 1961 de la Cour de District de
Jérusalem.117 C’est ensuite un historien français Jean-Pierre Chrétien qui en
étudiant la logique du Hutu Power, a montré pour quelles raisons on pouvait
judicieusement qualifier cette idéologie de « nazisme tropical ».118 C’est
enfin l’historien américain Raul Hilberg qui, dans la réédition de son maître
livre La Destruction des Juifs d’Europe, établit un parallèle entre cette
destruction et celle dont furent l’objet les Tutsis rwandais.
La conférence de Rome ouverte le 15 juin 1998 s’est achevée le
18 juillet après l’adoption d’un traité relatif au statut de la première
juridiction pénale internationale à caractère permanent et à vocation
universelle. Un vieil idéal qui appartenait au domaine de l’utopie s’est ainsi
concrétisé. Cet idéal reposait sur une double et ancienne thématique. La
thématique de l’amour de l’humanité considéré comme supérieur à l’amour
de la patrie. Cette idée est développée par Gabriel Bonnot de Mably (17091785) frère d’Etienne Bonnot de Condillac (1714-1780) dans ses Entretiens
de Phocion publiés en 1763,119 un an après Le Contrat social de Rousseau.
La thématique d’un droit cosmopolitique comme synthèse entre le droit civil
et le droit des gens. Cette synthèse implique de considérer les hommes et les
États, dans leurs relations extérieures et dans leur influence réciproque,
comme citoyens d’un État universel de l’humanité. Cette idée est
développée en 1795 par le philosophe allemand Kant âgé de 70 ans dans un
essai philosophique sur l’idée d’un projet de paix perpétuelle. Cet écrit de
Kant est le premier de toute son œuvre à être traduit en langue française. Cet
opuscule est donc le premier contact réel de la réflexion française avec la
pensée kantienne. Selon Kant « Les relations (plus ou moins étroites) qui se
sont établies entre tous les peuples de la terre, ayant été portées au point
qu’une violation du droit commise en un lieu se fait sentir dans tous, l’idée
d’un droit cosmopolitique ne peut plus passer pour une exagération
E. David, « Aspects juridiques de la responsabilité des différents acteurs dans les événements du Rwanda
(avril-juillet 1994) » in K. Boustany et D. Dormoy, Génocide(s), Bruxelles, Éditions Bruylant, Éditions de
l’université de Bruxelles, 1999, p. 440.
117
Y. Jurovics, « L’appréhension de la notion de génocide », in L. Burgorgue-Larsen, (dir) La répression
internationale du génocide rwandais, Bruxelles, Bruylant, 2003, p. 263.
118
J.P. Chrétien, « Un « nazisme tropical » au Rwanda ? Image ou logique d’un génocide », in Vingtième
siècle, octobre 1995. P. 131-142.
119
Mably, Entretien de Phocion sur le rapport de la morale et de la politique, Centre de Philosophie politique
et juridique de l’Université de Caen, 1986, p. 106.
116
27
fantastique du droit ; elle apparaît comme le complément nécessaire de ce
code non écrit, qui, comprenant le droit civil et le droit des gens, doit
s’élever jusqu’au droit public des hommes en général, et, par là, jusqu’à la
paix perpétuelle, dont on peut se flatter, mais à cette seule condition, de se
rapprocher continuellement ».120
L’on comprend donc clairement que le concept de crime contre
l’humanité et la reconnaissance mondialisée de la victime comme humanité
qui trouve son lieu d’expression dans une Cour pénale internationale à
caractère permanent et à vocation universelle, sont une forme d’expression
d’une part, de l’idée d’un amour de l’humanité supérieur à celui de la patrie,
et d’autre part, de l’idée d’un droit cosmopolitique impliquant de considérer
les hommes et les États comme des citoyens d’un État universel de
l’humanité. La Cour pénale internationale est donc une institution
internationale d’une dimension inconnue jusqu’à sa création parce qu’elle
signifie d’une part l’institutionnalisation du concept de crime contre
l’humanité à l’échelle mondiale et d’autre part un bouleversement
fondamental du droit international pénal fondé désormais sur le cadre
général de la protection de l’humain, et donc sur la répression du crime
inhumain.
E. Kant, Projet de paix perpétuelle, Traduction de J.-J. Barrère et C. Roche, Paris, Éditions Nathan,
1991, p. 18 et 29.
120
28
PA R T I E I
LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ ET
SES FONDEMENTS SPIRITUELS
29
La compréhension de la réalité juridique du crime contre
l'humanité ne peut s'organiser dans le cadre d'une Théorie Pure du Droit
élaborée par le juriste Hans Kelsen en 1934, puisque c'est une séparation de
la science juridique d'avec la politique, que postule cette théorie dont
l'ambition serait de débarrasser la science du droit de tous les éléments qui
lui sont étrangers. Or précisément au cœur de la question du crime contre
l'humanité se situe ce qui excède la réalité textuelle d'une norme. La pensée
du normativisme apparaît comme impuissante face à la réalité du concept de
crime contre l'humanité dont les fondements spirituels sont à saisir
triplement dans une origine chrétienne, une origine juridique, une origine
humaniste. Au cœur de l'origine chrétienne se situe le commandement de
l'amour, au cœur de l'origine juridique se situe le commandement du droit
même si ce droit est non écrit, au cœur de l'origine humaniste se situe un
rêve qui laisse entrevoir le tracé d'une cité idéale en laquelle la réalisation
d'un crime contre l'humanité deviendrait l'impossible même.
TITRE 1
LES
ORIGINES CHRÉTIENNES
DE SAINT AUGUSTIN A L A CHEVALERIE
L'origine chrétienne du concept de crime contre l'humanité se
laisse entrevoir par un simple exercice de lecture. L' on pose sur sa table de
travail d'une part la Thèse n°764 de la Faculté de droit de l'Université de
Genève, publiée en l'année 2006, et d'autre part les Lettres de saint Augustin
découvertes par Johannes Divjak en 1981. La Thèse de Philippe Currat
concerne Les crimes contre l'humanité dans le Statut de la Cour pénale
internationale, et le chapitre 7 expose les éléments constitutifs de la
réduction en esclavage, en tant que crime contre l'humanité. Une des Lettres
d'Augustin, la lettre n°10 est adressée à son ami Alypius, évêque de
Thagaste, résidant à Rome en 422/423, moment correspondant à la datation
de ce texte. La Lettre dénonce l'odieux commerce des mangones, qui
dépassant les limites de leur activité, déjà honteuse de marchands
d'esclaves, vont jusqu'à trafiquer des hommes libres et les revendent outremer à des barbares. Les sources de leur approvisionnement sont variées. Ce
sont, d'abord, les victimes de razzias, succombant à des rafles organisées par
des bandes armées ; mais il y a aussi les victimes de la tromperie la plus
sordide -- des femmes attirées dans des traquenards par d'autres femmes -ou de la plus incroyable cupidité -- un mari, pourtant aisé, enrichi du prix de
sa femme qu'il vendit. Parmi les victimes de ces mangones on trouve encore
des enfants vendus par leurs propres parents. Dans l'analyse de cette réalité
de l'esclavage telle qu'elle est développée dans la Lettre qu'Augustin rédige
à l'intention d'Alypius, comme dans l'analyse de la Cour pénale
internationale l'on trouve la stigmatisation du même élément matériel
constitutif de ce crime contre l'humanité : l'auteur a exercé sur une ou
plusieurs personnes, l'un ou l'ensemble des pouvoirs liés au droit de
propriété ; et / ou s'est livré sur des êtres humains à la traite, notamment des
femmes et des enfants. L'auteur a donc acheté ou vendu une ou plusieurs
personnes ou les a privées de leur liberté et forcées à travailler sans aucune
30
rémunération. C'est donc par une triple voie qu'à pu cheminer entre ce début
du cinquième siècle et cette fin du vingtième siècle, cette analyse identique
de la réalité de l'esclavage, la voie de la reconnaissance d'une obligation
d'humanité, la voie d'une reconnaissance de la primauté du spirituel, la voie
de la construction augustinienne du sentiment d'humanité.
CHAPITRE 1
LA RECONNAISSANCE D’UNE OBLIGATION D’HUMANITÉ
La conscience d'une obligation d'humanité entraîne la
reconnaissance de trois prescriptions fondamentales. La prescription d'une
limite comme réfutation de la violence sans limite présente dans l'usage
guerrier de la volonté de tuer, la prescription d'une éthique de l'honneur
chevaleresque comme réfutation de l'inhumanité présente dans l'obligation
de contraindre son ennemi à la mort, la prescription d'une paix de dieu
comme réfutation de l'usage temporel, usuel et humain de la violence.
SECTION 1. LE PARADOXE DU DROIT DE LA GUERRE
§ 1. LA GUERRE : UNE VIOLENCE SANS LIMITE
L’expression : Droit de la guerre, nous apparaît comme une
expression paradoxale. La réalité nous enseigne que le mouvement de la
guerre est un mouvement qui doit remonter jusqu’aux extrêmes, pour
trouver son terme qui réside dans un accomplissement victorieux. La
victoire réside dans l’anéantissement ou la soumission de l’adversaire.
L’anéantissement et la soumission sont radicalement contraires à l’idée de
droit, idée qui implique un équilibre, une reconnaissance réciproque entre
deux protagonistes.
C’est ce que soulignait Carl Von Clausewitz dans son Traité : De
la Guerre, publié en 1832 :“ dans une affaire aussi dangereuse que la
guerre, les erreurs dues à la bonté d’âme sont précisément la pire des
choses. Comme l’usage de la force physique dans son intégralité n’exclut
nullement la coopération de l’intelligence, celui qui use sans pitié de cette
force et ne recule devant aucune effusion de sang prendra l’avantage sur
son adversaire, si celui-ci n’agit pas de même. De ce fait il dicte sa loi à
l’adversaire, si bien que chacun pousse l’autre à des extrémités auxquelles
seul le contrepoids qui réside du côté adverse trace des limites (…) L’on ne
saurait introduire un principe modérateur dans la philosophie de la guerre
elle-même sans commettre une absurdité (...) La guerre est un acte de
violence et il n’y a pas de limite à la manifestation de cette violence. “ 121
Pourtant, la première Conférence Internationale de la Paix,
convoquée comme le précise l’acte final, dans un haut sentiment
d’humanité, par sa Majesté l’empereur de toutes les Russies, s’est réunie,
sur l’invitation du gouvernement de sa Majesté la reine des Pays-Bas, à la
121
C.V. Clausewitz, De la Guerre, 1832-1834, trad. Denise Naville, Paris, Minuit, 1955, p. 52-53.
31
maison royale du Bois à La Haye le 18 mai 1899. Du 18 mai au 29 juillet
1899, les délégués de vingt-huit pays, élaborèrent les textes de trois
Conventions et de trois Déclarations dont l’objet était le droit de la guerre.
Ultérieurement, la deuxième Conférence Internationale de la
Paix, se réunissait le quinze juin 1907 à La Haye, dans la salle des
chevaliers, avec la mission de donner un développement nouveau aux
principes humanitaires qui servirent de base à l’oeuvre de la première
Conférence de 1899. Du 15 juin au 18 octobre 1907, les délégués de
quarante quatre pays, se mirent d’accord sur quatorze Conventions et une
Déclaration, constituant, l’essentiel et le point de départ des règles relatives
à la conduite des hostilités.
Le droit de La Haye, précise Eric David, peut se résumer en une
formule simple : “ ne pas attaquer n’importe qui, n’importe quoi, n’importe
comment. “ 122
Le droit de La Haye interdit donc aux belligérants d’attaquer les
personnes civiles, les personnes hors de combat, les personnes affectées à la
protection médicale, sanitaire, civile et religieuse des victimes du conflit.
Le droit de La Haye interdit aux belligérants d’attaquer des lieux
de caractère civil, des localités non défendues, des établissements sanitaires,
des biens culturels, des lieux de culte.
Enfin le droit de La Haye limite ou interdit certaines armes et
certains moyens de guerre.
§ 2. LE FONDEMENT DU DROIT DE LA GUERRE
ET LA NOTION CRUCIALE DE LIMITE
Le fondement du droit de la guerre réside donc tout entier dans la
notion cruciale et décisive de limite. Ce qui fut énoncé à La Haye en 1899,
de la manière suivante, dans l’article 22 de la Convention concernant les
Lois et Coutumes de la Guerre sur terre : “ les belligérants n’ont pas un
droit illimité quant au choix des moyens de nuire à l’ennemi. “ 123
Puis l’article 23 de cette Convention énumère sept interdictions qui
doivent être respectées par les belligérants dans la conduite des hostilités.
“ Article 23- Outre les prohibitions établies par des conventions spéciales,
il est notamment interdit :
a) d’employer du poison ou des armes empoisonnées
b) de tuer ou de blesser par trahison des individus appartenant à la nation
ou à l’armée ennemie
c) de tuer ou de blesser un ennemi qui, ayant mis bas les armes ou n’ayant
plus les moyens de se défendre, s’est rendu à discrétion
d) de déclarer qu’il ne sera pas fait de quartier
e) d’employer des armes, des projectiles ou des matières propres à causer
E. David, Principes de Droit des conflits armés, 2ème édition, Bruxelles, Bruylant, 1999, p. 218.
J. B. Scott, Les Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et 1907, trad. A. de Lapradelle, Paris, A.
Pedone, 1927, p. 19 de l’appendice. En mettant en valeur l’article 22 de cette Convention de La Haye nous ne
faisons que reprendre la doctrine du professeur Louis Renault qui écrivait en 1915 « Dans le règlement de La
Haye sur les lois et coutumes de guerre sur terre, il y a un article 22 qui a une importance capitale. C’est sur
ce principe fondamental (énoncé par l’article 22) que repose toute la réglementation du droit de la guerre. »
122
123
32
des maux superflus
f) d’user indûment du pavillon parlementaire, du pavillon national ou des
insignes militaires et de l’uniforme de l’ennemi, ainsi que des signes
distinctifs de Convention de Genève
g) de détruire ou de saisir des propriétés ennemies, sauf les cas où ces
destructions ou ces saisies seraient impérieusement commandées par les
nécessités de la guerre. “
Si, pour favoriser le développement de la pensée, nous essayons
de trouver un terme ou une expression générique, qui puisse rendre compte,
à lui tout seul, ou à elle toute seule, de l’ensemble des interdits posés par
l’article 23, alors nous nous tournons vers l’expression :“ c r i m e c l a n d e s t i n “ .
Et nous pouvons donc écrire : l’article 23 interdit le crime clandestin.
Pour choisir cette expression de : “ crime clandestin “, nous
nous sommes rendus au chapitre IV du Livre III du texte de Grotius ; Le
Droit de la Guerre et de la Paix : “ cependant, le droit des gens reçu depuis
longtemps, sinon par tous les peuples, du moins par les plus civilisés, est
qu’il ne soit pas permis de tuer un ennemi par le poison... Tite-Live, parlant
de Persée, appelle cela des crimes clandestins... “ 124
Donc une des prohibitions majeures du Droit de la guerre est
l’interdiction du crime clandestin, car souligne Grotius, citant Valère
Maxime : “ les guerres doivent être faites avec les armes, non avec les
poisons “.
Le crime clandestin évoque donc le crime du hors-la-loi, c’est un
crime sans honneur et sans légitimité qui expose la vilenie, la bassesse, la
couardise, de celui qui l’a commis. C’est un crime, sans courage, sans
vaillance, sans droit, en contradiction avec le droit de tuer mis en oeuvre
honorablement dans un combat ou une guerre chevaleresque. Le hors-la-loi
tue en traître. Le chevalier tue avec honneur
SECTION 2. L’ÉTHIQUE CHEVALERESQUE
§ 1. LA PUISSANCE, LE POUVOIR, LE PRESTIGE DE LA
CHEVALERIE
Assurément c’est dans le cadre de la chevalerie, et plus
particulièrement de son éthique, qu’il faut situer une des prémices du droit
de la guerre, tel qu’il fut codifié au dix-neuvième siècle. Au onzième siècle
se forme une catégorie de la société féodale : la chevalerie, qui désigne les
spécialistes du combat cavalier. Le combattant à cheval, quand se constitue
la chevalerie comme institution, comme ordre, comme mythe, incarne la
puissance, le pouvoir, l’efficacité, le prestige.
La puissance, car par sa rapidité, par son armement défensif et
offensif, il supplante le combattant piéton. Le pouvoir, car il est au service
de la Seigneurie châtelaine, qui, par le château exprime sa supériorité sur les
autres hommes. Dans les campagnes de l’Occident chrétien, en ces onzième
H. Grotius, Le Droit de la Guerre et de la Paix, 1625, trad. P. Pradier-Fodéré, 1867, Paris, P.U.F. collection
Léviathan, 1999, p. 632.
124
33
et douzième siècles, tout part du château et tout s’organise autour de lui. 125
Le pouvoir sur les autres hommes repose désormais nécessairement sur la
possession et le contrôle des forteresses, et sur la garnison du maître du ou
des châteaux, garnison dont la puissance militaire est constituée
principalement par les chevaliers, à même de mettre en oeuvre la
domination de leurs seigneurs sur les paysans, et éventuellement sur les
seigneurs rivaux, ennemis ou subordonnés.
Le combattant à cheval incarne l’efficacité. Dès le début du
douzième siècle s’impose une nouvelle méthode de combat qui devient
universelle en Occident et dans l’Orient chrétien. Cette nouvelle technique
est spécifique du combat à cheval; elle utilise la lance tenue en position
horizontale fixe. La main ne sert plus qu’à diriger la lance vers l’adversaire
à abattre, au lieu d’utiliser la lance comme arme de jet à la manière d’un
javelot, comme arme d’estoc à la manière d’une pique, d’un harpon ou d’un
couteau pour éventrer. L’efficacité et la puissance de cette nouvelle
technique de combat ne dépendent plus de la force du bras, mais de la seule
vitesse que constitue l’ensemble compact formé par la lance le cavalier le
cheval. La charge violente d’une masse de chevaliers groupés et solidaires,
représentait donc la puissance et l’efficacité guerrière, à même d’inspirer la
peur et de désorganiser l’adversaire. 126
Le prestige enfin. Dès le douzième siècle le mot : chevalier,
évoque une supériorité militaire sociale économique idéologique. Dans la
littérature et les chansons de geste de cette époque tous les héros sont des
chevaliers. Ainsi par la fusion d’une réalité historique et d’une réalité épique
se crée une figure prééminente qui est celle du chevalier, auréolée tout au
long de plusieurs siècles d’une puissance mythologique dont on peut lire
une des expressions sous la plume de Chateaubriand : “ les sujets qui
parlent le plus à l’imagination ne sont pas les plus faciles à peindre, soit
qu’ils aient dans leur ensemble un certain vague plus charmant que les
descriptions qu’on en peut faire, soit que l’esprit du lecteur aille toujours
au-delà de vos tableaux. Le seul mot de chevalerie, le seul nom d’un illustre
chevalier, est proprement une merveille que les détails les plus intéressants
ne peuvent surpasser ; tout est là dedans...“ 127
La notion d’honneur représente le centre de l’éthique
chevaleresque qu’il ne serait pas faux de qualifier d’éthique de l’honneur.
Selon le dictionnaire, l’honneur c’est un bien moral dont on jouit quand on a
le sentiment de mériter de la considération et de garder le droit à sa propre
estime. L’honneur implique donc que la jouissance de soi-même est possible
dans un rapport avec l’autre. L’autre qui me fait face doit pouvoir être
estimable, pour que moi-même je puisse jouir du sentiment d’être
honorable. Si l’autre qui me fait face est méprisable, alors mon sentiment de
l’honneur ne peut trouver sa garantie, dans une considération de moi-même
impossible, que l’autre ne peut m’adresser.
A. Debord, Aristocratie et Pouvoir, le rôle du château dans la France médiévale, Paris, A et J Picard,
collection espaces médiévaux, 2000, p. 89.
126
J. Flori « Encore l’usage de la lance... La technique du combat chevaleresque vers l’an 1100 » in Cahiers de
Civilisation médiévale, 31, 1988, 3, p. 213-240. Article publié dans J. Flori, Croisade et Chevalerie XIèmeXIIème siècles, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 345-383.
127
F-R de Chateaubriand, Génie du Christianisme, Paris, Garnier Frères, 1876, Tome 2, Quatrième partie,
Livre V, p. 220.
125
34
Dès lors la notion d’ennemi change nécessairement de
signification. Car en effet, pour que moi homme d’honneur je puisse me
mesurer valablement à un ennemi, il faut alors que cet ennemi puisse luimême être qualifié d’homme d’honneur. Sans quoi notre combat ne sera pas
un combat honorable, mais il se rapprochera de la bassesse, de la vilenie et
Chrétien de Troyes le confirme dans son roman : Perceval ou le Conte du
Graal, histoire de la formation d’un chevalier, écrit en 1182-1183, lorsque le
preux Gornement de Gort adoube Perceval :
“ Il lui dit qu’il lui a conféré
Le plus haut ordre, avec l’épée,
Que Dieu ait fait et commandé
C’est l’ordre de chevalerie
Qui doit être sans vilenie. “ 128
Si l’ordre de chevalerie doit être sans vilenie, la parole du
chevalier doit être sans bassesse, et cette parole sera donc une parole
d’honneur, qui quand elle sera donnée l’engagera institutionnellement. 129
Cet engagement sera si fort que le viol de sa propre parole par un chevalier,
le destituera de sa position de chevalier et sera à même de le projeter dans la
catégorie des hors-la-loi. Un chevalier : Guillaume Le Roux, a fait
prisonnier plusieurs chevaliers poitevins en 1098. Il les traite honorablement
et leur fait enlever leurs liens après qu’ils aient donné leur parole de ne pas
s’enfuir. Les subordonnés de Guillaume Le Roux le mettent alors en garde
et ce dernier leur rétorque : “ loin de moi l’idée de croire qu’un preux
chevalier puisse violer sa parole (sa foi, fidem), car s’il le faisait, il serait à
jamais méprisé comme hors-la-loi. “ 130
Il est remarquable de constater que cette notion chevaleresque de
l’honneur perdure à travers les siècles. En 1938, l’écrivain français Michel
Leiris prononce une conférence dans laquelle il énonce : “ L’homme sans
honneur, c’est celui pour qui toutes choses--- ayant perdu leur magie, étant
devenues égales, indifférentes, profanes--- sont maintenant dépourvues de
vertu, comme lui-même est maintenant “ sans honneur“, faute de raison
d’agir. Affranchi qu’il est de tout pacte--- ne participant à quoi que ce soit
de sacré--- en même temps que sans lien il se trouve hors-la-loi et, faute
d’aimer quiconque, n’a droit à l’amitié d’aucun. “
Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal, 1182-1183, trad. Jean Dufournet, Paris, GF
Flammarion, Bilingue, 1997, p. 121.
129
J. Flori, L’Essor de la Chevalerie XIème-XIIème siècles, Genève, Droz, 1986, p. 273.
130
Orderic Vital, Histoire ecclésiastique, t. V, p. 244, cité par J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge,
Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 173.
128
35
§ 2. L’HONNEUR DU CHEVALIER ET L’HUMANITÉ
DANS LA GUERRE
L’honneur d’un chevalier et l’engagement institutionnel de sa
parole qui le situe dans la justice et dans la loi, au contraire du hors-la-loi qui
viole sa propre parole, trouvent leur conséquence logique sur le champ de
bataille. “ Dès lors qu’un homme s’est rendu et est fait prisonnier on lui doit
miséricorde“ 131, cette phrase d’Honoré Bonnet, qui figure dans son texte
célèbre : L’Arbre des Batailles, est l’inscription dans son traité d’un des
préceptes fondamentaux du code d’honneur de la chevalerie.
La guerre en ce qui concerne plus particulièrement les chevaliers
devient donc moins meurtrière. Philippe Contamine évoquera un : “ Code de la
guerre courtoise prévoyant d’épargner les vaincus. “ 132 Georges Duby après
avoir cité la relation qu’Orderic Vital fait de la bataille de Brémules (20 août
1119, Louis VI fut battu par Henri Ier) écrit : “ La bataille je le répète est
opération de justice entre chrétiens jamais elle ne prend la forme d’une
entreprise d’extermination. “ 133 Car rapporte Orderic Vital : “ A Brémules neuf
cents chevaliers se battirent ; j’ai découvert qu’il n’y eut que trois tués ; car ils
étaient couverts de fer et ils s’épargnaient réciproquement, tant par crainte de
Dieu qu’à cause de la fraternité d’armes; ils s’appliquaient biens moins à tuer
les fuyards qu’à les prendre. Il est vrai que chrétiens ces chevaliers n’étaient
pas altérés du sang de leurs frères et qu’ils s’applaudissaient, dans un
triomphe loyal, accordé par Dieu même, de combattre pour l’utilité de la sainte
Eglise et pour le repos des fidèles. “ 134
Si en effet les chevaliers s’appliquent bien moins à tuer les autres
chevaliers qu’à les capturer, c’est parce qu’aux onzième et douzième siècles se
généralise la pratique de la rançon. La capture d’un chevalier ennemi et le
temps de sa captivité s’accomplissent dans l’attente du versement d’une rançon.
Ainsi s’instaure la coutume de libérer un prisonnier contre le versement d’une
somme d’argent, coutume fondée sur la rencontre de préoccupations morales et
économiques, particulièrement bien illustrée par un texte de Giraud le
Cambrien. Ce dernier relate un épisode de la conquête de l’Irlande en 1170. Les
anglais ont fait soixante-dix prisonniers irlandais, mais que faire de ces
prisonniers, faut-il les tuer ou les épargner. Un des vainqueurs anglais défend
ainsi la nécessité d’épargner les prisonniers :“ si nous les avions tués dans la
bataille, cela aurait accru notre renommée ; mais dès lors qu’ils sont
prisonniers, ils ne sont plus des ennemis, mais des êtres humains. Ce ne sont
d’ailleurs ni des rebelles ni des traîtres, ni des voleurs, mais des hommes que
nous avons vaincus alors qu’ils défendaient leur pays. Soyons donc
miséricordieux, car la clémence est digne de louange. Sans elle, la victoire est
mauvaise, bestiale. Par ailleurs, leur rançon nous sera plus profitable que leur
mort, car elle permettra d’augmenter la solde de nos guerriers, et elle donnera
un exemple de noble comportement. “ 135
H. Bonet, L’Arbre des Batailles, Bruxelles, ed Nys, E, 1883, cité par J. Flori, Chevaliers et chevalerie au
Moyen Âge, Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 171.
132
P. Contamine, La Guerre au Moyen Âge, 5ème édition, Paris, P.U.F. collection Nouvelle Clio, 1999, p. 413.
133
G. Duby « Le Dimanche de Bouvines » in Féodalité, Paris, Gallimard, Quarto, 1996, p. 944.
134
Orderic Vital, Histoire ecclésiastique, cité par G. Duby, Le Dimanche de Bouvines, op. cit, p. 943.
135
Cité par J. Flori, Chevaliers et chevalerie au Moyen Âge, op. cit, p. 165
131
36
L’aspect économique de la rançon est néanmoins primordial. Il
ressort de manière significative du périple de Jean Bourchier. Né en 1329
d’une famille de chevaliers, il sert le roi d’Angleterre. En 1370 il reçoit la
charge de lieutenant de Sir Robert Knolls qui prenait la tête d’une troupe
forte de deux milles hommes d’armes, et deux milles archers en partance
pour la France. L’armée de Knolls débarque à Calais fin juillet. En
décembre Bertrand du Guesclin met en pièces l’arrière-garde de cette armée
à Pontvallain dans la Sarthe ; Jean Bourchier est capturé en automne 1371
lors d’une escarmouche entre Bretagne et Poitou par un seigneur breton.
Le texte de l’accord du paiement de la rançon et des modalités de
son versement date du mois de mai 1374. Il ressemble à un document notarié.
La somme totale à payer est importante puisqu’elle représente le double du
revenu annuel de Jean Bourchier. La somme totale se divise en une partie
principale : la rançon, et en une partie correspondant aux frais de détention.
Diverses échéances de paiement sont stipulées. L’accord prévoit même le cas
de la mort du débiteur de la rançon, dont la conséquence est le transfert de
l’obligation de paiement entre les mains de la famille du décédé. 136
Ce document est donc extrêmement intéressant car il montre
clairement comment au quatorzième siècle, l’idée de meurtre a été en partie
remplacée par une opération économique d’enrichissement. La violence
brutale entre ennemis s’est donc trouvée pénétrée de liens contractuels,
préfigurant l’impérialisme des grands Etats occidentaux.
SECTION 3. LES PRESCRIPTIONS DE LA PAIX DE DIEU
§ 1. LES RESTRICTIONS DE L’USAGE DE LA VIOLENCE
L’éthique chevaleresque aura été, en quelque sorte, anticipée et
préparée par le mouvement de la paix de Dieu. A la fin du dixième siècle et
tout au long du onzième siècle se tiennent des conciles, ou des assemblées
de paix, le plus souvent convoqués par les évêques. Le moine chroniqueur
Raoul Glaber, au quatrième livre de ses Histoires, décrit ainsi le
mouvement de la paix de Dieu :“ en l’an mil de la Passion du Seigneur, les
évêques et les abbés commencèrent, et d’abord dans la paix d’Aquitaine, à
réunir l’ensemble du peuple dans des conciles. On y apporta beaucoup de
corps saints et d’innombrables châsses pleines de reliques. Depuis là, par
la province d’Arles, puis celle de Lyon, et ainsi par la Bourgogne jusqu’aux
extrémités de la France, on en vint à annoncer dans tous les diocèses que
des conciles seraient tenus en des lieux déterminés, réunissant les prélats et
les princes de tout le pays, pour la réforme de la paix et l’institution de la
sainte foi. “ 137
M. Jones « Fortunes et malheurs de guerre. Autour de la rançon du chevalier anglais Jean Bourchier (mort
en 1400) » in P. Contamine, (dir) La Guerre, la Violence et les Gens au Moyen Âge, I Guerre et Violence, Paris,
C.T.H.S., 1996, p. 189.
137
Raoul Glaber, Histoires, Brepols, M. Arnoux, Turnhout, 1996, cité par G. Duby, La Société chevaleresque,
Hommes et structures du Moyen Âge (I), Paris, Flammarion, collection Champs, 1988, p. 54.
136
37
Dans le Massif central, en Aquitaine, en Bourgogne, en
Provence, se tiennent ces conciles de paix, qui énoncent par écrit un
ensemble de prescriptions, dont le but principal semble avoir été la
protection des intérêts matériels de l’Eglise, du patrimoine ecclésiastique, au
moyen d’une réglementation de la violence.
Les quatorze synodes ou assemblées de paix les plus connus
sont ceux de Laprade (975), Le Puy (990), Anse (994), Charroux (989),
Poitiers (1010), Limoges (1031), Vienne (début du onzième siècle), Verdunsur-le-Doubs (1019), Beauvais (1023), Bourges (1038), Elne (1027), Arles
(1037), Saint-Gilles du Gard (1042), Narbonne (1054).
Le concile de Charroux prescrit l’anathème contre les violateurs
d’église, contre les pilleurs des biens des pauvres, contre celui qui brutalise
un clerc, contre quiconque aura attaqué, capturé, ou frappé un prêtre, un
diacre, ou quelque autre clerc, non pourvu d’armes.
Le concile de Vienne, dans un de ses articles, cherche à protéger
la population non armée : “ je ne saisirai ni le vilain ni la vilaine, ou les
sergents, ou les marchands. Je ne prendrai pas leurs deniers, ni les
contraindrai à rançon ; je ne prendrai ni ne leur ferai perdre leur bien, ni
ne détruirai leurs maisons à cause de la guerre de leur Seigneur. Je ne les
fouetterai pas pour une autre faute que la leur propre. Mais tout cet
engagement ne concerne pas le vilain qui serait chevalier. “ 138
Le mouvement de la paix de Dieu s’élargit par la trêve de Dieu.
Le temps d’usage légitime de la guerre privée est limité. A Elne une des
prescriptions du concile de paix s’énonce ainsi : “ les évêques, les clercs et
les fidèles prescrivirent que nul habitant de ce comté ou de cet évêché ne
pourrait attaquer l’un de ses ennemis depuis la neuvième heure du samedi
jusqu’à la première heure du lundi, afin que chacun puisse rendre l’honneur
dû au jour du Seigneur. “ 139
Le concile de Narbonne en 1054 renforce les prescriptions de la trêve de Dieu :
“ nous ordonnons et confirmons la même trêve de Dieu, déjà instituée par
nous, mais rompue à présent par de mauvais hommes ; que désormais tous
la respectent. Par Dieu, nous demandons et ordonnons que nul chrétien
n’en recherche un autre pour lui faire du mal, depuis le coucher du soleil le
mercredi jusqu’à son lever le lundi suivant. “
“ Si quelqu’un tue ou capture un homme durant cette trêve sciemment et
volontairement, s’il prend ou détruit le château de quelqu’un ou s’il veut
faire une embuscade durant ladite trêve, on le retranchera de la
communauté chrétienne après en avoir fait la preuve. Il sera condamné à
l’exil pour la vie entière. “
Le premier article du concile de Narbonne mérite d’être cité : “ la première de
toutes nos institutions réunies dans ce livret est que nous voulons et ordonnons
ceci, au nom de Dieu et au nôtre. Que nul chrétien ne tue un autre chrétien. Car
celui qui tue un chrétien, sans nul doute c’est le sang du Christ qu’il répand. Si
Cité par J. Flori, La Guerre Sainte, la formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, Paris,
Aubier, collection historique, 2001, p. 86.
139
Ibidem., p. 94.
138
38
cependant l’on tue un homme injustement, ce que nous ne voulons pas, il faudra
payer pour cela une amende selon la loi. “ L’historien Dominique Barthélemy
souligne que cet article constitue en exergue de la trêve de Dieu, un effort pour
criminaliser le meurtre et le vol à main armée, et, que de cet effort sortira aux
douzième et treizième siècles une justice plus répressive, tendant à distinguer le
pénal du civil, et à préférer la peine à la composition. 140
Ce mouvement de la paix de Dieu qui s’élargit par la trêve de Dieu,
dont les prescriptions proscrivent la violence dans et contre certains lieux, contre
certaines personnes, ou certaines catégories de personnes, dans la durée de la
délimitation d’un temps de quelques jours, et même de quelques mois dans le cas
des prescriptions de certains conciles, représente bien un embryon du Droit de la
guerre. Un juriste français Antoine Pillet, dans un article de Doctrine publié en
1916 écrivait : “ malgré ses imperfections, la distinction des combattants et des
non combattants n’en est pas moins la pierre angulaire du Droit de la guerre, la
restriction la plus importante, la plus juste, la plus humaine qui ait jamais été
apportée à la liberté du Belligérant. “ 141
§ 2. LA PROMOTION DE LA PUISSANCE DE L’ÉGLISE
Si le mouvement de la paix de Dieu, et de la trêve de Dieu, constitue
une des prémices du Droit de la guerre, est-il juste pour autant, de présenter la
morale chrétienne comme étant la principale initiatrice de ce mouvement, sous le
prétexte que ce furent les évêques qui furent à l’origine de ces assemblées, où
furent débattues les prescriptions de paix qu’elles instituèrent. Est-il juste d’écrire
comme le fait cet académicien en 1925 : “ la trêve de Dieu est le principe d’un
mouvement dont l’action s’étend avec une puissance toujours croissante.
Pacifique et charitable par essence, l’Eglise n’a été guerrière et barbare que par
accident. C’est à l’action insensible de la morale chrétienne que nous devons la
transformation du Droit de la guerre. “ 142 Une étude attentive de l’histoire de
l’Eglise en tant qu’institution, permettrait peut-être de donner crédit au
jugement de cet académicien. Par exemple le canon 29 du deuxième concile
de Latran en 1139 interdit entre chrétiens, comme trop meurtrier, l’emploi
de l’arc et de l’arbalète, précédant ainsi les conférences diplomatiques du
dix-neuvième siècle, qui devaient interdire les balles explosibles. Cet
interdit énoncé par le concile de Latran semble avoir surtout été efficace en
France. Paul Fournier 143, remarque qu’avant l’époque où se réunit
l’assemblée de Latran, l’arbalète était en usage dans l’armée du roi. En 1138
Louis VII avait des arbalétriers à son service. Ces derniers disparurent des
cadres des troupes royales. Ultérieurement c’est Richard Coeur de Lion,
quand il vint en France au temps des luttes contre son père Henri II, qui
initia les soldats du Roi Philippe Auguste, à l’usage des armes qu’ils avaient
oublié. Selon Paul Fournier si ce canon promulgué par le concile de Latran a
été observé en France, mieux que dans d’autres pays, c’est peut-être parce
qu’il répondait à : “ certaines tendances chevaleresques qui ont toujours été
chères à notre nation... “ Et c’est aussi parce que Louis VII, “... prince
D. Barthélémy, L’an mil et la paix de Dieu. La France chrétienne et féodale 980-1060, Paris, Fayard,
1999, p. 507.
141
A. Pillet, La Guerre actuelle et le Droit des gens, Paris, A. Pedone, 1916, p. 62.
142
G. Goyau « L’Eglise catholique et le Droit des gens » in Recueil des Cours de l’Académie de Droit
International, 1925, I., T.6. p. 127.
143
P. Fournier « La prohibition par le IIème Concile de Latran d’armes jugées trop meurtrières (1139) » in
Revue Générale de Droit International Public, Tome XXIII, 1916, p. 471.
140
39
d’une piété exemplaire s’attachait scrupuleusement à suivre les lois de
l’Eglise. “
Le jugement de l’académicien Goyau trouve son origine dans la
vision lyrique que l’historien Jules Michelet a de l’an mil et du mouvement
de la paix et de la trêve de Dieu. Selon Jules Michelet : “ c’était une
croyance universelle au Moyen Âge, que le monde devait finir avec l’an mil
de l’incarnation.... Cet effroyable espoir du Jugement dernier s’accrut dans
les calamités qui précédèrent l’an mil, ou suivirent de près. Il semblait que
l’ordre des saisons se fut interverti, que les éléments suivissent des lois
nouvelles. Une peste terrible désola l’Aquitaine ; la chair des malades
semblait frappée par le feu, se détachait de leurs os et tombait en
pourriture. Ces misérables couvraient les routes des lieux de pèlerinage,
assiégeaient les églises... ils s’étouffaient aux portes et s’y entassaient. La
puanteur qui entourait l’église ne pouvait les rebuter... Ces excessives
misères brisèrent les coeurs et leur rendirent un peu de douceur et de pitié.
Ils mirent le glaive dans le fourreau, tremblants eux-mêmes sous le glaive
de Dieu. Ce n’était plus la peine de se battre, ni de faire la guerre pour cette
terre maudite qu’on allait quitter... Dans cet effroi général la plupart ne
trouvaient un peu de repos qu’à l’ombre des églises... Pendant les jours
saints de chaque semaine (du mercredi soir au lundi matin) toute guerre
était interdite : c’est ce qu’on appela la paix, plus tard la trêve de Dieu. “ 144
Michelet a donc donné du mouvement de la paix de Dieu une interprétation
que l’approfondissement de la recherche historique a pu qualifier de :
“ Reconstruction fascinante et fausse. “ 145 De même certains historiens ont
voulu comprendre le mouvement de la paix de Dieu, comme étant une des
expressions d’une mutation féodale 146, marquée par l’effondrement du
pouvoir central, les évêques par ces conciles de paix se substituant à
l’autorité royale défaillante.
Dans un de ses livres, un historien a souligné, que cette mutation
féodale, ne représentait qu’un système d’interprétation, qu’il fallait renoncer
à l’idée d’un point de rupture de la justice vers l’an mil, et que le récitmodèle des : “ ajustements successifs “, paraissait plus conforme à la réalité
historique que le récit-modèle de la : “ mutation brutale “, (féodale), qui
trouve une de ses origines dans le mythe des terreurs de l’an mil. 147 Enfin
l’interprétation des historiens Luchaire et Sémichon 148, selon laquelle le
mouvement de la paix de Dieu serait un mouvement populaire antiseigneurial, a été remise en cause également par la recherche historique
contemporaine.
La paix de Dieu n’est pas le résultat d’une barbarie et d’une
anarchie féodale. Les violences guerrières, à l’approche de l’an mil n’étaient
ni déchaînées ni généralisées même si elles étaient réelles. La paix de Dieu
illustre la montée en puissance des évêques français. Cette paix des évêques,
J. Michelet, Le Moyen Âge, L’Histoire de France, 1869, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1981, p.
230-231.
145
S. Gouguenheim, Les fausses terreurs de l’An Mil, Attente de la fin des temps ou approfondissement de la
foi ? Paris, Picard, 1999, p. 36.
146
J-P. Poly. E. Bournazel, La Mutation féodale Xème-XIIème siècle, Paris, P.U.F. collection Nouvelle Clio,
1991, p. 349.
147
D. Barthélémy, La mutation de l’an mil a-t-elle eu lieu ? Servage et chevalerie dans la France des Xème et
XIème siècles, Paris, Fayard, 1997, p. 28.
148
E. Semichon, La Paix et la Trêve de Dieu, Paris, 1857, et A Luchaire, Les Premiers Capétiens, Paris, 1911.
144
40
n’est pas une innovation radicale car le thème de la paix était déjà présent
dans la législation carolingienne. La paix de Dieu n’est pas transcendante,
n’est pas révolutionnaire, mais elle apparaît plus justement comme un
ensemble limité de réponses données par la hiérarchie ecclésiastique aux
problèmes que lui posent les exactions des : Milites, des guerriers, dans la
possession et dans la jouissance du patrimoine ecclésiastique. La réponse de
l’Eglise contribue à la formation d’une théologie de la guerre et donc le
jugement de l’académicien Georges Goyau nous apparaît trop marqué par
l’idéalisation de l’Eglise comme institution foncièrement bonne.
41
CHAPITRE 2
L'AFFIRMATION DE LA PRIMAUTÉ DU SPIRITUEL
La reconnaissance d'une obligation d'humanité s'enracine dans
un mouvement de pensée qui pose la primauté du spirituel comme
supérieure à l'usage fascinant de la force physique. Cette primauté du
spirituel suppose que la paix, qui exclut l'usage de la force physique pour
résoudre les conflits, repose sur l'usage exclusif de la parole et
singulièrement de la parole de Dieu. Dès lors que cette parole de Dieu
devient agissante alors la paix est le Christ lui-même, à la condition que le
successeur de saint Pierre, le Pontife romain soit perçu comme l'autorité
supérieure à même de garantir l'idée même d'une paix divine dans la cité
des hommes. Et cette paix divine sera possible et réalisable selon la pensée
de saint Augustin pour qui la guerre injuste représente un immense
brigandage. L'autorité du Christ, l'autorité du Pontife romain et l'autorité du
grand théologien qu'est saint Augustin
représentent trois figures
fondamentales sur lesquelles s'érige donc une primauté du spirituel comme
antithèse absolue à la réalisation d'une destruction physique de l'homme
présente dans le concept de crime contre l'humanité.
SECTION 1. LE FONDEMENT THÉOLOGIQUE
§ 1. LA PAIX : LE CHRIST LUI-MEME
Les évêques qui furent à l’origine du mouvement de la paix de
Dieu, puis de la trêve de Dieu, ne faisaient que donner une forme
institutionnelle, à un principe théologique, développé par Saint Augustin
dans ses écrits, et mis en oeuvre par les papes dans l’autorité de leur
ministère apostolique. Selon ce principe théologique, la paix est identifiée
au Christ. Ainsi Jonas, évêque d’Orléans, partisan résolu de l’empereur
Louis le Pieux, en composant entre 831 et 834 son De Institutione regia,
l’un des plus anciens traités politiques du Moyen Âge écrivait : “ celui qui
n’a pas cette bonne volonté (à exalter l’honneur du royaume selon la
volonté de Dieu) montre qu’il ne possède pas la charité, et c’est pourquoi il
ne mérite pas de goûter la paix, qui est le Christ lui-même. “ 149
Nous retrouvons l’affirmation de ce même principe théologique
dans une lettre datée de 865, écrite par le pape Nicolas 1er et adressée à
Charles le Chauve et à Louis le Germanique, lettre dans laquelle il incite les
deux frères à faire la paix : “ mais de quelle façon le Christ peut-il être mieux
formé dans vos coeurs que, si après avoir rejeté de votre âme tous les
ferments de haine et de discorde, vous établissez la paix dans votre coeur, la
paix qui est le Christ lui-même comme l’Apôtre l’a déclaré : Ipse est pax
nostra (Eph 2, 14) ...“ 150
J. Reviron, Les Idées politico-religieuses d’un évêque du IXème siècle Jonas d’Orléans et son “De
Institutione Regia “, Etude et Texte critique, Paris, Vrin, 1930, p. 160. Cité par Arquillière (H. X.)
L’Augustinisme politique, p. 151.
150
Cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. Essai sur la formation des théories politiques du
Moyen Âge, Paris, Vrin, 1972, p. 193.
149
42
Auparavant en 833, le fils de Charlemagne : Louis le Pieux, face
aux critiques dont il est l’objet, procède à une pénitence publique, en
présence des évêques à Compiègne en 833. A cette assemblée présidée par
son fils Lothaire, assistaient outre les évêques, des abbés, des comtes et une
foule nombreuse. De nombreux griefs furent formulés contre Louis le Pieux,
qui dût abdiquer. Des évêques partisans de Louis le Pieux avaient écrit au
pape Grégoire IV, une lettre comminatoire pour blâmer son soutien à
Lothaire et marquer sa subordination à Louis le Pieux.
La réponse de Grégoire IV que l’on peut dater d’avril 833 est du
plus haut intérêt car il est clairement affirmé la primauté pontificale,
fondement de la future doctrine théocratique, selon laquelle le monde est
gouverné par Dieu au moyen de son plus haut représentant ici-bas, de son
suprême vicaire : le Pape, les autres pouvoirs tirant leur légitimité, de leur
reconnaissance expresse ou tacite par ce suprême hiérarque. Ultérieurement
au douzième siècle, c’est principalement Hugues de Saint-Victor (10961141) qui donna toute sa portée théologique à la primauté du pouvoir
spirituel, incarnée dans la primauté de l’autorité pontificale : “ le pouvoir
spirituel doit instituer le pouvoir temporel pour qu’il existe et le juger s’il se
conduit mal “ écrit ce théologien dans son : De Sacramentis Christianae
fidei. 151
Dans cette lettre d’avril 833 le pape Grégoire IV écrit en réponse
aux évêques partisans de Louis le Pieux et s’adressant à ces derniers :
“ écrivant au Pontife romain, vous lui donnez dans votre suscription des
noms qui se contredisent. Vous l’appelez frater et papa, alors qu’il eût été
plus convenable de lui manifester la révérence due à un père. Vous lui dites
aussi qu’à l’annonce de son arrivée, vous vous êtes réjouis et l’avez
souhaitée, croyant qu’elle serait utile à tous les sujets du prince et que vous
ne refuseriez pas de venir à notre rencontre, à moins que vous ne soyez
prévenus par un ordre sacré de l’empereur. De telles paroles sont
répréhensibles, d’abord parce que l’ordre du Siège apostolique n’aurait pas
dû vous paraître moins sacré que celui de l’empereur : ensuite parce qu’il
est contraire à la vérité de dire que ce dernier passe avant le nôtre, alors
que c’est l’ordre pontifical qui doit l’emporter. Car vous n’auriez pas dû
ignorer que le gouvernement des âmes, qui appartient au Pontife, est
supérieur au gouvernement impérial, qui est temporel. “ (…) “ ... c’est donc
à tort que vous prétendez abaisser un pontife fidèle et pieux, sans porter
atteinte à son Siège. Vous ajoutez, il est vrai, que je dois me souvenir du
serment de fidélité que j’ai prêté à l’empereur. Si je l’ai fait, je veux
précisément éviter d’être parjure en lui dénonçant tout ce qu’il commet
contre l’unité et la paix de l’Eglise et du royaume. Si je n’agissais pas ainsi,
c’est alors que je serais parjure, comme vous ... Ensuite, vous me promettez
une réception pleine de déférence, si je viens près de lui avec un esprit
conforme à sa volonté. Ce n’est pas dans les Livres Saints que vous avez
trouvé ces choses mais dans vos consciences éprises de rétributions
temporelles, parce que vous êtes comme des ronces agitées par le vent. “
(…) “ comment pouvez-vous vous opposer à moi, ainsi que vos églises,
quand je m’acquitte d’une mission de paix et d’unité, qui est un don du
Christ et le ministère même du Christ ! Est-ce que vous ignorez que les
anges ont chanté que la paix était promise sur la terre aux hommes de
151
Cité par M. Pacaut, La théocratie. L’Eglise et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, Desclée, 1989, p. 84.
43
bonne volonté ?... C’est votre perversité qui inspire votre résistance lorsque
je m’acquitte d’une mission de paix. Car celui qui est vraiment un membre
du Christ, vous ne pouvez le séparer du corps et de la tête, qui est le
Christ... Et le Christ habite par la foi dans le coeur de tous les fidèles, et
son esprit garde leur unité par le lien de la paix. Nous disons toutes ces
choses, pour vous faire savoir que vous ne pouvez séparer l’Eglise des
Gaules et l’Eglise germanique de l’Unité... “ 152 Dans cette lettre nous
voyons clairement comment un principe théologique, la paix qui est le Christ
lui-même, devient un principe théocratique, parce que s’opère dans la pensée
pontificale, un “ prodigieux transfert de la prépondérance du pouvoir impérial
au pouvoir pontifical “. 153 En effet, dans la pensée de Grégoire IV, si
l’empereur Louis le Pieux, n’est plus capable d’assurer la paix et l’unité de
l’Eglise et de l’Empire, c’est le pape qui doit y pourvoir, remplaçant en
quelque sorte la primauté et l’autorité de l’empereur Charlemagne, qui,
quelques décennies auparavant, avait opéré en sa personne la fusion de
l’idée impériale et de l’idée divine.
Le mot : “ paix “, serait donc le mot primordial, à partir duquel
s’opère “ ce prodigieux transfert “, duquel naîtra ultérieurement l’esprit de
croisade et sa double dimension de spiritualité et de barbarie.
§ 2. UNE BIPOLARISATION RADICALE ENTRE DIEU (LES
CROISÉS) ET SATAN (LES INFIDÈLES)
En s’appuyant sur le texte de la Bible et sur l’autorité de Saint
Augustin, la papauté organise sa future domination symbolique sur le
monde, en le divisant en deux camps bien distincts, par son interprétation du
sens du mot : paix. D’un coté le monde des méchants, de l’autre le monde
des chrétiens. Dès le neuvième siècle l’on voit à l’œuvre cette :
“ Bipolarisation radicale “ 154 entre Dieu et Satan qui sera au coeur de
l’esprit de croisade. C’est très précisément de la dialectique entre la paix et
la guerre, entre l’humanité et la non-humanité, que va naître la tradition
occidentale de domination sur le reste du monde. De cette tradition sera
forgée au vingtième siècle la notion de : crime contre l’humanité, dont il
nous importe de préciser les contours.
De cette bipolarisation radicale entre le monde des méchants et
le monde du christianisme, naîtra ultérieurement, dans le cadre de la
doctrine théocratique, l’affirmation d’une primauté inouïe, d’une volonté de
puissance extraordinaire, selon laquelle la primauté pontificale a été
instituée par le fils de Dieu lui-même, ce qui signifie que cette primauté
incarne le divin. Et c’est donc parfaitement logiquement, ultérieurement,
dans le cadre de la doctrine théocratique, cette primauté sera comparée à l’or
et au soleil.
Dans la lettre déjà citée datée de 865, dans laquelle le pape
Nicolas 1er s’adressant à Charles le Chauve et à Louis le Germanique, les
incite à cesser la guerre, et à respecter les pactes qu’ils ont conclus, il est
écrit : “ épargnez le glaive, et ayez en horreur de verser le sang humain.
Que la colère tombe, que les haines s’apaisent, que les conflits
152
153
154
Cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. op. cit, p. 180-182-183.
Ibidem., p. 187.
J. Flori, La Guerre Sainte, la formation de l’idée de croisade dans l’Occident chrétien, op. cit, p. 221.
44
s’assoupissent et que toute rivalité soit arrachée de vos coeurs... “ (…)
“ à la vérité, lorsque nous écrivons pour la concorde, lorsque nous
prêchons la paix, nous ne pensons pas à parler de cette concorde et de cette
paix que le monde aime à goûter et que les méchants observent entre eux.
Ceux-ci pour accomplir plus librement et plus audacieusement leurs
méfaits, et pour se trouver plus nombreux et plus forts dans leurs
entreprises, s’appliquent à être unanimes et à maintenir invariablement la
paix entre eux. Le Seigneur connaissait cette paix, et pour la séparer de la
sienne, disait à ses amis : Pacem reliquo vobis, pacem meam do vobis (Joh.,
XIV, 27), la mienne dit-il, non pas celle de ceux qui aiment le monde. C’est
pourquoi il ajoute justement : Je vous la donne, non pas comme le monde la
donne. Comment il faut accepter cet enseignement, saint Augustin l’expose
sainement et abondamment. “ 155
Ce que l’on a appelé « l’Augustinisme politique » est le fait
d’utiliser faussement le texte augustinien, pour lui donner une portée
directement politique qu’il n’a pas. Dans le cas précis, saint Augustin
commentant l’Evangile de saint Jean, le fait en ces termes : “ le Seigneur
ajoute : “ Je ne vous donne pas la paix comme le monde la donne “, c’està-dire, je ne vous la donne pas comme les hommes qui aiment le monde. Ils
s’accordent mutuellement la paix, afin de pouvoir jouir, à l’abri des
dissensions et des guerres, non pas de Dieu, mais du monde qu’ils aiment. “
156
L’on saisit la différence de démarche entre Nicolas 1er et saint
Augustin. Nicolas 1er utilise la paix et sa primauté religieuse pour consacrer
déjà une primauté politique, par le rabaissement de la paix des méchants, de
la paix non évangélique, qui vise implicitement les chefs temporels. Tandis
que saint Augustin accepte l’impérium des rois et des empereurs, et ne
songe donc pas à rabaisser la paix profane. Et c’est clairement par les mots :
“ je vous engendre “ que dans cette même lettre datée de 865, Nicolas 1er
institue sa supériorité, sur les deux rois, Charles le Chauve et Louis le
Germanique : “... personne ne doute, en effet, que celui qui ne possède pas
la charité et la paix a rejeté de son coeur le Christ Notre-Seigneur, qui est
désigné par ces mots, et l’a expulsé de ses entrailles comme un foetus
informe. C’est pourquoi il est nécessaire qu’à l’exemple de notre Sainte
Mère l’Eglise, qui vous a engendrés autrefois par l’Evangile et a fait naître
le Christ en vous par la foi, je vous engendre de nouveau par le ministère de
mon apostolat, afin que le même Christ soit formé dans vos coeurs par la
paix et fasse de vous un homme parfait. Mais comment le Christ peut-il être
formé en vous, Lui qui n’habite pas dans les esprits divisés, Lui qui est tout
entier vérité ? Comment peut-il être formé en vous, lors même qu’il habite
dans votre coeur par une foi saine, solide et intègre, si la discorde rend son
image en vous moins parfaite et en quelque sorte difforme ? Concevez donc
la paix, engendrez la justice en vous et que la charité enveloppe l’une et
l’autre. Écoutez ce que dit l’Apôtre : pacem sequimini cum omnibus (Hebr., XII,
14). “ 157
155
156
157
Cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique. op. cit, p. 194.
Ibidem., p. 195.
Ibidem., p. 193.
45
SECTION 2. LA GARANTIE PONTIFICALE
§ 1. LES DICTATUS PAPAE DE GRÉGOIRE VII
ET L’UNIVERSALITÉ DE LA PAIX
Ce qui est très important, dans le développement ultérieur des
doctrines et des conflits d’intérêts et de puissance entre les pouvoirs
dominants, dans le monde occidental, c’est cette idée de supériorité du
pouvoir spirituel ecclésiastique, sur le pouvoir temporel profane; et c’est
conjointement le rabaissement de la paix profane exposé par le pape Nicolas
1er. C’est sans doute ce double mouvement, rehaussement du pouvoir
spirituel ecclésiastique et rabaissement du pouvoir temporel profane, qui est
à l’origine de la doctrine théocratique développée par Grégoire VII et par les
papes qui lui succéderont.
Les Dictatus Papae, sont l’état des pensées primordiales de
Grégoire VII en 1075, elles représentent une sorte d’aide-mémoire
permanent en vingt-sept points, un rappel insistant des prérogatives
pontificales.
“ I - L’Eglise romaine a été fondée par le Seigneur seul.
II - Seul le Pontife romain est dit à juste titre universel.
VIII - Seul, il peut user des insignes impériaux.
IX - Le Pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.
X - Il est le seul dont le nom soit prononcé dans toutes les églises.
XI - Son nom est unique dans le monde.
XII - Il lui est permis de déposer les empereurs.
XVII - Sa sentence ne doit être réformée par personne et seul il peut
réformer la sentence de tous.
XIX - Il ne doit être jugé par personne.
XXII - L’Eglise romaine n’a jamais erré ; et selon le témoignage de
l’Ecriture, elle n’errera jamais. “ 158
Dans ces formules concises et tranchantes, s’expriment une
doctrine de la primauté romaine et une conception théocratique du
gouvernement de l’Eglise sur le peuple chrétien.
Ultérieurement, le pape Innocent III exprimera lui aussi cette
doctrine de la primauté romaine : “ de même que la lune reçoit sa lumière
du soleil auquel elle est inférieure par les dimensions, par la qualité, par la
position et par la puissance ; ainsi le pouvoir royal emprunte à l’autorité
pontificale la splendeur de sa dignité. “ Selon cette doctrine, le pouvoir
temporel est unilatéral car il s’exerce uniquement sur les affaires séculières,
tandis que le pouvoir du pape est double car il s’étend à la fois sur les
réalités temporelles et sur les réalités spirituelles. “ aux princes, écrit
Innocent III, a été donné le pouvoir sur la terre ; aux prêtres a été attribué
le pouvoir sur la terre et dans le ciel. La puissance des premiers atteint
seulement les corps, celle des seconds atteint les corps et les âmes. “ 1 5 9 Il
est tout à fait nécessaire de souligner que ce mouvement de supériorité de
l’être divin chrétien, qui s’incarne dans la doctrine théocratique,
Cité par H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII. Essai sur sa conception du pouvoir pontifical, Paris, Vrin,
1934, p. 130.
159
Ibidem., p. 518.
158
46
s’accompagne, de ce que l’on pourrait appeler une militarisation du corps
chrétien, qui trouvera une de ses expressions fondamentales dans la
croisade. Et le corollaire de la militarisation du corps chrétien, c’est la
dimension spirituelle de l’extermination, mise en oeuvre dans la guerre
sainte, la guerre sacrée, la croisade. Le quinze mars 1081, Grégoire VII écrit
une longue lettre à l’évêque Hermann de Metz, lettre constituant l’exposé
doctrinal le plus complet qui ait été écrit par Grégoire VII. Cet exposé
condense toute sa doctrine sur la puissance pontificale et sur les rapports de
cette puissance avec les pouvoirs séculiers. Le début de cette lettre s’énonce
ainsi : “ nous te savons, dit Grégoire VII à Hermann, tout disposé à assumer
des travaux et à affronter des périls pour la défense de la vérité et nous ne
doutons pas que ce ne soit un effet de la grâce divine. La grâce ineffable de
Dieu et son admirable clémence ne permettent jamais que les élus soient
dans une erreur complète, elles ne permettent pas non plus qu’ils soient tout
à fait vaincus et dominés par le péché. Après les salutaires épreuves de la
persécution, après les craintes qu’ils ont pu éprouver, ils se retrouvent plus
forts qu’auparavant. La peur fait que les lâches rivalisent de honte dans
leur fuite ; de même ceux qui sont enflammés de courage veulent tous être
au premier rang et combattre plus ardemment que les autres. Si nous tenons
ce langage à ta charité, c’est pour que toi aussi, tu veuilles être au premier
rang dans l’armée chrétienne, c’est-à-dire parmi ceux qui, tu n’en doutes
pas, sont les plus rapprochés et les plus dignes du Dieu qui donne la
victoire. “ 160 Dans cette lettre importante nous constatons que la suprématie
de Dieu sur les hommes, qui est suprématie spirituelle, s’incarne dans la
suprématie pontificale, et que ce mouvement de supériorité est pensé d’une
part en termes militaires : “combattre, armée chrétienne, victoire “ et
d’autre part en termes économiques puisque plus loin dans le corps de cette
lettre son auteur écrira cette phrase capitale : “ ... la dignité sacerdotale est
au- dessus de la dignité royale autant que l’or est au-dessus du plomb. “
§ 2. LA CROISADE, ACCOMPLISSEMENT
PARADOXAL DE CE FONDEMENT THÉOLOGIQUE
POSÉ COMME UNIVERSEL
Vingt-six ans après la rédaction de cette lettre, soit le 27 novembre
1095 à Clermont le pape Urbain II lance l’appel à la croisade. Il sera
massivement suivi par des chevaliers venus de toute l’Europe et par une
foule d’humbles guerriers et pèlerins. Or c’est Grégoire VII qui le premier
eut l’idée de la croisade pour secourir les chrétiens orientaux, pliant sous le
joug des Sarrasins. Le même accent militaire qui résonne dans la lettre de
Grégoire VII à Hermann de Metz, résonne dans l’appel à la croisade du pape
Urbain II : “ qu’ils aillent donc au combat contre les infidèles --- un combat
qui vaut d’être engagé et qui mérite de s’achever en victoire ---, ceux-là qui
jusqu’ici s’adonnaient à des guerres privées et abusives, au grand dam des
fidèles ! Qu’ils soient désormais des chevaliers du Christ, ceux- là qui
n’étaient que des brigands ! Qu’ils luttent maintenant, à bon droit, contre
les barbares, ceux-là qui se battaient contre leurs frères et leurs parents !
Ce sont les récompenses éternelles qu’ils vont gagner, ceux qui se faisaient
mercenaires pour quelques misérables sous. Ils travailleront pour un double
honneur, ceux-là qui se fatiguaient au détriment de leurs corps et de leur
âme. Ils étaient ici tristes et pauvres ; ils seront là-bas joyeux et riches. Ici,
160
Ibidem., p. 202 et 208.
47
ils étaient les ennemis du Seigneur ; là-bas, ils seront ses amis. “
161
Après la première croisade, un moine, Bernard de Clairvaux, se fait
l’infatigable promoteur et organisateur d’une nouvelle expédition militaire
vers la terre sainte. C’est la deuxième croisade, (1145-1148) qui sera
désastreuse pour les croisés. En 1136 saint Bernard rédige à l’intention des
chevaliers du Temple un traité intitulé : Eloge de la nouvelle Chevalerie, qui
explicite les fondements de la guerre sainte et la christianisation de l’acte de
tuer : “ au contraire, les chevaliers du Christ mènent avec assurance les
combats de leur Seigneur, sans avoir à redouter le moins du monde de
commettre un péché en tuant des ennemis, ou d’affronter le risque d’être
eux-mêmes tués. En effet, la mort pour le Christ --- soit qu’on la subisse soit
qu’on l’inflige --- n’encourt aucune accusation ; elle mérite même la plus
grande gloire. Dans un cas, c’est pour le Christ qu’on acquiert cette
gloire ; dans l’autre cas, c’est le Christ lui-même qu’on acquiert, lui qui
accepte volontiers, n’en doutons pas, la mort d’un ennemi qu’il fallait
punir, et qui, plus volontiers encore, se donne lui-même au chevalier, pour
le consoler. Ainsi, je le répète, le chevalier du Christ donne la mort en toute
sécurité, et la reçoit avec plus d’assurance encore. S’il meurt c’est pour son
bien, s’il tue, c’est pour le Christ. Ce n’est pas sans raison, en effet, qu’il
porte le glaive : il est un serviteur de Dieu pour châtier ceux qui font le mal
et féliciter ceux qui font le bien.
En tuant un malfaiteur, il ne se comporte pas en homicide, mais, si j’ose
dire, en “ malicide “. Il est tenu pour justicier du Christ à l’égard de ceux
qui font le mal, et pour défenseur des chrétiens. Vient-il lui-même à se faire
tuer : on sait bien qu’en cela il n’est pas allé à sa perte mais qu’il est
parvenu à son but. La mort qu’il inflige est donc un gain pour le Christ, et
celle qu’il reçoit, un gain pour lui-même. Dans la mort du païen, le chrétien
se glorifie, car c’est le Christ qui, par elle, est glorifié. Dans la mort du
chrétien, la générosité du Roi se manifeste, puisque le chevalier s’en va
pour recevoir sa récompense. De la mort du païen, le juste se réjouira, en
voyant sa revanche. Et la mort du chrétien fera dire : y a-t-il un fruit pour le
juste? Oui, il est un Dieu qui juge les hommes sur terre?
Non pas, d’ailleurs, qu’il faille massacrer les païens, s’il se trouvait un
autre moyen d’empêcher qu’ils ne harcèlent et n’oppriment trop lourdement
les fidèles. Mais, tout de même, mieux vaut les tuer que de laisser le sceptre
des pêcheurs tomber sur la part des justes, au risque, pour les justes, de
tendre la main vers l’impiété “. 162 En lisant ces derniers textes, nous
pouvons maintenant commencer à comprendre le mouvement de
retournement qui s’est opéré. Comment ce principe théologique : “ la paix,
qui est le Christ lui-même “ s’est retourné en son contraire : « la guerre
(sainte) qui est le Christ lui-même ».
Nous devons nous approcher très succinctement de la dimension
mystique de l’extermination, telle qu’elle s’est concrétisée aux temps des
croisades. Nous remarquons que le mot : extermination (exterminareexterminum) apparaît clairement dans les divers textes de cette époque.
Chroniqueurs, hommes d’église, utilisent ce mot, qui force notre attention.
Dans sa thèse Michel Villey l’avait déjà souligné, il écrit : “ or bien des
Cité par J. Richard, L’Esprit de la croisade. Textes médiévaux présentés par Jean Richard, Paris, Cerf, 2000,
p. 63.
162
Bernard de Clairvaux, Eloge de la Nouvelle Chevalerie, 1129, trad. Pierre-Yves Emery, Paris, Cerf, 1990,
Oeuvres Complètes XXXI, p. 59.
161
48
guerres saintes médiévales sont des guerres agressives, lancées pour
convertir ou pour “ exterminer “ les infidèles, ou pour conquérir des lieux
saints. La pure doctrine de la guerre juste ne peut les justifier. “ 163
Ainsi à plusieurs reprises l’extermination fut réalisée. Au
printemps 1096 des Juifs sont massacrés par diverses bandes de croisés,
principalement dans les villes de Spire, Worms, Mayence, Metz,
Ratisbonne, Prague, Trèves, Cologne. Jean Flori remarque que ces
massacres ne sont pas des pogroms spontanés, que l’on pourrait caractériser
comme étant des émeutes de la misère ou des débordements de masses
populaires incontrôlées ou de paysans pauvres, ces massacres furent presque
toujours : “ l’oeuvre funeste de croisés issus de toutes les régions d’Europe
nord occidentale, conduits par des chefs expérimentés qui ne semblent pas
avoir été “débordés“ par leurs troupes. Il s’agit de mouvements dirigés, et
non pas spontanés ou fortuits. “ 164
Le 7 juin 1099, les armées croisées atteignent enfin les murailles
de Jérusalem, affaiblies par les maladies, les famines, les désertions, les
batailles. Elles commencent le siège de la ville et finalement le 15 juillet
elles réussissent à y pénétrer. Pendant plusieurs jours des massacres ont lieu.
Les chrétiens massacrent les Sarrasins infidèles, les prisonniers, des hommes,
des femmes, des enfants. Les chroniqueurs, et ceci mérite attention, remarquent
déjà le caractère extraordinaire de ces massacres. Un de ces chroniqueurs :
Raymond d’Aguilers, évoquant le carnage des Sarrasins, le jour de l’assaut,
dans le temple de Salomon, aujourd’hui la mosquée al-Aqsa, écrit :
“ qu’advint-il en ce lieu? Même en ne disant que la simple vérité, on dépasse
l’incroyable. Nous dirons seulement que dans le temple et sous le portique de
Salomon, on chevauchait dans le sang jusqu’aux genoux, jusqu’au mors des
chevaux. “ 165
De même, dans la Chronique anonyme de la première croisade,
on peut lire : “ une fois entrés dans la cité, nos pèlerins poursuivirent et
massacrèrent les Sarrasins jusqu’au temple de Salomon, où ils se
rassemblèrent et livrèrent tout le jour aux nôtres un furieux combat. C’était
au point que tout le temple ruisselait de leur sang. Enfin, les païens furent
réduits. Les nôtres se saisirent dans le temple d’une bonne quantité d’entre
eux, mâles et femelles, qu’ils tuèrent ou épargnèrent selon leur bon plaisir...
Bientôt, les Francs coururent par toute la ville, pillant l’or et l’argent, les
chevaux et les mulets, les maisons pleines de biens de toutes sortes.
Puis joyeux et pleurant de joie, les nôtres allèrent adorer le Sépulcre de
notre Sauveur Jésus, et s’acquittèrent envers lui de leur dette capitale. “ 166
Au-delà de l’emphase de ces chroniques, c’est bien une
spiritualité de l’extermination qui s’accomplit, quand l’extermination
s’accomplit, c’est-à-dire quand la christianisation de l’acte de tuer atteint
M. Villey, La Croisade. Essai sur la formation d’une théorie juridique, Caen, Imprimerie caennaise, 1942,
p. 275.
164
J. Flori « Une ou plusieurs “ première croisade “ ? Le message d’Urbain II et les plus anciens pogroms
d’Occident » in Revue historique, 285, 1991, 1, p. 3-27. Article publié dans J. Flori, Croisade et chevalerie
XIème-XIIème siècles, Bruxelles, De Boeck Université, 1998, p. 217-239.
165
Raymond d’Aguilers, Le “ Liber “ de Raymond d’Aguilers, Paris, ed. J. H. et L.L.Hill, 1969, cité par J.
Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, Paris, Fayard, 1999, p. 419.
166
Chronique Anonyme de la Première Croisade, Gesta Francorum et aliorum Hierosolimitanorum, XIIème
siècle, trad. Aude Matignon, Paris, Arléa, 1992, p. 150.
163
49
son apogée, ce qui fera écrire à Paul Rousset : “ en ce temps, les sentiments
les plus opposés coexistent, une générosité sans défaut pour Dieu et pour la
chrétienté, s’accompagne d’une implacable dureté envers l’ennemi.»167
Alphonse Dupront évoquera la même idée en commentant la Chronique
anonyme de la première croisade, dans une étude précisément intitulée:
Guerre Sainte et Chrétienté : “ Sans frémir le texte des Gesta, constate que
jamais, l’on ne vit pareil massacre de la gent païenne et que seul Dieu sait
le nombre des victimes. Sadisme collectif ? Bien plutôt cohérence de la
guerre sainte... elle s’accomplit véritablement dans cette tension extrême où
à sa plus grande victoire doit correspondre le plus grand massacre. “ 168
Alors face à ce mouvement d’extermination se pose un
problème de vocabulaire. Comment nommer ce qui est de l’ordre de :
“ l’incroyable “. Quelle rationalité, quel discours, quel langage, peuvent-ils
être à la hauteur de cet : “ Incroyable “. En regard de ce mouvement
d’extermination qui s’accomplit dans cette forme de guerre sainte qu’est la
croisade, Alphonse Dupront soulignera la difficulté de nommer cet : incroyable
qui s’accomplit : “ il y a dans le psychisme de la guerre sainte, un absolu
primitif,... là encore notre analyse non consciente et trop civile d’aujourd’hui
achoppe. “ 169 Alphonse Dupront écrira cette phrase en 1961, mais quarante ans
plus tard c’est la même difficulté d’analyser ce mouvement d’extermination, qui
transparaît dans le livre de Jean Flori : Pierre l’Ermite et la première croisade,
puisque, pour nommer ce mouvement d’extermination, il emploie un terme qui
renvoie non pas à la première croisade, mais au drame contemporain de la
Yougoslavie, le terme de “ Purification ethnique “ : “ à la fureur guerrière des
soldats, aux sinistres calculs des stratèges, aux désirs de vengeance des fidèles,
s’ajoutait pour certains, je le crois, la conviction d’accomplir un acte religieux à
portée apocalyptique, eschatologique : un acte de purification ethnique qui, à
leurs yeux, devait permettre la Parousie, l’apparition du Christ annoncée pour
les derniers jours de l’histoire du monde, qu’ils pensaient vivre alors. “ 170
Pour appréhender la question du crime contre l’humanité, il y a donc
une méthode à mettre en oeuvre. Cette méthode nous la trouvons très clairement
exprimée par ces deux phrases : “ chaque société, chaque état de civilisation ne
dispose que d’un certain nombre d’idées pour interpréter les événements, les
conduire, les combattre ou s’y adapter (...) c’est une grave faute de critique que
de transposer les idées de son temps dans une époque antérieure ou d’imposer
les formes de son esprit à une réalité historique lointaine qui ne les comporte
pas. “ 171 Et de même : “ Nous ne devons pas lire Augustin comme s’il était notre
contemporain. “ 172
P. Rousset, Les origines et les caractères de la première croisade, Neuchatel, La Baconnière, 1945, p. 109.
A. Dupront, Du Sacré. Croisades et pèlerinages. Images et langages, Paris, Gallimard, Bibliothèque des
Histoires, 1987, p. 281.
169
Ibidem., p. 284.
170
J. Flori, Pierre l’Ermite et la Première Croisade, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1999, p. 422.
171
H.-X. Arquillière, L’augustinisme politique, op. cit, p. 30 et 48.
172
P. Brown, La vie de saint Augustin, trad. Jeanne-Henri Marrou, Paris, Seuil, 2001, Nouvelle édition
augmentée, p. 655.
167
168
50
SECTION 3. LA PENSÉE DE SAINT AUGUSTIN SUR LA GUERRE
§ 1. LA GUERRE INJUSTE, UN IMMENSE BRIGANDAGE
Le 24 août 410 Rome est envahie par les troupes barbares du roi
wisigoth et arien Alaric. Pendant trois jours la cité impériale fut livrée aux
pillages, aux incendies, aux viols et aux massacres. Cet événement préfigurant la
fin de l’Empire romain d’Occident, qui devait intervenir en 476, eut un immense
retentissement dans tout l’Empire, qui avait adopté le christianisme comme
religion depuis un siècle. Les païens voyaient dans cet événement un signe de la
faiblesse et de l’inefficience du christianisme et ils pensaient : “ tant que nous
avons pu offrir des sacrifices à nos dieux, Rome se tenait debout, Rome était
florissante. Aujourd’hui que ce sont vos sacrifices à vous, chrétiens, qui ont pris
le dessus et que partout, ils sont offerts à votre Dieu, alors qu’il ne nous est plus
permis de sacrifier à nos dieux, voilà ce qui arrive à Rome. “ 173
Le sac de Rome et les interrogations des païens, tout aussi bien que
celles des chrétiens, furent l’occasion pour Augustin, littéralement le “ petit
Auguste “, ou le “ petit empereur “ 174 d’écrire le De Civitate Dei, la Cité de
Dieu, qui selon André Mandouze : “ représente le monument le plus
considérable qui ait jamais été consacré à la théologie de l’Histoire “ , 175 tandis
que selon Etienne Gilson : “ dans cette oeuvre pour la première fois peut-être
une raison humaine ose tenter la synthèse de l’histoire universelle. “ 176 Entre
412 et 425 Augustin rédigea les vingt-deux livres du De Civitate Dei. Un seul
mouvement en anime et unifie les deux parties si dissemblables : “ abandonner
les dieux romains (livres I à X) pour s’approcher du Dieu unique et vrai et entrer
dans son dessein (livres XI à XXII). “ 177
Saint Augustin considère la guerre comme un immense
brigandage : “ or faire la guerre à ses voisins pour s’élancer à de nouveaux
combats, écraser, réduire des peuples dont on n’a reçu aucune offense,
seulement par appétit de domination, qu’est-ce autre chose qu’un immense
brigandage. “ 178 Cet immense brigandage est à l’origine de maux inouïs qui ne
peuvent être acceptés que par ceux qui ont perdu tout sentiment humain : “ c’est
l’injustice de l’ennemi qui arme le sage pour la défense de la justice ; et c’est
cette injustice de l’homme que l’homme doit déplorer, ne s’ensuivit-il aucune
nécessité de combattre. Maux cruels, maux affreux, maux inouïs ! Qui donc, les
considérant avec douleur, n’avoue que ce soit là une misère ? Mais l’homme, s’il
s’en trouve qui les souffre ou les envisage sans angoisse de coeur, est d’autant
plus misérable de se croire heureux, qu’il ne se croit tel que parce qu’il a perdu
tout sentiment humain. “ 179
La seule et unique raison qui selon saint Augustin peut permettre
d’accepter la guerre, c’est qu’elle soit dite juste. Une guerre pourra être
Saint Augustin. Sermon 296, prononcé à Carthage le 29 juin 411, cité par J-C Fredouille « Les Sermons
d’Augustin sur la chute de Rome » in G. Madec (dir) Augustin Prédicateur (395-411), Actes du colloque
international de Chantilly (5-7 septembre 1996), Paris, Institut d’Etudes augustiniennes, p. 439-448.
174
S. Lancel, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 30.
175
A. Mandouze, Saint Augustin. L’Aventure de la Raison et de la Grâce, Paris, Etudes augustiniennes, 1968, p. 291.
176
E. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, Paris, Vrin, 1987, p. 230.
177
J-C Eslin « L’Acte d’Augustin » in Saint Augustin, La Cité de Dieu, 412-424, trad. Louis Moreau, revue par
Jean-Claude Eslin, Paris, Seuil, collection Points, 1994, Volume 1, p. 11.
178
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit. Livre IV, VI, Volume 1, p. 169.
179
Ibidem, Livre XIX, VII, Volume 3, p. 112.
173
51
considérée comme juste quand elle sera faite par ordre de Dieu en qui il n’y
a nulle méchanceté et qui sait ce qui doit arriver pour chacun. Le
commandement divin est en lui-même une raison suffisante, qui confère à la
guerre son caractère de justice, auquel l’homme est soumis,
indépendamment de sa juridiction propre : “ souverain arbitre de la guerre
c’est Sa justice ou Sa miséricorde (du seul vrai Dieu) qui accable ou
console le genre humain, lorsqu’il en abrège ou prolonge la durée. “ 180
Selon Augustin l’accomplissement du meurtre ne doit engendrer
nulle culpabilité, si cet accomplissement provient de la volonté de Dieu :
“ quelquefois Dieu ordonne le meurtre soit par une loi générale, soit par un
commandement temporaire et particulier. Or celui-là n’est pas moralement
homicide, qui doit son ministère à l’autorité ; il n’est qu’un instrument
comme le glaive dont il frappe. Aussi n’ont-ils pas enfreint le précepte, ceux
qui par l’ordre de Dieu, ont fait la guerre. “ 181
L’homme est soumis intrinsèquement à l’ordre divin, et c’est
précisément pour cette raison qu’il ne peut lui être permis de n’entreprendre
que des guerres justes : “ sont dites justes les guerres qui vengent des
injustices, lorsqu’un peuple ou un Etat, à qui la guerre doit être faite, a
négligé de punir les méfaits des siens ou de restituer ce qui a été ravi au
moyen de ces injustices. “ 182 C’est dans son Commentaire au Livre de Josue
qu’Augustin énonce cette définition de la guerre juste, qui sera appelée à
jouer un rôle important dans la doctrine médiévale de la guerre dont
Augustin aurait jeté les fondements selon Regout. 183 Mais de même que
l’homme est soumis à Dieu, de même le soldat est soumis au Prince et c’est
donc à ce dernier qu’Augustin confère le pouvoir de décider de la guerre :
“ l’ordre naturel qui est fondé sur la paix des mortels exige que la guerre ne
soit entreprise que de la propre autorité du Prince et en vertu de sa
décision. “ 184
Enfin un Prince ne saurait entreprendre une guerre en vue “ d’un
immense brigandage “ mais en vue de la paix : “ et ceux-là mêmes qui
veulent avoir la guerre, ne veulent rien autre chose que vaincre ; ils n’ont
que le désir d’arriver par la guerre à une glorieuse paix. Qu’est-ce en effet
que la victoire sinon la soumission de toute résistance ? Soumission qui
amène la paix. C’est donc en vue de la paix que se fait la guerre ; la paix
est le but de ceux-là mêmes qui cherchent dans le commandement et les
combats l’exercice de leur vertu guerrière. La paix est donc la fin désirable
de la guerre. “ 185
§ 2. LA SOUVERAINETÉ DIVINE : BÉATITUDE
EXTATIQUE DE LA PAIX
Dans la dynamique de la pensée de saint Augustin, cette paix, qui
est la fin désirable de la guerre, n’a pas seulement un caractère profane,
Ibidem, Livre V, XXII, Volume 1, p. 244.
Ibidem, Livre I, XXI, Volume 1, p. 61.
182
Saint Augustin « Commentaire au Livre de Josue » cité par P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la
Guerre Juste, Paris, P.U.F., 1983, p. 154.
183
R. Regout, La doctrine de la Guerre Juste de saint Augustin à nos jours d’après les théologiens et les
canonistes catholiques, Paris, Pedone, 1935.
184
Saint Augustin, Contra Faustum manichaeum, XXII, 75, cité par P. Haggenmacher, op. cit, p. 86.
185
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XIX, XII, Volume 3, p. 117.
180
181
52
temporel, politique, elle a d’abord un caractère mystique. La paix est le nom
mystique de la béatitude, la béatitude indiquant elle-même l’être souverain :
“ l’être souverain est la béatitude même “ écrit saint Augustin dans la Lettre
XVIII qu’il a adressée à Célestin en 389 ou 390. 186 Dans le Livre XIX de
La Cité de Dieu il indique : “ et c’est la paix de cette béatitude, ou la
béatitude de cette paix qui sera le souverain bien. “ 187 Dans ces conditions
la paix terrestre, la paix d’ici-bas, ne peut être qu’un lieu de passage vers la
paix céleste, la seule véritable paix concevable, puisqu’elle incarne la
béatitude, qui est l’être souverain auquel l’homme accède par la jouissance
de Dieu : “ la Cité du ciel use donc, en ce pèlerinage, de la paix de la terre,
et, en ce qui touche aux intérêts de la nature mortelle, autant que la piété
est sauve et que la religion le permet, elle protège et encourage l’union des
volontés humaines, rapportant la paix d’ici-bas à la paix céleste ; véritable
paix, la seule dont puisse jouir, la seule que puisse appeler de ce nom la
créature raisonnable ; ordre et concorde suprême dans la jouissance de
Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. “ 188
Car en effet si la paix céleste est la seule véritable paix que
l’homme puisse concevoir c’est parce que la réalité du mal, ne peut trouver
aucune consistance en regard de Dieu : “ pour toi (Seigneur) non plus il n’y
a pas de mal, non seulement pour toi, mais non plus pour ta création, prise
en bloc, car il n’existe hors de toi rien qui puisse contrebattre et gâter
l’ordre que tu as mis en elle. “ 189 L’ordre c’est pour Augustin l’expression
temporelle de la puissance divine : “ la paix des hommes, c’est la Concorde
Ordonnée ; la paix domestique, c’est entre les hôtes du même foyer, la
concorde et l’ordre du commandement et de l’obéissance ; la paix sociale,
c’est entre les citoyens la concorde et l’ordre de l’autorité et de la
soumission ; la paix de la cité céleste, c’est l’ordre et la concorde, une
société dans la jouissance de Dieu, dans la jouissance mutuelle de tous en
Dieu. La paix de toutes choses, c’est la tranquillité de l’ordre. L’ordre, c’est
cette disposition qui, suivant la parité ou la disparité des choses, assigne à
chacune sa place. “ 190
Pour s’approcher de l’homme il faut d’abord s’approcher de Dieu.
Et pour s’approcher de Dieu il faut pénétrer dans La Cité de Dieu : “ nous
avons distribué le genre humain en deux genres : le premier composé de ceux
qui vivent selon l’Homme, le deuxième composé de ceux qui vivent selon Dieu.
C’est aussi ce que l’usage de l’allégorie mystique (mistyce) nous fait appeler
“ cités “, c’est-à-dire qu’il s’agit de deux sociétés humaines dont l’une est
prédestinée à régner pour l’éternité avec Dieu et l’autre à subir un éternel
supplice avec le Diable. “ 191
La cité de la terre et la cité de Dieu sont des noms mystiques qui
permettent à saint Augustin d’établir par la raison une relation entre le monde
divin et le monde des hommes. Du point de vue de la raison : “ les deux cités
s’enlacent et se confondent dans le siècle jusqu’à ce que le dernier jugement
Saint Augustin « Lettre XVIII » trad. Marie-Anne Vannier, in, E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et
Incarnation, Genève, Ad Solem, 1999, p. 44.
187
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XIX, XXVII, Volume 3, p. 145.
188
Ibidem, Livre XIX, XVII, Volume 3, p. 129.
189
Saint Augustin, Confessions, Livre VII, 13 (19), trad. Louis de Montadon, Paris, Pierre Horay, 1982, p. 180.
190
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XIX, XIII, Volume 3, p. 121.
191
Ibidem, Livre XV, I, Volume 2, p. 195.
186
53
les sépare. “ 192 Mais du point de vue de l’extase d’Augustin : “ il existe ai-je
dit, deux cités différentes et contraires, celles des hommes vivant selon la chair,
celle des hommes vivant selon l’esprit, je pourrais dire aussi celle des hommes
qui vivent selon l’homme, celle des hommes qui vivent selon Dieu. “ 193
En écrivant La Cité de Dieu, Augustin se présente à ce dernier
comme le successeur de saint Paul. Saint Paul dont la lecture a été pour
Augustin une “ illumination décisive “.194 Or dans l’Epître aux Romains saint
Paul écrit : “ les tendances de la chair vont à la mort, tandis que les tendances
de l’esprit vont à la vie et à la paix. Aussi les tendances de la chair sont-elles
hostiles à Dieu. “ 195
Dans l’esprit de saint Augustin le corps à corps sexuel et le corps
à corps guerrier sont intimement associés. La chair et le sang sont
l’expression d’un seul et même désir qui est absolument contraire au désir
de Dieu. Saint Augustin nous le confirme dans ses Confessions. Peu avant
l’écriture du moment fondamental de sa conversion définitive à Dieu dans le
jardin de Milan en août 386, Augustin s’adresse hors de lui à son ami
Alypius : “ ... j’apostrophe, le visage aussi défait que l’esprit, Alypius, en
lui criant : “ quel malheur, dis donc ! Tu as entendu ce qui arrive ? Des
gens sans savoir se dressent, ils s’emparent du ciel et nous, avec notre
savoir sans coeur, voici que nous nous vautrons dans la chair et dans le
sang. “ 196
La spiritualité d’Augustin s’accomplit essentiellement dans le
regard intérieur de l’extase. Ce mouvement extatique est tout à fait
fondamental, et il importe donc de citer quelques textes caractéristiques de
ce mouvement.
a) L’extase de Milan en été 386
“ Ainsi par degrés, des corps à l’âme qui par le corps perçoit, et de là à
cette énergie au-dedans, où les organes sensibles transmettent les messages
du dehors ( c’est jusqu’où s’étendent les capacités de l’animal ), et de là
encore à la faculté ratiocinante, où sont portés, en vue d’un jugement à
établir, les matériaux fournis par les organes sensibles, cette faculté, comme
elle se reconnut muable elle aussi en moi se dressa pour prendre conscience
de son être ; elle emmena sa médiation hors du champ habituel, pour se
soustraire aux mirages ; elle voulait trouver quelle lumière pleuvait sur elle,
tandis qu’elle proclamait sans aucune hésitation qu’il faut faire passer
l’immuable devant le muable, --- lumière d’où lui venait la connaissance
d’un immuable en soi, à qui en aucune façon, à moins que de le connaître
en quelque façon, elle n’eût sûre d’elle-même, donné le pas sur le muable,
et elle parvint à ce qui est l’Etre. Ce ne fut qu’un éclair, sous le regard
clignotant. Mais, dans l’instant même, je perçus d’un acte intellectuel tes
perfections invisibles. Au surplus, incapable de fixer mon regard, je
défaillis, ma faiblesse ne soutint pas le choc, je fus rendu aux spectacles
ordinaires sans rien emporter avec moi qu’un amoureux souvenir et que le
192
193
194
195
196
Ibidem, Livre I, XXXV, Volume 1, p. 75.
Ibidem, Livre XIV, IV, Volume 2, p. 151.
E. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit, p. 207.
Saint Paul, L’Epître aux Romains, VIII, 5-10, cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, op. cit, p. 85.
Saint Augustin, Confessions, Livre VIII, 8 (19), op. cit, p. 206.
54
regret de ce que j’avais comme flairé sans pouvoir encore le manger. “
197
b) Le moment de la conversion en août 386 dans le jardin de Milan
“ Ce disant, je pleurais dans toute l’amertume du brisement de mon coeur,
et voici que j’entends, d’une maison voisine, garçon ou fille je ne sais, une
voix chanter qui répetaille :
“ prends, lis ; prends, lis. “ Aussitôt je change de visage, me voilà tout
oreilles à chercher dans ma tête si quelque refrain de ce genre fait partie du
répertoire des jeux d’enfants.
Il ne me revient absolument pas que je l’aie nulle part entendu. Refoulant le
torrent de mes larmes, je me levai, dans l’idée que le ciel m’ordonnait
d’ouvrir le cahier de l’Apôtre pour y lire le premier paragraphe que je
trouverais. Au fait, je l’avais ouï-dire d’Antoine, qu’il reçut avis d’une
lecture de l’Evangile où survenant par hasard, ce qu’on lisait lui semblait dit à
son adresse : “ va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres : tu auras un
trésor dans les cieux, puis viens, suis-moi. “ Un tel oracle l’avait sur-le-champ
retourné vers toi.
Je regagnais donc en hâte l’endroit où Alypius était assis. J’avais, en me levant,
posé le cahier de l’Apôtre. Je me jetai dessus. J’ouvris et sans rien dire je lus le
premier alinéa qui me tomba sous les yeux : “ ... non en banquets et beuveries,
non en luxures et impudicités, non en contention et jalousie, mais endossez le
Christ, le Seigneur Jésus et n’allez point pourvoir la chair dans les convoitises. “
Je ne voulus, et d’ailleurs il n’était besoin, lire plus avant. Oui, aussitôt la phrase
finie, les ténèbres du doute se dissipèrent toutes comme sous une lumière de
sécurité infuse en mon coeur. “ 198
c) L’extase d’Ostie en 387
“ Alors, nous élevant d’un élan plus ardent vers “ l’être même “, nous avons
traversé, degré par degré, tous les êtres corporels, et le ciel lui-même, d’où
le soleil, la lune et les étoiles jettent sur la terre leur lumière. Et nous
montions encore au dedans de nous-mêmes (interius) en fixant notre pensée,
notre dialogue, notre admiration, sur tes oeuvres. Et nous parvînmes
jusqu’à nos âmes et nous les avons dépassés pour atteindre cette région
d’inépuisable abondance où tu te repais à jamais Israël dans le pâturage de
la vérité, là où la vie est sagesse, principe de tout ce qui est, a été, sera,
sans qu’elle ait été faite elle-même, car elle est comme elle a toujours été,
comme elle sera toujours... Et tandis que nous parlions de cette sagesse,
que nous y aspirions, nous y avons touché un moment dans un élan total du
coeur. Et puis nous avons soupiré et nous avons laissé là, attachées, les “
prémices de l’esprit “ et nous sommes revenus au bruit de nos lèvres, où
notre parole commence et finit. “ 199
d) L’accès à l’incommensurable
“ Parfois aussi tu me fais entrer tout au fond de moi en un état
extraordinaire, au seuil de je ne sais quelle douceur, qui si elle atteint en
moi son achèvement, sera un je ne sais quoi autre que cette vie. Mais je
retombe, sous un poids qui m’accable, aux choses présentes. De nouveau
197
198
199
Ibidem, Livre VII, 17(23), p. 183.
Ibidem, Livre VIII, 29, p. 215.
Ibidem, Livre IX, 10(23), p. 236.
55
les occupations coutumières m’absorbent. Elles me tiennent et j’ai beau
pleuré bien fort, c’est bien fort qu’elles me tiennent. “ 200
§ 3. SAINT AUGUSTIN ET LA NOTION D’HUMANITÉ
Nous pouvons maintenant mieux comprendre le cheminement
spirituel philosophique et mystique du “ petit empereur “ et donc le statut de
la guerre dans sa vision. Selon un lecteur de saint Augustin : “ le seul (et
historiquement très grand) intérêt du texte augustinien (et c’est justement
par là qu’il ne ressemble pas) est de ne pas quitter une position
d’affirmation. “ 201 C’est donc un mouvement affirmatif d’une très grande
force qui pousse Augustin, à jeter la réalité de Dieu à la face des hommes,
tandis que dans le même temps par la conquête de la chasteté Augustin
détruit la réalité de son désir sexuel à la face de Dieu. Car en effet Etienne
Gilson l’a souligné : “ le naufrage précoce de sa moralité a été pour saint
Augustin un facteur déterminant de son histoire “ de même que “ la
corruption de ses moeurs “ 202 fut un des obstacles qui séparait Augustin de
la foi, avant qu’il n’accède à la grâce de Dieu.
Pour qu’Augustin puisse se vivre comme le successeur de saint
Paul, pour qu’il puisse jeter à la face des hommes la réalité de son extase,
pour qu’il puisse donc parler à la foule des fidèles, chrétiens et païens, il
fallait qu’il puisse trancher cette jouissance qui le rattachait à la chair et au
sang, dans le mouvement même de son extase, et il fallait donc que cette
conquête de la chasteté, qui était également conquête de la jouissance de
Dieu, soit proclamée envers les fidèles par la parole évocatrice du Sermon
qui était parole d’autorité.
Dans un sermon, en livrant son extase aux fidèles, saint Augustin
donne un statut historique à sa parole. Saint Augustin dit et à cet instant
nous l’écoutons comme si nous étions un de ses fidèles : “ il se pourrait
qu’un éclair de vérité ayant effleuré l’un d’entre nous d’une sorte de
fulguration, ces mots lui viennent : “ moi j’ai dit dans mon extase ... “ --Dans ton extase qu’as-tu-dit ? --- “ ... J’ai été rejeté loin de la présence de
tes yeux. “ De fait, celui qui a dit cela me paraît avoir élevé son âme vers
Dieu et l’avoir répandue au-delà de lui-même cependant qu’on lui disait
chaque jour : “ où est ton Dieu ? “ Il me paraît être parvenu, à la faveur
d’un certain contact spirituel, à la lumière immuable et avoir été trop faible
pour en supporter la vue, et être retombé derechef dans une sorte de
malaise et de langueur, et s’être rendu compte que sa vision spirituelle ne
pouvait s’accommoder à la lumière de la sagesse de Dieu. Et c’est parce
qu’il avait réalisé cela en état d’extase, étant arraché à ses sens corporels
et, dans cet arrachement, ravi en Dieu, que, lorsque d’une certaine manière
il a été ramené de Dieu à l’homme, il a dit : “ moi, j’ai dit dans mon extase.
“ J’ai vu en effet en extase je ne sais quelle chose que je n’ai pas pu
supporter longtemps ; et rendu à mes membres mortels et à toutes les
pensées que les mortels doivent à un corps qui alourdit l’âme, j’ai dit : “ eh
quoi ! J’ai été rejeté loin de la présence de tes yeux. Tu es bien trop haut et
je suis bien trop bas. “ Que dire donc de Dieu, Frères ? Si en effet ce que tu
veux dire entre dans les limites de tes capacités, ce n’est point de Dieu qu’il
200
201
202
Ibidem, Livre X, 40(65), p. 295.
J-L. Schefer, L’invention du corps chrétien, Paris, Galilée, 1975, p. 171.
E. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit, p. 299.
56
s’agit. Si tu as pu l’enfermer dans ta compréhension, c’est que tu as été
trompé dans ta spéculation. Ce n’est donc pas lui, si tu l’as “ compris “.
Mais, si c’est lui, tu ne l’as pas “ compris “. Pourquoi donc vouloir parler
de ce que tu n’as pas compris. “ 203 C’est donc dans l’acte même de sa
parole que pour Augustin s’accomplit un mouvement historique. Pour
Augustin le corps à corps guerrier et le corps à corps sexuel ont un même
fondement qui se situe dans le refus de la reconnaissance de l’être souverain
comme béatitude, c’est-à-dire dans le refus de la jouissance de Dieu.
C’est la raison pour laquelle la force de l’affirmation
d’Augustin, d’une part exclut l’humanisme, et d’autre part constitue la
notion d’Humanité. Dans sa thèse : Saint Augustin, l’Aventure de la Raison
et de la Grâce, André Mandouze écrit : “ dans une page excellente de son
livre : Augustin und das antike Rom, Maier montre comment la dépendance
absolue dans laquelle Augustin situe l’homme par rapport à la grâce divine
exclut toutes les tentatives d’affirmation de soi par l’homme sous la forme
de quelque humanisme que ce soit ... “ 204
Comme en réponse à Maier, Etienne Gilson écrit : “ Augustin
n’invente pas seulement, dans le De Civitate Dei, la théologie de l’histoire,
mais il constitue la notion même d’humanité, telle qu’elle sera sans cesse
reprise et réinterprétée, jusqu’à Auguste Comte, comme une société
composée de plus de morts que de vivants, englobant l’avenir, et liée par
des liens purement spirituels. “ 205
C’est parce que, du point de vue de l’humanité de saint Augustin,
la guerre n’a pas de statut historique, que les morts et les vivants peuvent en
quelque sorte s’échanger comme la chair et le sang. La guerre ne peut
qu’être revêtue d’un statut mythologique, comme étant le moment d’un
chemin qui mène vers la paix céleste. Dans l’unique sermon consacré
exclusivement au sac de Rome, le De excidio Urbis, prêché à Carthage fin
411 ou début 412, saint Augustin expose son interprétation de cet événement
d’un point de vue théologique : la chute de Rome a été un châtiment.
Les souffrances des justes ne doivent pas être un motif de scandale ; elles
n’ont été qu’une épreuve. Ce que la Ville dans son ensemble a souffert, le
Christ à lui seul l’avait déjà souffert. Les chrétiens doivent supporter les
malheurs temporels avec patience, en méditant son exemple. 206
Il n’y a donc pas chez saint Augustin, une doctrine spécifique de
la guerre, et donc a fortiori, une doctrine spécifique de la guerre juste, mais
plutôt une doctrine du corps guerrier perpétuellement en souffrance de Dieu
dans l’attente de la grâce divine.
C’est en retournant son arme contre sa propre chair que ce corps guerrier
accédera à la paix céleste. Et c’est seulement dans ce mouvement que
l’extase de la jouissance de Dieu pourra intervenir comme l’appel d’une
voix inouïe.
Saint Augustin « Sermon LII, sur la Trinité et l’analogie des facultés de l’âme » cité par A. Mandouze,
Saint Augustin. L’Aventure de la Raison et de la Grâce, op. cit, p. 660.
204
A. Mandouze, Saint Augustin. L’Aventure de la Raison et de la Grâce, op. cit, p. 324, note 5.
205
E. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit, p. 230, note 2.
206
Saint Augustin « Sermon De Excidio Urbis » prononcé à Carthage fin 411 ou début 412, voir J-C
Fredouille, Les Sermons d’Augustin sur la chute de Rome, op. cit, p. 445.
203
57
CHAPITRE 3
LA CONSTRUCTION
D’HUMANITÉ
AUGUSTINIENNE
DU
SENTIMENT
Étienne Gilson, évoquant le livre d'Augustin, La Cité de Dieu,
soulignait que pour la première fois peut-être, dans cette œuvre, grâce à la
lumière de la révélation qui lui dévoile l'origine et la fin cachée de l'univers,
une raison humaine ose tenter la synthèse de l'histoire universelle. Or les
premières lignes de ce livre nous révèlent d'emblée une ligne de force
fondamentale de la pensée du maître chrétien, la ligne de force qui sépare
l'humilité de la passion de dominer. L'humilité nous transporte vers la
glorieuse cité de Dieu, elle nous transporte jusqu'à cette hauteur qui n'est
plus une usurpation de l'orgueil humain mais un don de la grâce divine. Et
pour comprendre l'idée même de la Cité de Dieu, Augustin parlera de cette
Cité de la terre, maîtresse des peuples asservis, dominée à son tour par la
passion de dominer. La construction augustinienne du sentiment d'humanité
ne se réalise pas seulement par l'impératif du commandement d'amour
présent dans le sentiment de chrétienne humanité, qu'autorise l'autorité
divine, mais plus encore par la rencontre mystique d'une part du sentiment
de la grâce et d'autre part du sentiment de l'Histoire universelle. La notion
d'histoire universelle qui est clairement impliquée dans l'élaboration d'une
pensée de La Cité de Dieu, ouvre la voie à une historicisation du concept
mystique d'humanité du Christ. La théologie, c'est-à-dire le sentiment
intense d'un Dieu vivant, et l'Histoire, c'est-à-dire le sentiment intense d'une
éternité de l'homme se rencontrent dans trois motifs déterminants de la
pensée d'Augustin, l'impératif absolu de l'humilité, l'impératif absolu de la
renonciation à la volonté de puissance, et le dévoilement de la passion de
dominer comme orgueil funeste du maître. Or les Confessions écrites par
Augustin nous apprennent que l'humilité est le nom même du Christ. En
évoquant son propre orgueil Augustin écrit « Où était cette charité qui édifie
sur le fondement de l'humilité, c'est-à-dire sur Jésus-Christ ? » (Livre VII20-26) Ainsi c'est le Christ lui-même qui constitue cette opposition absolue
au sentiment de l'hubris d'où se déploie par le moyen du meurtre de masse le
sentiment de la domination absolue, cette passion de dominer qui gouverne
la Cité de la Terre.
SECTION 1. L’IMPÉRATIF ABSOLU DE L’HUMILITÉ
§ 1. LA VOIE FONDAMENTALE DE L’HUMILITÉ
CONTRE L’ORGUEIL
Nous avons remarqué qu’il n’y a pas dans le mouvement de la
pensée de saint Augustin, la réalité d’une véritable doctrine constituée de la
guerre juste. Mais nous pensons au contraire que l’on peut lire dans cette
pensée, la construction d’une doctrine du sentiment d’humanité, qu’il est
nécessaire d’exposer.
Une des significations originelles du mot : humanité, se trouve
dans la pensée de Cicéron, le maître par excellence de la culture oratoire ;
Cicéron dans un de ses livres : De Oratore, exigeait de l’orateur qu’il
58
perfectionne sa culture, et lui imposait trois ordres d’études supérieures :
l’Histoire, le Droit, la Philosophie. Pour rendre l’idée de culture, Cicéron
avait utilisé un néologisme fort expressif : Humanitas, “ ce par quoi
l’homme devient plus profondément homme. “ 207 Or à l’âge de dix-neuf ans
Augustin lut un livre de Cicéron intitulé : l’Hortensius, livre aujourd’hui
perdu mais dont on possède une centaine de fragments, écrit dans le but de
montrer l’importance de la recherche et de l’amour de la Sagesse dans la
conduite de la vie. Ce livre joua pour Augustin un rôle important, puisqu’il
écrit dans ses Confessions : “ or, ce livre, intitulé Hortensius, contient une
exhortation à la philosophie. Ce livre-là changea mes Affections, tourna
vers ton être, Seigneur mes prières, modifia mes voeux et mes désirs. Toute
vaine espérance me fut d’un coup sans valeur ; je convoitais avec une
fougue incroyable l’immortalité de la Sagesse. “ 208 Par le mot Humanitas il
y a donc bien une filiation entre Cicéron le prince des orateurs romains, et
Augustin qu’un de ses contemporains le manichéen Secondinus, présentait
comme le “ Dieu de l’éloquence. “ 209
Le néologisme créé par Cicéron va être radicalement transformé
par Augustin dans la perspective de la construction d’une doctrine du
sentiment de chrétienne humanité. Nous lisons cette expression dans le
début d’une lettre adressée à une très éminente Fabiola, dame de
l’aristocratie romaine, très longue lettre dans laquelle Augustin relate en
détail les méfaits de l’évêque Antoninus : “ j’ai appris avec quelle pieuse
bonté tu as accueilli mon cher fils, mon collègue dans l’épiscopat :
Antoninus, et avec quelle chrétienne humanité tu as adouci ses
pérégrinations impécunieuses. Apprends donc qui je suis pour Antoninus et qui
est Antoninus pour moi, ce que je lui dois et ce que je te demande. Il est venu tout
enfant à Hippone avec sa mère et son beau-père ; ils étaient si pauvres qu’ils
manquaient du nécessaire pour leur existence quotidienne ... “ 210
Cette expression de : “ chrétienne humanité “, comment
pouvons-nous la concevoir dans la pensée de saint Augustin ? Nous pouvons
le faire à partir de deux axes fondamentaux qui structurent sa pensée et qui
permettent à Augustin de clairement percevoir la consistance d’un sentiment
de chrétienne humanité, qui va au-delà de la religion pour conquérir une
valeur sociale et morale décisive. Le premier s’organise à partir de
l’Humilité-Christ, il se développe par la forme esclave-vrai-médiateur, pour
s’accomplir en l’Eternité-Dieu. Le deuxième s’organise à partir du Diableorgueil-faux-médiateur, il se développe par le maître-esclave de sa propre
servitude, pour s’accomplir en le Roi-Tyran.
Dans le Livre VII des Confessions, Augustin expose et analyse
l’expérience qui fut la sienne de la lecture des livres platoniciens, confrontée
à la lecture qu’il fit des Ecritures : “ dans l’intention de me faire voir
d’abord à quel point tu résistes aux superbes et donnes en revanche la
grâce aux humbles et par quelle grande miséricorde tu as indiqué aux
H-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la Culture antique, Paris, E De Boccard, 1983, réimpression de la
4ème édition de 1958, p. 554.
208
Saint Augustin, Confessions, Livre III, 4(7), op. cit, p. 73.
209
Cité par F. Dolbeau « “ Seminator uerborum “ Réflexions d’un éditeur de sermons d’Augustin » in G.
Madec (dir) Augustin Prédicateur (395-411) op. cit, p. 95.
210
Saint Augustin « Lettre 20 » in Oeuvres de Saint Augustin, 46B, Lettres 1-29, texte critique de Johannes
Divjak, Paris, Etudes augustiniennes, 1987, p. 293.
207
59
hommes la voie de l’humilité, puisque ton Verbe s’est fait chair et qu’il a
habité au milieu des hommes, tu me procuras, par l’entremise d’un individu
tout gonflé de l’orgueil le plus farouche, des livres platoniciens traduits du
grec en latin. “ (…) “ ... je commençais, plénitude sur moi du châtiment, à
vouloir passer déjà pour un sage et, loin de pleurer, je m’enflais même, làdessus, de mon savoir. Où donc était cette charité qui bâtit sur le fondement
de l’humilité, autrement dit sur Jésus-Christ ? Mais ces ouvrages-là, quand
me l’auraient-ils enseigné ? Tu as, je pense, voulu que leur rencontre
précédât pour moi la méditation de tes Ecritures afin de me graver dans la
mémoire les impressions qu’ils me firent. Apprivoisé ensuite à tes livres et
mes blessures pansées sous tes doigts vigilants, je saisirais et mesurais la
distance entre la présomption et la confession,... “ 211 La distance donc,
entre la présomption et la confession, c’est la distance entre l’orgueil et
l’humilité, distance exprimée très clairement par saint Paul dans son Epître
aux Romains, qui stigmatise ces hommes qui ont connu Dieu mais : “ ce
n’est pas comme Dieu qu’ils le glorifient ou lui rendent grâce, mais ils se
sont vidés en leurs ruminations, et l’inintelligence de leur coeur s’est
enténébrée. Se disant sages, ils sont devenus fous. “ 212
C’est par la voie fondamentale de l’humilité contre la voie de
l’orgueil qu’Augustin a pu accéder à une illumination, qui ne fut pas
seulement, une tentative, pour s’élever à Dieu par ses propres forces, mais
une révélation, la première expérience mystique d’Augustin, pendant
laquelle il découvre l’éclat de la lumière divine, qui l’éblouit et le fait frémir
d’amour et d’épouvante, cette illumination, l’éblouissement inouï de cette
lumière infinie qui force le regard à se détourner, mène saint Augustin vers
la trinité, c’est-à-dire vers l’Aeternitas, la Veritas, la Caritas, qui sont des
désignations trinitaires, l’éternité, la vérité, la charité, étant les trois modes
selon lesquels, les trois personnes sont l’unique essence, trois modes
d’expression de Dieu : 213 “ ce me fut là un avertissement à revenir à moi.
J’entrai donc au fond de mon être, sous ta conduite ; si je l’ai pu, c’est que tu
t’es fait mon aide. J’entrai et, vaille que vaille, avec l’oeil de mon âme, je vis
par dessus ce même oeil de mon âme, par-dessus ma raison, une lumière sans
changement ; non pas cette lumière commune, à la portée de tout regard
charnel, et non pas davantage une lumière quasi du même genre, dont la
clarté, incomparablement plus vive, eût tout recouvert sous sa grandeur.
Non, la lumière dont je parle n’était point cela, mais autre chose, tout autre
chose, sans rapport avec ces lumières-là. Elle n’était pas non plus pardessus ma raison comme l’huile par-dessus l’eau ni comme le ciel pardessus la terre, mais elle était par-dessus moi comme l’auteur de mon être
et moi par-dessous elle, comme son ouvrage. Connaître la vérité, c’est la
connaître et la connaître, c’est connaître l’éternité. C’est la “ charité “ qui
la connaît. O éternelle vérité, ô véritable charité, ô chère éternité, tu es mon
Dieu ! Vers toi je soupire, le jour, la nuit ! Aussitôt que je t’ai connue, tu
m’as, toi, levé à toi, pour me faire voir qu’il y avait quelque chose à voir,
sans que je fusse encore en mesure de voir. Tu rabattis ma vue débile au
choc de ton rayonnement et je frémis d’amour et d’épouvante à me
découvrir loin de toi en un climat étranger. Il me semblait t’entendre me
dire du haut des cieux : “ je suis la nourriture des hommes faits ; grandis et
Saint Augustin, Confessions, Livre VII, 9(13) et 20(26), op. cit, p. 175 et 186.
Rom. I, 21,
213
Olivier du Roy, L’intelligence de la foi en la Trinité selon Saint Augustin. Genèse de sa théorie trinitaire
jusqu’en 391, Paris, Etudes Augustiniennes, 1966, p. 74.
211
212
60
tu me mangeras. D’ailleurs tu ne me changeras pas en toi, comme la
nourriture de ta chair, mais tu seras, toi, changé en moi. “
Je connus alors que tu as, pour son iniquité, corrigé l’homme et fait sécher
mon âme comme une toile d’araignée. “ Comment, ai-je dit, la vérité, parce
qu’elle est sans étendue, hors de tout espace, n’existerait pas ? “ Sur quoi
tu m’as crié de loin : “ tant s’en faut ! Je suis le : je suis. “ J’ai entendu
comme l’on entend avec le coeur. Plus de motif au moindre doute ! J’aurais
plus facilement douté de ma vie que de l’existence d’une vérité visible à
l’intelligence à travers les êtres créés. “ 214
§ 2. L’HUMILITÉ : FONDEMENT DE L’HUMANITÉ DU
CHRIST
L’humilité a donc permis à saint Augustin d’être enseigné par la
révélation de la lumière de Dieu, et ainsi de pénétrer dans l’intelligence du
mystère de Dieu et de son verbe, intelligence du mystère de Dieu qui le
mènera à l’intelligence de l’Incarnation et de sa signification. Selon Olivier
du Roy, l’antériorité de la connaissance du Dieu Trinité sur la connaissance
du Christ Incarné constitue une articulation fondamentale de la théologie
augustinienne. 215
En d’autres termes c’est l’humilité qui est le noyau central de
l’humanité du Christ, et saint Augustin l’exposera très clairement dans son
De Trinitate : “ le visage du Seigneur lui-même varie à l’infini, selon les
diverses représentations que chacun s’en fait : il était unique pourtant, quel
qu’il fût. Mais ce qui est salutaire dans la foi que nous avons au Seigneur
Jésus, ce ne sont pas ces représentations imaginatives, peut-être fort
éloignées de la réalité : c’est ce que nous pensons de l’homme, de ce qui en
lui, répond à notre idée d’homme. Nous avons en effet, fixée en nous comme
une règle, la notion de nature humaine, d’après laquelle nous savons
aussitôt qu’est homme, formellement homme, tout être en qui nous la voyons
se vérifier... C’est sur cette notion que se forme notre pensée, lorsque nous
croyons que Dieu, pour nous, s’est fait homme, en exemple d’humilité et
pour nous faire connaître son amour à notre égard. L’important pour nous,
en effet, est de croire, de maintenir fermement et inébranlablement en notre
coeur, que cette humilité, qui a amené Dieu à naître d’une femme et, au
milieu de si grands outrages, à se laisser conduire à la mort par des
hommes mortels, est le suprême remède pour guérir l’enflure de notre
orgueil et le sublime mystère pour dénouer le lien de péché. Il en est de
même pour la force de ses miracles et de sa résurrection : parce que nous
savons ce qu’est la toute-puissance, nous attribuons ces oeuvres au Dieu
tout-puissant ; d’après la connaissance, innée ou acquise par l’expérience,
que nous avons des espèces et des genres, nous jugeons des faits de cette
sorte afin que notre foi ne soit pas feinte. “ 216
La seule voie praticable pour l’homme est celle de l’humilité, en
contradiction absolue avec l’orgueil, qui représenterait doublement : le
Diable lui-même et l’aveuglement des hommes. Dans le sermon Dolbeau 26
Contre les Païens, qui constitue l’exposé le plus complet de la christologie
Saint Augustin, Confessions, Livre VII, 10(16), op. cit., p. 178.
Olivier du Roy, L’ intelligence de la foi en la Trinité selon Saint Augustin. op. cit. p. 97.
216
Saint Augustin « La Trinité » in Oeuvres de Saint Augustin, Volume 16, Texte de l’édition bénédictine, Livre
VIII, V, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1997, p. 43.
214
215
61
d’Augustin, 217 la dialectique Humilité-Orgueil structure le sermon de part
en part. Ainsi, Augustin s’adressant aux fidèles : “ Voilà pourquoi
l’orgueilleux séduit davantage les orgueilleux : parce que la mortalité
choque les orgueilleux plus que l’iniquité le fait. Aussi ont-ils en horreur la
mortalité dans l’Humanité du Christ plutôt que l’iniquité dans l’Orgueil du
Diable. “
Et plus loin, dans le même sermon, saint Augustin dira encore :
“ que nul ne désespère de lui-même pour être tout en bas : qu’il s’attache
seulement au Christ, et son espérance ne sera pas trompée...
Eux, en effet comme j’avais commencé à le dire, qui voient la patrie de loin
et depuis la montagne opposée de l’orgueil, ils rejettent l’humilité : c’est
pourquoi ils ne suivent pas la voie. Car la voie est notre humilité. C’est elle
que le Christ montra en lui-même. Si quelqu’un vient à s’écarter de cette
voie, il s’engagera sur une montagne tortueuse et inextricable, où le diable
s’interposera devant lui, où il s’interposera à la place du médiateur (nous
avons un unique médiateur, le Seigneur Jésus-Christ), de façon funeste et
trompeuse grâce à d’innombrables rites sacrilèges... En revanche, ceux qui
suivent déjà la voie, c’est-à-dire le vrai et véridique médiateur, celui qui
guide au lieu de barrer le chemin, celui qui purifie au lieu de souiller, ceuxlà marchent avec persévérance sur la voie qu’ils suivent. “ 218
L’importance cruciale conférée par Augustin à l’humilité,
constitue donc le premier moment de sa construction du sentiment
d’humanité. Le deuxième moment est constitué par le caractère fondateur
qu’il confère au mouvement de renonciation à la volonté de puissance. Le
troisième moment peut s’entendre du sens absolument négatif dont il revêt :
“ la passion de dominer “. Ces trois moments peuvent être considérés
comme une sorte de rythmique, de scansion, qui permet à la pensée de saint
Augustin de se déployer dans son temps et dans notre temps. Ce
déploiement s’accomplissant à partir du Christ, science et sagesse, principe
de cohérence de la doctrine augustinienne : 219 “ notre science c’est le
Christ : notre sagesse aussi, c’est le même Christ. Il implante en nous la foi
au sujet des réalités temporelles ; il nous révèle la vérité au sujet des
réalités éternelles. C’est par lui que nous allons à lui ; nous tendons par la
science à la sagesse ; mais nous ne nous écartons pas de l’unique et même
Christ, en qui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science. “
220
M-A. Vannier « L’apport des nouveaux sermons à la christologie » in G. Madec (dir) Augustin prédicateur
(395-411), op. cit. p. 269.
218
Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et
Incarnation, op. cit. p. 103 et 131.
219
G. Madec, Christus, scientia et sapientia nostra. Le principe de cohérence de la doctrine augustinienne.
Paris, Recherches Augustiniennes, 1975, Volume X, p. 77.
220
Saint Augustin, La Trinité, op. cit. Livre XIII, XIX, 24, p. 337.
217
62
SECTION 2. L’IMPÉRATIF ABSOLU DE LA RENONCIATION
À LA VOLONTÉ DE PUISSANCE
§ 1. L’IMPÉRATIF DE LA PUISSANCE DIVINE
La renonciation absolue à la volonté de puissance est en effet le
moment fondateur qui permet seul d’envisager : “ ... que toute souveraineté,
toute puissance humaine étant anéanties, Dieu soit en tous. “ 221
La distinction fondamentale de saint Augustin entre la présomption et la
confession, c’est-à-dire entre l’orgueil et l’humilité signifie que toute
tentative pour s’élever jusqu’à Dieu ne peut qu’échouer dans une
orgueilleuse impiété qui éloigne de Dieu. L’unique possibilité de rencontrer
Dieu est celle de l’accueil par la foi en un Dieu qui rejoint l’homme en
s’abaissant jusqu’à lui.
Deux textes scripturaires jouent dans la pensée de saint Augustin
un rôle crucial, et un lecteur de ce dernier a pu remarquer, combien ces deux
textes étaient associés dans l’énonciation de sa parole par le grand Docteur
Africain. 222 C’est d’abord un passage de la première Lettre à Thimothée :
“ oui seul Dieu est un, et un seul aussi le médiateur entre Dieu et les hommes :
un homme, le Messie Jésus, qui se donne en rançon pour tous. “ 223
C’est ensuite un passage de la Lettre aux Philippiens, qui est cité par saint
Augustin au paragraphe quarante du sermon Dolbeau 26 : Sermon Contre
les Païens : “ c’est pourquoi le vrai et véridique médiateur a partagé avec
toi ce que Dieu t’a fait en te punissant, mais sans partager avec toi ce que
tu as fait en péchant. Il a partagé avec toi la mortalité, mais sans partager
avec toi l’iniquité. Il est en effet devenu mortel dans la chair, sans devenir
cependant, à cause du péché, le débiteur de la mort. “ Mais il s’est vidé luimême, prenant la condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes,
et reconnu à son aspect comme un homme.” 224 C’est dit ainsi pour que
nous ne croyions pas qu’il a été transformé ; c’est au contraire parce qu’il a
voulu apparaître humblement et dans la condition d’esclave, restant en
secret Seigneur et Dieu auprès de Dieu, Fils égal au Père, par qui tout a été
fait. “ 225
Le texte scripturaire de la Lettre aux Philippiens (2,6-11,) qui
expose que le Christ s’est humilié lui-même, devenant soumis jusqu’à la
mort, et même à la mort de la croix, prenant la condition d’esclave, et qui
expose également que c’est par cette humiliation consentie jusqu’à la mort
que Dieu a surexalté Jésus et lui a donné le nom au-dessus de tout nom,
pour que au nom de Jésus, tout genou plie dans le ciel et sur la terre. Ce
texte donc, a un rôle fondateur pour la pensée de saint Augustin, puisqu’il
permet de comprendre que l’humanité du Fils de Dieu est la condition de sa
participation à nos souffrances, et que sa divinité, est le signe de la totale
gratuité de cette participation. Car en effet, c’est la justice de Jésus-Christ
qui a vaincu le démon, et le démon a été vaincu parce qu’il a tué le Christ ;
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 127.
A. Verwilghen, Christologie et spiritualité chez Saint Augustin. L’Hymne aux Philippiens, Paris,
Beauchesne, 1985, p. 271-284.
223
Première Epître à Timothée (2,5).
224
L’Epître aux Philippiens 2, 6-7.
225
Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et
Incarnation, op. cit, p. 102.
221
222
63
qui a su assumer l’humiliation suprême de sa mise à mort en prenant la
condition humaine d’esclave : “ le démon aurait-il été vaincu avec cette
rigoureuse équité, si le Christ avait voulu traiter avec lui sur le plan de la
puissance et non sur celui de la justice... Car c’est en vertu de la faiblesse
qu’il a prise avec notre chair mortelle, non en vertu de sa puissance
immortelle, que le Christ a été crucifié ... En mourant, lui qui est si
puissant, il nous a, à nous mortels impuissants, enseigné le prix de la justice
et promis la puissance : enseigné l’une par sa mort, promis l’autre par sa
résurrection... Car c’est le fait d’une plus grande puissance encore de
vaincre la mort en ressuscitant que de l’éviter en vivant ... Il n’est donc pas
difficile de voir que le démon est vaincu, une fois ressuscité celui qu’il a mis
à mort. C’est une chose plus grande, un mystère plus profond à saisir, de
voir que le démon fut vaincu, alors qu’il croyait être vainqueur, c’est-à-dire
au moment où le Christ fut mis à mort. Car c’est alors que ce sang, parce
que c’était le sang de celui qui n’avait absolument aucun péché, a été
répandu pour la rémission de nos péchés : de la sorte, ceux que le démon,
en toute justice, tenait enchaînés dans une condition de mort, parce qu’ils
étaient coupables de péchés, il devait les libérer en toute justice par le
mérite de celui auquel, bien qu’innocent de tout péché, il avait injustement
fait subir la peine de mort. C’est par cette justice que le fort a été vaincu,
par ce lien qu’il a été enchaîné ... “ 226
Pour saint Augustin donc, la véritable justice, c’est le
renoncement à la volonté de puissance accompli par le Christ médiateur.
“ L’abaissement dans la justice, autrement dit dans le renoncement à la
volonté de puissance pour se conformer à la volonté de Dieu, conditionne
l’état d’exaltation par la puissance divine “ 227 écrit l’auteur d’un article de
théologie. Pour saint Augustin, la véritable puissance c’est la “ puissance
dans la divinité “ c’est la “ puissance immortelle du Christ dans son
humanité et dans sa divinité “, c’est la “ lumière ineffable de la sagesse “.
“ Qu’y a-t-il de plus juste, écrit saint Augustin, que de souffrir pour la
justice jusqu’à la mort de la croix? et qu’y a-t-il de plus puissant que de
ressusciter des morts et de monter au ciel avec la chair même dans laquelle
il a été immolé? Il a donc vaincu le démon d’abord par la justice, ensuite
par la puissance : par la justice, puisqu’il était sans péché et que le démon
a commis une souveraine injustice en le faisant mourir ; par la puissance,
puisque mort, il est revenu à la vie pour ne plus jamais mourir. “ 228
§ 2. L’IMPÉRATIF DE L’ÉTERNITÉ
La renonciation à la volonté de puissance permet d’accéder à
l’éternité qui est un des modes trinitaires de l’expression divine, à côté de la
vérité et de la charité. C’est la raison pour laquelle « toute la cité du
Rédempteur, la société des saints, est comme un sacrifice universel offert à
Dieu par le pontife souverain qui dans sa passion s’est offert aussi luimême pour nous, pour nous rendre les membres du chef auguste descendu
sous la forme d’esclave : forme qu’il offre à Dieu, dans laquelle il est
Saint Augustin, La Trinité, op. cit, Livre XIII, XIV. 18, et XV. 19, p. 315-317-319.
G. Rémy « La théologie de la médiation selon saint Augustin. Son Actualité » in Revue Thomiste, (revue
doctrinale de philosophie et de théologie), Paris, 1991, n°4, p. 580-623, (594)
228
Saint Augustin, La Trinité, op. cit,, Livre XIII, XIV, 18, p. 317.
226
227
64
offert ; car selon cette forme, il est médiateur, prêtre et sacrifice. » 229
Le péché est la cause première de l’esclavage, car c’est avec
justice que la condition de l’esclavage a été imposée au pécheur, mais, et
ceci est capital, dans cet ordre de paix qui tient l’homme sous la dépendance
de l’homme, comme l’humilité est utile à l’esclave, l’orgueil est funeste au
maître. Car la plus cruelle domination qui ravage le coeur des mortels, n’estce pas entre autres la passion de dominer ? Et donc l’apôtre invite les
esclaves à demeurer soumis, parce que s’ils ne sont pas affranchis par leurs
maîtres, eux-mêmes peuvent s’affranchir de leur propre servitude, par la
voie de l’humilité qui mène au Christ.
Parce que le Christ, en assumant son humiliation et sa mise à
mort, a rendu absolument positive la forme esclave, qui ouvre à l’esclave les
portes de la puissance divine, c’est-à-dire l’anéantissement de toute
souveraineté, de toute puissance humaine, et donc l’anéantissement de la
puissance du maître, qui lui, au contraire, par son orgueil qui lui sera
funeste, comme par sa passion de dominer qui le rend aveugle, sera
inéluctablement vaincu par ces esclaves qui se sont affranchis eux-mêmes,
comme Jésus a vaincu le démon à l’instant même où ce dernier se croyait
victorieux dans l’illusion de son orgueil qui lui a été absolument funeste.
Et donc l’esclave peut, avec juste raison, croire à son
affranchissement par sa soumission et son humilité tandis que le maître,
comme le diable, comme le roi-tyran, sera inéluctablement vaincu et
enchaîné dans la servitude, par les chaînes de l’orgueil et de sa passion de
dominer. 230
C’est la raison pour laquelle “ deux amours ont donc bâti deux
cités, l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la terre ; l’amour
de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité de Dieu. L’une se glorifie en soi, et
l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire aux hommes, l’autre met
sa gloire la plus chère en Dieu témoin de sa conscience. L’un, dans
l’orgueil de sa gloire, marche la tête haute ; l’autre dit à son Dieu :
“ tu es ma gloire et c’est toi qui élèves ma tête. “ Celle-là, dans ses chefs,
dans ses victoires sur les autres nations qu’elle dompte, se laisse dominer
par sa passion de dominer. Celle-ci nous représente ses citoyens unis dans
la charité, serviteurs mutuels les uns des autres, gouvernants tutélaires,
sujets obéissants. Celle-là dans ses princes, aime sa propre force. Celle-ci
dit à son Dieu : “ seigneur, mon unique force, je t’aimerai. “ 231
229
230
231
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit,, Livre X, VI, Volume 1, p. 412.
Ibidem, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 125-126-127.
Ibidem, Livre XIV, XXVIII, Volume 2, p. 191.
65
SECTION 3. LA PASSION DE DOMINER SIGNIFIE L’ORGUEIL
FUNESTE DU MAÎTRE
§ 1. LA PASSION DE DOMINER SE MOQUE DU NOM DE LA
VÉRITÉ
L’amour de Dieu pour les hommes, l’amour des hommes pour
Dieu, c’est donc triplement pour saint Augustin : la victoire de l’humilité, la
renonciation à la volonté de puissance, la défaite de la passion de dominer.
Car en effet questionne Augustin dans son De Civitate Dei : “ ... la plus
cruelle domination qui ravage le coeur des mortels, n’est-ce pas entre
autres la passion de dominer ? “ 232 et si cette domination peut s’accomplir
c’est parce qu’elle incarne : “ ... l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu... “
qui est une des formes d’expression de la cité de la terre, laquelle, “ ... dans
ses chefs, dans ses victoires sur les autres nations qu’elle dompte, se laisse
dominer par sa passion de dominer,... marchant la tête haute dans l’orgueil
de sa gloire. “ 233 Or, le trait distinctif de l’orgueilleux, c’est “ qu’il ose se
prétendre plus fort et plus puissant que le Christ (...) qui a assumé l’humanité
pour guérir les hommes de l’enflure de l’orgueil (...) “ 234, car en effet : “ ...
dans cet ordre de paix qui tient l’homme sous la dépendance de l’homme,
comme l’humilité est utile à l’esclave, l’orgueil est funeste au maître. “ 235 La
passion de dominer et l’orgueil d’être le maître sont dans la pensée de saint
Augustin des termes équivalents pour désigner non pas seulement les simples
païens, mais plus encore : “ ... ceux qui se considèrent comme de très savants
interprètes des effigies, qui sont pleins d’enflure et enflent encore, et qui vides
du vrai, se moquent du nom de la vérité. “ 236 Et ne pas se moquer du nom de
la vérité c’est comprendre que : “ ... dans la maison du juste vivant de la foi et
voyageant encore loin de la céleste cité, ceux mêmes qui commandent (le mari
sur la femme, les parents sur les enfants, les maîtres sur les serviteurs) sont les
serviteurs de ceux à qui ils paraissent commander. Car ce n’est pas par la
passion de dominer qu’ils commandent, mais par la loi du dévouement, non
par l’orgueil d’être le maître, mais par le devoir de la providence. “ 237
Si donc l’orgueil du maître lui sera en quelque sorte irréductiblement
funeste, c’est parce que l’obéissance du Christ jusqu’à la mort (Philippiens 2, 8)
est à l’origine de notre immortalité. Chez un serviteur de Dieu, il n’est pas de
vertu sans l’obéissance qui est fille de la charité, énonce Augustin dans un de
ses sermons : De Oboedientia, 238 et c’est précisément parce que cette
obéissance est bien plus fondamentale et effective que l’orgueil du maître que :
“ ... l’apôtre invite les esclaves à demeurer soumis, à servir de coeur et de
bonne volonté, afin que, s’ils ne peuvent être affranchis par leurs maîtres, euxmêmes affranchissent, pour ainsi dire, leur propre servitude, témoignant dans
leur service non l’hypocrisie de la crainte, mais la fidélité de l’affection
jusqu’à ce que l’iniquité passe et que toute souveraineté, toute puissance
Ibidem, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 126.
Ibidem, Livre XIV, XXVIII, Volume 2, p. 191.
234
Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et
Incarnation, op. cit, p. 103-104.
235
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit,, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 126.
236
Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et
Incarnation, op. cit, p. 80.
237
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit,, Livre XIX, XIV, Volume 3, p. 125.
238
Augustin d’Hippone, De Oboedientia, vingt-six sermons au peuple d’Afrique, retrouvés à Mayence, édités
et commentés par François Dolbeau, Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1996, p. 317.
232
233
66
humaine étant anéanties, Dieu soit en tous. “
239
Il y a donc dans le mouvement de la pensée de saint Augustin une
philosophie de la politique qui s’organise à partir de la tension dialectique et
contradictoire entre l’orgueil et l’humilité, entre le maître et l’esclave, entre le
diable et le Christ Dieu et homme. Et cette tension dialectique et contradictoire
s’organise elle-même à partir des trois désignations trinitaires : Aeternitas,
Veritas, Caritas. “ Connaître la vérité, c’est la connaître et la connaître, c’est
connaître l’éternité. C’est la “ charité “ qui la connaît;
O éternelle vérité, ô véritable charité, ô chère éternité, tu es mon Dieu ! Vers
toi je soupire, le jour, la nuit ! Aussitôt que je t’ai connue, tu m’as, toi, levé à
toi, pour me faire voir qu’il y avait quelque chose à voir, sans que je fusse
encore en mesure de voir. “ 240
Cette philosophie de la politique repose sur l’idée fondamentale
selon laquelle : “ ...tant est grande la puissance dans la divinité...“ la :
“ ... puissance immortelle du Christ, “ qu’est inconsistante et sans efficience
décisive, la puissance vaine des hommes, “ ... mortels impuissants. “ 241
Et cette : puissance dans la divinité, repose d’une part sur la : “ ... souveraine
égalité du Père, du Fils, du Saint-Esprit, “ d’autre part sur l’idée selon
laquelle : “ Dieu est la tête du Christ, “ car, “ l’éternité est dans le Père “, ce
qui signifie que : “ ... le Père n’a pas de père dont il procède, le Fils au
contraire, tient du Père et son existence et sa coéternité avec lui. “ et enfin sur
l’idée cruciale de la Trinité énoncée par Augustin : “ C’est dans la Trinité, en
effet, qu’est la source suprême de toutes choses, la perfection de leur beauté, le
comble de leur joie. “ 242
L’on comprend alors clairement pourquoi toute volonté de
puissance, tout désir de dominer, tout orgueil d’être le maître, ne peut que
buter contre la puissance infinie du principe divin, cette puissance ayant
comme vertu fondamentale de retourner contre le puissant, le maître, le
tyran, son orgueil qui soutient sa passion de dominer, qui lui sera funeste, à
cause même du caractère infini de la puissance divine. La volonté de
puissance de l’homme, ne peut alors prendre qu’une seule et unique voie,
celle de l’humilité, celle de la renonciation à la volonté de puissance, car
c’est la seule voie qui permette à l’homme de découvrir que : “ Dieu veut
non seulement nous donner la vie, mais encore faire de nous des dieux,
c’est-à-dire ses fils. Il ne s’est pas contenté de le promettre, il a assumé luimême notre condition mortelle. Le créateur de l’humanité s’est fait homme
pour que l’homme puisse participer à sa divinité. “ 243 Seul le Christ,
humble médiateur, sera en mesure de conduire les humbles “ ... à la hauteur
de Dieu. “ 244
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit,, Livre XIX, XV, Volume 3, p. 127.
Saint Augustin, Confessions, Livre VII, 10(16), op. cit, p. 178.
241
Saint Augustin, La Trinité, op. cit, Livre XIII, XIV, 18, p. 317.
242
Saint Augustin, La Trinité, op. cit, volume 15, Livre VI, X, 11 et 12, p. 497-499.
243
Augustin d’Hippone, De Psalmo LXXXI, vingt-six sermons au peuple d’Afrique, op. cit, p. 450.
244
Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon Dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et
Incarnation, op. cit, p. 100.
239
240
67
§ 2. SEUL LE CHRIST EST RECONNU ROI
Pour saint Augustin, seul le Christ est reconnu Roi 245, et il
emploie toujours le mot : imperator ou princeps pour désigner les
empereurs chrétiens. Il est très significatif de remarquer l’absence chez lui
de la formule : rex catholicus, qui représente pour lui une : “ impossibilité
conceptuelle “ 246, parce qu’il partageait le sentiment latin de méfiance
envers le mot : rex, terme négatif qui renvoie à un pouvoir tyrannique :
“ parce que le terme de roi devrait être réservé au Christ, et parce que la
tradition latine rejetait le rex tout en acceptant le princeps ou l’imperator,
Augustin fut à la fois romain et chrétien en écrivant imperator christianus,
et en refusant rex catholicus....
Sans le christianisme qui impose l’humilitas à l’imperator, ce dernier serait
rex et dominator. L’empereur païen est un tyran orgueilleux, car il se prend
pour un Dieu ; l’empereur chrétien est humble, car au service de Dieu....
Les rois du monde réellement chrétiens deviennent dignes du titre
d’empereurs par leur humilité, alors que les empereurs païens, orgueilleux,
donc véritables tyrans, ne sont en fait que des rois, au sens républicain du
terme, “ écrit Hervé Inglebert. 247
Dans un sermon, daté de quelques semaines ou de quelques mois
au plus après le premier janvier 404, date de l’entrée triomphale d’Honorius
à Rome, qui eut un retentissement extraordinaire, car elle marquait le début
du sixième consulat d’Honorius, et fêtait les victoires de Stilicon sur les
Goths, Augustin dit ceci, se souvenant que, lors de cette entrée triomphale,
l’empereur, négligeant de visiter le Mausolée d’Hadrien, aurait déposé son
diadème, devant la tombe de saint Pierre : “ les rois viennent, comme je l’ai
déjà dit, à Rome. Là sont les temples des empereurs qui dans leur orgueil
ont exigé des hommes des honneurs divins et qui, parce qu’ils le pouvaient,
car c’étaient des rois et des tyrans, ont extorqué plus que ce qu’ils
méritaient. Qu’est-ce que le pécheur pouvait bien extorquer de tel ? Là est
la tombe du pécheur, là est le temple des empereurs. Pierre est là dans la
tombe, Hadrien est là dans le temple. Le temple d’Hadrien, le tombeau de
Pierre. Vient l’empereur. Voyons où il ira, où il veut se mettre à genoux : au
temple des empereurs ou au tombeau du pécheur. “ 248
Se prendre pour un Dieu est donc pour un roi ou un empereur, le
signe d’une tyrannie orgueilleuse qui ignore non seulement l’humilité, mais
qui ignore combien la puissance divine sera inéluctablement funeste à
l’illusion de cet orgueil. Mais de même, c’est faire preuve d’un “ orgueil
monstrueux “, 249 pour un évêque, que de se poser comme un médiateur entre
Dieu et les hommes. Car de même que Dieu est unique, de même est unique
aussi, le médiateur entre Dieu et les hommes : le Christ Jésus, homme luimême.
Saint Augustin, La Cité de Dieu, op. cit, Livre XVII, XVI, Volume 2, p. 354-355.
H. Inglebert « Universalité chrétienne et monarchie impériale dans les nouveaux sermons d’Augustin
découverts à Mayence » in G. Madec (dir), Augustin Prédicateur (395-411), Actes du colloque international de
Chantilly (5-7 septembre 1996), Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1998, p. 460.
247
Ibidem, p. 460.
248
Augustin d’Hippone « Sermo sancti Augustini cum pagani ingrederentur » in Augustin d’Hippone, vingtsix sermons au peuple d’Afrique, op. cit, p. 266 et 245.
249
Saint Augustin « Contre les Païens, (sermon dolbeau 26) » in E. Gilson, Saint Augustin Philosophie et
Incarnation, op. cit. p., 120.
245
246
68
Et comment l’humanité du Christ s’accomplit-elle en sa divinité.
Par ce mouvement fondamental de la kénose : “ mais il s’est vidé lui-même
pour prendre forme d’esclave, devenant semblable aux hommes et reconnu
à son aspect comme un homme. “ (Philippiens 2, 7) Se vidant signifiant
s’annihiler, devenir invisible, disparaître, l’ultime conséquence de ce
mouvement de kénose de Jésus, se réalisant non seulement par l’incarnation
d’un homme égal à lui-même, mais par sa mort sur la croix, atroce supplice
de l’esclave, qui concrétise absolument, le caractère absolument souverain,
de la renonciation à la volonté de puissance.
Les hommes donc, s’ils s’imitent eux-mêmes, ne peuvent que
chuter dans la passion de dominer, qui leur sera inéluctablement funeste. Ils
n’ont pas d’autre choix que d’imiter le Christ pour conquérir leur liberté. Et
c’est seulement par cette imitation du Christ, que l’iniquité passera, et que
Dieu sera en tous, toute souveraineté, toute puissance humaine étant
anéantie.
Ce qui donne au sentiment d’humanité construit par saint
Augustin, son caractère en quelque sorte révolutionnaire, c’est qu’il se situe
paradoxalement au-delà du christianisme. En effet en instituant entre les
deux axes évoqués, une tension irréductible, saint Augustin marque
scripturalement la souffrance comme frontière entre le dominant et le
dominé. En d’autres termes, personne ne peut se trouver en même temps,
dans les deux mouvements radicalement séparés, qui disjoignent sans espoir
de rencontre, l’axe : Humilité-Christ, forme esclave-vrai-médiateur,
Eternité-Dieu, et l’axe : Diable-Orgueil-faux-médiateur, maître-esclave de
sa propre servitude, Roi-Tyran.
L’Eternité, la Vérité, la Charité, se situent en regard du premier
axe. La passion de dominer, l’orgueil, l’injustice, se situent en regard du
deuxième axe. Cette construction de saint Augustin pourrait se résumer
d’une phrase : jamais le diable, le maître orgueilleux, le roi tyran avide
d’honneurs divins, ne pourront tromper les hommes au point de se faire
passer pour l’incarnation de la vérité, de l’amour, de la justice. Et donc
toujours, les hommes seront victorieux du diable, du maître orgueilleux, du
roi tyran, parce que Dieu existe. L’existence de Dieu, est démontrée, par le
fait même que le dominé vaincra le dominant.
69
TITRE 2
LES
ORIGINES JURIDIQUES DU CONCEPT
Ce serait très précisément au Ve siècle avant notre ère à Athènes,
dans le moment de la Naissance du Politique, telle que l'analyse Christian
Meier, que pourrait être posée la racine des origines juridiques du concept
de crime contre l'humanité. Selon le philosophe du droit Michel Villey,
d'une part la science du droit est l'invention de la Rome classique, d'autre
part l'élucidation du concept général du droit ressort de la philosophie, et
singulièrement d'Aristote, dont l'œuvre paraît avoir exercé une influence
déterminante sur la construction de la science juridique romaine. Ce serait
sur le concept grec de politeia que reposerait la possibilité de concevoir
ultérieurement la formulation d'une notion juridique de crime contre
l'humanité. Ce concept extraordinairement important de constitution,
(politeia) désigne dans le même temps la communauté des citoyens et
l' être-citoyen, donc la vie publique, mais ce concept indique également une
idée d'ordre juste. La politeia s'oppose à la despoteia qui indique une
domination obtenue par soif de pouvoir et d'honneur. Le pouvoir politique
conforme à la polis, se révèle dans le concept constitutionnel de politeia, qui
constitue le couronnement de la politisation; En lui se réalise l'identité entre
la polis et la communauté des citoyens. L'idée de communauté devient alors
clairement l'idée de communauté politique, et cette communauté politique
l'on peut alors en disposer institutionnellement. Le concept de politeia, qui
porte en lui en même temps les trois significations de : constitution,
communauté des citoyens et ordre juste, constitue la matrice de la
reconnaissance, de la validation, du principe d'humanité, d'où sera engendré
d'une part la reconnaissance d'une obligation de guerre juste, d'autre part la
nécessité d'une élaboration d'un Droit de la guerre et de la paix.
CHAPITRE 1
LA RECONNAISSANCE DU PRINCIPE D’HUMANITÉ
La reconnaissance du principe d'humanité a trouvé une validité
juridique en suivant trois chemins de pensée qui peuvent être succintement
présentés de la manière suivante. Le principe d'humanité est devenu un
principe de Droit International Public en se séparant du plan de
l'individualité pour atteindre la dimension des relations entre les puissances
étatiques. Mais avant de se séparer de l'individualité, la reconnaissance du
principe d'humanité s'est organisée selon deux logiques fondamentales. La
logique de la Cité de Dieu, développée par Augustin. Selon cette logique il y
a pour les croyants une forme de communauté garantie par Dieu,
irréductible à toutes les communautés terrestres et qui a survécu à tous les
naufrages d'ici-bas. La logique d'Eusèbe, évêque de Césarée, (260-337) dont
la théologie politique repose sur la communauté d'un ordre unifié où le
temporel et le spirituel se mêlent et s'acceptent. La cohérence de cette
perspective repose sur l'idée ancienne de la coïncidence providentielle de
l'Empire et de la prédication évangélique : selon cette idée de même que
l'Empire est historiquement lié à la Providence, de même la monarchie est
pour ainsi dire cosmologiquement liée à Dieu. Les prémices de la
70
reconnaissance du principe d'humanité comme loi de l'humanité devant
garantir une relation inter-étatique viable, se sont donc inscrites triplement,
dans le concept grec de politeia, (en l'an 430 avant Jésus-Christ) dans la
logique augustinienne de La Cité de Dieu, (en 411-412 Augustin débute la
rédaction de ce texte) dans la théologie politique de l'empire chrétien telle
qu'elle fut développée par Eusèbe de Césaré, le 25 juillet 336 à
Constantinople, dans le discours (Le Triakontaétérikos) qu'il prononça pour
la célébration des trente ans de règne de l'Empereur Constantin.
SECTION 1. LE PRINCIPE D’HUMANITÉ COMME PRINCIPE DE
DROIT INTERNATIONAL PUBLIC
§ 1. LA COHÉRENCE JURIDIQUE
Saint Augustin a créé par sa doctrine et par son effort de pensée
une tension extraordinaire entre deux termes : l’Humilitas et la Superbia. Le
premier de ces termes indique la renonciation à la volonté de puissance, le
deuxième de ces termes indique la passion de dominer. La renonciation à la
volonté de puissance porte en elle la possibilité de reconnaître et d’accepter,
qu’un autre homme, celui qui me fait face et me contredit, ne soit pas
soumis à ma passion. La passion de dominer, implique de ma part envers
celui qui me contredit la nécessité de le soumettre, puis de l’anéantir, par
tout moyen imaginable, y compris par le meurtre.
C’est en cela qu’il a été affirmé 250 que l’oeuvre de saint Augustin
sera décisive pour la constitution ultérieure de la doctrine de la guerre juste,
doctrine qui naîtra pour l’essentiel aux douzième et treizième siècles. Mais
c’est en cela également, que cette oeuvre nous apparaît comme un passage
obligatoire pour comprendre la dimension historique du principe
d’humanité.
Le principe d’humanité a été reconnu comme un principe de
Droit International Public à part entière, en 1899 lors de la première
conférence de la paix de La Haye. Ce principe comporte trois significations
distinctes, qui, toutes les trois rassemblées, dans ce même principe, assurent
à ce dernier, sa cohérence juridique du point de vue doctrinal, dans le cadre
du Droit International Public qui se constitue véritablement comme
discipline juridique autonome au dix-huitième siècle. Ce principe
d’humanité a été énoncé dans la Convention concernant les lois et coutumes
de la guerre sur terre, signée à La Haye par vingt-huit pays.
A- Le principe d’humanité, au-delà de la pitié
La première signification de ce principe est énoncée comme suit
dans le préambule de la Convention : “ les Hautes parties contractantes,
animées du désir de servir encore, dans cette hypothèse extrême (l’appel
aux armes) les intérêts de l’humanité et les exigences toujours progressistes
de la civilisation, ont dans cet esprit adopté un grand nombre de
dispositions qui ont pour objet de définir et de régler les usages de la
guerre sur terre. “ 251
250
251
P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 13.
J-B. Scott, Les Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et 1907, op. cit, p. 15 de l’Appendice.
71
La deuxième signification de ce principe est énoncée dans une
disposition du préambule de cette Convention, la clause Martens, du nom de
son inspirateur, Féodor Martens, jurisconsulte estonien au service du Tsar et
du gouvernement russe : 252 “ les Hautes parties contractantes jugent
opportun de constater que dans les cas non compris dans les dispositions
réglementaires adoptées par Elles, les populations et les belligérants restent
sous la sauvegarde et sous l’empire des principes du droit des gens, tels
qu’ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de
l’humanité, et des exigences de la conscience publique. “
La troisième signification de ce principe est énoncée par l’article
22 de cette Convention : “ les Belligérants n’ont pas un droit illimité quant
au choix des moyens de nuire à l’ennemi. “
De ce principe d’humanité découle en particulier trois règles
clairement énoncées dans la Convention, par le moyen des mots : Honneur
et Humanité :
1) Art 4 : Les prisonniers de guerre doivent être traités avec humanité.
2) Art 35 : Les capitulations arrêtées entre les parties contractantes doivent
tenir compte des règles de l’honneur militaire.
3) Art 46 : L’honneur, les droits de la famille, la vie, des individus d’un
territoire occupé, placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie, doivent
êtres respectés. Ces références à l’honneur comme Valeur de Droit
International ne seraient pas concevables sans l’éthique chevaleresque. Ces
références justifient la remarque de Peter Haggenmacher, selon laquelle une
étude approfondie, mais combien difficile pour une époque qui ne le ressent
plus de la même façon, resterait à faire sur le rôle éminent du sentiment de
l’honneur, dans les relations politiques et surtout belliqueuses au Moyen
Âge et jusque dans les temps modernes. Comme une conséquence de cette
remarque, la séance publique annuelle des cinq Académies, regroupées au
sein de l’Institut de France, fut consacrée le mardi 22 octobre 2002 à
“ l’honneur “. 253
La première signification du principe d’humanité réside
principalement dans les : “ intérêts de l’humanité “, la deuxième
signification réside dans les : “ lois de l’humanité, “ la troisième
signification réside dans l’interdiction d’un : “ droit illimité de nuire à
l’ennemi. “ Or à y regarder de plus près, nous comprenons que le principe
d’humanité, réunit en ses trois significations, les trois acteurs de toute
guerre. Le premier acteur c’est l’Humanité, au sens d’unité du genre
humain, tel qu’il apparaît dans l’expression : intérêts de l’humanité, le
deuxième acteur c’est l’ennemi, envers lequel je me dois de respecter les
lois de l’humanité, le troisième acteur c’est moi-même, ennemi de l’ennemi,
envers qui je me dois d’interdire la croyance en un droit illimité de nuire à
l’ennemi.
V. Poustoganov « Un humaniste des temps modernes : Féodor Féodorovitch Martens (1845-1909) » in Revue
Internationale de la Croix-Rouge, 1996, pp. 322-338. Féodor Martens ne doit pas être confondu avec le prussien
Georges Frédéric de Martens (1756-1822) le père des 134 volumes du Recueil des traités (1791-1944).
253
P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 78. et voir Le Monde du mercredi 23
octobre 2002, p. 1-18-19, extraits des communications présentées sur le thème de l’honneur par un délégué de
chacune des cinq académies.
252
72
La doctrine juridique contemporaine explique que le
comportement qui ordonne le principe d’humanité, n’a pas essentiellement
pour support un “ sentiment humanitaire, “ un sentiment de pitié, mais que
ce comportement est induit par une obligation objective, qui est fondée sur
la constatation et la conscience de l’unité du genre humain, unité qui
transcende l’appartenance des hommes à des nations, des races, des
idéologies ennemies. Dans l’intérêt de l’Humanité, les lois de l’Humanité
enjoignent d’accomplir certains actes et de s’abstenir de commettre d’autres
actes. Ces prescriptions et ces interdictions ne sont pas commandées par un
sentiment qui serait inspiré par les personnes ennemies, mais elles sont
commandées et imposées en considération de la dignité humaine, qui érige
le principe d’humanité en norme juridique internationale.
Celui qui viole cette norme s’avilit lui-même, il avilit l’armée
dont il fait partie, il avilit l’Etat dont il est le ressortissant, enfin il dégrade
l’Humanité entière : “ c’est là une proposition qui ne comporte ni ne
supporte aucune emphase. La fonction véritable du principe d’humanité est
la protection contre la barbarie, contre la bestialité, contre l’avilissement
de l’homme. Par là, le principe d’humanité s’apparente intimement au
principe de civilisation, parenté qui se manifeste dans le verbe humaniser,
synonyme de civiliser. “ 254
B- Le principe d’humanité, au-delà de la philosophie
Ce qui est néanmoins remarquable dans cette doctrine juridique
contemporaine, c’est son affirmation selon laquelle l’objectivité de la norme
juridique internationale que constitue le principe d’humanité, signifie que ce
dernier est au-delà de toute référence philosophique. Henri Meyrowitz écrit
que : “ pour remplir sa fonction d’ordre et de civilisation, pour servir
l’humanité, le droit de la guerre, celui de Genève et celui de La Haye, doit
être regardé comme libre de toute référence philosophique, quelle qu’elle
soit. Car il est destiné à régler la conduite objective d’Etats et d’hommes
dont la conception du bonheur, de la vie et de la mort, peut être
foncièrement différente. “ 255
Cette nécessité doctrinale de séparer le principe d’humanité de la
philosophie, trouve son impulsion première dans le modèle du Droit
International Classique, construit principalement au XVIIIème siècle par
l’Allemand Christian Wolff et par le suisse Emer de Vattel. Ce dernier
définit le droit des gens comme : “ la Science du Droit qui a lieu entre les
Nations, ou Etats, et des Obligations qui répondent à ce Droit. “ Le Droit
des gens est donc conçu par De Vattel comme un système de normes,
autonome en regard du droit naturel et de la philosophie, se suffisant à luimême, sous la dépendance des Etats souverains, qui sont les sujets exclusifs
de ce système de normes. Emer de Vattel écrit : “ toute nation qui se
gouverne elle-même, sous quelque forme que ce soit, sans dépendance
d’aucun étranger, est un Etat souverain. Ses droits sont naturellement les
mêmes que ceux de tout autre Etat. Telles sont les Personnes morales, qui
vivent ensemble dans une société naturelle, soumise aux lois du Droit des
gens. Pour qu’une Nation, ait droit de figurer immédiatement dans cette
H. Meyrowitz, Le Principe de l’égalité des Belligérants devant le Droit de la Guerre, Paris, Éditions A.
Pédone, 1970, p. 135 (note 143) du texte de Meyrowitz.
255
Ibidem, p. 135.
254
73
grande société, il suffit qu’elle soit véritablement souveraine et
indépendante, c’est-à-dire qu’elle se gouverne elle-même, par sa propre
autorité et par ses lois. “ 256
Mais si l’on veut approfondir l’analyse et trouver la véritable
cause de cette nécessité doctrinale de séparer, de retrancher, le principe
d’humanité de la philosophie, il faut comprendre que l’Etat souverain
comme sujet de Droit International est son propre maître, et qu’il n’est
soumis à aucune puissance qui lui soit supérieure. Car le fait, pour l’Etat
souverain, d’être son propre maître, implique de poser les normes juridiques
qui constituent le Droit des gens comme étant la philosophie même.
Johann Jacob Moser écrit en 1752 : “ naturellement libres et
égaux, ces Etats vengent eux-mêmes les torts qu’ils essuient, surtout
lorsqu’ils ne peuvent obtenir satisfaction autrement, et, lorsqu’ils entendent
passer outre au Droit naturel, ils sont libres de léser d’autres Etats sans
encourir en pratique aucune responsabilité ni punition. “ 257
§ 2. LE PRINCIPE D’HUMANITÉ : SYNTHÈSE DE
LA PUISSANCE DIVINE ET DE LA PUISSANCE
IMPÉRIALE
Il est donc maintenant impératif d’écrire, fragmentairement,
comment l’on est passé d’un système de pensée qui était celui de saint
Augustin, dans lequel la dimension infinie de la puissance réside dans le
Père Divin : “ je ne crois pas m’être écarté de sa (Hilaire) pensée à propos
du mot “ éternité “ en l’entendant ainsi : le Père n’a pas de père dont il
procède, le Fils au contraire, tient du Père et son existence et sa coéternité
avec lui. “ 258 à un autre système de pensée, qui est celui du Droit
International Classique, dans lequel la dimension infinie de la puissance
réside dans l’Etat souverain. Et nous remarquons immédiatement que cette
dimension infinie de la puissance de l’Etat souverain, se retrouve dans la
dimension infinie du crime contre l’humanité. En effet si le Père n’a pas de
père dont il procède, l’Etat souverain n’a pas d’Etat dont il procède.
La question du pouvoir politique, de la suprématie, de la
supériorité, de la souveraineté, apparaît donc comme une des questions, par
laquelle il faut passer, pour comprendre la réalité du principe d’humanité et
partant du crime contre l’humanité.
Le juriste allemand Samuel Pufendorf (1632-1694), dans son
Traité du Droit de la Nature et des Gens publié en 1672, qu’il présente
également comme un système général des principes les plus importants de la
morale, de la jurisprudence, et de la politique, écrit dans le chapitre qui
traite des caractères propres et des modifications de la Souveraineté :
Emer de Vattel, Le Droit des Gens, Londres, 1758, Livre I, chap. I, § 4, p. 18 cité par P. Haggenmacher
« L’Etat souverain comme sujet du Droit International de Vitoria à Vattel » in Droits, revue française de théorie
juridique, n° 16, 1992, pp. 11-20.
257
Johann Jacob Moser, Versuch des neuesten Europäischen Völker-Rechts, Francfort, 1779, 1. XVIII, ch. 2,
par.1, p. 13-14, cité par P. Haggenmacher « Mutations du concept de Guerre Juste de Grotius à Kant » in S.
Goyard-Fabre (dir) La guerre, Actes du colloque de mai 1986, Cahiers de Philosophie politique et juridique,
Caen, Centre de publications de l’Université de Caen, 1986, pp. 107-125.
258
Saint Augustin, La Trinité, op. cit, Volume 15, Livre VI, X, 11, p. 497.
256
74
“ voyons maintenant, quels sont les caractères propres du pouvoir qui
gouverne l’Etat. Le premier caractère, et celui d’où découlent tous les
autres, c’est que ce pouvoir est Souverain : titre qui, à mon avis, lui a été
donné principalement parce que c’est la plus grande autorité qu’un homme
mortel puisse avoir sur ses semblables... Le Souverain n’est tenu de rendre
compte à personne ici-bas de sa conduite, ni sujet à aucune peine de la part
des hommes. “ 259
C’est donc par la guerre et le principe d’humanité, qu’il sera
possible d’écrire le passage du système de pensée de saint Augustin au
système de pensée du Droit International public classique.
SECTION 2. L’UNICITÉ DE LA PUISSANCE DIVINE ET DE
LA PUISSANCE IMPÉRIALE
§ 1. LA VICTOIRE EST L’EXPRESSION DE LA PUISSANCE
DE DIEU
Il apparaît comme particulièrement instructif pour comprendre la
question du principe d’humanité, d’aborder succinctement le thème de la
théologie de la victoire. C’est en 1933, qu’un chercheur : Jean Gagé, a mis
en circulation cette notion de théologie de la victoire. 260
Quelle importance les Romains ont-ils accordé à l’intervention
divine quand ils réfléchissaient à leurs succès militaires. Quelles sont les
causes des victoires remportées pendant des siècles par les légions ?
La cause de ces victoires réside-t-elle dans l’oeuvre humaine, dans le
courage et la discipline des soldats, ou bien dans l’oeuvre divine qui de par
son autorité accorderait la victoire à ceux qu’elle reconnait et qu’elle
protège. Les auteurs romains de l’époque classique étaient pour leur part
convaincus, que le déroulement de l’histoire, dépendait en grande partie de
l’activité humaine. Ils appelaient : Virtus, la force qui maîtrise l’événement
historique, l’événement aveugle imprévisible, la force qui lors des
affrontements de la guerre, permet de vaincre l’adversaire.
La polysémie du terme : Virtus, est importante en ce qu’elle peut
nous aider à comprendre et à circonscrire, l’idéologie originaire qui entoure
le phénomène de la guerre. Le terme : Virtus, peut signifier : vaillance,
courage guerrier et civique, puissance divine, vertu morale. 261 L’armée
romaine conquiert la victoire sur l’armée ennemie, parce qu’elle possède,
soit la vaillance, soit le courage guerrier et civique, soit la puissance divine,
soit la vertu morale.
Au quatrième siècle, la pression des Barbares s’accentue sur les
frontières de l’empire romain, la rivalité entre la religion païenne romaine et
le christianisme se renforce, un des sens de la Virtus va prédominer, c’est
celui qui renvoie à la puissance divine. L’empereur Constantin va faire du
christianisme la religion officielle de l’empire romain. La victoire du Pont
Samuel Pufendorf, Le Droit de la Nature et des Gens, trad. Jean Barbeyrac, édition de Bâle, 1732,
collection Textes et Documents, Centre de Philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1987,
Tome deuxième, p. 290.
260
F. Heim, La Théologie de la Victoire de Constantin à Théodose, Paris, Beauchesne, 1992, p. 19.
261
Ibidem, p. 269.
259
75
Milvius (312) inaugure une longue suite de succès militaires que l’empereur
et son entourage attribuent à l’intervention du Dieu chrétien. Or ce qui
retient notre attention et qui nous apparaît comme fondamental, est la réalité
de pensée selon laquelle l’empereur Constantin est persuadé que l’assistance
de la divinité lui est indispensable pour remporter la victoire sur ses
ennemis. Constantin définit la Divinité comme étant une puissance. Selon
lui : “ il faut considérer comme Dieu l’être qui est véritablement et qui
possède à tout moment la puissance. “ 262
Pour Constantin le concept du divin est non élaboré. Ce concept
n’est pas investi pour lui de la valeur métaphysique ou morale du
christianisme, mais il est investi pour ce qu’il recèle de son efficacité
thaumaturgique dans le domaine de la guerre. La Divinité est d’abord pour
Constantin une force magique dont il adore la puissance, puissance qui a
investi son titre impérial et qui lui permet de vaincre les démons, de vaincre
les armées ennemies, parce qu’il se croit le siège de cette force divine qui
agit et se manifeste à travers lui.
En 313 Constantin expose au proconsul Anulinus les raisons de
principe justifiant l’importance qu’il accorde au culte chrétien : “ parmi un
grand nombre de faits, le mépris de la religion, dans laquelle est conservé
le respect de la très sainte Puissance suprême, suscite manifestement de
grands dangers pour les affaires publiques, mais si on adopte la religion et
si on la garde conformément à la loi, elle vaut une très grande prospérité au
nom romain et un bonheur particulier à toutes les affaires des hommes :
ce sont les bienfaits de Dieu qui procurent ces avantages. “ 263
§ 2. LA THÉOLOGIE POLITIQUE D’EUSÈBE DE CÉSARÉE
C’est Eusèbe de Césarée qui donnera à l’expression énoncée par
Constantin : “ la très sainte Puissance suprême “ toute sa portée théologique
et politique. Eusèbe de Césarée est né vers 260-270, son lieu de naissance
est inconnu, il est très probablement palestinien d’origine, et rien n’indique
qu’il soit d’origine juive. C’est vraisemblablement dans la ville de Césarée
Maritime, métropole de la province de Palestine, qu’il reçut dans sa
jeunesse, le baptême et une instruction chrétienne.
En février 303, l’empereur Dioclétien signait le premier édit de
la grande persécution, qui devait servir sporadiquement dans tout l’Orient
jusqu’en avril 311, année où l’édit de Tolérance de l’empereur Galère y mit
un terme. En 315, Eusèbe est élu évêque de la ville de Césarée ; il écrit de
nombreux ouvrages ; il disparaît en 339.
Le 25 juillet 336, il prononce à Constantinople, un discours pour
les trente ans de règne de l’empereur Constantin. Ce discours appelé par les
historiens : Louanges de Constantin, en grec : Triakontaeterikos, nous
apparaît important, car c’est peut-être la première fois, que se réalise de
manière aussi claire, dans un même mouvement de pensée, une théologie
politique de l’empire chrétien, qui sacralise l’institution impériale et son
Constantin (empereur), Lettre aux habitants de Palestine, Eusèbe, V.C., II, 28, éd. Heikel, p. 53, 1. 4-5.
cité par F. Heim, La Théologie de la Victoire de Constantin à Théodose, op. cit, p. 39.
263
Constantin (empereur), Lettre au Proconsul Anullinus, Eusebe H.E., X, 7, 1. S.C. 55, p. 112, cité par F.
Heim, La Théologie de la Victoire de Constantin à Théodose, op. cit. p. 48.
262
76
titulaire. “ C’est pourquoi en vérité, énonce Eusèbe de Césarée, dans le
palais impérial, à Constantinople, en présence de l’empereur, il n’y a qu’un
seul Dieu, et non deux ou trois ou davantage encore (car à dire vrai le
polythéisme est athéisme), un seul roi, un seul logos, une seule loi royale. “ 264
Le système monarchique et le monothéisme sont pour Eusèbe,
indissolublement liés. Un auteur, E. Peterson, écrira en 1935 que : “ les trois
concepts : Imperium Romanum, Paix et monothéisme sont indissolublement
liés. Mais un quatrième élément s’ajoute encore : la monarchie de
l’empereur romain. “ 265 La doctrine d’Eusèbe, est une théologie politique
chrétienne, dont les grands principes ne cesseront d’inspirer les théoriciens
de l’empire chrétien. Dans cette théologie politique, le gouvernement du
monde est donné par le Père au Logos médiateur, lequel le délègue à
l’empereur. Le Logos c’est le Fils dont la royauté est une image de celle de
son Père.
Le chapitre I du discours est consacré à la royauté universelle de
ce Dieu Suprême, qu’Eusèbe désigne comme le Père : “ j’appelle grand roi
celui qui est vraiment grand, ... celui qui est au-delà de l’univers, le plus
haut, le plus élevé, celui qui surpasse toute grandeur, dont les voûtes
célestes sont le trône de la royauté et la terre l’escabeau de ses pieds... la
lumière qui l’environne, brillant d’un vif éclat, masque à tout un chacun la
vision de sa divinité par les scintillements indicibles de ses rayons. “ 266
Mais, si le Père règne il ne gouverne pas : sa royauté est exercée
par son Fils, le Logos, qui “ ... tire sa gloire, et de sa première place dans le
gouvernement de l’univers, et de sa seconde place dans le royaume
paternel,... “ 267
Il y a donc un premier rapport d’image-imitation entre le Logos
et le Père. Ce premier rapport d’image-imitation se redouble en un
deuxième entre l’empereur et le Père : “ l’un, le Logos monogène (engendré
unique) de Dieu, qui règne avec son père depuis des siècles sans
commencement, subsiste pour des siècles sans fin, ni terme; l’autre
(l’empereur) aimé de lui, qui tire ses prérogatives des émanations royales
d’en haut et sa puissance de l’attribution d’un titre divin, a le pouvoir sur
les habitants de la terre pour de longues durées d’années. “ 268 L’empereur
Constantin, dans le discours d’Eusèbe de Césarée, est donc : “ le roi aimé de
Dieu, portant l’image de la royauté d’en haut, et (qui) dirige, à l’imitation
du Tout-Puissant, tout ce qui est sur terre. “ L’empereur Constantin est “ ...
paré de l’image de la royauté céleste ... “ il “ ... était le seul roi issu d’un
seul, image de l’unique roi universel. “ 269 En donnant à l’empereur un rôle
similaire à celui du Christ-Logos, Eusèbe de Césarée contribue à forger
l’idée ou la conviction selon laquelle l’empereur est l’égal du Christ-Logos.
Les empereurs de Byzance eurent la conviction d’être sinon les égaux du
Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, (Triakontaeterikos), La théologie politique de l’Empire
chrétien, 336, trad. Pierre Maraval, Paris, Cerf, 2001, p. 97.
265
E. Peterson, Der Monotheismus als politisches Problem, Leipzig, 1935, p. 78, cité par Pierre Maraval, in
Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, op. cit, p. 97.
266
Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin, op. cit. p. 81.
267
Ibidem, p. 86.
268
Ibidem, p. 87.
269
Ibidem, p. 87- 96-127.
264
77
Christ, du moins ses représentants, ses amis privilégiés.
Les écrits de Constantin et les écrits d’Eusèbe de Césarée, nous
permettent donc de comprendre une dimension capitale du principe
d’humanité : l’origine de ce principe se situe dans son inexistence. Ce qui
signifie que le principe d’humanité est exclusivement une construction
doctrinale, et non pas une réalité intrinsèque du genre humain. En effet, ce
que les écrits de Constantin et les écrits d’Eusèbe de Césarée nous
permettent de comprendre, c’est que le premier empereur chrétien n’adorait
pas Dieu, mais il adorait la puissance de sa fonction impériale, puissance à
laquelle il donnait le nom de puissance divine. Constantin nommait sa
Puissance Impériale du nom de Dieu. Puissance Divine, Puissance
Impériale, Logos, étaient les trois faces du triangle du nom romain sous le
règne de l’empereur Constantin.
SECTION 3. LA FUSION DU SENTIMENT D’HUMANITÉ ET
DU SENTIMENT DU JUSTE
§ 1. L’EXCLUSION PAR SAINT AUGUSTIN DE LA
PUISSANCE IMPÉRIALE DU PRINCIPE D’HUMANITÉ
Ce que va accomplir saint Augustin, c’est la construction d’un
nouveau triangle, celui du Père, du Fils, et du Saint Esprit, qui va inscrire
durablement le nom chrétien dans le temps de l’Histoire. La construction de
ce nouveau triangle s’accomplira en particulier contre l’Eusébianisme
politique et contre l’hérésie d’Arius.
Eusèbe de Césarée data le christianisme de l’immutabilité
historique, car pour lui la vérité était divine, éternelle et impériale ; il a
christianisé, systématisé, et fondé théologiquement les différents éléments
de l’idéologie impériale de son époque. Sa théologie politique présentait
l’empire romain chrétien, comme la finalité supérieure de l’Histoire. Selon
cette conception, l’Histoire semble s’arrêter, et le Divin Logos, incarné dans
la monarchie de l’empereur Constantin, fait régner partout un ordre
universel et immuable. Mais après 401, les invasions barbares remirent en
cause en Occident, l’alliance faite par Eusèbe de Césarée entre l’Empire
Romain et le christianisme. Saint Augustin, en écrivant : La Cité de Dieu,
combattait la théologie politique d’Eusèbe. 270
Il n’était pas possible pour saint Augustin, d’accepter cette
filiation si directe, établie par Eusèbe de Césarée, entre l’empereur et le Père
Divin. Car dans ces vues d’Eusèbe, la passion de dominer, et la renonciation
à la volonté de puissance, ne pouvaient être articulées pour elles-mêmes,
puisque la considération d’Eusèbe, de la relation directe entre un seul Dieu,
un seul roi, un seul Logos, une seule loi royale, ne permettait pas de poser la
question de la superbia, de l’orgueil impérial, question formulée sous la
forme suivante par Augustin, dans un sermon que nous avons cité : “ vient
l’empereur. Voyons où il ira, où il veut se mettre à genoux : au temple des
empereurs ou au tombeau du pécheur. “
H. Inglebert, Les romains chrétiens face à l’Histoire de Rome. Histoire, christianisme et romanités en
Occident dans l’Antiquité tardive (IIIème-Vème siècles), Paris, Institut d’Etudes Augustiniennes, 1996, p. 502.
270
78
De même si saint Augustin a combattu cette théologie politique
chrétienne d’Eusèbe de Césarée, c’est parce qu’elle reprenait dans sa
logique, certains éléments de l’hérésie d’Arius. Un des motifs de l’hérésie
d’Arius se situe dans son idée selon laquelle le Fils n’est pas Dieu véritable,
égal et consubstantiel au Père. 271 Ce faisant, Arius en brisant l’unité
indivisible du Père, et du Fils, et du Saint Esprit, porte un coup mortel à la
foi chrétienne. Il semblerait que les conceptions d’Arius trouvent leur
origine dans les textes de Philon d’Alexandrie, né vers 13 avant JésusChrist. Le fait pour Arius de nier la divinité du Fils, peut ouvrir la voie à la
doctrine d’Eusèbe de Césarée, selon laquelle, la puissance impériale porte
en elle l’image de la toute Puissance du Père Divin. La trinité : Père DivinLogos-Empereur, qui forme le coeur de la théologie politique d’Eusèbe,
hisse le pouvoir politique de l’empereur, vers la Puissance Divine. Tandis
que la trinité de la foi chrétienne augustinienne : Père-Fils-Saint Esprit,
interdit à l’empereur, d’être partie prenante, même par image-imitation, de
la divinité du Père.
Il y a donc une relation très forte entre l’hérésie d’Arius, la
théologie politique d’Eusèbe de Césarée, et la primauté du premier
empereur romain chrétien : Constantin. Saint Augustin a rompu cette
relation, pour introduire la construction d’un sentiment d’humanité,
constitué par une tension inconciliable entre la passion de dominer et la
renonciation à la volonté de puissance. Mais au fil des siècles,
l’augustinisme politique a dogmatisé ce sentiment d’humanité augustinien,
et ce dogmatisme a produit la doctrine théocratique, qui, elle-même, a
engendré la croisade. Ce faisant la doctrine théocratique et le mouvement de
la croisade, représentaient la réapparition de la première théologie politique
chrétienne d’Eusèbe de Césarée, dont un auteur souligne : “ l’importance
primordiale “.
Cet auteur remarque que le terme de : césaro-papisme, “ lui
paraît rendre de façon frappante ce qui donne toute sa dimension à l’oeuvre
du Métropolitain de Césarée : l’empereur s’est vu reconnaître par un
évêque, parlant très probablement au nom de son parti, une position et des
pouvoirs --- le vicariat, la supériorité sur le concile, la direction de l’Eglise
y compris dans le domaine dogmatique, et par conséquent le souverain
magistère ---, qui, bien que les différences soient évidentes, n’en font pas
moins penser à ceux dont jouira peu à peu le Pontife romain. “ 272
La doctrine d’Arius, la doctrine d’Eusèbe de Césarée, le concile
de Nicée, l’oeuvre de saint Augustin, nous montrent l’extraordinaire
imbrication, du langage, du pouvoir politique, du dogme théologique, de la
philosophie, pendant le moment de cette Antiquité tardive qui voit se
construire les premiers linéaments de ce que l’on pourrait appeler : le
sentiment d’humanité.
Ephrem Boularand, S. J. L’Hérésie d’Arius et la “ Foi “ de Nicée, Paris, Letouzey et Ané, 1972, Première
Partie, p. 76.
272
J-M. Sansterre « Eusèbe de Césarée et la naissance de la théorie “ césaropapiste “ » in Byzantion 42, Revue
Internationale des Etudes byzantines, 1972, pp. 131-195 et 532-594. (p. 589 et 591)
271
79
§ 2. LE PRINCIPE TRINITAIRE COMME PUISSANCE
EXCLUSIVE
Le De Trinitate, tranche le lien posé par Eusèbe de Césarée entre
la Puissance Divine et la puissance impériale. Alors peuvent apparaître
clairement deux perceptions qui vont être la véritable naissance du principe
d’humanité : la perception du sentiment d’humanité, la perception du juste.
Ces deux perceptions peuvent se cristalliser, parce que la puissance infinie a
été ôtée aux hommes par la doctrine de saint Augustin, et assignée à Dieu le
Père, qui n’a pas de père dont il procède, et qui construit littéralement
l’éternité. L’empereur, quelque puissant qu’il soit, ne peut plus participer de
cette puissance infinie, alors le sentiment d’humanité peut apparaître, sous
la forme d’une tension extraordinaire entre la passion de dominer et la
renonciation à la volonté de puissance.
Nous avons déjà cité l’expression : “ chrétienne humanité “,
présente dans la lettre envoyée par Augustin à Fabiola et concernant
l’évêque Antoninus, qui par la faute d’Augustin, que ce dernier reconnaît,
fut introduit dès l’âge de vingt ans dans la charge d’évêque, et qui,
transporté sans aucun état de service antérieur, de l’état de jeune homme à
l’honneur soudain de l’épiscopat : “ s’enfla de l’arrogance du pouvoir et,
n’enseignant rien par la parole, mais imposant tout par l’autorité, se
plaisait à se faire craindre là où il voyait qu’il ne pouvait se faire aimer. “
273
Dans une lettre à son ami Alypius, concernant les trafiquants
d’esclaves, Augustin évoque le : “ sentiment de compassion chrétienne ou
humaine “ qui pourrait pousser les représentants du pouvoir de Rome à faire
libérer les esclaves rassemblés sur les bateaux des trafiquants. 274
Dans une lettre au Préfet de Rome, Macedonius, saint Augustin
explique pourquoi il intercède en faveur des coupables. Il nous paraît tout à
fait intéressant, que le traducteur, Gustave Combes, auteur d’une thèse,
écrite en 1927, sur la doctrine politique de saint Augustin, dont Peter
Haggenmacher souligne qu’il la considère comme étant l’un des meilleurs
ouvrages sur la question, fasse apparaître dans sa traduction l’expression de
“ principe d’humanité “. “ En effet, autant que nous le pouvons, nous
intercédons pour tous les péchés, parce que tout péché paraît pardonnable
lorsque le coupable promet de se corriger... nous n’approuvons nullement
les fautes que nous voulons corriger, et si nous demandons que le criminel
soit pardonné, ce n’est pas que le crime nous plaise, mais prenant l’homme
en considération, nous détestons en lui le crime et le vice, et plus le vice
nous déplaît, plus nous désirons que le coupable ne meure pas avant de
s’être amendé...
Poursuivre le crime pour délivrer l’homme, c’est s’associer à un
principe d’humanité, et non d’iniquité. C’est dans cette vie seulement
qu’on peut corriger ses moeurs, car dans l’autre chacun recevra selon
ses oeuvres. “ 275
Saint Augustin « Lettre 20 » in Oeuvres de Saint Augustin, 46 B, Lettres 1-29, op. cit. p. 299.
Saint Augustin « Lettre 10 » in Oeuvres de Saint Augustin, 46 B, Lettres 1-29, op. cit, p. 175.
275
Saint Augustin, Epistola 153, 2-3, P. L., XXXIII, 654, cité par G. Combes, La Doctrine politique de Saint
Augustin, Paris, Plon, 1927, p. 198.
273
274
80
§ 3. LE JUSTE COMME CONSÉQUENCE DE CETTE
PUISSANCE EXCLUSIVE
L’idée de Juste, saint Augustin, la développe dans le De
Trinitate. La connaissance de l’âme juste est en effet un moment de la
démonstration d’Augustin écrivant : “ voilà donc ce que nous aimons dans
la Trinité, c’est qu’elle est Dieu : or nous n’avons pas vu, nous ne
connaissons pas d’autre Dieu, car il n’y a qu’un Dieu, celui-là seul que
nous n’avons pas vu encore et que nous aimons par la foi. “ 276
La connaissance de l’âme juste se spécifie par la question posée
par saint Augustin de ce qu’est un juste. C’est en nous que nous voyons ce
qu’est le juste, car la justice est une sorte de beauté de l’âme, elle rend
beaux les hommes, voire souvent les corps contrefaits et difformes. Le juste
qui parle de la justice est lui-même ce qu’il voit et dit, car en effet, c’est par
le sentiment d’humanité, qui est en même temps sentiment d’amour, que
l’homme juste peut correspondre à l’âme juste, et peut donc savoir ce qu’est
le juste, puisque en l’homme, il n’y a de juste que l’âme : “ et donc,
quiconque aime les hommes doit les aimer, parce qu’ils sont justes ou pour
qu’ils soient justes. Ainsi doit-il s’aimer lui-même : parce qu’il est juste ou
pour être juste. Alors il aime son prochain comme lui-même, sans danger.
Qui s’aime autrement ne s’aime pas selon la justice, puisqu’il s’aime pour
n’être pas juste, donc pour être mauvais : et voilà donc qu’il ne s’aime pas ;
en effet, “ qui aime l’iniquité, hait son âme” (Psaume X, 6). 277 La fusion du
sentiment d’humanité et du sentiment du juste s’accomplit donc
paradoxalement par la séparation trinitaire du principe d’humanité et du
principe de justice. Cette séparation trinitaire s’écrit dans le De Trinitate.
De cette écriture une relation s’établit entre le mot : justice, et le mot :
humanité, sous la surveillance de la toute Puissance infinie du Père Divin,
qui arrache aux hommes la liberté de décider de ce qui est juste en regard de
ce qui est humain.
276
277
Saint Augustin, La Trinité, op. cit, Volume 16, Livre VIII, V, 8, p. 47.
Saint Augustin, La Trinité, op. cit. Volume 16, Livre VIII, VI, 9, p. 57.
81
CHAPITRE 2
LA RECONNAISSANCE D’UNE OBLIGATION DE GUERRE
JUSTE
C'est dans le terreau formé par l'augustinisme politique qu'il faut
situer la genèse silencieuse de la reconnaissance d'une obligation de guerre
juste, même si selon Peter Haggenmacher le seuil décisif ouvrant sur une
véritable doctrine de la guerre juste ne fut franchi qu'à la suite de la Querelle
grégorienne, dite également querelle des Investitures, opposant l'empereur
au pape dans la seconde moitié du XIe siècle. Au IXe siècle l'augustinisme
politique triomphe. C'est par ce courant de pensée que s'opère l'entrée en
scène de la papauté dans le monde politique. Selon ce courant de pensée, il
n'y a qu'un vrai pouvoir plein et complet qui ne relève d'aucun autre ici-bas,
qui légifère en toute souveraineté : c'est le pouvoir sacerdotal. De ce fait
l'autorité du prince s'impose au respect et à l'obéissance parce qu'elle est
l'instrument de Dieu pour promouvoir le bien et réfréner le mal. Cette
conception ministérielle du pouvoir séculier, signifie d'une part : gouverner
le peuple de Dieu selon la justice et d'autre part maintenir ce peuple dans la
paix. Le roi représente alors la force, mise au service de l'Église, il doit
veiller à ce que tous les fonctionnaires placés sous ses ordres, dans les
jugements qu'ils ont à porter, ne s'écartent jamais de la vérité et de la justice.
En somme le pouvoir séculier n'est qu'un prolongement nécessaire de
l'autorité ecclésiastique. C'est le bras séculier. Le sacerdoce a pour mission
de faire prévaloir dans le monde la justice surnaturelle, condition du salut.
La royauté est son plus vigoureux auxiliaire, dans la répression du péché,
puisque les maux qui offensent Dieux et ceux qui font chanceler les
royaumes sont assimilables les uns aux autres. Ainsi l'augustinisme politique
aura fait entrer le domaine de l'État dans celui de l'Église, et le roi dans la
série des pouvoirs subordonnés au Saint-Siège. Ce courant de pensée
n'abolit pas l'office royal, mais il le vide de son antique souveraineté pour
faire des princes les brillants séides de la papauté dans le domaine temporel.
Mais du fait de ce renversement l'institution de la guerre doit
impérativement se concevoir sous l'empire de la primauté de la paix et de la
justice. Dès lors le droit de juste guerre devient, du point de vue même de
l'humanité du Christ une obligation intrinsèque de la puissance temporelle et
politique. Ce n'est donc nullement un hasard si ce voisinage de la théologie
et du droit trouva sa consécration dans l'élaboration d'une doctrine de la
guerre juste par deux éminents ecclésiastiques, Francisco de Vitoria et saint
Thomas d'Aquin. C'est dans le moment de cette doctrine que l'énigme du
lien entre l'acte de tuer et l'acte de sauver prend toute sa portée.
SECTION 1. LA DOCTRINE DE LA GUERRE JUSTE ET
L’AUGUSTINISME POLITIQUE
§ 1. LE SENTIMENT IMPÉRIAL DE CHARLEMAGNE
CRÉATEUR D’UNE UNITÉ MYSTIQUE DU MONDE CHRÉTIEN
La doctrine de la guerre juste, représente cette doctrine qui
permet d’établir une relation de pensée directe, un trait droit, entre la
théologie de saint Augustin et le Droit International Public classique.
82
L’idée de guerre juste, se concrétise en tant que thème
spécifique de pensée, dans un ouvrage rédigé en 1140 à Bologne par
Gratien, la Concordia discordantium canonum, qui marque le début du
droit canon classique. La guerre est évoquée dans une section de l’ouvrage,
la Causa 23. Mais le thème majeur de la Causa 23, est celui de la légitimité
du pouvoir coercitif entre chrétiens, en particulier dans le domaine de la foi,
pouvoir coercitif envisagé au point de vue de ses fondements, de ses
conditions et modes d’exercice. 278 La guerre juste n’est pas le thème central
de la Causa 23, mais elle est une des expressions du problème de la
répression armée exercée par l’Eglise elle-même. Ce texte de Gratien doit
donc être compris dans le cadre plus vaste de la question de l’augustinisme
politique, mouvement de pensée selon lequel le roi ou l’empereur, étant
investi d’une fonction religieuse chrétienne, la fonction royale ou impériale,
est assujettie à l’autorité propre de l’Eglise, et par là perd son autonomie
profane.
Dans le triomphe de l’augustinisme politique, une idée deviendra
fondamentale : la paix de l’Eglise et la paix de l’Etat sont intimement liées.
Charlemagne est un empereur chrétien gardien de la foi, qui s’est répandue
dans tout l’Occident. La foi chrétienne est devenue la principale forme de
pensée dans le monde occidental. L’idée impériale portée par Charlemagne,
devait créer une unité du monde occidental, et contribuer à la formation de
la chrétienté au Moyen Âge : “ il y a eu un moment, écrit Henri-Xavier
Arquillière, vite passé dans l’Histoire, où toutes les forces de la culture
religieuse, littéraire, et politique, s’harmonisèrent autour d’un homme
(Charlemagne) et s’assujettirent à son impulsion. “ 279
§ 2. LE SENTIMENT THÉOCRATIQUE DE GRÉGOIRE VII
CRÉATEUR D’UNE SUPÉRIORITÉ MYSTIQUE DU
MONDE CHRÉTIEN
L’idée impériale portée par Charlemagne, trouva son apogée dans
le cadre du pontificat de Grégoire VII. La doctrine théocratique de ce
dernier, signifiait que la Primauté spirituelle du Pape, n’était que la
traduction du pouvoir de Dieu, devant s’exercer sur l’ensemble de la
chrétienté.
La soumission du roi Henri IV, fils de l’empereur Henri III, se
rendant à Canossa, pour demander le pardon du pape Grégoire VII, peut
représenter l’envers du geste du pape Léon III, accomplissant le rituel
byzantin de la proskynèse, c’est-à-dire se prosternant, aux pieds de
Charlemagne, lors du couronnement impérial de celui-ci, pour baiser le bas
de son vêtement.
Le 25 décembre 800, c’est le pape Léon III, qui à Rome, se
soumet à l’empereur Charlemagne. 280 Le 27 janvier 1077, c’est le roi Henri
IV, qui à Canossa, se soumet au pape Grégoire VII. 281 Dans les deux cas,
P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit. p. 26.
H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, op. cit, p. 168.
280
R. Folz, Le couronnement impérial de Charlemagne, 25 décembre 800, Paris, Gallimard, collection Folio
Histoire, 1989, p. 201. Quelques indications sur la proskynèse dans, G. Dagron, Empereur et prêtre. Etude sur
le “ césaropapisme “ byzantin, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1996, p. 366.
281
H.-X. Arquillière « A propos de l’absolution de Canossa (27 janvier 1077) » in Ecole Pratique des Hautes
Etudes, section des sciences religieuses, Annuaire 1949-1950, Paris, Imprimerie Nationale.
278
279
83
l’un et l’autre se soumettent, parce que la puissance temporelle politique et
la puissance apostolique, se sont fondues en une seule puissance, dans le
cadre de l’augustinisme politique. Dans ce cadre-là, les chrétiens, au lieu de
rester soumis au Christ, vivent l’orgueil de se hisser à sa hauteur. De la
hauteur du Christ, ils pourront penser la guerre sainte contre les lieux saints,
contre les infidèles dans ces lieux saints, comme étant une guerre juste dont
la croisade sera la réalisation.
Dans une lettre du 15 mars 1081, Grégoire VII écrit : “ quel est
le roi ou l’empereur qui, en vertu de sa charge, puisse donner le saint
baptême à un chrétien, le délivrer de la puissance du démon, le faire entrer
parmi les enfants de Dieu et l’oindre du Saint-chrême ? Quel est celui
d’entre eux qui peut consacrer le corps et le sang du Seigneur, c’est-à-dire
faire ce qu’il y a de plus grand dans la religion chrétienne ? Le pouvoir de
lier et de délier au ciel et sur la terre a-t-il été donné à quelqu’un d’entre
eux ? On voit par là combien la dignité sacerdotale l’emporte en excellence.
Si aucun d’eux n’à le pouvoir d’ordonner un clerc dans la Sainte Eglise, à
plus forte raison ne peuvent-ils le déposer pour quelque faute. Dans les
ordres ecclésiastiques, la puissance qui dépose doit en effet être supérieure
à celle qui ordonne. Les évêques peuvent ordonner d’autres évêques, ils ne
peuvent en aucune façon les déposer, sans l’autorité du Siège apostolique. Il
suffit donc de tant soit peu de science pour comprendre que les prêtres sont
supérieurs aux rois. Si, pour ce qui concerne leurs péchés, les rois sont
justiciables des prêtres, à plus forte raison le sont-ils du Pontife romain.
Tout bien examiné, le titre de roi convient bien mieux aux bons chrétiens
qu’aux mauvais princes. Les premiers cherchant la gloire de Dieu, savent se
gouverner eux-mêmes ; les seconds préoccupés de leurs intérêts et non des
intérêts divins, sont leurs propres ennemis et tyrannisent les autres. Les
premiers font partie du corps du roi Jésus-Christ, les seconds du corps du
démon. Les premiers se dominent eux-mêmes pour régner éternellement
avec le suprême empereur ; la puissance des seconds s’exerce de telle façon
qu’ils se perdent à tout jamais avec le prince des ténèbres, roi de tous les
fils de la Superbe. “ 282
SECTION 2. LE THOMISME
§ 1. L’AUTORITÉ DU PRINCE : FONDEMENT DU DROIT
D’ENTREPRENDRE UNE GUERRE
C’est véritablement avec saint Thomas d’Aquin (1225-1274) que
naît une vision systématique de la guerre en soi et de sa justification morale.
La théorie thomiste de la guerre, se trouve principalement dans quatre brefs
articles de la Summa Theologiae, en particulier dans la question quarante
de la Secunda Secundae. A la question que pose saint Thomas : faire la
guerre, est-ce toujours un péché ? Il répond : faire la guerre n’est pas
nécessairement illicite car : “ parfois il faut agir autrement, que chercher à
ne pas résister, dans l’intérêt général et pour le bien de ceux contre lesquels
on se bat. “ Le fond de sa théorie du droit de guerre s’énonce alors ainsi :
“ Pour que la guerre soit juste trois conditions sont exigées :
1- L’autorité du prince sur l’ordre duquel la guerre est faite;
Grégoire VII « Lettre du 15 mars 1081 à Hermann de Metz » reproduite in extenso, par H.-X. Arquillière,
Saint Grégoire VII, essai sur sa conception du pouvoir pontifical, op. cit, p. 210.
282
84
2- Une cause juste : c’est-à-dire que ceux contre lesquels on combat
méritent d’être combattus en raison d’une faute;
3- L’intention droite des belligérants, c’est-à-dire favoriser le bien et
repousser le mal. “ 283 Il ressort de ces trois conditions de la juste guerre, un
ensemble d’idées qui n’avaient pas été unifiées de manière aussi claire avant
saint Thomas.
La première idée est que saint Thomas, attribue aux princes
indépendants le droit de déclencher la guerre. Une personne privée, écrit
saint Thomas, n’a pas la compétence d’entreprendre une guerre, d’abord
parce qu’elle peut obtenir son droit d’une autorité, et ensuite parce qu’il ne
lui appartient pas de lever une troupe.
Saint Thomas ne restreint donc pas à l’empereur ou au pape le
droit de déclencher la guerre. Saint Thomas rédige sa Summa Theologiae à
Paris vers 1270, dans les dernières années du règne de saint Louis (12261270). L’autorité royale est en train de s’affermir, les guerres féodales
privées sont moins nombreuses, les groupements nationaux se constituent de
plus en plus clairement en Europe Occidentale et Centrale. Saint Louis se
considère comme un prince indépendant. Lors de la lutte entre l’empereur
Frédéric II et le pape Innocent IV, il ne se croit nullement tenu de porter
secours à l’un ou à l’autre, et il s’oppose à toute immixtion papale dans le
gouvernement de son pays.
Les deux raisons qui, pour saint Thomas, justifient que le droit
d’entreprendre une guerre, soit exclusivement attribué aux princes
indépendants, résident en premier lieu dans le fait que : “ les princes étant
chargés de veiller sur la communauté, il leur incombe d’assumer le bienêtre de leur ville, de leur domaine, ou de leur province “, 284 en deuxième
lieu dans le fait que : “ de même qu’à bon droit les princes défendent ce
bien-être en employant le glaive matériel contre les perturbateurs du
dedans lorsqu’ils punissent des criminels, suivant la parole de l’Apôtre :
“ ce n’est pas sans raison qu’il est armé du glaive ; car il est le serviteur de
Dieu, vengeur courroucé contre celui qui fait le mal. “ (Rom 13, 4) De même la
tâche leur est dévolue de brandir le glaive de la guerre pour protéger la
communauté contre les ennemis du dehors... “ 285
L’autorité du Prince est le fondement commun du double droit
de punir les criminels et d’entreprendre la guerre. La possibilité
d’entreprendre une guerre implique que la personne du Prince soit investie
d’une supériorité intrinsèque sur la personne de l’ennemi, puisqu’en effet,
sur le plan judiciaire saint Thomas précise : “ il est clair que nul ne peut
faire acte de juge ( ni exercer de pouvoir coercitif ) à l’égard d’un autre, si
cet autre n’est pas en quelque sorte son sujet “ et de même “ Nul ne peut à
bon droit punir un autre, à moins, que celui-ci ne soit soumis à son
autorité. “ 286
Saint Thomas d’Aquin, Summa Theologiae. II II, qu. 40, art. 1, cité par R. Regout, La doctrine de la guerre
juste de saint Augustin à nos jours d’après les théologiens et les canonistes catholiques, op. cit. p. 81.
284
Ibidem, p. 82.
285
Ibidem, p. 82.
286
Ibidem, p. 90.
283
85
§ 2. LE DROIT D’ENTREPRENDRE UNE GUERRE POUR
FAVORISER LE BIEN ET REPOUSSER LE MAL
La deuxième idée est celle de la faute commise par ceux contre
lesquels les princes entreprennent une guerre. Cette faute permet d’attribuer
une cause juste à la guerre entreprise. La guerre revêt donc un caractère
vindicatif, un caractère de punition contre le fautif.
La troisième idée, tout à fait fondamentale en regard de ce qui
précède, est l’intention droite des belligérants, c’est-à-dire, “ favoriser le
bien et repousser le mal. “ Il nous suffit de citer quelques textes de saint
Thomas, pour mieux comprendre ce qu’il entend par : “ favoriser le bien. “
“ les guerres sont permises et justifiées... dans la mesure où elles protègent les
pauvres et toute la collectivité contre les iniquités des ennemis. “
“ La lutte qui est permise a en vue l’intérêt général ; ... on défend le bien
public par une guerre juste. “
“ Pour sauvegarder le bien-être des croyants, il est permis de faire des guerres
justes. “
“ Les croyants entrent souvent en guerre contre les infidèles, non pour les
forcer à croire... la foi dépendant de la volonté... mais pour les contraindre à ne
pas mettre obstacle à la religion chrétienne. “
“ Le but de la guerre est : garantir la paix temporelle de l’Etat. “
“ La force publique est donnée aux princes pour qu’ils soient les gardiens de la
justice... en combattant les ennemis. “
“ L’autorité brandit le glaive par zèle pour la justice comme par ordre
de Dieu. “ 287
Il est remarquable, que la conception de la guerre développée par
saint Thomas, annonce la vision classique de la guerre internationale,
considérée comme un rapport d’hostilité externe purement séculier d’entités
indépendantes que sont les Etats.
SECTION 3. LA GUERRE JUSTE SELON FRANCISCO DE VITORIA
§ 1. L’AUTORITÉ DU MONDE ENTIER SUPÉRIEURE À
L’AUTORITÉ DU MONDE CHRÉTIEN
A la suite de l’oeuvre de saint Thomas d’Aquin, l’oeuvre de
Francisco de Vitoria (1483-1546) apparaît comme un moment très important
du développement de la doctrine de la guerre juste, moment préfigurant très
clairement, la constitution du principe d’humanité comme principe de Droit
International Public, intervenue lors des deux conférences de la paix de La
Haye en 1899 et 1907.
Vitoria naquit à Burgos où il passa son enfance. Il rentra dans
l’Ordre des frères prêcheurs, puis demanda à rentrer au couvent dominicain
287
Ibidem, p. 84-85.
86
de Burgos où il fit profession religieuse sans doute en 1505. Après son
noviciat, il continua ses études et se distinguant par son intelligence, ses
supérieurs l’envoyèrent à Paris en 1509, où il resta jusqu’en 1523 pour y
continuer ses études de philosophie. L’université de Paris était alors la plus
brillante d’Europe. Il rentre au couvent dominicain de saint Jacques, en
1512 il commence à étudier la théologie, et dès 1516 il enseigne cette
discipline au couvent saint Jacques. En 1523 Vitoria revient en Espagne. Il
enseigne la théologie au couvent saint Grégoire de Valladolid, faisant ses
cours sur la Somme de saint Thomas. En 1525 il devient maître en théologie
et en 1526 il est élu professeur à l’université de Salamanque, occupant
jusqu’à sa mort en 1546, “ la chaire de théologie la plus glorieuse
d’Espagne et même d’Europe “. 288
La réelle nouveauté de Vitoria serait en quelque sorte d’avoir
internationalisé l’idée de guerre juste, en faisant de : l’univers entier (totus
orbis) comme réalité, et comme intérêt, le motif de discrimination d’une
guerre juste ou injuste. Dans sa : Leçon sur le Pouvoir politique, prononcée
en 1528 à l’université de Salamanque, Vitoria énonce : “ comme un Etat
(una Respublica) est une partie de l’univers entier (pars totus orbis), et
surtout comme une province chrétienne (christiana provincia) est une partie
de la république (chrétienne) entière, si une guerre etait utile à telle
province ou même à tel Etat, mais qu’elle doive causer un dommage à
l’univers ou à la chrétienté (cum damno orbis aut Christianitatis), je pense
que pour cette raison elle serait injuste. “ 289 Vitoria conçoit donc clairement
cette idée capitale selon laquelle, le monde, l’univers, est distinct de la
chrétienté, ce qui, conséquemment, signifie que la réalité juridique du
monde n’est plus exclusivement dépendante de la réalité théologique de
Dieu. Dès lors, l’autorité que porte en elle la chrétienté, est distincte de
l’autorité du monde entier que porte en lui le genre humain.
D’une part, donc, écrit Vitoria : “ ... toute la chrétienté forme,
d’une certaine manière, une seule communauté politique et un seul corps,
selon la parole de saint Paul : “ A nous tous, nous ne formons qu’un seul
corps. “ 290 D’autre part, distinct de la chrétienté, il y a le “ genre
humain“ qui, à l’origine du monde possédait le pouvoir de choisir un
monarque et qui : “ ...le peut donc également maintenant, car étant de
droit naturel ce pouvoir n’a pas pris fin. “ 291 Ainsi, en regard du genre
humain, il y a, écrit Vitoria : “ ...l’univers entier (totus orbis) qui,--- comme
nous l’avons vu --- constitue en quelque manière une société politique
unique (una Respublica), possède le pouvoir de porter des lois équitables,
s’appliquant à tous, comme celles qui se trouvent dans le droit des gens ...
Et il n’est permis à aucun Etat de refuser de se soumettre au droit des gens,
car c’est en vertu de l’autorité du monde entier qu’il a été établi. “ 292 C’est
parce que dès 1528, à l’âge de quarante-cinq ans, Vitoria a pu, non
seulement poser clairement la distinction entre le monde chrétien et
l’univers entier (la communauté universelle) mais plus encore, poser la
communauté universelle comme supérieure au monde chrétien, du point de
M. Barbier « Introduction » in Francisco de Vitoria, Leçon sur le pouvoir politique, 1528, Paris, Vrin, 1980,
p. 8.
289
Francisco de Vitoria, Leçon sur le pouvoir politique, op. cit, p. 58.
290
Ibidem, p. 61.
291
Ibidem, p. 61.
292
Ibidem, p. 74.
288
87
vue de la juste guerre, ou du point de vue de l’autorité (autorité du monde
entier), qu’il pourra alors, ultérieurement en janvier 1539, dans sa Leçon sur
les Indiens, puis en juin de la même année, dans sa Leçon sur le Droit de
Guerre, s’appuyer sur la réalité nouvelle que forme les “ Barbares “, les
Indiens du Nouveau Monde, pour imprimer à la doctrine de la guerre juste
une clarification décisive. C’est donc de la mise en relation par le théologien
Francisco de Vitoria, de l’idée de : communauté universelle, et de l’idée du :
Barbare considéré comme un être humain, que le principe d’humanité, sera
préfiguré de manière décisive.
Il n’est pas sans intérêt de souligner, que l’on a pu considérer
Machiavel, comme le moment et le lieu d’une césure, en ce qui concerne et
le politique et le droit. Avant Machiavel (1469-1530), le politique se
situerait du côté de l’éthique et de la théologie, après Machiavel le politique
se fermerait à l’éthique et s’arrêterait au seuil de la théologie. De même,
avant Machiavel, le droit pourrait être considéré comme l’art de rechercher
ce qui est bon et ce qui est égal, car la justice commande à tous. “ Avec
Machiavel le droit commence à devenir une technique de direction des
conduites humaines. “ 293 Or, Machiavel écrit un de ses principaux livres Le
Prince, en 1513, à l’âge de quarante-quatre ans. La Leçon sur le Pouvoir
politique, est prononcée par Vitoria en 1528, soit seulement quinze ans après
la rédaction du Prince, quand Vitoria est âgé de quarante-cinq ans. Si
Machiavel peut représenter une césure en ce qui concerne le droit et le
politique, Vitoria, pour de nombreux auteurs, est le fondateur du droit
international, en tant qu’il est le premier à avoir formulé la notion moderne
de Droit des Gens (jus inter gentes), et parce que : “ Aucun de ses
successeurs n’ira aussi loin dans cette subordination de l’intérêt particulier
à l’intérêt général au sein de l’univers humain. “ 294
Pour ces auteurs, c’est Vitoria qui aurait, le premier, clairement
conçu cette sphère de normes, en tant que Droit International, sphère
juridique autonome et homogène, dont l’objet spécifique est l’ensemble des
relations d’une catégorie de sujets de droits, les Etats souverains, sphère,
dans laquelle la guerre, ne forme qu’un mode de relation parmi d’autres.
Pour Peter Haggenmacher, pareille conception ne se cristallise
qu’après Grotius (1583-1645). Vitoria ne viserait nullement à redéfinir le
droit des gens comme droit entre Etats. Le droit des gens selon Vitoria,
resterait un droit naturel valable entre tous les hommes, l’expression totus
orbis, visant d’abord une société d’humains, et non une société d’Etats. 295
Quoi qu’il en soit de ces divergences doctrinales, qui ne forment
pas l’objet de notre étude, il n’en reste pas moins que la pensée de Vitoria,
doit être adjointe à celle de Machiavel, car l’une et l’autre forment une
césure dans la vision que le monde chrétien a de lui-même.
Car en effet, en ce qui concerne la question de la guerre juste, la
vision que le monde chrétien a de lui-même, passe par l’obligation de voir
F. Vallançon, L’Etat, le droit et la société modernes, Paris, Armand Colin, série philosophie, collection
Prépas, 1998, p. 21.
294
A. Truyol Y Serra, La conception de la paix chez Vitoria et les classiques espagnols du Droit des Gens,
Paris, Vrin-Reprise, 1987, p. 267.
295
P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 622
293
88
les Barbares, c’est-à-dire les Indiens du Nouveau Monde, des Indes
Occidentales, conquises par les Espagnols, car en effet : “ ...ne sont pas de
justes causes de guerre : la différence de religion, l’extension de
domination, la gloire ou autres avantages du Prince. Le seul et unique motif
légitimant le recours à la guerre est une injustice subie (injuria accepta) ...
une guerre offensive est faite pour venger une injustice et fondre sur
l’ennemi ; mais il ne peut être question de vengeance lorsqu’il n’y a eu
auparavant ni faute ni injustice. “ 296
§ 2. UNE GUERRE JUSTE DES DEUX CÔTÉS
Cette guerre offensive néanmoins souligne Vitoria, ne sera juste
avec certitude, qu’à la condition, qu’elle soit, d’une part l’unique et ultime
moyen pour réprimer une injustice absolument certaine, et d’autre part, qu’il
y ait une proportion entre les maux déchaînés par la guerre, et le bien que
grâce à elle on espère obtenir. Vitoria reconnaît quatre motifs licites
d’entreprendre une guerre :
1- Pour défendre notre personne et nos biens.
2- Pour reconquérir ce qui nous a été ravi.
3- Pour punir une injustice subie.
4- Pour assurer la paix et la sécurité future
Par ailleurs, souligne Vitoria, “ un particulier a le droit de
défendre sa personne et ce qu’il possède, mais il lui est interdit de se venger
et de reprendre son bien sans faire appel au juge. Si cela lui était permis et
si chacun pouvait s’ériger en justicier, le monde serait ingouvernable...
Mais un Etat a certainement le pouvoir de tirer vengeance des ennemis
(vindicare), reprendre ses biens (recuperare), et punir les coupables
(punire), sur ces trois points l’Etat a la même compétence vis-à-vis de ses
ennemis qu’à l’égard de ses propres sujets “. 297 C’est en réfléchissant sur les
rapports des Espagnols et des Indiens, lors de la conquête du Nouveau
Monde, que Vitoria sera amené à clarifier de manière décisive la doctrine de
la guerre juste, en introduisant dans son raisonnement la possibilité de
concevoir une guerre juste des deux côtés. En ce sens qu’une guerre ne peut
jamais en soi être juste des deux côtés. Mais il peut arriver qu’un des deux
ennemis, tout en ayant recours à la guerre de manière objectivement injuste,
soit non coupable de par une erreur invincible, et en ce sens précis la guerre
est juste de son côté.
Si les deux belligérants agissent de bonne foi, la guerre peut être
objectivement et subjectivement juste pour l’un tandis qu’elle ne l’est que
subjectivement pour l’autre. Le point capital, sur lequel s’affirme la
différence entre Vitoria et les auteurs qui l’ont précédé, en particulier saint
Thomas d’Aquin, c’est l’idée que dans le droit de guerre une violation du
droit, objectivement injuste, n’implique pas nécessairement une culpabilité
de celui qui commet cette faute par une erreur invincible, et qui est donc de
bonne foi.
Francisco De Vitoria, Leçon sur le Droit de la Guerre, De Jure Belli, 1539, in E. Nys, Classics of
International Law, Washington 1917, cité par R. Regout, La doctrine de la guerre juste de saint Augustin à
nos jours d’après les théologiens et les canonistes catholiques, op. cit, p. 154.
297
Francisco De Vitoria, Commentaire à la Somme Théologique. II II. qu. 40. art. 1. cité par R. Regout,
op. cit, p. 161.
296
89
Le schéma classique de la guerre juste : belligérant juste contre
belligérant fautif donc coupable, est brisé. Comme justification du recours à
la guerre, la certitude de la faute de la partie adverse, n’est plus pour Vitoria
une exigence essentielle, la guerre n’est pas nécessairement vindicative,
punitive, elle est d’abord un moyen d’obtenir une victoire. “ il n’y a aucun
inconvénient, écrit Vitoria, à ce que, du fait qu’il y a droit chez un parti et
erreur invincible chez l’autre, il éclate une guerre juste des deux côtés. “ 298
Dans sa Leçon sur les Indiens, Vitoria expose que, en vertu du droit naturel
de société et de fréquentation, il est permis aux Espagnols de voyager et de
séjourner chez les Barbares, d’y commercer, d’y profiter des avantages
accordés à d’autres étrangers, et en certaines occasions d’y jouir du droit de
cité. Mais si les indigènes, malgré les dispositions pacifiques manifestées
oralement et effectivement par les Espagnols, “ demeurent intraitables et
recourent à la violence, les Espagnols peuvent se défendre et prendre toutes
mesures nécessaires pour garantir leur sécurité ; ils peuvent au besoin
édifier des fortifications et s’il leur est causé un préjudice coupable, ils
peuvent en outre sur l’ordre du prince en tirer vengeance au moyen de la
guerre et user alors des autres droits de guerre. “
Mais, précise Vitoria, “ Remarquons que si les Barbares, naturellement
craintifs et peu intelligents, cédant à la frayeur, s’attroupent pour chasser
ou tuer les Espagnols, ceux-ci peuvent bien se défendre dans les limites de
la nécessité mais ils ne sauraient user des autres droits de guerre, c’est-àdire qu’après la victoire remportée et la sécurité assurée, ils n’ont pas le
droit de mettre à mort ces Barbares, de piller et d’occuper leurs villes,
puisque dans ce cas lesdits Barbares sont innocents... comme nous le
supposons. Ainsi les Espagnols doivent-ils se défendre, mais en nuisant le
moins possible aux Barbares, la guerre étant purement défensive. “ 299
§ 3. VITORIA ET L’ARTICULATION DU IUS AD BELLUM
ET DU IUS IN BELLO
L’idée de Vitoria, selon laquelle les Espagnols doivent se
défendre en nuisant le moins possible aux Barbares, dès lors que la guerre
est purement défensive, se retrouve également, lorsque les Espagnols, à
cause des circonstances, sont amenés à ne plus traiter les Barbares en
innocents mais en ennemis déloyaux, alors ils peuvent exercer contre eux
tous les droits de guerre, s’emparer de leurs biens, les envoyer en captivité,
destituer les autorités et en nommer de nouvelles, mais en agissant en tout
cela avec modération, suivant la nature du conflit et de l’injustice. Cette idée
de modération, est déjà l’expression du : droit dans la guerre, le ius in bello,
et l’on remarque l’articulation chez Vitoria, du droit d’entreprendre la guerre
(ius ad bellum), avec le droit pendant la guerre (ius in bello).
A l’origine donc, les Espagnols mènent principalement une guerre
défensive contre les Barbares pour protéger leurs différents droits (voyager,
séjourner, commercer), mais cette guerre peut légitimement, selon les
circonstances devenir offensive. Qu’elle soit offensive ou défensive les
Espagnols doivent, soit nuire le moins possible aux Barbares, soit agir avec
modération, car les Barbares sont, soit des ennemis innocents, de bonne foi,
soit des ennemis déloyaux, et enfin, après la victoire acquise et la sécurité
298
299
Francisco De vitoria, Leçon sur les Indiens, De Indis, 1539, cité par R. Regout, op.cit, p. 164.
Francisco de Vitoria, Leçon sur les Indiens, De indis, 1539, cité par R. Regout, op. cit, p. 163.
90
assurée, le droit de mettre à mort les Barbares ou n’importe quel ennemi
devient illicite.
Dans son commentaire de la Somme Théologique de saint Thomas,
Vitoria écrit : “ peut-on tuer à la guerre ? Oui, si c’est nécessaire pour
remporter la victoire. “ (…) “ Mais imaginons que les Espagnols ont vaincu
et qu’aucun danger n’est plus à craindre des ennemis ; est-il permis alors
de les poursuivre et de les mettre à mort ? Je réponds
1- Sans nul doute on peut les tuer. Et pour la raison que le prince a la
compétence non seulement de reprendre des biens mais aussi de punir des
ennemis ; c’est évident, car s’il n’était pas permis de les mettre à mort, les
guerres ne pourraient être évitées ; ils recommenceraient sur le champ.
2- La modération est toutefois un devoir ; le prince ne peut exécuter tous les
coupables.
3- Après victoire acquise, lorsque nul danger immédiat n’est plus à craindre
d’eux, on ne peut tuer aucun des ennemis auxquels il était permis de
combattre, ... tant que la guerre dure, il est permis de répondre à la violence
par la violence ; dans ce cas il est donc licite de tuer les ennemis même non
coupables. “ 300 Les ennemis non coupables, les Indiens ou Barbares
innocents, la guerre juste des deux côtés, dès lors qu’il y a erreur invincible
chez l’ennemi fautif, introduisent à l’idée de la guerre de bonne foi, qui
exclut toute idée de punition envers un ennemi coupable, de la part du
belligérant vainqueur.
Dans la Leçon sur le Droit de la Guerre, prononcée en juin 1539, seulement
six mois après sa Leçon sur les Indiens, Vitoria énonce : “ à propos du
problème posé de la VI ème à la IX ème question, il convient de remarquer
que parfois, et même souvent, non seulement les sujets, mais aussi les
princes en personne, sans avoir en réalité des raisons valables, font
pourtant la guerre de bonne foi, je veux dire : avec d’autant plus de bonne
foi qu’ils sont purs de toute faute, à savoir lorsqu’ils guerroient après s’être
livrés à une enquête minutieuse, et avoir consulté des hommes pleins de
sagesse et de bonté. --- Et comme un innocent ne saurait être puni en une
telle occurrence, il est bien permis au vainqueur de reprendre les biens qui
lui avaient été ravis, et peut-être aussi de s’indemniser des frais de guerre,
mais, une fois vainqueur, il lui est interdit de mettre à mort quiconque, ou,
en plus de la susdite indemnité, de saisir ou d’exiger d’autres biens, tout
cela ne pouvant se produire qu’en tant que punition et une punition ne
pouvant être infligée à des innocents. “ 301 C’est donc le lien établi par
Vitoria, entre la réalité de la communauté universelle, l’humanité et les
Barbares innocents, de bonne foi, donc humains, qui a brisé la dimension
subjective de la culpabilité, présente dans la notion chrétienne de l’injustice,
commise par le belligérant fautif et coupable, justifiant d’entreprendre à son
encontre une guerre considérée comme juste. La culpabilité devient
objective, elle n’est plus issue de l’injustice du belligérant ennemi, puisque
ce dernier peut être considéré comme innocent ou de bonne foi, mais elle est
créée, par le non-respect du : ius in bello, par le non-respect de l’obligation
de nuire le moins possible au barbare innocent, ou de l’obligation d’agir
avec modération à l’encontre de l’ennemi déloyal.
Francisco de Vitoria, Commentaire à la Somme Théologique. II II. qu. 40. art. 1. cité par R. Regout, op.
cit. p. 170.
301
Francisco de Vitoria, Leçon sur le Droit de la Guerre, De Jure Belli, 1539, cité par R. Regout, op. cit.
p. 167.
300
91
La culpabilité provient de la transgression de l’interdit de la mise
à mort de l’ennemi vaincu, après la victoire acquise et la disparition du
danger qu’il représente. La relation dialectique entre la communauté
universelle et l’Indien barbare, a créé une nouvelle stature du belligérant,
qui ne se pense plus seulement en regard de son ennemi, un autre soi-même,
mais en regard du monde entier (totus orbis). En cela on peut dire de
Vitoria, qu’en insérant le belligérant dans la communauté universelle, il a
ouvert une des portes menant à la constitution du Droit International Public
en tant que discipline de pensée indépendante.
92
CHAPITRE 3
L’ÉLABORATION D’UN DROIT DE LA GUERRE ET DE LA
PAIX
La reconnaissance d'une obligation de guerre juste mettait en
œuvre une liaison entre le monde spirituel de la théologie et le monde
spirituel du droit. Dans l'idée du juste, Dieu était présent comme le garant
ultime qui détermine cette réalité du juste. Avec Grotius un pas en avant
s'accomplit. C'est dans son maître livre le De jure belli ac pacis, Le Droit de
la Guerre et de la Paix, que se trouve la conception nouvelle d'un droit
naturel purement rationnel, et qui n'est pas nécessairement un reflet de la loi
divine. Le droit volontaire divin tire son origine de la volonté de Dieu. Selon
ce droit une chose est juste, c'est-à-dire obligatoire parce que Dieu l'a voulu.
Au contraire le droit naturel est une règle que nous suggère la droite raison,
qui nous fait connaître qu'une action, suivant qu'elle est ou non conforme à
la nature raisonnable, est entachée de difformité morale, ou qu'elle est
moralement nécessaire et que, conséquemment, Dieu, l'auteur de la nature,
l'interdit ou l'ordonne. De plus, et ceci est capital, le droit naturel est
tellement immuable qu'il ne peut pas même être changé par Dieu. Quelque
immense, en effet, que soit la puissance divine, on peut dire cependant qu'il
y a des choses sur lesquelles elle ne s'étend pas, et de même donc que Dieu
ne pourrait pas faire que deux et deux ne soient pas quatre, de même il ne
peut empêcher que ce qui est essentiellement mauvais ne soit mauvais. Par
ce raisonnement Grotius entrouvre la porte d'une logique de la pensée du
crime contre l'humanité, puisque l'inhumanité de l'acte dont la présence se
réalise dans la guerre, ne s'analyse plus selon le précepte théologique et
juridique d'une justice de Dieu dans la guerre, mais selon le précepte
purement juridique d'un droit naturel immuable guidé par la droite raison
constitutive de la possibilité de connaître qu'une action est entachée de
difformité morale ou qu'elle est moralement nécessaire. Dieu ne peut
empêcher que le crime contre l'humanité soit l'exemple même de la
difformité morale. L'inhumain a détaché le lien qui le retenait au monde du
divin pour rentrer dans le monde profane de la droite raison et alors
seulement un droit de la guerre et de la paix peut se concevoir comme
régulation par le raisonnement juridique de l'humanité et de l'inhumanité.
Grotius ce faisant constitue une juridicisation du sentiment d'humanité, en
posant une opposition absolue entre l'injuste et la nature raisonnable et
sociable. Son texte impose au lecteur la nécessité de la sémantique comme
mise à l'épreuve de la relation extrêmement étroite du droit et de la
philologie.
SECTION 1. LA JURIDICISATION DU SENTIMENT
D’HUMANITÉ PAR GROTIUS
§ 1. LA GUERRE DE RELIGION ET L’INVERSION DU
PRINCIPE THÉOLOGIQUE DE LA PAIX
Presque un siècle après Francisco de Vitoria, naît en 1583 le
Hollandais Hugo de Groot dit Grotius (1583-1645). La singularité de son
oeuvre est indéniable, qui apparaît comme : “ La chrysalide de laquelle
sortira notre discipline de Droit International. “ 302 Singularité si certaine,
302
P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 629
93
qu’un philosophe de la taille de Leibniz (1646-1716), sera amené, d’une part
à qualifier Grotius : “ d’incomparable “, et d’autre part dans un texte
différent, à écrire : “ monsieur Grotius étoit d’un très grand savoir et d’un
esprit solide, mais il n’étoit pas assez philosophe pour raisonner avec toute
l’exactitude nécessaire sur des matières subtiles, dont il ne laissoit pas
d’écrire. “ 303 Grotius était parfaitement conscient de l’importance de son
oeuvre et de la difficulté de lecture qu’elle engendrait, symbolisée par le
point de vue contradictoire de Leibniz, puisque, un an avant de mourir, il
écrivait dans une lettre du 12 novembre 1644 adressée à Isaac Vossius : “
je n’écris pas pour mes contemporains, mais j’écris pour les siècles. “ 304
Un des ressorts fondamentaux de la pensée de Grotius, réside
dans l’effort pour appréhender le mouvement de l’inversion des valeurs.
Comment, en quelque sorte, la valeur chrétienne s’inverse en valeur barbare.
C’est cette inversion des valeurs que Grotius observe dans le monde
chrétien.
Dès 1611, à vingt-huit ans, dans un écrit intitulé : Meletius,
découvert à Amsterdam en 1984, Grotius expose son idée de réunir la
chrétienté déchirée, en établissant un ensemble de principes fondamentaux
sur lesquels tous les chrétiens pourraient s’accorder. Le crétois Meletius
Pegas (1549-1601), avait été le patriarche d’Alexandrie, et Grotius l’avait
qualifié : “ d’amantissimus pacis christianae “, tout comme Grotius,
Meletius avait été horrifié par le spectacle d’une chrétienté malade : “ ...non
seulement d’indifférence et de rivalités, mais de haines et de colères
implacables, et chose inouïe jusque-là, de guerres commencées pour nulle
autre raison que la religion même dont l’objet est la paix. “ 305
Or on retrouve la même remarque dans les Prolégomènes du De
jure belli ac pacis libri, le Droit de la Guerre et de la Paix, publié à Paris en
latin en 1625 : “ quant à moi,... je voyais dans l’univers chrétien une
débauche de guerre qui eût fait honte même aux nations barbares ; pour des
causes légères ou sans motifs on courait aux armes, et lorsqu’on les avait
une fois prises, on n’observait plus aucun respect ni du droit divin, ni du
droit humain, comme si en vertu d’une loi générale, la fureur avait été
déchaînée sur la voie de tous les crimes. “ 306
La fureur, la férocité, est ce mouvement particulier, qui en vertu
d’une loi générale, atteint tous les hommes, y compris les chrétiens,
mouvement qui ouvre la voie de tous les crimes, ravalant le chrétien au rang
de bête féroce, mouvement qui est donc de nature à : “ ruiner le nom
chrétien...“. 307 Cette férocité représente donc un crime contre le nom
G. W. Leibniz, XIX Lettres à M. Thomas Burnet, X, in Opera omnia, Genève, L. Dutens, 1768, t. VI, 1ère
partie, p. 271. cité par P. Haggenmacher, Grotius et la doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 7.
304
H. Grotius, Lettre à Isaac Vossius du 12 novembre 1644, in H. Grotii, Epistolae, Amsterdam, 1687, ep.
1698, p. 733 cité par A. Dufour, Droits de l’Homme Droit naturel et Histoire, Paris, P.U.F. collection
Léviathan, 1991, p. 43.
305
H. Grotius, Meletius sive De iis quae inter Christianos conveniunt Epistola, G.H.M. Posthumus Meyjes
(ed), Leyde, etc, 1988, 2, p. 75, cité par P. Haggenmacher « La paix dans la pensée de Grotius » in L. Bély (dir)
L’Europe des traités de Westphalie. Esprit de la diplomatie et diplomatie de l’esprit, Actes du colloque Paris,
24, 25,26 septembre 1998, Paris, P.U.F., 2000, p. 75.
306
H. Grotius, Le Droit de la Guerre et de la Paix, op. cit, Prolégomènes XXVIII.Ce livre sera désormais cité
par : IBP, De Iure Belli ac Pacis, accompagné des références en chiffres romains.
307
IBP, II, XV, XI-3.
303
94
chrétien, et ce crime pointé par Grotius, peut être entendu aujourd’hui
comme la préfiguration morale, et chrétienne, de la catégorie juridique de :
crime contre l’humanité. Car en effet les chrétiens des diverses religions
sont : “... les membres du même corps du Christ, auxquels il est ordonné de
ressentir profondément les douleurs et les maux les uns des autres,...“ 308
§ 2. LA GUERRE DE BETE SAUVAGE AU DELA DE LA
LIMITE HUMAINE
Dès lors si des chrétiens, en vertu de cette loi générale qui déchaîne la
fureur sur la voie de tous les crimes, deviennent des bêtes féroces, ils ne pourront
qu’accomplir des “ guerres de bêtes sauvages “, 309 et : “ le vice de ces hommes
dépasse la limite humaine ; Aristote l’appelle “ de la férocité “. Sénèque dit
d’eux : “ Je puis dire : ce n’est pas de la cruauté, c’est de la férocité, que de se
faire une joie de torturer ; nous pouvons dire : c’est de la démence ; car il en est
de plus d’un genre, et la plus caractérisée est celle qui va jusqu’à massacrer et
déchirer les hommes. “ 310
Le dépassement de cette limite humaine sera la destruction du
corps du Christ et donc la destruction de la chrétienté. Destruction qui sera
d’autant plus inéluctable que “ les canons, qui enseignent l’humanité,
proposent cette manière d’agir (ne pas dévaster le territoire ennemi) à
imiter à tous les chrétiens, comme devant et professant une humanité
supérieure à celle du reste des hommes. “ 311 Il y aurait, présents dans la
pensée de Grotius, trois sens du mot « humanité ».
1- L’humanité supérieure et rédemptrice des chrétiens, du christianisme.
2- L’humanité inférieure et commune du genre humain.
3-L’humanité indicible, clandestine, et hors-la-loi, des bêtes féroces, des
Barbares, des bêtes sauvages. “ Contre de tels barbares, qui sont des bêtes
sauvages plutôt que des hommes, ... la guerre est naturelle,... la guerre la plus
juste est celle qu’on fait aux bêtes féroces, et ensuite, celle qu’on fait aux
hommes qui ressemblent aux bêtes féroces. “ 312
La guerre est donc le premier danger qui menace le christianisme car
“ la violence, qui domine sur tout dans la guerre, a quelque chose qui tient de la
bête féroce, il faut mettre d’autant plus de soin à la tempérer par l’humanité, de
peur qu’en imitant trop les bêtes féroces, nous ne désapprenions l’homme. “ 313
L’homme peut devenir humain comme un chrétien, l’homme peut
également devenir humain comme une bête féroce dans la guerre. Mais
l’expérience historique montre que le chrétien qui combat un autre chrétien, peut
devenir humain comme une bête féroce. La seule manière de tracer une limite
entre l’homme humain comme un chrétien, et le chrétien humain comme une
bête féroce, est d’écrire le Droit de la Guerre et de la Paix.
C’est le Droit de la Guerre et de la Paix, qui, pour Grotius permettra de
tracer la limite entre l’homme chrétien supérieur et l’homme humain inférieur, en
308
309
310
311
312
313
IBP, II, XV, XII.
IBP, II, XXII, II.
IBP, II, XXII, II.
IBP, III, XII, IV-4.
IBP, II, XX, XL-3.
IBP, III, XXV, II.
95
ce sens que dans le moment de la guerre, ces deux formes d’humanité
disparaissent, pour laisser place à une troisième forme qui est celle de l’homme
chrétien humain comme une bête féroce. C’est la réalité de l’homme comme bête
féroce, qui permet de faire le lien entre l’humanité supérieure des chrétiens et
l’humanité commune du genre humain.
§ 3. LE DROIT DE LA GUERRE ET DE LA PAIX ET
LA LIMITE HUMAINE
Il s’agit donc pour Grotius de tracer une limite entre l’humanité
innommable et inférieure de la bête féroce que devient l’homme dans la guerre,
et l’humanité supérieure du christianisme. Pour tracer cette limite, il faut que
l’humanité supérieure du christianisme devienne l’humanité commune du genre
humain. Pour ce faire, Grotius va extraire du domaine de la théologie, un de ses
termes fondamentaux, par lequel le christianisme expose la puissance de Dieu.
C’est le terme : d’immuable, qui dans l’Oeuvre augustinienne en particulier,
exprime l’éternité du Père tout puissant.
Le droit de la nature, c’est-à-dire de la “ nature humaine “, 314
également qualifié de droit naturel, “ est tellement immuable, qu’il ne peut pas
même être changé par Dieu. “ 315 car en effet “ de même donc que Dieu ne
pourrait pas faire que deux et deux ne soient pas quatre, de même il ne peut
empêcher que ce qui est essentiellement mauvais ne soit mauvais.” 316
L’opération paradoxale de Grotius consiste donc à renforcer le
christianisme en retirant à Dieu quelque chose qui lui est propre du point de
vue de la théologie, pour en faire une césure entre le bien et le mal, dans le
cadre d’un droit de la nature humaine. Ce qui forme alors un des ressorts le
plus puissant de la pensée de Grotius, c’est cet écart, cette rivalité entre :
“ ... les principes inhérents à l’être humain d’où découle le droit
naturel “ 317 et les principes inhérents à l’être chrétien.
Car en effet Grotius écrit : “ car les lois humaines ne sont, et ne
doivent être formulées, qu’en se plaçant au point de vue de la faiblesse de
l’humanité “ 318 et d’autre part il écrit que les chrétiens ont le devoir de
coïncider à, et de professer : “ une humanité supérieure à celle du reste des
hommes. “ 319
Le Droit de la Guerre et de la Paix qu’écrit Grotius, a donc pour
but d’isoler le mauvais, de caractériser la bête féroce, pour que coïncident le
Juste, le Saint, le Très Chrétien. Dans l’épître dédicatoire à Louis XIII Roi
très chrétien des Francs et de Navarre, ouvrant son texte, Grotius énonce
clairement : “ mériter dès cette vie non seulement le nom de Juste, mais
aussi celui de Saint, que le consentement des personnes pieuses à décerné à
Charlemagne et à Louis, vos ancêtres, après leur mort, c’est être Très
Chrétien, non seulement par un titre attaché à sa race, mais par un droit qui
vous appartient en propre. “ 320
314
315
316
317
318
319
320
IBP, Prolégomènes. IX.
IBP, I, I, X-5.
IBP, I, I, X-5.
IBP, Prolégomènes. XII.
IBP, I, IV, VII.
IBP, III, XII, IV-4.
IBP, Epître Dédicatoire, p. 4.
96
SECTION 2. L’OPPOSITION ABSOLUE ENTRE L’INJUSTE
ET LA NATURE RAISONNABLE ET SOCIABLE
§ 1. AFFIRMATION DE L’IMPORTANCE CAPITALE DES
LOIS NON ÉCRITES
Il y a sans doute dans la pensée de Grotius une coexistence très
forte entre l’idée de loi non écrite, immuable, contre laquelle Dieu ne peut
rien, et l’idée de l’autorité de la parole du souverain : “ c’est principalement,
souligne Grotius, des rois et des grands personnages qu’on dit très
communément que leur parole vaut un serment. Ils doivent, en effet, être tels
qu’ils puissent dire avec Auguste : “ je suis de bonne foi “,...” ... l’autorité
et le respect sont habituellement dus à la parole seule d’un roi, qui est
supérieure à n’importe quel serment. “ 321 En contrepoint Grotius précise
que : “ ... entre ennemis, les lois écrites, c’est-à-dire les lois civiles, n’ont
aucun pouvoir ; mais il existe entre eux des lois non écrites, savoir celles
que la nature prescrit, ou que le consentement des nations a établies. “ 322
Et, pour souligner l’importance de ces lois non écrites Grotius écrit en note :
“ on demandait au roi Alphonse à quoi il avait le plus d’obligation, aux livres
ou aux armes. Il répondit qu’il avait appris dans les livres le métier de la
guerre et le droit de la guerre. Plutarque dit qu’entre les gens de bien il y a des
lois de la guerre, et qu’il ne faut pas porter le désir de vaincre au point de ne
pas éviter un avantage provenant d’une action mauvaise et impie. “
Pour prouver l’existence de ce droit de la nature qui prescrit des
lois non écrites, Grotius se sert du témoignage des philosophes, des
historiens, des poètes, des orateurs, non pas qu’il faille se fier
indistinctement à ce témoignage, car ces philosophes, ces historiens, ces
poètes, ces orateurs, ont coutume de servir les intérêts de leur secte, de leur
sujet, ou de leur cause, mais parce que, du moment où plusieurs individus,
en différents temps et en divers lieux, affirment la même chose pour
certaine, on doit rattacher cette chose à une cause universelle. 323 C’est donc
par un prodigieux travail de la citation que Grotius écrit un livre absolument
original.
L’on distingue dans le mouvement de la pensée de Grotius, deux
groupes de valeurs et de réalités, qui sont en opposition absolue, et dont la
contradiction irréductible formera l’objet même du Droit de la Guerre et de
la Paix. L’idée de l’opposition absolue apparaît par exemple dans la
définition que donne Grotius de l’injuste : “ ... on entend par injuste ce qui
est en opposition absolue avec la nature raisonnable et sociable. “ 324
L’opposition absolue entre les valeurs ou les réalités négatives et les valeurs
ou les réalités positives formera l’ossature du Droit de la Guerre et de la
Paix. Au titre du négatif Grotius analyse :
a)- L’obscurité : “ ... retrancher des affaires toute obscurité par le lien de la
bonne foi. “ 325
321
322
323
324
325
IBP, II, XIII, XXII.
IBP, Prolégomènes. XXVI.
IBP, Prolégomènes. XL.
IBP, I, II, I-3.
IBP, III, XXV, I-2.
97
b)- La difformité morale : “ Le droit naturel est une règle que nous suggère
la droite raison, qui nous fait connaître qu’une action... est entachée de
difformité morale, ou qu’elle est moralement nécessaire. “ 326
c)- La répugnance : “ ... le droit est ce qui n’est pas injuste. Or ce qui est
injuste, c’est ce qui répugne à la nature de la société des êtres doués de
raison. “ 327
d)- L’injuste : “ ... on entend par injuste ce qui est en opposition absolue
avec la nature raisonnable et sociable. “ 328
e)- La perfidie : “ La perfidie est un crime clandestin, une action impie, un
forfait. Celui qui emploie la perfidie d’autrui viole le droit de la nature et
des gens. Il doit être poursuivi non comme un ennemi loyal mais comme un
assassin et un empoisonneur. “ 329
f)- La violence : “ La violence, qui domine sur tout dans la guerre, a
quelque chose qui tient de la bête féroce. ... Aussi, la bonne foi supprimée,
ils (les hommes) seront semblables aux bêtes féroces, dont la violence est
pour tout le monde un objet d’horreur. “ 330
Au titre du positif Grotius met en oeuvre principalement les
réalités que sont : l’humanité, la bonne foi, la charité.
§ 2. L’HUMANITÉ ET LA BONNE FOI : UN DROIT POSITIF
L’humanité apparaît chez Grotius comme une valeur, une réalité
centrale, décisive, impérative. 331
1- L’humanité est mise sur le même plan que “ le devoir de l’homme
chrétien “ (727)
2- L’humanité est source d’enseignement : “ l’humanité enseigne”. (748)
3- L’humanité est source d’obligation : “ l’humanité exige “. (738)
4- L’humanité atteint le statut d’une règle : “ la règle de l’humanité “. (739
et 818)
5- L’humanité peut être l’objet d’un viol : “ violer l’humanité “. (732)
Profaner les choses sacrées, les choses religieuses, les choses construites en
l’honneur des morts, signifie violer l’humanité.
6- L’humanité est mise sur le même plan que l’équité : “ l’équité qui est
exigée, ou l’humanité qui est louée... “ (750)
326
IBP, I, I, X.
IBP, I, I, III.
328
IBP, I, II, I-3.
329
IBP, III, IV, XV et XVIII-4.
330
IBP, III, XXV, I-2.
331
Pour ce qui concerne l’humanité, la bonne foi, la charité, compte tenu du nombre des expressions citées,
nous indiquons entre parenthèses après chaque citation la page correspondante du livre de Grotius : Le Droit de
la Guerre et de la Paix, dans l’édition Paris, P.U.F., 1999.
327
98
7- L’humanité est mise sur le même plan que la pitié : “ l’impulsion de
l’humanité et de la pitié. “ (802)
8- La valeur de l’humanité est équivalente à la valeur de la charité : “ ... les
règles de la charité s’étendent plus loin que celles du droit... c’est pourquoi
l’humanité exige... “ (738)
9- Le motif de l’humanité permet d’épargner, dans une guerre juste, les ennemis
vaincus, les femmes, les enfants, les ennemis qui se sont rendus. (713-715-718),
l’inhumanité est synonyme de massacre, en particulier celui des femmes et des
enfants. (629)
10- L’humanité, dans la guerre, est ce qui distingue l’homme de la bête féroce.
“ Plutarque raconte qu’autrefois les guerres entre les Corinthiens et les
Mégariens se faisaient avec humanité, “ et comme il convenait à des peuples
issus du même sang.”
Si quelqu’un était fait prisonnier, il était traité comme un hôte par celui qui
l’avait pris, et renvoyé chez lui, après qu’on avait reçu sa promesse de rançon :
d’où est né le nom d’hôtes de guerre. “ (748)
11- L’humanité, dans la guerre engendre le sentiment du droit. L’absence
d’humanité dans la guerre, engendre la loi de la bête féroce, qui impose
inéluctablement l’inhumanité, dans la contrainte absolue de la violence toute
puissante.
“ La violence, qui domine sur tout dans la guerre, a quelque chose qui
tient de la bête féroce ; il faut mettre d’autant plus de soin à la tempérer
par l’humanité, de peur qu’en imitant trop les bêtes féroces, nous ne
désapprenions l’homme. “ (836)
Dans l’esprit de Grotius le caractère central de l’humanité s’appuie sur
le caractère fondamental de la bonne foi, considérée comme un quasi synonyme
du mot : droit et du mot : justice.
1- Dans la guerre le droit et la bonne foi sont impérativement requis.
“ ... la guerre elle-même ne doit être entreprise qu’en vue d’obtenir justice, et
lorsqu’elle est engagée, elle ne doit être conduite que dans les termes du droit et
de la bonne foi.” (17)
2- Dans la guerre, le droit, la justice, la bonne foi, représentent une réalité
trinitaire incontournable.
“ L’opinion que la guerre n’a été entreprise ni avec témérité, ni avec injustice, et
qu’elle est conduite d’une manière légitime, a même une grande efficacité pour
se concilier des amitiés dont les peuples, comme les particuliers, ont besoin pour
bien des choses. Personne, en effet, ne s’allie facilement à ceux qui sont réputés
faire peu de cas du droit, de la justice et de la bonne foi. “ (19)
3- Dans la guerre la présence de la bonne foi introduit à la présence de Dieu.
“ ... la bonne foi est le suprême lien des choses humaines ; et le mérite de la foi
gardée entre ennemis est une chose sainte. “ (773)
99
“ ... la sainteté de la foi “ est le contraire de la perfidie. (837)
“ ... il est criminel de violer la foi, qui est le lien de la vie.... La foi est suivant
l’expression de Sénèque, le bien le plus inviolable du coeur humain. “ (835)
4- La bonne foi, la loi, l’âme sont des réalités vitales équivalentes. Si on les
supprime, la société des nations, l’Etat, le corps, s’écroulent et
s’anéantissent.
“ Ce n’est pas seulement tout Etat quelconque, qui est maintenu par la
bonne foi, comme le dit Cicéron, ... mais c’est encore cette plus grande
société des nations.
“ Supprimez-la, comme dit avec vérité Aristote, tout commerce entre les
hommes est anéanti....” (835)
“ ... la bonne foi supprimée, ils (les hommes) seront semblables aux bêtes
féroces, dont la violence est pour tout le monde un objet d’horreur. “ (836)
“ Dion Chrysostome... s’exprime d’une manière plus juste, lorsqu’il dit que
la loi --- celle surtout qui constitue le droit des gens --- est dans un État
comme l’âme dans le corps humain ; qu’elle, en effet, supprimée, il n’y a
plus d’Etat. “ (614)
L’humanité et la bonne foi sont pour Grotius deux réalités qui
sont en même temps intrinsèquement morales et intrinsèquement juridiques.
Parce que ces deux réalités ont cette double valeur, alors un droit de la
guerre et de la paix peut être envisagé, sur le fondement de cette remarque
de saint Augustin : “ La paix est donc la fin désirable de la guerre. “
§ 3. LE DROIT POSITIF ET LA LOI DE CHARITÉ
La charité, valeur spécifiquement chrétienne, apparaît plus
discrètement dans la pensée de Grotius, mais elle joue sans doute le rôle de :
“ ciment “, entre les vertus chrétiennes et les vertus humaines, entre
l’humanité supérieure du christianisme, et l’humanité inférieure et commune
du genre humain.
La charité dans le mouvement de la pensée de Grotius aurait un
double statut. Elle serait en même temps : “ loi de charité ... pour les
chrétiens surtout, “ (610) et en même temps : “ loi de charité “ (703), elle
ressortirait donc en même temps de l’humanité supérieure du christianisme
et de l’humanité inférieure et commune du genre humain.
Par ailleurs, écrit Grotius : “ mais il faut savoir ... que les règles
de la charité s’étendent plus loin que celles du droit. ... C’est pourquoi
l’humanité exige... “ (738)
C’est par la charité que l’on peut comprendre cette
correspondance très forte dans la pensée de Grotius entre le droit de la
nature humaine et la loi chrétienne.
100
Grotius écrit : “ au reste, même lorsque la justice strictement
dite n’est pas lésée, on peut pécher contre le devoir qui consiste dans
l’amour qu’on doit avoir pour les autres, surtout contre celui que la loi
chrétienne nous prescrit. “ (770)
Dans le premier chapitre de son livre Grotius s’attache à définir
ce que c’est que la guerre et ce que c’est que le droit. Il écrit que : “ ... le
droit ... ne se borne pas aux devoirs de la seule justice,... mais embrasse
encore ce qui fait la matière des autres vertus. ... le droit étant ici synonyme
du mot loi, pris dans son sens le plus étendu, et qui veut dire une règle des
actions morales obligeant à ce qui est honnête.” (37-38) Par l’exemple du
mot : charité, tel qu’il intervient dans la pensée de Grotius, l’on comprend
que pour ce dernier il existe un lien qui semble indécidable entre ce qui
ressort de la règle et ce qui ressort de la vertu, entre ce qui ressort du droit et
ce qui ressort de la morale. Est-ce la règle qui est à l’origine de la vertu, ou
bien est-ce la vertu qui est à l’origine de la règle.
Grotius détaille en effet trois vertus qui sont exigées des
chrétiens : “ ... l’humilité, la patience, la charité, “ 332 Plus loin, il en donne
quatre exemples : “ il faut savoir aussi que si l’on doit quelque chose, non
pas selon la justice proprement dite, mais par l’effet d’une autre vertu, telle
que la libéralité, la reconnaissance, la compassion, la charité, cette dette ne
pouvant être poursuivie par la voie judiciaire, ne peut pas non plus être
exigée par les armes. “ 333 La question qui apparaît comme indécidable pour
Grotius est donc celle de savoir si c’est la règle qui implique la charité, ou
au contraire si c’est la charité qui implique la règle puisque d’une part
Grotius écrit que : “ ... les règles de la charité s’étendent plus loin que
celles du droit. “ 334 et que d’autre part Grotius précise que : “ ... le droit ne
se borne pas aux devoirs de la seule justice... mais embrasse encore ce qui
fait la matière des autres vertus. “ 335 En tant que vertu, la charité devrait
donc être dans la dépendance du droit, mais en tant que règle, la charité
s’étend plus loin que le droit.
Cet indécidable concernant le statut de la charité, n’est que le
reflet de l’effort de Grotius pour faire coïncider l’humanité supérieure du
christianisme avec l’humanité inférieure et commune du genre humain en
regard de l’humanité indicible, clandestine et hors-la-loi des bêtes féroces,
des barbares, des bêtes sauvages, à même d’entraîner le christianisme dans
une chute mortelle.
SECTION 3. LE TEXTE DE GROTIUS IMPOSE LA NÉCESSITÉ
DE LA SÉMANTIQUE
§ 1. LA PHILOLOGIE : ÉPREUVE D’UN VAIN
ARRANGEMENT DE MOTS
La sémantique peut être entendue comme l’étude du langage,
considérée du point de vue du sens, comme une théorie visant à rendre
compte des phénomènes signifiants dans le langage, comme une science des
332
333
334
335
IBP, I, I, XVII-4.
IBP, II, XXII, XVI.
IBP, III, XIII, IV.
IBP, I, I, IX.
101
significations. La sémantique étudie les relations du signifiant au signifié.
Nous devons alors avoir à l’esprit ces phrases de Ferdinand de Saussure,
prononcées dans la première décade du vingtième siècle à l’Université de
Genève : “ le signe linguistique est donc une entité psychique à deux faces...
nous appelons signe la combinaison du concept et de l’image acoustique...
ces deux éléments sont intimement unis et s’appellent l’un l’autre... Nous
proposons de conserver le mot signe pour désigner le total, et de remplacer
concept et image acoustique respectivement par signifié et signifiant ; ces
derniers termes ont l’avantage de marquer l’opposition qui les sépare soit
entre eux, soit du total dont ils font parties. Quant à signe, si nous nous en
contentons, c’est que nous ne savons par quoi le remplacer, la langue
usuelle n’en suggérant aucun autre. “ 336
On se rappellera alors qu’un contemporain de Ferdinand de
Saussure a lui aussi conféré à la langue usuelle un pouvoir de direction :
“ Freud et Saussure soulignent pour des raisons profondément différentes,
cette instance de l’usage. Mais, alors que chez Saussure elle devient le motif
d’un “ relativisme “ ... elle constitue pour Freud un des germes de la
construction théorique. “ 337
La sémantique étudie les changements de sens, la synonymie, la
polysémie, la structure du vocabulaire. Si la sémantique semble plus proche
de la question du sens, la philologie semble plus proche de la question du
texte. Le philologue au seizième siècle était un érudit en matière d’antiquité
humaniste, plus tard, le philologue aura une compétence plus large, il sera
considéré comme un spécialiste de l’étude grammaticale et linguistique des
textes, comme un spécialiste de l’étude des textes et de leur transmission.
Dès les premières phrases des Prolégomènes à son Traité du
Droit de la Guerre et de la Paix, Grotius souligne que ce traité est :
“ ... d’autant plus nécessaire, qu’il ne manque pas d’hommes... qui ont
méprisé cette partie du droit (qui règle les rapports des peuples ou des chefs
d’Etats entre eux) comme ne consistant que dans un vain arrangement de
mots. “ 338 Car affirme t-il, un pareil travail faisant de cette partie du droit
un traité complet et méthodique, intéresserait l’humanité. L’ambition de
Grotius, de se hisser à la hauteur de l’humanité, en contrecarrant de manière
déterminante l’idée commune du “ vain arrangement de mots “, s’accomplit
par une “saisie quasi-poétique du réel, s’effectuant essentiellement en
fonction de cet univers de textes, qui n’a cessé de refléter aux yeux de
Grotius un ordre de valeurs supérieur. “ 339
Si le travail de Grotius représente une “ saisie quasi-poétique du
réel “, c’est, parce que, écrit Haggenmacher, l’auteur de ce travail est “
théologien et philologue presque autant que juriste et diplomate, au sens de
la diplomatique en tant que science.” 340
336
337
338
339
340
F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1968, p. 99.
J-M. Rey « Saussure avec Freud » in J-M. Rey, Parcours de Freud, Paris, Galilée, 1974, p. 64.
IBP, Prolégomènes. III.
P. Haggenmacher, Grotius et la Doctrine de la Guerre Juste, op. cit, p. 627-628.
Ibidem., p. 627.
102
Nous avons donc remarqué que la fin du premier paragraphe des
Prolégomènes du Traité de Grotius se termine par la phrase : “ cependant un
pareil travail intéresserait l’humanité. “ Nous avons remarqué que P.
Haggenmacher qualifiait Grotius de philologue. La rencontre du mot droit,
du mot poésie, du mot humanité, nous pousse vers Giambattista Vico (16681744). Vico écrit un livre De Constantia Jurisprudentis, Constance du
Législateur. L’argument de cet ouvrage, “ ... traite du principe unique qui
rendrait cohérentes toutes les connaissances établies dans le domaine divin
et humain. “ 341
La constance du législateur se démultiplie en une première partie
qui figure la constance de la philosophie, dont la conséquence est une
constance de la philologie traitée dans une deuxième partie. Dans ce livre
Vico construit sa méthode historique comme système d’interprétation
philologique. L’histoire y est conçue comme un système d’interprétations
des textes successifs de l’humanité : la mythologie, la poésie et le droit.
L’argumentation de Vico se donne un objet dans le droit, ce dernier étant
considéré comme le seul réel mouvant où travaillent tout à la fois, les
formes sociales, et une instance invisible, une conscience transhistorique du
bien, du possible, de la faute, cette instance invisible constituant une divinité
faite de mains d’homme.
“ ... ce que fait ici le droit de façon inouïe c’est d’obliger la
métaphysique (l’esprit même de la langue) à une épreuve de réalité,... “. 342
Or nous pensons que l’épreuve de réalité prend sa consistance première
dans le travail de l’écriture. C’est la raison pour laquelle Grotius raisonne
en fonction d’un univers de textes, qui reflète à ses yeux un ordre de
valeurs supérieur. C’est la raison pour laquelle Vico dans les premières
pages de son ouvrage prend appui sur l’autorité de Grotius. C’est la raison
pour laquelle le chapitre I de la seconde partie du livre de Vico, De
Constantia Jurisprudentis, s’ouvre par la question : “ qu’est -ce que la
philologie ? “ et Vico d’écrire en réponse : “ la philologie est en effet
l’étude du langage, un travail d’approche des mots dont elle rapporte
l’histoire, décrit les origines et l’évolution, ce qui lui permet de définir des
âges de la langue et de comprendre ainsi les sens propres, les altérations
et les usages des mots. “ 343
C’est la raison pour laquelle enfin, aux deux questions, qu’est-ce
que la philologie ? Qu’est-ce que l’humanité ? qui ouvrent respectivement les
deux chapitres du livre de Vico, Constance de la Philosophie, Constance de
la Philologie, répond le titre du chapitre dernier du livre De l’absolue
spécificité du Droit romain, comme si, la philosophie, l’humanité, le droit, ne
formaient qu’une seule formule de conclusion, permettant aujourd’hui, que
soit posée dans toute son épaisseur la question du crime contre l’humanité.
Dans une Contribution à l’histoire du mot Civilisation, datée de
1954, Emile Benveniste écrit : “ toute l’histoire de la pensée moderne et les
principaux achèvements de la culture intellectuelle dans le monde occidental
sont liés à la création et aux maniements de quelques dizaines de mots
Giambattista Vico, Origine de la poésie et du droit, De Constantia Jurisprudentis, 1721, trad. Catherine
Henri, Annie Henry, Paris, Cafe Clima Editeur, 1983, p. 27.
342
J. L. Schefer « La mort d’Adam » in G. Vico, Origine de la poésie et du droit, op. cit, p. 9.
343
G. Vico, Origine de la poésie et du droit, op. cit, p. 69.
341
103
essentiels, dont l’ensemble constitue le bien commun des langues de l’Europe
occidentale. “ 344
De Grotius à Vico, de Vico à Benveniste, de Benveniste à Barthes,
nous pouvons constater que le mot : humanité, relève de ce “ travail
d’approche des mots “, qu’il fait partie de “ ces quelques dizaines de mots
essentiels dont l’ensemble constitue le bien commun des langues de l’Europe
occidentale, “ qu’il est en quelque sorte ce mot“ illisible, impubliable, cet audelà, cette inscription d’une désorganisation énigmatique, “ 345 dans le sens
de la référence.
§ 2. LE DROIT DE LA GUERRE ET DE LA PAIX :
ÉPREUVE DE L’HUBRIS
Le mot : humanité, nous conduit vers l’expression juridique :
crime contre l’humanité. L’expression : crime contre l’humanité, nous
entraîne vers la lecture du livre de Ian Kershaw consacré à Hitler. En lisant
l’analyse de la vie de Hitler, des années 1889 à 1936, nous lisons le mot :
hubris : “ cette arrogance démesurée qui mène à la catastrophe --- était
inévitable. “ 346 Alors ce mot de hubris, utilisé par l’historien pour indiquer au
lecteur les conséquences catastrophiques du phénomène selon lequel : “ il
(Hitler) devint l’adepte le plus fervent de son propre culte du Führer. “ 347
nous pousse vers la thèse de Louis Gernet, écrite en 1917, dont le chapitre
préliminaire s’intitule : l’histoire d’un mot : hubris. Pour étudier l’histoire de
ce mot Gernet expose l’esprit de sa méthode : “ ... il ne faut pas être trop
linguiste : définir le sens par l’étymologie, c’est parfois pétition de principe,
tant qu’on a pas regardé le mot d’assez près.
Il ne faut pas non plus être trop juriste. Même un auteur aussi pénétrant
qu’Hitzig, s’enfermant trop, s’aveugle : préoccupé d’une catégorie juridique
et de définir l’hubris telle qu’elle est poursuivie sous un régime de répression
organisée, il ne verra dans les emplois non juridiques du terme que ce qui
lui sert et l’intéresse : du circonscrit, du délimité, --- le concept ; la notion,
chose plus large lui échappe....
Il faut donc renoncer à fixer d’emblée--- qu’on recoure à l’histoire du droit,
qu’on recoure à l’étymologie--- une “ idée générale “, une “ idée
fondamentale “, axe autour duquel tournerait l’histoire du terme. Il faut
étudier directement les emplois du terme lui-même : nous examinerons ici
les témoignages de la poésie grecque,... “ . 348
Il y a dans le phénomène de la langue une puissance sémantique
autonome, qui crée une force d’attraction inouïe. Chacun a sa manière,
Grotius, Vico, Gernet, Benveniste, Barthes, se sont appropriés cette phrase
de Ferdinand de Saussure : “ tout s’est passé hors de l’esprit, dans la sphère
des mutations de sons, qui bientôt imposent un joug absolu à la pensée et la
forcent à entrer dans la voie spéciale qui lui est ouverte par l’état matériel
E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, Collection Bibliothèque des Sciences
humaines, 1966, p. 337.
345
R. Barthes « Lisible, Scriptible et au-delà » in R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil,
Collection écrivains de toujours, 1975, p. 122.
346
I. Kershaw, Hitler, 1889-1936 : Hubris., trad. Pierre- Emmanuel Dauzat, Paris, Flammarion, 1999, p. 838.
347
Ibidem. p. 838.
348
L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Etude sémantique.
Première édition 1917. Paris, Albin Michel, Collection “ l’Evolution de l’Humanité “, 2001, p. 18-19.
344
104
des signes. “ 349
La poésie, la morale, la philosophie, le droit, ne forment qu’une
seule et même discipline. Au fil des siècles, chacune de ces disciplines est
rentrée dans une catégorie particulière de la pensée qui différenciait chacune
de ces disciplines des autres, cette catégorie particulière étant engendrée par
le pouvoir de la toute puissance. Le monde commun de la poésie, de la
morale, de la philosophie, et du droit, ce sont les mots. Ces mots portent une
mémoire qui leur est propre. Les poètes, les moralistes, les philosophes, les
juristes, subissent le “ joug absolu “ de la mémoire de ces mots.
Parce qu’ils ont peur de subir ce joug absolu, certains ont recours à
“... l’imposture de se placer sous le signe du premier, ... “. 350 On pourrait penser
que cette imposture est portée par Grotius, puisqu’il souligne d’emblée dans ses
Prolégomènes, que personne n’a tenté jusqu’à présent, de faire de cette partie du
droit qui règle les rapports des peuples ou des chefs d’Etat entre eux, l’objet d’un
traité complet et méthodique. Mais Grotius ne porte pas l’imposture de se placer
sous le signe du premier, alors même qu’il affirme le caractère inédit de son
entreprise, car il a compris que : “ ... le seul héritier possible, le seul qui ne soit
pas crapuleux, est celui qui constitue par lui-même, et comme de toutes pièces,
l’héritage, qui le forme uniquement par ce qu’il est à même de faire par luimême. “ 351
Il n’y a donc pas de premier, il n’y a pas de second, il n’y a pas
d’héritier, il y a d’abord une puissance sémantique autonome de la langue, une
force d’attraction mémorielle des mots, une force primitive de la parole, une
écriture illisible, qui s’impose, par-delà le bien et le mal, mais dans le bien et dans
le mal. A propos d’un peintre, André Masson, Roland Barthes écrit : “ voilà ce
que nous dit le travail de Masson : pour que l’écriture soit manifestée dans sa
vérité (et non pas dans son instrumentalité) il faut qu’elle soit illisible. “ 352
Les systèmes de pensée, les codifications, les concepts, les
expressions juridiques, sont beaucoup plus tributaires du passé qu’on ne le pense.
Lors d’une conférence un membre de l’Académie française énonce : “ les
humanités sont la mémoire vivante du passé, si les sciences peuvent nous aider à
réparer avec prudence ce que l’imprudence a ruiné, elles sont incapables de
nous dire où passe la frontière du licite et de l’illicite, du meilleur et du pire, de
l’humain et de l’inhumain. “ 353 Il est probable que Ian Kershaw n’avait pas lu la
thèse de Louis Gernet quand il a sous-titré par le mot hubris, le premier tome de
son livre consacré à l’analyse de la vie de Hitler.
Le travail de Louis Gernet, renouvelant de façon décisive les études
grecques, ses recherches sur le développement de la pensée juridique et morale
en Grèce, comportant en sous titre l’expression : étude sémantique, le chapitre
préliminaire de ces recherches consacré à l’histoire du mot : hubris, les crimes
contre l’humanité réalisés sous l’autorité et l’impulsion de Hitler et du nazisme,
F. de Saussure, Cours de Linguistique générale, op. cit, p. 311.
J-M. Rey « Remarques sur la Filiation » in L’Ecrit du Temps, n° 14/ 15, La Folie de l’Histoire, Editions de
Minuit, 1987, p. 148.
351
J-M. Rey « Un récit impossible » in L’Inactuel, n° 6, En lisant Wladimir Granoff, Edition Circé, 2001. p. 67.
352
R. Barthes, Sémiographie d’André Masson, Oeuvres complètes, Volume II, Paris, Seuil, 2002, p. 1597.
353
M. Fumaroli « Les humanités ou la critique de la spécialisation » Conférence, 15 novembre 2000,
Université de Tous les Savoirs, in Le Monde, 21 novembre 2000, p. 16.
349
350
105
le travail de l’analyse de Hitler, rédigé par l’historien Ian Kershaw, comportant
dans la première partie, en sous-titre le mot : hubris, permettent alors d’établir un
schéma de pensée, une liaison intellectuelle, entre le caractère illisible,
extraordinaire, inouï, impensable, du crime contre l’humanité, et le caractère
fondamental du terme hubris exposé par Louis Gernet : “ le terme d’hubris... est
bien le plus instructif qui soit. ... nous voici amenés à définir, du terme moral
étudié... ce caractère fondamental : il n’est pas le nom d’une chose, il n’exprime
pas une notion délimitée et autonome, pas plus qu’il n’évoque nécessairement
des images précises : il enveloppe une série en soi indéfinie, de représentations
variant en fonction les unes des autres ; nous avons vu ainsi, progressant du
même mouvement et en relation réciproque, les idées de violence injuste, de
l’aveuglement d’un coupable, du fonctionnement de la justice, de la sanction du
mal, de l’ordre du monde et de l’ordre dans la société, et jusqu’à celle de
l’organisme que constitue la société elle-même. “ 354
§ 3. LA RÉALITÉ DES CORRESPONDANCES
LINGUISTIQUES : ÉPREUVE DE LA DISTINCTION
DU PASSÉ ET DU PRÉSENT
Si nous décidons de quitter des auteurs qui nous apparaissent comme
des auteurs du passé, et si nous décidons de lire des auteurs que l’on nomme
contemporains, alors nous lisons cette phrase : “ La morale n’est pas une
branche de la philosophie, mais la philosophie première. “ 355
En premier lieu cette phrase nous renvoie au dernier chapitre du texte
de Grotius, le Droit de la Guerre et de la Paix. Grotius paraphrasant Cicéron écrit
“ qu’il est criminel de violer la foi, qui est le lien de la vie “, puis citant Sénèque,
l’auteur souligne que la foi est “ le bien le plus inviolable du coeur humain. “ 356
En deuxième lieu cette phrase nous renvoie aux travaux de
Louis Gernet, écrivant que la pensée juridique qui concerne l’obligation est
“ une pensée juridique qu’on peut dire fondamentale. “ Au VIème siècle,
écrit-il, “ là même où le droit s’est institué nous voyons qu’il trouve
quelquefois appui dans une morale qui lui est antérieure. “ 357
Ces deux renvois nous font comprendre que l’originalité
supposée d’un auteur est le prétexte de l’affirmation d’une singularité
fallacieuse en regard d’une vie fondamentale de la langue qui nous échappe.
Dès lors nous lisons dans le texte : Totalité et Infini, quelques
développements concernant le visage : “ le sens c’est le visage d’autrui...
l’essence originelle du langage... doit être cherchée dans la présentation du
sens... l’épiphanie du visage est éthique... l’essence du langage est la relation
avec autrui... l’universalité règne comme la présence de l’humanité dans les
yeux qui me regardent... le visage me parle et par là m’invite à une relation
sans commune mesure avec un pouvoir qui s’exerce, fût-il jouissance ou
connaissance... Autrui qui peut souverainement me dire non... m’oppose
L. Gernet « L’histoire d’un mot : hubris » in L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée
juridique et morale en Grèce, op. cit, p. 47.
355
E. Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’Extériorité, 1ère édition 1961, Kluwer Academic Publishers,
Dordrecht / Boston / London, 4ème édition, Collection Phaenomenologica, p. 281.
356
IBP, III, XXV, I-2.
357
L. Gernet « Droit et prédroit en Grèce ancienne » in L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris,
Maspéro, 1968, p. 179 et p. 184.
354
106
ainsi... la transcendance même de son être... l’infini de sa transcendance...
cet infini plus fort que le meurtre... paralyse le pouvoir par sa résistance
infinie au meurtre, qui dure et insurmontable, luit dans le visage d’autrui,
dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l’ouverture
absolue du Transcendant. “ 358
Dans un autre texte écrit à propos de la mort de Max Picard, il
est question de Philosophie du visage. “ Le visage est ... le mystère de toute
clarté, le secret de toute ouverture... C’est dans le visage de l’homme que,
par-delà l’expression de la singularité humaine, et peut-être à cause de
cette singularité ultime --- se manifeste la trace de Dieu et que la lumière de
la révélation inonde l’univers. “ 359
Une question alors s’impose. Cette philosophie du visage, qui
est doublement, celle de Max Picard selon Emmanuel Levinas, celle
d’Emmanuel Levinas selon Max Picard, constitue-t-elle réellement une
création originale. Fait-elle partie de ces “ ... thèses fondamentales sur
lesquelles reposeront plus tard les systèmes...” 360, ou bien, plus
prosaïquement, n’est-elle que la suite méconnue de cette phrase de Grotius,
sur laquelle elle repose sans le savoir : “ mais, d’un autre côté, à plusieurs
époques, ont surgi des hommes libres, sages et religieux, ... Ils enseignaient,
en effet, un Dieu fondateur et directeur de l’univers entier, et surtout père de
l’humanité que, pour cette raison, il n’avait point séparée en espèces
diverses sujettes à divers sorts, mais qu’il avait voulue d’un même genre et
comprise sous une même dénomination, à qui, de plus, il avait donné la
même origine, la même disposition d’organes, des visages amicalement
tournés les uns vers les autres, le langage et les autres moyens de
communication, afin que tous comprissent qu’il y a entre eux une société et
une parenté naturelles. Ils disaient qu’à cette race par lui créée ce haut
prince et père de famille avait tracés quelques lois, tant pour la maison que
pour la cité, non sur l’airain ni sur des tables, mais dans le sens et l’âme de
chacun, où elles s’offrent à la lecture de ceux mêmes qui les fuient et les
méprisent ; “ 361
Si nous lisons le texte de Levinas selon lequel l’infini de la
transcendance de l’être d’autrui est plus fort que le meurtre, que cet infini
nous résiste dans son visage (le visage d’autrui), et que son visage, est
l’expression originelle, est le premier mot : “ tu ne commettras pas de
meurtre “ 362 alors nous comprenons que l’impératif biblique :
“ tu ne tueras pas “, consiste d’être nommé par Levinas : le visage, et que
dans cette consistance, Levinas trouve son visage dans le miroir de celui de
Max Picard. Dès lors, Max Picard et Emmanuel Levinas, bien que ne s’étant
jamais rencontrés, sont porteurs de : “ ... la même origine, de la même
disposition d’organes, des visages amicalement tournés les uns vers les
autres. “ Parce que Emmanuel Levinas et Max Picard portent un fardeau
identique, ils peuvent tous les deux être crédités d’être débiteurs de Grotius.
E. Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’Extériorité, op. cit, p. 181, 174, 182, 183, 172, 173.
E. Levinas « Max Picard et le Visage » in E. Levinas, Noms propres, Paris, Fata Morgana, 1976, p. 142.
360
Ibidem. p. 144.
361
H. Grotius, Mare Liberum, De la Liberté des Mers, 1609, Université de Caen, Centre de Philosophie
politique et juridique, 1990, p. 662.
362
E. Levinas, Totalité et Infini, Essai sur l’Extériorité, op. cit, p. 173.
358
359
107
La philosophie du visage qui est celle de Levinas, si philosophie
il y a, trouve un de ses points d’appui, dans le texte de Grotius : Mare
Liberum, De la Liberté des Mers, écrit en 1609, cette grande surface
brillante et déchaînée, sur laquelle se reflète le visage de l’homme, dès que
la nuit apparaît.
De la même manière, quand le représentant du Saint Siège,
Pierre Bondue, procureur de Belgique, réfléchit, parmi des juristes, lors
d’une conférence, se tenant à Bruxelles en 1947, sur la définition du crime
contre l’humanité, quand ce procureur énonce que : “ ... chaque homme
individuel est, dans l’ordre divin, créé à l’image de Dieu. “ 363 il prépare la
répétition quasi identique de cette phrase prononcée par Emmanuel Lévinas
le 22 mars 1966, à la séance organisée par les Jeunesses Littéraires de
France en l’honneur de la mémoire de Max Picard : “ la personnalité dans
le visage est à la fois ce qu’il y a de plus irremplaçable, de plus unique et ce
qui est l’intelligibilité même. Par le visage humain conçu à l’image de Dieu,
l’univers se fait forme plastique ; “ 364
Quand, lors de cette conférence se tenant à Bruxelles en 1947,
Pierre Bondue énonce : “ il ne paraît pas possible d’exprimer en une
définition légale toutes les manifestations possibles du “ crime contre
l’humanité “. Les cas compris dans l’avant- projet de définition ne peuvent
être qu’exemplatifs. La malice humaine s’efforcera toujours de glisser en
marge des textes codifiés. Le principe est clair : il faut une atteinte grave et
intentionnelle (dol spécial) à un droit auquel l’homme ne pourrait renoncer
sans perdre ou avilir son éminente dignité. “ 365 Le représentant du Saint
Siège qu’est Pierre Bondue, s’appuie alors sur le : Sermon sur l’éminente
dignité des pauvres dans l’Eglise de Jésus Christ, prêché à Paris par Bossuet
( 1627-1704) en 1659, au Séminaire des filles de la Providence, fondé par
saint Vincent de Paul. “ Donc, ô pauvres, que vous êtes riches ! Mais, ô
riches, que vous êtes pauvres ! “ 366 énonce Bossuet dans ce sermon.
En 1996, quand Mireille Delmas-Marty évoque un droit commun
de l’humanité, 367 elle reprend sans le dire, cette expression, d’un article de
doctrine d’Antoine Pillet (1857-1926), dont A de la Pradelle dira : “ il est de
ceux qui, rares, prennent également les deux aspects public et privé, du
droit international : c’est un internationaliste complet. “ 368 Dans cet article
daté de 1894, on peut lire : “cependant, pour éviter toute méprise, et parce
que nos idées ne se confondent sur ce point avec aucune de celles qui ont
été antérieurement émises, nous éviterons le terme même de droit naturel et
nous adopterons celui de droit commun de l’humanité. “ 369
P. Bondue « Rapport concernant le crime contre l’humanité » in Léon Cornil (dir), Actes de la VIIIème
conférence internationale pour l’unification du droit pénal, Paris, Pédone, 1949, p. 144.
364
E. Levinas. Max Picard et le Visage, op. cit, p. 143.
365
P. Bondue, Rapport concernant le crime contre l’humanité, op. cit. p. 148.
366
Jacques-Bénigne Bossuet « Sermon sur l’éminente dignité des pauvres dans l’Eglise de Jésus-Christ » in G.
Hacquard, L’Oeuvre de Bossuet, extraits, Paris, Librairie Hachette, Classiques France, 1953, p. 37.
367
M. Delmas-Marty, Vers un droit commun de l’humanité, entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1996.
368
A. de La Pradelle, Maîtres et doctrines du Droit des gens, Paris, Editions Internationales, 1950, p. 307.
369
A. Pillet « Le Droit International Public, ses éléments constitutifs, son domaine, son objet » in Revue
Générale de Droit International Public, Tome I, 1894, p. 13.
363
108
En 1948, Joseph Y. Dautricourt, juge au Tribunal de Bruxelles,
signe un article de doctrine : Le Droit pénal dans l’Ordre Public Universel,
dans lequel il écrit : “ en fait la notion d’Ordre Public Universel est d’une
telle richesse qu’il serait vain d’en tenter l’inventaire dans le cadre d’une
modeste étude. “ 370 En 2002, Monique Chemillier-Gendreau, signe un
article dont le titre est : Contre l’Ordre impérial, un Ordre public
démocratique et universel. Elle écrit : “ nous devons donner corps à une
règle fondamentale, celle de l’intérêt public universel, et exiger qu’elle soit
en toutes circonstances la norme de contrôle de l’usage de la force et des
limites du marché. “ 371 Le vocabulaire de la doctrine juridique, adossée à
la question du crime contre l’humanité, qui s’élabore immédiatement après
la deuxième guerre mondiale, devient en l’année 2002, une arme pour
refuser l’hégémonisme fallacieux de l’ordre impérial américain, qui se
cache dans un discours manipulateur de l’humanité.
Ces quelques exemples de correspondances linguistiques,
Levinas (1961)- Grotius (1609), Bondue (1947) - Bossuet (1659), Delmas Marty (1996) - Pillet (1894), Chemillier-Gendreau (2002) - Dautricourt
(1948), démontrent , la réalité, la pertinence, la clairvoyance, de cette phrase
déjà citée de Ferdinand de Saussure : “ tout s’est passé hors de l’esprit,
dans la sphère des mutations de sons, qui bientôt imposent un joug absolu à
la pensée et la forcent à entrer dans la voie spéciale qui lui est ouverte par
l’état matériel des signes. “
J. Y. Dautricourt « Le Droit Pénal dans l’Ordre Public Universel » in Revue de Science Criminelle et Droit
Pénal comparé, 1948, p. 499.
371
M. Chemillier-Gendreau, « Contre l’ordre impérial, un ordre public démocratique et universel », in Le
Monde diplomatique, n° 585, décembre 2002, p. 22.
370
109
TITRE 3
LES
ORIGINES HUMANISTES
DE
CICERON
A
:
ÉRASME
Le mot humanisme naît seulement au plus tôt à la fin du XVIIIe
siècle, alors que le mot humaniste est un terme d'origine italienne
médiévale, qui se répand en France dans les années 1530. L'étude des
humanités, studia humanitatis, signifie l'étude de la langue et des
civilisations de l'Antiquité grecque et latine. Néanmoins il nous semble que
cela constitue une erreur de borner le Monde de l'Humanisme dans une
étroite frontière temporelle comme le fait Myron P. Gilmore. Ce dernier ne
considère que les soixante-quatre années qui s'écoulent entre la prise de
Constantinople par les Turcs en 1453 et l'apparition de Luther en 1517. Il
nous semble au contraire qu'il est impératif de situer le Monde de
l'humanisme dans l'éternité de la langue elle-même. En 1525, Érasme publie
à Bâle un livre dont le titre est La Langue. Dans ce livre l'auteur adresse
cette question au lecteur. « Comment donc se fait-il que pour les mortels la
langue soit le moindre des soucis, alors que nous portons partout en elle à
la fois un poison mortel et la drogue la plus salutaire ? » Un siècle plus
tard, en 1625, Grotius publie son De jure belli ac pacis. Il consacre des
développements au poison en écrivant que le droit des gens reçu depuis
longtemps, sinon par tous les peuples, du moins par les plus civilisés, est
qu'il ne soit pas permis de tuer un ennemi par le poison. L'action de tuer un
ennemi par le poison peut être nommé un crime clandestin, une action
impie, un forfait (voir note 124). Ce point de vue trouve sa consécration
internationale dans l'article 23 de la Convention concernant les lois et
coutumes de la guerre sur terre, élaborée lors de la Conférence de la paix de
la Haye en 1899. La première des prohibitions énumérées par la Convention
concerne l'interdiction d'employer du poison ou des armes empoisonnées.
En 1946 Victor Klemperer publie ses Carnets d'un philologue rédigés dans
le temps de la domination nazie entre 1933 et 1945. Il y analyse la langue du
troisième Reich, la Lingua tertii imperii, ou LTI. Klemperer souligne que la
langue nazie imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle
assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son
moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret.
Donnant suite à cette analyse un auteur contemporain, Jean Pierre Faye,
dans son livre Le Langage meurtrier, confère au langage des Nazis un rôle
moteur dans l'élaboration d'une opération de meurtre à l'échelle de
l'Allemagne d'abord, puis de l'Europe entière. Le sentiment de l'humanité,
cette drogue la plus salutaire, se situe du côté de la langue, mais le crime
contre l'humanité, ce poison mortel, se situe lui aussi tout autant du côté de
la langue. Et ceci nous pouvons parfaitement le comprendre dès lors que
nous qualifions le gaz cyklon B utilisé pour le fonctionnement des chambres
à gaz de Poison Volatile, qui tue celui qui le respire. Ainsi donc une des
racines du concept de crime contre l'humanité se situe dans le poison mortel
de la langue. Le mot Humanitas constitue pour Cicéron comme pour
Érasme un antidote de la langue contre le poison de cette même langue. Le
nom de Constantinople porte en lui cette double dimension de la langue
salutaire et de la langue mortelle.
110
CHAPITRE 1
LA SIGNIFICATION DE L’HUMANITAS SELON CICERON
Dans la genèse du concept de crime contre l'humanité le nom de
Cicéron occupe une place éminente. Cette place repose sur le mot
d'humanitas, qui forme l'ancienne résonance primordiale du mot
d'humanité. Sans l'humanitas le mot d'humanité ne signifie absolument rien,
et la notion juridique de crime contre l'humanité ne serait même pas née. Le
mot d'humanitas dans la pensée de Cicéron lie ensemble le plus bas et le
plus haut, l'esclave et le prince. Dans son traité de Oratore rédigé dans
l'année 55 av. J. C. Cicéron affirme sous forme de question : Est-il rien de
plus royal, peut-on dire de plus grand et généreux que de secourir les
suppliants, de relever les malheureux à terre, d'arracher ses concitoyens à la
mort, aux dangers, à l'exil ? Dans son traité concernant Les Devoirs, Cicéron
souligne que l'humanité ne saurait permettre de considérer l'esclave comme
un simple patrimoine. Même le maître de l'esclave ne saurait arracher à ce
dernier sa dignité d'homme. Ainsi le prince le plus puissant, comme
l'esclave le plus impuissant, sont tous les deux également soumis à la loi de
l'humanitas, qui constitue en elle-même un gouvernement des hommes seul
à même d'assurer la pérennité de la Cité. L'espérance impériale de César, la
supériorité des premiers citoyens, la souveraineté primordiale de Rome,
reposent pour une part déterminante sur l'esprit de l'humanitas, accordant à
la pensée la force d'un jugement fondé sur la vérité, la sagesse, la dignitas.
La dignitas étant une autorité vertueuse, l'accord de l' honnêteté, du prestige,
de la gloire.
SECTION 1. L’ESPÉRANCE DE L'HUMANITAS DE CICÉRON,
L’ESPÉRANCE IMPÉRIALE DE CÉSAR
§ 1. LES QUATRE SIGNIFICATIONS DE L’HUMANITAS
Le mot humanitas, est un des mots qui revient le plus souvent
sous la plume de Cicéron. Il signifie principalement l’unité du genre
humain, il signifie la justice qui maintient l’union de la communauté
humaine, il signifie la culture qui affine l’intelligence de la vie, il signifie la
civilisation qui s’oppose à une vie frustrée, rustique et aveugle.
Le point de départ de Cicéron, c’est l’idée de l’unité du genre
humain. De cette unité résultent certains droits de la société sur l’individu et
certains devoirs corrélatifs : “ parmi les formes de la moralité il n’y en a
point qui ait plus d’éclat et plus de portée que l’union des hommes avec les
hommes --- cette sorte d’association de mise en commun des intérêts, et
cette tendresse même qui lie tout le genre humain (et ipsa caritas generis
humani) “ 372 Ce sentiment est susceptible, selon Cicéron, d’un
élargissement progressif : il se limite d’abord au couple humain et aux
enfants qui en naissent, il s’étend ensuite aux amis, aux voisins ; il trouve un
aliment nouveau dans la vie publique où tant de débats passionnants le
fomentent ; il se dilate jusqu’aux limites d’une même nation, où l’identité de
langue est facteur d’unité ; il embrasse enfin la famille humaine tout entière.
Les hommes écrit Cicéron, ont été engendrés pour les hommes, afin qu’euxCicéron, Des termes extrêmes des Biens et des Maux, De finibus, traduit du latin par J. Martha, Paris, Les
Belles Lettres, 1955, Livre V, XXIII, 65, T II, p. 149.
372
111
mêmes puissent se rendre service les uns aux autres. 373 L’origine de cette
disposition, c’est dans le coeur humain qu’il faut la chercher. La nature l’y a
inscrite, en témoignant que l’univers est la commune patrie des dieux et des
hommes. Un homme par cela seul qu’il est un homme, ne peut absolument
pas être un étranger aux yeux d’un autre homme.
L’humanitas maintient l’union de la communauté humaine. Elle
est justice, mais elle est aussi piété, bonté, libéralité, indulgence, affabilité,
(pietas, bonitas, liberalitas, benignitas, comitas). Elle s’associe tout
naturellement à la mansuetudo, à la fides, à l’officium. Elle s’oppose à
l’humeur âpre, sévère, féroce, insociable qui compromet les bons rapports
sociaux, engendre les querelles et les guerres.
L’humanitas désigne ce que nous appelons la “ culture “ : un
certain affinement de l’intelligence par l’expérience de la vie, la réflexion,
les livres. C’est ce que Cicéron nomme politior humanitas. Volontiers
associe-t-il humanitas et litterae, ou humanitas et doctrina. L’éducation
même lui apparaît comme une méthode destinée à former les enfants à
l’humanité et à la vertu. 374
Enfin l’humanitas, dans son emploi le plus général, permet à
Cicéron de traduire la notion complexe de civilisation, en tant que la
civilisation s’oppose à la guerre et à la destruction : “ Numa Pompilius
commença par distribuer entre tous les citoyens, par tête, les terres
conquises par Romulus au cours de ses campagnes et leur fit comprendre
qu’ils pouvaient, sans ravager et sans piller, jouir largement de toutes les
commodités de la vie en cultivant leurs champs ; il leur inspira l’amour de
la tranquillité et de la paix, qui font plus aisément fleurir la justice et
l’honnêteté et qui protègent mieux le travail agricole et la récolte des
moissons. ... Grâce à ces lois, qui sont conservées encore dans nos archives,
et en établissant un cérémonial religieux, il apaisa des âmes, que brûlaient
la pratique constante et la passion de la guerre.... Grâce à ces institutions,
il ramena à l’humanité et à la douceur des hommes que l’amour de la
guerre avait rendus inhumains et sauvages. “ 375
§ 2. LES GESTES MEURTRIERS DE LA SUPPLICATION
ET LA MORT DE CÉSAR
Le texte de Nietzsche, la figure de César, la double réalité historique
et mythologique d’Alexandre, la puissance radicalement autre de DionysosSuppliant, nous adressent la question de savoir si il peut y avoir une
communauté de signification entre, d’une part l’humanitas telle que l’entend
Cicéron, et d’autre part, le principe de surhumanité, tel qu’il fut mis en oeuvre
d’abord par César, contemporain de Cicéron, puis par les empereurs romains
qui régnant après César, furent investis du titre d’Auguste.
Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, trad. M. Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1965, Livre III, XIX, 62, P.
115. Et, Cicéron, De finibus, op. cit., Livre III, XIX, 63, T II, p. 42.
374
P. de Labriolle « Pour l’Histoire du mot « Humanité » » in Les Humanités, Classes de Lettres, 1931-1932,
Hatier. Ce texte de P. de Labriolle est cité par H.-I. Marrou, Saint Augustin et la fin de la Culture antique, Paris,
Éditions E De Boccard, 1983, (1ère édition 1958), p. 554.
375
Ciceron, La République, trad. E. Breguet, Paris, Les Belles Lettres, 2000, (1ère édition 1980) Livre II, XIII,
25, et Livre II, XIV, 26 et 27, p. 20.
373
112
C’est la même question, mais sous une autre forme, qui est
formulée par l’historien Christian Meier, dans son étude sur César. Pouvonsnous encore, après Hitler, tabler sur les grands hommes, dans l’esprit de
l’ancienne tradition européenne ? s’interroge-t-il. La réponse s’élabore en
deux temps. Dans un premier temps, l’historien affirme l’existence de la
grandeur de César, qui, écrit-il, réside dans son humanité on ne peut plus
problématique, faite d’éclat éventuel en même temps que de misère, de
malheur et de culpabilité inévitables... dans son efficience historique, qui lui
a fait accomplir tant de choses, mais lui en a aussi fait détruire tant. Dans un
deuxième temps, l’historien, nie, aujourd’hui, la possibilité historique de la
grandeur. Aujourd’hui, écrit-il, la grandeur n’apparaît pas digne de foi. La
question n’est plus seulement de savoir si elle sera bienfaisante, mais si
même elle peut exister, car en effet, la “ grandeur salopée “ dont parle
Thomas Mann à propos de Hitler, « a salopé » en retour, semble-t-il, la
notion même de grandeur. 376
Ce qui pose problème à Christian Meier, ce n’est donc pas la
grandeur de César, mais c’est la liaison théorique, spirituelle, psychique,
entre le principe d’humanité, le principe d’inhumanité, le principe de
surhumanité.
Selon Jérôme Carcopino, l’originalité de César, c’est qu’il a
nourri son ambition frénétique d’une idéologie conséquente. Il a cherché à
libérer valablement son autorité de tout contrôle et à l’enraciner sur un sol
immuable. c’est pourquoi, écrit-il, “ ce démocrate, (César) qui n’est
intelligible que dans son pays et son temps, envisagera, dès l’âge de trente
ans, comme une chose toute naturelle, de se prévaloir de sa naissance pour
s’égaler aux dieux et revendiquer l’hégémonie des rois. “ 377
L’auteur latin Suétone, nous rapporte qu’en 68 av. J.-C., César
célébra les funérailles de sa tante Julie, veuve de Marius. Il y prononça une
oraison funèbre où, sous prétexte de louer la défunte, il exalta la
prééminence royale et divine de son lignage : “ du côté de sa mère, ma
tante Julie descend des rois. Du côté de son père, elle se rattache aux dieux
immortels. C’est, en effet, du roi Ancus Marcius que sont sortis les Marcius
Rex dont sa mère portait le nom. C’est de Vénus que sortent les Jules
auxquels se rattache notre famille. Celle-ci joint donc à la sainteté des rois,
qui sont les maîtres des hommes, la religion des dieux de qui relèvent même
les rois. “ 378
César accentuera le caractère sacré dont sa personne est
marquée. Le Sénat de Rome, au début de 44 av. J.-C., consacrera
officiellement la dénomination divine qu’il s’est donnée : Divus Iulius.
César, sera assassiné par Brutus, Cassius, et d’autres conjurés, de trente cinq
coups de poignard, le 15 mars 44, le jour même où le Sénat devait délibérer
de la royauté de César et le proclamer Roi. César pensait que le titre de roi
était nécessaire pour réaliser son espérance impériale : annexer l’Egypte et
soumettre l’empire des Parthes.
376
377
378
C. Meier, César, traduit de l’allemand par Joseph Feisthauer, Paris, Seuil, 1989, p. 23.
J. Carcopino, Les Étapes de l’Impérialisme romain, Paris, Hachette, 1961, p. 124.
Suetone, Caes, 6, cité par J. Carcopino, Ibidem, p. 124.
113
En lisant le texte de Plutarque, (49-125 ap. J.-C.) Les Vies des
Hommes Illustres, l’on remarque que les gestes de la supplication
introduisent à la mise à mort de César : “ à l’entrée de César, le Sénat
s’incline et se lève. Quand César est assis on s’empresse de nouveau autour
de lui, et l’on fait s’avancer Tillius Cimber, qui le prie pour son frère exilé.
Les autres prient avec lui, prenant les mains de César et lui baisant la
poitrine et la tête. Il repousse d’abord ces supplications ; puis comme ils
insistent, il se lève pour user de force. Alors Tillius, lui saisissant la robe à
deux mains la tire de dessus ses épaules, et Casca, le premier, debout
derrière César, prend son épée et lui porte un coup peu profond le long de
l’épaule. César met la main sur la poignée et s’écrie en latin d’une voix
forte : “ Scélérat de Casca, que fais-tu ? “ et Casca s’adressant à son
frère en grec, l’appelle à son secours. Atteint alors de plusieurs blessures à
la fois, regardant autour de lui et essayant de les repousser, quand il voit
Brutus l’épée nue, il quitte la main de Casca qu’il tenait encore,
s’enveloppe la tête de sa robe et livre son corps aux coups. Comme les
conjurés, serrés les uns après les autres, s’acharnent sur ce corps avec
leurs poignards, ils se blessent mutuellement ; Brutus, qui veut avoir part
au meurtre, est frappé à la main et tous les autres couverts de sang. César
ainsi tué, Brutus s’avance au milieu de la salle et veut parler pour retenir et
rassurer le Sénat. Mais tous s’enfuient effrayés : ils se poussent
tumultueusement à la porte, bien que personne ne les poursuive et ne les
presse. “ 379
Existe-t-il une communauté de signification entre la rêverie de
l’espérance impériale, cristallisée dans le désir de César, et la rêverie de
l’espérance de l’humanitas, cristallisée dans le désir de Cicéron. Robert Folz,
analysant l’idée d’empire en Occident écrit : “ à la différence de la notion
politique de l’Empire qui vient de se fixer, l’espérance impériale demeure
extrêmement fluide ; elle se meut toujours sur le plan universel. » 380
§ 3. L’UNIVERSALITÉ DE CICÉRON,
L’UNIVERSALITÉ DE CÉSAR
L’universalité présente dans l’humanitas de Cicéron, peut-elle
rencontrer l’universalité présente dans l’espérance impériale de César. Le
texte de Cicéron qui se cristallise dans le mot humanitas, peut-il toucher le
nom propre que s’est donné César : Divus Iulius. En d’autres termes,
comment s’organise l’économie de la relation entre l’humanité,
l’inhumanité, la surhumanité.
En premier lieu, le rêve de l’espérance impériale semble
s’organiser selon une modalité très puissante, qui se retrouve de manière
quasiment identique au long des siècles. Jérôme Carcopino cite Suétone
rapportant une phrase de César que ce dernier aurait prononcée dans sa
jeunesse : “ il faudra, répétait-il, me parler avec déférence et m’obéir
comme aux lois. “ 381
Plutarque, Les Vies des Hommes illustres, cité par R. Étienne, Les Ides de Mars, L’assassinat de César ou
la dictature ? Paris, Gallimard / Julliard, 1973, collection Archives, p. 84.
380
R. Folz, L’idée d’empire en Occident du Vème au XIVème siècle, Paris, Aubier, 1953, p. 178.
381
Sueton, Caes, 77, cité par J. Carcopino, Les Étapes de l’Impérialisme romain, op. cit., p. 122.
379
114
Il est troublant d’entendre l’écho de cette phrase de César
rapportée par Suétone, aussi bien sous la plume de Ernst H. Kantorowicz
(1895-1968), publiant en 1927 un de ses ouvrages majeurs : la biographie de
Frédéric II de Hohenstaufen (1194-1250), que sous la plume de Robert
Etienne, publiant en 1997 la biographie de César.
Le premier écrit : “ cependant l’attitude royale, la physionomie
et la majesté autoritaire de l’enfant frappaient d’emblée, tout autant que
son refus de prêter l’oreille à toute admonition. Il n’obéissait qu’aux
impulsions de sa propre volonté, disait-on. Cette volonté de Frédéric II,
volonté d’une énergie colossale, livrée en toute liberté à elle-même et que
personne, sinon lui-même, sa raison et tout au plus la nécessité, n’a jamais
domptée, peut expliquer la nature rétive du jeune garçon, mais aussi la
détermination, fermée à la contradiction, du futur empereur. Dès l’âge de
douze ans, Frédéric voulut secouer toute tutelle, jugeant “ outrageant “ son
état de pupille dans sa fierté enfantine et ne supportant pas d’être considéré
non comme un roi mais comme un enfant. A ceux qui le voyaient alors il
imposait déjà le respect, et l’on sentait que dans très peu de temps il
faudrait lui obéir sans résistance possible. ... A douze ans, après avoir
exercé son corps toute la journée, il travaillait encore jusque tard dans la
nuit pour étendre ses connaissances... Et ce qui le passionnait alors
particulièrement, c’était l’histoire --- romaine sans doute --- des faits
d’armes et des guerres. “ 382 Dans cette phrase, nous comprenons que la
figure dissimulée de César, soutient le texte de Kantorowicz.
Le deuxième écrit : “ tout le jeu législatif n’est en réalité qu’une
façade. La lettre de la “ constitution “ est respectée et les lois sont votées
“ dans la forme “, mais leur rédaction a reçu l’aval de César ou de son
cabinet et nul ne s’aviserait de changer quoi que ce soit. Même ceux qui
endossent la paternité d’une loi, en ignorent le contenu. Cette force légale
était telle qu’après sa mort Marc Antoine n’eut qu’à publier en vrac les
brouillons des textes rencontrés dans ses coffres pour qu’aussitôt on les
gravât dans le bronze et qu’ils eussent force de loi. Ainsi la Lex Iulia
municipalis allait fixer pour des siècles la politique romaine et le statut de
l’Italie. Elle relève au travers de César d’une incroyable autorité qui
dépasse celle de tout monarque connu dans l’histoire ... Avant les
empereurs, César incarnait donc la loi vivante, victorieuse même de la mort
et assurant la survie d’une monarchie qui avait eu comme but autant que
comme effet de remodeler la société. “ 383 Il est troublant également de
remarquer, combien, chez deux historiens, non seulement le point de vue
concernant l’oeuvre de César, peut-être contradictoire, mais plus encore,
comment c’est précisément le mot humanitas, qui opère la discrimination
entre ces deux points de vue.
Ainsi Jérôme Carcopino, à qui Pierre Grimal rend hommage le
nommant : cet autre Cicéron, 384 dans son étude sur César, crédite ce dernier
d’une oeuvre positive : “ César apparaît en réalité comme le plus souple et le
plus vigoureux des démiurges politiques, celui qui, pour concilier la culture
hellénistique et la discipline romaine, la domination d’un seul et la vitalité des
E. H. Kantorowicz, « L’Empereur Frédéric II », in Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2000, (1ère édition
1990), p. 35.
383
R. Étienne, Jules César, Paris, Fayard, 1997, p. 169.
384
P. Grimal, Cicéron, Paris, Fayard, 1986, p. 6.
382
115
républiques municipales, l’annexion totale de l’Orient et l’assimilation des sujets
du peuple-roi, sut accomplir la plus grande des révolutions de l’antiquité, une
des plus efficaces de l’histoire. Il a créé les éléments féconds de cet “ Empire “
auquel les anciens durent plusieurs siècles de paix bienfaisante, et dont le
souvenir, en bien comme en mal, pèse, depuis lors, sur le destin des hommes. “ 385
Un autre historien, met au contraire l’accent sur l’échec de César. En
conclusion de son étude il écrit : “ César, c’est peut-être là le secret de son échec,
ne possédait pas le don de ce que les Romains appelaient humanitas. Pline le
Jeune définissait cette qualité comme la capacité de gagner l’affection des petits
sans heurter les grands. Avec son intuition géniale, il inaugura une nouvelle
époque dans l’histoire de Rome. Mais il se fiait tellement au pouvoir de son
charme --- de son “ charisme “ si l’on veut --- qu’il en oublia d’avoir du tact. “
386
Pour pouvoir répondre à la question : qui donc fut César, et que futil ? Chef bienveillant, despote cruel, tyran aveuglé ? Cet historien examine
l’oeuvre législative de ce dernier, pour pouvoir analyser comment l’homme
d’Etat était jugé par les différents secteurs de la population. Sa conclusion est
construite à partir du terme d’humanitas, qu’il traduit par un : “ sentiment
commun d’humanité”. Néanmoins, bien que Cicéron, constitue l’auteur latin
auquel il fait le plus souvent référence, jamais le terme d’humanitas n’est analysé
pour lui-même, comme si un sens courant actuel de ce mot s’imposait à
l’évidence.
C’est peut-être ce sens courant, qui de manière subreptice et non
analysée, constitue la ligne de partage entre le point de vue de Jérôme Carcopino,
et le point de vue de Zvi Yavetz. Le premier associe au nom de César, l’héroïsme,
la douceur, la justice. Le deuxième associe au nom de César, l’absence de
possession du don de l’humanitas. En 1934, cet autre Cicéron que fut Jérôme
Carcopino pour Pierre Grimal, écrit : “ le peuple dont la grandeur a fixé mon
humble vocation a jadis accompli le plus beau des miracles humains, celui qui
servit de support historique au miracle chrétien et sans lequel ce qu’on a appelé
le miracle grec se serait évanoui sans laisser de trace : la paix romaine. Il suffit
que nous prononcions aujourd’hui ces mots imprégnés d’héroïsme et de douceur,
où s’est inclu l’age d’or de notre humanité, pour qu’ils communiquent aussitôt à
nos âmes endolories par les sacrifices de la plus sanglante des guerres ... une
espérance nostalgique, une fervente aspiration.... Si l’impérialisme de Rome
n’avait été qu’un déploiement de violences et d’appétits, l’empire de Rome, bâti
sur ces fondements boueux, aurait succombé... Mais... Rome a mis délibérément
sa force au service de la justice, suivant les paroles de César dans la
harangue qu’il adressa, en 49 av. J.-C., aux mutins de Plaisance : « Nous
devons avant tout songer à la justice. Avec elle la force des armes peut tout
espérer. Sans elle, rien n’est solide » (Cass. Dio, XLI, 32, 5 .“ 387
Pour notre part, nous avons lu l’expression : principe
d’humanité, sous la plume d’un auteur, traduisant en 1927, une lettre de
saint Augustin : Poursuivre le crime pour délivrer l’homme, c’est s’associer
à un principe d’humanité, et non d’iniquité. 388 Nous avons lu l’expression :
J. Carcopino, Jules César, Paris, Les Libraires Associés, 1965, (1ère édition 1935), p. 441.
Z. Yavetz, César et son image, Des limites du charisme en politique, Traduit de l’anglais par Elie Barnavi,
Paris, Les Belles Lettres, 1990, p. 240.
387
J. Carcopino, Les Étapes de l’Impérialisme romain, op. cit., p. 257 et p. 15.
388
Saint Augustin, Epistola 153. 2-3 ; P. L., XXXIII, 654. Cité par G. Combes, La Doctrine politique de Saint
385
386
116
principe d’inhumanité, sous la plume de l’auteur d’un exposé introductif,
Délégué du Gouvernement provisoire de la République française au
ministère public du Tribunal Militaire International à Nuremberg en 1946 :
La doctrine nationale-socialiste, qui élève l’inhumanité au rang d’un
principe. Nous avons lu l’expression : principe de surhumanité, sous la
plume d’un auteur juriste, étudiant en 1963, le problème de la succession
des empereurs romains : Le principe de surhumanité justifie les pouvoirs du
prince. 389
Dès lors, nous est apparue l’obligation d’obéir à un schéma
trinitaire accomplissant la liaison entre ces trois principes, qui seul,
permettrait de s’approcher de la réalité de la chose innommable, cachée, en
même temps qu’exposée par l’expression juridique : crime contre
l’humanité.
SECTION 2. LA SUPÉRIORITÉ DES PREMIERS CITOYENS
§ 1. LE TRIPLE FONDEMENT DE L’HUMANITAS
La supériorité des premiers citoyens, ne peut reposer sur :
“ ... la passion sans mesure de tenir la première place “, mais seulement sur
l’alliance entre l’humanitas, la magnanimitas, l’honestum.
Pour montrer qu’il ne peut y avoir de conflit réel entre l’honestum,
c’est-à-dire la beauté morale, et l’utile, Cicéron fait référence à un exemple de
conflit moral, exposé par Hécaton de Rhodes, philosophe stoïcien du deuxième
siècle avant Jésus-Christ, qui lui aussi écrivit un Traité sur les Devoirs. “ Au cas
où il faudrait, en mer jeter quelque cargaison, l’homme de bien jetterait-il un
cheval de prix plutôt qu’un petit esclave sans valeur. “ Cicéron énonce alors :
“ hic alio res familiaris, alio ducit humanitas. “ Ici, l’intérêt du patrimoine va
d’un côté mais l’humanité de l’autre.
La signification primordiale de l’humanitas, ne réside pas dans
la possession, mais tout au contraire dans la dépossession, c’est-à-dire,
d’une part dans l’idée selon laquelle “ Il faut se garder de la passion de la
renommée, car elle supprime la liberté au service de laquelle les hommes
magnanimes doivent apporter tout leur effort. “ et d’autre part dans l’idée
selon laquelle “ Pas même le pouvoir n’est à rechercher, et bien plutôt, on
doit ou bien parfois ne pas l’accepter ou bien quelquefois s’en démettre. “
Cette dépossession engendrant l’obligation de la sagesse selon laquelle
“ Il faut respecter la justice, même à l’égard des plus petits, or ce qu’il y a
de plus bas, c’est la condition et le sort des esclaves. “ Ce respect de la
justice est fondé sur la nécessité de maintenir sous un même droit, les
grands et les humbles.
Augustin, Paris, Librairie Plon, 1927, p. 198.
389
B. Parsi, Désignation et Investiture de l’Empereur romain (Ier et IIème siècles après J.-C.), Paris, Librairie
Sirey, 1963, p. 21. « Le mot principatus associe deux éléments : d’une part le souvenir de l’idée républicaine de
primauté morale et, depuis Auguste, de prééminence charismatique, d’autre part l’idée de souveraineté
conférée par la lex de imperio. Ces deux éléments se complètent : le principe de surhumanité justifie les
pouvoirs du prince. »
117
L’idée d’humanitas repose donc sur une triple unicité. En premier
lieu l’unicité de la loi de la nature. En deuxième lieu l’unicité du langage de
la loi. En troisième lieu l’unicité de la race humaine. Cicéron écrit : “ ...
nous sommes tous tenus par une seule et même loi de la nature et si cela est
ainsi, assurément la loi de la nature nous interdit de faire violence à
autrui...(…) rien de cruel n’est utile : en effet, pour la nature humaine, que
nous devons suivre, le plus grand ennemi, c’est la cruauté. “
Car en effet, la cruauté, est l’expression première des désirs qui
ont perdu le lien avec la raison, ce sont des désirs qui dépassent la limite et
la mesure, ces désirs n’obtempèrent pas à la raison à laquelle ils sont soumis
par la loi de la nature. “ On peut (alors) discerner les visages eux-mêmes
des gens en colère ou de ceux qui sont ébranlés par quelque passion ou
crainte ou qui sont transportés par un plaisir extrême ; chez tous, les
figures, les voix, les mouvements et les attitudes sont changés.“ L’on
comprend alors, que le plaisir extrême de tuer, qui marque le visage d’un
rictus d’effroi, de haine, d’horreur et de plaisir entremêlés, soit absolument
exclu de la sphère de l’humanitas, pour la raison précisément qu’on inventa
les lois pour qu’elles tinssent à tous, toujours, un seul et même langage. “
Or, ce langage unique de la loi qui doit pouvoir être énoncé à tous et à
chacun, implique nécessairement d’être proféré par une bouche soucieuse de
la raison et de la modération, et non pas par une bouche tordue par le rictus
du plaisir de la cruauté.
Si nous sommes tous tenus par une seule et même loi de la
nature, si les lois ont été inventées, pour qu’elles tinssent à tous, toujours, un
seul et même langage, c’est parce que “ ... quelle que soit la définition que
l’on donne de l’homme, elle est une et valable pour tous... Il n’y a pas en
effet unité qui ressemble davantage à une autre unité, qui lui soit plus égale
que nous ne sommes nous-mêmes entre nous semblables et égaux. “ 390
C’est donc en raison de cette unicité, que : “ ... c’est l’union et la société
commune de toute la race des hommes que nous devons honorer, protéger,
sauvegarder. “ 391
Si la contrainte de l’humanitas interdit de comparer la valeur du
patrimoine avec la valeur d’un petit esclave sans valeur, elle interdit de
même la discrimination entre un homme de la Cité et un étranger, car,
“ ... autant il est évident que c’est la nature elle-même qui nous pousse à
aimer ceux qui sont nés de nous ”, autant il s’impose de penser que,
“ De cet instinct dérive aussi un sentiment naturel commun à tous les
hommes, qui les intéresse les uns aux autres et qui fait qu’un homme, par
cela seul qu’il est un homme, ne peut absolument pas être un étranger aux
yeux d’un autre homme. “ 392
Cicéron rédige son Traité des Lois, au cours de l’été 52 av. J.-C.,
et son Traité sur les Devoirs, en octobre novembre 44. Entre ces deux
ouvrages huit ans se sont écoulés. Dans chacun de ces deux textes, l’auteur
cite et répète la même phrase de Chrémès de Térence (195-159 av. J.-C.)
Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, Livre I, XIX-64, Livre III, XXIII-89, Livre I, XX-68, Livre I, XIII-41,
Livre III, VI-27, Livre III, XI-46, Livre I, XXVIII-102, Livre II, XII-42. Et, Ciceron, Traité des Lois, trad.
Georges de Plinval, Paris, Les Belles Lettres, 1968, Livre I, X-29, p. 16.
391
Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre I, XLI-149, p. 183.
392
Cicéron, De finibus, op. cit., T II, Livre III, XIX-62 et 63, p. 42.
390
118
poète comique, esclave affranchi, né à Carthage, mort en Grèce, soulignant
ainsi l’importance qu’il confère à cette pensée : “ rien de ce qui est humain
ne lui est étranger “, et donc, “… interdire aux étrangers le séjour d’une
ville c’est vraiment inhumain.“ Cette inhumanité, révèle l’humanitas
comme contrainte absolue du lien entre les hommes, contrainte absolue du
lien, qu’il écrit de la manière suivante : “ Quant à ceux qui disent qu’il faut
tenir compte des citoyens mais non pas des étrangers, ils rompent le lien
social commun du genre humain et celui-ci supprimé, la bienfaisance, la
générosité, la bonté, la justice disparaissent radicalement : or ceux qui les
font disparaître, c’est aussi envers les dieux immortels qu’il faut les juger
impies. “ Ainsi, pour Cicéron, le lien social commun du genre humain, se
situe à la hauteur des dieux immortels.
§ 2. L’HUMANITAS, LA MAGNANIMITAS, L’HONESTUM,
ET LA CONTRAINTE ABSOLUE DU LIEN
ENTRE LES HOMMES
C’est parce que l’humanitas porte en son vocable l’idée d’une
contrainte absolue du lien entre les hommes, qu’il ne peut y avoir dans la
pensée de Cicéron l’idée d’une contradiction entre la masse des citoyens, les
premiers citoyens, le premier citoyen. La grandeur de Rome les subsume
tous sous son autorité. Cette contrainte absolue est si forte que
“... l’abandon de l’intérêt général va contre la nature ; il est de fait injuste.
Aussi est-ce la loi elle-même de la nature --- qui sauvegarde et contient
l’intérêt des hommes --- ... “
Les premiers citoyens, comme le premier citoyen, auront la
qualité d’un homme sage, bon et courageux qui, s’il eût péri, eût beaucoup
compromis l’intérêt général ; cet homme s’acquittera toujours de son devoir
en veillant à l’intérêt des hommes, au lien social entre les hommes. Car il
n’existe aucun lien social, précise Cicéron, entre nous et les tyrans, mais
plutôt une opposition absolue ; et cela ne va pas contre la nature de
dépouiller, si on le peut, celui qu’il est beau de tuer. Il y a donc une beauté
pour Cicéron de l’acte de tuer, dès lors que cet acte s’applique au tyran qui
commet un “ parricide de la patrie”, car, et cette phrase mérite d’être
soulignée : “ est-il possible en effet, dieux immortels, que soit utile à
personne le plus honteux et le plus horrible parricide de la patrie, lors
même que celui (César) qui s’en est rendu coupable, est appelé père par ses
concitoyens opprimés ? “
La convoitise de la puissance qui passerait par la négation de
l’humanitas, de la magnanamitas, de l’honestum, représente pour Cicéron le
crime suprême. Celui qui viole le droit pour régner, ceux qui ne tiennent pas
compte de tout ce qui est droit et beau, pourvu qu’ils acquièrent la
puissance, celui-là, ceux-là, représentent : “ ... ce cas précisément qui était
de tous le plus criminel ... Le voilà, l’homme (César) qui a pu convoiter
d’être roi du Peuple romain, et maître de toutes les nations, et qui a pu
l’obtenir ! Cette convoitise, si quelqu’un affirme qu’elle est belle il est fou :
il approuve en effet l’anéantissement des lois et de la liberté, et juge
glorieux cet horrible et abominable écrasement. “
119
La puissance selon Cicéron, n’est pas engendrée par la grandeur
d’un homme unique, fût-il César, elle est au contraire une puissance
collective reposant exclusivement sur la réalisation de l’humanitas, de la
magnanimitas et de l’honestum. Ainsi peut-il écrire : “ ceux qui tiennent de
la nature les moyens de conduire les affaires, sans retard ni hésitation, ils
doivent obtenir des magistratures et gouverner l’Etat, car ce n’est pas
autrement que la Cité peut être conduite ou la grandeur d’âme manifestée.
Or ceux qui prennent en main l’Etat n’ont pas moins que les philosophes --je ne sais s’ils ne l’ont pas plus encore --- l’obligation de pratiquer la
magnanimité et le mépris des choses humaines, dont je parle souvent, et la
tranquillité et l’assurance de l’âme, puisqu’ils devront n’être pas
tourmentés et vivre avec autorité et fermeté. “
La conduite de l’Etat, passe donc nécessairement par la
supériorité de l’âme, s’élevant au-dessus et au-delà de la cupidité, de la
volonté de puissance, de la convoitise de la richesse, de la passion de la
violence. Puisqu’en effet, il ne peut y avoir, ni bonté, ni générosité, ni
courtoisie, ni amitié, si tout cela n’est pas recherché pour lui-même, mais est
rapporté au plaisir et à l’utilité.
La véritable puissance, comporte dans un même mouvement,
d’une part la force de percevoir la beauté morale, d’autre part la force de
percevoir la nécessité de la trinité, c’est-à-dire la force de concevoir la
possibilité de mettre en corrélation, une perception du juste et un acte
politique. Cicéron donne en exemple Denys le tyran, sans que l’on puisse
savoir avec exactitude, s’il s’agit de Denys l’Ancien (431-367 av. J.-C.)
tyran de Syracuse, ou de son fils Denys le Jeune.
“ On raconte que les Pythagoriciens Damon et Phintias avaient l’un pour
l’autre les sentiments que voici : alors que Denys le tyran avait fixé, pour
l’un d’eux, le jour de son exécution et que celui qu’il avait destiné à la
mort, avait sollicité quelques jours de sursis pour recommander les siens,
l’autre se porta garant de sa comparution, en sorte que si le premier n’était
pas revenu, c’était lui-même qui devait mourir. Mais lorsqu’au jour dit, le
premier eut fait retour, en admiration devant leur fidélité, le tyran leur
demanda de l’admettre en tiers dans leur amitié. “
Le tyran, au lieu d’être aveuglé par sa position de toute
puissance, abandonne cette dernière, renonce à la décision de mise à mort, et
se place lui-même dans une position de tiers par rapport à ses deux victimes
potentielles : les Pythagoriciens Damon et Phintias. A l’aveuglement de sa
cruauté et de sa toute puissance, il substitue la reconnaissance de sa
faiblesse, comprenant, que ce qui fonde la puissance, c’est cette relation
entre l’humanitas, la magnanimitas et l’honestum, et non pas, l’omnipotence
du pouvoir absolu de la mise à mort. 393
Cicéron, Traité des Lois, op. cit., Livre I, XII-33, p. 19. Et, Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre
I, XII-30, Livre III, XI-47, Livre III, VI-28, Livre III, VI-30-31-32, Livre III, XXI-82-83, Livre I, XXI-72,
Livre III, XXXIII-118, Livre III, X-45.
393
120
SECTION 3. LA SOUVERAINETÉ DE ROME
§ 1. L’HUMANITAS DU PRINCE ET LA FIGURE
IMPOSANTE MAGNIFIQUE IMMUABLE DU SAGE
Les textes de Cicéron nous permettent de comprendre ce qu’il
entendait par Princeps. Dans le De re publica, Cicéron écrit qu’une des vertus
nécessaires au chef d’Etat s’appelle : courage. Cette vertu est faite de grandeur
d’âme et d’un profond mépris de la mort et de la douleur. Cicéron expose le
point de vue de Tullius selon lequel le premier citoyen de la Cité doit être
nourri de gloire, et il rappelle en conséquence, que c’est le désir de gloire qui a
poussé les ancêtres de Scipion à accomplir un grand nombre de hauts faits
extraordinaires. Or la condition de la gloire se trouve dans le domaine de la
vérité qui exclut absolument la simulation.
“ Si donc certains pensent pouvoir obtenir une gloire durable par la simulation
et un vain étalage, par la feinte non seulement dans les propos mais aussi dans
le visage, ils se trompent lourdement. La vraie gloire enfonce ses racines et
aussi les étend, tandis que toutes les feintes, rapidement, tombent comme
petites fleurs et rien de simulé ne peut être de longue durée. “ 394
Dans un texte, le De finibus bonorum et malorun, Des termes
extrêmes des Biens et des Maux, qui est un exposé par Cicéron de la
philosophie stoïcienne, ce dernier, reprenant pour lui-même des éléments de
cette philosophie, nous fait comprendre l’équivalence qu’il pose entre le regard
du Prince et le regard de haut, dominant, surplombant, embrassant la réalité
d’un coup d’oeil décisif.
“ La sagesse embrasse à la fois la grandeur d’âme, la justice et ce qui permet
à l’homme d’envisager comme étant au-dessous de lui, les accidents de la vie,
avantage que les autres arts n’ont pas....(…) Celui qui possède une âme grande
et courageuse regarde de haut... cet homme, d’une qualité élevée et rare, cet
homme d’une grande âme, véritablement courageux, regardant comme audessous de lui tous les accidents humains, cet homme, dis-je, que nous voulons
former, que nous cherchons, doit être sûr de lui, sûr de sa conduite à venir,
comme il l’est de sa conduite passée, rendre enfin bon jugement de lui-même
en se mettant bien dans l’esprit qu’aucune espèce de mal ne peut avoir prise
sur le sage. “
La figure du sage est la figure éminente de la souveraineté, car, seule
en effet, la sagesse est tout entière tournée vers elle-même, ce qui signifie, que
tout souverain doit sans cesse se diriger vers, se retourner vers, se rabaisser vers,
la question de la sagesse, pour conquérir ce sur quoi repose la souveraineté, dont
il n’est que le fugace dépositaire. En conclusion du Livre III de son De finibus,
Cicéron expose la force qu’il attribue à cette figure : “ et quelle figure imposante,
magnifique, immuable que celle où se manifeste enfin le sage ! Ce sage...
méritera mieux le titre de roi que Tarquin... oui, il méritera d’être appelé beau...
oui, on pourra dire que seul il est libre, ne s’étant jamais soumis à l’empire de
personne, et n’étant pas non plus esclave de la passion ; à bon droit on dira qu’il
est invincible, puisque, même si son corps était enchaîné, son âme ne pourrait
jamais être chargée de liens... Y a-t-il quelque chose de plus divin que la vertu ?
“ 395
Cicéron, La République, op. cit., T II, Livre V, VIII-10, IX-11, X-12, p. 98. Et, Cicéron, Les Devoirs, De
Officiis, op. cit., Livre II, XII-43, p. 36.
395
Cicéron, De finibus, op. cit., Livre III, VII-25, Livre III, VIII-29, Livre III, XXII-75-76, p. 21-23-49.
394
121
§ 2. ROME LE MAÎTRE DU MONDE ENTIER ET LE
DÉSIR DE CICERON
Dans la pensée de Cicéron, la figure du princeps est une figure
éminente, organisant en sa puissance, en sa primauté, en son autorité, aussi bien
l’image du Roi, que celle du Sage, ou bien celle de l’homme d’Etat. Ces
diverses expressions de la figure du princeps, culminent et fusionnent dans la
réalité de Rome comme nous l’indique ce fragment du De re publica : “ quant
à notre peuple, c’est en défendant ses alliés qu’il est maintenant devenu le
maître du monde entier. “ 396
Nous pouvons penser que le désir de Cicéron fut, d’incarner en sa
personne, la grandeur de Rome, l’humanitas et le princeps. Esther Bréguet,
traductrice de Cicéron écrit : “ Cicéron projette dans ce qu’il crée l’image de
lui-même : car il était de toutes les forces de son être attaché à la res Romana
et à ses institutions. “ 397 Pierre Grimal, lecteur de Cicéron, écrit : “ Cicéron
a créé un univers spirituel qui a renouvelé Rome et, par elle, le monde : ni en
matière d’éloquence, ni dans la vie philosophique, et dans la vie politique,
rien après lui, ne fut semblable à ce qui avait été avant lui. “ 398
Ce qui caractériserait précisément et spécifiquement l’humanitas
au sens de Cicéron, se serait une sorte de réalité triangulaire, constituée par
l’homme Cicéron, doublement texte-auteur et homme politique, la ville
Rome, maître du monde, le Princeps César, homme divin, contemporain de
Cicéron.
Cicéron, auteur, avocat, orateur, nous apparaît dans la langue
latine comme le premier théoricien des questions morales et politiques. La
science du droit est l’invention de la Rome classique. Cette création, trouve
elle-même sa source dans l’esprit des Grecs anciens.399 La tendance profonde
qui anime l’esprit des grecs s’est manifestée en deux temps successifs, la
découverte de la justice et la découverte de la douceur, dont la combinaison
peut se grouper sous le nom d’humanité.
Les Grecs ont commis des violences, mais ils ont plaidé contre
ces violences avec plus de force que quiconque, écrit Jacqueline de Romilly.
“ Et c’est là qu’intervient l’importance des textes grecs.... Les grecs ont
décrit une expérience et défendu certaines valeurs qu’ils étaient les
premiers à découvrir et qu’ils ont exprimées avec une telle netteté et un tel
sens de l’universel que celles-ci s’imposent encore à nous comme si elles
étaient actuelles. Or, dans l’héritage des valeurs ainsi transmis, on peut dire
que le refus de la violence tient la première place. La culture grecque se
définit comme une recherche passionnée de tout ce qui peut mettre fin à
cette violence considérée comme bestiale et indigne de l’homme. (…) Une
combinaison se fait entre les exigences de la justice et celles de ces vertus
nouvelles que l’on pourrait grouper sous le nom d’humanité. “ 400 Cicéron
nous transmet cet héritage des grecs anciens qui lie la nécessité du sentiment
Cicéron, La République, op. cit., T II, Livre III, XXVI-37, frg 3, p. 71.
E. Bréguet, « Introduction », in Cicéron, La République, op. cit., T I, p. 139.
398
P. Grimal, Cicéron, Paris, PUF, 1984, collection « que sais-je ? » p. 124.
399
M. Villey, Le Droit et les Droits de l’Homme, Paris, PUF, 1998, (1ère édition 1983), p. 34.
400
J. de Romilly, La Grèce antique contre la Violence, Paris, Éditions de Fallois, 2000, p. 16-17-27. Et, J. de
Romilly, La douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1979.
396
397
122
de justice et la nécessité du sentiment d’humanité à l’élévation de l’âme, en
contradiction absolue avec la sauvagerie, la bassesse, l’humiliation.
“ Mais cette élévation d’âme que l’on reconnaît dans les dangers et les
travaux, si elle est dépourvue de justice, et combat, non pas pour le salut
commun mais pour ses propres intérêts, elle est en faute ; non seulement en
effet cela n’est point le fait de la vertu, mais c’est plutôt le fait d’une
sauvagerie qui rejette tout sentiment d’humanité.... rien ne peut être beau,
qui est dépourvu de justice. Elle est donc remarquable cette pensée de
Platon : “ Non seulement, dit-il, la science qui est étrangère à la justice doit
être appelée astuce plutôt que sagesse ; mais aussi l’âme prête à affronter
le danger, si elle est mue par sa propre convoitise et non par l’intérêt
commun, que son élan porte le nom d’audace plutôt que de courage. “
Aussi voulons- nous que les hommes courageux soient en même temps
magnanimes, bons et francs, amis de la vérité et nullement trompeurs ; or
ce sont en plein les mérites de la justice. “ 401
La douceur est présente dans le vocabulaire de Cicéron, elle est
l’expression de la sagesse suprême, qui se tient au-delà de la folle passion,
de la cupidité, de la cruauté, de l’orgueil de dominer. La gloire provient de
la sagesse. Il faut donc se garder de la passion de la renommée, car cette
passion supprime la liberté au service de laquelle les hommes magnanimes
doivent apporter leur effort, et donc, pas même le pouvoir n’est à rechercher.
La grandeur d’âme véritable et sage estime que cette beauté morale que
poursuit avant tout la nature, réside dans les actes et non pas dans la
renommée, et elle préfère être la première plutôt que de le paraître.
L’adoucissement des âmes et le respect suivirent l’établissement des lois et
coutumes, puis l’équitable organisation du droit et l’exacte discipline de la
vie. Le coeur de la foule, souligne Cicéron, sera impressionné vivement par
le renom lui-même, mais aussi par la réputation de générosité, de
bienfaisance, de justice, de loyauté et de toutes ces vertus qui se rapportent à
la douceur et à l’affabilité du caractère.
§ 3. LE FIL SECRET DU PARRICIDE ET LA MISE À MORT
DE CÉSAR ET DE CICERON
Le peuple romain auquel s’identifie Cicéron, peuple qui excelle
en magnanimité, est porteur d’une puissance collective, d’une puissance de
communauté primordiale, qui ne repose pas sur le patrimoine, mais sur la
force spirituelle de la raison, en tant que mise en oeuvre du divin. C’est une
des idées soulignées par le philosophe allemand G. W. F. Hegel, quand, âgé
de vingt quatre ans il était jeune précepteur à Berne dans la famille du
capitaine Von Steiger en 1794, “ Ni un Christ, ni un Socrate ne sont
apparus parmi les Romains. A l’époque de leur puissance, alors qu’une
seule vertu était en vigueur, aucun Romain n’aurait éprouvé d’embarras à
connaître son devoir : il n’y avait à Rome que des Romains et non des
hommes. “ 402
Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre I, XIX-62-63, p. 135. L’importance du mot : magnanimité
sera soulignée ultérieurement.
402
G. W. F. Hegel, Fragments de la Période de Berne, (fragment 3. En dehors de l’enseignement oral), Paris,
Librairie Philosophique J. Vrin, 1987, p. 39.
401
123
Cicéron écrit le De Legibus dans le prolongement immédiat du
De re publica. Il formule dans son Traité des Lois, sous une forme concrète
et détaillée, les conclusions de son expérience d’homme d’Etat.
“ Il y a, entre l’homme et la divinité une première association, consistant en
une participation à la raison, ... en ce sens qu’il n’y a aucun bien, ... dans
tout le ciel et sur toute la terre qui soit plus divin que la raison. (...) L’âme
des hommes a été inculquée en eux par la divinité. D’où vraiment nous
pouvons parler d’une “ parenté “ existant entre nous et les êtres du ciel, de
“ race “ ou de “ filiation “...(…). Il en résulte que c’est la Sagesse qui est
la mère de toutes les activités bonnes, elle, par amour de quoi l’on a inventé
en grec le nom de “ philosophie “ ; la Sagesse, le don le plus fécond, le
plus riche, le plus noble dont les dieux immortels aient doté la vie humaine.
(…). Car tout homme qui se connaît sentira d’abord qu’il possède quelque
chose de divin, et la force spirituelle qui est en lui paraîtra comme une
effigie sacrée. “ 403 L’on comprend alors que le princeps, signifie le peuple
romain, porteur de la force divine de l’avenir. Seul, sera à la hauteur du
peuple romain, celui qui saura “... organiser la cité de telle manière qu’elle
ne périsse pas (puisque) la suppression d’une cité, sa destruction, sa
disparition est quelque chose d’analogue, pour comparer les petites choses
aux grandes, à la mort et à l’écroulement du monde entier. “ 404
Cicéron était mis à mort le 7 décembre 43 av. J.-C. sur ordre du
triumvirat : Antoine, Octavianus, Lépide, par Herennius, un centurion
autrefois défendu par Cicéron qui l’avait sauvé d’une accusation de
parricide. Cicéron fuyait, suivant un sentier qui descendait à travers bois
vers le rivage. Herennius se précipita, prit un raccourci, et rejoignit le
premier la litière : “ lorsque Cicéron l’aperçut, il dit à ses porteurs de
s’arrêter et le regarda fixement, la tête tendue hors des rideaux. Alors,
tandis que les soldats qui étaient avec le centurion détournaient les yeux,
Herennius égorgea Cicéron ; puis il lui trancha la tête et aussi les mains.
Cette tête et ces mains furent apportées à Antoine : il ordonna qu’elles
fussent placées sur les Rostres. “ 405 Vingt et un mois auparavant, le jour des
Ides de Mars, Cicéron avait assisté à la mise à mort de César, dans la curie
de Pompée, une dépendance du théâtre que ce dernier avait construit au
Champ de Mars. Dans une lettre à Atticus, un de ses amis proches, il
évoquait : “ ... la joie que j’ai eue de voir de mes yeux la juste fin du tyran.
“ Cette joie était la conséquence de la haine qu’il éprouvait contre celui qui
avait détourné à son profit la res publica. Cette haine, il l’avait traduite dans
le De officiis, écrit sept mois seulement après l’élimination de César, en
qualifiant celui-ci de : parricide de la patrie.
Ainsi, la mise à mort de César et la mise à mort de Cicéron
étaient reliées par le fil secret du parricide. Dans la Rome ancienne, le
supplice du parricide est attesté par de nombreuses sources. Le condamné
est d’abord flagellé. Sa tête est recouverte d’une cagoule en peau de loup.
Ses pieds sont chaussés de semelles de bois. Il est ensuite cousu dans un sac
de cuir, en compagnie de serpents et autres animaux, un chien, un coq, une
vipère, un singe. Le parricide est alors installé sur un char attelé de deux
boeufs noirs et conduit jusqu’au Tibre ou à la mer où il est jeté. Il est
403
404
405
Cicéron, Traité des Lois, op. cit., Livre I, VII-22-23, VIII-24, XXII-58-59. P. 12-13-14-33-34.
Cicéron, La République, op. cit., T II, Livre III, XXVIII-39, frg. 2. P. 73.
P. Grimal, Ciceron, op. cit., (Les Éditions Fayard), p. 434.
124
possible de penser que la peau de loup sur la tête et sur le visage, signifiait
la transgression des limites de la société humaine. La métamorphose du
parricide en loup, signifiait qu’il était supprimé du nombre des êtres
humains. Chassé de la communauté civique, son élimination physique
devient alors inévitable. 406
Par la voie subreptice et secrète du parricide, le principe de
surhumanité, figuré par César, et le principe d’humanité figuré par Cicéron,
étaient représentés historiquement, dans une même communauté, par une
mise à mort, comme si le principe d’inhumanité figuré par cette mise à mort,
organisait secrètement la possibilité de voir dans le passé, permettant ainsi à
Nietzsche d’écrire en 1887, plus d’un siècle après les fragments écrits à
Berne par Hegel : “ les Romains étaient les forts et les nobles, ils l’étaient à
un point que jamais jusqu’à présent sur la terre il n’y eu plus fort et plus
noble, même en rêve; chaque vestige de leur domination, jusqu’à la
moindre inscription, procure du ravissement, en admettant que l’on sache
deviner quelle main était à l’oeuvre. “ 407
Sur le supplice du parricide, voir, Y. Thomas « Parricidium » in MEFRA, 93, 1981, pp. 643-715. Et, A.
Magdelain « Paricidas » in Du châtiment dans la cité. Supplices corporels et peine de mort dans le monde
antique, Actes de la table ronde de Rome 9-11 novembre 1982, EFR, Rome, 1984. Et C. Lovisi, Contribution
à l’étude de la peine de mort sous la République romaine (509-149 av. J.-C.) Paris, De Boccard, 1999, p. 127128. Et, E. Cantarella, Les peines de mort en Grèce et à Rome, traduit de l’italien par Nadine Gallet, Paris,
Albin Michel, 2000, p. 257-258.
407
F. Nietzsche « La généalogie de la morale » traduit de l’allemand par C. Heim, I. Hildenbrand, J. Gratien
in Œuvres philosophiques complètes en 14 volumes, T VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 247.
406
125
CHAPITRE 2
LA SIGNIFICATION DE L’HUMANITAS SELON ÉRASME
Le nom d'Érasme nous apparaît aujourd'hui comme un lieu de la
pensée en lequel l'affirmation de l'humanitas implique nécessairement le
refus de la surhumanité, c'est-à-dire le refus de l'illusion de la puissance
glorieuse. Ainsi affirme-t-il n'est-il pas plus beau pour un prince de se faire
aimer à cause de sa très grande humanité, plutôt que de se faire craindre en
raison de son activité guerrière. Cela signifie que la mansuétude, la
clémence, la générosité, et donc l'humanité d'un prince sont supérieurs à sa
puissance. Cette humanitas, se réalise par excellence dans la figure du roi
évangélique, dont l'ambition doit être non pas d'accroître sa puissance mais
tout au contraire d'imiter le Christ dont le royaume n'est pas de ce monde.
Pour un prince chrétien, il est plus glorieux d'abandonner une partie de sa
puissance au prix de la paix et de la tranquillité de l'État, que de remporter
des triomphes brillants et fastueux au prix de la guerre. Car en effet de tous
les maux qui déchirent l'homme dans son existence, aucun n'a d'effets plus
criminels ou plus funestes que la guerre : non contente de frapper les
hommes dans leurs biens ou dans leurs personnes, elle inflige à leurs mœurs
un bouleversement encore plus atroce. En lui ôtant la vie, on fait moins de
tort à une personne qu'en lui ôtant son innocence. Dans cette dernière phrase
se profile l'idée fondamentale selon laquelle ce qui est détruit par la guerre
c'est la dignité de l'homme parce que la haine présente dans le mouvement
de la guerre abolit toute trace d'humanité. L'inhumanité de la barbarie se
réalise par excellence dans la guerre, et donc si l'on admet la guerre au nom
de certains droits, ceux-ci sont grossiers ; ils respirent un christianisme
dégénéré, encombré des biens de ce monde car, affirme Érasme en
s'adressant à l'abbé Antoine de Berghes dans une lettre datée du 14 mars
1514 : " si tu y regardes de plus près, les raisons qui font entreprendre une
guerre résident le plus souvent dans les intérêts personnels des princes." La
double idée selon laquelle d'une part la personne royale incarne l'humanité,
et d'autre part l'Europe du christianisme symbolise une réalité psychique en
elle-même, constitue une des impulsions de l'économie de la pensée
d'Érasme.
SECTION 1. LA PERSONNE ROYALE
§ 1. LE FEU COMME PRINCIPE FONDATEUR DE L’ETRE
ET LA PENSÉE D’ÉRASME
Une des significations cachée de l’oeuvre du grand humaniste de
Rotterdam, Desiderius Erasmus Roterodamus, pourrait être la nécessité de la
mise en forme d’un événement historique entendu comme la survenue d’un
événement capital, comme la survenue d’un événement inouïe, la chute de
Constantinople le 29 mai 1453. De cette signification cachée, il est possible
d’entendre le sens de la signification dissemblable, d’une part de
l’humanitas de Cicéron, d’autre part de l’humanité d’Érasme, sachant que
l’expression doctrine de l’humanitas, est identiquement employée par le
lecteur contemporain, aussi bien pour caractériser la réalité de la pensée de
Cicéron, que pour caractériser la réalité de la pensée d’Érasme.
126
Nous avons vu en effet, qu’en 1960, Alain Michel évoquait dans sa
thèse : “ la doctrine de l’humanitas qui est exposée dans le De Officiis. “ 408
Ayant lu le De Officiis, Érasme lui-même écrivait en septembre 1519 dans une
lettre adressée à Jacques Tutor : “ cette lecture m’a tout embrasé pour la
recherche du bien et de la vertu, au point que je n’ai jusqu’ici rien ressenti de
semblable à la lecture de certains de nos contemporains, qui bien que
chrétiens, enseignent les mystères de la philosophie chrétienne et dissertent sur
les mêmes sujets avec non moins de subtilité que de froideur. “ 409 En juillet
1514, dans une lettre adressée à Roger Servais, Érasme écrivait : “ j’ai
collationné des manuscrits des Grecs et des anciens pour corriger l’ensemble
du Nouveau Testament et j’ai annoté plus de 1000 passages pour le profit des
théologiens. J’ai commencé un Commentaire sur les Épîtres de Paul que
j’achèverai lorsque j’aurai fini ces travaux d’édition. Car j’ai pris la décision
de me consumer dans les lettres sacrées. “ 410
Cet embrasement qui est celui d’Érasme à la lecture de Cicéron,
cette consomption qui est la sienne à la lecture des lettres sacrées, nous les
retrouvons dans le regard que jette un auteur contemporain sur le texte d’un
auteur anonyme, il écrit s’adressant à l’auteur anonyme, et à travers ce
dernier, à Érasme à Cicéron à Héraclite, “… J’imagine maintenant (certains
textes qu’on m’envoie me le suggèrent) qu’il y a peut-être une troisième entité
textuelle : à côté du lisible et du scriptible, il y aurait quelque chose comme le
recevable. Le recevable serait l’illisible qui accroche, le texte brûlant, produit
continûment hors de tout vraisemblable et dont la fonction --- visiblement
assumée par son scripteur --- serait de contester la contrainte mercantile de
l’écrit ; ce texte, guidé, armé par une pensée de l’impubliable, appellerait la
réponse suivante : je ne puis lire ni écrire ce que vous produisez, mais je le
reçois, comme un feu, une drogue, une désorganisation énigmatique. “ 411
Nous comprenons maintenant que ce feu, cet embrasement, cette
consomption, nous révèlent le principe d’humanité comme perception très
ancienne du principe fondateur de l’être : “… dans la cosmogonie des
premiers penseurs. Au commencement, il y a un principe impersonnel,
l’archè, signalant l’origine du monde. Et ce monde est un cosmos, c’est-àdire un être d’ordre obéissant à la mesure qui ordonne le devenir. Héraclite
en témoigne, désignant le feu comme le principe fondateur de l’être. “ 412
§ 2. LE MEURTRE DE LA SOUVERAINETÉ SELON
CICÉRON ET SELON ÉRASME
En 1976, pour délimiter correctement l’humanisme, un auteur
italien proposait un schéma théorique, un modèle conceptuel, une synthèse
de l’esprit de l’humanisme, qu’il énonçait ainsi : “ l’homme est supérieur
aux animaux grâce à la raison, dont l’instrument essentiel est la parole.
Avec la parole on acquiert les lettres et les bonae artes ; celles-ci ne
A. Michel, Les Rapports de la rhéthorique et de la philosophie dans l’œuvre de Cicéron, Louvain-ParisSterling, Dudley, MA, Éditions Peeters, 2003, (1ère édition 1960), p. 535.
409
Érasme, « Lettre à Jacques Tutor, 10 septembre 1519 », in A. Jouanna, La France du XVIème siècle 14831598, Paris, PUF, 1996, p. 258.
410
Érasme, « Lettre à Servais Roger 8 juillet 1514 » in, P. Jacopin et J. Lagrée, Érasme Humanisme et
Langage, Paris, PUF, 1996, p. 113.
411
R. Barthes, par Roland Barthes, Paris, Éditions du Seuil, 1975, collection écrivains de toujours, p. 122,
(lisible, scriptible et au-delà)
412
S. Tzitzis, Qu’est-ce que la personne ? Paris, Armand Colin, 1999, p. 17.
408
127
constituent pas un facteur accessoire, mais sont la substance même de
l’humanitas. Dès lors l’humanitas est une doctrine qu’on doit conquérir,
plutôt qu’une qualité reçue passivement. Ce n’est pas tout : l’authentique
liberté humaine s’exerce à travers le langage, au travers de disciplines,
dans la vie civile aussi bien que dans la contemplation. Avec ces outils
l’homme peut en effet dominer la terre, édifier la société, acquérir
l’ensemble des connaissances et par là devenir lui-même l’ensemble des
choses (un microcosme) ; il réalisera vraiment ainsi les possibilités divines
promises à un être créé à l’image de Dieu. “ 413
Ainsi nous retrouvons cette même expression : doctrine de
l’humanitas, aussi bien pour caractériser la pensée de Cicéron, que pour
caractériser la pensée des humanistes de la Renaissance. Il est nécessaire alors de
remarquer que nous sommes induits en erreur par l’utilisation d’une expression
identique pour deux schémas de pensée, celui de Cicéron, celui d’Érasme, liés en
apparence, mais séparés en réalité. L’humanitas de Cicéron, l’humanité
d’Érasme, sont deux réalités dissemblables, qui ne peuvent se rejoindre.
Dans la pensée de Cicéron, le mot humanitas, autorise l’idée de
tuer le Souverain. Dans la pensée d’Érasme, le mot : humanité, interdit
l’idée de tuer le Souverain. Chez l’un comme chez l’autre, il existe un
clivage violent et irrémédiable qui organise le cheminement de la pensée ;
mais ce cheminement s’accomplit de telle sorte, que les conclusions de
pensée quant à l’acte de tuer le Souverain, sont diamétralement opposées
pour Érasme et pour Cicéron.
Il existe un lien concret, une filiation, entre l’écriture de
Cicéron et la lecture d’Érasme déchiffrant Cicéron. Il nous semble en effet,
que certaines phrases écrites par Cicéron, ont été comme transposées,
réutilisées, presque recopiées par Érasme. Par exemple, quand Cicéron
écrit : “ or ce qui est bon est assurément utile et ainsi tout ce qui est beau
est utile. Aussi est-ce l’erreur des hommes sans vertu, lorsqu’ils ont
appréhendé quelque chose qui leur a semblé utile, de le mettre aussitôt à
part du beau. De là viennent les poignards, de là les poisons, de là les faux
testaments, de là encore les vols, les malversations, le dépouillement et le
pillage des alliés et des citoyens, de là surgit la convoitise des richesses
excessives, d’une puissance insupportable et enfin, même dans des cités
libres, celle de la tyrannie, qui est ce que l’on peut imaginer de plus hideux
et de plus honteux. Ils voient en effet, en vertu de jugements trompeurs, les
avantages matériels, mais ne voient pas le châtiment --- je ne dis pas celui
des lois, souvent ils passent au travers --- mais celui de la laideur morale
elle-même qui est le plus sévère. “ 414 Quand Cicéron écrit cette phrase en 44
av. J-C., nous avons alors le sentiment de lire Érasme quand il écrit en
1525 : “ nous faisons la guerre, nous tuons, avec des poignards comme
avec des poisons. Est-ce que cela, ce n’est pas lâcher des serpents ? (...)
Tout est partout plein de fous possédés, à moins de penser que ceux qui sont
remplis du souffle de l’envie, de la haine, de la colère, de l’ambition, de la
cupidité, qui ruinent le monde par de folles révolutions, et jettent partout la
confusion en incendiant, volant, détruisant, que ces gens donc ne sont pas
F. Rico, Le Rêve de l’Humanisme, De Pétrarque à Érasme, trad. de l’italien par Jean Tellez, Paris, Les Belles
Lettres, 2002, p. 190.
414
Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre III, VIII-35-36, p. 88.
413
128
poussés par l’esprit de Satan... “ 415
Selon Cicéron, se conformant à l’avis d’Aristote, la beauté
morale peut être tenue pour supérieure à toutes autres choses, et tout au
contraire, la laideur morale peut être considérée comme le châtiment le plus
sévère. De la tension dialectique entre ces deux réalités absolument
inconciliables, la beauté morale, la laideur morale, naît l’affirmation de la
beauté de la mise à mort de César.
A plusieurs reprises, Cicéron souligne que selon lui, la mise à
mort de César se situe dans la sphère de la beauté, c’est-à-dire dans la
sphère de la beauté morale. Or comme la beauté morale peut être tenue pour
supérieure à toutes autres choses, la mise à mort de César est perçue par
Cicéron comme sublime. “ Souvent en effet il arrive, du fait des circonstances,
que ce qu’on a l’habitude de tenir, la plupart du temps, pour laid, se trouve ne pas
l’être. Donnons pour exemple quelque chose qui soit d’une fort grande portée :
peut-il y avoir plus grand crime que de tuer, non seulement un homme, mais
encore un homme ami ? Est-ce que par hasard, en conséquence, celui-là s’est
rendu coupable d’un crime, qui a tué un tyran, quoiqu’il fût son ami ? Ce n’est pas
l’opinion, certes du Peuple romain qui, parmi toutes les actions d’éclat, juge celleci la plus belle. (La mise à mort de César est visée ici par Cicéron)...
Il n’existe en effet aucun lien social entre nous et les tyrans, mais plutôt une
opposition absolue ; et cela ne va pas contre la nature de dépouiller, si on le
peut celui qu’il est beau de tuer ; en outre, toute cette race funeste et
maudite doit être bannie de la communauté humaine. Et en effet, de même
que l’on coupe certains membres, s’ils commencent eux-mêmes à être privés
de sang et, en quelque sorte, de vie, et s’ils nuisent aux autres parties du
corps, de même cette sauvagerie et cette monstruosité de bête sous figure
humaine, doivent être retranchées de l’humanité, pour ainsi dire, commune
qui forme un corps. “ 416
Dans la pensée d’Érasme, tout comme dans la pensée de Cicéron,
nous lisons l’existence de deux réalités absolument inconciliables. La réalité
de la vieille langue et la réalité de la langue nouvelle. Érasme écrit : “ où est
la langue nouvelle qui réalise tout ce que nous venons de dire ? Elle abat
les démons, s’empare des serpents, rend la santé à ceux qui l’on découverte.
( ... ) Si donc nous revêtons vraiment le Christ, si nous nous débarrassons
vraiment par le baptême, du vieil homme et de ses actes, et si nous revêtons
vraiment l’homme nouveau qui fut créé selon Dieu, pourquoi cette vieille
langue se trouve-t-elle encore en nous ? Je veux dire l’indiscrète, la
bavarde, l’impétueuse, la menteuse, la caustique, la querelleuse,
l’insulteuse, la dénonciatrice, la détractrice, l’impudique, la parjure, la
mauvaise conseillère, l’impie et la blasphématrice. Si nous nous sommes
vraiment abreuvés à l’esprit du Christ, si nous sommes les vrais membres
du Christ, étant donné que l’Esprit possède la science de la parole,
pourquoi ne faisons-nous pas entendre une langue sobre, économe,
modérée, pudique, circonspecte, véridique, clémente, pacifique, affectueuse,
sincère, propre à la supplication, à la consolation, à l’exhortation, à la
confession, et porteuse de grâces ? “ 417
415
416
417
Érasme, La Langue, Traduction du latin par Jean-Paul Gillet, Genève, Labor et Fides, 2002, p. 292.
Cicéron, Les Devoirs, De Officiis, op. cit., Livre III, III-19, p. 79 et Livre III, VI-32, p. 86.
Érasme, La Langue, op. cit., p. 292-293-294.
129
Alors que dans la pensée de Cicéron, le caractère inconciliable de
la beauté morale et de la laideur morale engendre la perception de la mise à
mort de César, comme une réalité sublime, au contraire, dans la pensée
d’Érasme, le caractère inconciliable de la vieille langue et de la langue
nouvelle, engendre la perception de la fonction royale comme revêtue d’un
caractère sublime. Il devient alors impensable, que la mise à mort de la
personne royale puisse être perçue comme sublime.
§ 3. LA ROYAUTÉ SUBLIME DE LA LANGUE CÉLESTE
COMME FONDEMENT DE LA SOUVERAINETÉ DU PRINCE
Dans une très longue lettre adressée le 17 mars 1530 à Johan
Rinck de Cologne, fils d’un bourgmestre, docteur en droit civil et en droit
canon, professeur à l’université de cette ville, Érasme s’efforce de résoudre
la question : Devons-nous porter la guerre aux Turcs ? En réponse à la
consultation que lui avait demandée ce juriste au sujet du danger Ottoman à
même de bouleverser tout l’équilibre européen et de mettre en péril la
chrétienté elle-même. Érasme y écrit que le Christ n’a jamais été un
belligérant, mais qu’il a enseigné aux hommes une “ philosophie céleste “
montrant le chemin de l’immortalité. Il souligne que tous les titres
militaires, les dignités ou les fonctions obtenus sur le champ de bataille ou
concernant la guerre, ne sont que“ plébéiens et serviles “ si on les compare
à la fonction “ sublime “ du roi. 418
Si donc la fonction du roi est pensée par Érasme comme sublime,
c’est parce que la personne royale est perçue comme incarnant l’humanité, en ce
sens que la langue royale doit manifester l’existence de la langue du Christ,
langue que la chrétienté doit imiter pour parvenir à la langue nouvelle. La langue
nouvelle, la langue du Christ, la langue royale, construisent l’architecture sublime
de la souveraineté historique de l’auteur Desiderius Erasmus Roterodamus. Ainsi
cet auteur écrit-il : “ mais Dieu tempéra la sublimité de la langue céleste, et nous
adressa des mots plus mesurés par l’intermédiaire de son fils Jésus, afin que
nous parvenions au salut éternel en l’écoutant et en l’imitant. Observe-toi toimême, je te le demande, chrétien, pour voir ce que fut la langue du Christ, qui
est ton Seigneur. (...) Il ne se servait pas de sa langue pour retourner les insultes,
il savait trouver les mots pour intercéder auprès de son Père en faveur des
auteurs de sa mort. Pourquoi n’imitons-nous pas cette langue de toutes nos
forces ? C’est une langue modeste, guérisseuse, indulgente, conciliant tout ce qui
se trouve dans les cieux et sur la terre. Mais nul ne peut imiter la langue du
Christ s’il n’a puisé l’esprit du Christ. “ 419
Il y a donc dans la pensée d’Érasme une communauté de perception
entre la sublimité de la langue céleste et la fonction sublime du Roi. Cette
communauté de perception s’organise par le mot : Humanité, qui incarne la
Personne royale, dont la fonction secrète et primordiale serait de permettre à la
chrétienté, en tant que communauté vivante, d’imiter la langue du Christ, en
parlant la langue nouvelle, seule à même de guérir la maladie de l’âme qui
engendre la suprématie du royaume du diable : “ où est donc le royaume du
diable si ce n’est dans la guerre ? “ 420
Érasme, « Lettre à Johann Rinck 17 mars 1530 », in J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée
d’Érasme, Paris, Aubier Montaigne, 1973, p. 364-365.
419
Érasme, La Langue, op. cit., p. 295-296.
420
Érasme « Adage 3001 La Guerre est douce pour ceux qui ne l’ont pas faite » 1515, in J.-C. Margolin,
418
130
SECTION 2. ÉRASME PERCOIT L’EUROPE COMME UNE RÉALITÉ
PSYCHIQUE
§ 1. LE NOM CACHÉ D’ÉRASME :
NOSOPONUS ERASMUS BULEPHORUS
Dans un article datant de 1963, consacré à la passion westphalienne du
nonce Fabio Chigi, futur pape Alexandre VII (1599-1667), Alphonse Dupront
évoquait l’Europe comme : “ réalité géo-politique, voire psychique “.421
Il indiquait par là, qu’une vision du passé selon les canons de l’historiographie
traditionnelle, était devenue inopérante, pour appréhender la réalité
contemporaine de notre pensée, en ce temps actuel, maintenant, à cet instant là,
quand elle s’élabore. Dans la construction du passé, notre pensée la plus intime,
touche ce qu’elle ignore, et s’empare de sa spiritualité.
« “ Décrire le passé tel qu’il a été “ voilà, d’après Ranke, la tâche de
l’historien. C’est une définition toute chimérique. La connaissance du passé
ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au moment d’un danger
soudain se présentera un souvenir qui le sauve. » 422 écrivait Walter Benjamin,
au printemps 1940, quelques mois avant de se suicider le 26 septembre 1940, par
lassitude peur désespoir, de se retrouver peut-être impuissant, voué à la mort
entre les mains des nazis, lors de son passage clandestin de la frontière, de France
en Espagne, à Port-Bou.
On a le sentiment que Jacob Taubes, titulaire de la chaire
d’herméneutique, d’histoire et de philosophie du judaïsme de l’université de
Berlin, obéit au sens de cette phrase de Benjamin, quand il accomplit en février
1987, son dernier séminaire, consacré à l’Epître aux Romains de Saint Paul. Au
cours de ces conférences qui se tiennent à Heidelberg, il veut communiquer à ses
auditeurs : “ ce que moi, en tant que juif, j’ai à voir avec Paul. “ 423 Atteint d’un
cancer qui le détruisait, son état physique général était si lamentable, que ses
auditeurs se demandaient si le conférencier pourrait tenir jusqu’au bout. Il n’avait
pas la force de se tenir debout.
Alors Taubes se souvint de la phrase de Benjamin : “ la
connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel à l’homme au
moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le sauve. “ et à ses
auditeurs, dans les premières phrases de ce dernier séminaire il déclara : “ je
voudrais donc vous exposer quelque chose de très personnel. (...) Mais avant de
tenter avec vous une lecture de l’Epître aux Romains, je voudrais encore vous
raconter deux histoires. Des anecdotes. Quand on arrive à l’âge que j’ai et
qu’on se trouve dans la situation qui est la mienne, elles peuvent être utiles pour
transmettre quelque chose à la génération suivante.
Pendant les années de guerre, je me trouvais... “ 424
Pour s’approcher du texte de l’Epître aux Romains, donc pour
s’approcher du passé, donc pour s’approcher de sa propre mort qui le tirait déjà
Guerre et Paix dans la pensée d’Érasme, op. cit., p. 123.
421
A. Dupront, Genèse des Temps modernes, Paris, Seuil / Gallimard, 2001, p. 307.
422
W. Benjamin, « Sur le Concept d’Histoire », in W. Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 342.
423
J. Taubes, La Théologie politique de Paul, Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, traduit de l’allemand par
Mira Köller et Dominique Séglard, Paris, Seuil, 1999, p. 20.
424
J. Taubes, Ibid, p. 18-19.
131
par la main, Taubes devait raconter deux petites histoires, deux anecdotes
personnelles. Son geste était une lecture secrète du texte de Michel de Certeau.
Ce dernier, en 1978 425, avait développé l’idée selon laquelle dans l’espace de la
mémoire s’affrontent deux stratégies du temps. La première stratégie qui est celle
de l’historiographie, pose le passé et le présent l’un à côté de l’autre, séparés par
la frontière d’une disjonction. La deuxième stratégie qui est celle de la
psychanalyse, pose le passé dans le présent et le présent dans le passé, réunis par
la relation de l’imbrication, de la répétition, de l’équivoque et du quiproquo. Pour
Walter Benjamin comme pour Jacob Taubes, la mort qui s’approchait représentait
l’effacement de la limite entre le passé et le présent, et donc la contrainte absolue
d’une interrogation de leur place dans l’Histoire.
Si il a été possible de percevoir l’Europe comme réalité
psychique, c’est parce que, antérieurement, l’Europe s’était confondue avec
la perception de la personne royale comme Humanité. Cette perception,
nous la devons pour une part importante, à l’homme trinitaire : Desiderius
Erasmus Roterodamus, qui réussit secrètement à se nommer lui-même :
Nosoponus Erasmius Bulephorus.
Erasmus était son nom de baptême. Jusqu’à l’époque où Érasme
fut mieux familiarisé avec le grec, il se servit de la forme Herasmus. Plus
tard, il regretta de n’avoir pas adopté, au moment où il supprimait la lettre
H, la forme plus exacte et plus douce : Erasmius. Desiderius était un
supplément qu’il avait choisi lui-même et qu’il employa pour la première
fois en 1496. “ Il est permis de croire que la lecture de son cher saint
Jérôme, parmi les correspondants duquel figure un Desiderius, lui suggéra
ce nom. Aussi, quand la forme complète Desiderius Erasmus Roterodamus
apparaît pour la première fois en 1506, dans la deuxième édition des
Adagia, chez Josse Badius à Paris, on peut y voir le signe qu’Érasme, qui
approche alors de la quarantaine, a pris conscience de lui-même. “ 426
C’est en écrivant un dialogue intitulé : Le Cicéronien ou du
meilleur genre de dire, (Dialogus cui titulus Ciceronianus siue de optimo
dicendi genere) qu’en 1528, à l’âge de 62 ans, Desiderius Erasmus
Roterodamus, deviendra, Nosoponus Erasmus Bulephorus.
“ Nosoponus est, selon ses propres mots, en proie à cette “ chose violente “
qu’est Cupidon. Il est, selon Bulephorus, numpholèpton, possédé par les
nymphes, transporté de délire. C’est un homme que l’amour “ ravage”
(corripuit) et qui est comme menacé de mort. Mais il est également une
sorte de forme embryonnaire -- larua -- qui, par un long travail sur soi, est
susceptible de se transformer. Ce double aspect est d’ailleurs proprement
inscrit dans son nom. D’un côté, le mot grec nosos : la maladie, la
démence, la souffrance de l’âme, la passion folle ; le terme est d’un usage
fréquent chez les tragiques. De l’autre côté, ponos, mot ambigu qui mêle
l’endurance et la souffrance, la prouesse et l’épreuve... ( A quoi on peut
ajouter le verbe poneo : avoir du mal, de la peine, souffrir, être en détresse,
faire effort, venir à bout à force de travail. ) Le nom propre de Nosoponus
est comme l’indice de son destin : il évoque une souffrance de l’âme qui
confine à la démence et, sous l’impulsion de Bulephorus, le combat pour
425
426
M. de Certeau, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 99.
J. Huizinga, Érasme, traduit du néerlandais par V. Bruncel, Paris, Gallimard, 1955, p. 33.
132
mettre un terme à son mal. “ 427
On peut se permettre de penser, qu’au-delà de la personne de
Cicéron, le mal dont souffre Nosoponus Erasmius Bulephorus, fut celui-là
même de la chrétienté, quand fut tranchée, le 29 mai 1453, à
Constantinople, à même son cadavre, sur l’ordre de Mehmed II le
Conquérant, la tête de Constantin XI Paléologue, 90ème et dernier
empereur de l’Empire Romain d’Orient, depuis le règne de Constantin Ier,
fondateur de cette ville portant son nom, en 324 après Jésus- Christ.
Ce sera cette tête tranchée de Constantin, qui annoncera la prise de
Constantinople. Mehmed II décide qu’elle sera embaumée, puis bourrée de foin
et d’aromates. On la posera sur un plateau d’argent et dans une sorte de châsse
que quarante vierges et quarante jeunes garçons choisis parmi les prisonniers
grecs escorteront en Asie Mineure, jusque chez le sultan de Babylone, en Arabie
et en Perse. Le voyage durera près de trois mois. 428
Et c’est pour répondre au mal de la chrétienté, que Desiderius
Erasmus Roterodamus, devint Nosoponus Erasmius Bulephorus, devenant celui
qu’il fut, il se construisit doublement comme homme trinitaire, et comme homme
d’illusion.
En février 1517, Érasme écrivait à son ami Wolfgang Capiton :
“
mais en ce moment, je souhaiterais presque d’être jeune de nouveau, sans autre
raison que celle-ci : je pressens les approches d’un âge d’or. Car nous voyons
clairement les esprits des princes se vouer entièrement à la poursuite de la paix,
comme sous le coup d’une inspiration divine. Dans cet effort, le pape Léon X et
le roi de France François Ier ont joué le rôle principal... “ 429
En avril 1517, Érasme écrit au pape Léon X : “ je tiens à féliciter
publiquement notre siècle --- qui sera, je l’espère, un siècle d’or, si jamais il en
fut --- où je verrai rétablis, sous Tes heureux auspices et grâce à Tes si saints
conseils, trois des principaux biens du genre humain : cette piété vraiment
chrétienne, affaiblie en tant de façons, les belles-lettres, en partie négligées
jusqu’à présent, en partie corrompues, et l’entente publique et perpétuelle du
monde chrétien, source et mère de la piété et de la culture.“ 430
Nous, lecteurs d’Érasme, en ce temps actuel, maintenant, à cet
instant là, quand notre pensée s’élabore, nous savons que : “ les guerres de
religion (1559-1598) ne sont, en France, qu’un aspect régional du conflit qui
désole l’Europe du XVIème siècle. “ 431 L’illusion de l’âge d’or, qui fut celle
d’Érasme, permettait de couvrir de jouissance, l’amputation du membre de la
chrétienté, qu’avait représentée la chute de Constantinople, symbolisée par la tête
tranchée de Constantin XI Paléologue.
J-M. Rey, « Le désir de Nosoponus », in J-M. Rey, La part de l’autre, Paris, PUF, 1998, p. 36-37.
M. et M. Chavardès, La chute de Constantinople (29 mai 1453), Paris, Robert Laffont, 1963, p. 151.
429
Érasme, « Lettre à Wolfgang Capiton » 26 février 1517, in M. P. Gilmore, Le Monde de L’Humanisme
1453-1517, traduit de l’anglais par Anne-Marie Cabrini, Paris, Payot, 1955, p. 319.
430
Érasme, « Lettre au Pape Léon X » Avril 1517, in F. Rico, Le Rêve de L’Humanisme, op. cit., p. 113.
431
G. Livet, Les Guerres de Religion, Paris, PUF, 1962, collection Que sais-je ? p. 3.
427
428
133
C’est en refusant “d’occuper une position de surplomb, d’autorité,
ou de savoir“ 432 que Bulephorus, est à même d’énoncer à l’adresse de
Nosoponus, le nom du médecin et le nom du remède, nécessaires à guérir la
maladie dont souffre Nosoponus. Cette maladie consiste en la compulsion
irrépressible de singer Cicéron, pour pouvoir jouir de l’illusion d’être à la hauteur
de ce dernier, comme si le nom de Cicéron, était devenu le fétiche sublime, signe
d’une supériorité, d’une excellence, d’une surhumanité incontournable, fétiche
dont la force de conviction est telle, que Nosoponus ressent l’obligation absolue
de s’y soumettre, et par contrecoup, l’obligation de rejeter tous ceux qui refusent
de se convaincre de la nécessité d’apparaître comme le singe de Cicéron.
Bulephorus, en énonçant à l’adresse de Nosoponus, le nom du
médecin, et le nom du remède : “ tu sauras et le nom et le remède : c’est le
Logos qui m’a guéri par le Logos ( o logos to logo mihi medicatus est ). “ 433
En soulignant qu’il a pu se guérir lui-même, par le logos, de la même
maladie qui est celle de Nosoponus, Bulephorus donc, montre à son
interlocuteur, en quoi le principe de surhumanité, symbolisé dans ce
dialogue par la position de surplomb, d’autorité, de savoir intangible
conférée à Cicéron, participe de la maladie dont souffre Nosoponus,
constitue, l’architecture même de cette maladie. Car c’est précisément de ce
principe de surhumanité, devenu maladie, souffrance, aveuglement,
aliénation, perte de repère, que souffre Nosoponus, contraint de se rabaisser
à l’état de singe pour se hisser à l’état de “ Cicéron “.
C’est en devenant trois, c’est-à-dire en devenant Nosoponus
Erasmius Bulephorus, que Desiderius Erasmus Roterodamus, se hisse à la
hauteur du Souverain, pour lui dire, que la mise en oeuvre du principe de
surhumanité est caduque, qu’il lui faut donc désormais obéir au principe
d’humanité, précisément, parce que le Souverain, en sa sublime fonction royale
incarne l’Humanité, du point de vue psychique, du point de vue géographique.
Désormais, le principe d’humanité est représenté par la langue
souveraine qui doit tendre vers la langue angélique. Le principe
d’inhumanité est représenté par la langue apocryphe et barbare du turc
invincible qui doit tendre vers la soumission. Le principe de surhumanité est
représenté par la langue du serpent, la langue du mensonge, la langue du
double discours, de la cupidité, de l’orgueil, cette langue étant la langue de
la maladie qui doit tendre vers la guérison “ ... afin que le coupable
comprenne qu’il a affaire à un médecin, non à un bourreau. “ 434
§ 2. LA PENSÉE D’ÉRASME SELON UNE TRIPLE
CONSCIENCE : HISTOIRE, THÉOLOGIE, PHILOLOGIE
Érasme lie ensemble une conscience de l’histoire, une
conscience de la théologie, une conscience de la philologie. Si il a pu être
écrit que : “ l’itinéraire suivi par Érasme culmine précisément dans la
théologie. »435 c’est parce que dans une lettre datée du 8 juillet 1514,
adressée à Roger Servais, Érasme avait pu écrire : “ car j’ai pris la
décision de me consumer dans les lettres sacrées. “ Et c’est parce qu’il a
432
433
434
435
J. M. Rey, La part de l’autre, op. cit., p. 112.
Érasme, « Le Cicéronien ou du meilleur genre de dire », in J. M. Rey, La part de l’autre, op. cit., p. 104.
Érasme, La Langue, op. cit., p. 304.
F. Rico, Le Rêve de l’Humanisme, op. cit., p. 126.
134
pris cette décision, qu’il refuse dans une lettre de mai 1515, le principe de
surhumanité attaché à la fonction de théologien se posant comme un maître.
“ J’éprouve quelque pudeur à m’arroger un si grand titre, car je n’ignore
pas quels trésors de science et de vertu s’attachent au nom de théologien. Il
y a dans ce titre je ne sais quoi de surhumain : une dignité qui conviendrait
à des évêques plutôt qu’à des gens de mon acabit. Pour ma part je me
contente de méditer le mot de Socrate que nous ne savons absolument rien
et de faire de mon mieux pour aider les recherches d’autrui. “ 436
En écrivant ces lignes en 1515, à l’adresse de son interlocuteur, Érasme sait
également, qu’il se ment à lui-même, qu’il ne sait pas ce qu’il dit, car il sait
que quinze ans auparavant, dans une lettre de décembre 1500, adressée à
Jacques Batt, se comparant à d’autres théologiens, il s’est octroyé à luimême une supériorité incontestable représentant une forme de surhumanité.
“ Ces bavards incultes, on les écoute dans l’une ou l’autre église, mais
mes livres à moi seront lus par les Latins et les Grecs dans tous les
peuples de l’univers. Des théologiens ignares de cette sorte-là, il y en a
partout en foule, mais un homme comme moi, à peine en trouve-t-on un
en plusieurs siècles. “ 437
C’est donc, parce que le principe de surhumanité, d’une part
porte en lui la maladie de la toute puissance, d’autre part est constitutif de
toute fonction d’autorité ou de pouvoir, que la fonction royale, en tant que
fonction sublime, doit se situer au-delà de la volonté de puissance guerrière,
doit se situer donc, dans l’humanité, dans le cadre précis de la douceur du
Christ. La passion de dominer exclut l’humanité, la passion du Christ
incarne l’humanité. Seule l’obéissance à la loi du Christ, la soumission
envers son verbe qui représente l’humanité définitivement séparée du
royaume du diable c’est-à-dire de la guerre, sont à même de sauver le roi,
l’évêque, le magistrat, le philosophe, de cette maladie dévastatrice et
sournoise que porte en lui le principe de surhumanité.
“ Un roi est celui qui, par ses lois et son équité, vise l’intérêt de son peuple
et non le sien; un évêque est celui qui se dévoue tout entier au troupeau du
Seigneur ; le magistrat est celui qui veille de tout son coeur à la chose
publique et le philosophe, celui qui dédaigne les avantages de la fortune et
s’applique uniquement à acquérir la sagesse. “ 438
Dans la bouche d’Érasme, le mot humanité devient une
puissance autonome. Ce n’est pas l’Humanité qui est soumise au souverain,
c’est le souverain qui est soumis à l’Humanité, parce que l’humanité devient
une marque distinctive de la qualité souveraine. Si l’humanité devient alors
la marque première de la Personne royale, c’est essentiellement pour trois
raisons. En premier lieu, parce que l’Humanité entière s’adresse aux princes,
qui représentent parmi les mortels, l’image du Christ. En deuxième lieu,
parce que le nom du Christ, qui n’a enseigné que la douceur, oblige le
Prince, qui représente l’image du Christ, à incarner doublement, l’Humanité
entière, au sens géographique, et l’humanité angélique, au sens psychique.
En troisième lieu, parce que l’humanité du Prince est supérieure à sa
436
437
438
Érasme, « Lettre à Dorp » mai 1515, in P. Jacopin et J. Lagrée, Érasme Humanisme et Langage, op. cit., p. 93.
Érasme, « Lettre à Jacques Batt » décembre 1500, in Érasme, La Langue, op. cit., p. 304 (note 109).
Érasme cité par P. Jacopin et J. Lagrée, Érasme Humanisme et Langage, op. cit., p. 92.
135
puissance guerrière. Or le royaume du Diable étant par excellence dans la
guerre, le royaume du Christ implique nécessairement l’humanité royale
comme Souveraineté suprême, supérieure à la force de la puissance
guerrière.
§ 3. L’HUMANITÉ : SIGNE PREMIER DE LA ROYAUTÉ
Comme un leitmotiv, au fil de ses lettres et discours, nous lisons
sous la plume d’Érasme, cette idée selon laquelle, le fondement de la
souveraineté du Prince, comme sublime fonction royale, réside en
l’humanité, à l’exclusion de la puissance entendue comme force guerrière.
La véritable puissance de souveraineté c’est donc l’humanité. En 1530, en
1523, en 1504, Érasme écrit : “ ce n’est plus un mystère pour personne
qu’aux yeux de plusieurs souverains la puissance énorme de l’Empereur est
suspecte, et plus encore après la défaite récente des Français, surtout qu’ils
n’ignorent pas à quel point la douceur du pouvoir est incapable de
s’assigner des limites. Mais cette crainte sera facilement dissipée par notre
excellent Empereur, (Charles Quint, reconnu comme le premier souverain
de l’Europe) dont la mansuétude et l’humanité sont supérieurs à sa
puissance. “
“ ... aucune espèce d’hommes n’est plus funeste à mes yeux que celle qui
jette des semences de guerre dans l’esprit des monarques ; ils se laissent
d’autant plus facilement abuser que leurs sentiments sont élevés. Or parmi
les vertus d’un roi, la hauteur des sentiments figure en première place. Cette
vertu était célébrée jadis à propos de Jules César, elle l’est encore
aujourd’hui, à l’assentiment unanime des peuples, à propos de François. En
outre, il n’est pas de signe plus certain d’un esprit vraiment sublime que sa
capacité à mépriser les injures. (...) Pour un prince chrétien, il est plus
glorieux d’abandonner une partie de sa puissance au prix de la paix et de la
tranquillité de l’Etat, que de remporter des triomphes brillants et fastueux
achetés par de telles souffrances humaines. “
“ N’est-il pas plus beau pour un prince de se faire aimer à cause de sa très
grande humanité, au point que même ceux qui en auraient les moyens, ne
désirent pas lui nuire, plutôt que de se faire craindre en raison de son
activité guerrière, au point que même sans en avoir la possibilité, certains
désirent pourtant l’attaquer ? “ 439
La douceur est pour Érasme le mot qui représente une des
dimensions primordiales de l’enseignement du Christ. Elle devient donc
une des marques distinctives de la souveraineté du Prince, cette marque
signifiant la clairvoyance qui structure l’humanité du monarque en sa
dimension sublime. En 1514, Érasme écrit : “nous qui nous glorifions de
nous désigner d’après le nom du Christ, qui n’a enseigné que la douceur, et
qui en a donné l’exemple...” Dix ans auparavant, le 6 janvier 1504, jour des
Rois, Il prononça dans le palais de Bruxelles, un discours officiel à
l’occasion de l’heureux retour du prince Philippe le Beau, qui avait quitté la
capitale des Pays-Bas plus de deux ans auparavant pour rendre visite à ses
sujets espagnols. “ Si exposée à la haine des hommes est la puissance
Érasme, « Lettre à Johann Rinck » 17 mars 153O, « Lettre à François Ier » 1er décembre 1523, « Le
Panegyrique de Philippe le Beau » février 1504, in J. –C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée d’ Érasme,
op. cit., p. 368-268-37.
439
136
suprême, si largement ouverte à l’envie le bonheur exceptionnel ! Mais ta
modération, ô Prince magnanime, ta clémence, ta douceur, ta bienveillance,
ta droiture, dissipent à ce point la jalousie qui s’attache à la personne d’un
souverain absolu, que nul n’a jamais acquis dans sa vie privée une aussi
grande faveur ou d’aussi grandes marques de gratitude que tu n’en
acquiers toi-même à la tête d’un aussi vaste empire, dont tu es le si légitime
détenteur. “ 440
L’acharnement belliqueux, la sauvagerie, la barbarie, la fureur,
dessinent l’image du chef de guerre scélérat, Hannibal, contre exemple
absolu aux yeux d’Érasme de l’humanité qu’incarne la personne royale en
sa sublime souveraineté, qui justifie que cette personne royale soit le point
de référence de l’humanité entière. L’interlocuteur de la Personne royale
comme humanité c’est l’Humanité.
“ Ne voyons-nous pas, à l’instar des bêtes sauvages, que c’est parmi les
nations les plus farouches et les plus barbares, qu’on trouve aussi les
exemples extrêmes d’acharnement belliqueux ? C’est le cas des Cariens,
des Scythes, des Britanniques ! Que dire d’Hannibal ? Cet excellent général
n’était-il pas le dernier et le plus scélérat des hommes. “
“ J’en appelle à vous, Princes, de la volonté de qui dépendent surtout les
affaires du monde, qui représentez parmi les mortels l’image du Christ.
Reconnaissez la voix de Notre- Seigneur et Maître qui vous exhorte à la
paix. Dites-vous que l’humanité entière, accablée par les maux qu’elle
souffre depuis si longtemps, vous la demande avec ardeur. “ 441
SECTION 3. L’ÉCONOMIE DE LA PENSÉE D’ÉRASME
§ 1. LES CINQ MOMENTS DE LA PENSÉE D’ÉRASME
L’économie de la pensée d’Érasme peut se représenter en cinq
moments, exposés de la manière suivante :
Le premier moment nous montre l’existence d’une tension
irréductible, entre la “ sublimité de la langue céleste “ et le caractère
sublime de la fonction royale. Cette tension irréductible est contrecarrée par
la figure absolument négative qu’incarne le Turc, car en effet : “ que dire
de la préférence des Turcs pour un homme aussi pernicieux et criminel
que Mahomet, par rapport au Christ, au nom duquel tous les genoux
fléchissent, au Ciel, sur Terre et dans les Enfers ! Qui ne jugerait
préférable de vivre au fin fond des déserts, parmi les lynx, les loups, les
léopards et les serpents, plutôt qu’au milieu d’un peuple où il lui faut
entendre journellement d’abominables blasphèmes à l’égard du
Christ... “ 442
Érasme, « Lettre à Antoine de Berghes » 14 mars 1514, « Le Panégyrique de Philippe le Beau » février
1504, in J.-C. Margolin, Ibidem, p. 106-34.
441
Érasme, « Le Panégyrique de Philippe le Beau » février 1504, « La complainte de la paix décriée et chassée
de tous côtés et par toutes les nations » 1517, in J.-C. Margolin, Ibidem, p. 36-238.
442
Érasme, « Lettre à Johann Rinck » 17 mars 1530, in J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée
d’Érasme, op. cit., p. 369.
440
137
Alphonse Dupront soulignera à Moscou en 1970, lors du treizième
congrès international des sciences historiques que : “ ce refus de l’infidèle
s’affirme comme forme psychique d’une conscience européenne. “ 443
Le deuxième moment nous montre la résorption de cette tension
irréductible par la constitution d’une trinité : Humanité-Christ-Prince,
trinité dont nous lisons l’existence dans la phrase suivante, extraite d’un
texte écrit en 1517, La Complainte de la Paix, décriée et chassée de tous
côtés et par toutes les nations.
“ Que chacun apporte ses conseils en vue de la paix (...) Tout nous y engage.
D’abord le sentiment de la nature et pour ainsi dire l’humanité elle-même ;
ensuite le Christ, le prince et l’auteur de toute félicité humaine ; enfin, tous les
avantages de la paix et toutes les calamités de la guerre. Que l’âme des
princes, animée d’un souffle divin, aspire à la paix et l’invoque. “ 444
Le troisième moment construit la figure qui incarnera cette
trinité. Cette figure c’est le “ corps tout entier de la chrétienté “ qui
exprime l’unicité absolue du Christ, du Prince, de l’Humanité. En 1504, en
1514, en 1530, le leitmotiv du “ corps tout entier de la chrétienté “ est
répété par Érasme, qui souligne ainsi l’importance et la consistance de cette
figure.
En 1504, “ Et, de fait, s’ils (les princes de notre religion) se
tenaient vraiment un raisonnement de ce genre : le monde chrétien est une
seule et même patrie ; l’Eglise du Christ est une seule et même famille ;
appartenant au même peuple, à la même cité, nous sommes tous les
membres d’un même corps auquel correspond une seule tête, Jésus Christ,
nous sommes vivifiés par un même Esprit, rachetés au même prix, conviés
en toute égalité au même héritage, participants à des sacrements communs !
En raisonnant ainsi, ils jugeront de toute évidence qu’il n’est pas de guerre
entreprise par des chrétiens contre d’autre chrétiens, qui ne soit une guerre
civile, je dirai même domestique et plus qu’intestine. “
En 1514, “ Nous qui nous glorifions de nous désigner d’après le
nom du Christ, qui n’a enseigné que la douceur, et qui en a donné
l’exemple, nous, qui sommes les membres d’un seul corps, qui sommes une
seule chair, nous que fait vivre un seul esprit, qui sommes nourris des
mêmes sacrements, qui reconnaissons une seule tête, qui sommes appelés à
la même immortalité, qui espérons cette communication suprême où nous ne
ferons plus qu’un avec le Christ, de même que le Christ ne fait qu’un avec
son père : une seule chose en ce monde peut-elle être assez importante pour
nous exciter à la guerre ? Une chose si néfaste et si sombre qu’alors même
qu’elle est des plus justes, nul véritable homme de bien ne saurait
l’accepter. “
En 1530, “ Race barbare, d’une obscure origine (les Turcs),
de combien de massacres n’ont-ils pas affligé le peuple chrétien ? Quel
traitement sauvage n’ont-ils pas exercé contre nous ? Combien de cités,
A. Dupront, « Unité des chrétiens et unité de l’Europe dans la période moderne » in A. Dupront, Genèse
des Temps Modernes, op. cit., p. 157.
444
Érasme, « La Complainte de la Paix… » 1517, in J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée d’Érasme,
op. cit., p. 239.
443
138
combien d’îles, combien de provinces n’ont-ils pas arraché à la
souveraineté chrétienne ? (...) Si une telle éventualité venait à se
produire (une prompte occupation de tout le reste du monde chrétien),
un esprit chrétien devrait avoir à coeur à ce que le corps tout entier de
la Chrétienté souffrit en même temps que l’un quelconque de ses
membres douloureux. “ 445
Le quatrième moment prend acte de la division irréductible
de cette unicité en une mauvaise langue et en une bonne langue, en “ un
poison mortel et en une drogue la plus salutaire. “
“ La fortune, depuis fort longtemps, subit les reproches de tous les
peuples, car, avec sa roue qui tourne, elle fait monter aux nues ceux
qu’elle a bien voulu, et précipite les autres dans les bas-fonds. Or c’est
ce que fait aussi la langue de l’homme. Les anciens ont attribué à
chaque mortel deux génies : de l’un viendrait le bonheur, de l’autre le
malheur. Je ne sais si c’est vrai ; mais ce qui est tout à fait vrai, c’est
que dans la langue de chaque homme se trouvent l’un et l’autre de ces
génies. “ 446
Le cinquième moment c’est le moment de la domination de
cette division irréductible, par la constitution d’un nom trinitaire secret :
Nosoponus Erasmius Bulephorus, jamais publié, mais exposé clairement,
dans le Dialogus cui titulus Ciceronianus siue de optimo dicendi genere, le
Cicéronien ou du meilleur genre de dire.
§ 2. L’HUMANITÉ, LA BONTÉ DU ROI ET LA DOUCEUR
DU CHRIST
Il importe alors de remarquer, que le mot : humanité devient une
composante du discours du roi. Le 12 septembre 1571, l’amiral de Coligny
qui avait été peu de temps auparavant exécuté en effigie pour rébellion et
trahison, est reçu à la Cour par le roi Charles IX, alors âgé de vingt et un
ans, et la mère de ce dernier, Catherine de Médicis. Il s’agit en recevant
l’amiral de Coligny de faire le geste d’une grâce royale, et de créer ainsi les
conditions favorables à un premier affermissement de la pacification entre la
Cour et les Protestants. Après cette entrevue, le roi fait part de sa satisfaction
en ces termes dans une lettre à Arnault du Ferrier : “ ... le principal faict que
j’espérois de sa dicte venue comence desjà à bourgeonner, d’aultant que la
plupart de mes subjectz qui vivoient pour les choses passées en quelque
deffiance, se sont par ceste démonstration tellement asseurrez sur ma bonté
et humanité, que l’on juge à l’oeil que toute partialité et faction commence
à se faner. “ 447
Érasme, « Le Panégyrique de Philippe le Beau » 1504 « Lettre à Antoine de Berghes » 1514 « Lettre à
Johann Rinck » 1530, in J.-C. Margolin, Ibidem, p. 42-106-339 ;
446
Érasme, La Langue, op. cit., p. 76-78-79.
447
Charles IX, « Lettre à Arnault du Ferrier » 24 septembre 1571, in D. Crouzet, La Nuit de la Saint
Barthélemy, Paris, Fayard, 1994, p. 289. Denis Crouzet construit le titre du chapitre 19 de son étude avec les
termes de cette lettre. Chap. 19 : L’invention d’un travail de « bonté et humanité » : les commencements d’un
jeu politique.
445
139
Moins d’un an après, lors de la nuit de la Saint-Barthélémy, le 24
août 1572, l’amiral de Coligny sera parmi les premiers à être tué. Entre 8000 et
13000 Protestants seront assassinés cette nuit-là sur l’ordre de la royauté
française. Ce crime, qui va peser longtemps sur la conscience française est une
faute écrit un historien des guerres de religion. 448
“ La nuit de la Saint-Barthélemy fut d’abord un crime royal décidé pour
essayer de sauver ce qui pouvait être sauvé de l’oeuvre de concorde, un crime
humaniste enrobé dans un secret et dans un jeu de contradictions et d’illusions
destinées à maintenir l’espoir d’une paix entre les factions catholiques et
huguenotes du royaume ; puis, parce que cette “ exécution “ royale,
originellement limitée aux chefs du protestantisme militaire, fut soudainement
appréhendée comme une oeuvre de Dieu, débutèrent des jours et des nuits
d’agression mystique, une durée merveilleuse de rencontre avec le désir d’un
Dieu de vengeance qui ordonnait à son peuple élu la mise à mort des
hérétiques, la mise à mort des ennemis de sa gloire. Alors, une “ exécution “
limitée à quelques chefs militaires de la Réforme fut transmuée en une immense
“ barbarie “ que Charles IX dut assumer, envers et pour son pouvoir de
prince-philosophe. C’est en cela précisément que la nuit de la SaintBarthélemy fut l’instant d’un rêve perdu de la Renaissance.
Plus de quatre cent ans se sont maintenant écoulés depuis l’assassinat de
l’amiral de Coligny et de ses coreligionnaires. Face à cette fin du XVI ème
siècle, la distance est immense... “ 449
Comment pouvons-nous maintenant, nous représenter l’homme
trinitaire : Nosoponus Erasmius Bulephorus. Nous le voyons maintenant, en ce
temps actuel, à cet instant là, dans le cadre de la réalité contemporaine de notre
pensée, comme un des personnages aveugles figurant sur une des peintures de
la galerie François Ier à Fontainebleau.
Les historiens savent que la véritable naissance de la Cour de
France se situe sous François Ier. Ce dernier, dans l’éclat d’une pompe nouvelle
a su élaborer un véritable mythe de la cour de France somptueuse et
rayonnante. L’importance de la cour dépasse de loin celui des serviteurs directs
de la famille royale. Sous François Ier un ordre de grandeur de 8000 à 12000
personnes est souvent retenu. Le décor de la galerie François Ier à
Fontainebleau, réalisée entre 1535 et 1539, offre une synthèse de l’exaltation de
la figure royale. Un historien de la monarchie française écrit : “ à
Fontainebleau, les humanistes et les artistes de la cour inventent pour la galerie
François Ier des images et des scènes d’une extrême sophistication, au service de
l’exaltation du pouvoir royal. En un temps qui est marqué par les progrès de
l’hermétisme, le roi est maître non seulement du savoir, mais aussi du sens. Il lui
arrive d’ailleurs de faire visiter lui-même sa galerie, en la commentant. Ce
privilège est évidemment réservé à des invités de marque. Dans l’un des panneaux,
le roi est dépeint entrant dans un temple d’où sortent des flots de lumière. Il tient
d’une main l’épée et de l’autre le livre. Tous les autres personnages, la main ou un
bandeau sur les yeux, sont aveugles ou aveuglés... “ 450
G. Livet, Les Guerres de Religion, op. cit., p. 16.
D. Crouzet, La Nuit de la Saint Barthélemy, op. cit. p. 12.
450
P. Hamon, « Une monarchie de la Renaissance ? » 1515-1559, in J. cornette (dir), La Monarchie entre
Renaissance et Révolution 1515-1792. Paris, Seuil, 2000, p. 49-20-32-31.
448
449
140
§ 3. LE TABLEAU : L’IGNORANCE CHASSÉE, REPRÉSENTE
SECRÈTEMENT ÉRASME
Le panneau dont il est question a pour titre : L’Ignorance
chassée. Bien que toute tentative d’interprétation de la galerie François Ier
se heurte à des difficultés sur tous les fronts. Bien que l’analyse de cette
galerie puisse être considérée comme particulièrement épineuse du fait que
les données qu’on a sous les yeux sont incertaines et complexes, la
composition de ce panneau : L’Ignorance chassée, n’offre aucune difficulté
d’interprétation. Le moindre détail iconographique trouve son explication.
Le roi s’avance triomphalement au seuil du palais de Jupiter, laissant
derrière lui les Vices aux yeux bandés et leur mère androgyne, elle-même
aveugle, monstrueusement grosse et claudicante. Le grand François tient à
la fois un livre et une épée, attributs complémentaires qui le désignent
comme un souverain adonné tout ensemble aux arts de la paix et à ceux de
la guerre. L’ensemble de la composition représente un hommage à celui qui,
pour reprendre les termes de Joachim du Bellay, régna :
“ Comme un soleil tout obscur éclaircit,
Ostant aux yeux des bons espriz de France
Le noir bandeau de l’aveugle ignorance “ 451.
Le premier décembre 1523, dans une lettre adressée à François
Ier, Érasme écrit : “ en attendant que s’en présente l’opportunité, j’ai cru
bon de vous adresser, (...) ma Paraphrase sur l’Evangile de Marc. Tout me
portait à ce projet, et c’est comme un homme en pleine course que stimulait
encore la convenance même de l’objet. En effet, j’avais dédié Matthieu à
Charles, mon Prince ; Jean, dont j’ai donné une interprétation tout de suite
après Matthieu, à Ferdinand, frère de Charles ; et Luc, que j’ai attaqué en
troisième lieu, au Roi d’Angleterre : Marc semblait bien vous avoir été
laissé, en sorte que les quatres Evangiles fussent consacrés aux quatre
monarques les plus importants de la Terre. (Charles Quint, Ferdinand de
Habsbourg, Henri VIII, François Ier) Plaise au ciel que le texte de
l’Evangile unisse vos noms dans une harmonie semblable à celle par
laquelle l’esprit évangélique devrait cimenter vos coeurs ! “ 452
En 1517, dans son texte : La Complainte de la paix, Érasme avait
présenté le roi François Ier comme le plus chrétien des princes, celui qui n’a
jamais fait cas de sa majesté, celui qui a travaillé à la paix de toutes les
manières imaginables, enseignant au monde que la plus sublime des choses
est de bien mériter du genre humain.
On peut donc penser que Érasme, en écrivant cette lettre à
François Ier, se voit lui-même, représenté comme un aveugle, sur le futur
panneau L’ignorance chassée, réalisé dans la galerie François Ier à
Fontainebleau. Érasme, quand il écrit à François Ier se voit comme
incarnant “ L’âme des princes animée d’un souffle divin “, s’adressant
d’une part au “ Christ, prince et auteur de toute félicité humaine “ et d’autre
part au prince “ enseignant au monde que la plus sublime des choses est de
D. et E. Panofsky, Étude iconographique de la galerie François Ier à Fontainebleau, traduit de l’anglais
par Alix Girod, Brionne, Gérard Monfort Éditeur, 1992, p. 14-8-9.
452
Érasme, « Lettre à François Ier » 1er décembre 1523, in J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la pensée
d’Érasme, op. cit., p. 267.
451
141
bien mériter du genre humain “ 453. Érasme en s’adressant à François Ier, se
constitue comme le troisième terme de la trinité : Humanité Christ Prince.
Érasme se constitue comme l’Humanité s’adressant au Christ, comme
l’Humanité s’adressant au Prince.
Érasme se constitue donc comme tierce personne dans la dualité
Christ - Prince. Il est l’Autre dans la relation qui unit d’une part le Christ et
la sublimité de la langue céleste, d’autre part le Prince et le caractère
sublime de la fonction royale. Cette tierce personne a fait sienne par
anticipation cette phrase du psychanalyste Sigmund Freud, écrite en 1890 :
“ les mots sont bien les instruments les plus importants de l’influence
qu’une personne cherche à exercer sur une autre. “ 454 Si Érasme a pu faire
sienne par anticipation cette phrase de ce psychanalyste de langue
allemande c’est parce que, ayant pris la décision de se consumer dans les
lettres sacrées, il sait que les mauvais moines, les mauvais prêtres, les
mauvais évêques, “ ne réfléchissent pas à ce qu’ils disent et ne
comprennent pas leurs propres déclarations, dont ils ne sont pas les
producteurs, mais qui leur échappent. “ 455
La double liaison établie d’une part entre le désir de Nosoponus
et le désir de Sigmund Freud, d’autre part entre le désir de la Lingua et le
désir de Jacques Lacan, inscrit le concept d’Europe, comme réalité
psychique, dans notre patrimoine linguistique inconscient.
Si le lecteur contemporain, réussit à établir une liaison entre le
grand humaniste de Rotterdam, le psychanalyste de langue allemande
Sigmund Freud, le psychanalyste de langue française Jacques Lacan, et
Desiderius Erasmus Roterodamus, c’est parce que Desiderius Erasmus
Roterodamus réussit lui, à établir une liaison entre le Christ, le roi de
France, l’Humanité, et le personnage aveugle Nosoponus Erasmius
Bulephorus, représenté anonymement et secrètement comme triade
historique et inconsciente, sur le panneau L’Ignorance chassée, de la galerie
François Ier à Fontainebleau.
Érasme, « La Complainte de la Paix… » 1517, in J.-C. Margolin, Ibidem, p. 239.
S. Freud, « Traitement psychique (traitement d’âme) » (1890) traduit de l’allemand par M. Borch-Jacobsen,
P. Koeppel, F. Scherrer, in S. Freud, Résultats, idées problèmes, 2 volumes, Paris, PUF, 1984, T I, p. 12.
455
Érasme, La Langue, op. cit., p. 51. En 1973, Jean-Claude Margolin souligne (page 335) dans les textes
concernant la Guerre et la Paix dans la pensée d’Érasme, les dons de psychanalyste avant la lettre qui sont
ceux de ce dernier. En 1998, Jean-Michel Rey souligne (page 10 et 74) dans La part de l’autre, la parenté de la
position de Bulephorus-Érasme et de la position de Freud. En 2002, Jean-Paul Gillet, traducteur et
commentateur de La Lingua, souligne (page 51 note 142) la proximité de certaines formulations d’Érasme et
de certaines formulations de Jacques Lacan.
453
454
142
CHAPITRE 3
L'HÉRITAGE INDESTRUCTIBLE DE CONSTANTINOPLE
La relation concrète entre le concept de crime contre l'humanité
et le nom de Constantinople s'établit le 24 mai 1915 dans un avertissement
écrit adressé au gouvernement ottoman signé conjointement par la France la
Grande-Bretagne et la Russie. Dans cette déclaration, ce qui sera
ultérieurement qualifié de génocide des arméniens apparaît sous le vocable
des nouveaux crimes de la Turquie contre l'humanité et la civilisation. Des
juristes verront à tort dans ce texte la première apparition du concept de
crime contre l'humanité. Ces crimes organisés par le gouvernement ottoman
ont pour conséquence la quasi-disparition du peuplement arménien en Asie
Mineure et la concentration des rescapés sur les marges orientales
(Transcaucasie, Iran, Irak), méridionales (Syrie, Liban) et Occidentales
(Grèce, Bulgarie) de cette région. Sous la relation concrète entre le concept
de crime contre l'humanité et le nom de Constantinople, se tient la réalité de
l'histoire de Byzance et donc la réalité de la clairvoyance mais aussi de
l'aveuglement guidant le regard politique de l'Occident sur sa propre
histoire. Cet aveuglement conduit au déni de l'existence de Byzance, à
l'incompréhension de la culture politique de l'Est, à la croyance au bon droit
occidental de convertir la planète à son modèle institutionnel, et à la haine
de la Russie. Sous la réalité de l'histoire de Byzance se tient la question de la
formation du concept d'État, ce concept entendu par Pierre Legendre comme
le « fleuron politique de l'Occident », dans son livre Vues éparses. Ce n'est
pas un hasard si Franz Neumann dans son livre consacré au nationalsocialisme intitule le premier chapitre l'État totalitaire. La mise en œuvre de
l'extermination des arméniens comme de l'extermination des juifs se situe
non seulement en regard de la question de l'État totalitaire mais également
sur cette ligne de fracture séparant l'Orient de l'Occident. Commentant le
fait de la marginalisation des recherches consacrées à l'Orient romain et
Byzantin dans la collectivité scientifique, Georges Tate, dans son étude
consacrée à l'empereur Justinien (527-565), relève que « Tout se passe
comme si l'Orient et l'Occident étaient séparés dans la communauté
historienne, par des cloisons aussi étanches que des frontières politiques ».
Il y a donc dans le temps de la pensée des frontières politiques invisibles
engendrées secrètement par une histoire millénaire. Voilà pourquoi il est si
important d'introduire la question de Byzance dans le temps du concept de
crime contre l'humanité. Dans l'empire romain d'Orient, le grec s'impose
comme la langue dominante. Si l'empereur byzantin est l'élu de Dieu, c'est
parce que l'empire entre dans le plan divin et représente comme l'Église la
victoire de Dieu sur le mal. Il a été fondé par le Christ, qui est son
commencement et sa fin. À la fin des temps il deviendra l'empire céleste et
éternel. L'empire terrestre est un corps mystique qui se distingue à peine de
l'Église. Il se confond avec la terre habitable ; en dehors de lui il n'y a que
désordre et barbarie. C'est la raison pour laquelle la chute de l'empire
byzantin en 1453 signifie le deuil définitif d'un âge d'or de la chrétienté.
143
SECTION 1. LE NOM DE CONSTANTINOPLE
§ 1. LA PUISSANCE TRINITAIRE DU NOM DE LA VILLE
SOUVERAINE ET LA PRIMAUTÉ DU CHRISTIANISME
Le nom de Constantinople, nous indique, dans le cadre de
l’Europe comme réalité psychique, le passage de la centralité du
christianisme, à la centralité de l’Humanité. Cette centralité universelle du
christianisme fut symbolisée par cette ville, qui représente l’intermédiaire
politique le plus solennel de la culture que transmet l’Antiquité.
Constantinople, la ville de l’empereur, devient le symbole du
renouvellement idéologique de l’empire : “ la défense de l’empire et de son
universalité virtuelle se concentre sur la défense de cette Constantinople
complexe, dotée au Vème siècle de puissantes murailles et de cinquante
tours, à la fois marque réelle et symbole de sa centralité indestructible. “ 456
C’est avec la culture latine seule que le Moyen Âge occidental a longtemps
communiqué, et c’est à Constantinople que fut sauvé et transmis
l’hellénisme antique. C’est donc par la ville de Constantinople que
l’héritage de la Grèce nous est adressé dans l’obscurité du temps. Pour cette
grande tâche, l’instrument est déjà prêt en 357 ap. J. C., vingt ans seulement
après la mort de Constantin, une dizaine d’années après le début de
l’enseignement de Thémistios dans la capitale.
“ Dans un grand scriptorium impérial, organisé et subventionné par l’État,
un corps de calligraphes transcrit les oeuvres des poètes, des philosophes,
des orateurs, des historiens grecs, non seulement les plus grands, mais tous
ceux dont on put encore trouver des manuscrits. Car il est certain qu’on
procéda à une vaste enquête pour rassembler ces vieux manuscrits, dont
Thémistios dit clairement qu’ils étaient dans un état voisin de la ruine.
C’étaient encore, presque toujours, des rouleaux, la plupart de papyrus : on
les transcrivit, chacun peut-être en plusieurs exemplaires, sur des codices,
ordinairement de parchemin. Ainsi fut constituée, dans la ville dont la
culture et la civilisation allaient rayonner sur le monde médiéval, une
immense collection de livres, où littérature et pensée de la Grèce ancienne
furent recueillies alors qu’elles allaient disparaître. Première étape de leur
sauvetage, qui annonce, cinq siècles à l’avance, et rendra possible la
grande oeuvre de translittération et d’édition qui, à Constantinople aussi,
se fera au temps d’Aréthas et de Photius. Les deux entreprises, auxquelles
nous devons l’hellénisme, se répondent, et celle de Constance préfigure et
prépare celle du IXème siècle. “ 457
Thémistios est à la fois philosophe et sénateur de
Constantinople. Il est chargé par l’empereur de sauver et transmettre
l’hellénisme antique. Dans un discours prononcé en l’honneur de
Constance II (337-361) le Ier janvier 357, il félicite l’empereur d’avoir
constitué dans la capitale une collection des oeuvres de la littérature
grecque antique. Ainsi, énonce-t-il, la troupe innombrable de la vieille
sagesse, même la plus rare et la plus secrète, dont le temps avait fait des
ombres vacillantes et enténébrées, Constance l’a rappelée de l’Hadès.
G. Tabacco, Universalismes et Idéologies politiques de l’Antiquité tardive à la Renaissance, traduit de
l’italien par Daniel Arasse, Paris, Gérard Monfort Éditeur, 2001, p. 8.
457
P. Lemerle, Le premier humanisme byzantin, Notes et remarques sur enseignement et culture à Byzance des
origines au Xe siècle, Paris, PUF, 1971, p. 57.
456
144
En peu de temps, vont revivre Platon, Aristote, Démosthène, Isocrate,
Thucydide. Et non seulement les plus grands, mais aussi les rejetons
d’Homère et d’Hésiode, et Chrysippe et Zénon et Cléanthe, et les
choeurs du Lycée et de l’Académie, et les enfants des Muses. Eh bien,
s’écrie Thémistios, l’heure est venue de trafiquer, d’exporter, et grâce à
l’empereur les marchandises seront, non la pourpre, le vin ou les grains,
mais la vertu et la sagesse. Au discours de Thémistios, fait écho une
conférence de Paul Valéry prononcée à l’Université de Zurich le 15
novembre 1922. Dans ce discours l’orateur tente de circonscrire la
réalité de l’Esprit blessé par la guerre : “ qu’est-ce donc que cet esprit ?
énonce-t-il. En quoi peut-il être touché, frappé, diminué, humilié par l’état
actuel du monde ? D’où vient cette grande pitié des choses de l’Esprit, cette
détresse, cette angoisse des hommes de l’Esprit ? “ 458
Pour pouvoir répondre à la question qu’il se pose à lui-même,
adressant, dans le même temps le sens de cette question à l’auditoire même,
Valéry la démultiplie. Il évoque l’esprit européen, puis énonce : “ qu’est-ce
donc que cette Europe.... Mais qui donc est Européen ? “ Valéry considère
comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire
l’influence de Rome, l’influence du christianisme, l’influence de la Grèce,
étant bien précisé que : “ ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui
nous a distingué le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui
devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection
dans tous les ordres. “ En écoutant Paul Valéry parler ainsi à Zurich le 15
novembre 1922, nous ne pouvons pas ne pas entendre parler Thémistios à
Constantinople le 1er janvier 357. À la vertu et la sagesse des anciens
Hellènes dont l’importance capitale est soulignée par Thémistios, répond
l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres, considérée
par Valéry comme la caractéristique grecque par excellence, “ qui nous a
distingués le plus profondément du reste de l’humanité. “
Ainsi, ces deux voix qui se répondent et s’interpellent dans
l’obscurité du temps, nous donnent la permission de nommer le temps dans
l’obscurité de la pensée, elles nous autorisent à donner tout son sens à cette
phrase de Jacob Taubes : “ ... avec l’avènement du christianisme quelque
chose s’est profondément modifié dans l’âme des hommes. “ 459 Ce quelque
chose qui s’est profondément modifié dans l’âme des hommes et que “ la
langue refuse de nommer “ 460, s’est matérialisé dans le nom de
Constantinople. Or précisément, ce nom de Constantinople, symbolise
quelque chose qui a été perdu, puisque “ Il est clair que son histoire, sa
géographie et sa culture ne permettent plus à l’Europe de comprendre la
Byzance médiévale. “ 461 Nous pourrions trouver une illustration de cette
dernière idée, dans une phrase de Paul Valéry. Dans cette phrase, il manque
le nom de Constantinople, le nom de Byzance, alors que cette ville peut être
considérée comme cette ville de la puissance trinitaire, qui concrétise par
excellence, de par sa réalité même, les trois influences, celles de Rome, du
christianisme, de la Grèce, qui permettent selon Valéry de caractériser
certains peuples comme européens. Valéry écrit : “ partout où les noms de
P. Valéry, « La crise de l’esprit », in P. Valéry, Variété I, Paris, Gallimard, 1966 (1ère édition 1924) p. 33.
J. Taubes, La Théologie politique de Paul, op. cit., p. 128.
460
É. de la Boetie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2000, (1ère édition
1976) p. 108.
461
G. Dagron, Empereur et prêtre Étude sur le « césaropapisme » byzantin, Paris, Gallimard, 1996, p. 303.
458
459
145
César, de Caius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de
saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu
une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et
toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise,
quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne. “ 462
Constantinople serait donc cette ville absolument européenne,
constituée primordialement d’une trinité s’accomplissant en son lieu, la
trinité du nom grec, du nom romain, du nom chrétien. C’est par cette trinité
que s’accomplit le passage de la centralité du christianisme, à la centralité
de l’humanité. L’humanité devient le nom central qui remplace le nom
central de Dieu, comme une forme de réponse à la chute de la ville de la
puissance trinitaire que constitue Constantinople en son nom.
Constantinople, signifie le transfert de la centralité de Dieu, à la centralité
de l’humanité, dans le cadre du discours lui-même. Constantinople est le
nom d’un personnage énigmatique de l’histoire, dont personne n’ose
connaître la réalité. Ce personnage est le symbole de l’énigme de l’histoire.
§ 2. L’AURA DE CONSTANTINOPLE ET LA
FORCE MYTHOLOGIQUE DU NOM DE CONSTANTIN
Selon le dictionnaire, l’aura vient d’un mot latin qui signifie
“ souffle ”. Elle signifie une sorte de halo enveloppant le corps, visible aux
seuls initiés. On constate que l’Empire ottoman exerce une fascination sans
égale sur les occidentaux de la Renaissance. Un auteur réalise une enquête
sur les voyageurs français dans l’Empire de Soliman le Magnifique. Il
importe, écrit-il, “ de pleinement mesurer la dimension mythique attribuée à
Constantinople par le voyageur humaniste nourri de lectures classiques.
Conformément au voeu de Constantin, la Nouvelle Rome se présente à ses
yeux comme l’héritière privilégiée du monde gréco-latin : elle fait un peu
figure d’écrin inégalable où auraient été déposés les plus précieux joyaux
de la civilisation antique. Mais Constantinople n’est pas seulement la
dépositaire de tous ces trésors : contrairement à l’ancienne Rome, elle a su
longtemps résister aux flots des invasions barbares, si bien qu’elle apparaît
symboliquement comme une sorte d’îlot d’Antiquité miraculeusement
épargné par les âges obscurs.(…). Qu’elle soit comparée à Troie,
Chalcédoine, Babylone, Athènes, Venise ou Rome, la ville de Constantin
l’emporte toujours par ses qualités exceptionnelles, qui la désignent sans
aucun doute comme le lieu d’une élection particulière.(…). La Nouvelle
Rome se définit comme un lieu éternel de civilisation, un lieu de résistance
perpétuelle contre la barbarie orientale sous toutes ses formes. “ 463
Constantinople figure donc la puissance, la souveraineté, la
grandeur, la solennité. C’est une ville qui cristallise en sa réalité la puissance
légendaire de la force mythologique. C’est une ville dont la fondation peut
être perçue doublement par l’homme contemporain, et comme “ événement
insaisissable “ 464 , et comme “ une des maîtresses dates de notre histoire “
465
, tout comme l’humanitas peut être perçu doublement par ce même
P. Valéry, « La crise de l’esprit » in P. Valéry, Variété I, op. cit., p. 53.
F. Tinguely, L’Écriture du Levant à la Renaissance, Enquête sur les voyageurs français dans l’Empire de
Soliman le Magnifique, Genève, Librairie Droz S. A., 2000, p. 99 et 101.
464
G. Dagron, Naissance d’une Capitale, Constantinople et ses Institutions de 330 à 451, Paris, PUF, 1974, p. 7.
465
P. Lemerle, Le premier humanisme byzantin, op. cit., p. 301.
462
463
146
homme contemporain, et comme doctrine et comme mot intraduisible.
Ainsi, selon Guy Gauthier, la fondation de Constantinople
procède d’une “ décision inouïe “, 466 pour Ferdinant Lot, “ La fondation de
Constantinople est une énigme politique, ... elle procède d’une décision
foudroyante, (...) d’une crise psychologique intense (...) d’une intense
exaltation religieuse. “ 467 Paul Lemerle écrit : “ aucune ville n’a exercé
dans l’histoire une action propre aussi forte et durable que
Constantinople.” 468
Grégoire de Naziance, un des Pères de l’Église orientale, décrira
au quatrième siècle Constantinople comme étant “ cette cité, perle de
l’univers, qui possède la puissance suprême sur terre comme sur mer, qui
est comme le lien des confins de l’Orient et de l’Occident, vers laquelle
depuis tous les horizons convergent les sommités et où tout prend son
origine comme au port commun de la Foi. “ 469
Geoffroy de Villehardouin, un des chroniqueurs de la quatrième
croisade, écrit dans La Conquête de Constantinople, rédigée en 1208, “ Les
croisés arrivant en cette ville regardèrent beaucoup Constantinople (...) car
ils ne pouvaient pas penser qu’il pût être en tout le monde aussi puissante
ville, quand ils virent ces hautes murailles et ces puissantes tours, dont elle
était close tout autour à la ronde, et ces superbes palais, et ces hautes
églises, dont il y avait tant que nul ne l’eût pu croire s’il ne l’eût vu de ses
yeux, et la longueur et la largeur de la ville, qui sur toute les autres était
souveraine. (...) et les croisés qui étaient répandus par la ville, firent grand
butin ; et le butin fait fut si grand que personne ne vous en saurait dire le
compte : or et argent, et vaisselle, et pierres précieuses, et satins, et
vêtements de soie, et manteaux d’hermine, et tous les objets de prix qui
furent jamais trouvés sur terre (...) et depuis que le monde fut créé, il ne fut
fait tant de butin en une ville (...) et grande fut la joie de la fortune et de la
victoire que Dieu leur avait données, car ceux qui avaient été dans la
pauvreté étaient dans la richesse et le luxe (...) dans la plus forte ville qui
fût en tout le monde... “ 470
Plus tardivement, Pierre Belon du Mans, qui a entrepris de se rendre
d’abord à Constantinople avec Monsieur d’Aramont, l’ambassadeur de François
Ier, puis en Orient pendant trois ans, écrit en 1553, dans le récit de son voyage au
Levant : “ la ville de Constantinople est située en un lieu le mieux à propos pour
la grandeur d’un prince, que nulle autre ville de tout le monde (...) L’église de
Sainte-Sophie est le plus beau bâtiment que nul autre qu’on voit resté debout, qui
est bien autre chose que le Panthéon de Rome (...) Quiconque l’aura vue ne
prendra plus d’admiration de regarder le Panthéon de Rome, qu’on nomme en
vulgaire Sainte-Marie-Rotonde. “ 471
G. Gauthier, Constantin le triomphe de la Croix, Paris, Éditions France-Empire, 1999, p. 208.
F. Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1989, (1ère édition 1927.)
p. 48-49-50.
468
P. Lemerle, Histoire de Byzance, Paris, PUF, 1943, collection Que sais-je ? p. 21.
469
Grégoire de Naziance cité par G. Gauthier, Constantin le triomphe de la Croix, op. cit., p. 220.
470
Villehardouin, La Conquête de Constantinople, traduit par Edmond Faral, Tome I, (1199-1203), Tome II,
(1203-1207), Paris, Les Belles Lettres, 1973, T I, § 128, p. 131. T II, § 53 et 55, p. 250-251.
471
P. Belon du Mans, Voyage au Levant (1553), Texte établi et présenté par A. Merle, Paris, Éditions
Chandeigne, 2001, p. 221-222.
466
467
147
La puissance légendaire de la force mythologique dont le nom de
Constantinople porte l’empreinte, trouve sa pleine consécration dans le discours
qui marque l’avènement comme la chute de cette ville dont l’aura pénètre dans
l’Histoire comme une énigme. En visant la fondation de Constantinople,
Ferdinant Lot souligne que “ peu d’actes politiques concertés ont eu des effets
plus considérables et plus durables. “ 472 Gilbert Dagron étudiant les manuscrits
anciens qui rendent compte de l’histoire de la ville et de sa naissance, écrit :
“ la coupure de la fondation semble absolue, obsessionnelle, et laisse
Constantinople sans origines. “ 473 Jean-Claude Margolin, commentant un
ensemble de textes d’Érasme concernant la guerre et la paix, affirme : “ la prise
de Constantinople en mai 1453, est l’un des plus grands faits de l’histoire du
monde, date que l’on considère comme ayant clos le Moyen Age et marqué les
débuts des temps modernes. “ 474
Cette aura énigmatique est présente dans le discours
contemporain comme la marque d’une contradiction irréductible, entre le
mystère de l’homme historique et la rationalité du point de vue de l’historien
qui analyse. Ainsi, d’une part, Gilbert Dagron refuse de scruter la conscience
du premier Empereur chrétien, il refuse le piège idéologique qui consiste à
s’asseoir sur le trône de l’Empereur, à tout regarder de Constantinople, mais
d’autre part il évoque l’existence d’un génie religieux de Constantin, d’une
sacralité indélébile de l’institution impériale, et affirme la valeur de pièce
maîtresse historiographique que constituent les travaux de Louis Brehier. 475
Or précisément, Louis Bréhier souligne comme incidemment cette puissance
légendaire de la force mythologique dont le nom de Constantinople porte
l’empreinte en évoquant d’une part le mystère du cabinet impérial : “ avant
d’être transmises à la chancellerie, les décisions impériales s’élaboraient
dans le mystère du Koïton (cabinet impérial). L’Empereur rédigeait ses
ordres lui-même ou les faisait rédiger sous ses yeux par un secrétaire privé,
en général un jeune homme de condition modeste et sans fonction officielle à
l’origine (...) au IXème siècle apparaît le mystikos, secrétaire intime et
confident du Basileus... “ et d’autre part :“ le caractère surhumain du
Basileus dont la majesté paraissait redoutable aux simples mortels. “ Or
souligne Louis Bréhier la théorie byzantine n’est que la transposition en
langage chrétien de la doctrine païenne du surhomme qui dérive en dernière
analyse des temps helléniques. 476 Ainsi remarquons-nous que la réalité
énigmatique de l’aura de Constantinople qui se confond avec la réalité
historique de l’Empereur Constantin, introduit le mystère de la contradiction
dans le discours contemporain de l’historien. L’objectivité de l’historien ne
peut résister à la puissance légendaire de la force mythologique dont le nom
de Constantinople porte l’empreinte.
§ 3. CONSTANTINOPLE : LE CENTRE DU MONDE
Il nous apparaît donc, qu’une des caractéristiques fondamentales
de Constantin le Grand, c’est de personnifier l’Histoire dans son mystère. Il
F. Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, op. cit., p. 49.
G. Dagron, Constantinople imaginaire, Études sur le recueil des « Patria », Paris, PUF, 1984, p. 78.
474
J.-C. Margolin, Guerre et Paix dans la Pensée d’Érasme, op. cit., p. 347.
475
G. Dagron, Empereur et prêtre, op. cit., p. 142 et 320. G. Dagron, Naissance d’une Capitale, op. cit., p. 374
G. Dagron, Préface, in L. Bréhier, Vie et Mort de Byzance, Paris, Albin Michel, 1992, (1ère édition 1946), p.
III-IV.
476
L. Bréhier, Les institutions de l’empire byzantin, Paris, Albin Michel, 1970, (1ère édition 1949), p. 14-61-139.
472
473
148
personnifie quelque chose d’innommable qui ne rentre pas comme catégorie
dans la rationalité du discours de l’historien. Il personnifie quelque chose
qui est perçu comme impensable et qui se concrétise par cette phrase de
Gilbert Dagron : “ le problème est central, sans doute insoluble. “
Ce problème est celui-là même de la réalité divine de l’Empereur
Constantin, et donc le problème de son rang dans l’institution ecclésiastique,
le problème donc de l’articulation entre le sacerdoce impérial et l’institution
ecclésiastique, dans cette Ville de Constantin qui constitua, dans une
dimension obscure du temps, le centre du monde. Ce problème ainsi
souligné dans cette étude sur le “ césaropapisme byzantin “ :
“ l’idée même d’Empire chrétien s’accompagnait nécessairement d’une
théologie politique et conduisait donc à reconnaître à l’empereur une
mission divine et une sorte de sacerdoce. Mais l’articulation entre ce
sacerdoce royal et l’institution ecclésiastique était et devait toujours
rester problématique. “ 477 Et c’est dans le cadre de cette articulation
problématique, qu’apparaît le centre du monde comme mystère de Dieu,
c’est-à-dire comme présence physique et impériale de Dieu parmi les
hommes. Le serment des soldats rapporté par Végèce à la fin du IVème
siècle nous fait comprendre comment le centre du monde comme mystère
était présent dans l’énonciation même de la parole, comment, dans la parole
même, le dieu physiquement présent était nommé dans la plus grande clarté,
qui était, dans le temps même de cette énonciation la plus puissante
obscurité. “ Ils (les soldats) jurent par Dieu, par le Christ, par le SaintEsprit et par la majesté de l’empereur qui, aussitôt après Dieu, doit être
vénéré et adoré par le genre humain. Car à l’empereur, dès qu’il a reçu le
nom d’Auguste, sont dues une fidèle dévotion et une soumission sans faille
comme à un dieu physiquement présent (tanquam praesenti et corporali
deo). C’est, en effet, Dieu que sert un civil ou un soldat, quand il chérit
fidèlement celui qui règne à l’instigation de Dieu. “ 478
Constantin, fut ce Dieu physiquement présent dont la conversion
“ est le fait le plus important de l’histoire du monde méditerranéen entre la
constitution de l’hégémonie romaine et l’établissement de l’Islam. C’est à
lui qu’est dû le triomphe du christianisme qui, en bouleversant la
psychologie des hommes, a creusé un abîme entre nous et l’antiquité.
Depuis l’adoption du christianisme nous vivons sur un autre plan. “ 479 “Avant
Constantin, l’empire romain est un empire païen ; à partir de Constantin c’est
un empire chrétien. C’est là un des événements le plus important de l’histoire,
mais aussi un des problèmes les plus complexes. “ 480
L’exposé de ces citations, nous montre clairement combien la
vision de l’histoire qui s’impose dans notre regard est construite en son
principe par l’armature que constitue le discours. En effet, la phrase déjà
citée de Jacob Taubes : “... avec l’avènement du christianisme quelque
chose s’est profondément modifié dans l’âme des hommes. “ effectue la
reprise de la phrase de Ferdinand Lot : “ c’est à lui (Constantin) qu’est dû
le triomphe du christianisme qui, en bouleversant la psychologie des
hommes, a creusé un abîme entre nous et l’antiquité. Depuis l’adoption du
G. Dagron, Empereur et prêtre, op. cit., p. 147.
Végèce cité par G. Dagron, Empereur et prêtre, op. cit., p. 144-145. Sur Végèce on peut lire, P. Richardot,
Végèce et la culture militaire au Moyen Âge (Ve-Xe siècles), Paris, Éditions Économica, 1998.
479
F. Lot, La fin du monde antique et le début du Moyen Âge, op. cit., p. 50.
480
P. Lemerle, Histoire de Byzance, op. cit., p. 10.
477
478
149
christianisme nous vivons sur un autre plan. “
Ferdinand Lot est né en 1866, il est mort en 1952. La phrase
citée est extraite de son livre La fin du monde antique et le début du Moyen
Âge paru en 1927. Jacob Taubes est né en 1923, il est mort en 1987. La
phrase citée est extraite de ses quatre conférences sur la théologie de Paul
qu’il prononçât en février 1987 quelques semaines avant sa mort. La
répétition quasiment identique de la même phrase en 1927 et en 1987 par
deux personnalités aussi différentes que celle de Ferdinand Lot et celle de
Jacob Taubes illustre trois idées fondamentales.
La première idée signifie que notre vision du passé historique
s’enracine comme un écrit dans les textes rédigés avant notre naissance. Il
appartient donc à l’homme contemporain de construire le souvenir de ce qui
n’a jamais été lu mais existe néanmoins comme un écrit entouré d’une aura
inconnue qui le rend insaisissable. La deuxième idée a trait à la filiation des
mots, des idées, des concepts, des métaphores, des constructions
intellectuelles. En 1987, parallèlement aux conférences de Taubes il nous est
rappelé ce phénomène fondamental qui consiste en : “ ... l’imposture de se
placer sous le signe du premier. ... La prétention à inaugurer --- quelle qu’en
soit la visée --- ne saurait relever que d’une métaphysique dissimulée
(honteuse : selon le mot très fort de Péguy), ne saurait être qu’un leurre,
c’est-à-dire un mode d’affirmation (ou même d’auto-proclamation : les
exemples ne manquent pas aujourd’hui comme au début du siècle) qui est
incapable d’énoncer effectivement d’où il provient, ce qu’il représente. La
posture de l’inaugural est le plus sûr garant de l’oubli : peut-être même estce son symptôme le plus visible. “ 481 La troisième idée réside toute entière
dans le nom même de Constantinople. L’énonciation de ce nom porte en elle
l’idée du centre du monde. Si nous suivons cette énonciation comme l’on
déchiffrerait un écrit entouré d’une aura inconnue qui le rend insaisissable,
alors nous pouvons entendre l’exhortation de Mehmed II, Mehmed le
Conquérant, s’adressant à son armée, le 29 mai 1453, sous les murailles de
Constantinople (cette ville, cet homme qui va mourir) : “ je vous fais don
d’une ville immense et illustre. je vous offre la capitale des anciens Romains
qui s’est élevée au faite de la splendeur, du luxe et de la gloire, qui est
devenue le centre de la terre... Je vous la donne pour que vous y fassiez votre
butin de trésors sans nombre. Félicité et fortune pour vous et vos descendants
! Mais le gain le plus grand sera de posséder la cité la plus renommée de
l’univers, celle qui, de tous les temps, nous a constamment défiés. La chute de
Constantinople nous ouvrira les portes de la Grèce. “ 482
Constantin, pourrait se livrer à notre regard comme ce
hiéroglyphe indéchiffrable qui a soutenu secrètement la main de Georg
Wilhem Friedrich Hegel écrivant cette phrase figurant dans le chapitre VI
de la Phénoménologie de l’Esprit, chapitre précisément intitulé La
Religion : “ l’homme divin ou (le) Dieu humain mort, est en soi
l’autoconscience universelle.“ 483 Constantin pourrait constituer ce
J.-M. Rey « Remarques sur la filiation » in L’Écrit du Temps, n° 14 / 15, Été-Automne 1987, Éditions de
Minuit, p. 148.
482
Mehmed le Conquérant cité par M. et M. Chavardès, La Chute de Constantinople (29 mai 1453), op. cit., p. 66.
483
G. W. F. Hegel, Phénoménomogie de l’Esprit, 2 volumes, traduction par Gwendoline Jarczyk et PierreJean Labarrière, Paris, Gallimard folio essais, 2002, (1ère édition 1807 en Allemagne) (1ère édition 1993 pour
la traduction française par les Éditions Gallimard), T II, p. 903. On peut noter que Jean Hyppolite qui a traduit
481
150
hiéroglyphe indéchiffrable représentant la structure insaisissable d’un
homme trinitaire inconnu. Un homme qui est en même temps homme
divin, en même temps Dieu humain, en même temps ville figurant le
centre du monde de son nom même : Constantinople, représentée par la
colonne de porphyre dressée le 11 mai 330.
“ La colonne de Constantin est sans doute le plus ancien monument de la
ville à nous être parvenu, puisque c’est autour d’elle que se déroule
l’inauguration de Constantinople en date du 11 mai 330. C’est une colonne
de porphyre dressée au milieu d’un forum, lui-même dédié à Constantin au
milieu de la ville, même si l’emplacement supposé de l’enceinte
constantiniennne semble le situer plus près de l’extrémité de la péninsule
que de la muraille. La colonne elle-même est le fruit d’un curieux
syncrétisme religieux, lequel, lié aux fêtes d’inauguration, éclaire les
intentions de Constantin. À l’origine, haute de près de cinquante mètres,
elle était surmontée d’une statue d’Apollon rapportée d’Ilion (Troie) et
censée représenter l’empereur. La tête de la statue, symbolisant le dieu
Soleil, était ornée de sept rayons dans lesquels on enchâssa des clous de la
Passion, tandis qu’un fragment de la vraie Croix était déposé à l’intérieur
de la statue. Le jour de l’inauguration, celle-ci fut placée sur la colonne, et
Constantin lui-même ensevelit dans les fondations le Palladium --- la statue
d’Athéna apportée par Énée de Troie à Rome ---, ainsi que le manche de la
hache avec laquelle Noé avait bâti l’arche, les paniers de la multiplication
des pains, la pierre d’où Moïse avait fait jaillir l’eau et bien d’autres
reliques. En érigeant ce monument au syncrétisme, Constantin entendait
représenter bien plus que le fondateur d’une nouvelle religion : la
personnification même de la divinité, à l’instar des empereurs païens. “ 484
Dès lors, l’homme physique Constantin, la représentation symbolique
impériale de cet homme physique, et la ville Constantinople incarnant
cette représentation, construisirent le sentiment psychique de “ l’oeil du
monde “ 485 sentiment psychique trouvant son répondant en la position
géographique exceptionnelle, décrite par Louis Bréhier, 486 de la ville de
Constantin. Constantin est Kosmokratôr, maître du monde entier, puisque sa
monarchie est à l’image de celle de Dieu. 487
L’oeil du kosmokratôr reflète la centralité indestructible de l’oeil
du Christ-Soleil, reposant, comme le temps lui-même, dans l’obscurité du
règne de la paternité divine. L’oeil du Kosmokratôr “ ... se concentre sur la
défense de cette Constantinople complexe, dotée au Vème siècle de
puissantes murailles et de cinquantes tours, à la fois marque réelle et
symbole de sa centralité indestructible. “ 488 Et cet oeil fut détruit à jamais
le 29 mai 1453.
la Phénoménologie de l’Esprit, n’évoque pas « l’autoconscience universelle », mais la « conscience de soi
universelle ». Jean Hyppolite écrit : « Ce qui est devenu en soi, c’est l’abaissement du Dieu abstrait et lointain,
sa réconciliation avec l’existence humaine, c’est-à-dire sa position comme esprit ; la communauté doit
réconcilier à son tour l’existence finie avec l’essence divine, en intériorisant en elle la mort et la résurrection
du Christ. » in J. Hyppolite, Genèse et Structure de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, 2 volumes, Paris,
Aubier Montaigne, 1967, (1ère édition 1946), T II, p. 546.
484
S. Yerasimos, Constantinople de Byzance à Istanbul, Paris, Éditions Place des Victoires, 2000, p. 29.
485
G. Dagron, Naissance d’une Capitale, op. cit., p. 76.
486
L. Bréhier, Vie et mort de Byzance, op ; cit., p.
487
Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin (Triakontaétérikos), in Eusèbe de Césarée, La théologie
politique de l’Empire chrétien, op. cit., p. 117-118.
488
G. Tabacco, Universalismes et Idéologies politiques, op. cit. p. 8. (voir note 456)
151
SECTION 2. LA CHUTE DE CONSTANTINOPLE
§ 1. UNE BLESSURE IRRÉPARABLE
Nous percevons la chute de la ville de Constantinople comme
revêtant une triple signification. La signification d’une blessure irréparable,
la signification d’une perte irrémédiable, la signification d’une chute de la
Trinité, comme si la blessure, la perte, la chute de cette ville avaient la
signification d’une atteinte à la figure même du Christ. La centralité
indestructible de Constantinople figure la centralité indestructible du
christianisme, et la centralité indestructible du christianisme figure la
centralité indestructible de la figure impériale. Ville impériale, Religion
impériale, Souverain impérial. Primauté d’une ville, primauté du Christ fait
homme, primauté de l’empereur fait dieu, la ville de Constantinople
incarnait une extraordinaire puissance, historique, religieuse, politique. Dès
lors, sa conquête par un prince de la lignée d’Usman obéissant au prophète
Mahomet, engendre une catastrophe psychologique insurmontable pour le
monde de la chrétienté. C’est, précisément, ce qui est exposé en 1454, par
Aeneas-Sylvius Piccolomini, légat pontifical et futur Pape : “ dans les
temps passés, nous avons été blessés en Asie et en Afrique, c’est-à-dire en
des pays étrangers, mais maintenant nous sommes frappés en Europe, c’està-dire dans notre patrie, dans notre propre maison. Et si même quelqu’un
objectait que les Turcs, il y a longtemps, passèrent d’Asie en Grèce, que les
Mongols s’établirent en Europe et que les Arabes occupèrent une partie de
l’Espagne après avoir traversé le détroit de Gibraltar, il n’en est pas moins
vrai que jamais nous n’avons perdu en Europe un lieu ou une ville
comparable à Constantinople. “ 489
Pour
comprendre
cette
catastrophe
psychologique
insurmontable, qui prend la forme de ce violent désarroi qui fut celui de
Aeneas-Sylvius Piccolomini futur Pape Pie II, symbolisant le sentiment de
la chrétienté, il faut saisir certains éléments de la souveraineté particulière
qui fut celle de l’empereur byzantin. En saisissant ces éléments, nous
quittons la surface plane du discours rationnel de l’historien, pour pénétrer
dans le méandre énigmatique des sentiments séculaires du coeur humain.
Certains de ces sentiments sont devenus invisibles à notre conscience, mais
ils se rappellent à notre bon souvenir, construisant des phrases invisibles que
nous prononçons inconsciemment dans la souffrance. Cette souffrance nous
montre le lien occulte ou invisible, qui existe entre les rites du Palais sacré
et le dispositif de la psychanalyse. Car en effet tout le monde sans exception
affirme connaître le dispositif psychanalytique. Néanmoins cette
connaissance supposée conclut nécessairement à l’ignorance du lien
déterminant qui constitue la liaison organique entre le cabinet impérial, le
Koïton, et le cabinet du psychanalyste.
Rappelons pour mémoire à l’usage du lecteur inconscient, ce qui constitue
la signification rituelle du cabinet du psychanalyste. Quand moi-même,
quand lui-même, quand l’autre homme que je ne suis pas, mais qui me
ressemble, pénètre dans le cabinet du psychanalyste, il doit ignorer
nécessairement la liaison organique qui existe à l’instant de cette
pénétration, entre le cabinet psychanalytique et le cabinet impérial. La
déjection immatérielle c’est la liaison inconsciente. Ce qui signifie, à cet
489
Aeneas-Sylvius Piccolimini, cité par M. P. Gilmore, Le Monde de l’Humanisme 1453-1517, op. cit., p. 38.
152
instant précis, que le silence religieux qui doit régner en présence de
l’empereur est strictement identique au silence inconscient qui doit régner
en présence du psychanalyste. Quand je rentre en effet dans le cabinet du
psychanalyste, alors, “ ... le souverain donne ses ordres par de simples
signes ou par des formules brèves, comme il convient à la majesté
impériale. “ 490 En effet les rites du Palais sacré avaient pour objet la
manifestation extérieure du culte et de la vénération dus à la personne
impériale. Qui donc serait en mesure de s’opposer à la réalité selon laquelle
les patients observent les rites du Palais sacré qui ont pour objet la
manifestation extérieure du culte et de la vénération dus à la personne du
psychanalyste.
Le premier rituel qui marque l’existence du Palais sacré est celui de
l’obligation du silence religieux qui doit régner en présence de l’empereur. Le
respect de cette contrainte du silence qui doit impérativement régner en la
présence de l’empereur, est garanti dans le Palais sacré par des silentiaires dont la
seule fonction réside dans le maintien de ce silence. L’ambassadeur du calife
Motawakil à Michel III en 860 racontait que, pendant son séjour de plusieurs
mois à Constantinople, il n’avait pas entendu une seule parole tomber de la
bouche impériale. L’oncle de Michel, Pétronas parlait seul avec l’ambassadeur
avec l’aide d’un interprète, et le basileus présent approuvait ou refusait d’un signe
de tête. Les assemblées de dignitaires tenues par l’empereur prennent le nom de
silentia. Dans le cours même des cérémonies, le souverain donne ses ordres par
de simples signes ou par des formules brèves comme il convient à la majesté
impériale. Le préposite chargé de les transmettre, les sollicite au moment voulu
par un seul mot : “ ordonnez “ et, pour congédier l’assemblée, l’empereur se sert
d’une formule semblable à celle qui termine la messe, mélange de grec ou de
latin barbare : “ va, donne congé “ dit-il au préposite.
Un deuxième rituel soulignant l’existence de la majesté
impériale réside dans l’obligation pour celui que le souverain gratifie de ses
dons ou auquel il remet des insignes ou des brevets, de les recevoir en
voilant ses mains sous un pan de son manteau. ce rite d’origine persane
existait déjà à la cour des Achéménides. Il signifie que le contact de la main
d’un simple mortel serait pour l’empereur une profanation.
Un troisième rituel procédait du même sentiment issu du
caractère surhumain du basileus. Celui qui était admis à l’audience
impériale ne s’avançait pas librement vers le trône, mais deux dignitaires
s’emparaient de lui et lui soutenaient les deux bras jusqu’au moment où,
face à face avec le basileus, il s’effondrait sur le sol.
L’adoration impériale, la proskynèse, constituait le rituel le plus
important. La proskynèse était une marque d’honneur plus que de sujétion.
Elle représentait le signe fondamental légalisant la fonction impériale.
L’adorant s’agenouillait devant l’empereur et portait à ses lèvres un pan de
sa chlamyde de pourpre, l’empereur, répondant à ce signe comme si il
prenait la signification du père fondamental, baisait alors l’adorant sur la
tête. Ce signe fondamental ne cessa d’être regardé comme un privilège des
hauts dignitaires qui, à chaque solennité, étaient admis à adorer le basileus
par ordre hiérarchique. 491
490
491
L. Bréhier, Les institutions de l’empire byzantin, op. cit., p. 60.
L. Bréhier, Ibidem, p. 61 et p. 253.
153
Ces quatre rituels représentent, en son entier la situation du
cadre psychanalytique, en sa signification historique et métaphysique. Le
psychanalyste c’est l’empereur, l’empereur c’est le psychanalyste. Un
homme dans l’obscurité de sa fonction incarne le désir impérial de
l’inconscient. Quand il est introduit, dans le cabinet du psychanalysteempereur, comme par une force supérieure représentée par les deux
dignitaires qui s’emparent de lui, le patient soutenu sous les bras par ces
deux dignitaires est amené face à face au psychanalyste-empereur, devant
lequel, ne pouvant soutenir sa majesté il s’effondre sur le divan. Puis, dans
le but de donner toute sa force à la présence obscure du processus
inconscient, le patient accomplit le rituel de la proskynèse. Si le
psychanalyste décide de donner l’inconscient au patient, ce dernier voile ses
mains sous un pan de son manteau. Il montre par là que le contact de la
main d’un simple mortel serait pour le psychanalyste une profanation. Enfin
celui qui accepte l’ordre de la psychanalyse comme le visiteur est contraint
d’accepter l’ordre du Palais sacré, celui-là doit reconnaître le silence qui
doit régner en présence de l’empereur, il doit reconnaître les ordres de celui
qui interprète et construit ce qui reste inconnu, par de simples signes. Alors,
le patient, comme le plus haut dignitaire, s’agenouillera devant l’être obscur,
et portera à ses lèvres un pan de la chlamyde de pourpre, puis, Il, le grand
Autre, l’inconscient, l’être obscur, l’empereur, le père fondamental, le
baisera sur la tête.
Les phrases qui ont précédé, que le lecteur pressé de conclure
percevra nécessairement comme des divagations, avaient pour but de nous
faire pénétrer dans le désarroi qui fut celui de la chrétienté, comme
conséquence de la chute de Constantinople. Il nous faut simplement
comprendre que plus jamais, après le 29 mai 1459, Aeneas-Sylvius
Piccolimini, ne sera en mesure d’accomplir dans le Palais sacré de
Constantinople, les quatres rituels qui eurent la vertu d’analyser l’auteur. Ce
qui signifie : plus jamais le Père fondamental ne baisera la tête de AeneasSylvius Piccolimini.
§ 2. UNE PERTE IRRÉMÉDIABLE
Par la voie d’une liaison occulte unissant les rituels du Palais
sacré et le dispositif de la psychanalyse, nous nous sommes approchés de la
souffrance de la chrétienté se séparant à jamais de quelque chose d’inouï,
qui n’a pas de nom, qui se concrétise le 29 mai 1453, par ce nom de
Constantinople, cristallisant en un même lieu, la tradition grecque, la
tradition romaine, la tradition chrétienne. La question de la nomination
surgit dans le temps, au moment même où une tradition s’effondre. Dans le
moment de cet effondrement l’esprit du christianisme se parle secrètement à
lui-même, révélant la voix du Saint Sépulcre. Entre 1129 et 1136 Bernard de
Clairvaux écrit un Éloge de la Nouvelle Chevalerie. Dans ce texte le
chapitre XI s’intitule Le Sépulcre. Pour l’auteur la vision du Sépulcre
engendre une ferveur d’une grande douceur qui envahit celui qui contemple
ce lieu de ses yeux. Et même si ce lieu ne contient plus les membres sacrés
du Seigneur il est cependant rempli (pour nous) de mystères --- et de
mystères extrêmement heureux. “ Quel bonheur, pour des pèlerins, après
les multiples fatigues d’un long voyage, après les dangers sans nombre de
la terre et de la mer, que de pouvoir enfin se reposer là où ils savent qu’ a
reposé leur Seigneur ! (...) et, pour reprendre une expression de l’Écriture,
154
“ ils sont saisis d’une joie intense en découvrant le Sépulcre. “ 492 C’est une
économie textuelle de la vie et de la mort qui soutient toute la chrétienté,
réunie dans un même sentiment de ferveur, de joie, de mystère, d’amour,
envers la personne fondamentale du Christ. Nous pouvons le comprendre
en mettant en relation une phrase du texte de Bernard de Clairvaux et une
phrase de la Chronique anonyme de la première croisade (1095-1099).
“ On ressent en ce lieu (le Sépulcre) où mort il a reposé, je ne sais quel
ferveur plus grande que dans les lieux où, “ vivant il a fréquenté les
hommes “. Le souvenir de sa mort, plus encore que celui de sa vie, active
notre amour. “ 493
“ Bientôt, les Francs coururent par toute la ville (Jérusalem), pillant l’or et
l’argent, les chevaux et les mulets, les maisons pleines de biens de toutes
sortes. Puis, joyeux et pleurant de joie, les nôtres allèrent adorer le sépulcre
de notre Sauveur Jésus, et s’acquittèrent envers lui de leur dette capitale.
Le matin suivant, ils escaladèrent avec précaution le toit du temple, se
jetèrent sur les Sarrasins, mâles et femelles, les décapitèrent à épée nue.
Certains se jetèrent dans le vide du haut du temple. A la vue de ce spectacle,
Tancrède fut en grande colère. “ 494
Si nous savons établir une liaison entre le monde psychique,
textuel, historique, qui construit ces deux phrases et, la ville de Constantinople,
alors nous pouvons percevoir plus clairement et plus tragiquement
qu’auparavant cette catastrophe psychologique insurmontable que représenta
pour la langue du christianisme la chute de Constantinople. Cette liaison nous
pouvons l’appréhender dans le nom de Constantin le Grand.
A Constantinople, le christianisme n’apparaît pendant longtemps
que par la médiation de l’empereur chrétien, dans son Palais, sous sa statue,
dans son mausolée, à travers ses images. L’empereur se substitue au Christ
de Jérusalem, il attend sans doute de cette substitution apothéose et
résurrection. Constantin ordonne la construction d’un mausolée-martyrium
qui sera transformé après sa mort en une église des Saints-Apôtres. Dans
une étude importante publiée à Leipzig en 1908, un auteur allemand, A.
Heisenberg, en étudiant en parallèle le Saint-Sépulcre et les Saints-Apôtres,
concluait que les Saints-Apôtres ont été conçus à l’origine comme le SaintSépulcre de Constantinople. En ce lieu, Constantin tient effectivement la
place du Christ dans un arrangement décoratif qui est sans doute inspiré de
Jérusalem. Dans le plan primitif de ce mausolée-martyrium, élaboré sous la
direction de l’empereur, son propre tombeau occupait soit le centre de
l’édifice, comme le tombeau du Christ à l’Anastasis de Jérusalem, soit le
centre ou le fond de l’abside, les cénotaphes des douze apôtres se
répartissant autour de lui, donnant ainsi l’impression qu’il voulait
s’identifier au Christ. Ainsi dans ce lieu signifiant le Saint-Sépulcre de
Constantinople, “ le corps de Constantin prend valeur de relique, placé à
proximité d’un autel (peut-être même sous cet autel) où est célébrée la
liturgie eucharistique, jusqu’à ce qu’il y soit remplacé par des reliques de
Bernard de Clairvaux « Éloge de la Nouvelle Chevalerie » traduit du latin par Pierre-Yves Emery in Œuvres
Complètes XXXI, Paris, Éditions du Cerf, 1990, § 29, p. 123.
493
Bernard de Clairvaux, Ibidem, § 18, p. 99.
494
Chronique Anonyme de la première croisade, La Geste des Francs (Gesta Francorum et aliorum
Hierosolimitanorum) traduit du latin par Aude Matignon, op. cit., (1ère édition 1924), p. 151.
492
155
saints authentiques. “ 495 Et c’est en particulier par l’étude des transferts de
reliques à Constantinople à l’initiative des empereurs depuis le
rétablissement de l’orthodoxie en 843 jusqu’à la prise de Constantinople
par des croisés en 1204, qu’il a pu être affirmé : “ il est exact de dire, avec
les textes, que Constantinople recevant les reliques est une nouvelle
Jérusalem. “ 496
Nous sommes en mesure, maintenant, d’identifier cette perte irrémédiable
qui se confond dans l’esprit de la chrétienté avec cette date du 29 mai 1453.
Ce jour-là, trois sentiments ont été irrémédiablement perdus pour la
chrétienté.
§ 3. LES TROIS SENTIMENTS PERDUS POUR LA
CHRÉTIENTÉ
a) Le sentiment extraordinaire d’un lieu central et décisif
Le premier sentiment perdu pour la chrétienté fut d’abord le
sentiment extraordinaire d’un lieu géographique central et décisif, sentiment
qui impliquait la perception d’une sublime domination universelle. La
position géographique exceptionnelle de Constantinople a déterminé toute
son histoire. D’une part cette ville est située sur un barrage naturel qui
sépare deux mondes, la région pontique et la Méditerranée ; d’autre part elle
commande la voie transversale qui relie l’Europe continentale à l’Océan
indien, la vallée du Danube à celle de l’Euphrate. La péninsule des Balkans,
les côtes de l’Adriatique, la vallée du Danube, les rivages de la mer Noire,
l’Asie Mineure, la Transcaucasie et la Haute Mésopotamie, la Syrie
septentrionale avec Antioche, tel est le cadre assigné par la nature à un État
dont Constantinople est le centre. La destinée historique de ce centre fut de
régner sur un empire à la fois continental et maritime qui réaliserait la
liaison entre l’Europe et l’Asie, entre la culture gréco-romaine, le
christianisme et les civilisations de l’Orient. L’importance de cette position
géographique se révèle particulièrement du point de vue de la guerre par la
destinée de la ville d’Andrinople, aujourd’hui Édirne, située à une centaine
de kilomètres de Constantinople. Ces deux villes sont semblables sur le plan
stratégique veillant ensemble aux mouvements s’opérant sur les axes de la
mer Noire à la Méditerranée et du Sud de l’Europe vers l’Asie Mineure. Sur
Andrinople, les textes historiques nous ont laissé le récit de quinze batailles
ou sièges, la première en 323 après J.-C. et la dernière en 1913. Si la plaine
d’Andrinople se distingue par le fait qu’elle fut l’endroit le plus disputé du
monde, ce n’est pas à cause de la richesse de la ville d’Andrinople, ville qui
fut toujours de dimension modeste, mais à cause de la position
géographique de cette dernière. De l’autre côté de la plaine d’Andrinople
s’élève Constantinople. La force de Constantinople sur son front maritime,
surtout depuis la construction du mur de Théodose au début du Vème siècle
contraignait les envahisseurs venus d’Asie Mineure pour conquérir l’Europe
méridionale d’aborder la ville par l’arrière, c’est-à-dire précisément par la
plaine d’Andrinople. Ceux qui partaient du nord de la mer Noire se
trouvaient amenés à longer sa rive occidentale à cause de la barrière des
G. Dagron, Naissance d’une Capitale, op. cit., p. 406.
B. Flusin, « Construire une nouvelle Jérusalem : Constantinople et les reliques », in M. Ali Amir-Moezzi et
J. Scheid, L’Orient dans l’histoire religieuse de l’Europe, L’invention des Origines, Bibliothèque de l’École des
Hautes Études Sciences religieuses Volume 110, Belgique, Brepols, 2000, p. 68.
495
496
156
Carpathes. Ils débouchaient de ce fait sur la plaine d’Andrinople. Quant aux
envahisseurs venus d’Europe, qui convoitaient les richesses de
Constantinople, ils n’avaient pas d’autre choix que de traverser eux aussi
cette plaine dans leur marche d’approche. Le destin d’Andrinople, véritable
pont terrestre entre l’Asie et l’Europe, était donc de servir d’arène pour tous
les conflits d’un axe est-ouest. 497
Cette centralité géographique de Constantinople, s’enracine dans
une centralité symbolique-impériale-politique qui est celle de l’empereur de
Byzance. Cette dernière centralité trouve sa puissance mystique, dans une
centralité apocalytique-eschatologique, 498 portée doublement, par la
symétrie Constantinople-Jérusalem, et par la symétrie Christ-Empereur. Ces
trois centralités, qui forment le coeur suprême, de Byzance, nous
permettent d’entrevoir les deux autres sentiments irrémédiablement perdus
pour la chrétienté le 29 mai 1453.
b) Un sentiment de filiation porteur d’un sens inouï
Le deuxième sentiment perdu pour la chrétienté fut la force d’un
sentiment de filiation porteur d’un sens inouï que nous pouvons choisir de
symboliser par la victoire terrible de l’empereur Basile II sur les Bulgares.
Successeurs légitimes des Césars de l’ancienne Rome, les empereurs
byzantins eurent toujours l’ambition de recouvrer et de rétablir dans son
intégrité l’immense empire romain démembré par les Barbares. Cette
hantise d’un empire universel était au coeur de la sacralité byzantine,
d’abord dans le temps de l’empire romain universel (395-717), puis dans le
temps de l’empire romain hellénique (717-1204). L’on trouve une marque
de cette hantise dans l’oeuvre militaire de Basile II, signifiant le désir
d’entreprendre une tâche surhumaine consistant en le rétablissement de la
domination impériale, en Asie, dans les Balkans, dans la mer Noire, et
d’autre part en sa restauration en Occident. Basile II (958-1025) règnera
effectivement pendant quarante-neuf ans (976-1025). Son règne est le plus
long et le plus glorieux depuis Justinien, au VIème siècle. Parachevant une
période de reconquêtes, il a repris les terres cédées aux ennemis, reculé les
frontières pour restaurer Byzance dans son aire initiale. Incomparable chef
de guerre, l’empereur n’a pratiquement jamais cessé de diriger ses armées
en personne. Pendant quarante ans, Basile est presque toujours actif sur
quatre fronts : il contient et détruit la menace bulgare. Il organise les
territoires conquis aux Arabes ; il étend l’influence byzantine au Caucase ; il
la maintient en Italie. De l’Italie au Caucase, de l’Adriatique à la Syrie,
jamais depuis cinq siècles l’Empire n’a été aussi puissant.
Quand il est couronné empereur, Basile II renonce aux
dissipations et au luxe. Il devient un ascète couronné. Chaste, frugal, il porte
des vêtements sombres, sans bijoux. Il s’adonne sans relâche aux affaires de
l’État et d’abord à la conduite de la guerre. Seule la puissance, en tant
qu’expression de l’empire soutient son esprit habité d’un dédain pour les
docteurs et d’un mépris absolu pour les lettres. On ne lui connaît ni épouse,
ni maîtresse, ni penchant homosexuel. Les épreuves ont durci Basile.
J. Keegan, Histoire de la guerre, Du néolithique à la guerre du Golfe, Paris, Éditions Dagorno,1996, p.
101-102.
498
M.-H. Congourdeau, « Jérusalem et Constantinople dans la Littérature apocalyptique », in Le Sacré et son
inscription dans l’espace à Byzance et en Occident, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 125 à 136.
497
157
Devenu méfiant, secret, autoritaire, il n’aura pendant son règne ni confident
ni premier ministre. Basile réalise enfin en 1018, l’objectif militaire de sa
vie : briser l’empire bulgare. Au printemps de cette année, Basile entre dans
Ochrida, la capitale des hautes terres bulgares. Sous un pavillon d’or et de
soie dressé aux portes de la ville, il se fait ouvrir le trésor de la monarchie
défaite et reçoit la soumission des guerriers descendus des montagnes, des
fils de Jean Vladislav, le dernier tsar, et de Marie, la veuve de Samuel, qui
finira sa vie comme dame du palais à Constantinople. La grande affaire de
son règne, conduite avec tant d’obstination s’achève par le retour dans son
propre empire des Bulgares vaincus. Pour la première fois depuis sa
pénétration par les Slaves au VIIème siècle, la péninsule des Balkans revient
tout entière à Byzance. Entre 976 et 1018, la lutte entre l’empereur et le
royaume bulgare n’a jamais cessé.
Le 29 juillet 1014, a lieu la bataille la plus décisive, les Bulgares
vaincus sont fait prisonniers. “ Ils marchent, très lentement, de col en
vallée, sur les chemins abrupts, cortège atroce et misérable. Ces milliers de
soldats vaincus trébuchent à chaque pas, et souvent chancellent. Beaucoup,
déjà, ont péri, et bien d’autres tomberont. Des cordes relient leurs poignets.
Certains se tiennent par la main comme des enfants craintifs ; d’autres
gémissent de douleur. Tous ont le regard mort, les orbites sanglantes. Avant
de les relâcher, on a crevé les yeux de ces 14 000 prisonniers. Un sur cent
n’a été qu’éborgné, pour pouvoir reconduire la cohorte souffrante vers leur
chef, Samuel le tsar de Bulgarie. Pour transmettre à tout un peuple le signe
suprême de son désastre. Pour annoncer, jusque dans chaque village la
victoire terrible de Basile II, l’empereur de Byzance. (...) Dans sa forteresse
de Prilep, au coeur de la Macédoine d’aujourd’hui, Samuel voit maintenant
arriver ses soldats mutilés. L’affreux spectacle le frappe d’apoplexie. On lui
porte secours ; il demande un peu d’eau fraîche, et retombe en syncope. Il
mourra deux jours plus tard, le 6 octobre 1014. (...) En 1019, après avoir
vaincu définitivement le royaume bulgare, Basile, sur le chemin du retour
rend visite à la vieille Athènes et lui offre sa victoire. Au Parthénon, il passe
une heure en prières dans l’église de la Mère de Dieu, à laquelle il fait don
d’une colombe d’or et d’une lampe “ au feu éternel “, soustraites à son
butin bulgare. A Constantinople, la “ ville gardée de Dieu “, l’imperator
reçoit, en janvier 1019, le plus grand des triomphes. Son équipage franchit
la porte Dorée et descend la Mésè, l’antique voie centrale menant au Palais
sacré, coeur de l’Empire. Derrière Basile viennent la tsarine Marie, sa
famille et l’interminable cohorte des captifs enchaînés. La foule acclame
l’empereur d’une nouvelle épithète : “ Bulgaroktonos “ le “ tueur de
Bulgares “. Basile est à l’apogée de son règne. “ 499
La lumière lentement disparaît en ce jour triomphal. Après avoir
traversé le forum de Théodose, puis le forum de Constantin, voici
l’empereur qui arrive à l’Augoustéôn, la grande place qui se situe entre le
Palais sacré et l’église de Sainte Sophie, à l’aboutissement de la grande voie
à portiques de Constantinople, la Mésé. La nuit est maintenant tombée. Des
centaines de torches éclairent la porte monumentale de la Chalcè, la grande
porte de bronze du Palais, la plus solennelle, la porte que franchit
l’empereur quand il se rend à Sainte Sophie pour les grandes liturgies. Audessus de cette porte, le portrait du Christ, signifie l’entrée dans le Palais
499
J.-P. Langellier « Basile II, le « tueur de Bulgares » » in Le Monde, 25 juillet 2000, p. 10-11.
158
Sacré. L’empereur est maintenant immobile devant la porte monumentale.
Le silence extraordinaire qui règne à cet instant nous indique l’oeuvre du
temps. Il se détourne alors de la grande porte de bronze et se dirige seul vers
la gauche, vers la grande salle de la Magnaure, la salle basilicale, située
donc à proximité de la Mésé et de la place de l’Augoustéôn, salle dans
laquelle l’empereur donne audience aux ambassadeurs étrangers, tient les
assemblées les plus solennelles (silentia) et harangue les dignitaires en
prononçant une homélie le jour du carême. À l’écart de la lumière vive des
torches qui brûlent dans le silence, il arrive à l’entrée de la Magnaure. En
haut des marches, dans l’obscurité du pilier central se tient Photios. Son
regard énigmatique domine à cet instant toute la grande place de
l’Augoustéôn. Photios est cet homme, que retrouvera par hasard l’empereur
à Salonique, en 988, lors d’une campagne contre les Bulgares. Photios était
un disciple de l’ascète Blaise, que le père de Basile, Romain II avait choisi
pour baptiser l’enfant. Photios ce jour-là, avait porté Basile jusqu’au
baptistère. Le vieillard ne quittera plus le souverain. L’empereur gravit
lentement les marches de l’entrée de la grande salle de la Magnaure et se
dirige vers l’obscurité du pilier central. Dans l’obscurité du pilier central,
séparé pour toujours des innombrables regards qui peuplent la grande place
de l’Augoustéôn, Basile II accomplit le geste de la proskynèse, et baise
longuement en silence le bas du vêtement de Photios. Pendant que
s’accomplit le geste de l’adoration, le vieillard montre à la foule qui ne voit
que la nuit, le nom de Vladimir. Pour la première fois, l’empereur comprend
clairement, qu’aujourd’hui, il ne franchirait pas triomphalement la porte
monumentale de la Chalcè, si hier, il n’avait pas été en mesure de traiter
avec le prince de Kiev, Vladimir. C’est le traité que Basile II a signé avec le
Prince de Kiev qui a sauvé l’empereur. En 987, l’empereur négocie avec
Vladimir une alliance stratégique et matrimoniale. Il lui demande une aide
militaire ; en échange il lui accorde la main de sa soeur porphyrogénète Anne, à
condition que le prince païen se convertisse au christianisme. Vladimir accepte. Il
fournit à Basile II une armée de 6000 mercenaires russovarègues, descendant des
conquérants vikings de Kiev. Ce sont ces mercenaires qui sauveront le trône de
Basile dans sa guerre contre Bardas Phokas, qui s’est proclamé empereur et
désire régner sur Byzance. Rentré à Kiev, Vladimir détruit les idoles païennes, il
reçoit le baptême, puis organise celui de son peuple dans les flots du Dniepr, sans
doute pendant l’été 988. La conversion de la Russie à sa religion est un immense
succès pour l’empire byzantin. Le plus grand royaume slave passe sous sa
souveraineté spirituelle, la nouvelle Église russe étant rattachée au patriarcat de
Constantinople. De cette compréhension qui fut celle de Basile II, à l’énoncé du
nom de Vladimir par Photios, nous saisissons, à notre tour, clairement, ce
troisième sentiment qui fut perdu pour la chrétienté ce 29 mai 1453.
c) Le sentiment obscur et mystérieux d’une présence sacrée
du Christ
De ce qui fut exposé sur la place de l’Augoustéôn, nous pouvons
alors comprendre le troisième sentiment qui fut perdu pour la chrétienté. Il
fut le sentiment obscur et mystérieux d’une présence sacrée du Christ au
sein même de l’existence des chrétiens.
159
SECTION 3. LA SIGNIFICATION RELIGIEUSE DE LA CHUTE DE
CONSTANTINOPLE
§ 1. LA CHUTE DE CONSTANTINOPLE :
LA CHUTE DE LA TRINITÉ
Comme par un enchaînement logique, il s’impose d’offrir au
regard du lecteur, d’emblée, une phrase écrite en latin dont l’auteur serait saint
Augustin. Ce dernier écrit en effet dans le De Trinitate : “ tamen cum quaeritur
quid tres, magna prorsus inopia humanum laborat eloquium. Dictum est tamen
: tres personae, non ut illud diceretur, sed ne taceretur. “ 500
Cette phrase est ainsi traduite : “ au demeurant, si l’on
demande : trois quoi ? La parole humaine reste parfaitement à court. On
répond bien : trois personnes, mais c’est moins pour dire cela que pour ne
pas rester sans rien dire. “ Nous remarquons qu’Étienne Gilson, en 1929,
a choisi de clore par cette phrase la troisième et dernière partie de son livre
Introduction à l’étude de Saint Augustin, lui donnant ainsi la possibilité
d’écrire la conclusion de son ouvrage dont un lecteur d’Augustin souligne
en 2001 qu’il demeure fondamental et n’a pas été remplacé. 501
Ce qu’énonce Augustin par cette phrase signifie que le principe
de certitude réside doublement d’une part dans l’accomplissement de l’acte
de l’écriture, d’autre part dans l’accomplissement de l’acte de la trinité
créatrice. 502 Ces deux actes, bien que dédoublés, s’accomplissent
secrètement, dans la même main, dans le cadre des Confessions, il
écrit : “ donne-moi, Seigneur, de savoir, de saisir quel est l’acte initial,
invocation ou louange, connaissance ou invocation. Mais comment
t’invoquer sans te connaître ? Sans connaître, on pourrait, en invoquant,
prendre l’un pour l’autre. “ 503 Cette phrase nous indique très clairement
qu’une des caractéristiques fondamentales du De Trinitate consiste à
séparer le processus de la louange du processus de la connaissance de telle
sorte que le chrétien puisse écrire : “ je loue ton nom Seigneur. “ sans
éprouver le sentiment de la servilité, mais au contraire en éprouvant le
sentiment de la connaissance. Et, ainsi, c’est parce que, le 21 novembre
1904, Élisabeth de la Trinité, éprouvait violemment le sentiment de la
connaissance, qu’elle pût écrire ce qui deviendra sa prière dans laquelle
nous lisons : “ ô Verbe éternel, Parole de mon Dieu, je veux passer ma vie à
vous écouter, je veux me faire toute enseignable, afin d’apprendre tout de
vous. Puis, à travers toutes les nuits, tous les vides, toutes les impuissances,
je veux vous fixer toujours et demeurer sous votre grande lumière ; ô mon
Astre aimé, fascinez-moi pour que je ne puisse plus sortir de votre
rayonnement. “ 504 De la même manière, c’est parce que, écrivant le De
Trinitate, Augustin éprouvait violemment le sentiment de la connaissance,
qu’il dût dans la conclusion de cet ouvrage louer le Seigneur et lui
Saint Augustin, La Trinité, op. cit., T I, Livre V, IX, p. 449.
E. Bermon, Le Cogito dans la pensée de Saint Augustin, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 2001, p. 23,
(note 4).
502
G. Emery, La Trinité créatrice, Trinité et création dans les commentaires aux Sentences de Thomas d’Aquin
et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1995.
503
Saint Augustin Confessions, op. cit., Livre I, I, 1, prière préliminaire.
504
M. Philipon, La doctrine spirituelle de sœur Élisabeth de la Trinité, Paris, Desclée De Brouwer, 1990, (1ère
édition 1954), p. 341. Et, J. Rémy, Élisabeth de la Trinité et la prière, Commentaire de la prière de la
Bienheureuse Élisabeth de la Trinité, Paris, Desclée De Brouwer, 2003.
500
501
160
demander pardon : “ ... nous ne dirons sans fin qu’un seul mot, te louant
d’un seul mouvement et ne faisant nous aussi qu’un seul tout en toi.
Seigneur, Dieu seul et unique, Dieu Trinité, tout ce que j’ai dit dans ces
livres et qui me vient de toi, que les tiens le reconnaissent ; et si quelque
chose vient de moi, toi et les tiens, pardonnez-le-moi. Amen. “
L’acte de la parole, l’acte de l’écriture, l’acte de la trinité
créatrice, représentent tous les trois ensemble, mais chacun pour soi, trois
actes de connaissance irréductibles l’un à l’autre. Ces trois actes ont été liés
dans le christianisme de telle sorte qu’ils devinrent le soutien d’une certitude
obscure et mystérieuse, source du plus grand plaisir qui se puisse imaginer.
Et ce plaisir reste absolument vivace bien que l’on puisse parfaitement
comprendre que la chute de Constantinople représente la chute de la Trinité.
Aujourd’hui encore, plus précisément en mai 1950, dans une Préface à
l’Oeuvre de Georges Bataille, un auteur d’origine russe, Alexandre Vladimir
Kojevnikov, a pu écrire : “ mais tant que l’homme vivra en tant qu’être
parlant de l’Être, il ne pourra jamais dépasser la Trinité irréductible qu’il
est lui-même et qui est Esprit. “ 505 En 1990, en écho à cette phrase, il était
souligné : “ la trinité que je prends pour objet est antérieure à toute
croyance, elle est inscrite dans notre condition d’être parlant. “ 506 Or, c’est
précisément la chute de la certitude présente dans la parole du christianisme
qui s’est incarnée le 29 mai 1453 dans la chute de la ville de Constantin.
Cette chute de la certitude a laissé la place à un sentiment religieux de
l’humanité qui s’est peu à peu transformé en certitude recouvrant
subrepticement le monde d’un voile sombre et terrible que l’on a nommé
crime contre l’humanité.
§ 2. LA TETE TRANCHÉE DE CONSTANTIN XII DRAGASES,
LA TETE TRANCHÉE DE CONSTANTIN LE GRAND
C’est un contemporain de la chute de Constantinople qui peut
nous aider à construire la signification de la catastrophe psychologique, qui
fut celle de l’ensemble de la chrétienté, lorsque la tête tranchée du dernier
empereur de Byzance, Constantin XII Dragasès, fut apportée au jeune
souverain Mehmed II. Selon les chroniqueurs grecs contemporains de
l’événement, Georges Phrantzès, Michel Doukas, Mehmed décide que ce
sera cette tête tranchée de l’empereur qui annoncera elle-même
l’événement. Elle sera embaumée, puis bourrée de foin et d’aromates. On la
posera sur un plateau d’argent et dans une sorte de châsse que quarante
vierges et quarante jeunes garçons choisis parmi les prisonniers grecs
escorteront en Asie Mineure, jusque chez le sultan de Babylone, en Arabie
et en Perse. Le voyage durera près de trois mois. 507
Ce contemporain se nomme Thomas Hemerken. Il est né vers
1380 près de Clèves, à Kempen (d’où son nom de Thomas a Kempis passé à
la postérité.) Il fut chanoine régulier au monastère du Mont Sainte-Agnès,
en Hollande. Sa longue vie, qu’il termina à l’âge de quatre-vingt-douze ans,
se passa dans le silence et le recueillement, que de très rares voyages ne
vinrent guère troubler. L’inscription tracée au-dessus de sa tombe, et qui doit
le dépeindre tout entier, est bien connue : “ j’ai cherché partout le repos et
505
506
507
A. Kojève « Préface à l’œuvre de Georges Bataille » in L’Arc, n° 44, 1971, p. 36.
D.-R. Dufour, Les mystères de la trinité, Paris, Gallimard, 1990, p. 17.
M. et M. Chavardès, La chute de Constantinople (29 mai 1453), op. cit. p. 151.
161
ne l’ai trouvé que dans un coin avec un petit livre. “
Le titre de ce petit livre est L’Imitation de Jésus-Christ, qui
circulait avant 1424, dont la diffusion pourrait être qualifiée de prodigieuse,
et qui est probablement le livre latin qui a été le plus souvent traduit en
Français. Dans les conseils pour la vie spirituelle énoncés par ce livre, nous
lisons, dans la partie afférente à l’enseignement de la vérité, ces lignes qui
nous introduisent à ce sentiment de catastrophe insurmontable, qu’éprouve
la chrétienté ce 29 mai 1453.
“ Le Verbe unique éclaire tout et tout en lui s’éclaire. “ Il est le Principe, et
c’est lui qui parle en dedans de nous “ (Jean 8, 25). Sans lui, nulle intelligence
ne peut exister, nul jugement ne peut être porté.
Celui qui unifie sa vie et ramène tout à l’unité dans le Verbe unique ne
connaîtra pas l’incertitude, et son coeur peut paisiblement demeurer en Dieu.
O Vérité, qui êtes Dieu, faites que je sois un avec vous dans un amour
éternel. “ 508
Comment l’événement historique de la chute de la ville de
Constantin brisa la certitude absolue qui constituait le pilier central du
christianisme, c’est ce que nous pouvons appréhender si nous faisons
l’effort de voir Basile II à cet instant précis : “ l’empereur gravit lentement
les marches de l’entrée de la grande salle de la Magnaure et se dirige vers
l’obscurité du pilier central. Dans l’obscurité du pilier central, séparé pour
toujours des innombrables regards qui peuplent la grande place de
l’Augoustéôn, Basile II accomplit le geste de la proskynèse, et baise
longuement en silence le bas du vêtement de Photios. Pendant que
s’accomplit le geste de l’adoration, le vieillard montre à la foule qui ne voit
que la nuit, le nom de Vladimir. “
Pour appréhender l’idée de la chute de la Trinité, il faut tout
d’abord comprendre ce que pourrait être la chrétienté, puis, dans un
deuxième temps, comprendre ce que pourrait être le mystère qui constitue
en propre l’existence chrétienne. Alors la relation entre la chrétienté et le
mystère de l’existence chrétienne pourra s’énoncer. Il sera donc possible
d’évoquer la chute de la trinité.
La chrétienté était la chrétienté, parce que la Trinité était la
Trinité. Ce qui établissait, sans contestation possible, la cohérence invisible
de la chrétienté, c’était la réalité d’une structure trinitaire incontestable.
Trois personnes divines, trois personnes souveraines, trois villes
fondamentales. Trois personnes divines : Dieu, le Père, Jésus-Christ, le Fils,
le Saint Esprit. Trois personnes souveraines : L’empereur d’Orient, c’est-àdire l’empereur de Byzance. L’Empereur d’Occident, c’est-à-dire en l’an
800, Charlemagne. Le Successeur de Saint Pierre, c’est-à-dire le pape, qui
détient le pouvoir des clés, la source première de la doctrine pontificale, le
fondement irréductible de son autorité, ainsi énoncé par le pape Grégoire
VII : “ qui donc ne connaît cette parole de Notre-Seigneur et Sauveur
T. a Kempis, L’Imitation de Jésus-Christ, traduit du latin par Dominique Ravinaud, Paris, Éditions
Médiaspaul, 2002, (1ère édition 1984), p. 17. Voir également la traduction de Félicité de Lamennais qui date de
1824, aux Editions du Seuil.
508
162
Jésus-Christ “ Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église et les
portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ; je te donnerai les clés du
royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel,
tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. “ 509 Trois villes
fondamentales : Rome, Jérusalem, Constantinople. En Dieu qui est trois,
réside le suprême empereur. Toute la grandeur, toute la puissance, toute la
sagesse, constituent pour la chrétienté, la réalité de l’existence de Dieu, tel
qu’il est approché en sa lumière et en son mystère.
La lettre datée du 15 mars 1081, adressée par Grégoire VII à
Hermann de Metz, représente l’exposé doctrinal le plus complet de sa
pensée, cité comme une autorité dans les siècles suivants : “ si nous tenons
ce langage de la charité, c’est pour que toi aussi, tu veuilles être au premier
rang dans l’armée chrétienne, c’est-à-dire parmi ceux qui, tu n’en doutes
pas, sont les plus rapprochés et les plus dignes du Dieu qui donne la
victoire. (...) Il (Saint Ambroise) a prouvé dans ses écrits que la dignité
sacerdotale est au-dessus de la dignité royale autant que l’or est au-dessus
du plomb. (...) Les premiers (les bons chrétiens) font partie du corps du roi
Jésus-Christ, les seconds (les mauvais princes) du corps du démon. Les
premiers se dominent eux-mêmes pour régner éternellement avec le
suprême empereur ; la puissance des seconds s’exerce de telle façon qu’ils
se perdent à tout jamais avec le prince des ténèbres, roi de tous les fils de la
superbe. “ 510
§ 3. LE MYSTÈRE D’UNE POSITIVITÉ EXTRAORDINAIRE
ET L’EXISTENCE DU CHRISTIANISME
S’il est en notre pouvoir de lire cette lettre datée du 15 mars
1081, signée par Grégoire VII, alors nous pouvons comprendre en quoi
réside le mystère qui constitue en propre l’existence chrétienne. Il réside en
la structure d’une positivité extraordinaire, jamais dépassée, qui fonde
doublement, un sentiment d’espoir absolu, un sentiment de désespoir
absolu. Le suprême empereur porte seul en sa réalité qui constitue en propre
le mystère trinitaire, la grandeur, la connaissance, la puissance, la sagesse.
Ainsi, Augustin écrit : “ or, il n’y a rien de plus grand que Dieu. Par
conséquent, Dieu est grand d’une grandeur qui fait de lui la grandeur
même. “ Ainsi, Cyrille d’Alexandrie écrit : “ainsi, lorsque nous disons que
l’Esprit prend au Père et au Fils ce qui leur appartient, ce n’est pas dans
l’idée qu’auparavant il ne possédait pas la connaissance et la puissance qui
sont en eux, et qu’il les possède avec peine depuis que l’on pense qu’il les
reçoit. Car c’est depuis toujours que l’Esprit est sage et puissant, bien
mieux, qu’il est la sagesse et la puissance mêmes, non point en participant
de quelqu’un, mais par nature. “ 511
Or, il est fondamental de comprendre que cette positivité
extraordinaire situe son existence en même temps sur trois plans, comme sur
trois perspectives, la perspective des trois personnes divines, la perspective
des trois personnes souveraines, la perspective des trois villes
Grégoire VII cité par H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit. p. 216.
Grégoire VII, « Lettre à Hermann de Metz » (15 mars 1081), in H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op.
cit. p. 202-208-210.
511
Cyrille d’Alexandrie cité par M.-O. Boulnois, Le Paradoxe Trinitaire chez Cyrille d’Alexandrie, Paris,
Institut d’Études Augustiniennes, 1994, p. 567. Et Saint Augustin, La Trinité, op. cit. T I, Livre V, X-11, p. 449.
509
510
163
fondamentales. L’enchaînement de ces trois perspectives, se réalise sur le
plan de la pensée, par Augustin écrivant le De Trinitate. Par l’enchaînement
de la trinité de l’âme, de la trinité de la conscience, de la trinité de la
sagesse, Augustin assure la réalité d’un cogito en la personne divine, par la
présence de cette personne divine dans l’enchaînement même des trois
trinités exposées par l’écriture, la trinité de l’âme, la trinité de la conscience,
la trinité de la sagesse. En d’autres termes, le chiffre trois représente le
mystère de l’éternité.
Ce qui est réalisé, par Augustin, par l’écriture du De Trinitate,
c’est un enchaînement logique qui scelle dans le même mouvement de
pensée, la perception du mystère, et la perception logique de l’image du
mystère. Le texte est divisé en deux grandes parties : le mystère et les
images. Pour instituer un cogito trinitaire, Augustin enchaîne trois trinités.
Mens, notitia, amor, âme, connaissance, amour, c’est la trinité de l’âme.
Memoria, intelligentia, voluntas, mémoire, intelligence, volonté, c’est la
trinité de la conscience. Memoria Dei, intelligentia, amor, se souvenir de
Dieu, le connaître par l’intelligence, l’aimer, c’est la trinité de la sagesse.
Augustin nous dit que l’esprit est à l’image de Dieu, et plus précisément à
l’image de la Trinité. L’analogie qui existe entre les puissances de l’esprit et
les personnes de la Trinité permet d’accueillir la puissance du mystère
trinitaire comme l’enchaînement même du raisonnement serait accueilli par
un autre soi-même, qui ne serait, que lui-même, lui, l’autre, cet étranger,
cet homme que je ne connais pas, pensant de lui-même, se pensant comme
dans un rêve, parce que : “ces trois choses, mémoire, intelligence, volonté,
ne sont pas trois vies, mais une seule vie ; non pas trois âmes, mais une
seule âme ; par conséquent elles ne sont pas trois substances, mais une
seule substance. (...) Aussi, quand ces trois choses se contiennent
mutuellement, toutes en chacune et toutes tout entières, elles sont égales :
chacune en sa totalité est égale à chacune des autres en sa totalité, et
chacune d’elles en sa totalité est égale à toutes prises ensemble et dans leur
totalité. Et toutes trois ne font qu’un : une seule vie, une seule âme, une
seule essence. “ 512 Ce qui est donc mis à nu par Augustin, et rationalisé par
la puissance du raisonnement, c’est le sentiment primordial du mystère, qui
porte en lui dans son extraordinaire puissance irrationnelle, l’oeuvre terrible
de l’angoisse de la mort. Et ce sentiment primordial du mystère est retourné
absolument par l’auteur Augustin en la force vive d’une positivité inouïe,
rationalisée par la Trinité victorieuse, Dieu, une seule vie, une seule âme,
une seule essence. Or, l’opération extraordinaire de la pensée qu’accomplit
Augustin trouve la validation de sa cohérence mystérieuse et quasiment
implacable, dans la réalité historique de la chrétienté qui se détermine par
cette triple trinité : trois personnes divines, trois personnes souveraines,
trois villes fondamentales. Ce qui signifie : l’intériorité du mystère divin
coincide avec la structure historique trinitaire de la chrétienté. C’est sur la
réalité de cette coïncidence que repose la question qu’adresse Jean
Hyppolite à Hegel dans sa lecture de La Phénoménologie de l’Esprit, La
Religion, Mysticisme ou Humanisme. 513
512
513
Saint Augustin, La Trinité, op. cit. T II, Livre X, XI-18, p. 155.
J. Hyppolite, Genèse et structure de la Phénoménologie de l’Esprit, 2 volumes, op. cit. T II, p. 511.
164
§ 4. LE CŒUR VIVANT DU CHRISTIANISME BRISÉ
LE 29 MAI 1453
Ce qui est brisé ce 29 mai 1453, c’est la liaison entre une double
cohérence. La cohérence trinitaire, rationnelle, mystérieuse du De Trinitate,
la cohérence trinitaire, historique, politique, géographique, de la chrétienté.
C’était la liaison entre ces deux cohérences qui formait le coeur vivant du
christianisme, et qui conférait à la chrétienté le privilège de l’humanité. Une
fois cette liaison brisée, il fallait nécessairement, que se séparent en deux
entités distinctes, la chrétienté et l’humanité. L’empereur, présence vivante
de l’idée du Christ, ne pouvait plus incarner le mystère du temps divin,
quand le jeune Mehmed voyait de ses vrais yeux, la vraie tête, vraiment
tranchée, du vrai empereur Constantin XI paléologue. Une chute absolue
s’était réalisée, la chute du verbe trinitaire, dont la garantie était trouvée
dans cette liaison psychique intime entre Constantin et la ville de
Constantinople. La cohérence de l’hellénisme, de la romanité, du
christianisme, doit laisser la place à autre chose, qui subsiste, orphelin, dans
le tout autre de la nomination, l’Humanité. Mais, toujours, reste, le verbe
irremplaçable de l’humanité du Christ. Ultérieurement, dans la nuit
sémantique apparaîtra le crime contre l’humanité, incarnation de la
souffrance faite à tous les hommes, par l’Homme. A la religion du DieuChrist-Empereur, se substitue la religion de l’Humanité-Christ-citoyen. En
1840, Pierre Leroux (1797-1871), contemporain de Hegel (1770-1831)
écrit : “ le Christianisme est la plus grande religion du passé ; mais il y a
quelque chose de plus grand que le Christianisme : c’est l’Humanité. “ 514
§ 5. LA CHUTE DE CONSTANTINOPLE ET
L’APPARITION D’UNE ANGOISSE DE MORT
Parce que le coeur vivant du christianisme est brisé, alors
apparaît une terrible angoisse de mort, qui constitue le vrai sentiment
engendré par l’événement historique du 29 mai 1453. Et ce vrai sentiment
porte en lui la reconnaissance douloureuse de la disparition de la victoire
impériale qui est dans le même temps chute de la Trinité.
Le Triakontaeterikos, c’est-à-dire le discours d’Eusèbe de Césarée
constituant les Louanges de Constantin, prononcé le 25 juillet 336 dans la
ville de Constantinople à l’occasion des trente ans de règne de l’empereur,
développe en particulier l’idée de la liaison substantielle entre la victoire qui
est celle de Dieu et la victoire qui est celle de l’empereur. Eusèbe
s’adressant à Constantin énonce : “ ... toi à qui, seul depuis l’origine du
monde, Dieu lui-même, le souverain de l’univers, a donné de purifier la vie
humaine, toi à qui il a révélé aussi son signe salutaire, grâce auquel il a
vaincu la mort et provoqué le triomphe sur ses ennemis. En dressant contre
les idoles de l’erreur ce trophée victorieux et qui détourne les démons, il a
remporté des victoires sur tous les ennemis et barbares athées, et dès lors
sur les démons eux-mêmes, qui sont une autre espèce de barbares. “ 515
Le “ il “ de cette dernière phrase montre que dans l’esprit de son adresse à
l’empereur, Eusèbe s’adresse en même temps à Dieu et à Constantin. On
peut en effet remplacer le il par le “ tu “. “ Tu as remporté des victoires sur
tous les ennemis et barbares athées “ dit Eusèbe à l’empereur dans sa
P. Leroux, De l’Humanité de son principe et de son avenir, Paris, Fayard (Corpus des oeuvres de
Philosophie en langue française), 1985, (1ère édition en 1840), p. 158.
515
Eusèbe de Césarée, Louanges de Constantin (Triakontaeterikos), op. cit. VI, 21, p. 119.
514
165
louange. Ainsi l’empereur apparaît comme le support primordial du
sentiment de la victoire, ce dernier sentiment étant constitutif de la
perception mystique et chrétienne du temps, dans le moment de la victoire
du Christ. La victoire du Christ sur la mort s’accomplissant au moment de
sa résurrection. La chute de la Trinité, c’est ce moment terrible pendant
lequel s’écroule la perception mystique et chrétienne de la puissance du
Christ. André Grabar, en étudiant l’art impérial byzantin souligne que cet art
n’a qu’un but : “ magnifier le pouvoir suprême du basileus ” 516. C’est en
particulier la représentation de la croix qui symbolise le triomphe des
empereurs régnants. La représentation de la croix, la victoire impériale, et la
puissance divine, associés en une même perception, lient ensemble la
puissance mystérieuse de l’empereur, la grandeur mystérieuse de Dieu,
l’humanité mystérieuse du Christ. La croix, l’empereur, la lettre, forment la
réalité d’une seule et même perception grandiose et mystérieuse, source
d’un plaisir fondamental qui conjoint le temps l’éternité la puissance la
domination la sagesse. La figure impériale conjoint en sa réalité inouïe, le
savoir mystique, le pouvoir politique, le discours philosophique 517,
l’empereur est très précisément, cet homme absolument autre, qui me
constitue, moi, personnellement, comme réalité absolument autre dans
l’obscurité du temps, et qui ainsi m’autorise à regarder l’avenir. Ainsi le
sentiment de l’empereur contribue à représenter dans le christianisme la
perception du temps. 518 Le 29 mai 1453, c’est le pouvoir suprême du
basileus qui n’est plus représentable, c’est donc la représentation de la croix
comme instrument de la victoire impériale qui devient irréalisable et qui de
ce fait porte le sentiment catastrophique de la chute de la Trinité, sentiment
qui se concrétise en une angoisse de mort, c’est-à-dire une angoisse terrible
en laquelle le temps ne trouve plus sa représentation. Cette angoisse terrible
se représente par le sentiment d’une incertitude inouïe, qui ne peut perdurer.
Le sentiment mystérieux d’une positivité extraordinaire, et le sentiment
extraordinaire du mystère biblique, se séparent à jamais. Une autre
perception du temps naît alors. Le mot, devient à cet instant là, le seul
fondement mystérieux de l’humanité, supplantant le pouvoir royal du Christ.
Le Christ renforce son mystère, mais dans ce renforcement, le mot devient
l’élément fondamentalement athée de la puissance divine, c’est la religion
de l’Humanité, qui étend subrepticement son empire, quand le symbole du
triomphe des empereurs régnants devient inconcevable.
A. Grabar, L’Empereur dans l’art byzantin, Recherches sur l’art officiel de l’Empire d’Orient, Paris, Les
Belles Lettres, 1936, p. 1.
517
E Patlagean « La civilisation en la personne du souverain. Byzance, Xe siècle » in Paris, Gallimard, Le
temps de la réflexion 1983, IV, p. 194.
518
G. Podskalsky, « Représentation du temps dans l’eschatologie impériale byzantine », in J.-M. Leroux (dir),
Le temps chrétien de la fin de l’Antiquité au Moyen Âge IIIe-XIIIe siècles, Paris, Éditions du Centre National
de la Recherche Scientifique, 1984, p. 439 à 446.
516
166
PA R T I E I I
LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
ET SES CONSTRUCTIONS
SÉMANTIQUES
167
De même que les fondements spirituels du concept de crime
contre l'humanité peuvent s'inscrire dans trois mouvements de pensée
spécifiques, christianisme, juridicité, humanisme, de même les constructions
sémantiques afférentes au concept peuvent se spécifier des trois mots
suivants : homme, peuple, Christ. L'introduction d'une dimension ternaire
dans la vie du concept ne représente pas une nouveauté particulière. Cette
dimension ternaire est éminemment présente par exemple dans le
mouvement de la réflexion de Giambattista Vico dont le livre Principes
d'une science nouvelle relative à la nature commune des Nations, publié en
1744, est considéré comme un des grands chefs-d'œuvre de la philosophie
moderne. Vico est le premier philosophe à avoir tenté de fonder une
"science" des phénomènes humains sous tous leurs aspects : sociaux,
politiques, religieux moraux, linguistiques. La caractéristique de la Science
vichienne est qu'elle aborde tous les sujets dans une perspective temporelle.
Les phénomènes religieux, moraux, politiques, intellectuels, ne prennent
leur sens que s'ils sont situés dans le cadre d'un processus évolutif dont le
rythme est principalement ternaire. Or, le rythme de développement du
concept de crime contre l'humanité peut se lire sous un mode ternaire. Le
crime contre l'humanité du peuple, le crime contre l'humanité du Christ, le
crime contre l'humanité de l'homme dessinent dans la conscience de notre
siècle, la figure obscure d'un temps de l'Histoire qui nous pousse sans cesse
vers l'énigme de notre propre existence. Peu à peu, sans même que nous le
remarquions, insensiblement, poussé par la figure obscure du crime contre
l'humanité, le collectif devient l'individu lui-même.
TITRE 1
LA
F O R M U L AT I O N H I S T O R I Q U E
:
LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU PEUPLE
La Révolution française signifie l'avènement d'un nouveau
vocabulaire politique dans lequel le mot "humanité" joue un rôle décisif. Ce
mot joue un rôle décisif car il permet l'inversion des valeurs. Avant la chute
de la royauté, le peuple signifiait une masse pauvre anonyme grossière sans
raffinement tournée vers l'animalité des passions sans honneur, le roi au
contraire signifiait cet homme éclairé et magnanime dont l'attitude
imposante et majestueuse devait signifier la clairvoyance de l'intelligence,
l'humanité du sentiment chrétien, la passion de la vérité. L'exécution du roi
Louis XVI, confère au peuple les caractéristiques de la royauté. Voilà
pourquoi, Robespierre dans un article daté du 25 janvier 1793, intitulé « A
propos de l'exécution du roi et du meurtre de Le Peletier » (Œuvres tome 5,
page 226-229) et publié donc quatre jours après l'exécution du 21 janvier,
évoque "L' attitude imposante et majestueuse" de "ce peuple éclairé et
magnanime". Le roi devient alors l'incarnation même de la tyrannie, de la
barbarie, de l'animalité. C'est le mot de : "humanité" qui a permis ce
processus de transformation sémantique et idéologique des valeurs
politiques. Pour le comprendre il suffit de lire l'article de Robespierre daté
du 16 nombre 1792 Sur le parti à prendre à l'égard de Louis XVI. Le mot de
humanité intervient dans neuf occurrences, jusqu' à la chute de la phrase de
168
conclusion qualifiant Louis de criminel envers l'humanité. Si ce criminel
envers l'humanité doit expier sa faute c'est parce que les preuves de cette
faute sont la révolution, la royauté, la république, parce que les témoins de
cette faute sont la France et l'univers, parce que le tribunal compétent pour
juger de cette faute est par la nature des choses la nation elle-même. Parce
que ce criminel envers l'humanité viole les droits de l'humanité, il doit
réparation à l'humanité. Vous devez saisir maintenant expose Robespierre
l'occasion éclatante qui vous est offerte, de venger toutes les calamités que
les rois ont amoncelées pendant tant de siècles sur l'humanité souffrante et
avilie. C'est donc parce le peuple est hissé au rang de l'humanité que le roityran est hissé au rang d'un criminel envers l'humanité.
CHAPITRE 1
LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ
DU PEUPLE PAR LA RÉVOLUTION FRANCAISE
La notion de crime contre l'humanité qui forme la conclusion du
récit de Robespierre Sur les événements du 10 août 1792 est d'emblée
revêtue d'une dimension politique juridique et révolutionnaire. Elle annonce
en effet le jugement du Roi de France par la Convention et la décision de
son exécution. Le récit de Robespierre est publié dans le n°12 de son journal
Le Défenseur de la Constitution, qui paraît soit le 20 août 1792, soit vers la
fin du même mois selon Gustave Laurent le responsable de l'édition
complète et critique de ce Journal non daté. Or, par la voix de Robespierre,
selon le récit de Michelet (note 527), la Commune insurrectionnelle avait
demandé à l'Assemblée Nationale la création d'un tribunal extraordinaire
dont l'objet était la mise en œuvre d'une justice révolutionnaire dirigée
contre les ennemis du peuple. Michelet écrit que le 18 août Danton dans une
adresse admirable posa le droit révolutionnaire, et que ce droit du 10 Août
frappa la royauté sans retour établissant qu'elle avait trahi jusqu'à ses
propres amis. Le tribunal extraordinaire, sans sursis et sans appel, créé le 18,
jugea le 19 et le 20 ; le 21, au soir, un royaliste fut guillotiné sur la place du
Carrousel. "Cette scène terrible, écrit Michelet, l'exécution de Laporte, le
fidèle confident de Louis XVI, remuèrent profondément. Laporte avait été le
principal agent des corruptions de la Cour, il n'avait qu'une excuse, d'avoir
obéi". Cette exécution intervient le lendemain du jour où les deux armées
prussienne et autrichienne, fortes de cent mille hommes investirent Longwy,
tandis que de son côté le général contre révolutionnaire La Fayette semblait
ne voir d'ennemis que les Jacobins et appelait au rétablissement du roi. La
création de ce tribunal extraordinaire représente donc un des actes destinés à
sauver la Nation et la Révolution des royautés étrangères. Le 17 août
Thuriot, un ami de Danton avait déclaré à l'Assemblée "La Révolution n'est
pas seulement à la France ; nous en sommes comptables à l'humanité".
Nous comprenons donc que le concept de crime contre l'humanité est
profondément intriqué à la chute de la royauté, et que c'est la
méconnaissance actuelle de la réalité historique, qui pousse l'esprit commun
à voir, à tort, en cette notion juridique une création originale du droit de
Nuremberg.
169
SECTION 1. LA COMMUNE INSURRECTIONNELLE DU 10 AOÛT 1792
§ 1. L’ÉNONCIATION DU CONCEPT DE CRIME CONTRE
L’HUMANITÉ PAR ROBESPIERRE
Nous remarquons un certain désarroi en regard du concept de
crime contre l’humanité, comme concept dont les limites sont difficilement
saisissables, comme concept insaisissable, comme concept porteur d’une
énigme, d’une réalité, intraduisible.
En 1996, Michel Massé écrit : “... la notion même de crime
contre l’humanité, (...) apparaît aujourd’hui comme un concept à géométrie
variable. (...) le contenu des crimes contre l’humanité est encore assez mal
défini... “ 519
Lors d’un colloque qui s’est tenu à la Sorbonne en mai 1997,
Yves Ternon énonçait : “le concept “ crime contre l’humanité “ englobe à
la fois l’individu et l’humanité, le singulier et l’universel. (...) Ni le droit, ni
l’histoire, ni la sociologie, ni la philosophie, ni la psychanalyse, ni la
littérature, encore moins la seule anthropologie ou la seule ethnologie, ne
parviennent, employés séparément, à cerner ce concept. “ 520
En 2000, Mario Bettati, écrivait dans un Traité de Droit
International Pénal : “ les commentateurs n’ont pas manqué de relever la
part irréductible d’incertitude, d’ambiguïté et d’approximation qui rend le
concept de crime contre l’humanité difficile à appliquer dans la mesure où
ses éléments constitutifs doivent être recherchés dans plusieurs instruments
au fil desquels ils ont évolué. “ 521
Ce désarroi que nous entendons exprime l’ignorance de l’origine
précise du concept de crime contre l’humanité. Cette origine se situe dans le
cadre de la Révolution française. Cette origine ne se situe ni dans le droit de
Nuremberg, ni dans l’extermination du peuple arménien en 1915.
Nous pouvons affirmer que le concept de crime contre l’humanité
prend naissance dans le cadre de la Révolution française, sous la plume de
Robespierre, à l’occasion de la Commune insurrectionnelle du 10 août 1792,
oeuvrant à la chute de la monarchie constitutionnelle, ouvrant la voie à
l’accomplissement de la Révolution et à l’exécution publique du Roi Louis XVI.
Cinq phrases peuvent être citées à l’appui de cette affirmation.
1- Dans le douzième et dernier numéro du journal créé par Robespierre, Le
Défenseur de la Constitution, paru soit vers le 20 août 1792, soit vers la fin de ce
mois, car le journal n’est pas daté, nous pouvons lire : “ Français, sachez
raisonner et combattre. Vous êtes en guerre désormais avec tous vos oppresseurs
; vous n’aurez la paix que quand vous les aurez châtiés. Loin de vous cette
M. Massé, « Crimes contre l’humanité et droit international », in M. Colin (dir) Le crime contre l’humanité,
Paris, Eres, 1996, p. 47.
520
Y. Ternon, « Le sens des mots. De mal en pis », in C. Coquio (dir) Parler des camps, penser les génocides,
Paris, Albin Michel, 1999, p. 102.
521
M. Bettati, « Le crime contre l’Humanité » in H. Ascensio, E. Decaux, A. Pellet (dir) Droit International
Pénal, Paris, Pédone, 2000, p.293.
519
170
faiblesse pusillanime ; ou cette lâche indulgence que réclament, pour eux seuls,
les tyrans altérés du sang des hommes. L’impunité a enfanté tous leurs crimes et
tous vos maux. Qu’ils tombent tous sous le glaive des lois. La clémence qui leur
pardonne est barbare ; c’est un crime contre l’humanité. “ 522
2- Dans le numéro 5, daté du 16 novembre 1792, du journal créé à la suite du
Défenseur de la Constitution. Ce nouveau journal dont le premier numéro date
du 19 octobre 1792, s’intitule Lettres de Maximilien Robespierre, membre de la
Convention Nationale de France à ses commettants. Par ce mot de :
commettants, Robespierre entendait tous les français. Dans ce numéro nous
pouvons lire : “ que faut-il conclure de ce que nous venons de dire ? que la
justice et la saine politique se réunissent, pour solliciter la réparation due par
Louis XVI à l’humanité. Il reste maintenant à examiner de quelle manière il doit
être jugé. (...) Or d’après les principes la Convention est le tribunal qui convient
le mieux et aux intérêts de la société, et à ceux de l’accusé. (...) Je conclus que la
Convention nationale doit déclarer Louis, traître à la patrie, criminel envers
l’humanité, et le faire punir comme tel. “ 523
3- Le 3 décembre 1792, Robespierre prononce devant la Convention, un
discours Sur le Jugement de Louis XVI, dans lequel il qualifie à nouveau le Roi
de France de criminel envers l’humanité : “ citoyens, l’Assemblée a été
entraînée, à son insu, loin de la véritable question. Il n’y a point ici de procès à
faire. Louis n’est point un accusé ; vous n’êtes point des juges ; vous n’êtes, vous
ne pouvez être que des hommes d’état, et les représentants de la nation. Vous
n’avez point une sentence à rendre pour ou contre un homme ; mais une mesure
de salut public à prendre, un acte de providence nationale à exercer. (...) Je vous
propose de statuer, dès ce moment, sur le sort de Louis. (...) Pour lui, je demande
que la convention le déclare, dès ce moment, traître à la nation française,
criminel envers l’humanité ; “ 524
4- Ce même jour, le 3 décembre 1792, à la suite de l’intervention de
Robespierre, les Archives parlementaires, retranscrivent une phrase
prononcée par une voix anonyme dans la Convention, une voix sur laquelle
il n’a pas été possible de mettre un nom, une voix qui énonce : “ la Royauté
est un crime de lèse-humanité. “ 525 Nous pouvons remarquer l’extrême
puissance de la mémoire de l’Histoire dans la langue. En effet, au XIIe
siècle, les juristes retrouvent dans le droit de Justinien le vieux crimen
majestatis et mettent aussitôt cet outil redoutable à la disposition des
princes. Le crimen majestatis apparaît sous la République romaine où il
remplace, avec une portée plus étendue, la très ancienne incrimination de
perduellio (trahison). S’inspirant de celle de perduellio, l’accusation de
majestate sanctionne ce que nous appelons les atteintes à la sûreté
extérieure, c’est-à-dire les actes commis par un citoyen pour favoriser
l’ennemi au détriment du peuple romain. D’où son nom de crimen
majestatis populi romani. 526 En qualifiant le Roi Louis XVI, de traître à la
Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 », Œuvres de Maximilien Robespierre, 10 volumes, t.
IV, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 360.
523
Robespierre, « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI » 16 novembre 1792, Œuvres de Maximilien
Robespierre, t. V, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 64.
524
Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t.
IX, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 130.
525
A. P., t. LIV, p. 78 (Archives parlementaires de 1787 à1860, recueil complet des débats législatifs et
politiques des Chambres francaises).
526
A. Laingui, A. Lebigre, Histoire du Droit Pénal, t. I, Paris, Cujas, p. 200. Et J.-M. Carbasse, Histoire du
522
171
patrie, Robespierre rencontre la très ancienne incrimination de perduellio.
De cette très ancienne incrimination romaine Robespierre peut alors
remonter vers le crimen majestatis, et retourner implacablement le crime de
lèse-majesté contre le roi, en passant par l’élaboration de la notion de crime
contre l’humanité, pour entraîner les Conventionnels vers l’idée de la
nécessité absolue de l’exécution du roi criminel envers l’humanité car
traître à la patrie.
5- Dans son Histoire de la Révolution Française, Jules Michelet affirme la
culpabilité de Louis XVI, il écrit : “ chaque nation devenant une personne,
le viol d’une nation est le plus grand des crimes. (...) Ce crime est le seul
pour lequel il n’y ait point de prescription. “ 527 Rappelons le texte exact de
la loi française du 26 décembre 1964 : “les crimes contre l’humanité tels
qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946,
prenant acte de la définition des crimes contre l’humanité telle qu’elle
figure dans la charte du Tribunal international du 8 août 1945, sont
imprescriptibles par leur nature. “ 528
§ 2. LA PERCEPTION DE LA RÉALITÉ HISTORIQUE PAR
M. ROBESPIERRE, E. QUINET, J. MICHELET
Ce que nous devons maintenant remarquer, c’est cette
consistance de l’événement historique que constitue la Commune
insurrectionnelle du 10 août 1792. Sous la plume de Maximilien
Robespierre, de Jules Michelet, de Edgar Quinet, ou bien encore sous la
plume d’un historien qui nous est contemporain, la Commune
insurrectionnelle du 10 août 1792, est comprise comme un événement
crucial qui inspire un sentiment sublime de liberté, comme l’événement qui
constitue un spectacle qu’aucune langue ne peut rendre, comme ce moment
où éclate dans le peuple la conviction que Louis XVI doit cesser de régner
ou l’indépendance nationale périr, comme l’expression d’une formidable
puissance, une puissance inconnue mystérieuse.
Pour cet historien qui nous est contemporain : “ la définition
d’une langue du peuple par les révolutionnaires eux-mêmes prend
consistance au moment où se définit concrètement, avec l’insurrection du
10 août 1792, l’acte par lequel le peuple se fait peuple. L’émergence d’une
“langue populaire” sur le modèle rousseauiste marque une étape décisive
dans le processus de formation de la langue politique pendant la Révolution
française. C’est à ce moment précis que la langue politique acquiert statut
de concept. “ 529 Nous pourrions donc penser que le concept de crime contre
l’humanité constitue un concept resté caché, qui est né au moment précis où
la langue politique acquiert statut de concept par le mouvement de la
Révolution française. Robespierre, Quinet, Michelet sont liés ensemble par
cette obscure perception de la réalité de l’Histoire, comme une réalité
extraordinaire, fondement de cette raison mystérieuse qui nous guide
aveuglément.
droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2000, p. 297.
527
J. Michelet, Histoire de la Révolution française, Vol I et II, Paris, Robert Laffont, 1997, Vol II, p. 134.
528
P. Mertens, L’Imprescriptibilité des crimes de guerre et contre l’humanité, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, 1974, p. 51.
529
J. Guilhaumou, La langue politique et la Révolution française, de l’événement à la raison linguistique,
Paris, Méridiens Klincksieck, 1989, p. 21-22.
172
“ Cependant le tocsin avoit sonné; les citoyens de toutes les sections
s’étoient armés et réunis ; (...) tous n’avoient qu’un seul sentiment, qu’un
seul but. (...) Cette armée également imposante par le nombre, par la
diversité infinie des armes, surtout par le sentiment sublime de la liberté qui
respiroit sur tous les visages, présentoit un spectacle qu’aucune langue ne
peut rendre, et dont ceux qui n’ont vu que les événements du 14 juillet 1789,
ne peuvent se former qu’une idée imparfaite. (...) Que tout s’éveille, que
tout s’arme, que les ennemis de la liberté se cachent dans les ténèbres. (...)
L’impunité a enfanté tous leurs crimes et tous vos maux. Qu’ils tombent
tous (les tyrans ennemis de la liberté) sous le glaive des lois. La clémence
est barbare ; c’est un crime contre l’humanité. “ 530
“ Qu’est-ce que le 10 août 1792 ? C’est la journée où éclate dans le
peuple la conviction que Louis XVI doit cesser de régner ou l’indépendance
nationale périr. (...) Ce fut la journée de l’instinct, celle où parut le mieux la
force qui éclate dans la foule, quand tous les moyens politiques ont été
épuisés. “ 531
“ Je ne connais aucun événement des Temps anciens ni modernes qui ait été
plus complètement défiguré que le 10 août, plus altéré dans ses
circonstances essentielles, plus chargé et obscurci d’accessoires légendaires
ou mensongers.
Tous les partis, à l’envi, semblent avoir conspiré ici pour exterminer
l’histoire, la rendre impossible, l’enterrer, l’enfouir, de façon qu’on ne la
trouve plus. (...)
Le 10 août, disons-le, fut un grand acte de la France. Elle périssait, sans
nul doute, si elle n’eût pris les Tuileries. (...)
La très peu nombreuse Assemblée qui siégea la nuit, dans l’absence des
grands chefs d’opinion, montra beaucoup de prudence. (...) La discussion,
souvent interrompue, traîna jusqu’au matin ; (...) à sept heures Vergniaud
occupa le fauteuil.
Et ce fut pour être obligé de saluer la formidable puissance qui s’était
formée cette nuit, puissance inconnue, mystérieuse, au matin lancée du
volcan (le profond volcan de fureur d’où éclata le 10 août), comme pour
écraser l’Assemblée : la Commune du 10 août. (...)
Et Thuriot eut un mot sublime : “ La Révolution n’est pas seulement à la
France ; nous en sommes comptables à l’humanité. “ (...)
Le 10 août n’avait rien ôté aux forces de l’ennemi. (...)
Ainsi Louis XVI, détrôné, déchu, au Temple même, était formidable. Il avait
perdu les Tuileries, et gardait l’Europe. (...) Il y avait cent à parier contre
un qu’il ne périrait pas (la tête d’un tel otage était trop précieuse), mais que
la France périrait, ayant peu à peu contre elle non seulement les rois, mais
les peuples, dont on pervertissait le sens.
L’histoire n’a gardé le souvenir d’aucun peuple qui soit entré si loin dans la
mort. (...)
La France était désorganisée, et presque dissoute, trahie, livrée, et vendue.
Et c’est justement à ce point où elle sentit la main de la mort que, par une
violente et terrible contraction, elle suscita d’elle même une puissance
inattendue, fit sortir de soi une flamme que le monde n’avait vue jamais,
devint comme un volcan de vie. Toute la terre de France devint lumineuse,
Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 » in Œuvres de Maximilien Robespierre, op. cit. p.
353, 354, 360.
531
E. Quinet, La Révolution, Paris, Belin, 1987, p. 301.
530
173
et ce fut sur chaque point comme un jet brûlant d’héroïsme, qui perça et
jaillit au ciel.
Spectacle vraiment prodigieux, dont la diversité immense défie toute
description. De telles scènes échappent à l’art par leur excessive grandeur,
par une multiplicité infinie d’incidents sublimes. Le premier mouvement est
d’écrire, de communiquer à la mémoire ces héroïques efforts, ces élans
divins de la volonté. (...) Laissons- les, ces grandes choses que nos pères ont
faites ou voulues pour l’affranchissement du monde, laissons-les au dépôt
sacré où rien ne se perd, la profonde mémoire du peuple, qui, jusque dans
chaque village, garde son histoire héroïque ; confions-les à la justice du
dieu de la liberté, dont la France fut le bras en ce grand jour, et qui
récompensera ces choses (c’est notre foi) dans les mondes ultérieurs. “ 532
C’est donc, du récit de ce grand jour, qu’est né, de la main de
Robespierre qui écrit, le concept de crime contre l’humanité.
SECTION 2. LA MÉCONNAISSANCE ACTUELLE DE LA RÉALITÉ
HISTORIQUE
§ 1. L’ÉNONCIATION DE L’HOMME COMME TRINITÉ
IRRÉDUCTIBLE
Pour que le concept du crime contre l’humanité puisse soutenir
l’oeuvre psychique, pour que ce concept puisse se séparer du désarroi et de
l’angoisse des commentateurs, il doit rencontrer une structure trinitaire, dont
Alexandre Vladimirovitch Kojevnikov soulignait la contrainte absolue. Ce
dernier dans une Préface à l’Oeuvre de Georges Bataille, rédigée en 1950,
affirmait en effet : “ mais tant que l’homme vivra en tant qu’être parlant de
l’Être, il ne pourra jamais dépasser la Trinité irréductible qu’il est luimême et qui est Esprit. “ 533 Dans son livre inachevé, Le Concept, le Temps
et le Discours, qui comporte en sous-titre l’idée d’une Introduction au
Système du Savoir, Kojevnikov approfondissait ses réflexions sur l’Êtretrois, il écrivait : “ ce qu’il y a d’ “irréfutable”, c’est que le Discours ne
peut être vrai qu’à condition d’être Trois ou triadique, voire “trinitaire “.
(...) “ si un discours n’implique pas trois éléments-constitutifs (le troisième
étant précisément le rapport des deux autres), ce pseudo-discours n’est
même pas susceptible d’être vrai (et n’a aucun sens, pas même un sens
contradictoire 534). Ces pensées sur la nécessité de l’Être-trois, kojevnikov
les développait en particulier dans la sphère du Droit puisque dans son
Esquisse d’une phénoménologie du droit, il écrivait : “ nous avons vu que la
situation juridique proprement dite implique nécessairement trois membres
535
“.
Le discours sur le concept du crime contre l’humanité doit donc
nécessairement quitter la scène de l’Être-deux, scène dans laquelle il est
resté confiné, pour rejoindre la scène de l’Être-trois, qui correspond à sa
réalité historique et psychique. La scène de l’Être-deux c’est l’idée fausse
selon laquelle le concept du crime contre l’humanité est né soit de la
J. Michelet, Histoire de la Révolution française, Vol I et II, op. cit. Vol I, p. 757, 766, 788, 789, 799, 807,
808.
533
A. Kojève, « Préface à l’œuvre de Georges Bataille », L’ARC, n° 44, 1971, p. 36.
534
A. Kojève, Le Concept, le Temps et le Discours, op. cit., p. 222 et 233.
535
A. Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 257.
532
174
Deuxième Guerre mondiale (Nuremberg), soit de la Première Guerre
mondiale (extermination des Arméniens). La scène de l’Être-trois, c’est
l’idée juste selon laquelle le concept du crime contre l’humanité a épousé
dans le rythme de sa genèse et de son développement les trois événements
historiques fondamentaux que sont la Révolution française, la Première
Guerre mondiale, la Deuxième Guerre mondiale. Dans un premier temps le
concept est revêtu d’une signification politique, dans un deuxième temps le
concept est revêtu d’une signification diplomatique, dans un troisième
temps le concept est revêtu d’une signification juridique. Il n’est pas inutile
alors de souligner l’importance que revêtit pour le psychanalyste Jacques
Lacan l’écriture d’un article qu’il rédigeât en 1945, article dans lequel il
développait l’idée selon laquelle le lien logique entre trois détenus d’une
prison s’élaborait d’un rythme psychique trinitaire articulé en trois temps,
l’instant du regard, le temps pour comprendre, le moment de conclure. 536
Sur le plan historique il n’est pas possible de ne pas remarquer que l’étude
de Ernst H. Kantorowicz sur les Laudes Regiae, que l’on peut traduire par
litanies ou louanges royales, qui est une étude des acclamations liturgiques
et du culte du souverain au Moyen Age, commence par la mise en valeur
d’un triple énoncé : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat, le
Christ vainc, le Christ règne, le Christ commande. 537 Nous percevons dans
cette élaboration triadique d’un chant de souveraineté, de gloire, et de
soumission des sujets envers leur souverain, l’expression fondamentale de la
tension entre le psychique et l’historique en l’oeuvre de la communauté des
hommes. Il n’y a donc aucune raison légitime de penser que le concept du
crime contre l’humanité puisse être retranché de cette problématique du
temps logique et de l’assertion de certitude anticipée évoquée par Lacan en
tant que cette problématique était celle-là même de Lacan élève de
Kojevnikov.
§ 2. IGNORANCE PAR LES AUTEURS ACTUELS DE LA
DOUBLE ÉNONCIATION DE ROBESPIERRE ET DE
KOJÈVE
Cette structure trinitaire manque dans l’ensemble des discours
afférents à la question du crime contre l’humanité. Ce manque nous
l’illustrons par les phrases suivantes et par leur date de publication.
- 1947- “ La notion de “crimes contre l’humanité”, (...) est neuve. Il est
possible qu’elle ait été conçue depuis longtemps par certains auteurs. Mais
c’est avec le procès de Nuremberg qu’elle entre dans la vie judiciaire. “
Henri Donnedieu de Vabres 538
-1960- “ Nous pensons que, historiquement, le véritable générateur du droit
de Nuremberg, et notamment de l’incrimination des crimes contre
l’humanité (...) a été la nécessité. C’est pourquoi nous nous dispensons de
rechercher dans le passé des précédents ou des préfigurations de ces
incriminations. “ Henri Meyrowitz 539
J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », in J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil,
1966, p. 197.
537
E. H. Kantorowicz, Laudes Regia, une étude des acclamations liturgiques et du culte du souverain au
moyen âge, Paris, Fayard, 2004, p. 29.
538
H. Donnedieu de Vabres, « Le Procès de Nuremberg devant les Principes modernes du Droit Pénal
International », in Recueil des Cours de l’Académie de Droit International, 1947, Tome 70, p. 505.
539
H. Meyrowitz, La répression par les tribunaux allemands des crimes contre l’humanité et de
536
175
-1989- “ Peut-être devrait-on penser le procès de Louis comme constituant
un précédent à celui de Goering plutôt qu’à celui de Boukharine. “ Michael
Walzer 540
-1989- “ On trouve le passage suivant -- première apparition de la notion ?
-- dans une déclaration publiée le 18 mai 1915 par le gouvernement de la
France, de la Grande Bretagne, et de la Russie, relative au problème
arménien : “ En présence de ces nouveaux crimes de la Turquie contre
l’Humanité et la civilisation... “ Michel Massé 541
-1992- “ Apparu seulement au milieu du XXe siècle, le concept juridique de
crime contre l’humanité fut évidemment la conséquence des crimes nazis et
de ceux commis par les responsables japonais... “ Pierre Truche 542
-1996- “ Tout d’abord, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, on
a voulu sanctionner une nouvelle forme de barbarie étatique, j’entends le
régime nazi, et on a élaboré la notion de Crime contre l’Humanité. “
Bernard Edelman 543
-1996- “ Question : peut-on faire la généalogie du crime contre
l’humanité ? Réponse : La notion de crime contre l’humanité n’a pas surgi
brutalement à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale. Son origine peut
déjà être décelée au XVIIIe siècle, mais, à l’époque, le sentiment est encore
séparé de la raison. Beccaria emploie, à propos de la torture, des termes
d’indignation comme “barbarie”, “usage digne des cannibales”, mais,
quand il argumente pour convaincre de la nécessité de supprimer une si
abominable pratique, c’est uniquement en se fondant sur son inutilité. (...)
C’est après la Seconde Guerre mondiale que la notion de crime contre
l’humanité prend forme juridique et qu’un contenu juridique est donné aux
actes de barbarie. “ Mireille Delmas-Marty 544
-1997- “ La simple lecture de ce décret, (décret du 1er août 1793 évoquant
l’obligation (abandonnée dans la rédaction définitive du décret), pour les
étrangers résidant en France de porter un ruban tricolore, sur lequel sera
inscrit le mot : Hospitalité) au seuil de mon travail, avait créé le trouble. Il
m’était alors impossible de ne pas surimposer à l’image du ruban tricolore
celle d’un brassard noir, comme s’il y avait là un deuil à porter. En
surimpression encore, l’image de l’étoile jaune, de sinistre mémoire. “
Sophie Wahnich 545
-1998- “ Il convient donc de prendre très au sérieux les discours
révolutionnaires et leur contenu (...) pour élaborer un vrai travail de
critique et mettre à jour les rapports entre théories et pratiques, il faut
l’appartenance à une organisation criminelle, en application de la loi n° 10 du Conseil de Contrôle allié,
Paris, LGDJ, 1960, p. 5.
540
M. Walzer, Régicide et Révolution, le Procès de Louis XVI, Discours et controverses, Paris, Payot, 1989, p.
395.
541
M. Masse, « Les crimes contre l’humanité », in Actes, Les cahiers d’action juridique n° 67-68, Septembre 1989, p. 34.
542
P. Truche, « La notion de crime contre l’humanité, Bilan et propositions », Esprit, mai 1992, p. 68.
543
B. Edelman, « Le concept juridique d’Humanité », in B. Edelman, La personne en danger, Paris, PUF,
1999, p. 528.
544
M. Delmas-Marty, Vers un droit commun de l’humanité, Paris, Textuel, 1996, p. 79-80.
545
S. Wahnich, L’impossible citoyen, L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris, Albin
Michel, 1997, p. 24.
176
évidemment partir de ce que les hommes de ce temps pensaient d’euxmêmes. “ Marc Belissa 546
-1999- “ Mais d’autre part, ce qui peut parfois étonner, c’est que
Nuremberg qui est “l’inventeur du crime contre l’humanité “ l’a très peu
utilisé. (...) La notion de crime contre l’humanité est finalement relativement
récente bien que le concept et la définition aient été créés par Nuremberg...
“ Claude Jorda 547
-2000- “ En toute rigueur historique, c’est sans doute pour la première fois
en 1915 que la notion de “crime contre l’humanité” apparut expressément,
après le massacre des Arméniens par les Turcs -- La France, la GrandeBretagne et la Russie publiant le 18 mai 1915, une déclaration qui dénonce
les “nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation”. “
Alain Renaut 548
-2000- “ Les souffrances infligées à la population vendéenne après la fin
des combats et sans aucune relation avec les nécessités militaires
constituent un crime sans équivalent dans l’histoire de la Révolution
française, crime que l’on peut à bon droit qualifier, aujourd’hui, de crime
contre l’humanité et que la tradition républicaine, peu soucieuse de
revendiquer cet épisode sans gloire de son moment inaugural, a longtemps
occulté ou nié. (...) Le droit pénal définit le crime contre l’humanité comme
“ la déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et
systématiques d’exécutions sommaires, d’enlèvements de personnes suivis
de leur disparition, de la torture ou d’actes inhumains, inspirées par des
motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux, et organisées en
exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile.
“ Patrice Gueniffey 549
-2003- “ La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de
moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité. “ Kant “ Quelque
question que cela appelle, il nous faut reconnaître que cette dignité
incalculable, et que Kant dit parfois “sublime”, reste l’axiomatique
indispensable de ladite mondialisation en cours, celle des discours et des
institutions internationales des droits de l’homme et des performatifs
juridiques modernes ; on pense par exemple au concept de crime contre
l’humanité... “ Jacques Derrida 550
-2003- “ La déclaration conjointe du 24 mai 1915 de la France, la GrandeBretagne, la Russie, lançant un avertissement à la Turquie et stigmatisant “
ces nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation,
appelle plusieurs remarques. Tout d’abord, il s’agit de la première
M. Belissa, Fraternité universelle et Intérêt national (1713-1795), Les Cosmopolitiques du Droit des Gens,
Paris, Kimé, 1998, p. 11.
547
C. Jorda, « L’oeuvre de justice internationale », in L’inactuel Nouvelle série / n° 2 printemps 1999, L’idée
de meurtre, p. 235 et 236. Circé.
548
A. Renaut, « Le crime contre l’humanité, le droit humanitaire et la Shoah, in Philosophie n° 67, 2000,
Minuit.
549
P. Gueniffey, La politique de la terreur, essai sur la violence révolutionnaire 1789-1794, Paris, tel
Gallimard, 2000, p. 257-258.
550
J. Derrida, Voyous, Paris, Galilée, 2003, p. 186. La phrase de Kant citée par Derrida est extraite du
Fondement de la métaphysique des mœurs de Kant.
546
177
apparition du concept de crime contre l’humanité. “ Sévane Garibian
551
-2004- “ Lorsque nous réfléchissons à la possibilité d’un sens de l’histoire
aujourd’hui, notre point de repère n’est plus seulement la Révolution de
1789, comme c’était le cas à l’époque de l’idéalisme allemand, mais avant
tout Auschwitz, la situation s’est renversée. (Auschwitz est à l’antithèse de
l’antinomie de l’histoire ce que la Révolution française de 1789 est à la
thèse : un événement symbole qui s’impose à la réflexion.) (...) Ce que nous
enseignent les événements du XXe siècle, c’est que l’homme a la possibilité
de détruire la nature et l’humanité, partiellement ou en totalité -- il peut
mettre un terme à l’histoire. (...) Le principe de destructibilité est apparu
peu à peu au XXe siècle (il faudrait le faire remonter à des événements
comme la Première Guerre mondiale ou le génocide des Arméniens en
1915). (...) Au regard de l’époque de Hegel, l’apparition du principe de
destructibilité, qui a donné naissance à la notion juridique nouvelle de
“crime contre l’humanité”, est un événement fondamentalement nouveau. “
Christophe Bouton 552
La citation de ces phrases a pour but de nous permettre de
formuler l’idée selon laquelle la Révolution française, la personne de
Robespierre, l’événement de l’exécution du Roi Louis XVI, sont l’objet
d’un interdit puissant dont la force a rendu impossible la liaison de
l’expression juridique actuelle de crime contre l’humanité, et de
l’expression strictement identique née sous la plume de Robespierre à
l’occasion de cette journée cruciale du 10 août 1792, expression nullement
de circonstance, mais expression fondamentale qui va accompagner et
soutenir Robespierre dans la mise en oeuvre de son projet révolutionnaire.
Si pour Alain Boureau “ La Révolution manifeste une rupture
absolue (...) moins en tuant le roi (...) qu’en le soumettant à une procédure
judiciaire, en réduisant son sort funéraire au lot commun et uniforme de la
simple citoyenneté. “ 553 Si pour Jean-Michel Rey la mort de Louis XVI
constitue “ un événement qui coupe effectivement l’histoire de France en
deux et qui, (...) est extrêmement difficile à analyser, (...) une extrême
singularité face à laquelle les instruments traditionnels de la démarche
historienne apparaissent comme insuffisants. “ 554 alors on peut comprendre
cet extrême interdit rendant impossible la liaison entre ce qui aujourd’hui est
nommé crime contre l’humanité et ce qui est nommé comme tel par
Robespierre en 1792. Comme si la main de Hegel décrivant la Révolution
française en même temps comme “le premier spectacle prodigieux depuis
que nous savons quelque chose du genre humain” et en même temps
comme “ l’événement le plus épouvantable et qui blesse la vue “ 555 comme
si cette main donc, était cette même main, toujours vivante, écrivant des
articles, des livres, des conférences, des Traités de droit, sur la question
du crime contre l’humanité, et en même temps cette main se fermant les
S. Garibian, « Génocide arménien et conceptualisation du crime contre l’humanité », in Revue d’Histoire
de la Shoah, n° 177-178, janvier-août 2003, p. 278.
552
C. Bouton, Le Procès de l’Histoire, Fondements et postérité de l’idéalisme historique de Hegel, Paris, Vrin,
2004, p. 309, 310, 311.
553
A. Boureau, Le simple corps du Roi, L’impossible sacralité des souverains français XVème-XVIIIème
siècle, Paris, Éditions de Paris, 2000, p. 5-6.
554
J-M. Rey, « Les actes du temps », in L’inactuel Nouvelle série / n° 12, 2004, p. 119. Circé.
555
G. W. F. Hegel, Principes de la Philosophie du Droit, Paris, PUF, 1998, p. 316.
551
178
yeux, face à la main de Robespierre qui écrit ce que sa parole prononcera.
Rappelons que c’est en 1939 que paraît une édition complète et critique du
journal de Robespierre Le Défenseur de la Constitution, édition préparée par
Gustave Laurent.
§ 3. LA CARICATURE DE ROBESPIERRE CONTRE LA
LECTURE DE SON ŒUVRE
La naissance du concept de crime contre l’humanité sous la
plume de Robespierre est cachée par une constante caricature de ce dernier.
Ces caricatures trouvent leur origine dans la peur que suscite l’esprit de la
Révolution : “ c’est alors que l’épouvante, le désespoir et l’enthousiasme
saisirent les âmes. “ 556 En 1926 un historien évoque l’illuminisme de
Robespierre, son jargon prétentieux et mystique. En 1986 un deuxième
historien évoque l’illusion et l’anachronisme de Robespierre inspirateur de
l’idéologie jacobine qui en prenant la France du XVIIIe siècle pour la Rome
antique s’est trompé de société. En 2004 un troisième historien compare
l’idéologie de Robespierre à l’idéologie nazie quant à la place des femmes
dans la société. Pour ces deux idéologies le rôle de la femme est à la maison
et sa fonction se borne à être une procréatrice vertueuse suggère cet
historien557. Enfin, pour couronner comme il se doit ce grand aveuglement
collectif, l’inévitable psychiatre et psychanalyste, médecin-chef d’un secteur
parisien de psychiatrie publique écrit lui aussi la énième biographie de ce
très sombre personnage qu’est Robespierre, et analyse la personne de ce
dernier comme étant celle d’un malade persécuté narcissique et déprimé,
luttant contre son homosexualité inconsciente par une organisation
psychique de type perverse. Dans sa très grand perspicacité l’auteur de ce
point de vue consent à nous faire part de la pitié qu’aurait pu éprouver pour
Robespierre le médecin, si ce très sombre personnage avait été reconnu
malade et, de surcroît, un malade pour lequel il aurait été demandé de
l’aide. Robespierre aurait dû oser aller se faire soigner au lieu d’imposer sa
maladie à l’Histoire de France. “ Mais évidemment, toute comparaison avec
la relation analytique, de la cure classique est exclue “ 558 écrit l’auteur de
cette comparaison qui s’étend sur 400 pages. La dénégation de ce médecin
aveuglé par son sujet illustre, confirme involontairement l’analyse de Freud
exposée dans son texte De la Dénégation, selon laquelle la psychanalyse est
incompatible avec toute “ psychologie de conscience descriptive”
(deskriptive Bewusstseinspsychologie). 559
Je préfère pour ma part, m’en tenir au point de vue de Saint-Just
écrivant dans une lettre datée du 19 août 1790 adressée à Robespierre “ Je
ne vous connais pas, mais vous êtes un grand homme. Vous n’êtes point
seulement le député d’une province, vous êtes celui de l’humanité et de la
République. Faites, s’il vous plaît, que ma demande ne soit point méprisée.
“ 560
A-L de Saint-Just, « L’esprit de la Révolution et de la constitution de la France », in Œuvres complètes,
Paris, Gallimard, 2004, p. 366.
557
J. Bainville, Histoire de France, t. I et II, Paris, Éditions Jules Tallandier, 1926, t. 2 p. 84. Et F. Furet, Marx et la
Révolution française, Paris, Flammarion, 1986, p. 34. Et L. Dingli, Robespierre, Paris, Flammarion, 2004, p. 435.
558
J. Artarit, Robespierre ou l’impossible filiation, Paris, La Table Ronde, 2003, p. 458 et p. 354.
559
J-M. Rey, Parcours de Freud, Paris, Galilée, 1974, p. 167.
560
A-L. de Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. p. 1154.
556
179
De ce point de vue nous pouvons alors comprendre en premier
lieu l’idée selon laquelle l’oeuvre révolutionnaire de Robespierre s’écrit en
mémoire de la main de La Boétie écrivant : “ Jules César qui donna congé
aux lois et à la liberté, auquel personnage ils n’y ont (ce me semble) trouvé
rien qui vaille que son humanité, laquelle quoiqu’on la prêchât tant, fut
plus dommageable que la cruauté du plus sauvage tyran...” 561, en deuxième
lieu l’idée selon laquelle la personne de Robespierre pourrait être la
personne visée par Wilhem Von Humboldt quand ce dernier écrit cette
phrase quelques années après la survenue de la Révolution française : “ le
plus grand homme est par conséquent celui qui représente le concept de
l’humanité dans sa force la plus élevée et dans sa plus large étendue. “562, en
troisième lieu l’idée selon laquelle la main de Nietzsche écrivant la
Généalogie de la morale s’est appuyée sur la main de Robespierre
écrivant : “la clémence qui leur pardonne est barbare, c’est un crime contre
l’humanité. “ quand cette main de Nietzsche écrivait : “ le pathos de la
distinction et de la distance, je le répète, le sentiment général fondamental,
durable et dominant d’une race supérieure et régnante, en opposition avec
une race inférieure, avec un “en-bas” --- voilà l’origine de l’antithèse entre
“bon” et “mauvais”. Ce droit de maître en vertu de quoi on donne des
noms va si loin que l’on peut considérer l’origine même du langage comme
un acte d’autorité émanant de ceux qui dominent. “ 563
Nous-mêmes, qui lisons aujourd’hui, rappelons-nous cette
phrase de Saint-Just énoncée dans son fameux discours le 13 novembre
1792 devant la Convention. “Louis était un autre Catilina ; (...) il regardait
les citoyens comme ses esclaves, il avait proscrit secrètement tous les gens
de bien et de courage. “ puis le 26 décembre 1792, après la comparution et
l’interrogatoire du roi devant la Convention, datée du 11 décembre, SaintJust, toujours devant la Convention, insiste sur une réponse du roi révélant
l’idéologie de la royauté : “Louis a répondu, quand votre président l’a
interrogé sur la violence qu’il avait exercée contre le peuple : j’étais le
maître alors ; j’ai fait ce qui me paraissait le bien. (...) que faut-il que l’on
pense de la simplicité apparente avec laquelle on dit : j’étais le maître et je
voulais le bien. “ 564
Saint-Just, Michelet, Nietzsche perçoivent tous les trois, à la
manière de Robespierre, combien, “ la clémence qui leur pardonne est
barbare, c’est un crime contre l’humanité” la clémence donc envers “ce
droit de maître en vertu de quoi on donne des noms” car c’est en effet ce
droit qui a engendré en le coeur et en l’esprit de “Louis le Dernier” 565 la
certitude “ Qu’il était roi, roi de ses actes, roi de sa parole, qu’un droit
absolu résidait en lui soit pour régner par la force, soit pour tromper au
Étienne de la Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1976, p. 144.
Wilhem Von Humboldt, De l’esprit de l’humanité, Charenton, Éditions Premières Pierres, 2004, p. 72.
563
F. Nietzsche, « La Généalogie de la Morale », in Œuvres Philosophiques Complètes, VII, Paris, Gallimard,
1971, p. 225. Dans le traité De Clementia de Sénèque, le devoir du prince est caractérisé comme étant celui
d’un bon père qui gronde ses enfants tantôt doucement tantôt sur le ton de la menace. Ce prince « Lorsqu’il a
prouvé par des marques continuelles de sa bonté que la république n’est pas à lui, mais bien lui à la république,
qui oserait entreprendre vraiment contre lui ? » Sénèque, De la Clémence, Paris, Les Belles Lettres, 1967, IIIXVII-8, p. 33 et 40.
564
Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI » et « Second discours sur le jugement de Louis
XVI », in Œuvres complètes, op. cit. p. 483-484 et p. 505-506.
565
Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet », 28
décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 188.
561
562
180
besoin. “ La certitude donc selon laquelle Louis, se croyait roi malgré tout,
“ hors de Versailles, hors du trône, seul et sans cour, dépouillé de tout
l’appareil de la royauté, malgré tout, malgré le jugement de Dieu, malgré
sa chute méritée, malgré ses fautes, qu’il n’ignorait pas sans doute, mais
qu’il jugeait excusables, absoutes d’ailleurs et lavées par la seule autorité
qu’il reconnut au-dessus de lui. “ La certitude absolue selon laquelle Louis
cette “machine inerte qui est au Temple “ 566 “ Captif (...) au milieu de ses
geôliers, (...) se croyait toujours le centre de tout, s’imaginait que le monde
tournait toujours autour de lui, que sa race avait une importance
mystérieuse et quasi divine “ 567
Michelet en janvier 1847, dans sa préface à son Histoire de la
Révolution française, invoque “ le profond mystère de vie, l’inextinguible
étincelle “ gardien véritable de l’esprit de la Révolution. En 1887,
Nietzsche invoque “l’esprit historique” gardien véritable de la Généalogie
de la Morale. Tous les deux se retrouvent en la même idée : l’appropriation
des vocables par ceux qui dominent, engendre l’appropriation par ces
derniers, des pensées de ceux qui sont dominés, l’appropriation des pensées
de ceux qui sont dominés, par ceux qui dominent, engendre l’appropriation
d’un peuple à un homme, l’appropriation d’un peuple à un homme engendre
pour cet homme la certitude selon laquelle “ il se croyait toujours le centre
de tout...” , et Michelet en tire la conséquence : “ c’est cette pensée impie
(l’appropriation d’un peuple à un homme) que la Révolution poursuivit
dans le sang de Louis XVI. “ Nietzsche lisant Michelet lui répond : “ ceux
qui dominent ont dit : “ ceci est telle et telle chose” ils ont attaché à un
objet et à un fait tel vocable, et par là ils se les sont pour ainsi dire
appropriés. “ 568
Robespierre, « Sur l’appel au Peuple (suite) », 1er janvier 1793, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX.,
op. cit. p. 208.
567
J. Michelet, Histoire de la Révolution française, op. cit. t II., chap. X, p. 224-225.
568
F. Nietzsche, « La Généalogie de la Morale », in Œuvres Philosophiques Complètes, VII, op. cit. p. 225.
566
181
CHAPITRE 2
LA RECONNAISSANCE DES TROIS TERMES DE LA
RELIGION ROYALE PAR LES RÉVOLUTIONNAIRES
FRANÇAIS
L'autorité du Prince repose pour une part déterminante sur une
religion de la royauté. Cette religion en laquelle le profane et le sacré sont
mêlés est structurée par trois termes : la clémence, la magnanimité,
l'humanité. Mais déjà Marat dans un texte violent écrit en 1774, Les chaînes
de l'Esclavage, pressent la duplicité inscrite dans cette vertu royale par
excellence nommée la clémence, il écrit "Comme si chez eux (les princes)
tout, la plupart du temps, n'était pas calcul depuis la cruauté jusqu'à la
clémence ! ils jouent avec la vie des hommes." Dans le Discours
Préliminaires qu'il écrit, l'auteur de ce texte se distancie de lui-même,
comme si cette distanciation permettait l'anticipation de l'acte historique
constitué par la Révolution française, l'auteur écrit : "que le livre de Marat
justifie bien ce mot de ce Romain qui disait qu'un roi ne peut être qu'une
méchante bête." C'est donc bien à l'horizon d'une "guerre de bêtes
sauvages" que se joue pour partie le mouvement de la Révolution. Cette
guerre de bêtes sauvages apparaît dans le texte de Grotius Le Droit de la
Guerre et de la Paix, comme une notion associée à la cruauté repoussant
toute humanité, mise en œuvre par les tyrans pervers, impies, injustes,
dévastateurs de villes. Le texte même de Michelet (note 527), analysant la
Révolution, expose cette animalité violente puisque la personne du divin
Marat, le vainqueur du 10 août nous est ainsi présentée en une phrase
saisissante : "lui seul il n'avait aucun doute, ni hésitation, ni scrupule. La
terrible sécurité d'un fol qui ne sait rien ni des obstacles du monde, ni de
ceux de la conscience, reluisait en sa personne. Son front jaune, son vaste
rictus de crapaud souriait effroyablement sous sa couronne de Laurier."
Décrivant la fête de l'Être suprême intervenue le 19 prairial au soir (8 juin
1794) Michelet évoque le portrait de Robespierre peint par David : "nulle
part, il n'est plus terrible. Ce sourire fait mal. La passion, qui visiblement a
bu tout son sang et séché ses os, laisse subsister sa vie nerveuse, comme un
chat noyé jadis et ressuscité par le galvanisme, ou peut-être d' un reptile qui
se roidit et se dresse, avec un regard indicible, effroyablement gracieux". Le
rictus effroyable de Marat le crapaud, le regard effroyable de Robespierre le
reptile, le chat noyé et ressuscité, nous indiquent textuellement ce
mouvement terrible de la Révolution destructeur de la religion de la royauté.
SECTION 1. ANALYSE DE LA CLEMENTIA
§ 1. LA DOUBLE SIGNIFICATION DE LA CLÉMENCE :
VERTU ROYALE ET CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
DU PEUPLE SOUVERAIN
Parce que la royauté s’est appropriée l’humanité alors “ la
clémence qui compose avec la tyrannie est barbare. “ 569 Robespierre précise
ainsi le 28 décembre 1792 dans le cadre de la Convention, ce qu’il écrivait
à la fin du mois d’août précédant : “ la clémence qui leur (les tyrans)
pardonne est barbare ; c’est un crime contre l’humanité. “
Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet », 28
décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 184.
569
182
Quand Robespierre écrit cette phrase l’on peut affirmer contre ses très
nombreux détracteurs, que ce dernier fait la preuve d’une perception
historique incontestable de la langue politique. Robespierre énonce sous la
forme du concept de crime contre l’humanité l’une des déterminations
fondamentales de la royauté, l’idée de supériorité absolue, qui réside
précisément dans le vocable de la clémence. Or cette détermination
fondamentale de la royauté véhiculée par le vocable de la clémence existe
au minimum depuis le règne de Néron. L’identité de l’énoncé de la
clémence sous la plume de Louis XIV et de Sénèque, illustre le sens
historique de la langue déployé par l’esprit révolutionnaire de Robespierre.
Dans ses Mémoires pour l’Instruction du Dauphin de 1662, Louis XIV
écrivait : “ je tâcherais de vous faire connaître, mon fils, le charme de la
clémence, la plus royale de toutes les vertus puisqu’elle ne peut jamais
appartenir qu’à des rois, la seule par qui on peut nous devoir plus qu’on ne
nous saurait jamais rendre, j’entends la vie et l’honneur, la plus grande
enfin de toutes les choses qu’on peut révérer en nous puisqu’elle est comme
d’un degré au-dessus de notre puissance et de notre justice. “ 570 En 56 ap.
J.-C. Sénèque qui a été appelé auprès du futur empereur, par Agrippine la
mère de Néron, écrit un traité le De Clementia, dans lequel il esquisse une
théorie de la puissance impériale, conciliant les impératifs de cette puissance
et les exigences de sa conscience de stoïcien.571 Or dans ce traité l’on peut
lire en toutes lettres l’idée même énoncée par Louis XIV à propos du
charme de la clémence. Sénèque écrit : “ nullum tamen clementia ex
omnibus magis quam regem aut principem decet. “ “ Cependant, il n’est
personne à qui la clémence convienne plus qu’à un roi ou à un prince. “ 572
L’on peut mesurer ainsi concrètement par le vocable de la clémence ce
“remaniement vertigineux des perspectives et des valeurs “ 573 qui
s’accomplit par l’impulsion de la Révolution française.
Dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, texte qui fut
trouvé sur la table de l’évêque de Meaux après sa mort en 1704, la clémence
est caractérisée comme étant “ la gloire d’un règne. “ 574 Bossuet, l’évêque
de Meaux fut pendant 10 ans le précepteur du dauphin, le futur Louis XIV.
L’on comprend mieux pourquoi le charme de la clémence peut être présenté
comme la gloire d’un règne, dans le cadre de l’idéologie de la royauté, et
conséquemment pourquoi “la glorieuse insurrection qui a sauvé la France“
575
expression de Robespierre visant l’insurrection populaire de juillet 1789
qui a sauvé le Serment du Jeu de Paume et permis le processus de
reconquête des droits naturels, implique la nécessité de présenter comme
barbare la clémence qui compose avec la tyrannie, dans le cadre de l’esprit
de la Révolution française, dans le cadre contraignant donc, de l’impératif
de la destruction de la royauté. Le droit à l’insurrection dont Robespierre
tire une partie de son inspiration représente pour la royauté un crime de lèsemajesté et contre ce crime, Robespierre énonce : “ le procès du tyran, c’est
l’insurrection “ 576 Le surgissement du concept de crime contre l’humanité
G. Boissy, Les Pensées des Rois de France, Paris, Albin Michel, 1949, p. 243.
P. Grimal, Sénèque, Paris, Fayard, 1991, 1ère édition 1978, p. 149.
572
Sénèque, De la Clémence, trad. F. Préchac, Paris, Les Belles Lettres, 1967, III-I-3, p. 16.
573
R. Bodei, Géométrie des passions, Peur, espoir, bonheur : de la philosophie à l’usage politique, trad. de
l’italien par M. Raiola, Paris, PUF, 1997, p. 348.
574
Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, Paris, Dalloz, 2003, p. 295.
575
Robespierre, « Sur la nécessité de révoquer les décrets qui attachent l’exercice des droits du citoyen à la
contribution du marc d’argent ou d’un nombre déterminé de journées d’ouvrier » Avril 1791, Œuvres de
Maximilien Robespierre, t VII., 1950, p. 167.
576
Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI », 3 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t
570
571
183
sous la plume et dans la bouche de Robespierre à la suite de la Commune
insurrectionnelle du 10 août 1792 signifie : la clémence royale est un crime
contre l’humanité du peuple souverain, la clémence royale est un crime
contre la souveraineté du peuple (genre) humain, donc le roi, criminel
envers l’humanité, doit mourir.
§ 2. LA CLÉMENCE DIVINE : FONDEMENT DE LA
CLÉMENCE ROYALE
Pour comprendre l’opération sémantique et politique
qu’accomplit Robespierre en écrivant cette phrase : “ la clémence qui leur
pardonne est barbare ; c’est un crime contre l’humanité. “ il s’impose de
mettre à jour la double signification de la clémence. La signification dans le
cadre de la divinité. La signification dans le cadre de l’humanité. Du point
de vue politique, la clémence se comprend comme la plus royale de toutes
les vertus puisqu’elle ne peut jamais appartenir qu’à des rois, elle est la
gloire non pas d’un homme mais d’un règne écrit Bossuet, “ Aucun mérite
imaginable ne saurait faire plus d’honneur au souverain que la clémence, “
écrit Sénèque.577 Quand il écrivit cette phrase, Sénèque avait à l’esprit une
phrase à la signification presque identique écrite par Cicéron dans son De
Officiis : “ rien (...) n’est plus louable, rien n’est plus digne d’un homme
grand et remarquable que la miséricorde et la clémence. “ 578 La clémence
apparaît donc comme la signature de la souveraineté dans la structure de la
royauté. Si tel est le sens de la clémence dans la monarchie, c’est parce que
le fondement de la clémence royale réside dans le fondement de la clémence
divine.
Le fondement de la clémence divine est la majesté inouïe de Dieu, majesté
qui réside en sa grandeur illimitée. “ Or, il n’y a rien de plus grand que
Dieu. Par conséquent, Dieu est grand d’une grandeur qui fait de lui la
grandeur même. “ écrit saint Augustin. 579 Ainsi le fondement de la
clémence divine, constitue le fondement de la clémence royale par la
majesté qui construit en la personne du roi l’aura de sa divinité, le gage de
sa puissance. Quand il cherche à définir ce que c’est que la majesté Bossuet
écrit : “ je n’appelle pas majesté cette pompe qui environne les rois, ou cet
éclat extérieur qui éblouit le vulgaire. C’est le rejaillissement de la majesté,
et non pas la majesté elle-même.
La majesté est l’image de la grandeur de Dieu dans le prince.
Dieu est infini. Dieu est tout. Le prince, en tant que prince, n’est pas
regardé comme un homme particulier : c’est un personnage public, tout
l’État est en lui, la volonté de tout le peuple est renfermée dans la sienne.
Comme en Dieu est réunie toute perfection et toute vertu, ainsi toute la
puissance des particuliers est réunie en la personne du prince. Quelle
grandeur qu’un seul homme en contienne tant !
La puissance de Dieu se fait sentir en un instant de l’extrémité du monde à
l’autre : la puissance royale agit en même temps dans tout le royaume. Elle
tient tout le royaume en état comme Dieu y tient tout le monde. “ 580 Dans
IX., op. cit. p. 123.
577
Sénèque, De la Clémence, op. cit. III-XVII-1, p. 38.
578
Cicéron, De Officiis, Des Devoirs, trad. M. Testard, Paris, Les Belles Lettres, 1984, I-XXV-88, p. 148.
579
Saint Augustin, « La Trinité » trad. P. Agaësse, S. J. in Œuvres de Saint Augustin 16, Institut D’Études
Augustiniennes, 1997, Livre V, X, 11, p. 449.
580
Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit. p. 166-167.
184
cette dernière phrase de Bossuet il suffit de remplacer le mot de : puissance,
par le mot de : clémence, pour comprendre que cette double liaison de Dieu
à la personne du roi, du roi à la personne de ses sujets, trouve son expression
historique et psychique dans le mouvement circulaire suivant : de Dieu à la
clémence divine, du Roi à la clémence royale, de la clémence royale à la
clémence divine, de la clémence divine au “ Bienheureux et seul puissant,
le Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs, qui seul possède l’immortalité et
habite une lumière inaccessible ; que personne n’a vu ni ne peut voir. “ (I
Tim., VI, 15, 16). 581
Dans ce mouvement circulaire, les sujets du roi sont condamnés
à une immobilité sans issue, car ils sont en même temps dans la liberté
infinie de la clémence divine et en même temps dans l’assujettissement
éternel de la clémence royale. La preuve textuelle de la liaison entre la
clémence royale et la clémence divine, se trouve dans ce “ grand livre d’où
est sortie toute la problématique moderne de la royauté sacrée médiévale ”
582
Les rois thaumaturges. Marc Bloch transmet au lecteur un texte du roi
Charles V, daté de 1380, dans lequel, pour la première fois affirme-t-il, un
monarque chrétien se pose expressément en thaumaturge. Il s’agit du
préambule d’une charte solennelle rendue par le roi lui-même en faveur du
chapitre de Reims. Le souverain fait donation aux chanoines, du domaine
de Vauclerc, en leur remettant un parchemin qui fera d’eux les seigneurs de
ce domaine. Le préambule rédigé en latin expose ceci : “ dans la sainte
église de l’illustre cité de Reims, Clovis, alors roi de France, entendit la
prédication du très glorieux confesseur le bienheureux Remi, évêque de
cette ville fameuse ; là, comme celui-ci baptisait ledit roi avec son peuple, le
Saint Esprit, ou bien un ange, apparut sous la forme d’une colombe,
descendant du Ciel et apportant une fiole pleine de la liqueur du saint
chrême ; c’est de ce chrême que ce roi lui-même, et après lui tous les
rois de France nos prédécesseurs et moi-même à mon tour, aux jours de
la consécration et du couronnement, Dieu étant propice, nous reçûmes
l’onction, par laquelle, sous l’influence de la clémence divine (diuina
operante clemencia), une telle vertu et une telle grâce sont répandues
dans les rois de France que, par le seul contact de leurs mains, ils
défendent les malades du mal des écrouelles : chose que démontre
clairement l’évidence des faits, éprouvée sur des personnes
innombrables. “ 583
§ 3. L’HÉRITAGE SACRÉ DE LA ROYAUTÉ
DANS LA LÉGITIMITÉ BIBLIQUE
Par l’onction le roi est investi de forces surnaturelles qui lui
confèrent une dimension de sacralité. Investi par l’onction d’une puissance
mystique surnaturelle, le roi est désormais l’intermédiaire sacré entre Dieu et son
peuple. Par l’onction du corps royal, la protection divine trouvant sa source dans
la clémence divine, garantit au royaume et à son peuple les secours divins, non
seulement pour la sauvegarde ici-bas de ce royaume et de ce peuple, mais aussi
pour leur salut dans l’au-delà. La clémence royale représente la répétition envers
Cité par Saint Augustin, « La Trinité », in Œuvres de Saint Augustin, op. cit. Livre II, VIII, 14, p. 219.
J. Le Goff, « Aspects religieux et sacrés de la monarchie française du Xème au XIIIème siècle », in A.
Boureau et C-S. Ingerflom (dir) La Royauté sacrée dans le monde chrétien, Paris, Éditions de l’École des
Hautes Études en Sciences Sociales, 1992, p. 19.
583
M. Bloch, Les Rois Thaumaturges, Paris, Gallimard, 1983, p. 135.
581
582
185
l’homme assujetti au roi, de la clémence divine envers le roi assujetti à Dieu.
L’héritage de sacralité d’Hugues Capet couronné et sacré roi à Noyon en 987 est
fondamentalement carolingien. 584 La clémence divine est l’expression de la grâce
de Dieu dont le pape est le garant et le représentant, garantie qu’il transfère à la
royauté par la cérémonie du sacre dans le cours de laquelle s’accomplissent
l’onction et la transmission au roi des insignes royaux.
Le sacre du roi Pépin en 754, dont le récit nous est fourni par un
texte en provenance du monastère de Saint-Denis connu sous le nom de
Clausula de unctione Pippini regis, daté de 767, crée une légitimité dynastique et
entend fonder une nouvelle race royale à l’image de la race biblique du roi
David. Lors de ce sacre le pape Étienne II procède à l’onction du roi Pépin, à la
bénédiction de son épouse Bertrade, mais aussi à l’onction de ses deux fils,
Charles et Carloman. Le père de Charlemagne inaugure alors la dynastie des rois
carolingiens. La Clausula montre en effet le pape Étienne, après l’onction, se
tournant vers les grands du royaume, les bénissant et leur faisant “ défense, sous
peine d’interdit et d’excommunication, d’oser jamais élire à l’avenir un roi issu
d’autres reins (de alterius lumbis) que de ceux-ci que la divine piété a daigné
exalter et qu’elle a décidé, par l’intercession des apôtres, de confirmer et
consacrer par la main de leur vicaire le très bienheureux pontife. “ 585 Par reins
(lumbi en latin), il faut entendre ici les organes masculins de la génération : le
pape interdit donc à l’aristocratie de choisir des rois au sein d’une autre famille,
ce qui signifie très clairement qu’en sacrant Charles et Carloman en même
temps que leur père, il a entendu fonder une dynastie.
Ainsi, l’inauguration de la dynastie des rois carolingiens réalisée par le sacre
et l’onction du roi Pépin et de ses deux fils, accomplit sur le plan
institutionnel la liaison entre la clémence divine représentée par le pape
Étienne II et la clémence royale représentée par le roi Pépin et son fils
Charlemagne. A cet instant de notre narration rappelons-nous les premiers
vers du scandaleux poème en vingt chants Organt, publié en 1789, par
Antoine-Louis de Saint-Just, âgé à cette date de 22 ans : “il prit un jour
envie à Charlemagne de baptiser les Saxons mécréants : donc il s’arme, et
se met en campagne, Suivi des Pairs et des Paladins francs. “ 586
§ 4. LA LOGIQUE DE LA CLÉMENCE :
UNE RELATION D’INFÉRIORITÉ ABSOLUE
Le concept de crime contre l’humanité énoncé par Robespierre
signifie donc que ce dernier dans son combat politique et sémantique,
n’entend pas seulement détruire la structure institutionnelle de la royauté,
mais, entend, dans le même mouvement, détruire, l’héritage sacré sur
lequel repose cette structure, héritage sacré qui constitue très précisément “
cet horrible enchantement que la royauté exerçait sur les âmes ! “ 587
héritage sacré qui se construit de cette relation indissécable entre la
clémence divine et la clémence royale, relation qui sera tranchée le 21
janvier 1792 au lieu-dit : la Place de la Révolution, dans le cadre de ce “
J. Le Goff, « Aspects religieux et sacrés de la monarchie française du Xème au XIIIème siècle », in A.
Boureau et C-S. Ingerflom (dir) La Royauté sacrée dans le monde chrétien, op. cit. p. 24.
585
Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge, Bas-Empire, monde franc, France (IVème-XIIème siècle)
Paris, Armand Colin, 2002, p. 123.
586
A-L. de Saint-Just, Organt, in Œuvres Complètes, op. cit. p. 121.
587
Robespierre, « Éloge funèbre de Michel Lepeletier » 23 janvier 1793, in Œuvres de Maximilien
Robespierre, t IX., op. cit. p. 256.
584
186
combat à mort entre les vrais patriotes et les oppresseurs de l’humanité“ 588
qu’instaure la Révolution française. Car en effet l’opération de la clémence
royale s’accomplit dans le cadre d’une relation d’infériorité absolue entre le
Roi sujet de la clémence divine et le sujet du Roi objet de la clémence
royale.
Détruire l’héritage sacré de la royauté c’est nécessairement
comprendre l’importance cruciale de la guerre des mots dans l’avènement
d’une victoire révolutionnaire sur une structure de coercition millénaire, la
royauté, et c’est donc nécessairement comprendre : “avec quelle bonhomie
nous sommes encore la dupe des mots ! Comme l’aristocratie et le
modérantisme nous gourvernent encore par les maximes meurtrières qu’ils
nous ont données ! “ 589 Au nombre de ces maximes, il faut ranger
l’expression rex Dei gratia, figurant sur les sceaux et les chartes des rois de
France, expression qui signifie que le roi règne, par la grâce de Dieu. Parce
que le roi gouverne par la grâce de Dieu, un carme, Jean Golein, pourra
écrire en 1372 dans un texte : Traité du Sacre “ Et quand le roi se despoille
(se dénude pour l’onction), c’est signifiance qu’il relenquist l’estat mondain
de par devant pour prendre celui de la religion royale. “ 590 Bien qu’il ne
faille pas comprendre ce qui est désigné ici par religion royale comme
l’expression directe d’un culte monarchique, mais plutôt comme une
fonction assignée au souverain analogue à celle du tertiaire des ordres
réguliers ou du diacre, 591 il n’en reste pas moins que c’est bien la même
expression de : religion royale qui est employée actuellement comme
support de réflexion et d’élaboration par les historiens contemporains : “
Les rois capétiens ont patiemment et victorieusement construit une religion
royale et se sont affirmés, pour faire référence au cadre européen des trois
fonctions défini par Georges Dumézil et émergeant dans la pensée de
l’Occident médiéval, dans le champ de la première fonction, celle du sacré.
“ 592 Et c’est précisément contre cette religion royale, contre les maximes
meurtrières de cette religion contraignante et invisiblement coercitive mise
en oeuvre par les aristocrates, par les prêtres, par “ ces êtres vils et cruels
qui portent le nom de rois “ qui “ ordonnent à toute la terre de les croire
seuls cléments, seuls justes, seuls vertueux. “ 593 que Robespierre écrit, en
préambule à son projet de déclaration des droits de l’homme et du citoyen
présenté à la Convention le 24 avril 1793 : “ interrogez les augustes
membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de
toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont
joui de toute antiquité, d’opprimer, d’avilir et de pressurer légalement et
monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la
France sous leur bon plaisir. “ 594
Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet » 28
décembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit. p. 191.
589
Robespierre, « Sur les principes de morale politique » 17 Pluviose An II (5 février 1794), in Œuvres de
Maximilien Robespierre, t X, Paris, Phénix Éditions, 2000, p. 358.
590
J. Golein, « Le Traité du Sacre », in M. Bloch, Les Rois thaumaturges, op. cit. p. 483.
591
A. Boureau, « Un obstacle à la sacralité royale en Occident : le principe hiérarchique », in A. Boureau et CS. Ingerflom, La Royauté sacrée dans le monde chrétien, op. cit. p. 31.
592
J. Le Goff, « Aspects Religieux et sacrés de la monarchie française du Xème au XIIIème siècle », in A.
Boureau et C-S. Ingerflom, La Royauté sacrée dans le monde chrétien, op. cit. p. 27.
593
Robespierre, « Contre toute mesure d’indulgence envers l’ennemi intérieur ou extérieur » 19 Frimaire An II (9
décembre 1793) et « Réponse de la Convention Nationale au Manifeste des rois ligués contre la République » 15
Frimaire An II (5 décembre 1793), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit. p. 244 et p. 230.
594
Robespierre, « Sur la nouvelle Déclaration des Droits » 24 avril 1793, in Œuvres de Maximilien
588
187
En liant dans son écriture et dans son verbe la notion de clémence
et l’expression : crime contre l’humanité, Robespierre traçait une ligne claire et
infranchissable entre la grâce de Dieu et la grâce des hommes. En-deçà de cette
ligne le roi était roi par la grâce de Dieu, au-delà de cette ligne le roi était
criminel par la grâce des hommes. Ainsi se dévoilait la structure de la clémence
royale. Cette clémence signifiait l’institutionnalisation de l’infériorité du peuple
au bon plaisir du souverain. Elle signifiait que les sujets du roi étaient
nécessairement inférieurs au souverain à hauteur de mort comme le signifie
clairement et explicitement un capitulaire promulgué par le roi franc
Charlemagne en 785 pour implanter en Saxe la civilisation franque et la
religion chrétienne sous menace de mort. Les trois derniers articles de ce
capitulaire sont les suivants : “ tout saxon non baptisé qui cherchera à se
dissimuler parmi ses compatriotes et refusera de se faire administrer le
baptême sera mis à mort.
Quiconque complotera avec les païens contre les chrétiens ou persistera à les
seconder dans la lutte contre les chrétiens sera mis à mort.
Quiconque manquera à la fidélité qu’il doit au roi sera mis à mort... ” 595
Ainsi ce texte ancien expose clairement et sans travestissement une logique de
soumission absolue présente dans l’imperium du roi qui sera considéré
ultérieurement comme le père de l’Europe. 596 Le baptême, l’obéissance à la
religion du christianisme, la fidélité au roi, représentent dans ce texte une seule
et même contrainte à hauteur de mort. Or cette logique était parfaitement
lisible dans le texte de Sénèque, De Clementia, dont toute la troisième
partie est précisément consacrée pour l’essentiel au pouvoir du prince de
mettre à mort et à la clémence dont il peut faire preuve pour sauver du
châtiment suprême ceux qu’il est en droit de tuer de par son imperium
même. “ Le prince doit donc exercer fièrement et joyeusement cette fonction
privilégiée qui n’appartient qu’aux dieux de donner ou d’ôter la vie “ écrit
Sénèque. 597 Mais Sénèque écrit également clairement et sans
travestissement une réalité capitale. La réalité selon laquelle la logique de la
clémence se constitue de part en part d’une relation d’infériorité absolue. “
La clémence (...) c’est l’indulgence d’un supérieur au moment où il fixe la
peine d’un inférieur” ou bien encore : “ Sauver est le propre de la grandeur
souveraine et elle ne mérite jamais mieux notre admiration que lorsqu’elle
dispose du même pouvoir que les dieux, (...) car si l’on peut ôter la vie
même à un supérieur, on ne la donne qu’à un inférieur. “ 598
Or, ce qu’a compris Robespierre, compréhension qu’il
symbolise par la création du concept de crime contre l’humanité, c’est très
précisément la dissimulation de la relation d’infériorité absolue,
dissimulation présente dans la royauté comme doctrine, dissimulation, dont
l’oeuvre se réalise par le fondement de la clémence royale dans la clémence
divine, fondement institutionnalisé par la maxime ou la formule : rex Dei
gratia. Formule qui se concrétise dans la maxime suivante : Clémence
grandit justice, qui fut placée par Phillippe le Bel (1285-1314) en tête de
l’acte par lequel il restituait aux Flamands les villes de Lille, Douai, etc...
Robespierre, t IX., op. cit. p. 461.
595
Cité in L. Halphen, Charlemagne et l’Empire carolingien, Paris, Albin Michel, 1947, p. 66.
596
A. Barbero, Charlemagne, Un père pour l’Europe, trad. de l’italien par J. Nicolas, Paris, Biographie Payot,
2004.
597
Sénèque, De la Clémence, op. cit. III-XIX-2, p. 42.
598
Sénèque, De la Clémence, op. cit. II-I-1, p. 9 et op. cit. III-III-6, p. 20.
188
qu’il leur avait prises. 599 L’idée de justice et le fondement de la clémence
divine construisent, dans le système de la clémence royale, l’effacement et
la dissimulation de la relation d’infériorité absolue sur laquelle repose ce
système. La grâce de Dieu, la clémence divine, la clémence royale, la grâce
du roi, forment un système religieux de politique royale divine et
souveraine, dissimulant l’infériorité absolue des sujets du prince comme
condition de réalité de la clémence, signature de la souveraineté dans la
structure de la royauté. Et cette dissimulation s’accomplit principalement
par le système théologique de la grâce de Dieu système qui implique l’idée
de la liberté des hommes et qui exclut donc l’infériorité et la soumission de
ces derniers. La théologie de la grâce divine dissimule aux yeux de tous, la
relation d’infériorité absolue à hauteur de mort, sur laquelle se dressent la
clémence royale et son extraordinaire puissance de séduction.
Bossuet dans son oraison funèbre de Henriette-Anne d’Angleterre,
Duchesse d’Orléans, prononcée à Saint-Denis, le 21 août 1670, énonçait que
“ toute la vie du chrétien, et dans le temps qu’il espère, et dans le temps qu’il
jouit, est un miracle de grâce.” 600 Si donc toute la vie du chrétien est un miracle
de grâce comment donc le sujet de sa majesté très chrétienne, majesté qui
gouverne par la grâce de Dieu, pourrait-il seulement concevoir de renverser le
gouvernement de sa majesté. En effet, selon Saint Augustin, dont l’expérience
de la grâce de Dieu constitue un des piliers de son expérience mystique : “ toute
mon expérience n’est que dans la grandeur de votre miséricorde. Donnez ce que
vous commandez et commandez ce que vous voulez “ 601 écrit-il s’adressant à
celui que personne n’a vu et ne peut voir, selon saint Augustin donc, “ Ni la
connaissance de la loi divine, ni la nature, ni la seule rémission des péchés ne
constituent la grâce, mais elle nous est donnée par Jésus-Christ notre Seigneur,
afin que, par elle, la loi soit accomplie, la nature délivrée, et le péché vaincu. “ 602
La grâce est un don gracieux, gratuit, une grâce qui serait méritée serait un dû, et
non pas une véritable grâce. La grâce est donc ce qui confère à la volonté soit la
force de vouloir le bien, soit celle de l’accomplir. Or cette double force est la
définition même de la liberté. C’est en effet à partir du moment où la grâce est
donnée que les mérites commencent ; qu’elle vienne à nous faire défaut, notre
libre arbitre, intact, ne fait cependant qu’aller de chute en chute. C’est par la
lecture “ Je me saisis donc avec avidité des écrits vénérables dictés par votre
Esprit, surtout de ceux de l’apôtre Paul “ 603 que saint Augustin fut en mesure de
comprendre que la grâce en agissant sur la volonté ne respecte pas seulement le
libre arbitre, mais lui confère la liberté. Dans une telle doctrine, puisque la liberté
se confond avec l’efficace d’un libre arbitre orienté vers le Bien, et que l’office
propre de la grâce est de conférer cette efficace, non seulement il ne saurait y
avoir opposition entre la liberté et la grâce, mais au contraire, c’est la grâce seule
qui confère à l’homme la liberté. 604
G. Boissy, Les Pensées des Rois de France, op. cit. p. 45.
Jacques Bénigne Bossuet, Oraisons Funèbres, (Henriette-Anne d’Angleterre), Paris, Librairie Ch.
Delagrave, 1877, p. 74.
601
Saint Augustin, Confessions, trad. Pierre de Labriolle, Paris, Les Belles Lettres, 2002, 1ère édition 1926, XXXIX-40, p. 270.
602
Saint Augustin, De Grat. et lib. Arbitrio, cité in É. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, Paris,
Vrin, 1987, 1ère édition 1929, p. 208.
603
Saint Augustin, Confessions, op. cit, VII-XXI-27, p. 170.
604
É. Gilson, Introduction à l’étude de Saint Augustin, op. cit, p. 214.
599
600
189
Plus donc la volonté est assujettie à la grâce, plus elle est saine, et
plus elle est saine plus aussi elle est libre. Que l’on suppose, par conséquent, un
libre arbitre qui ne serait soumis qu’à Dieu seul, ce serait pour lui la liberté
suprême, car c’est dans le service du Christ que consiste la vraie liberté. Or c’est
en régnant par la grâce de Dieu, que le Roi restitue à Dieu le bienfait de sa grâce,
s’obligeant à servir Dieu en “s’employant à faire resplendir partout cette foi
catholique à la lumière de la grâce céleste. “ 605 Dans cette optique c’est la
clémence divine dont bénéficie le roi qui garantit à chacun de ses sujets cette
liberté suprême qui lui confirme alors effectivement chaque jour que “ toute la
vie du chrétien, et dans le temps qu’il espère, et dans le temps qu’il jouit est un
miracle de grâce. “ Ainsi chaque sujet du Roi, parce qu’il est en même temps
sujet du Christ, jouit de cette liberté suprême qui constitue sa garantie vitale tant
pour sa vie sur terre que pour sa vie future parmi les morts éternellement vivants
en le sein de l’éternité de Dieu. Dès lors la phrase écrite par Louis VII (11311180), ou bien sous sa dictée, comme expression de sa pensée, apparaît comme
parfaitement cohérente avec cette liberté de nature divine conférée à chacun des
sujets du roi par la puissance royale, expression de la clémence de Dieu : “ un
décret de la divine bonté a voulu que tous les hommes ayant la même origine
fussent doués, dès leur apparition, d’une sorte de liberté naturelle. Mais la
Providence a permis que certains d’entre eux aient perdu, par leur propre faute,
leur première dignité et soient tombés dans la condition servile. C’est à notre
Majesté royale qu’il est donné de les élever de nouveau à la liberté606. “ La
théologie s’est infiltrée secrètement dans la politique royale et dans le discours de
cette politique.
A“ l’événement inouï, qui établissait dans le monde, non pas
seulement un nouvel empereur, mais un nouvel Empire. “ 607 événement qui
était le couronnement impérial de Charlemagne le 25 décembre 800, dans le
cadre de l’église Saint-Pierre à Rome, répond l’événement inouï de la
décapitation de Louis le dernier, à Paris, Place de la Révolution. Et c’est
assurément confondre ces deux événements que d’affirmer l’idée selon
laquelle, en ce 21 janvier 1792 : “ le roi meurt dans une majesté absolue. “
608
C’est assurément ignorer que : “ l’image authentique du passé n’apparaît
que dans un éclair. Image qui ne surgit que pour s’éclipser à jamais dès
l’instant suivant. La vérité immobile qui ne fait qu’attendre le chercheur ne
correspond nullement à ce concept de la vérité en matière d’histoire. Il
s’appuie bien plutôt sur le vers de Dante qui dit : c’est une image unique,
irremplaçable du passé qui s’évanouit avec chaque présent qui n’a pas su
se reconnaître visé par elle. “ 609 Quand la réalité du présent se reconnaît
visée par cette image authentique du passé, alors l’image authentique du
présent se reconnaît comme identique à ces “ grandioses chutes d’eau qui
s’effondrent avec une force effrayante. Au-dessus d’une de ces chutes, on a
tendu un pont impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici
de tout près la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci
ressortent et on ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage.
Nulle part ne nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle
Lettre de l’évêque Alcuin à Charlemagne (794) citée par L. Halphen, Charlemagne et l’Empire carolingien,
op. cit, p. 194.
606
G. Boissy, Les Pensées des Rois de France, op. cit, p. 33.
607
H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, Paris, Vrin, 1972, p. 157.
608
P. Serna, « Comment meurt une monarchie ? 1774-1792 », in J. Cornette (dir) La Monarchie entre
Renaissance et Révolution 1515-1792, Paris, Seuil, 2000, p. 426.
609
W. Benjamin, « Sur le Concept d’Histoire », in W. Benjamin, Écrits Français, Paris, Gallimard, 1991, p.
341.
605
190
(Begriff von Müssen der Natur) qu’à la vue de cette course des flots jetés
sur les rochers; course éternellement continue et en l’absence continuelle
de toute fin. “ 610
SECTION 2. ANALYSE DE LA MAGNANIMITAS
§ 1. UN SENTIMENT GRANDIOSE D’AUTORITÉ SUPREME
ET ABSOLUE
L’origine psychique de la Révolution française réside dans ce
sentiment grandiose d’autorité suprême et absolue qui fut celui de la royauté
française, sentiment instituant la perception d’un empire millénaire de cette
royauté, qu’il était possible de comparer à l’empire romain ou à l’empire
byzantin. L’illustration de cette origine psychique peut se lire dans l’étude
de Ernst Kantorowicz relative au cérémonial complexe du Lever du Roi, tel
que Louis XIV l’avait institué. L’histoire plus que millénaire de ce rituel
repose sur une tradition romaine, chrétienne, puis byzantine, dont
kantorowicz reconstitue le fil conducteur par le biais de l’étude des
médailles frappées par l’empereur Hadrien, puis par le Moyen Âge chrétien
romain et l’empire byzantin et enfin par Louis XIV. 611 Ce sentiment
particulier de suprématie qui fut celui de la royauté franque, devenant la
royauté française, repose sur le sentiment impérial de la divinité, sentiment
que Bossuet traduit ainsi : “ nous avons donc établi par les écritures que la
royauté a son origine dans la Divinité même. “ 612 mais, de plus ce
sentiment implique la perception et l’affirmation d’une supériorité de la
couronne de France sur les autres couronnes du monde, supériorité
explicitement revendiquée par Bossuet le 16 novembre 1669 lorsqu’il
prononce, en l’église des religieuses de Sainte-Marie de Chaillot, l’oraison
funèbre de Henriette-Marie de France, fille de Henri IV et de Marie de
Médicis, épouse de Charles Ier, roi d’Angleterre, déclaré coupable de haute
trahison par le Parlement, condamné à mort comme tyran, traître, meurtrier,
ennemi public, et décapité devant le palais de Whitehall à Londres en 1649.
“ Le pape Saint Grégoire (né en 550, pape en 590, mort en 604) a donné,
dès les premiers siècles, cet éloge singulier à la couronne de France : “
qu’elle est autant au-dessus des autres couronnes du monde, que la dignité
royale surpasse les fortunes particulières. “ Que s’il a parlé en ces termes
du temps du roi Childebert, et s’il a élevé si haut la race de Mérovée, jugez
ce qu’il auroit dit du sang de saint Louis et de Charlemagne. Issue de cette
race, (Henriette-Marie de France) fille de Henri le Grand et de tant de
rois, son grand coeur a surpassé sa naissance. (...) on ne peut assez louer la
magnanimité de cette princesse. “ 613
§ 2. LA MAGNANIMITÉ, SUPPORT LINGUISTIQUE
DE CE SENTIMENT
Ce sentiment grandiose d’autorité suprême et absolue qui fut
celui de la royauté française, cette “ très-chrétienne maison de France (...)
qui, seule dans tout l’univers et dans tous les siècles, se voit après sept cent
G. W. F. Hegel, Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises (du 25 au 31 juillet 1796), Paris, Jérôme
Million, 1988, p. 75.
611
E. Kantorowicz, Le Lever du Roi, Paris, Bayard, 2004.
612
Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit, p. 55.
613
Jacques Bénigne Bossuet, Oraisons Funèbres, (Henriette-Marie de France), op. cit, p. 7.
610
191
ans d’une royauté établie (...) toujours en possession du royaume le plus
illustre qui fut jamais sous le soleil, et devant Dieu, et devant les hommes “
614
trouva un support linguistique dans le mot de magnanimité qui devint
une marque de la majesté royale. Dans l’oraison funèbre de Henriette Marie
de France, que prononce Bossuet, ce dernier évoque la grande âme de ce
prince magnanime qu’est Charles II roi d’Angleterre, il qualifie de juste,
modéré, magnanime Charles Ier roi d’Angleterre, il loue la magnanimité de
Henriette Marie de France. Dans le livre posthume de Bossuet, c’est le mot
de magnanimité qui clôture l’analyse des caractères de la royauté : “ en un
mot, toutes les actions et toutes les paroles de David respirent je ne sais
quoi de si grand, et par conséquent de si royal, qu’il ne faut que lire sa vie
et écouter ses discours, pour prendre l’idée de la magnanimité. “ 615
Or, c’est une indication déterminante de la puissance et de la
permanence de l’idéologie de la royauté française que de lire neuf siècles
avant le texte posthume de Bossuet une lettre de l’évêque Alcuin, écrite vers
794 ou 795, adressée à Charlemagne au lendemain du Concile de Francfort,
lettre dans laquelle Charlemagne apparaît sous les traits d’un autre roi
David. Il n’est pas inutile de citer longuement cette lettre car elle témoigne
de la force, de la puissance, de la permanence, de ce sentiment de royauté,
qui pendant un millénaire rassembla les hommes vivant sur la terre de
France, sentiment qui constituait très précisément selon Robespierre “ cet
horrible enchantement que la royauté exerçait sur les âmes ! “
enchantement dont la destruction impliquait de réussir à “ graver
profondément dans les coeurs le mépris de la royauté. 616 “ L’évêque Alcuin
adresse donc à Charlemagne le texte suivant : “ heureuse, a dit le Psalmiste,
la nation dont Dieu est le Seigneur ; Heureux le peuple exalté par un chef et
soutenu par un prédicateur de la foi dont la main droite brandit le glaive
des triomphes et dont la bouche fait retentir la trompette de la Vérité
catholique. C’est ainsi que jadis David, choisi par Dieu comme roi du
peuple qui était alors son peuple élu,... soumit à Israël par son glaive
victorieux les nations d’alentour et prêcha parmi les siens la loi divine. De
la noble descendance d’Israël est sortie pour le salut du monde, la fleur
des champs et des vallées, le Christ, à qui de nos jours le (nouveau) peuple
qu’il a fait sien doit un autre roi David. Sous le même nom, animé de la
même vertu et de la même foi, celui-ci est maintenant notre chef et notre
guide : un chef à l’ombre duquel le peuple chrétien repose dans la paix et
qui de toute part inspire la terreur aux nations païennes ; un guide dont la
dévotion ne cesse par sa fermeté évangélique de fortifier la foi catholique
contre les sectateurs de l’hérésie, veillant à ce que rien de contraire à la
doctrine des Apôtres ne vienne se glisser en quelque endroit et s’employant
à faire resplendir partout cette foi catholique à la lumière de la grâce
céleste. “ 617
Jacques Bénigne Bossuet, Oraisons Funèbres, (Marie Thérèse d’Autriche), op. cit, p. 103.
Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit, p. 173.
616
Robespierre, « Sur le jugement de Louis XIV » 3 décembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t
IX., op. cit. p. 121.
617
Lettre de l’évêque Alcuin à Charlemagne, citée par L. Halphen, Charlemagne et l’Empire carolingien, op.
cit. p.193.
614
615
192
§ 3. LA MAGNANIMITÉ, LA CHRISTIANITÉ, LA ROYAUTÉ :
MOTS SYNONYMES
La magnanimité, la christianité, la royauté, devenaient ainsi des
mots synonymes, formant un seul et unique langage de la puissance,
contraignant chaque homme à parler ce langage parce que ce langage était le
langage même du bien. Et cette contrainte puissante et absolue reposait pour
une part déterminante sur le mot de magnanimité.
La lecture de l’histoire de l’idée de magnanimité réalisée par R.A Gauthier, 618 et la lecture d’Aristote permettent de comprendre comment la
magnanimité, la christianité, la royauté, sont devenus des mots synonymes
expressions de cette union intime entre la puissance la domination et le
bien, constitutive de la religion royale. Dans le texte de l’Éthique de
Nicomaque, consacré à l’analyse des différentes vertus, un chapitre est
réservé à la magnanimité : “ la magnanimité se montre dans les grandes
choses (...) elle est inséparable de la grandeur (...) le magnanime sous le
rapport de la grandeur atteint le sommet (...) la grandeur dans l’exercice de
chaque vertu pourrait bien, semble-t-il caractériser la magnanimité (...) la
magnanimité semble une sorte de parure de toutes les vertus ; elle les relève
en quelque sorte et ne peut exister sans elles. Aussi est-il difficile de se
montrer réellement magnanime, à moins de posséder une vertu parfaite (...)
le magnanime, lui n’exerce son mépris qu’à bon escient -- car son opinion
est conforme à la vérité (...) le magnanime entend garder la supériorité et il
éprouve du plaisir à entendre la voix de son obligé et non pas celle de son
bienfaiteur (...) le propre du magnanime est de n’avoir besoin des services
de personne ou s’il le faut, de ne s’y résigner qu’avec peine (...) la
magnanimité se propose l’honneur dans ce qu’il a de grand. “ La
magnanimité apparaît donc comme un mot fondamental support des vertus
et lien entre ces dernières. De plus, puisque la magnanimité se propose
l’honneur dans ce qu’il a de grand elle porte en elle d’une part, la science
du courage évoquée par Socrate lui-même puisque “ les gens courageux
agissent poussés par le sentiment de l’honneur, “ et d’autre part la science
du législateur puisque : “ les législateurs doivent-ils inciter et engager les
citoyens à la pratique de la vertu, en faisant appel au sentiment de
l’honneur. “ 619 La magnanimité constitue donc l’expression de la
supériorité de l’âme dans le rapport que cette âme entretient avec soi-même
comme dans le rapport que cette âme entretient avec les autres hommes.
L’âme magnanime signifie la primauté. Il nous apparaît donc
comme logique que ce mot devienne un mot clé au moment où un historien
croit repérer entre le milieu du XIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle une
“profonde mutation d’un ensemble décisif de valeurs dans la société
chrétienne occidentale. “ 620 Un clerc royal, Guillaume le Breton, au service
du roi Philippe Auguste, écrit un panégyrique, la Philippide, à la gloire du
monarque sous la forme d’un poème épique de 9 000 vers, achevé peu après
la mort du roi en l’année 1223, texte qui selon l’historien John Baldwin,
représente “ l’exposé le plus complet de l’idéologie royale du règne de
R.-A. Gauthier, Magnanimité, L’idéal de la grandeur dans la philosophie païenne et dans la théologie
chrétienne, Paris, Vrin, 1951.
619
Aristote, Éthique de Nicomaque, trad. J. Volquin, Paris, GF Flammarion, 1992, Livre IV, chap. III et IV, p.
116 à 123. Et Livre III, chap. VIII, 11, p. 94. Et Livre X, chap. IX, 10, p. 316.
620
J. Le Goff, Héros du Moyen Âge, Le Saint et le Roi, Paris, Quarto Gallimard, 2004, p. 1266.
618
193
Philippe, (...) par celui qui peut être considéré comme le premier historien
“officiel” de la monarchie capétienne. “ 621 Guillaume en écrivant la
Philippide, fait un rapprochement entre le Capétien et le Macédonien
Alexandre. Philippe ressemble, dans les vers du poète, à son ancêtre
macédonien, tant par son caractère que par ses hauts faits. Comme
Alexandre, le jeune Philippe allie rapidité et témérité. Alexandre est reconnu
dans la littérature médiévale comme le modèle héroïque suprême, sa qualité
exemplaire est la magnanimitas, la grandeur d’âme. Guillaume le Breton a
forgé pour Philippe, à qui elle est réservée, l’épithète magnanimus, qui
revient dans toute la Philippide et qui remplace l’épithète christianissimus.
Dans son grand traité de morale, le Verbum abbreviatum, écrit
après 1187, Pierre le Chantre, un contemporain de Guillaume le Breton,
consacre à la magnanimité un chapitre spécial : “ la magnanimité, est la
mère de la force, qui est elle-même mère de la patience, qui, à son tour, est
la nourrice de toutes les vertus. C’est la magnanimité, au témoignage de
saint Jérôme, qui a enfanté les roses des martyrs et les couronnes
victorieuses des confesseurs. “ 622 Pour le Chantre de Notre-Dame, la
magnanimité constitue un bien propre du christianisme, elle est cette force
d’âme qui nous fait résister en face aux adversaires de l’Église, sans
craindre leurs menaces et leurs persécutions. Elle constitue cette vertu des
prélats, cette vertu des prophètes, cette assurance, cette audace, ce francparler, dont ces envoyés de Dieu s’autorisent, pour dire tout ce qu’ils ont à
dire, même s’il leur faut pour cela braver la colère des puissants ou celle des
foules. Pour Pierre le Chantre, les saints chrétiens sont les seuls vrais
magnanimes. Il dresse dans son texte, une longue liste de ces saints que la
magnanimité a soutenus dans leurs souffrances, animés dans leurs luttes :
saint Athanase, saint Romain, saint Antoine, saint Urbain, saint Nicolas,
saint Ambroise, etc.
§ 4. LES FIGURES D’ALEXANDRE, DE SOCRATE,
DE JÉSUS CHRIST ET LA FIGURE DU
ROI DE FRANCE
L’histoire de l’idée de magnanimité et l’étude de la réalité
historique nous conduisent vers la construction d’un archétype primordial
constitutif de l’extraordinaire figure royale. Le roi de France se construit
selon les règles d’un archétype primordial constitué de trois figures
historiques et mythologiques fondamentales, entrelacées, comme les
serpents représentant la chevelure de Méduse, une des trois Gorgones de la
mythologie grecque. La figure d’Alexandre le Conquérant, la figure de
Socrate, la figure de Jésus-Christ.
Le roi de France est en premier lieu un roi de sagesse et de
contemplation. C’est lui que nous reconnaissons quand Aristote décrit ainsi
le magnanime. “Ajoutons encore que les mouvements du magnanime sont
lents, semble-t-il, sa voix grave, sa parole posée. La hâte, en effet, ne
convient pas à qui ne porte d’intérêt qu’à peu de choses, non plus que la
véhémence de la voix à qui ne reconnaît à rien de véritable grandeur. Une
voix aiguë et la précipitation sont l’effet de dispositions opposées. “ 623 On
621
622
623
J. Baldwin, Philippe Auguste, trad. de l’anglais par B. Bonne, Paris, Fayard, 1991, p. 457 et p. 499.
Pierre le Chantre, Verbum abbreviatum, cité in R.-A. Gauthier, Magnanimité, op. cit. p. 243.
Aristote, Éthique de Nicomaque, op. cit, Livre IV, chap. III, 34, p. 121.
194
peut lire dans ces lignes d’Aristote le souvenir des derniers moments de
Socrate. Les mouvements de Socrate sont lents, sa voix grave, sa parole
posée. Quand il porte à ses lèvres le poison de la ciguë, nulle hâte, nulle
véhémence, ne se manifestent. Quand il parle, ses paroles ne reflètent
aucune précipitation, on entend un chant de gravité psalmodié qui s’élève du
choeur de l’assistance suppliante accompagnant le maître dans ses derniers
instants, la main de Socrate montre la forme obscure du temps tandis qu’au
même moment cette main dévoile son corps s’affaissant lentement ouvrant
la voie à ses élèves. On se souviendra alors de la dimension biblique et
prophétique attribuée par l’évêque Alcuin à Charlemagne. Dans la lettre à
l’empereur Charles tenant lieu de préface à son traité sur La Trinité (De fide
sanctae Trinitatis) écrit en 802, Alcuin insiste sur l’une des qualités
inhérentes à la charge impériale qu’est à ses yeux la “ sapientia “ la sagesse
: elle permet au prince, dit-il, d’instruire ses sujets, de les exhorter à la vie
pieuse. 624 Assurément, quand l’empereur Charlemagne exhorte ses sujets à
la vie pieuse, ses mouvements sont lents, sa voix grave, sa parole posée.
Le roi de France est en deuxième lieu un roi de guerre et de
conquête. Dans un essai consacré à la souveraineté dans la France du grand
siècle un historien écrit : “ bien en deçà et bien au-delà des règnes de Louis
XIII et de Louis XIV, la figure charismatique du roi de guerre est inscrite
dans la très longue durée des représentations de l’autorité politique. (...)
l’image du roi de guerre fait partie de la série des stéréotypes qui fondent
l’imaginaire de gloire d’une royauté à quatre fonctions : paternelle,
justicière, protectrice et victorieuse. À ce sujet tous les témoignages
concordent : chaque apparition du roi lors d’une campagne militaire faisait
vibrer les foules, massées sur son passage. La représentation du roi de
guerre fait bien partie de l’imaginaire glorieux de la monarchie. “ 625
Le roi de France est en troisième lieu un roi d’humilité et de
prière. Le lien dynastique qui lie les rois capétiens unit dans une même
lignée le roi de guerre et de conquête, le roi d’humilité et de prière. “ Le roi
Louis IX, (Saint Louis) conserve un vif souvenir admiratif de son grandpère, Philippe Auguste, mort quand il avait neuf ans. Saint Louis est le
premier roi de France à avoir connu son grand père. (...) Pourtant peut-on
imaginer deux hommes plus différents que Philippe Auguste et celui qui
sera Saint Louis ? L’un guerrier, conquérant, chasseur, bon vivant, aimant
les femmes, coléreux, et l’autre pacifique, même s’il se battait bien quand il
le fallait, s’abstenant de la chasse, de la bonne chère, des femmes (sauf la
sienne), maîtrisant ses pulsions, dévot et ascète.” 626
La vaillance d’Alexandre le Conquérant, la sagesse de Socrate,
la douceur du Christ, représentent ces trois déterminations historiques de la
magnanimité constitutives de la puissance et de la domination de la trèschrétienne maison de France. Du point de vue d’Alexandre le conquérant, la
magnanimité politique est une magnanimité guerrière et conquérante fondée
sur l’alliance de la magnificence et de la vaillance. Du point de vue de
Socrate, la magnanimité philosophique est une magnanimité d’impassibilité
et de plénitude fondée sur l’alliance de la magnificence et de la
contemplation. Du point de vue de Jésus-Christ, la magnanimité mystique
624
625
626
Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge, op. cit. p. 127.
J. Cornette, Le Roi de Guerre, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2000, p. 281-282.
J. Le Goff, « Saint Louis », in J. Le Goff, Héros du Moyen Âge, le Saint et le Roi, op. cit. p. 774-775.
195
est une magnanimité de douceur et de recueillement fondée sur l’alliance de
la magnificence et de l’humilité. Ces trois magnanimités construisirent la
réalité de “ cette espèce d’animaux immondes et sacrés qu’on appelle
encore rois. “ 627
SECTION 3. ANALYSE DE L’HUMANITAS
§ 1. LES DEUX VALEURS DE L’HUMANITAS : RÉALITÉ
PHYSIQUE MORTELLE, RÉALITÉ PSYCHIQUE
IMMORTELLE
En retranchant les rois de l’espèce humaine, en conférant aux
rois la qualité d’une espèce d’animaux immondes et sacrés, Robespierre ne
faisait pas preuve d’un esprit malséant. Tout au contraire il s’appuyait sur la
très ancienne doctrine de l’humanitas, présente dans les écrits de Cicéron et
de Sénèque, mais tout aussi bien dans la pensée de Hugo Grotius et
Giambattista Vico. Une des caractéristiques du mot : humanitas, consiste en
son extraordinaire disponibilité sémantique. Ce mot guide subrepticement le
discours précisément parce qu’il porte la marque de l’intraduisibilité, il
guide le discours comme un mot primitif, très ancien, signifiant en même
temps l’ensevelissement et la naissance, la disparition et l’apparition,
l’angoisse de mort et la plénitude de la vie.
Ainsi Vico, dans ses Principes d’une Science Nouvelle relative à
la Nature commune des Nations, élaborés en 1725 puis 1730, écrit cette
phrase : “ La seconde des institutions humaines (la première étant le
mariage) fut la pratique de l’ensevelissement ; d’où chez les latins l’origine
primitive et le sens véritable de “humanitas” de “humando“ (ensevelir). “
Mais, précise Vico, les sépultures exposent cet “ accord universel des
hommes sur cette idée dont Platon devait montrer la vérité : que l’âme ne
meurt point avec le corps mais qu’elle est immortelle“ 628. Vico nous montre
donc le double sens du mot : humanitas, d’une part la disparition,
l’ensevelissement de la dépouille mortelle qui disparaît à jamais de notre
regard physique, mais qui reste présente pour l’éternité dans notre regard
psychique, ce qui signifie que la dépouille mortelle représente une pensée
qui apparaît éternellement, parce que l’humanitas, est la chose double, la
plus puissante, qui ne peut se traduire, mais qui doit impérativement
s’énoncer dans l’annonce du temps éternel qui subsiste toujours comme la
sépulture même. Ce caractère d’intraduisibilité est souligné par un
traducteur de Cicéron dans une note qui mérite d’être intégralement citée. “
La notion d’humanitas (...) invoquée par Cicéron est intraduisible dans
toute sa richesse. Elle représente et résume tout ce qu’il appartient d’être, à
l’homme qui mérite ce nom : l’humanitas implique qu’on ait le sens de la
justice et de l’équité, mais aussi que l’on pratique la philanthropie jusqu’à
la bonté ou à la générosité, voire jusqu’à la clémence ; elle suppose le sens
de la mesure et de l’équilibre, celui des convenances et par là inclut le
respect des règles de la bonne éducation, toutes les formes de la courtoisie
et de l’urbanité. (...) L’humanitas comporte encore cet affinement moral et
culturel qui inspire le respect de la vérité et la loyauté, ou qui permet
Robespierre, « Contre les factions nouvelles et les députés corrompus » 8 Thermidor An II (26 juillet 1794),
in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit. p. 553.
628
Giambattista Vico, Principes d’une Science Nouvelle Relative à la Nature Commune des Nations, Paris,
Nagel, 1986, p. 7.
627
196
d’apprécier l’oeuvre d’art. L’humanitas enfin s’honore de souffrir de peines
qui ne peuvent atteindre que l’homme digne de ce nom. “ 629
L’expression : “doctrine de l’humanitas”, ne doit pas s’entendre
comme une expression de circonstance, mais comme une expression
fondamentale qui indique une réalité cruciale de l’activité de pensée, réalité
en même temps très ancienne, et absolument présente. Nous lisons cette
expression aussi bien sous la plume du Français Alain Michel qui, en 1960
consacre une thèse aux Rapports de la Rhétorique et de la Philosophie dans
l’Oeuvre de Cicéron, que sous la plume de l’Italien Francisco Rico qui en
1993 analyse Le Rêve de l’Humanisme de Pétrarque à Érasme. 630 La
doctrine de l’humanitas oppose l’homme à l’animal, la raison à la cruauté,
la modération à la fureur, le primat de l’autre631 à la primauté de soi, la
primauté du juste à la jouissance de l’injuste, l’obligation de la parole de
vérité au diktat de la loi silencieuse du mensonge. Sénèque pour souligner
l’importance de cette doctrine écrivait : “ bien que tout soit permis envers
un esclave, il y a pourtant des actions que le droit commun à tout ce qui
respire ne permet pas d’autoriser contre un être humain. Qui n’avait pour
Vedius Pollion plus de haine encore que ses esclaves, lorsqu’il engraissait
ses murènes de sang humain et faisait jeter ceux qui avaient des torts contre
lui dans un vivier-- c’est le mot-- à serpents ? Homme mille fois digne du
dernier supplice, soit qu’il jetât ses esclaves en pâture aux murènes qu’il
devait manger ensuite, soit qu’il n’élevât celles-ci que pour leur servir cet
aliment.” Il est tout à fait intéressant de constater que la caractérisation par
Robespierre de la race des rois comme une espèce d’animaux immondes et
sacrés, est lisible en filigrane dans la phrase de Sénèque qui suit celle que
nous venons de citer. Ce dernier écrit : “ si des maîtres brutaux sont
montrés du doigt par toute la ville et sont détestés et maudits, les rois,
lorsqu’ils frappent, font un mal qui a une bien autre portée, et ils sont
infâmes et odieux (immondes et sacrés) jusque dans la postérité. Combien il
eût mieux valu ne pas naître que d’être compté parmi ceux qui vinrent au
monde (comme des animaux) pour le malheur des peuples. “ 632
Dans la suite de la remarque précédente il importe de souligner
en premier lieu que c’est le mot humanitas qui constitue ce mot commun à
Dante et à Kantororowicz dans la caractérisation d’une royauté centrée sur
l’homme633, et en deuxième lieu que c’est par le biais d’une citation de
Sénèque faite par Kantorowicz, que l’historien Alain Boureau est amené à
relativiser la pertinence de la théorie des Deux Corps du Roi analysée et
reconstruite par Kantorowicz, en écrivant : “on pourrait dire brutalement
que le grand raffinement d’élaboration juridico-théologique décrit par
Kantorowicz (Les Deux Corps du Roi) n’a de pertinence qu’esthétique : la
théorie donne une forme plus belle, plus élégante à l’institution de l’État
moderne, qui n’a pas besoin d’elle puisqu’il développe sa propre logique
économico-politique. “ 634 La théorie des deux corps du roi s’appuie donc de
Cicéron, De Officiis, Les Devoirs, op. cit, I-XL-145, p. 181, notes complémentaires-1.
A. Michel, Rhétorique et Philosophie dans l’œuvre de Cicéron, Essai sur les fondements philosophiques de
l’art de persuader, Louvain-Paris, Éditions Peeters, 2003, (1ère édition en 1960), p. 535. Et F. Rico, Le Rêve de
l’Humanisme, De Pétrarque à Érasme, Paris, Les Belles Lettres, p. 190.
631
J. Laplanche, Le Primat de l’Autre en Psychanalyse, Travaux 1967-1992, Paris, Champs Flammarion, 1997.
632
Sénèque, De la Clémence, op. cit. III-XVI-2, p. 38.
633
E. H. Kantorowicz, « Les Deux corps du Roi » trad. de l’anglais par J-P Genet et N. Genet, in Kantorowicz,
Œuvres, Paris, Quarto Gallimard, 2000, p. 962 à 990.
634
A. Boureau, Le simple corps du Roi, L’Impossible sacralité des souverains français XVème-XVIIIème
629
630
197
manière informulée sur la doctrine de l’humanitas dont la formule toute
simple pourrait être celle énoncée par Cicéron : “ hic alio res familiaris,
alio ducit humanitas. “ 635 ce qui signifie : “ ici, l’intérêt du patrimoine va
d’un côté, mais l’humanité d’un autre. “ Cicéron rend compte d’un livre
d’Hécaton consacré à la question des devoirs. “Au cas où il faudrait, en
mer, jeter quelque cargaison, l’homme de bien jetterait-il un cheval de prix
plutôt qu’un petit esclave sans valeur ? “ La doctrine de l’humanitas dans
l’exemple de Cicéron signifie que la vie d’un homme doit se calculer selon
l’infinité de l’âme et non selon la finitude de la marchandise animale.
L’esclave a en lui deux corps. Un corps sans valeur humaine que l’on peut
jeter à la mer pour préserver l’intérêt du patrimoine. Un corps porteur d’une
valeur humaine que l’on ne peut pas, que l’on ne doit pas, jeter à la mer
pour préserver l’intérêt de l’humanité.
Et c’est précisément dans l’élaboration d’un Droit de la Guerre et de la
Paix, que Hugo Grotius reprend à son compte la doctrine de l’humanitas
comme doctrine qui institue une limite humaine, celle qui sépare l’intérêt de
l’humanité de l’intérêt du patrimoine, celle qui sépare la guerre juste de la
guerre injuste, celle qui sépare la clémence de la cruauté puis de la férocité.
Il y a des hommes en effet qui se laissant entraîner vers la guerre sans aucun
fondement, montrent cette guerre comme étant nécessairement une guerre
de bêtes sauvages, “ le vice de ces hommes dépasse la limite humaine “
écrit Grotius, et, pour illustrer cette idée il cite une phrase de Sénèque
précisément inscrite dans le De Clementia : “nous pourrions dire : c’est
être plus que cruel, c’est être féroce que de prendre plaisir à faire du mal ;
nous pourrions employer le mot de folie, car il y en a différentes espèces et
la plus caractérisée est celle qui va jusqu’à massacrer et déchirer des
hommes. “ 636 En s’appropriant la doctrine de l’humanitas la race des rois
devint la limite humaine.
§ 2. LE CHRISTIANISME ET LE PRINCIPE
MONARCHIQUE COMME SOURCE UNIQUE DE
L’HUMANITAS
C’est en liant certains mots clés en un corpus extrêmement serré,
que la pensée du christianisme autorisa le principe monarchique à se faire
reconnaître comme la source unique de l'humanitas. Les mots de clémence,
de magnanimité, d’humilité, d’humanité, construisirent la grammaire de la
bonté comme “ qualité royale et vrai apanage de la grandeur“ 637 Par là
nous comprenons que l’interrogation du philosophe sur la Généalogie de la
Morale638, parce qu’elle s’organise sur le fondement d’une réflexion sur la
liaison du bon, du méchant, du mauvais, constitue d’emblée une réflexion
sur la généalogie de la royauté. Il nous suffira de citer trois textes de
Bernard de Clairvaux pour illustrer cette très puissante liaison entre la
clémence, la magnanimité, l’humilité, l’humanité.
“ Vraiment je ne dois pas --- même si c’est en toute hâte --- traverser sans
en rien dire du tout la “maison de l’obéissance”, c’est-à-dire Béthanie,
(selon le dictionnaire des noms propres de la Bible, le nom de Béthanie peut
siècle, op. cit. p. 19-20.
635
Cicéron, De Officiis, Les Devoirs, op. cit, III-XXIII-89, p. 118.
636
Hugo Grotius, Le Droit de la Guerre et de la Paix, op. cit, Livre II, chap. XXII, II, p. 532.
637
Jacques Bénigne Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit, p. 63.
638
F. Nietzsche, « La Généalogie de la Morale », in Œuvres Philosophiques Complètes, VIII, op. cit.
198
signifier également “maison d’Ananie”, ou encore “maison du pauvre”) le
bourg de Marie et de Marthe, dans lequel aussi Lazare est ressuscité. C’est
là en effet qu’ont été mises en lumière et la figure des deux types de vie, (la
symbolisation par Marthe et Marie des deux types de vie, active et
contemplative est classique) et l’admirable clémence de Dieu à l’égard des
pécheurs, (et Dei erga peccatores mira clementia) comme aussi la vertu
d’obéissance unie aux fruits de la pénitence. “ 639
“ Ineffable artifice de L’Esprit qui descendait en elle ! (la Bienheureuse
Vierge Marie) Dans le secret du coeur virginal, à une si grande humilité est
venue s’ajouter une si grande magnanimité que, comme il advint, ainsi que
je l’ai dit, pour la virginité et la fécondité, ici encore ces deux étoiles pour
être approchées n’en deviennent que plus éclatantes : ni une si grande
humilité ne diminue la magnanimité, ni une si grande magnanimité
l’humilité. Si humble, lorsqu’elle se considère elle-même, la Vierge n’en est
pas moins, lorsqu’il s’agit de croire à la promesse divine, magnanime : elle
qui ne se considérait pas autrement que comme une pauvre servante, elle ne
doute pas un instant de sa vocation à ce mystère incompréhensible, à cette
admirable familiarité, à cet insondable sacrement ; elle croit qu’elle sera
bientôt la vraie mère de l’Homme-Dieu. Voilà ce qu’accomplit dans le
coeur des élus le privilège de la grâce divine : ni l’humilité ne les fait
pusillanimes, ni la magnanimité ne les faits arrogants. (Agit hoc nimirum in
cordibus electorum gratiae praerogativa divinae, ut eos nec humilitas
pusillanimes faciat, nec magnanimitas arrogantes) bien plutôt, ces deux
vertus se prêtent un mutuel appui, à tel point que non seulement la
magnanimité n’entraîne chez eux aucun orgueil, mais qu’au contraire elle
est en eux la source la plus efficace de l’humilité ; ils n’en sont que plus
pénétrés de crainte et de gratitude envers le distributeur de tout don.
Réciproquement, l’humilité n’est pour eux l’occasion de se laisser aller à
aucune pusillanimité : moins l’on présume de soi, même dans les petites
choses, et plus, même dans les grandes, l’on se confie en la puissance de
Dieu. “ 640
“ Désormais le lévite du Seigneur, (Dans l’Ancien Testament, les lévites
assistaient les prêtres dans le service de l’Autel et du temple) qu’était
devenu Malachie, s’adonna publiquement à toutes les oeuvres qui relèvent
de l’amour, et plus particulièrement à celles qui paraissent comporter une
certaine humiliation. Ainsi avait-il le souci tout spécial d’ensevelir les
pauvres, parce que cette tâche revêtait pour lui un sens d’humilité non
moins que d’humanité. Notre nouveau Tobie (c’est plutôt du père de Tobie,
Tobit, que l’Écriture souligne le souci d’ensevelir les morts. Mais c’est bien
Tobie qui, en se mariant, affronte le démon, présent en sa femme) ne
manqua même pas d’endurer à son tour l’épreuve de la part d’une femme,
ou plutôt de la part du serpent, à travers une femme. Sa soeur, offusquée
par ce qu’elle considérait comme l’indignité d’un tel office, lui criait : “que
fais-tu insensé ? “Laisse les morts ensevelir leurs morts.” Et c’est chaque
jour qu’elle lui exprimait ainsi sa réprobation. Mais lui, à cette femme
“insensée, faisait une réponse conforme à sa sottise” : “malheureuse,
disait-il, tu cites “une sainte parole”, mais tu en ignores la portée.” De la
Bernard de Clairvaux, « De Laude Novae Militiae, Éloge de la Nouvelle Chevalerie », trad. du latin par P.Y. Emery frère de Taizé, in Bernard de Clairvaux, Œuvres complètes XXXI, Paris, Éditions du Cerf, 1990,
Chap. III, 31, p. 129.
640
Bernard de Clairvaux, « Sermo in Dominica infra octavam Assumptionis » cité in R.-A. Gauthier,
Magnanimité, op. cit, p. 439-440.
639
199
sorte, ce service, auquel il avait été forcé d’accéder, il le porta avec l’élan
de l’amour et l’exerça infatigablement. C’est pourquoi on estima qu’il
fallait le charger du ministère sacerdotal. “ 641
La liaison exposée par Vico entre la pratique de
l’ensevelissement et le sens du mot : humanitas, trouve une expression
littérale dans le texte de Bernard de Clairvaux. La religion du christianisme
construisit une religion de la royauté en façonnant les traits d’un roi idéal,
expression primordiale de l’espérance, de la bonté, de la charité, de la
clémence, de la douceur, de l’humilité. Le texte posthume de Bossuet :
Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, se conclut par une
citation de saint Augustin exposant le vrai bonheur des rois. Les empereurs
chrétiens sont véritablement heureux s’ils gouvernent avec justice les
peuples qui leur sont soumis, s’ils mettent en oeuvre le pardon, la bonté, la
compassion sincère des maux que souffrent les hommes, et l’humilité
profonde devant la majesté infinie du Roi des rois. Mais, et telle est la
religion de la royauté, toutes ces vertus appartiennent aux rois plus
proprement qu’au reste des hommes. Ce qui signifie que l’humanité du roi
idéal constitue la primauté de chaque roi particulier sur tous les hommes, et
de cette primauté se constitue l’appropriation de l’ensemble de la morale par
le principe monarchique qui devient alors l’unique référence pensable pour
l’évaluation des comportements.
Si les hommes veulent s’approprier la doctrine de l’humanitas
alors ils sont contraints de se soumettre à la figure du roi comme référence
première de la valeur. Si Michelet a pu écrire que Louis XVI se croyait
toujours le centre de tout, c’est en particulier parce que même les vertus de
modestie et d’humilité étaient subverties en leur fonctionnement par l’esprit
du principe monarchique. L’humilité même devenait le signe particulier des
rois. De l’humilité à la magnanimité, de la clémence à l’humanité, de la
bonté à la justice, et pour finir de la sagesse à la douceur et à la force, la
figure royale exprimait la seule phrase grammaticalement correcte qui
puisse être prononcée.
Pour s’exprimer correctement les hommes devaient parler
comme des sujets du roi. Le langage dominant constituait le principe
monarchique, en se parlant, les hommes parlaient sous la domination du
maître royal. Parce que énonce Bossuet le nom de roi est un nom de père,
parce que la bonté est le caractère le plus naturel des rois alors Louis XIV
peut écrire : “ s’il y a une fierté légitime en notre rang, il y a une modestie
et une humilité qui ne sont pas moins louables. Ne pensez pas, mon fils, que
ces vertus ne soient pas faites pour nous. Au contraire, elles nous
appartiennent plus proprement qu’au reste des hommes. “ Alors, Louis XV
peut écrire : “ comme s’il était permis d’oublier que c’est en ma personne
seule que réside la Puissance souveraine dont le caractère tout entier
émane de moi ; que j’en suis le gardien suprême; que mon peuple n’est
qu’un avec moi ; et que les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose
faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les
miens, et ne reposent qu’en mes mains. “ Alors Louis XVI peut écrire : “ la
souveraineté est essentiellement bienfaitrice et n’est destructrice que par
Bernard de Clairvaux, « Vita Sancti Malachiae Episcopi, La Vie de l’Évêque Saint Malachie », trad. du
latin par P.-Y. Emery frère de Taizé, in Bernard de Clairvaux, Œuvres complètes XXXI, Paris, Éditions du Cerf,
1990, Chap. III, 6, p. 197 et 199.
641
200
accident ; les rois ne sont que protecteurs du genre humain. “ 642
L’appropriation de la positivité absolue des valeurs par le
principe monarchique était la cause, de l’engendrement d’un sublime
sentiment de la majesté royale, sentiment collectif constitutif d’un lien
humain. A ce sentiment sublime de la majesté royale, créateur du sentiment
collectif d’un lien humain, Robespierre oppose le sublime sentiment du
patriotisme. Au caractère sacré du principe monarchique, il oppose le
caractère sacré du représentant du peuple. A la magnanimité, la majesté, la
toute puissance, la bonté du monarque, il oppose la magnanimité, la majesté,
la toute puissance, la bonté du peuple souverain. A la doctrine royale de
l’humanitas il oppose la doctrine révolutionnaire du crime contre
l’humanité. Le patriotisme énonce Robespierre le 26 mars 1792 devant la
Convention “ n’est point une affaire de convenance, ce n’est pas un
sentiment qui se ploie aux intérêts mais c’est un sentiment aussi pur que la
nature aussi inaltérable que la vérité. (...) ce sentiment divin m’a bien
dédommagé de tous les avantages offerts à ceux qui voulaient trahir le
peuple. (...) Car je soutiens que tous les patriotes ont mes principes, et il est
impossible que l’on puisse combattre les principes éternels que j’ai
énoncés. “ (...) “ n’est-ce pas du patriotisme que dépend le succès des
révolutions ? “ Ultérieurement il énoncera : “ le gouvernement
révolutionnaire a deux objets, la protection du patriotisme et
l’anéantissement de l’aristocratie.” (...) “Tout aristocrate est corrompu et
tout homme corrompu est aristocrate. “ “ Le premier devoir d’un patriote
est de secourir les opprimés. “ (...) “ Or, quel est le principe fondamental
du gouvernement démocratique ou populaire, c’est-à-dire le ressort
essentiel qui le soutient et le fait mouvoir ? C’est la vertu ; je parle de la
vertu publique qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et
qui doit en produire de bien plus étonnant dans la France républicaine ; de
cette vertu qui n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois.
Mais comme l’essence de la République ou de la démocratie est l’égalité, il
s’ensuit que l’amour de la patrie embrasse nécessairement l’amour de
l’égalité.
Il est vrai encore que ce sentiment sublime suppose la préférence de
l’intérêt public à tous les intérêts particuliers ; d’où il résulte que l’amour
de la patrie suppose encore et produit toutes les vertus : car que sont-elles
autre chose que la force de l’âme qui rend capable de ces sacrifices ? Et
comment l’esclave de l’avarice ou de l’ambition, par exemple, pourrait-il
immoler son idole à la patrie ? “ 643
§ 3. LA DOCTRINE RÉVOLUTIONNAIRE DU CRIME
CONTRE L’HUMANITÉ : LE ROI DE FRANCE
CRIMINEL ENVERS L’HUMANITÉ
La doctrine révolutionnaire du crime contre l’humanité est cette
doctrine qui structure le cheminement historique de la Révolution française,
doctrine dont l’objet est la destruction du principe monarchique, doctrine
G. Boissy, Les Pensées des Rois de France, op. cit, p. 234 et p. 276 et p. 327.
Robespierre, « Sur les circonstances actuelles » 26 mars 1792, O.C. t VIII, p. 237-235-233. Et, Robespierre,
« Sur les intrigues contre le gouvernement révolutionnaire » 21 Messidor An II (9 juillet 1794), O.C. t X, p.
523 et p. 519. Et Robespierre, « Contre les factions nouvelles et les députés corrompus » 8 Thermidor An II
(26 juillet 1794), O.C. t X, p. 552. Et, Robespierre, « Sur les Principes de morale politique » 17 Pluviose An II
(5 février 1794), O.C. t X, p. 353. In Œuvres de Maximilien Robespierre.
642
643
201
dont la nécessité et le déploiement procèdent de la contradiction à hauteur
de mort, entre “ la règle absolue du vrai et du faux, du juste et de l’injuste.”
et la royauté comme “ crime éternel contre lequel tout homme a le droit de
s’élever et de s’armer” puisque, “ ce sont les crimes des rois qui enfantent
tous les autres crimes, avec les passions lâches, et la misère. “ 644 La
doctrine révolutionnaire du crime contre l’humanité énoncée par
Robespierre exprime la nécessité absolue de trancher entre le sublime
sentiment de la majesté royale et le sublime sentiment du patriotisme,
puisque dans la monarchie un seul individu peut aimer la patrie, c’est le
monarque, “le monarque est le seul qui ait une patrie”, 645 le monarque qui
est le souverain à la place du peuple, condamnant ce dernier à une errance
éternelle, dans un lieu qui ne peut porter aucun nom, dans la mesure même
où le monarque représente l’humanité tant du point de vue psychique que du
point de vue géographique. C’est donc une intense sensation d’étouffement
qu’éprouve Robespierre dans la maison de la royauté. La doctrine du crime
contre l’humanité contribue à vaincre cette intense et insupportable
sensation d’étouffement dans le mouvement même de la fondation de la
République qui réclame comme un impératif incontournable la mise à mort
du roi de France. “ Telle est, sur plusieurs, l’influence d’une atmosphère
pestiférée, que les idées les plus simples et les plus naturelles sont souvent
étouffées par les plus dangereux sophismes “ 646 puisque, en effet, “ quoi
qu’on en dise, la Révolution française se situe à nos origines. “ 647
La clémence envers les tyrans comme crime contre l’humanité,
le pardon envers la royauté comme barbarie exposent clairement cette “
règle absolue du vrai ou du faux, du juste ou de l’injuste “ selon laquelle se
dévoile enfin : “ la magnanimité chimérique, la fausse humanité,
l’apparence de la bonté, la royauté de clémence et d’hypocrisie “ 648 selon
laquelle donc, se dévoile la doctrine royale de l’humanitas comme principe
de domination sur l’ensemble des hommes, comme principe insupportable
et mortifère de domination sur la vie elle-même, comme principe
d’avilissement du langage lui-même.
La clémence et le crime contre l’humanité, le pardon et la
barbarie, scandent les discours de Robespierre comme l’élaboration secrète
de la destruction de la royauté et de sa contrepartie : la vision prophétique
par Robespierre de sa mise à mort inéluctable, prix à payer pour cette
transgression majeure et fondamentale d’un ordre millénaire : l’ordre du
principe monarchique. Moins d’un an après l’assassinat de Marat il énonce
devant la Convention : “ ô rois et valet des rois (...) Il est plus facile, en
Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t
IX, op. cit, p. 122. Et, Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI » 13 novembre 1792, in Œuvres
complètes, op. cit, p. 480. Et, Robespierre, « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI » 16 novembre
1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t V, op. cit. p. 59.
645
Robespierre, « Sur les Principes de morale politique » 17 Pluviose An II (5 février 1794), Œuvres de
Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 353.
646
Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,… sur le jugement de Louis Capet » 28
décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX., op. cit, p. 188.
647
J. Solé, La Révolution en questions, Paris, Seuil, 1988, p. 343.
648
La magnanimité chimérique est une expression de Fénelon. La fausse humanité est une expression de
Robespierre in « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, Œuvres de Maximilien Robespierre, t IX.,
op. cit, p. 124. L’apparence de la bonté est une expression de Saint-Just in « Second discours sur le jugement
de Louis XVI » 26 décembre 1792, in Œuvres complètes, op. cit, p. 507. La royauté de clémence et
d’hypocrisie est une expression de J. Michelet in Histoire de la Révolution française, t 2, Livre XV, chap. II, p.
665.
644
202
effet de nous ôter la vie, que de triompher de nos principes ou de nos
armées. (...) Quand les puissances de la terre se liguent pour tuer un faible
individu, sans doute il ne doit pas s’obstiner à vivre : aussi, n’avons-nous
pas fait entrer dans nos calculs l’avantage de vivre longuement. Ce n’est
point pour vivre que l’on déclare la guerre à tous les tyrans, et, ce qui est
beaucoup plus dangereux encore, à tous les crimes. (...) Il y a quelques
mois, je disois à mes collègues du Comité de salut public : “ Si les armées
de la République sont victorieuses, si nous démasquons les traîtres, si nous
étouffons les factions, ils nous assassineront “ ; et je n’ai point été étonné
de voir réaliser ma prophétie (...) entouré de leurs assassins, je me suis déjà
placé moi-même dans le nouvel ordre de choses où ils veulent m’envoyer ;
je ne tiens plus à une vie passagère, que par l’amour de la patrie et par la
soif de la justice et dégagé plus que jamais de toute considération
personnelle...” (...) Faire la guerre au crime, c’est le chemin du tombeau et
de l’immortalité, favoriser le crime, c’est le chemin du trône et de
l’échafaud. “ Le 13 Messidor An II (1er juillet 1794) il énonce : “il faut
que la Révolution se décide par la ruine des uns ou des autres.” 649
Pour vaincre et détruire le principe monarchique, il importe de
restituer à la clémence sa signification d’asservissement et d’avilissement.
Asservissement en effet, puisque selon le discours même de Louis XIV, la
clémence doit être entendue comme la plus royale de toutes les vertus
comme ne pouvant appartenir qu’à des rois. Avilissement en effet, puisque
accorder à la clémence droit de cité dans la lutte contre la royauté et
l’aristocratie, ce serait alors reconnaître de facto la supériorité primitive du
roi comme étant la figure même instituant l’obligation de soumission, dans
la mesure même où selon ce discours de Louis XIV la clémence est la seule
vertu par laquelle on doit au roi plus qu’on ne saurait jamais lui rendre,
c’est-à-dire la vie et l’honneur. Ce qui pose alors chaque homme comme
éternellement débiteur du roi et chaque roi comme éternellement créditeur
de ses sujets. Reconnaître de facto cette supériorité primitive ce serait alors
s’avilir soi-même et donc nier soi-même sa propre liberté en faisant
dépendre cette dernière de l’emprise du pouvoir monarchique. C’est cette
idée qu’énonce Saint-Just dans son Second discours sur le jugement de
Louis XVI. Saint-Just, dans l’enceinte de la Convention nationale énonce la
signification politique de la grâce, de la clémence, du pardon, en déclarant :
“ il n’y a qu’un pas de la grâce au triomphe du roi ; et de là, au triomphe et
à la grâce de la royauté. “ 650
Et c’est précisément parce que la destruction du principe
monarchique est à l’ordre du jour de la Révolution française que d’une part
le jugement du roi dans le cadre de la Convention nationale relève selon
l’analyse de Robespierre : “ d’un cas extraordinaire qui dépend de
principes que nous n’avons jamais appliqués” 651 et que d’autre part un de
ces principes qui n’a jamais été appliqué c’est le principe selon lequel la
Robespierre, « Sur les crimes des Rois coalisés contre la France » 7 Prairial An II (26 mai 1794) in Œuvres
de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 475-476. Et, Robespierre, « Sur les calomnies dont il est l’objet et
les intrigues au sein des comités de gouvernement » 13 Messidor An II (1er juillet 1794) in Œuvres de
Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 512.
650
Saint-Just, « Second discours sur le jugement de Louis XVI » 26 décembre 1792, in Saint-Just, Œuvres
complètes, op. cit, p. 512.
651
Robespierre, « Sur le jugement de Louis XVI » 3 décembre 1792, in Œuvres de Maximilien Robespierre, t
IX., op. cit, p. 122.
649
203
clémence qui pardonne aux tyrans peut être qualifiée de crime contre
l’humanité précisément parce que l’action des tyrans détruit l’humanité de
chaque homme, précisément parce que l’action des tyrans anéantit chaque
homme dans son humanité collective, précisément parce que l’action des
tyrans avilit l’humanité en détruisant le lien humain de telle sorte que
l’humanité souffrante et avilie constitue pour chaque homme l’oppression et
la destruction de son humanité primitive.
C’est ainsi qu’une doctrine du crime contre l’humanité comme
doctrine de destruction du principe monarchique fut scandée par
Robespierre de la chute de la monarchie en août 1792 jusqu’à son dernier
grand discours en date du 8 Thermidor An II (26 juillet 1794) : “la clémence
qui leur pardonne est barbare c’est un crime contre l’humanité. (...) Allez
aux pieds de Louis XVI invoquer sa clémence. (...) La clémence qui
compose avec la tyrannie est barbare. (...) Octave et Antoine ordonnent à
toute la terre de les croire seuls cléments, seuls justes et seuls vertueux. “
(...) Vous semblez placés aujourd’hui entre deux factions, l’une prêche la
fureur et l’autre la clémence ; l’une conseille la faiblesse et l’autre la folie.
(...) Punir les oppresseurs de l’humanité c’est clémence ; leur pardonner
c’est barbarie. (...) Son Altesse royale rappelle aux troupes britanniques et
hanovriennes, que la clémence est le plus beau titre des soldats : elle cite, à
ce sujet des époques d’autrefois : mais qu’y a-t-il donc de commun entre ce
qui a existé jadis et ce qui est aujourd’hui ? Qu’y a-t-il donc de commun
entre la liberté et le despotisme, entre le crime et la vertu ? York parle
d’humanité ! Quoi : York, un tyran, un soldat de Georges, l’orateur d’un
gouvernement qui a rempli l’univers de ses crimes et de ses infamies ...
Qu’un Tyran est donc odieux alors même qu’il parle d’humanité. (...) Quels
étaient les crimes reprochés à Danton, à Fabre, à Desmoulins ? de prêcher
la clémence pour les ennemis de la patrie, et de conspirer pour leur assurer
une amnistie fatale à la liberté. “ 652
En citant Vico nous avons écrit : “ Le mot : humanitas guide le
discours comme un mot primitif très ancien signifiant en même temps
l’ensevelissement et la naissance, la disparition et l’apparition, l’angoisse
de mort et la plénitude de vie. “ De ce point de vue il n’est pas faux de
considérer que l’ensevelissement de la Royauté et la naissance de la
République furent contemporains de l’ensevelissement de Robespierre et de
la naissance de la contre-Révolution matérialisée par la “ catastrophe de
Thermidor.” 653
Les huit phrases citées sont extraites des textes suivants : 1) Robespierre, « Sur les événements du 10 août
1792 » Le Défenseur de la Constitution n° 12, O. C. t IV., p. 360. 2) Robespierre, « Sur le jugement de Louis
XVI » 3 décembre 1792, O.C., t IX, p. 126. 3) Robespierre, « Second discours de Maximilien Robespierre,…
sur le jugement de Louis Capet » 28 décembre 1792, O.C., t IX, p. 184. 4) Robespierre, « Réponse de la
Convention Nationale au manifeste des Rois ligués contre la République, proposée par Robespierre, au nom du
comité du Salut public » 15 Frimaire An II (5 décembre 1793), O.C. t X., p. 230. 5) Robespierre, « Discours
non prononcé sur la faction Fabre d’Églantine » Fin de Nivôse An II (janvier 1794), O.C. t X., p. 341. 6)
Robespierre, « Sur les Principes de morale politique » 17 Pluviose An II (5février 1794), O.C. t X., p. 359. 7)
Robespierre, « Sur la proclamation du Duc d’York concernant le décret relatif aux prisonniers de guerre
anglais » 3 Messidor An II (21juin 1794), O.C. t X., p. 499-500. 8) Robespierre, « Contre les factions nouvelles
et les députés corrompus » 8 Thermidor An II (26 juillet 1794), O.C. t X., p. 564. In Œuvres de Maximilien
Robespierre 10 volumes.
653
P. Buonarroti, « Notes », première ébauche de La Conspiration pour l’Égalité, in A. Mathiez, Études sur
Robespierre, Paris, Messidor / Éditions sociales, 1988, p. 249.
652
204
Dans le numéro 5 du journal « Lettre à ses commettants » daté
du 16 novembre 1792, Robespierre rédacteur de journal, écrit un article
exposant le parti à prendre à l’égard de Louis XVI. Dans cet article il
conclut “ que la Convention nationale doit déclarer Louis, traître à la
patrie, criminel envers l’humanité, et le faire punir comme tel. “ Pour
soutenir la nécessité de la mise à mort de Louis XVI, Robespierre fait
référence au mythe de méduse. Robespierre par le recours à ce mythe
démontrait ainsi qu’il savait que “ Le mythe de méduse rappelle d’abord
que l’horreur réelle nous est source d’impuissance. “ 654 Par la mise à mort
du roi il s’agit de frapper d’épouvante tous les rois, de rendre impuissants
tous les tyrans, de libérer l’esprit de tous les peuples. “ Français, ne prenez
pas le change sur votre situation; vous n’avez qu’un seul moyen d’échapper
à la vengeance des rois ; la victoire. Les dompter ou périr ; voilà les seuls
traités qui vous conviennent; (...) Quel moyen plus sûr de les dégrader dans
l’opinion des peuples, et de les frapper d’épouvante, que le spectacle de
leur complice immolé à la liberté trahie? Ce spectacle sera pour eux la tête
de méduse. 655 “ Mais cette tête de méduse invoquée par Robespierre se
retourna contre lui pour le tuer. Le 16 Germinal An II (5 avril 1794) dans un
discours aux Jacobins il énonça la signification politique de la mise à mort
de Danton intervenue le jour même : “ frapper l’aristocratie dès qu’elle
paroît devenir insolente, lui arracher le masque dont elle se couvre, voilà
l’ordre du jour. Épouvantons l’aristocratie, de manière non seulement
qu’elle ne puisse plus nous attaquer, mais qu’elle n’ose pas essayer de nous
tromper. D’un autre côté, protégeons l’innocence, et ravissons à la tyrannie
l’affreux espoir de détruire les patriotes. “ 656
Le drame de Germinal fut décisif, il constitue le prologue de
Thermidor écrit un des historiens de la Révolution, évoquant un complexe
de peur paralysant la vie politique sectionnaire. 657 Le 4 germinal An II, le 16
germinal, le 24 germinal trois procès eurent lieu suivi de la mise à mort des
accusés. Étaient visées principalement les deux factions qui “opposées en
apparence se rallient toujours pour sacrifier les patriotes. “ 658 Ces deux
factions sont symbolisées par Danton, et par Hébert. Le dantonisme et
l’hébertisme représentent le modérantisme ou les indulgents, et les enragés
ou les exagérés, les citra-révolutionnaire et les ultra-révolutionnaire, ceux
qui prêchent la clémence et ceux qui prêchent la fureur. Robespierre incarne
“ la véritable victoire, celle que les amis de la liberté remportent sur les
factions. “ Robespierre incarne et en même temps voit “ un prodige plus
étonnant encore, un prodige que la corruption monarchique et l’expérience
des premiers temps de notre Révolution permettaient à peine de regarder
comme possible : une Assemblée investie de la puissance de la nation
française, marchant d’un pas rapide et ferme vers le bonheur public,
dévouée à la cause du peuple et au triomphe de l’égalité, digne de donner
au monde le signal de la liberté et l’exemple de toutes les vertus. “ Dans le
même temps où il voit ce prodige, Robespierre anticipe sa mort à venir en
G. Didi-Huberman, Images Malgré Tout, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 221.
Robespierre, « Sur le parti à prendre à l’égard de Louis XVI » 16 novembre 1792, in Œuvres de
Maximilien Robespierre, t V., op. cit. p. 61.
656
Robespierre, « Pour la mise à l’ordre du jour de la conjuration de Danton », 16 Germinal An II (5 avril
1794), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 425-426.
657
A. Soboul, La Révolution française, Paris, tel Gallimard, 2003, 1ère édition 1984, p. 352-353.
658
Robespierre, « Sur l’affaire de Commune-Affranchie et contre Dubois-Crancé et Fouché », 23 Messidor An
II (11 juillet 1794), Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 526.
654
655
205
énonçant cette phrase : “ en disant ces choses, j’aiguise contre moi des
poignards, et c’est pour cela même que je les dis. (...) j’ai assez vécu ...”
Ces mots datent de 1794. Le 14 juillet 1793, au lendemain de l’assassinat de
Marat par Charlotte Corday, Robespierre prononce ces mots aux Jacobins :
“ j’ai peu de chose à dire à la société. Je n’aurais pas même demandé la
parole (...) si je ne prévoyais que les honneurs du poignard me sont aussi
réservés, que la priorité (de l’assassinat de Marat) n’a été déterminée que
par le hasard, et que ma chute s’avance à grands pas. “ Lisant les Actes du
Tribunal révolutionnaire nous apprenons que l’exécution de Louis XVI avait
provoqué chez Charlotte Corday une indignation extrême, Aussitôt après,
elle forme le projet de quitter la France et d’aller vivre en Angleterre, loin
des excès révolutionnaires. Assassiner Marat c’était donc pour cette femme
la contrepartie de la décapitation du Roi. 659
§ 4. IDENTITÉ DU CONCEPT D’ANGOISSE ET DU
CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
Robespierre en se plaçant au-delà de la dialectique de la
clémence et de la fureur, désirait instituer la République comme incarnant la
vérité même, la raison éternelle, la sublime justice de l’humanité, mais
l’angoisse de la mort était trop forte et désorganisa les esprits ouvrant ainsi
la voie à la conjuration du 9 thermidor qui s’imposa par l’acquiescement de
la Convention elle-même. La peur fut selon Philippe Buonarroti une des
causes de la catastrophe de Thermidor. 660 Le spectacle de la tête de méduse
fut le ciment de la conjuration et de la contre-révolution. Le refus par
Robespierre de la clémence doit se lire comme le refus absolu du principe
monarchique. Car la plupart de ses adversaires politiques en invoquant le
pardon et la clémence révélaient ainsi leur fascination et leur soumission
pour la clémence royale comme signature de la souveraineté dans la
structure de la royauté, ses adversaires refusaient l’idée d’une guerre à mort
entre la République, le peuple, l’humanité opprimée, et le roi, la noblesse,
l’aristocratie. Ils se révélaient donc corruptibles, prêts à s’allier avec la
puissance de fascination du principe monarchique millénaire.
Ainsi Condorcet, opposé à la mise à mort du roi, écrit, dans un texte
jamais prononcé, qui circula sous forme de brochure à la fin du mois de
novembre, et fut introduit dans les annexes aux comptes rendus des débats tenus
à la Convention le 3 décembre 1792 : “ juger un roi accusé est un devoir, lui
pardonner peut être un acte de prudence, en conserver la possibilité est un acte
de sagesse dans ceux à qui les destinées politiques de la nation ont été confiées.
“ Le même jour Marat (1743-1793) énonce “ Loin de nous ces fausses idées de
clémence, de générosité, dont on cherche à flatter la vanité nationale ; et
comment les écouterions-nous sans attirer sur nos têtes le blâme de la nation et
tous les malheurs qui viendraient fondre sur la patrie, si nous laissions à l’exmonarque la possibilité de jamais tramer à nouveau ? Ainsi pardonner ne serait
pas seulement faiblesse, mais trahison, scélératesse et perfidie. “ 661 Le 26
Robespierre, « Sur les intrigues contre le Gouvernement révolutionnaire » 21 Messidor An II (9 juillet
1794), O.C. t X., p. 521. Et Robespierre, « Sur les crimes des Rois coalisés contre la France » 7 Prairial An II
(26 mai 1794), O.C. t X., p. 477. Et Robespierre, « Sur la Pompe funèbre de Marat et les mesures de Salut
Public » 14 juillet 1793, O.C. t IX., p. 623. In Œuvres de Maximilien Robespierre. Et le texte du procès de
Charlotte Corday, in G. Walter, Actes du Tribunal révolutionnaire, Paris, Mercure de France, 1968, p. 12.
660
P. Buonarroti, « Notes », première ébauche de La Conspiration pour l’Égalité, in A. Mathiez, Études sur
Robespierre, op. cit, p. 254.
661
Le discours de Condorcet (3 décembre 1792) et le discours de Marat (3 décembre 1792) sont reproduits in
659
206
décembre 1792 Saint-Just prononce cette phrase devant les conventionnels :
“lorsqu’un peuple est sorti de l’oppression le tyran est jugé. (...) Cette humanité
dont on vous parle, c’est de la cruauté envers le peuple ; ce pardon, qu’on
cherche à vous suggérer, c’est l’arrêt de mort de la liberté, et le peuple lui-même
doit-il pardonner au tyran ? “ 662 Ultérieurement Camille Desmoulins, dans le
numéro 4 du journal le Vieux Cordelier, distribué le 4 nivôse An II (24 décembre
1793), réclame l’élargissement de “ces deux cent mille citoyens que vous appelez
suspects “ se déclarant “ certain que la liberté serait consolidée et l’Europe
vaincue si vous aviez un comité de clémence. “ 663 Le lendemain le 5 nivôse
Robespierre répond à Camille Desmoulins en prononçant devant la Convention
un Rapport sur les Principes du Gouvernement Révolutionnaire au nom du
Comité de Salut Public qui exclut toute forme d’indulgence ou de clémence. “
Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République ; celui du
gouvernement révolutionnaire est de la fonder.
La Révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis : la Constitution est
le régime de la liberté victorieuse et paisible.
Le gouvernement révolutionnaire a besoin d’une activité extraordinaire,
précisément parce qu’il est en guerre.
Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection
nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort. “ 664
Auparavant c’était déjà la clémence, la grâce, le pardon qui avait
marqué l’idéologie dantoniste, comme le souligne Michelet : “ quels étaient
donc les crimes de Danton, aux yeux des robespierristes ? Nul doute qu’il
ne les eût choqués, lorsque bien avant Desmoulins, il avait lancé hardiment
cette parole : “qu’un jour la République, hors de péril, pourrait être un
Henri IV, faire grâce à ses ennemis. “ N’était-ce pas de ce mot qu’étaient
nés le Vieux Cordelier, le Comité de clémence, les propositions imprudentes
qui menaçaient de briser le nerf de la Révolution ? “ 665 Ainsi, l’on
comprend que la doctrine du crime contre l’humanité, comme doctrine
visant la destruction du principe monarchique est au coeur de la Révolution
française. Mais cette doctrine se signale en particulier par sa disparition de
la mémoire nationale française. 666 Comment appréhender cette disparition.
Pour répondre hâtons-nous de nous diriger vers les dernières lignes de cette
signification généalogique du concept de crime contre l’humanité. Notre
peur d’oublier n’est pas moins forte que notre peur de comprendre.
Assurément la phrase d’un journaliste suisse Cassat Ainé, rédigée au
lendemain de l’événement constitue aujourd’hui notre actualité : “ en dépit
des cris de ses détracteurs, nous sommes forcés de convenir que nul n’avoit
marché d’un pas aussi ferme dans le sentier du plus pur patriotisme; et
même aujourd’hui ceux qui se déchaînent avec tant d’emportement contre
cet homme extraordinaire n’articulent pas un seul fait positif contre lui. (...)
Je connois tel de ces misérables, qu’un regard seul de Robespierre, vivant,
aurait replongé à l’instant dans son élément : c’est-à-dire dans la boue. “ 667
M. Walzer, Régicide et Révolution, Le procès de Louis XVI Discours et controverses, op. cit, p. 258 et p. 272.
662
Saint-Just, « Second discours sur le jugement de Louis XVI » 26 décembre 1792 in Saint-Just, Œuvres
complètes, op. cit, p. 513.
663
Cité par A. Soboul, La Révolution française, op. cit, p. 344.
664
Robespierre, « Rapport sur les principes du Gouvernement révolutionnaire », 5 Nivôse An II (25 décembre
1793), in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 274.
665
J. Michelet, Histoire de la Révolution française, op. cit, t II, Livre XVII, chap. II, p. 727.
666
J-M. Rey, « Une histoire du disparaître » in L’inactuel, Nouvelle série / 10, Éditions Circé 2004.
667
Cassat Ainé, « Précis de la Conspiration de Robespierre » in G. Walter, La conjuration du neuf Thermidor,
Paris, Gallimard, 1974, p. 425 et p. 439.
207
En 1922, Sigmund Freud écrit un très court texte : das
Medusenhaupt, La Tête de Méduse. Les premières lignes de ce texte sont les
suivantes : “ nous n’avons pas souvent tenté l’interprétation de figures
mythologiques prises individuellement. Elle est, pour la tête coupée de la
Méduse éveillant l’horreur, à portée de la main.
Décapiter = castrer. L’effroi de la Méduse est donc effroi de castration, qui
est rattaché à la vue de quelque chose. “ 668 Or que voyons-nous, nous qui
ne voyons pas. Nous voyons que “ ce que nous appellerons légitimement le
concept d’angoisse. “ 669 est strictement identique au concept de crime
contre l’humanité mis en oeuvre par Robespierre à la suite de cette journée
historique du 10 août 1792. Le roi de France est emprisonné le 11 août 1792
et décapité le 21 janvier 1793.
668
669
S. Freud, « La tête de Méduse » in Œuvres complètes volume XVI 1921-1923, Paris, PUF, 1991, p. 163.
J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 385.
208
TITRE 2
LA
F O R M U L AT I O N M Y S T I Q U E
:
LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DU CHRIST
Le crime contre l'humanité du Christ représente une construction
de langage engendrée par deux textes et par deux réalités de pensée. Le
premier texte est précisément celui de Robespierre. Dès lors, en effet que se
dévoile, dans le texte de ce révolutionnaire l'expression de crime contre
l'humanité, contemporaine du 18e siècle, alors s'impose la nécessité de
comprendre la signification possible de cette expression dans le contexte de
la Révolution française. Cette signification impose alors de "traduire" le
concept de crime contre l'humanité formulé par Robespierre par "crime
contre l'humanité du peuple". Une fois cette traduction établie voici que le
regard déchiffre le chapitre IX du livre de Guillaume d'Ockham Court traité
du pouvoir tyrannique (note 761). En lisant ce chapitre s'impose alors à
l'esprit l'expression crime contre l'humanité du Christ. Le surgissement de
cette expression dans la pensée repose d'une part sur la nécessité ternaire et
d'autre part sur la théologie trinitaire. Une économie subjective régie par une
logique ternaire pousse à soutenir l'expression crime contre l'humanité du
peuple par l'expression crime contre l'humanité du Christ car sous le Christ
se cache le Dieu humain, sous le Dieu humain se cache l'homme divin.
Entre la divinité et l'humanité du Christ il n'y a pas à choisir, car cette
divinité et cette humanité sont toutes les deux inséparablement constitutives
du médiateur qu'est le Christ selon la théologie d'Augustin. Si le Christ peut
être compris comme ce médiateur entre Dieu et les hommes c'est parce qu'il
est accessible à la souffrance et à la mort comme le souligne le Chapitre IX
du livre écrit par Ockham. Nier cette réalité d'humanité du Christ pour
s'approprier une plénitude de puissance sur l'ensemble des hommes, c'est
déjà préparer le terrain pour la négation de l'humanité du peuple par le
prince. La corruption du prince réside en la croyance selon laquelle
l'humanité s'incarne en sa personne. La corruption du pape réside en la
croyance selon laquelle l'humanité du christ s'incarne en sa personne. Ainsi
la reconnaissance de la très haute pauvreté du Christ par l'empereur ouvre la
voie à l'ébauche d'une conscience historique de l'idée de très haute pauvreté
en laquelle la passé et le présent se rencontrent mystérieusement, comme si
ce qui est très ancien soutient le présent, soutient l'activité de pensée ellemême.
CHAPITRE 1
LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ
DU CHRIST PAR L’EMPEREUR
La réalité de la très haute pauvreté nous apparaît comme si
importante qu'elle semble former comme un des fondements de l'idée du
droit. Cette idée en effet se construit selon une logique du bien et du mal.
Mais cette logique elle-même dans son déploiement historique, culturel et
psychique utilise la forme du pauvre et du riche; La réalité du pauvre en
haillons, induit l'idée du sale, et le sale induit lui-même l'idée morale de
l'impureté du mensonge et de la trahison. La réalité du riche revêtu d'une
209
parure de beauté de richesse et de luxe, induit l'idée morale de l'autorité et
de la distinction, l'idée morale du bien, de ce qui est juste, voilà pourquoi
Grotius dans son Traité consacré au Droit de la Guerre et de la Paix,
souligne que l'autorité et le respect sont habituellement dus à la parole seule
d'un roi, qui est supérieure à n'importe quel serment. C'est la raison pour
laquelle en se fondant sur l'humanité pauvre que représente le peuple, le
crime de lèse-majesté s'est transformé en crime de lèse-humanité.
L'articulation entre ces deux expressions passe par l'idée de très haute
pauvreté, qui fait le lien, du point de vue de l'humanité entre la très haute
pauvreté du Christ, la très haute pauvreté du peuple, la très haute pauvreté
de l'homme. Si le concept de très haute pauvreté du peuple anima l'esprit de
Robespierre et Saint Just, en liaison avec le concept de crime contre
l'humanité du peuple, c'est parce que au 14e siècle Maître Eckhart, Marsile
de Padoue, Guillaume d'Ockham surent donner au concept de Summa
Paupertas une résonance mystique et politique frayant ainsi la voie à ce
qu'il est possible d'appeler une conscience historique de ce concept
résonnant dans l'esprit des révolutionnaires français selon une signification
politique destructrice de la royauté et salvatrice du peuple le plus pauvre.
SECTION 1. LE CONCEPT DE SUMMA PAUPERTAS FONDEMENT DU
CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
§ 1. LA PERCEPTION DU MALHEUR ET LA
CONSCIENCE DE LA RÉVOLUTION FRANCAISE
La doctrine informelle du crime contre l’humanité, élaborée dans le
cadre de la Révolution française, et assignant au roi de France une culpabilité
criminelle juridico-politique envers l’instance de l’humanité, s’élabore
principalement par les textes de Robespierre et de Saint-Just. Cette doctrine met
à jour cette zone inqualifiable séparant le droit de propriété, du droit à
l’existence, cette zone en laquelle se jouent la souffrance de la pauvreté et
l’humiliation du déni de justice, cette zone en laquelle s’interprète la liaison
entre les concepts de souffrance sociale et de souffrance psychique670, cette zone
où se joue, au sein du corps social lui-même, la réalité du déploiement de soi
qui exige d’une part “ une chose tellement universelle qu’elle englobe l’homme
tout entier, à travers toutes ses forces et toutes ses expressions. “ qui implique
d’autre part l’idée de “ la dignité générale de l’humanité “ appelant
l’énonciation d’un “ concept d’humanité671”. Ici il importe de remarquer les
dernières lignes de La Généalogie de la Morale, s’organisant à partir du mot de
souffrance : “ le non-sens de la souffrance, et non la souffrance, est la
malédiction qui a pesé jusqu’à présent sur l’humanité, --- et l’idéal ascétique
lui donnait un sens ! “ 672 Si au lieu d’écrire : l’idéal ascétique, il était écrit :
l’idéal de la royauté, peut-être que la phrase du philosophe garderait intact son
sens original, et ce d’autant plus que l’historien décrivant Philippe Auguste et
Saint Louis, introduit l’ascétisme comme caractéristique emblématique de la
royauté la plus sainte. Philippe Auguste, le grand-père de Saint Louis est décrit
comme un guerrier, conquérant, chasseur, bon vivant, aimant les femmes,
coléreux. Saint Louis, le petit-fils est décrit comme pacifique, dévot, ascète,
s’abstenant de la chasse, de la bonne chère, des femmes (sauf la sienne). 673
670
671
672
673
É. Renault, L’expérience de l’injustice, Paris, Éditions de la découverte, 2004, p. 336 à 343.
Wilhem Von Humboldt, De l’esprit de l’humanité, op. cit, p. 61 et 67 et 71.
F. Nietzsche, « La Généalogie de la morale » in Œuvres philosophiques complètes, VIII, op. cit, p. 347.
J. Le Goff, « Saint Louis », in Héros du Moyen Âge, le Saint et le Roi, op. cit, p. 774-775.
210
Une des significations de la Révolution Française réside dans la
contradiction, à hauteur de mort, entre le droit de propriété qualifié de droit
naturel, inaliénable, sacré, imprescriptible, de l’homme dans la Déclaration
des Droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, et le droit à
l’existence proposé par Robespierre dans son projet de nouvelle Déclaration
des Droits de l’homme et du citoyen présenté à la Convention le 24 avril
1793. Dans ce projet l’économie du droit de propriété est transformée. Ce
droit ne possède plus la caractéristique d’un droit naturel inaliénable, sacré,
imprescriptible. Il est rétrogradé et borné. Il est rétrogradé puisque dans ce
projet les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la
conservation de son existence, et celui de la liberté. Dès lors, non seulement,
le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de
respecter les droits d’autrui, mais plus encore, il ne peut préjudicier ni à la
sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.
Moins d’un mois après avoir présenté ce projet à la Convention,
Robespierre créera le très remarquable concept “ d’économie politique
populaire “ dans son discours du 10 mai 1793 sur la Constitution. Ce
concept reposait sur l’idée fondamentale énoncée au point 8 de la
Constitution selon laquelle l’inégalité des biens peut détruire l’égalité des
droits, idée exposée ainsi par Robespierre dans son discours : “ qu’ importe
que la loi rende un hommage hypocrite à l’égalité des droits, si la plus
impérieuse de toutes les lois, la nécessité, force la partie la plus saine et la
plus nombreuse du peuple à y renoncer. “ 674
L’article 17 de la Déclaration de 1789, est subverti par la logique
de la souveraineté du peuple, destructrice du caractère inviolable et sacré du
droit de propriété posé par la Déclaration du 26 août 1789 en son article 17.
Cette double caractéristique, de sacralité et d’inviolabilité du droit de
propriété représentait la double caractéristique de la royauté, double
caractéristique transférée sur le droit de propriété considéré secrètement
comme la répétition juridique de la personne du souverain. L’article 2 de la
Constitution du 3 septembre 1791 énonçait : “ la personne du Roi est
inviolable et sacrée ; son seul titre est Roi des Français. “ Le principe de la
royauté considérée comme inviolable et sacrée constitue une des lignes de
partage précédant les débats de la Convention ayant pour objet le sort du
Roi de France. Le 13 novembre 1792 un conventionnel Charles François
Gabriel Morisson prit appui sur l’article 2 de cette Constitution pour
soutenir la position suivante : “ Louis XVI maintenant ne peut tomber que
sous le glaive de la loi ; la loi ne prononce rien à son égard ; par
conséquent nous ne pouvons le juger. “ 675 Le même jour Louis Antoine
Léon Saint-Just prononça son premier discours considéré par la plupart des
historiens comme le discours le plus brillant et le plus percutant, première
expression d’une position authentiquement jacobine. Dans ce discours
Saint-Just argumentait contre la fausseté de la position de Morrisson :
“ pour moi, je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir.
(...) tous les hommes tiennent de la nature la mission secrète d’exterminer la
domination en tout pays; (...) Louis est un étranger parmi nous; (...) Louis
Robespierre, « Sur la Constitution », 10 mai 1793, in Œuvres de Maximilien de Robespierre, t IX., op. cit,
p. 506. Et, Robespierre « Sur la nouvelle Déclaration des droits » 24 avril 1793, in Œuvres de Maximilien de
Robespierre, t IX., p. 459 à 471. Et voir également F. Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en
Révolution 1789-1795-1802, Paris, PUF, 1992, p. 93.
675
Morisson, « Discours du 13 novembre 1792 », in M. Walzer, Régicide et Révolution, Le procès de Louis
XVI, Discours et controverses, op. cit, p. 196.
674
211
XVI doit être jugé comme un ennemi étranger. (...) Il n’est pas d’acte de la
souveraineté qui puisse obliger véritablement un seul citoyen à lui
pardonner. “ 676 Le pardon est donc absolument inenvisageable parce que le
principe monarchique sous son vêtement de douceur, de bonté et de
modération, affectant le désintéressement et l’amour du peuple est en réalité
un principe absolument criminel :“ cercueil immense de tant de générations
asservies et malheureuses. “ 677
Et c’est précisément en cette perception du malheur que se joue
le processus clé de la Révolution Française. Car en effet si le sens principal
d’une Constitution réside dans la proclamation d’un droit de propriété
inviolable et sacré, comme le principe même de la monarchie réside en le
caractère inviolable et sacré de la personne du roi, alors cela signifie que les
propriétaires sont autant de monarques à même de dominer et de rabaisser
les pauvres, les malheureux, le peuple indigent, par les chaînes mêmes de
l’esclavage et de l’humiliation “ la pauvreté abat le coeur et le plie à la
dépendance, qui mène toujours à la servitude. Comment des hommes avilis
par leur misère, connaîtraient-ils l’amour de la liberté ? ” 678 Ce n’est donc
ni en la personne du roi, ni en le droit de propriété, personnification
juridique du monarque, que peut résider la souveraineté véritable, mais
seulement en le peuple. Alors que la Déclaration du 26 août 1791
considérait que le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans
la nation, le projet de la nouvelle Déclaration présenté le 24 avril 1793 à la
Convention par Robespierre affirme en son article V, “ La souveraineté
réside essentiellement dans le Peuple français. “ L’affirmation de la
souveraineté du peuple, s’accompagne de la destitution de la primauté du
droit de propriété, représentation juridique de la primauté du monarque, ce
qui signifie que : “ la propriété est de droit social, comme la souveraineté. “ 679
§ 2. LA PERCEPTION DE L’IMPARDONNABLE DU
PRINCIPE MONARCHIQUE ET LA CONSCIENCE
DE L’HUMILIATION ET DE L’AVILISSEMENT DU
PEUPLE
Pour comprendre la force du processus révolutionnaire qui a
constitué l’acte historique de la Révolution française, il ne faut pas hésiter à
emprunter dans la pensée juridique contemporaine certaines formes de
réflexion inconnues des révolutionnaires français. Ainsi en va-t-il de la
notion de meurtre psychique, particulièrement difficile à mettre en oeuvre.
On peut affirmer en effet que l’emprise de la royauté sur les hommes
déterminés comme sujets du roi, constitue pour les révolutionnaires
français, une tentative criminelle de destruction, vécue par chacun de ces
véritables révolutionnaires comme un meurtre psychique. Ainsi, dans un
dictionnaire interdisciplinaire de sciences criminelles, nous pouvons lire
sous la rubrique : relation d’emprise, “ L’emprise est une relation de
soumission de l’autre, considéré comme une simple chose.
Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI » 13 novembre 1792, in Saint-Just, Œuvres complètes,
op. cit, p. 479, p. 480, p. 481, p. 483.
677
Saint-Just, « Rapport sur la police générale, sur la justice, le commerce, la législation et les crimes des
factions » 26 Germinal An II (15 avril 1794), in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 752.
678
J-P. Marat, Les chaînes de l’Esclavage, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 26.
679
Saint-Just, « Institutions républicaines », in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 1132.
676
212
Elle s’établit au moyen de manipulations et de stratégies “perverses” plus
ou moins subtiles qui se déploient dans les dimensions interpersonnelles,
familiales, sociales et politiques.
L’emprise constitue toujours un meurtre ou une tentative de meurtre
psychique. “ 680 On peut affirmer que Saint-Just et Robespierre répondent à
une tentative de meurtre psychique sur leur personne de la part de la
royauté. Ils transposent cette tentative sur le plan de l’esprit de la Révolution
et ils structurent cette transposition par une doctrine informelle du crime
contre l’humanité, doctrine construite par la juridicisation d’une catégorie
de pensée : l’impardonnable, élaborée politiquement contre la catégorie de
pensée théologique de l’obligation du pardon.
Le moment de la Révolution française, c’est le moment en
lequel la perception psychique du malheur se hausse à la hauteur de la
perception de la destruction de l’humanité, et donc inévitablement la
question doit être posée : “ une loi est un rapport de justice : quel rapport
de justice y a-t-il donc entre l’humanité et les rois ? “ 681 Le rapport de
justice qui sépare l’humanité et les rois c’est le rapport de mort qui sépare
l’humanité du peuple sacrifié de la divinité du roi sanctifié car usurpateur et
criminel envers l’humanité. La divinité du roi sanctifié dérobe à la vue, la
criminalité du roi inviolable et sacré. Son crime c’est de régner et d’usurper
ainsi la souveraineté du peuple, dans le but de réduire ce peuple à l’état
d’indigence et de misère qui est le sien, état dont il ne doit jamais sortir,
dans le but de promouvoir la primauté de jouissance des propriétaires, se
construisant sur la primauté de souffrance du peuple indigent, pauvre,
misérable.
Ce qui est donc posé, par Robespierre et Saint-Just, c’est la
réalité fondamentale de l’institutionnalisation de l’humiliation du peuple par
la structure du principe monarchique. L’humiliation du peuple représente
son avilissement. L’avilissement du peuple constitue la négation de son
existence. “ Vous avilir en niant votre existence même“ 682 c’est ce que
cachent les attaques contre la Révolution française, qui sont en réalité des
attaques contre les représentants du peuple. Dans son dernier discours du 8
thermidor An II, Robespierre expose la signification des attaques dirigées
contre lui. Cette signification réside dans l’avilissement du peuple, dans la
négation de son existence souveraine. La négation de l’existence souveraine
du peuple est posée par Saint-Just sous la forme d’un peuple
perpétuellement débiteur. “ C’est une tyrannie que cet état de choses qui
fait que le peuple est perpétuellement débiteur.” 683 Si donc le peuple est
perpétuellement débiteur alors il est impossible de lui accorder un
quelconque crédit, ce qui signifie que le peuple est perpétuellement
condamné à vivre dans une relation contractuelle de vassalité envers les
maîtres fortunés de l’aristocratie et de la bourgeoisie industrielle. Un
formulaire qui semble remonter au milieu du VIIIe siècle expose les termes
d’un contrat de vasselage. Le contrat de vasselage est un contrat de droit
privé entre deux personnes de condition libre qui ont passé entre elles un
G. Lopez et S. Tzitzis (dir) Dictionnaire des Sciences Criminelles, Paris, Dalloz, 2004, p. 341.
Saint-Just, « Discours sur le jugement de Louis XVI » 13 novembre 1792, in Saint-Just, Œuvres complètes,
op. cit, p. 480.
682
Robespierre, « Contre les factions nouvelles et les députés corrompus » 8 Thermidor An II (26 juillet 1794),
in Œuvres de Maximilien Robespierre, t X., op. cit, p. 553.
683
Saint-Just, « Projet de discours », in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 793.
680
681
213
accord aux termes duquel l’une, le “vassal” (vassus, vassalus), s’engage ou
--- pour employer le langage de l’époque --- “se commande” (se
commendat) au service (servitium) et “dans l’obéissance” (in obsequio) de
l’autre, qu’elle reconnaît pour “maître” (dominus) ou “seigneur” (senior) en
échange de la protection que celle-ci lui garantit. Ce contrat est ainsi rédigé :
“ comme il est parfaitement connu de tous que je n’ai pas de quoi manger
ni me vêtir, j’ai demandé à votre pitié, et vous me l’avez accordé,
l’autorisation de me livrer et commander en votre mainbour (autrement dit
de me placer sous votre protection). Ce que j’ai fait aux conditions
suivantes : 1° tu devras m’aider et me soulager tant pour la nourriture que
pour le vêtement, dans la mesure où je pourrai le mériter en te servant; 2°
tant que je serai personnellement en vie, je devrai te fournir le service et
l’obéissance qu’on peut attendre d’un homme libre et ne pourrai, ma vie
durant me soustraire à ton pouvoir et mainbour ; 3° il est convenu que si
l’un de nous tente de s’écarter de cet accord, il devra payer à son pair (son
partenaire) une composition de tant de sous...684” L’on comprend donc que
le processus violent de la Révolution française trouve sa dynamique dans un
très ancien contrat de vasselage, toujours secrètement en vigueur au XVIIIe
siècle, contrat organisant les relations du peuple et des aristocrates sous
l’empire du principe monarchique.
La tyrannie subie par un peuple perpétuellement débiteur,
l’insulte dont le peuple est l’objet : “ ce sont ceux qui ont le plus qui
insultent le plus le peuple en vivant à ses dépens “ l’humiliation de sa
dépendance, sa détresse, son incertitude, sa misère, l’injustice qui le livre à
l’impunité du pouvoir, sont ces mots de Saint-Just exprimant doublement
l’avilissement économique du peuple indigent et le meurtre psychique dont
sont l’objet les malheureux qui composent le peuple. Le processus de la
terreur est né de la double violence constituée par cet avilissement
économique et par ce meurtre psychique. 685
La Révolution française constitue une forme de réponse inédite
à la relation entre la souffrance sociale et la souffrance psychique, une forme
d’élaboration inédite de cette relation, créatrice de l’Histoire et de son
interprétation. Le projet politique et économique de Saint-Just, lisible dans
ses écrits, accompagne la doctrine informelle du crime contre l’humanité
élaborée principalement par Robespierre. Une doctrine révolutionnaire se
situant sur le triple plan de l’économique, du politique, de la sémantique,
irrigue le mouvement novateur de cette Révolution. Du point de vue
économique et politique Saint-Just désire 1°- La création d’une République
véritable par la disparition des pauvres et des malheureux. 2°- L’abolition de
la mendicité. 3°- La reconnaissance d’un nouveau principe de propriété
fondé non pas sur la simple possession de richesses ou de biens immobiliers,
mais fondé sur le respect de la patrie révolutionnaire. 4°- La séquestration
au profit de la République, des biens des personnes reconnues ennemies de
la Révolution. 5°- L’indemnisation des malheureux avec les Biens
séquestrés des ennemis de la Révolution. 6°- La destruction totale de ce qui
est opposé à la République, c’est-à-dire principalement la destruction de
l’aristocratie et des ennemis de la Révolution. 7°- La mise en oeuvre d’une
Cité in L. Halphen, Charlemagne et l’Empire carolingien, op. cit, p. 175.
Les mots de : détresse, incertitude, misère, humiliation, insulte, injustice, impunité, caractérisant la situation
qui est celle du Peuple français au moment de la Révolution peuvent se lire sous la plume de Saint-Just in
Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 487, p. 633, p. 639, p. 691, p. 751.
684
685
214
sévérité inflexible, d’une rigueur inflexible, d’une volonté intraitable de
vaincre l’indulgence coupable qui menace la patrie et dissimule sa
sympathie pour le principe monarchique, principe d’oppression,
d’avilissement, d’humiliation, du peuple qui représente l’humanité. 8°- La
création des institutions qui “ présenteront les moyens que le gouvernement,
sans rien perdre de son ressort révolutionnaire, ne puisse tendre à
l’arbitraire, favoriser l’ambition, et opprimer ou usurper la représentation
nationale. “ 686
Cette réponse inédite, cette élaboration inédite, empruntent le
chemin d’une transformation radicale de la question millénaire de la
pauvreté, et atteignent par ce cheminement la réalité même du meurtre
psychique. Réalité invisible par définition. Mais réalité rendue visible par le
processus de la Révolution Française. Le maître divin, le maître royal, le
maître paternel, sont destitués de leur primauté fondatrice. C’est alors le
Peuple en tant que maître primordial qui constitue l’érection de la
Révolution française. Saint-Just écrit : “ les malheureux sont les puissances
de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux gouvernements qui les
négligent. “ 687 Si les malheureux accèdent au droit de parler en maître, c’est
parce que le peuple indigent constitue l’humanité même. Le 11 décembre
1792, le roi accusé comparaissait à la barre de la Convention. Un profond
silence règne dans l’assemblée. D’emblée le président s’adressant à Louis,
dit : “ Louis, le peuple français vous accuse d’avoir commis une multitude
de crimes, pour établir votre tyrannie en détruisant sa liberté. (...) Vous avez
fait marcher une armée contre les citoyens de Paris. Vos satellites ont fait
couler le sang de plusieurs d’entre eux, et vous n’avez éloigné cette armée
que lorsque la prise de la Bastille et l’insurrection générale vous ont appris
que le peuple était victorieux. Les discours que vous avez tenus les 9, 12 et
14 juillet aux diverses députations de l’assemblée constituante, font
connaître quelles étaient vos intentions, et les massacres des Tuileries
déposent contre vous. Qu’avez-vous à répondre ?
Louis. --- J’étais le maître de faire marcher des troupes dans ce temps là ;
mais je n’ai jamais eu l’intention de répandre du sang. “ 688 Cette réponse de
Louis, formera un des moments de l’argumentation de Saint-just le 26
décembre 1792 dans son Second discours sur le jugement de Louis XVI.
Ainsi du point de vue de la réalité historique, mais aussi de la réalité
Les objectifs de Saint-Just figurent dans les textes suivants : 1°) « Rapport au nom du comité du salut
public sur le gouvernement » 10 octobre 1793, « alors le peuple indigent ne sera plus humilié par la
dépendance où il est du riche », Œuvres complètes, op. cit, p. 633. 2°) « Rapport sur les personnes
incarcérées » et « Institutions républicaines », « Abolissez la mendicité qui déshonore un État libre. » et « Il
faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres. » Œuvres complètes, op. cit, p.
668 et p. 1142. 3°) « Rapport sur les personnes incarcérées. » 8 Ventôse An II (26 février 1794) « Je vous ai dit
qu’à la destruction de l’aristocratie le système de la République était lié. (…) La Révolution nous conduit à
reconnaître ce principe, que celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. » Œuvres
complètes, op. cit, p. 667. 4°) « Rapport sur les personnes incarcérées. » « Les biens des personnes reconnues
ennemies de la Révolution seront séquestrés au profit de la République. » Œuvres complètes, op. cit, p. 671.
5°) « Rapport sur le mode d’exécution du décret contre les ennemis de la Révolution. » Œuvres complètes, op.
cit, p. 672-673. 6°) « Rapport sur les personnes incarcérées. » « Ce qui constitue une République c’est la
destruction totale de ce qui lui est opposé. » Œuvres complètes, op. cit, p. 659. 7°) « Rapport sur les personnes
incarcérées. » « C’est un signe éclatant de trahison, que la pitié que l’on fait paraître pour le crime, dans une
République qui ne peut être assise que sur l’inflexibilité. » Œuvres complètes, op. cit, p. 661-662-665. 8°)
« Discours du 9 Thermidor An II » 27 juillet 1794, Œuvres complètes, op. cit, p. 785.
687
Saint-Just, « Rapport sur les personnes incarcérées » 8 Ventôse An II (26 février 1794) Œuvres complètes,
op. cit, p. 668.
688
Cité in A. Soboul, Le procès de Louis XVI, Paris, Gallimard Julliard, collection Archives, 1973, p. 114.
686
215
psychique, la question du maître et la question du concept du crime contre
l’humanité ne forment qu’une seule et même question liant dans un même
mouvement de pensée, la journée du 10 août 1792, le récit de cette journée
par Robespierre dans le n° 12 de son journal Le Défenseur de la
Constitution, le procès de Louis et son exécution publique, l’énonciation
d’un projet politique et économique révolutionnaire par Saint-Just, l’analyse
de cette journée par l’historien. Rappelons cette phrase de Michelet déjà
citée : “ je ne connais aucun événement des Temps anciens ni modernes qui
ait été plus complètement défiguré que le 10 août (...) Le 10 août, disons-le
fut un grand acte de la France. Elle périssait, sans nul doute, si elle n’eût
pris les Tuileries. “
Les lois ou décrets de ventôse689, oeuvre propre de Saint-Just,
appuyée par Robespierre et Couthon, réalisaient concrètement une
destitution du caractère inviolable et sacré du droit de propriété. La mise en
oeuvre de ces lois signifiait la séquestration au profit de la République des
biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution, l’indemnisation
de tous les malheureux au moyen de ces biens séquestrés, la mise en place
de six commissions populaires permettant de juger promptement les
ennemis de la Révolution détenus dans les prisons. Ce processus concret ne
fut jamais réellement mis en oeuvre, et l’on peut s’autoriser à penser qu’il
fut une des causes déterminantes de la conjuration du 9 thermidor. A la
racine de ces lois ou décrets de Ventôse, il y avait la perception violente par
Saint-Just de la souffrance du peuple indigent, humilié, rabaissé, opprimé.
Et cette souffrance devait se réparer par l’appauvrissement des ennemis du
peuple. Cet appauvrissement contribuant effectivement, d’une part à
l’enrichissement des malheureux, d’autre part à l’effacement de ce
sentiment d’humiliation et de dépendance produit par cet état d’incertitude
et de misère engendré par cette condition d’indigence et de détresse sociale
qui était celle du plus grand nombre. Ainsi dans son Rapport sur le
gouvernement, présenté à la Convention le 10 octobre 1793, il est écrit : “ il
est nécessaire que vous établissiez un tribunal, pour que tous ceux qui ont
manié depuis 4 ans les deniers de la République, y rendent compte de leur
fortune. (...) Le trésor public doit se remplir des restitutions des voleurs, et
la justice doit régner à son tour après l’impunité.
Alors, quand vous aurez coupé la racine du mal et que vous aurez appauvri
les ennemis du peuple, ils n’entreront plus en concurrence avec lui (...)
alors le peuple indigent ne sera plus humilié par la dépendance où il est du
riche. Le pain que donne le riche est amer, il compromet la liberté ; le pain
appartient, de droit, au peuple, dans un État sagement réglé. “ 690
Saint-Just, « Décrets du 8, 13, et 23 Ventôse », in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. p. 671, p. 673, p.
699. On peut lire une analyse de ces décrets dans : A. Mathiez, Girondins et Montagnards, Paris, Éditions de la
Passion, 1988, p. 109 à 170.
690
Saint-Just, « Rapport sur le gouvernement » le 19 du premier mois, l’an second de la République, (10
octobre 1793), in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit. p. 633.
689
216
§ 3. LE CONCEPT DE CRIME CONTRE L’HUMANITE
COMME PASSAGE DE L’HUMILIATION DU CHRIST
À L’HUMILIATION DU PEUPLE INDIGENT
Le concept de crime contre l’humanité nous apparaît comme ce
concept permettant aux révolutionnaires français de passer de l’humiliation
du Christ à l’humiliation du peuple indigent, et ainsi de donner un corps à la
République. Le double mouvement sémantique et politique, de l’énonciation
de la doctrine du crime contre l’humanité, et de la décapitation du Roi de
France, représente la matérialisation de la double réalité de l’avilissement
économique et du meurtre psychique. Ainsi l’humiliation du peuple a pu
devenir réalité, se concevoir, se représenter, se parler, se théoriser, mais
aussi s’oublier comme fut oubliée l’énonciation du concept de crime contre
l’humanité par Robespierre. C’est donc dans le mouvement violent et
terrible de la Révolution que le mouvement violent et terrible du peuple
humilié rabaissé dégradé opprimé, trouva une forme sociale et matérielle
autant qu’une forme psychique et spirituelle.
Pour se représenter la force terrible de ce mouvement qui est
loin d’avoir épuisé sa signification primordiale, c’est-à-dire sa signification
invisible, dont l’appréhension était un des objectifs de Walter Benjamin
quand il se décida à écrire son dernier texte sur Le concept d’histoire691, il est
nécessaire de citer les quelques lignes de la lettre aux Philippiens écrite par
Saul de Tarse, Saint Paul, ces quelques lignes représentant pour Augustin
une de ses références majeures “ mais il s’est vidé lui-même, pour prendre
forme d’esclave, devenant à la réplique des hommes, et, par l’aspect, trouvé
comme un homme. Il s’est humilié lui-même, devenant soumis jusqu’à la
mort, et même à la mort de la croix. “ (Phil, 2, 7. 8.) L’humiliation du
Christ, accomplissant le mouvement de kénose, c’est-à-dire, le mouvement
conduisant à son annihilation, à son devenir invisible, à son disparaître, pour
prendre forme d’esclave, homme soumis jusqu’à la mort sur la croix, atroce
supplice de l’esclave, représente probablement le point central le plus
énigmatique de la théologie du christianisme, car cette humiliation ne peut
trouver une forme dans la philosophie. On peut risquer l’idée selon laquelle
cette humiliation construit l’expérience mystique d’Augustin, et son
arrachement à l’empire de la contrainte directe du désir sexuel. Or dans le
mouvement mystique d’Augustin, par lequel il se retranche de la
matérialisation du désir sexuel il y a le mouvement d’une subjectivation qui
trouvera sa puissance d’historicité dans le principe monarchique.
Un psychanalyste français énonçait cette idée selon laquelle :
“ une structure quadripartite est depuis l’inconscient toujours exigible dans
la construction d’une ordonnance subjective. “ 692 Il est difficile alors de ne
pas remarquer ce détail peut-être crucial selon lequel le mot : sang
(sanguinem, sanguine) était écrit à quatre reprises par Augustin dans les
Confessions693, traçant ainsi, ce qu’il nous est possible de reconnaître
comme la réalité d’une structure quadripartite de la subjectivité du Grand
Docteur Africain. Le sang du gladiateur, le sang de l’esclave du plaisir, le
W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in W. Benjamin, Œuvres I, II, III., Paris, Gallimard, collection
folio essais, 2000, t III, p. 427.
692
J. Lacan, « Kant avec Sade », in J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 774.
693
Saint Augustin, Confessions, op. cit. 1°) Le Sang du gladiateur, Livre VI, VIII, 13. 2°) Le Sang de l’esclave du
plaisir, Livre VI, XV, 25. 3°) Le Sang innocent de la mère, Livre IX, XIII, 36. 4°) Le Sang du Christ, Livre X, XLIII, 70.
691
217
sang innocent de la mère, le sang du Christ, permettent ainsi à Augustin de
tracer clairement l’identité du visage du vrai pauvre dans un sermon
prononcé à Carthage dans la Basilica Novarum, un dimanche peu après le
27 mai 418. Ce vrai pauvre, c’est Jésus Christ, le chef des pauvres. Pour
Saint-Just le vrai pauvre c’est le peuple indigent et humilié. “ Voilà
l’histoire de la France (...) le pauvre est resté seul, couvert de la difformité
de l’indigence ... ” 694 Pour Augustin il n’existe qu’un seul vrai pauvre : le
Christ. Mais néanmoins dans la blessure du Christ, est visible Lazare le
mendiant, dont on peut discerner la présence en arrière-plan de la phrase de
Saint-Just citée auparavant. Le peuple indigent, humilié par la dépendance
où il se trouve dans le pain que lui jette le riche au visage constitue la
personnification de Lazare évoqué par Augustin ce dimanche dans le
courant de l’année 418 en la Basilique de Carthage. Il prononce ces mots :
“mais voici qu’un mendiant, n’en pouvant plus, couvert de haillons,
mourant de faim, vient m’objecter : C’est à moi qu’est dû le royaume des
cieux, car je suis semblable à Lazare, qui gisait plein d’ulcères à la porte du
riche ; les chiens léchaient ses plaies et il cherchait en vain à se rassasier
avec les miettes qui tombaient de la table du riche ; “ Dans ce sermon
Augustin explique que la distinction entre les riches et les pauvres est
insuffisante pour la spiritualité chrétienne. Car il y a des pauvres orgueilleux
qui ne peuvent avoir accès à l’humilité du Christ, mais il y a aussi des
riches, pauvres, humbles, miséricordieux, qui peuvent accéder à la sagesse
de Dieu malgré leur richesse. Le vrai pauvre ce n’est ni le pauvre pauvre, ni
le pauvre riche d’orgueil et de concupiscence, ni le riche riche d’orgueil et
d’égoïsme, ni le riche humble, le seul vrai pauvre c’est Jésus qui “ se livre
aux mépris, aux fouets, aux insultes, aux crachats, aux soufflets, à la
couronne d’épines; cloué à la croix il est percé par la lance ! O pauvreté !
Voilà le chef des pauvres que nous cherchions. “ 695
Ainsi l’humiliation absolue de Jésus, fut l’objet d’un
mouvement spirituel de transfiguration d’une amplitude extraordinaire,
construisant sa réalité inversée, une domination absolue, (socle de la volonté
de puissance du croisé) matérialisée par le principe monarchique, dont un
des ressorts essentiel résidait en la négation de l’humiliation historique,
concrète, matérielle, du peuple indigent. Ce qui avait pour conséquence la
négation de l’abaissement du peuple humilié par ceux-là mêmes qui
posaient le Christ comme référence de la pauvreté. L’introït du 2° dimanche
après Pâques commence par le mot de misericordia. Nous lisons alors
ensemble l’oraison : “ ô Dieu, qui par les abaissements de votre Fils avez
relevé le monde de la déchéance où il se traînait, comblez vos fidèles d’une
joie sans fin, pour que ceux que vous avez arrachés au péril d’une mort
éternelle jouissent du bonheur pendant l’éternité. Par le même Jésus-Christ.
“ 696
Nous pouvons donc affirmer la réalité de l’idée suivante : Les
mots : Dieu, Père, Maître, Roi, Seigneur, formaient une seule phrase
indissécable, représentant l’historicité de la perception, de laquelle était
exclue, parce que non matérialisable spirituellement, l’humiliation du
Saint-Just, « Rapport sur les trente-deux membres de la Convention détenus en vertu du décret du 2 juin » 8
juillet 1793, in Saint-Just, Œuvres complètes, op. cit, p. 597.
695
Saint Augustin, « A la recherche du vrai pauvre » (Sermon XIV), in G. Humeau (trad) Les plus beaux
sermons de Saint Augustin, 3 volumes, Paris, Études Augustiniennes, 1986, t I, p. 32 et p. 38.
696
Missel Vespéral Romain (Quotidien) par Dom Gaspar Lefebvre, Bénédictin de l’Abbaye de Saint André,
Bruges, Belgique, 1951, p. 579.
694
218
peuple inférieur. Seul le peuple chrétien accédait à l’humiliation du Christ,
transfigurée en la royauté de Jésus, reproduite dans la force du principe
monarchique. Pour que le peuple chrétien puisse conquérir sa réalité
matérielle et spirituelle de peuple indigent, il construisit le double
mouvement sémantique et politique, du concept de crime contre l’humanité
et de la décapitation du Roi de France. Alors le peuple opprimé s’incarna en
l’humanité avilie et souffrante, et le sentiment divin éprouvé par
Robespierre fut transféré de la patrie à l’humanité, comme réalité du
sentiment du peuple et réalité du sentiment psychique.
SECTION 2. LE CONCEPT MYSTIQUE DE SUMMA PAUPERTAS
SELON MAÎTRE ECKHART
§ 1. UNE DOCTRINE HÉRÉTIQUE
Par quelle voie, est-on passé de la summa paupertas du Christ à
la summa paupertas du peuple français. Par quelle voie est-on passé de la
très haute pauvreté du Christ à la très haute pauvreté du peuple français. Par
quelle voie est-on passé de la pitié miséricordieuse évoquée par Augustin
presque en conclusion de ses Confessions, pitié miséricordieuse engendrée
par la bonté divine “ afin qu’apparût la bonne volonté des fidèles, féconde
en oeuvre de miséricorde et distribuant aux pauvres leurs biens terrestres
pour gagner le ciel.” 697 à la “pitié hypocrite” la “pitié criminelle” 698 qui
caractérisent pour Saint-Just la soumission à l’esprit de la Royauté. Par
quelle voie est-on passé de l’obligation chrétienne du pardon développée par
Augustin dans son sermon “Pour le Carême. Sur l’obligation de
pardonner”699, prononcé à Hippone, à la clémence comme crime contre
l’humanité selon Robespierre. Par quelle voie est-on passé de la monarchie
victorieuse et triomphante à la royauté humiliée puis décapitée. Par quelle
voie est-on passé du corps supplicié puis ressuscité du Christ, au corps
insurrectionnel puis républicain du peuple français. Robespierre perçu
comme l’homme le plus pauvre par Edgar Quinet, “ Il ne devait laisser,
pour toute fortune, que 461 francs en assignats ! Pauvreté qu’aucun homme
qui a laissé un nom dans le monde ne semble avoir égalée.”, comme
l’homme qui a le plus souffert par Michelet, “ ce qu’on éprouve, c’est une
pitié douloureuse, mêlée de terreur. On s’écrie sans hésiter, que de tous les
hommes qui vécurent ici-bas, celui-ci a le plus souffert” 700 incarne l’énigme
de cette summa paupertas, de cette très haute pauvreté, énigme aveuglante
du concept de crime contre l’humanité. Un ministre de Louis XVI, survivant
de la Révolution écrit cette phrase quelque cinq ans après l’exécution de
Robespierre : “ comment est-il arrivé, se demande-t-on encore, qu’un
homme sans nom, sans talent, sans courage, sans fortune, et d’une figure
hideuse, soit parvenu dans l’espace de six mois à consommer
l’anéantissement de la plus ancienne monarchie de l’Europe ; à faire périr
sur un échafaud un prince vertueux et bon, qui avait toujours mérité d’être
l’idole de ses sujets ; à élever sur les débris de toutes les lois, de toutes les
Saint Augustin, Confessions, op. cit, Livre XIII, XXXIV, 49. P. 406.
Saint-Just, « Second discours sur le jugement de Louis XVI » 26 décembre 1792, in Saint-Just, Œuvres
complètes, op. cit, p. 513 et p. 515.
699
Saint Augustin, « Pour le Carême Sur l’obligation de pardonner » (Sermon CCXI), in G. Humeau (trad),
Les plus beaux sermons de Saint Augustin, 3 volumes, op. cit, t III, p. 65.
700
E. Quinet, La Révolution, op. cit, p. 578. Et, J. Michelet, Histoire de la Révolution française, 2 volumes, op.
cit, t II, Livre XIX, Chap. IV, p. 803.
697
698
219
constitutions, de toutes les autorités, la puissance la plus monstrueuse, la
plus sanguinaire qui ait existé sur terre, à la concentrer tout entière dans
ses mains, et à la consolider à force d’en abuser par de nouveaux forfaits ?
“ 701 Remarquons, que certains écrits actuels sur la Révolution recopient et
répètent, servilement et subrepticement, l’écrit de Bertrand de Molleville.
C’est donc par ces trois noms, Maître Eckhart, Marsile de
Padoue, Guillaume d’Ockham, que la Révolution française rencontra la
division du concept de très haute pauvreté, ce concept incarnant le corps du
Christ en son abandon, en sa mutilation, en sa disparition. Ce corps livré au
mépris, aux fouets, aux insultes, aux crachats, aux soufflets, à la couronne
d’épine, cloué à la croix, percé par la lance. La summa paupertas comme
symbole matériel et psychique du corps divin et humain du Christ, s’est
alors divisée en deux summa paupertas. Une très haute pauvreté mystique
dont le sens fut porté par Maître Eckhart, une très haute pauvreté politique
dont le sens fut porté par Marsile de Padoue. Guillaume d’Ockham réalisant
la dématérialisation spirituelle de la très haute pauvreté du Christ, moment
psychique essentiel conduisant vers l’historicisation du corps pauvre,
humilié, indigent du peuple français, se réalisant par l’impulsion vitale de la
Révolution française.
La pauvreté suréminente du corps du Christ, est subrepticement
arrachée à ce dernier, pour être donnée aux corps des peuples, ouvrant ainsi
la voie à l’élaboration ultérieure de la perception tragique et politique de la
pauvreté, et plus singulièrement encore de la pauvreté du peuple, perception
constitutive du sentiment le plus profond et le plus violent de la Révolution
française. Ce mouvement d’arrachement s’accomplit pour une part
déterminante par ces trois noms propres : Maître Eckhart, Marsile de
Padoue, Guillaume d’Ockham.
Redécouverte au XIXe siècle, l’oeuvre d’Eckhart (1260-1328) a
été publiée en deux temps : la partie allemande par le protestant libéral
Franz Pfeiffer en 1857, la partie latine par le dominicain H. S. Denifle en
1886. Il fallut attendre 1936 pour que soit entreprise, avec l’aide du
gouvernement allemand, une édition critique, presque achevée aujourd’hui,
de l’ensemble des oeuvres d’Eckhart. Cette grande édition de la Deutsche
Forschungsgemeinschaft (Association allemande pour la recherche
scientifique) fut à l’origine de la vitalité des études eckhartiennes au XXe
siècle. A la fin de son existence Eckhart fait face à des accusations d’hérésie
lancées contre lui par l’archevêque de Cologne Henri II de Virnebourg. Il se
défendra contre ces procès en inquisition et ira lui-même, en 1327, porter
l’affaire devant le pape Jean XXII en Avignon. Eckhart meurt en 1328
avant la fin de l’instruction du dossier d’inquisition par une commission
pontificale. Cette commission le lavera de l’accusation personnelle
d’hérésie, mais isolera 28 propositions d’Eckart considérées comme devant
être rejetées. Finalement, le 27 mars 1329, Jean XXII, alors âgé de quatrevingt-quatre ans, condamne, par la bulle In agro dominico (“Dans le champ
du Seigneur”), ces 28 propositions, 17 comme hérétiques et 11 autres
comme suspectes d’hérésie. La proposition 8 et la proposition 9, considérées
comme hérétiques, permettent d’appréhender le mouvement de pensée du
Grand Dominicain Thuringien. Celui-ci obtient en 1302, le titre de maître
701
Bertrand de Molleville cité par G. Walter, Maximilien de Robespierre, Paris, Gallimard, 1989, p. 633.
220
en théologie (sacrae theologicae magister) de l’Université de Paris, la plus
haute distinction intellectuelle de l’époque, faisant de lui : Maître Eckhart
de Hocheim (magister Eckhardus de Hocheim).
La traduction du texte latin de la proposition 8 expose : “ ceux
qui ne cherchent ni les biens, ni les honneurs, ni l’agrément, ni le plaisir, ni
l’utilité, ni la dévotion intérieure, ni la sainteté, ni la récompense, ni le
royaume des cieux, mais ont au contraire, renoncé à tout cela, comme à tout
ce qui est leur, dans ces hommes-là Dieu est honoré. “ La proposition 9 est
ainsi rédigée : “ je me suis demandé récemment si je voudrais recevoir ou
désirer quelque chose de Dieu. Je veux y réfléchir très sérieusement, parce
que là où je serais en acceptant quelque chose de Dieu, je serais sous lui ou
son inférieur, tel un serviteur ou un esclave, et lui-même, en donnant, serait
comme un maître; et ce n’est pas ainsi que nous devons être dans la vie
éternelle. “ 702 Ces deux propositions hérétiques nous entraînent vers la
doctrine de Maître Eckhart, une doctrine de la suprême pauvreté, instituant
dans le processus de son élaboration, une philosophie politique innomée,
engendrée par une puissance mystique de radicalité spirituelle dont le signe
serait un déplacement des termes de la théologie augustinienne. Dans le
sermon n°1 du Maître Thuringien, La vérité n’a pas besoin de marchands,
est posé clairement le refus du mercantilisme, le refus du lien entre la
sainteté et la récompense, le refus donc de l’utilisation de l’idée de Dieu
comme productrice d’un gain quelconque, en particulier d’un gain spirituel.
“ Ce sont des gens complètement insensés qui veulent ainsi commercer avec
Notre-Seigneur. “ Commercer, cela signifie marchander, trafiquer, se trouver
dans la position du débiteur ou du créditeur se trouvant dans la contrainte de
l’obligation de payement d’une dette, ou dans la contrainte de l’attente du
remboursement d’un crédit qu’il a octroyé.
Or, précisément dans son fameux sermon 52 Eckhart énonce :
“or, la question se pose de savoir en quoi consiste essentiellement la
béatitude. (...) la béatitude (...) réside en cela (qui) ne peut ni gagner ni
perdre. “ L’idée donc d’accomplir des bonnes oeuvres dans l’espoir
d’acquérir la vie éternelle, représente un commerce avec Dieu, car cela
signifie constituer le bien comme un investissement économique producteur
d’une contrepartie nécessairement bénéficiaire dans l’éternité. Cette idée est
développée ainsi par Eckhart : “ voyez, ce sont tous des marchands, ceux
qui se gardent de péchés grossiers, qui aimeraient être des gens de bien et
qui accomplissent leurs bonnes oeuvres pour l’honneur de Dieu, telles que
jeûner, veiller, prier, et autres choses semblables, toutes sortes de bonnes
oeuvres, et ils les accomplissent pourtant afin que Notre-Seigneur leur
donne quelque chose en échange ou que Dieu fasse en échange quelque
chose qui leur soit agréable : ce sont tous des marchands. Il faut l’entendre
en ce sens grossier, car ils veulent donner une chose en échange de l’autre
et de cette manière trafiquer avec Notre-Seigneur. “ Dieu se situe au-delà
d’une relation commerciale, relation qui se construit sur le modèle d’un
marchandage, Dieu se situe hors commerce, hors mercantilisme, il existe
dans le cadre de la gratuité absolue, il se réalise en l’homme comme
suprême vérité, comme suprême pauvreté. Les marchands du temple seront
chassés car la vérité ne désire nul mercantilisme. “ Ce sont des gens
Bulle de Jean XXII : In Agro Dominico du 27 mars 1329 où sont condamnés 28 articles de Maître Eckhart,
in Eckhart, Traités et Sermons, Alain de Libera (traducteur), Paris, Flammarion, 1993, p. 407.
702
221
complètement insensés qui veulent ainsi commercer avec Notre-Seigneur ;
Ils ne savent de la vérité que peut de chose ou rien. C’est pourquoi NotreSeigneur les chassa du Temple et les en expulsa. La lumière et les ténèbres
ne peuvent demeurer ensemble. Dieu est la vérité et une lumière en luimême. Quand donc Dieu entre dans ce temple, il en chasse l’ignorance, ce
sont les ténèbres et il se révèle lui-même avec lumière et vérité. Alors les
marchands sont partis quand la vérité est reconnue, et la vérité ne désire
nul mercantilisme. “ 703
§ 2. UN DÉPLACEMENT THÉOLOGIQUE
La doctrine de la suprême pauvreté réalise un déplacement des
termes de la théologie augustinienne, déplacement dont le sens est
invisiblement politique. Dans un des sermons d’Augustin, le sermon 36 Sur
la vraie richesse, on peut lire la mise en oeuvre de la liaison entre la
sainteté, la récompense et le royaume des cieux, liaison récusée par Eckhart
dans la proposition n° 8 considérée comme hérétique. Augustin s’adressant
aux fidèles dit : “ quand aux riches qui se demandent quel emploi faire de
leurs biens, saint Paul va le leur dire. Après leur avoir défendu, par un
précepte formel, d’en tirer vanité, il recommande à Timothée de les diriger
par ses conseils ; “ Recommande à ceux qui sont riches dans le siècle
présent de ne pas être hautain. “ (I Tim. VI, 17.) (...) Mais comment user de
ces richesses ? Qu’ils soient riches en bonnes oeuvres et prompts à donner
ce qu’ils possèdent. Le grand avantage de la richesse, c’est la facilité
qu’elle donne de faire l’aumône : le pauvre voudrait et ne peut pas ; si le
riche veut il peut. Aussi qu’ils soient prompts à donner de ce qu’ils ont
généreusement ; ils s’amasseront ainsi pour l’avenir un solide trésor qui
leur permettra d’acquérir la vie éternelle. (...) Que les riches selon le
monde (...) prennent garde à l’orgueil ; qu’ils soient prompts à donner de ce
qu’ils ont, s’amassant de solides trésors pour cet avenir, pour cette vie
éternelle qui s’ouvre aux vrais riches, mais non aux riches de ce monde. “ 704
Il est incontestable qu’il serait impossible pour Eckhart
d’énoncer une telle suite de mots dans un sermon. Cela ne signifie
nullement qu’il doit être mis en contradiction avec Augustin. Cela signifie
qu’il s’est opéré dans le processus de pensée du Thuringien une
transformation des termes de la richesse et de la pauvreté, tels qu’ils étaient
mis en oeuvre dans la pensée d’Augustin. Et cette transformation prend pour
point d’appui le terme de pauvreté, qui, dans le cadre de la doctrine de la
suprême pauvreté, s’affranchit du rapport dialectique qu’il entretenait avec
son contraire, la richesse, dans le processus de pensée d’Augustin. Dans ce
processus de pensée la richesse et la pauvreté entretiennent une relation
indisséquable par le corps du Christ. Dans le processus de pensée d’Eckhart,
au contraire, la richesse et la pauvreté se sont séparées, parce que la
suréminence de la pauvreté du christ, suréminence matérialisée par le martyr
du corps de Notre-Seigneur, lui est arrachée, pour être donnée aux corps des
peuples. Pour Saint Augustin “ la vraie richesse c’est l’immortalité “, pour
Eckhart : “l’homme conquiert par cette pauvreté ce qu’il a été de toute
Maître Eckhart, « La vérité n’a pas besoin de marchands » Intravit Jesus in templum et eiciebat coepit
eicere vendentes et ementes. (Mt 21, 12), Sermon 1, in Maître Eckhart, Sermons, 3 volumes, traduction de
Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1974, vol 1, p. 49-50.
704
Saint Augustin, « Sur la vraie richesse » (Sermon XXXVI), in G. Humeau (trad) Les plus beaux sermons
de Saint Augustin, 3 volumes, op. cit, t I, p. 153-154.
703
222
éternité et demeurera toujours. “ (Sermon 52) Dans la pensée d’Augustin la
relation entre la divinité du Christ et son humanité s’inscrit dans les termes
de la richesse et de la pauvreté, ces deux termes contraires entretenant une
relation de dépendance. Dans la pensée d’Eckhart, ces deux termes
s’affranchissent l’un de l’autre car “ dans l’homme le plus pauvre, le plus
méprisé, l’humanité est tout aussi parfaite que dans le pape ou l’empereur,
car l’humanité en soi m’est plus chère que l’homme que je porte en moi. “
(Sermon 25)
Ainsi, s’ouvre secrètement dans la pensée d’Eckhart un espace
politique innomé, se déployant entre la richesse de Dieu et la suprême
pauvreté. Le sermon 80 d’Eckhart évoque les cinq points en lesquels réside
la richesse de Dieu. Le fameux Sermon 52 nous permet de comprendre que
cette richesse de Dieu accède à la Déité par le chemin de la suprême
pauvreté. Le moment de la suprême pauvreté c’est le moment pendant
lequel les termes de la pensée augustinienne se transforment. Selon
Augustin la vraie richesse c’est l’immortalité. Selon Eckhart la suprême
pauvreté exclut la vraie richesse, car l’immortalité fait corps avec la
suprême pauvreté. Dans le sermon 80 qui décrit en 5 points la richesse de
Dieu, le terme de pauvreté n’apparaît pas. Dans le Sermon 52 qui décrit les
termes de la pauvreté, le terme de richesse n’apparaît qu’une seule fois.
L’économie de pensée de ces deux sermons, le n° 52 et le n° 80, nous
montre que les termes de richesse et de pauvreté cheminent séparément
dans la pensée d’Eckhart. Au contraire ces deux termes cheminent liés
ensemble dans la pensée d’Augustin comme il est possible de le constater
dans cette citation de son sermon Sur la vraie richesse, “ Donc la vraie
richesse c’est l’immortalité. Là est l’opulence où se trouve l’absence totale
d’indigence, et, parce que nous ne pouvions devenir immortels si le Christ
n’était devenu mortel, il s’est fait pauvre tout riche qu’il était ; et l’Apôtre
ne dit pas : il s’est fait pauvre après avoir été riche, mais il s’est fait pauvre
tout en étant riche ; il a pris la pauvreté sans laisser les richesses ; riche au
dedans, pauvre au dehors ; Dieu caché dans ses richesses, homme visible
dans sa pauvreté. “
Les propositions de Maître Eckhart considérées comme
hérétiques par le pape Jean XXII, soulignent cette mutation de la vision
psychique du monde, mutation mise en oeuvre par le processus de pensée
constitutif de l’oeuvre du penseur Thuringien. Depuis plusieurs siècles le
monde était perçu, par les hommes exerçant le pouvoir de nomination, de
domination, de coercition, comme l’expression spirituelle d’un “travail
divin de l’unité” selon l’expression de l’évêque d’Agobard, un des
contemporains de Charlemagne. Ce travail divin de l’unité, unissant dans le
nom de Charlemagne l’Église et l’État, la respublica et l’ecclesia, formait le
support d’une sublime espérance à la hauteur du corps du Christ, ce corps
ne pouvant se diviser, puisque ce corps est tout entier vérité. Cette sublime
espérance comportait en elle la signification d’une joie véritable nourrissant
la force mystique de la pensée. Le texte de l’évêque d’Agobard où apparaît
l’expression : travail divin de l’unité, expose, mieux que ne le fait l’auteur
de ces lignes, ce mouvement psychique fondamental, brisé par Eckhart.
“Une seule foi a été enseignée par Dieu, une seule espérance répandue par
l’Esprit-Saint dans le coeur des croyants, une seule charité, une seule
volonté, un seul désir, une seule prière. (...) O céleste fraternité, ô concorde
sempiternelle, ô unité indissoluble, oeuvre d’un seul auteur : par vous les
223
cieux sont joyeux, la terre exulte, la mer se meut, les champs se réjouissent,
et tout ce qui est en eux, toutes les nations applaudissent ! Et avec raison,
car tous devenus frères, le serf, le seigneur, le pauvre et le riche, l’ignorant
et le savant... l’humble artisan et le sublime seigneur invoquent un seul
Dieu, le Père. Personne ne dédaigne plus son prochain, ne se méprise ou ne
s’exalte soi-même ; car nous sommes un seul corps du Christ, bien mieux un
seul Christ suivant l’Apôtre... “ 705
Ce grand Nous, qui rassemble spirituellement tous les hommes
au sein d’un même corps ecclesial, d’une même fraternité, d’un même État,
d’une même hiérarchie, d’une espérance commune, d’une même joie
prophétique, repose sur la filiation du Christ, des Apôtres, du Saint-Père
successeur de Saint-Pierre, dont la puissance mystique divine s’exprime en
une puissance d’engendrement des fidèles, puissance d’engendrement des
fidèles dont le socle se constitue plus particulièrement dans la foi de Nicée,
c’est-à-dire dans le rejet de la doctrine d’Arius, par les trois cent dix-huit
père présents à Nicée le 20 mai 325 lors de l’ouverture de ce concile
convoqué par l’Empereur Constantin. La lecture de cette profession de foi
des Pères présents à Nicée est importante, car c’est sur ce texte que se
construit l’affirmation par le Saint-Père d’une puissance d’engendrement sur
les fidèles, et c’est précisément cette puissance d’engendrement du
successeur de Saint-Pierre sur les fidèles qui est radicalement mise en cause
par la doctrine de la suprême pauvreté de Maître Eckhart. La profession de
foi de Nicée comporte trois articles essentiels, qui concernent
successivement le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le Christ est en même
temps engendré et en même temps consubstantiel au Père. Le fils ne peut
être engendré de la substance du Père sans la posséder tout entière
éternellement, autrement dit sans être consubstantiel avec lui. La royauté
universelle du Messie tire sa légitimité et sa stabilité inébranlable du nom
que le maître du monde donne à son oint : celui de “fils”. Dans les Écritures
nous lisons : “ il m’a dit : tu es mon fils, c’est moi qui t’ai engendré
aujourd’hui. “ (Ps., 2, 7-8.) Le concile de Nicée exclut que le fils de Dieu
soit une créature, faite par Dieu dans le temps et étrangère à son être : un
simple fils adoptif. La paternité divine doit être comprise comme absolue,
dans le cadre des trois Personnes de la Trinité. La structure de ce grand
Nous, qui rassemble spirituellement tous les hommes peut donc se déchiffrer
dans la profession de foi élaborée à Nicée, dont la traduction française de
l’original grec est rendue ainsi :
“Nous croyons en un Dieu, Père tout-puissant, créateur de toutes choses,
les visibles et les invisibles ;
Et en un Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu engendré unique du Père,
c’est-à-dire de la substance du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai
Dieu de vrai Dieu, engendré, non pas fait, consubstantiel au Père, par qui
tout a été fait et ce qui est dans le ciel et ce qui est sur la terre, qui pour
nous les hommes et pour notre salut est descendu et s’est incarné, s’est fait
homme, a souffert et est ressuscité le troisième jour, est monté aux cieux,
viendra juger les vivants et les morts ;
Et au Saint-Esprit.
Quant à ceux qui disent : “il fut un temps où il n’était pas” et “avant d’être
engendré, il n’était pas” et qu’il a été tiré du néant ou d’une autre
705
Agobard, cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, op. cit, p. 165.
224
substance ou essence, qui déclarent que le fils de Dieu est ou changeant ou
variable, ceux-là l’Église catholique et apostolique les anathématise.” 706
§ 3. UNE PHILOSOPHIE POLITIQUE
La papauté revendique expressément une puissance
d’engendrement comme nous pouvons le lire dans une lettre qu’adresse le
pape Nicolas Ier (856-867) à Charles le Chauve, dans le but d’inciter ce
dernier à faire la paix avec l’empereur Louis II. “Le début de mon entretien
avec vous emprunte son exorde au bienheureux apôtre Paul et ma voix se
confond avec la sienne lorsqu’il dit : “mes petits enfants que j’engendre une
seconde fois jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous ?” (...) C’est
pourquoi il est nécessaire qu’à l’exemple de notre Sainte Mère l’Église, qui
vous a engendré autrefois par l’Évangile et a fait naître le Christ en vous
par la foi, je vous engendre de nouveau par le ministère de mon apostolat,
afin que le même Christ soit formé dans vos coeurs par la paix et fasse de
vous un homme parfait. Mais comment le Christ peut-il être formé en vous,
Lui qui n’habite pas dans les esprits divisés, Lui qui est tout entier vérité.”
707
Ultérieurement cette puissance d’engendrement sera mise en forme sous
l’affirmation d’une puissance théocratique absolue, dont le pape Grégoire
VII, se fera le porte- parole. La doctrine grégorienne trouve sa synthèse dans
les 28 propositions jetées sur le papier par Grégoire VII, en mars 1075,
propositions qui représentent une sorte d’aide-mémoire permanent, un
rappel constant des prérogatives pontificales, un encouragement indéfectible
à persévérer dans l’oeuvre entreprise. Cependant, si l’on décompose, pièce
par pièce, ce puissant faisceau de propositions nommées Dictatus Papae, on
s’aperçoit qu’elles sont à peu près toutes tirées des décrétales antérieures,
vraies ou fausses. Il y en a une pourtant, qui est entièrement neuve, c’est la
douzième : “il est permis au pape de déposer les empereurs.” Cette
douzième proposition venant renforcer la neuvième proposition : “le pape
est le seul homme dont tout les princes baisent les pieds.” 708 représente
l’affirmation sous une forme politique d’une puissance d’engendrement audelà de tout pouvoir, c’est-à-dire, d’une puissance d’engendrement
construite de la puissance de Dieu. Cette puissance d’engendrement de
nature divine sera réaffirmée dans la bulle “Unam sanctam” (18 novembre
1302), par le pape Boniface VIII : “le pouvoir (spirituel), bien qu’il soit
donné à un homme et exercé par un homme, n’est pas humain. C’est un
pouvoir divin, donné à Pierre par la bouche divine et par là à ses
successeurs ... Donc, quiconque résiste à ce pouvoir résiste à l’ordre établi
par Dieu et risque d’imaginer, comme Manichée, deux principes : ce que
nous jugeons faux et hérétiques.” 709
C’est en l’année 1302 que frère Eckhart est devenu Maître
Eckhart par le titre de Maître en théologie obtenu à l’Université de Paris.
L’on peut affirmer que le processus de pensée de ce dernier se construit dans
le mouvement d’une contestation radicale du pouvoir spirituel divin
revendiqué par la puissance théocratique. Eckhart établit avec la Déité une
Éphrem Boularand, S. J., L’Hérésie d’Arius et la « Foi » de Nicée, 2 volumes, Paris, op. cit, t II., p. 259.
Le pape Nicolas Ier cité par H.-X. Arquillière, L’Augustinisme politique, op. cit, p. 193.
708
Le pape Grégoire VII, cité in, H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII essai sur sa conception du pouvoir
pontifical, Paris, Vrin, 1934, p. 131.
709
Le pape Boniface VIII cité par M. Pacaut, La Théocratie, L’Église et le pouvoir au Moyen Âge, Paris,
Desclée, 1989, p. 143.
706
707
225
relation directe et absolue. Il affirme que cette possibilité est donnée à
chaque homme et par là il destitue la papauté de l’affirmation de sa
puissance divine d’engendrement assise sur la succession apostolique. Il
établit une chaîne verbale construite sur l’affirmation de la puissance
d’engendrement absolue de la Déité, créatrice de l’abandon absolu de toute
prétention humaine. “Lorsque tu t’es complètement et absolument dépouillé
de toi-même, de toutes choses et de toutes propriétés, lorsque tu t’es élevé,
approprié et abandonné à Dieu avec une foi entière et un parfait amour, ce
qui s’engendre en toi et te saisit alors --- que ce soit extérieur, dis-je, ou
intérieur, agréable ou douloureux, amer ou doux ---, rien de cela n’est tien.
(...) Dieu accomplit dans l’âme sa naissance et engendre sa Parole.” 710
Cette phrase signifie que la puissance d’engendrement de nature divine ne
peut appartenir à aucun homme en particulier fût-il le successeur de SaintPierre. Car en effet cette puissance divine d’engendrement ne peut
s’accomplir par succession mais s’accomplit par création.
Le Pape en revendiquant sa qualité de successeur de SaintPierre, Vicaire du Christ, en revendiquant une Plenitudo potestatis, une
plénitude de puissance dans le cadre théorique de la doctrine grégorienne et
plus généralement de la doctrine théocratique, le Pape donc se rabaisse luimême comme le ferait un homme de nature inférieure. Se rabaissant ainsi,
comment peut-il prétendre à la divinité, dont la réalité réside au-delà du
rabaissement humain. C’est le sens de la proposition 9 considérée comme
hérétique par Jean XXII. Je me suis demandé récemment, a écrit Eckhart, si
je voudrais recevoir ou désirer quelque chose de Dieu. Je veux y réfléchir
très sérieusement affirme-t-il, car en effet, toute demande, tout désir
comporte une structure d’humiliation potentielle caractéristique des
relations entre les hommes. Reconnaître la Déité, c’est dans un premier
temps reconnaître l’humiliation fondamentale de Jésus, c’est dans un
deuxième temps, briser l’humiliation qui structure les relations de la
communauté humaine, pour accéder dans un troisième temps à l’humanité
de Jésus, et ainsi dans un quatrième temps s’unir avec le Père par le chemin
de la suprême pauvreté. Or ce chemin exclut qu’il puisse être affirmé par un
homme, fût-il le successeur de Saint-Pierre : “le Pape est le seul homme
dont tous les princes baisent les pieds. “ Si il est impossible qu’une bouche
humaine soit en mesure de prononcer cette phrase c’est parce que : “la
vertu qui a nom humilité a sa racine dans le fond de la Déité où elle est
implantée, afin qu’elle ait son être uniquement dans l’Un éternel et nulle
part ailleurs. J’ai dit à Paris, à l’École, que toutes choses seraient
accomplies dans l’homme véritablement humble, (...) ici a lieu le baiser de
l’unité de Dieu et de l’homme humble. (...) Le soleil est la figure de Dieu.
Ce qui est le plus élevé dans sa Déité insondable correspond à ce qui est le
plus bas dans la profondeur de l’humilité. “ (Sermon 15)
Ce qui s’impose alors à la compréhension, c’est l’irréductible
séparation qu’il est nécessaire de poser, entre l’insondable humilité, le pur
dénuement, la suprême pauvreté, et le mouvement de pensée de la doctrine
théocratique. Entre le “corps mystique universel” sur lequel règne le pontife
suprême selon Gilles de Rome711, un des théoriciens de la doctrine
Maître Eckhart, « Ce qui est au Père » (Sermon 104) in Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans
l’âme, traduit du moyen haut allemand par Gérard Pfister, Mesnil-sur-L’Estrée, Éditions Arfuyen, 2004, p. 141.
711
Gilles de Rome, « De ecclesiastica potestate » (1301), in M. Pacaut, La Théocratie, L’Église et le pouvoir
au Moyen Âge, op. cit, p. 146.
710
226
théocratique, et l’intuition mystique de Maître Eckhart, il ne peut se créer
aucune solution de continuité. Nous pressentons en la force motrice de cette
intuition un mouvement violent d’arrachement au corps institutionnel de
l’ecclesia, mouvement se cristallisant dans le vocable de la suprême
pauvreté énoncé dans le sermon 52 : Pourquoi nous devons nous affranchir
de Dieu même : “celui-là est un homme pauvre qui ne veut rien, ne sait rien
et n’a rien.” Cette phrase signifie que le meurtre du Pape ne peut rentrer
dans la réalité mystique de la mort du Christ, donc, la doctrine théocratique
qui infère de la royauté absolue du Christ, la royauté suprême du Pontife
vicaire du Christ, est fausse, ce qui est énoncé de la manière suivante par
Eckhart “Si je tuais le pape de ma main et que ce ne fût point arrivé par ma
volonté, je voudrais quand même monter à l’autel et je n’en voudrais pas
moins dire la messe.” (Sermon 25). C’est par ce violent arrachement au
corps institutionnel de l’ecclesia qu’une philosophie politique secrète
cachée dans l’intuition mystique, engendre la mise en oeuvre de certains
mots clés : Pauvreté, Liberté, Humilité, Humanité, (sermons : 25, 52, 28, 14,
15, 25) ouvrant la porte à l’énonciation d’une pensée républicaine se
structurant clandestinement par la forme d’un cadre mystique comme nous
pouvons le deviner dans l’énoncé suivant : “ainsi, puisqu’il reste encore
dans l’âme quelque chose de la créature, il faut que l’âme s’expulse hors
d’elle-même et qu’elle expulse d’elle jusqu’aux saints et aux anges et même
jusqu’à la très sainte Vierge, parce que tous sont encore des créatures.
L’âme doit demeurer dans sa nudité, sans aucun besoin ; c’est ainsi qu’à
l’aide de l’Égalité elle réussit à parvenir à Dieu. Rien n’unit mieux, en effet,
que l’Égalité ; car Dieu aussi est dans sa nudité et sans aucun besoin. En
d’autres termes, c’est dépouillée de la matière que l’âme parvient à Dieu.”
712
Cette philosophie politique secrète, lisible sous le texte
explicitement mystique de Maître Eckhart, constitue le support d’un
remaniement spirituel, d’un remaniement pulsionnel, se déployant par le
nom de Marsile de Padoue, par le nom de Guillaume d’Ockham dans le
double cadre d’une part de la grande querelle franciscaine de la pauvreté
considérée par Michel Villey comme : “un des événements capitaux de la
philosophie du droit” 713, d’autre part de la rivalité et du combat entre le
Sacerdoce et l’Empire. Nous lisons, dans la chaîne qui relie les trois noms
de Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham, la constitution
d’un sentiment d’historicité, dont la puissance signifie une agression
fondamentale contre le nom du Christ, comme nom pulsionnel qui constitue
le Grand Nous de la Chrétienté victorieuse. Ce grand Nous, se détache de
lui-même pour laisser passer, la déité toute nue, “car la Trinité n’est qu’une
manifestation de cette déité. Dans la pure déité (...) l’âme est morte à ellemême et ne vit plus qu’en Dieu. Et ce qui est ainsi mort est réduit à néant.
L’âme est donc réduite à néant et sa sépulture est la déité.” 714 Ce grand
Nous, se détache de lui-même pour laisser passer cette “pierre détachée de
la montagne sans le secours d’aucune main” 715 qui, tombant sur la statue
aux pieds d’argile (symbole de la curie romaine) la détruirait. Ce grand
Maître Eckhart, « Pourquoi l’âme doit rejeter hors d’elle tous les Saints », in Eckhart, Traités et sermons,
Traduction par Alain de Libera, op. cit, p. 395.
713
M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, Paris, Léviathan PUF, 2003, p. 212.
714
Maître Eckhard, « Pourquoi l’âme doit rejeter hors d’elle tous les Saints », in Eckhart, Traités et sermons,
Traduction par Alain de Libera, op. cit, p. 395.
715
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, traduction par Jeannine Quillet, Paris, Vrin,
1968, 2ème Partie, chap. XXIV, § 17, p. 453.
712
227
Nous se détache de lui-même, pour laisser passer le nominalisme d’Ockham
conduisant à “une coupure brutale entre philosophie et foi.” 716 Et ce
détachement s’accomplit par la figure de la Summa paupertas, cette figure
réalisant l’union psychique du Peuple et de l’Histoire, par la trinité
constitutive de ces trois noms propres, trois textes désirant détruire l’unité
institutionnelle fictive de l’ecclesia, trois textes désirant détruire
l’institutionnalisation du corps martyrisé du Christ, pour reconnaître la
souffrance de ce corps supplicié, abandonné, support de la parole
psalmodiée du chant des apôtres.
SECTION 3. LE CONCEPT POLITIQUE DE SUMMA PAUPERTAS
SELON MARSILE DE PADOUE
§ 1. LE DÉFENSEUR DE L’ABSOLUE PAUVRETÉ DU
CHRIST
Un des contemporains d’Eckhart se nomme Marsile de Padoue.
Il est le fils d’un notaire de l’Université de Padoue. La corporation des
notaires eut toujours le premier rang à Padoue, et la dimension de prestige et
de considération dont jouissait cette corporation se retrouve dans le rejet
implacable de la plénitude de Puissance du Pape, que met en oeuvre Marsile
de Padoue dans l’écriture de son maître livre Le Défenseur de la Paix,
Defensor Pacis. L’auteur de ce livre pourrait être né entre 1275 et 1280, sa
mort est attestée par un discours du Pape Clément VI du 10 avril 1343.
Marsile de Padoue est un acteur éminent de ce que l’on a appelé la querelle
théorique de la pauvreté. On peut approximativement dater cette querelle, de
son début marqué par la Bulle Exiit qui seminat (1279) du Pape Nicolas III,
à la parution en 1341 du livre de Guillaume d’Ockham, le Breviloquium de
principatu tyrannico. Le livre III de ce traité présente une réfutation de la
thèse du Pape Jean XXII sur l’origine divine de la propriété. Michel Villey,
lors de la prononciation de son cours de l’année universitaire 1962-1963, Le
franciscanisme et le droit. Les sources scolastiques médiévales de la pensée
juridique moderne, énonce : “je croirais assez volontiers qu’un des
événements capitaux de l’histoire de la philosophie du droit fut la grande
querelle franciscaine de la pauvreté. (...) Par quelle humaine fatalité (...) la
pauvreté devint-elle objet de discussion juridique ? “ 717 Or, Michel Villey
ne semble pas accorder une importance véritable à Marsile de Padoue et à
son Maître livre. La raison de cette attitude nous la trouvons dans
l’admiration qui est la sienne pour Guillaume d’Ockham crédité d’une
“ admirable vigueur critique, d”une volonté destructrice.”
Ockham “ ouvrit le combat décisif contre Aristote “ tandis que Marsile de
Padoue ne fut qu’ “ un maître de la faculté des arts (c’est-à-dire des lettres)
très infatué d’Aristote. (...) Or, on peut soupçonner les glossateurs (ou Saint
Thomas dont la doctrine est analogue) de n’avoir pas su enregistrer le vrai
langage de leur temps, par servilité envers les textes des anciens. “ 718
M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 227.
M. Villey, Ibid, p. 212.
718
M. Villey, Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Paris, Dalloz, 2002, première édition en 1962, p.
245, p. 240, p. 40.
716
717
228
Nous comprenons donc clairement que la figure d’Ockham
constitue pour l’être juridique de Villey, penseur du Droit, mais plus encore
penseur de la liaison irréductible entre le Droit et la Philosophie, un
véritable support, car, en effet c’est dans le nom d’Ockham, en tant que
“ fondateur d’une école de philosophie (le nominalisme) qui traversera
toute l’histoire moderne et se survit encore aujourd’hui “ que “ se trouve la
clé du problème fondamental (...) de la philosophie du droit. “ 719 La figure
d’Ockham a semble t-il empêché Villey de s’intéresser au Defensor Pacis,
pourtant Ockham s’est vivement intéressé à ce livre d’une manière critique,
dans l’élaboration de sa pensée propre : “ maintenant il (Ockham) a pris
connaissance du Defensor pacis : il en a le texte entre les mains ; il le cite,
il l’analyse, il le dissèque. “ 720 Le Defensor Pacis est terminé le 24 juin
1324, le jour de la Saint Jean-Baptiste, comme le souligne son auteur dans
la dernière phrase. Ce livre sera expressément condamné par le pape Jean
XXII dans la bulle Licet juxta doctrinam (23 octobre 1327). Ce livre,
réquisitoire violent contre le pouvoir pontifical, connut ce sort privilégié
d’être mis immédiatement en pratique dans la réalité historique et politique
de son temps. Il est dédié à l’empereur Louis de Bavière, excommunié le 23
mars 1324 par le Pape Jean XXII sur le fondement de la plénitude de
puissance universelle du successeur de Saint Pierre, plénitude à laquelle
l’empereur oppose le fondement divin de la souveraineté impériale.
Pour Marsile de Padoue l’Empereur est le guide éclairé de la
société chrétienne, la mission de l’empire est à la fois spirituelle et
temporelle, le véritable représentant de Dieu sur la terre est l’Empereur, qui
ne tient son pouvoir que de Dieu seul, et qui est à la fois défenseur de
l’Empire et de l’Église. Toute l’entreprise de Marsile de Padoue consiste
dans une sécularisation poussée à l’extrême des conceptions théocratiques.
L’Empereur est censé jouer le même rôle et assumer les mêmes fonctions
que celles qui sont dévolues au Pape par les penseurs théocratiques
contemporains de Marsile. Alvaro Pelayo, évêque et pénitencier de Jean
XXII, écrit à la demande de ce dernier un traité, le De Statu et Planctu721,
dont le but est l’affirmation et la défense de la primauté du Pontife suprême
sur l’ensemble de la chrétienté. Personne en effet ne peut entrer en
contestation avec celui qui tient la place de Saint Pierre, car il en est du Pape
comme de la divine Trinité, à laquelle il est impossible de créer un autre
Dieu, qui lui serait égal ou supérieur en toutes choses. En réponse à cette
conception théocratique décidant d’octroyer au Pape une aura divine,
Marsile de Padoue invoque la prophétie de Daniel (Daniel, II, 31-33, 3435.) pour signifier en un accent quasi messianique la destruction par
l’Empereur, des prétentions de la curie romaine au gouvernement des
hommes. La curie romaine est symbolisée par la statue aux pieds d’argile.
L’Empereur est symbolisé par cette pierre détachée de la montagne. “ Mais
le même prophète (Daniel) a témoigné qu’une pierre détachée de la
montagne sans le secours d’aucune main, tomberait sur cette statue,
voulant signifier par cette pierre le roi élu par l’ensemble des hommes et
que Dieu a suscité par sa grâce, en lui conférant le pouvoir, et dont le
royaume ne peut être transmis à aucun autre. Ce roi, dis-je, agissant plus
par la vertu ou grâce de la Trinité que par l’oeuvre ou le pouvoir des mains
M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 223.
L. Baudry, Guillaume d’Occam. Sa vie, ses œuvres, ses idées sociales et politiques, Paris, Vrin, 1949, p. 217.
721
N. Iung, Un Franciscain, Théologien du Pouvoir pontifical au XIVème siècle, Alvaro Pelayo Évèque et
Pénitencier de Jean XXII, Paris, Vrin, 1931.
719
720
229
humaines, détruirait et anéantirait la partie d’argile de cette terrifiante,
horrible et monstrueuse statue. “ 722
En interprétant pour le compte de son idéologie la prophétie de
Daniel, Marsile veut montrer l’extraordinaire coïncidence de la vérité
philosophique et de la vérité révélée, il veut montrer l’étroite corrélation
entre la réflexion philosophique et le message de l’Écriture. Son rejet des
prétentions sacerdotales et pontificales se fait au nom même de la doctrine
de l’Église primitive. Sa critique des institutions ecclésiastiques s’effectue
au nom de l’Évangile, et c’est par une complète subversion des valeurs
authentiques de la doctrine chrétienne que la papauté prétend représenter ces
dernières. Cette critique radicale de la plénitude de pouvoir que le Pape
tiendrait directement de Dieu, qu’accomplit Marsile, se déploye d’une part,
sur le fondement de la figure de l’extrême pauvreté, et d’autre part, sur le
fondement de la tradition gibeline, tradition qui s’enracinait dans l’aura
divine de l’Empereur Frédéric II. “ C’est après avoir triomphé en Orient
que Frédéric II fonda la première monarchie absolue d’Occident : une
coïncidence qui n’est certes pas un hasard. Sa victoire en Terre sainte avait
en effet suscité cette métamorphose radicale qui se produit lorsque le héros
prend conscience de son origine divine et que le dieu dont il se réclame
l’habite véritablement. (...) En même temps que se manifeste sa filiation
divine, la carrière du monarque marque un tournant : du stade des actions
personnelles et de l’affirmation de soi, il se hausse à celui d’une activité
créatrice de contenu universel, lorsque dans l’État de l’Empire, il donne
corps à la loi éternelle qui réside en lui. “ 723
Le Defensor Pacis est terminé un mois après l’Appel de
Sachsenhausen qui date du 22 mai 1324, rédigé à l’initiative de Louis de
Bavière en réponse à l’excommunication dont il a fait l’objet. Dans cet
appel l’Empereur dénonce le Pape comme hérétique, il accuse le Pape d’être
l’ennemi de la paix, d’avoir usurpé le pouvoir civil, d’avoir enseigné
publiquement que le Christ et les Apôtres avaient possédé en commun, et
par conséquent, de refuser la doctrine de la pauvreté méritoire. Dans le texte
de cet Appel on peut lire : “ il (le Pape) ne lui suffit pas d’attenter aux
droits de l’Empire temporel, de le jeter bas, de servir iniquement contre
notre couronne, il s’attaque à N.-S. Jésus-Christ lui-même, (…) il s’insurge
contre la doctrine évangélique de l’absolue pauvreté du Christ, sur
l’exemple de qui se fonde la perfection de la vie chrétienne, dans le total
abandon des choses de ce monde. “ 724 Le pape Jean XXII, avait en effet
remis en cause la doctrine franciscaine de la très haute pauvreté dont Saint
François d’Assise avait été l’initiateur. Cette doctrine avait été reconnue par
la plus haute autorité de l’Église, le pape Nicolas III, en 1279 dans la bulle
Exiit qui seminat.
Selon cette doctrine de la pauvreté évangélique, le Christ et les
apôtres n’ont rien possédé en droit mais seulement usé en fait de certaines
choses ; ils l’ont fait au nom d’un droit naturel donné par Dieu à tous les
hommes -- et qui existait seul dans la condition de première innocence -- de
se servir des choses du monde pour leurs besoins ; mais ils n’ont possédé
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, traduit du latin par Jeannine Quillet, Paris,
Vrin, 1968, 2ème Partie, chapitre XXIV, § 17, p. 453.
723
Ernst H. Kantorowicz, L’Empereur Frédéric II, op. cit, p. 197.
724
Cité par J. Quillet, La Philosophie politique de Marsile de Padoue, Paris, Vrin, 1970, p. 12.
722
230
aucun droit opposable aux tiers et susceptible de donner lieu à action en
justice. Les Frères Mineurs sont donc fondés à imiter en cela le Christ et les
apôtres, et donc à renoncer à toute propriété de droit au profit de l’Église, ne
conservant pour eux-mêmes qu’un simple usage de fait des biens meubles
ou immeubles nécessaires à leur vie quotidienne, se conformant ainsi à la
Deuxième Règle rédigée par François d’Assise en 1223, dite également
Regula Bullata, en raison de son approbation par une bulle d’Honorius III
en date du 29 novembre 1223. Cette règle énonce : “ j’interdis fermement à
tous les frères de recevoir, en aucune manière, des deniers ou de l’argent,
(...) en rétribution de leur travail, qu’ils reçoivent pour eux et pour leurs
frères les choses nécessaires au corps, excepté les deniers et l’argent, (...)
Que les frères ne s’approprient rien, ni maison, ni lieu, ni quoi que ce soit.
Et comme des pèlerins et des étrangers en ce siècle, servant le Seigneur
dans la pauvreté et l’humilité, qu’ils aillent à l’aumône avec confiance, et il
ne faut pas qu’ils en aient honte, car le Seigneur s’est fait pauvre pour nous
en ce monde. Telle est la hauteur de la très haute pauvreté qui vous a
institués, vous mes frères très chers, héritiers et rois du royaume des cieux,
qui vous a faits pauvres en biens, qui vous a élevés en vertus. Qu’elle soit
votre part, elle qui conduit dans la terre des vivants. Totalement attachés à
elle, frères bien-aimés, pour le nom de notre Seigneur Jésus-Christ, veuillez
ne posséder à jamais rien d’autre sous le ciel. “ 725
Le pape Jean XXII brise cette doctrine de la pauvreté
évangélique, le 8 décembre 1322 par la bulle Ad conditorem canonum. En
publiant cette bulle, d’une part il révoque la bulle de Nicolas III, Exiit qui
seminat, et d’autre part il désavoue l’ordre des Frères Mineurs. Jean XXII
déclare renoncer au nom de l’Église, à toute propriété sur les biens dont les
franciscains se servent, et il abolit donc la fonction de procurateur
(d’administrateur) qui était dévolue à l’Église sur ces biens. Selon le
raisonnement de Jean XXII, si les Frères mineurs voulaient prêter attention
davantage à la réalité qu’aux mots, ils devraient voir qu’il est impossible de
séparer l’usage de fait (usus facti) des biens, de leur usage de droit (usus
juris), et qu’une telle séparation entre ces deux usages répugne au droit et à
la raison. Pour tout ce qui est consommable, l’usage est toujours un usage de
droit fondé dans une propriété, et non pas simplement de fait. Pour étayer
son raisonnement, le pape développe une conception de la pauvreté
évangélique qui mine les fondements mêmes de l’ordre franciscain ; cette
pauvreté, dit-il, ne réside que dans la charité, et non pas dans l’abstention
de toute propriété et de tout empire sur les choses temporelles. Un an plus
tard dans la bulle Cum inter nonnullos, en date du 12 novembre 1323, Jean
XXII fait un pas de plus. Il déclare hérétique la doctrine de la pauvreté
absolue du Christ. Aux yeux du pape, nier que le Christ et les apôtres aient
possédé quoi que ce soit revient à nier qu’ils aient eu le droit d’user de
quelque chose : or la seconde proposition étant clairement impossible -puisqu’elle contredit explicitement l’Écriture -- il s’ensuit que la première
doit être repoussée et condamnée comme hérétique.
Saint François d’Assise, La Deuxième Règle, ou Regula bullata, en raison de son approbation par une bulle
d’Honorius III en date du 29 novembre 1223, in P. Christophe, Les pauvres et la pauvreté des origines au XV
ème siècle Ière partie, Paris, Desclée, 1985, p. 111.
725
231
§ 2. MARSILE DE PADOUE : LE NOM SECRET
DE PRÉCURSEUR
Ce conflit théorique au sujet de la très haute pauvreté du Christ,
s’inscrit lui-même dans ce que l’on a appelé le conflit entre le sacerdoce et
l’Empire, qui s’exacerbe dans le cadre de la lutte entre le pape Jean XXII et
Louis de Bavière. En 1323, Jean XXII refuse de confirmer l’accession par la
force de Louis de Bavière au trône de l’Empire, après la victoire de
Mühldorf acquise en 1322 contre Frédéric d’Autriche, rival de Louis de
Bavière, ayant le soutien du Pape, l’élection de ce dernier étant intervenue
en 1316, et coïncidant avec la vacance du siège impérial. En 1324 Jean
XXII excommunie Louis de Bavière, en 1327 le pape déclare ce dernier
privé de ses droits sur l’Empire. Louis de Bavière refuse de se soumettre à la
plenitudo potestatis du pape, et retourne contre ce dernier l’accusation
d’hérésie en lançant contre Jean XXII l’Appel de Sachsenhausen en 1324.
Cet appel peut être considéré comme fondamental pour quatre raisons
précises. En premier lieu, cet appel peut être considéré comme fondamental
pour l’intelligence du Defensor Pacis, en effet, tous les chefs d’accusation
qui y sont établis contre le Pape se retrouvent dans cette oeuvre. En
deuxième lieu cet appel peut être considéré comme fondamental parce que
la figure de la Très Haute Pauvreté, devient de part en part une figure
politique dans le cadre du conflit implacable entre la plenitudo potestatis
théocratique et la suprématie de la figure impériale. En troisième lieu cet
appel peut être considéré comme fondamental en regard du sens de la
plenitudo potestatis théocratique. En effet selon la nouvelle doctrine de la
pauvreté mise en oeuvre par Jean XXII, la figure de l’extrême pauvreté du
Christ est liée avec la figure d’un Christ propriétaire au sens juridique du
terme. Il s’agit là d’une réalité historique et philosophique d’une importance
primordiale. Rappelons que le terme de plenitudo potestatis, utilisé de
manière générale pour désigner les pouvoirs d’un ambassadeur, ou d’un
Empereur, revient à prendre, dès le XIIe siècle, une signification
particulière. Alors que le sens général conféré par les canonistes à ce terme
est l’autorité conférée par une communauté à son chef, par élection (ainsi,
l’Empereur possède une plenitudo potestatis conférée par le peuple en
l’élisant), il revient à désigner expressément l’autorité distincte de l’Église
romaine. En quatrième lieu, cet appel peut être considéré comme
fondamental car il rappelle et signifie “ un des événements primordiaux de
l’histoire de la théocratie“ 726 la querelle des investitures, qui s’ouvre en
février 1075 lors du synode romain lorsque le pape renouvelle de manière
solennelle et vigoureuse l’interdiction de l’investiture laïque.
Lors de ce synode la décision est prise : “ qu’aucun clerc ou
prêtre ne reçoive en aucune façon une église des mains d’un laïque, soit
gratuitement, soit à titre onéreux, sous peine d’excommunication.” 727 Le
pape Grégoire VII tente ainsi de libérer toutes les églises de l’emprise
séculière et d’imposer à tous le pouvoir pontifical. En écrivant ses fameux
Dictatus Papae, Grégoire VII, se pénétrera lui-même de cette perspective
historique et philosophique, faisant du successeur de Saint Pierre, le
dépositaire d’un pouvoir divin, construit dans l’affirmation d’une unicité
suprême. Les points I, II, XI, XII, de ce qui apparaît comme un aidemémoire du pape pour son activité spirituelle dans le siècle, sont les
726
727
M. Pacaut, La théocratie L’Église et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, Desclée, 1989, p. 63.
H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit, p. 128.
232
suivants. “ I. L’Église romaine a été fondée par le Seigneur seul. II. Seul le
Pontife romain est dit à juste titre universel. XI. Son nom est unique dans le
monde. XII. Il lui est permis de déposer les empereurs. “ 728 Cette unicité
suprême trouvera une de ses formulations les plus achevées dans le texte de
la bulle Unam sanctam du 18 novembre 1302 exposant la doctrine du pape
Boniface VIII, texte qui constitue un des documents majeurs de la théocratie
pontificale. “ Le pouvoir (spirituel), bien qu’il soit donné à un homme (le
pape) et exercé par un homme, n’est pas humain. C’est un pouvoir divin,
donné à Pierre par la bouche divine et par là à ses successeurs... “ 729 Or,
affirme Marsile de Padoue, “ Celui qui doit observer la perfection
évangélique de la suprême pauvreté (Summa paupertas) ne peut avoir en
son pouvoir aucun bien immobilier sans la ferme intention de vendre un tel
bien dès qu’il le pourra, et d’en distribuer le prix aux pauvres ; et il ne peut
avoir la propriété ou le pouvoir sur aucun bien, mobilier ou immobilier,
avec l’intention de le revendiquer devant un juge coercitif à celui qui le lui
a pris ou qui veut le lui prendre. “ 730 Dès lors l’affirmation du pape Jean
XXII selon laquelle le Christ et les Apôtres furent propriétaires des biens
dont ils usèrent constitue une négation de la perfection évangélique de la
suprême pauvreté, cette négation viole le christianisme lui-même, et doit
donc être qualifiée d’hérétique.
La dernière phrase du Defensor Pacis, le Défenseur de la Paix,
écrit par le Padouan (Marsile de Padoue) est la suivante : “en l’an mille
trois cent vingt-quatre le Défenseur est terminé, le jour de la saint JeanBaptiste, (24 juin) Louange et gloire à toi, Christ ! “ 731 En décidant
d’inscrire la phrase de conclusion de son livre dans le texte de Saint JeanBaptiste, surnommé le Précurseur, c’est-à-dire dans le nom de celui que les
Évangiles reconnaissent comme un précurseur du Christianisme, en décidant
de choisir comme dernier mot de ce livre le nom de : Christ, le Padouan
nous adresse un signe qui veut être déchiffré. Ce signe fait suite à l’Appel de
Sachsenhausen daté du 22 mai 1324, rédigé par l’empereur Louis de
Bavière, dénonçant le pape Jean XXII comme hérétique. Ce texte constituait
la réponse de l’Empereur à la décision d’excommunication dont il fut
l’objet, par ce même pape, décision qui, dans le même temps, le déclara
déchu de ses droits sur l’Empire. L’Appel de Sachsenhausen peut être
considéré comme fondamental pour l’intelligence du Defensor Pacis : en
effet, tous les chefs d’accusation dressés publiquement contre le Pape par le
texte de cet Appel, se retrouvent dans l’ouvrage du Padouan. Le Defensor
Pacis connut donc ce sort privilégié d’être mis immédiatement en pratique
dans la réalité historique et politique de son temps, ne fût-ce que pour une
période éphémère. Un extrait de cet Appel donne la mesure de la violence
du conflit présent au sein de l’Église, comme dans la relation de cette
dernière avec l’Empire. “Il (le pape Jean XXII) ne lui suffit pas d’attenter
aux droits de l’Empire temporel, de le jeter bas, de servir iniquement contre
notre couronne, il s’attaque à N.-S. Jésus-Christ lui-même, Roi des Rois et
Seigneur des Seigneurs, à sa Très Sainte Mère, qui partagea l’état de son
fils dans l’observance de la pauvreté, au saint collège des Apôtres ; il
H.-X. Arquillière, Ibid, p. 131.
Boniface VIII, Unam Sanctam (18 novembre 1302) in M. Pacaut, La théocratie, op. cit, p. 143.
730
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 3ème Partie, chapitre second, 38, p.
559.
731
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 3ème Partie, chapitre troisième et
dernier Titre de ce livre, p. 562.
728
729
233
dénigre leur conduite, il s’insurge contre la doctrine évangélique de
l’absolue pauvreté du Christ, sur l’exemple de qui se fonde la perfection de
la vie chrétienne, dans le total abandon des choses de ce monde.” 732
Ce signe inconscient qui nous est secrètement et aveuglement
adressé, par le moyen du surnom de Saint Jean-Baptiste, Le Précurseur,
c’est le signe constitutif de la destruction de la royauté, destruction
s’inscrivant comme un hapax dans le concept de crime contre l’humanité.
De la royauté absolue du Christ, à la pauvreté absolue de Jésus, Marsile de
Padoue tire les conséquences, toutes entières résumées dans ce désir de
destruction de la royauté mystificatrice revendiquée par le Pontife suprême
comme la seule royauté véritable conforme au voeu de Jésus, conforme au
Voeu du Père. Cette royauté mystificatrice du Pape, posée par la doctrine
théocratique comme une royauté réelle étant issue de la royauté de Jésus,
contraint à voir en la réalité divine du Christ, la réalité d’un propriétaire.
Jésus doit être considéré comme un propriétaire parce que la doctrine
théocratique confère au successeur de Saint Pierre un pouvoir premier sur le
temporel, pouvoir créé par la primauté du pouvoir du Pape sur le spirituel.
Gilles de Rome énonce en 1301 dans son De ecclesiastica potestate, : “ de
même que Dieu a un droit éminent universel sur toutes les choses de la
nature, mais qu’il gouverne selon une loi commune et permet à chacun de
poursuivre sa propre cause..., de même le Pontife suprême, vicaire de Dieu,
possède un droit éminent universel sur toutes les affaires temporelles ;
mais, voulant lui-même se conduire selon la loi commune, il lui arrive de
permettre aux pouvoirs terrestres --- à qui sont confiées les affaires
temporelles --- de poursuivre leur propre cause et d’exercer leur propre
juridiction. Les biens temporels sont des organismes pour aider et servir les
biens spirituels... S’ils cessent de servir, ils cessent d’être des biens. En
effet, les biens temporels qui ne sont pas établis pour les spirituels et ne leur
servent pas, quoiqu’ils soient des biens en eux-mêmes, ne le sont pas pour
nous... Donc il est manifeste que le Pontife suprême, qui est le maître du
spirituel dans le corps mystique universel, l’est aussi des biens temporels
--- afin qu’ils existent --- puisqu’ils sont établis en fonction de lui pour les
biens spirituels qu’ils doivent servir et aider. “ La doctrine théocratique de
Gilles de Rome, de Jacques de Viterbe dans son De regimine christiano
(1302), de Alvaro Pelayo dans son De Statu et Planctu Ecclesiae (1340)
reconnaît en la personne du pape, des prélats, en la structure de l’Église, une
dimension christologique de royauté absolue. Le corps mystique de l’Église
est un corps tout puissant, qui incarne une royauté spirituelle, une royauté
juridictionnelle, une royauté de perfection sacrée s’imposant nécessairement
au monde temporel selon les voies d’une Plénitude de Puissance, selon les
voies d’une Plenitudo Potestatis. Cette Plenitudo Potestatis s’érigeant sur
l’unité absolue du pouvoir de Jésus, elle reproduit dans sa structure cette
unité absolue dont la puissance n’est limitée, établie, jugée par aucun autre
pouvoir énonce Jacques de Viterbe : “le Christ est non seulement le roi du
royaume céleste et éternel, mais aussi du royaume temporel et terrestre, (...)
Sa puissance royale est une. (...) Le pape ne possède pas deux pouvoirs
distincts et séparés, mais par son seul pouvoir, il a compétence sur le
temporel et sur le spirituel. (...) Sa puissance n’est limitée, établie, jugée,
par aucun autre pouvoir.” 733
L’Appel de Sachsenhausen, cité in J. Quillet, La Philosophie politique de Marsile de Padoue, Paris, Vrin,
1970, p. 12.
733
Jacques de Viterbe, « De regimine christiano » (1302), in M. Pacaut, La Théocratie, L’Église et le pouvoir
732
234
Selon Marsile de Padoue le corps mystique de l’Église tel qu’il
se donne à voir en la personne du Pontife suprême, en la personne des
prélats, en la réalité de sa doctrine de la Plenitudo Potestatis est tout au
contraire un corps monstrueux et difforme, c’est un corps avide, cupide,
corrompu, c’est un corps qui opprime par fourberie, ruse, calcul. L’immense
crédit accordé par la masse des chrétiens à ce corps, est à la mesure de
l’immense volonté de tromperie, d’enrichissement, de domination, mise en
oeuvre par la tête fourbe de ce corps monstrueux. “Il veut séduire et
tromper le plus de gens, celui auquel le plus grand crédit est accordé dans
les temps modernes.” (...) “Le corps mystique de l’église est de toute part
infecté et tout proche de la corruption dans sa substance ou dans ses
principaux membres, et surtout (en un mot), dans la personne de ses prélats.
(...) la forme de ce corps, (...) si on l’examine soigneusement, apparaîtra
comme un monstre difforme. “ 734
§ 3. LE PRÉCURSEUR ET LA STRUCTURE
TRINITAIRE DE LA ROYAUTÉ ABSOLUE
(CHRIST – PONTIFE SUPREME – EMPEREUR)
La mise en oeuvre de la figure de la très haute pauvreté par
Marsile de Padoue, signifie le passage d’une ancienne forme de la
dimension trinitaire de la royauté absolue, à une nouvelle structure trinitaire
de cette royauté. L’imaginaire du féodalisme analysé par Georges Duby735,
s’organise selon le schéma fondamental d’une trifonctionnalité sociale
représentée par les oratores, les laboratores, les bellatores. Les oratores ce
sont ceux qui prient et intercèdent pour les hommes auprès de Dieu en
fournissant un labeur spirituel. Les laboratores ce sont ceux qui cultivent,
travaillent et créent la subsistance en fournissant un labeur corporel. Les
bellatores ce sont ceux qui gardent les places fortes, protègent les terres,
combattent l’ennemi en fournissant un labeur de guerrier. Si le trône royal
repose sur ces trois colonnes c’est parce que l’idée de royauté absolue
repose elle-même sur un schéma trifonctionnel matérialisé en premier lieu
par le Christ, Roi des rois, Seigneur des seigneurs, en deuxième lieu par le
pontife suprême successeur de l’Apôtre Pierre en lequel réside la réalité, la
matérialité de l’élément dogmatique et permanent, le pouvoir des clés,
source première de la doctrine pontificale et fondement irréductible de
l’autorité du successeur de Pierre. “Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai
mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas contre elle ; je te
donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu lieras sur la terre
sera lié dans le ciel, tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le
ciel.” (Matth. XVI, 18-19.) 736 En troisième lieu par l’Empereur, le Roi, le
Prince.
Or, c’est ce schéma trifonctionnel de l’idée de royauté absolue
qui se brise dans le texte de Marsile de Padoue, par le moyen de la figure
éminemment politique de la très haute pauvreté, figure destructrice de la
souveraineté du Pontife suprême telle qu’elle s’incarne dans la Plénitude de
puissance revendiquée pour le successeur de Saint Pierre par la curie
au Moyen Âge, op. cit, p. 149-150.
734
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 2ème partie, chap. XXV, § 20, p. 468.
Et, 2ème partie, chap. XXIV, § 11 et 12, p. 449.
735
G. Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978, p. 134 et 135.
736
Cité par H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII essai sur sa conception du pouvoir pontifical, op. cit, p. 216.
235
romaine et les théoriciens de la doctrine théocratique. Désormais le
successeur de saint Pierre, est destitué de son héritage de puissance et de
gloire, il est précipité dans le dénuement extrême de la Summa paupertas, à
l’image du Christ lui-même. Dans ce dénuement il rejoint malgré lui la
masse des pauperes, la masse des pauvres, symbolisant, par la nudité
primitive de leur misère ecclésiale, la véritable souveraineté successorale de
Pierre. Tu es Pierre et sur cette masse de pauperes je bâtirai mon Église.
Rappelons-nous que le nom fondamental de Pierre existe par le concept du
crime contre l’humanité dans le nom propre du grand révolutionnaire
français. Car en effet pour le Padouan, l’élément significatif et déterminant
de la figure de la très haute pauvreté réside dans la négation du droit de
revendiquer la propriété d’une chose, négation constitutive de la réalité
évangélique et christologique de la Summa paupertas. La réalité du Christ
réside dans la négation de son statut fallacieux de propriétaire. Si le Christ
est véritablement le Christ c’est parce qu’il est impossible qu’il puisse
jamais être considéré comme jouissant d’un statut de propriétaire et donc
comme visant un enrichissement et une puissance politique, qui est
puissance sur la communauté des hommes.
De l’enseignement du Christ et des Évangiles, il résulte que les
prêtres, tous les prêtres du plus élevé au plus bas dans la hiérarchie de
l’Église, en conformité avec l’exemple de la très haute pauvreté du Christ
n’ont aucun droit de revendiquer la propriété des biens dont ils usent. Selon
l’idéal de la pauvreté méritoire ils n’ont aucun droit juridique ou moral de
revendiquer non seulement la propriété d’un bien, mais également une
subsistance quelconque de la part de la communauté des croyants. La
pauvreté méritoire est corrélative de la plus extrême dépossession du clergé,
placé comme tous les hommes sous l’autorité du législateur ou prince. La
pauvreté méritoire est la vertu par laquelle quelqu’un, pour l’amour du
Christ, veut se priver et manquer de tous les biens temporels, qu’on appelle
d’ordinaire richesses, superflues pour son entretien. “Comment, en effet,
celui qui a choisi une telle pauvreté pourrait-il bien être avide ou
orgueilleux, comment pourrait-il être débauché ou intempérant, ambitieux,
sans miséricorde, et pourquoi serait-il injuste, timoré, méchant ou envieux ;
serait-il aussi menteur, impatient, et dans quel but serait-il malveillant à
l’égard du prochain ? Il semble plutôt qu’à celui qui s’est ainsi disposé à
toutes les vertus, la porte soit ouverte aussi pour l’accomplissement, avec
égalité d’âme, de tous les préceptes et conseils.” 737 C’est en prenant appui
sur les saintes Écritures, que Marsile de Padoue retourne contre le corps
monstrueux de la curie romaine les paroles mêmes du Christ. L’extrême
pauvreté du Christ, son dénuement, sa passion, la souffrance qui fut la
sienne, sont niés, oubliés, censurés, par l’appétit de domination et
d’enrichissement qui structure l’affirmation de la Plenitudo Potestatis du
souverain Pontife.
En précipitant les prêtres vers le vrai désir de Dieu, Marsile de
Padoue reconnaît, la vraie pauvreté, la vraie souffrance, la vraie béatitude, la
vraie souveraineté ouvrant le chemin du législateur vers la communauté des
hommes. Cette communauté des hommes, elle est symbolisée par les
pauperes, ces pauvres proches du Christ, si ils en ont la volonté, ces
pauvres, symbole trinitaire de la royauté absolue du Christ. Cette royauté
737
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la paix, op. cit, 2ème partie, chap. XIII, § 26, p. 307.
236
absolue de Jésus n’engendre pas la royauté fallacieuse du Pontife suprême,
elle engendre la pauvreté absolue de tous ceux, prêtres ou laïcs, qui
accomplissent le voeu de pauvreté méritoire, se rapprochant ainsi de la
pureté du Christ, de sa souffrance, de son dénuement, se rapprochant ainsi
des faibles, les veuves, les orphelins, les pauvres. Marsile de Padoue se
rappelle alors le souffle de la conclusion du sermon A la recherche du vrai
pauvre, prononcé par Augustin, à Carthage, dans la Basilica Novarum, un
dimanche peu après le 27 mai 418 : “ brièvement cherchons maintenant
l’orphelin, car nous nous sommes fatigués en cherchant le pauvre : seigneur
Jésus, je cherche l’orphelin ; je suis fatigué de chercher. Réponds vite pour
que je trouve : “ne donnez, dit-il, à personne le nom de père sur la terre.
(Matth. XXIII, 9.) L’orphelin sur terre a trouvé un Père immortel dans les
cieux. Ne donnez, dit-il, à personne le nom de père sur la terre.” 738
Nous nous approchons maintenant du désir fondamental de
Marsile de Padoue. Marsile a reconnu la division irréductible entre les
riches et les pauvres, division présente dans les Évangiles. Il a reconnu le
principe divin de paternité qui lie ensemble, le Père, le Fils, et les membres
de la communauté humaine qui sont identiques à l’Esprit saint en tant que
communauté. Il a reconnu que l’Empereur était le symbole du Fils sur la
terre, parce que lui-même, Marsile de Padoue symbolisait les opprimés.
Ainsi en destituant le Pontife suprême de la filiation divine qu’il revendique
en tant que successeur de Pierre, Marsile construit lui-même sa filiation
dans le corps de la paternité divine. Il peut donc s’adresser directement à
l’Empereur dans le moment même où moi-même, Marsile de Padoue je me
pose comme le descendant d’Anténor, prince troyen, passant pour être le
fondateur de la ville de Padoue. Nous sommes donc amenés à transmettre au
lecteur deux longues citations, fondamentales pour la compréhension de
l’économie de pensée du Padouan. La première citation est tirée de
l’Évangile selon saint Luc, elle est présente resserrée en deux lignes dans le
Defensor Pacis, “Ayant levé les yeux, il dit à ses disciples : “bienheureux,
vous, les pauvres, parce que le royaume de Dieu est à vous. Bienheureux,
vous qui avez faim maintenant, parce que vous serez rassasiés. Bienheureux
vous qui pleurez, parce que vous rirez. Bienheureux serez-vous lorsqu’on
vous haïra, qu’on vous chassera, qu’on vous outragera, que votre nom sera
rejeté comme infamant à cause du fils de l’homme. Réjouissez-vous en ce
jour-là et tressaillez d’allégresse, car voici que votre récompense sera
grande au ciel. Car ces mêmes traitements, leurs pères les ont infligés aux
prophètes “
“Par contre, malheur à vous, riches, parce que vous tenez votre consolation
! Malheur à vous, qui êtes rassasiés maintenant, parce que vous aurez
faim ! Malheur à vous, qui riez maintenant, parce que vous serez dans le
deuil des larmes ! Malheur à vous quand tout le monde dira du bien de
vous, car vos pères en usaient ainsi à l’égard des faux prophètes. “ (Luc,
VI, 21.)739
Saint Augustin, « A la recherche du vrai pauvre » (Sermon XIV), in G. Humeau (trad), Les plus beaux
sermons de Saint Augustin, 3 volumes, op. cit, t 1, p. 38.
739
Cette citation de l’Évangile est présentée ainsi par Marsile de Padoue : « Bienheureux les pauvres,
bienheureux ceux qui pleurent, bienheureux ceux qui souffrent persécution ; bienheureux vous qui avez faim. »
in Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 2ème partie, chap. XIII, § 25, p. 306.
738
237
La deuxième citation est extraite du premier chapitre du
Defensor Pacis, “Ainsi donc, attentif et soumis aux préceptes du Christ, des
saints et des philosophes, moi, descendant d’Antenor, (...) par révérence
pour le Donateur, par désir de propager la vérité, par brûlant amour pour
ma patrie et mes frères, par compassion pour les opprimés et pour leur
protection, pour détourner de l’erreur les oppresseurs (...) pour soulever
ceux qui doivent et peuvent s’y opposer, j’ai écrit (...) en élevant mes
regards vers toi, qui, comme ministre de Dieu, donneras à cette entreprise
la fin qu’elle souhaite recevoir de l’extérieur, très illustre Louis, Empereur
des Romains, en vertu d’un droit du sang antique et privilégié, non moins
qu’eu égard à ta nature singulière et héroïque, et à ton éclatante vertu (...)
j’ai consigné dans cet écrit la somme des pensées qui vont suivre, (...)
convaincu qu’elles pourraient apporter une manière d’aide à ta majesté
vigilante... “ 740 En s’adressant de la sorte à l’Empereur Louis de Bavière, en
liant son sort à ce dernier contre l’idéologie de la papauté, Marsile de
Padoue fait écho aux positions de Dante attribuant à l’Empereur, dans la
Divine Comédie, et le De Monarchia, un rôle de défenseur suprême de la
paix. Mais il expose également son désir fondamental dont la signification
s’inscrit dans l’héritage frédéricien, c’est-à-dire dans la certitude qui était
celle de l’Empereur Frédéric II, selon laquelle cette puissance qui était la
sienne était de nature divine.
Frédéric II mourut le 13 décembre 1250. Marsile, lui, est né
entre 1275 et 1280. La disparition de Frédéric II signifiait pour beaucoup la
fin de l’Empire Romain. Lui aussi tout comme Louis de Bavière s’était
opposé durement aux prétentions de la Papauté. Le corps mystique de
l’Église comme monstre difforme selon Marsile, représentait une réponse
différée de l’Empereur Frédéric II au manifeste rédigé par le Pape Grégoire
IX contre lui, car, en effet, ce pape comparait l’Empereur à un monstre, et
donc, c’est, tout à fait logiquement, par la signification de la monstruosité
qu’ultérieurement, Marsile de Padoue, représentant le principe fondamental
de l’espérance impériale, devait répondre au successeur de saint Pierre,
détracteur de Frédéric II, comme au successeur de saint Pierre, détracteur
de Louis de Bavière. Dans le manifeste daté de 1239, par lequel Grégoire IX
excommuniait Frédéric II on pouvait lire : “un monstre s’est élevé de la
mer, dont la bouche ne profère que calomnies, doté pour exprimer sa rage,
des griffes d’un ours et de la gueule d’un lion, tandis que le reste de son
corps ressemble à celui d’une panthère. Il n’ouvre la bouche que pour
calomnier le nom de Dieu et ne cesse pas de lancer ses traits contre la
maison du Seigneur et les saints qui sont au ciel. “ 741 Ainsi au corps
mystique de l’église, analysé par Marsile de Padoue comme étant le corps
d’un monstre difforme, répondait auparavant le corps trinitaire monstrueux
sauvage et implacable, analysé par Grégoire IX, comme étant celui de
l’Empereur Frédéric II, à la fois ours lion et panthère. On peut percevoir
dans cette lutte sauvage entre ces deux corps monstrueux, l’origine cachée
du désir commun des deux corps de Ernst Kantorowicz et de Marsile de
Padoue, car tous les deux possèdent en même temps, le même désir,
enraciné dans une réalité historique identique, constituée par le nom de
l’Empereur Frédéric II. Dans l’ouvrage qu’il lui a consacré, Kantorowicz
écrit : “c’est après avoir triomphé en Orient que Frédéric II fonda la première
740
741
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 1ère partie, chap. I, § 6, p. 54.
Le pape Grégoire IX, cité par M. Pacaut, La Théocratie, l’Église et le pouvoir au Moyen Âge, op. cit, p. 126.
238
monarchie absolue d’Occident : une coïncidence qui n’est certes pas un
hasard. Sa victoire en Terre sainte avait en effet suscité cette métamorphose
radicale qui se produit lorsque le héros prend conscience de son origine divine
et que le dieu dont il se réclame l’habite véritablement. “ 742
SECTION 4. L'ENONCIATION IMPLICITE DU CONCEPT DE CRIME
CONTRE L’HUMANITÉ DU CHRIST,
PAR GUILLAUME D'OCKHAM
§ 1. LE VRAI PAUVRE
Pour comprendre la relation entre la figure de la Très Haute
Pauvreté et Guillaume d’Ockham il est nécessaire de situer précisément
cette figure dans le cadre du christianisme antérieur à cet auteur. Pour saint
Augustin le vrai pauvre c’est Jésus Christ. Jésus est le chef des pauvres.
Dans le sermon que nous avons déjà évoqué : A la recherche du vrai pauvre,
on peut comprendre la trinité qui constitue la figure de la très haute
pauvreté. Le pauvre Lazare, le pauvre Jésus Christ, le pauvre enfant
abandonné. Lazare c’est cette figure du pauvre évoqué dans le texte de
l’évangile de Luc (XVI, 19-31.) et reprise par Augustin dans ce sermon. Ce
qui montre qu’il s’agit pour Augustin d’une figure princeps, c’est que ce
dernier dans un autre de ses sermons, Sur la vraie richesse, évoque le
pauvre Lazare, mais sans le nommer par son nom biblique, comme si il
représentait la figure même de la pauvreté. Et donc énonce Augustin à
Carthage : “ mais voici qu’un mendiant, n’en pouvant plus, couvert de
haillons, mourant de faim vient m’objecter : c’est à moi qu’est dû le
royaume des cieux, car je suis semblable à Lazare, qui gisait plein d’ulcères
à la porte du riche ; les chiens léchaient ses plaies et il cherchait en vain à
se rassasier avec les miettes qui tombaient de la table du riche. “ Ainsi
donc le mendiant méprisé, l’homme crucifié, l’enfant abandonné par son
père et par sa mère signifient tous les trois ensemble la figure de la très
haute pauvreté. L’homme absolument pauvre c’est l’homme abandonné,
méprisé, crucifié. L’orphelin, le mendiant, l’homme livré aux mépris, aux
fouets, aux insultes, aux crachats, aux soufflets, à la couronne d’épine, cloué
à la croix percé par la lance. Mais cet homme absolument pauvre est
absolument riche car : “ la vraie richesse c’est l’immortalité. Là est
l’opulence où se trouve l’absence totale d’indigence (...) le riche de ce
monde a beau être riche, le Christ est plus riche encore (...) car nous
sommes les mendiants de Dieu. “
La racine de tous les maux c’est l’amour de l’argent et certains,
pour s’y être livrés, se sont égarés loin de la foi et se sont causés à euxmêmes beaucoup de tourments. La thésaurisation exprime la cupidité, et
engendre la rapine, l’avarice, la fraude, la malice, le parjure. La maladie des
riches c’est un orgueil démesuré, et cet orgueil de posséder qui se loge dans
cette maladie des riches rencontre l’orgueil de ceux qui se laissent guider
par la passion de dominer. Et cette passion de dominer identique à la passion
de posséder est l’expression de l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu.
L’orgueil du riche qui, hautain regarde Lazare mourir, l’aveuglement du
pauvre qui, orgueilleux regarde le riche s’enrichir, sont le contraire de
l’humilité du pauvre et de la pauvreté du riche, quand ce pauvre et ce riche,
742
E. H. Kantorowicz, « L’Empereur Frédéric II », in Œuvres, op. cit, p. 197.
239
mendiants de Dieu, vont vers la vraie pauvreté et la vraie humilité,
rencontrant la clairvoyance de la piété dans la vraie richesse de l’éternité. Le
mendiant c’est celui qui supplie qu’on lui donne quelque chose, et moi
Augustin, au contraire du mendiant qui supplie, je vous donne l’ordre de
donner aux pauvres. “ Donnez donc aux pauvres ; c’est de ma part plus
qu’une prière et un avertissement, c’est un ordre. Je ne tairai pas à votre
charité pourquoi j’ai cru nécessaire de vous faire ce sermon. Depuis que
nous sommes ici, les pauvres à l’entrée et à la sortie de l’église, ne cessent
de nous supplier de vous parler pour recevoir enfin quelque chose de vous.
“ 743
Dans le christianisme mis en oeuvre par saint Augustin la
souffrance qui s’exprime dans le rejet et la destruction de l’homme
abandonné méprisé crucifié, la souffrance qui se confond avec la figure de
la plus extrême pauvreté, se transfigure elle-même dans la figure de la vraie
richesse où se trouve l’absence totale d’indigence qui signifie l’opulence de
l’immortalité. L’être absolument pauvre est en réalité l’être absolument
riche. La réalité de cette souffrance de l’homme absolument pauvre
indiquait la réalité de la plus haute spiritualité présente dans la Cité de Dieu
dont la parole et les écrits d’Augustin garantissaient l’existence.
L’Augustinisme politique se caractérise par la transformation de cette haute
spiritualité en figures du discours politiques. Très précisément, l’homme
qui mendie et l’homme qui supplie, deviennent des représentations internes
de la lutte entre le sacerdoce et l’empire. Dans le conflit qui oppose le pape
Grégoire VII et le souverain germanique Henri VI, ce dernier convoque en
1076 une grande assemblée à Worms. Vingt-quatre évêques, sous la pression
du roi y signèrent l’acte de déposition du pape. Dans ce document singulier
et hautement significatif, les porte-parole du roi essaient de se montrer plus
soucieux que le pape des intérêts de l’Église et de la foi. C’était la
conséquence inévitable de l’absorption du domaine temporel dans le
domaine spirituel. Ce qui est particulièrement significatif dans ce document
c’est la transformation négative de la figure du mendiant détachée de toute
richesse et de toute spiritualité pour indiquer simplement la réalité de
l’humiliation qu’elle exprime, cette humiliation ne pouvant se transfigurer
dans aucune rédemption pour indiquer une richesse future ou présente. Ce
document conteste le décret contre l’investiture laïque décidé par le synode
romain de février 1075 dont le but était la remise en cause de la simonie,
c’est-à-dire la volonté d’acheter ou de vendre à prix temporel une chose
spirituelle, simonie qui dégradait l’esprit ecclésiastique, et que l’on pouvait
percevoir dans le pouvoir qui était celui du roi ou de l’empereur de nommer
et d’investir les évêques dans leur charge. Henri IV et les évêques écrivent
dans ce document dirigé contre Grégoire VII : “ en enlevant aux évêques,
(...) le pouvoir que leur confère dans l’ordination la grâce du Saint-Esprit
(...) si bien que nul maintenant ne peut être évêque ou prêtre s’il ne mendie
cette faveur en s’inclinant devant ta fastueuse vanité, tu as détruit toute la
vigueur des institutions apostoliques, (...) tu t’arroges une puissance
nouvelle à laquelle tu n’as aucun droit et (...) tu violes au contraire les
droits incontestables de tes frères. “ 744
Saint Augustin, « A la recherche du vrai pauvre » (Sermon XIV), « Sur la vraie richesse » (Sermon
XXXVI), « Sur le bon emploi des richesses et l’égalité entre les hommes » (Sermon LXI) in G. Humeau (trad),
Les plus beaux sermons de Saint Augustin, 3 volumes, op. cit, tome I, p. 32, p. 150, p. 281 et 287.
744
Extrait de l’acte de déposition de Grégoire VII, prononcé par le conciliabule de Worms (24 janvier 1076) in
H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit, p. 140.
743
240
Comme en réponse à ce discours qui expose une figure du
mendiant détachée de toute spiritualité biblique pour indiquer simplement la
réalité de l’humiliation, Grégoire VII, décrit le drame de Canossa intervenu
le 27 janvier 1077. Lors du synode de février 1076 Grégoire VII a énoncé le
texte capital de la sentence déposant le souverain germanique. C’était la
première fois qu’une sentence pareille était prononcée dans l’Église contre
un souverain, et cette destitution représentait aux yeux du monde chrétien
un fait inouï. De la même manière que Augustin en écrivant les Confessions,
s’adresse directement à Dieu, le prenant à témoin de son écriture, Grégoire
VII en écrivant cette sentence de destitution s’adresse directement à Pierre,
prince des apôtres, dont il est le représentant, dont la grâce est descendue en
lui, grâce qui est le pouvoir donné par Dieu de lier et de délier dans le ciel et
sur la terre : “ ô bienheureux Pierre, prince des apôtres, prête -moi, je te
prie, une oreille favorable ; (...) j’interdis au fils de l’empereur Henri, qui
s’est élevé contre ton Église avec une insolence inouïe, le gouvernement de
tout le royaume des Teutons et de l’Italie ; je relève tous les chrétiens du
serment qu’ils lui ont prêtés (...) je défends que toute personne lui obéisse
comme roi. “ 745 Quand Grégoire VII, décrit le drame de Canossa, qui voit le
souverain destitué venir jusqu’au lieu où réside le pape pour demander son
pardon, il expose la figure de la supplication du souverain comme le
contrepoint politique de la manière dont le souverain et les évêques qui l’on
suivi se sont posés précédemment en mendiant de la fastueuse vanité de
Grégoire VII qu’ils prétendirent déposer, lui disant en conclusion à Worms :
“ nous avons décidé à l’unanimité de te signifier ce que nous ne t’avons
encore jamais dit, à savoir que tu ne peux et que tu ne pourras jamais, par
ces motifs, occuper le Siège apostolique. “ Dans le procès verbal de ce que
l’on a appelé l’absolution de Canossa, écrit par Grégoire VII, postérieure
donc à l’assemblée de Worms, on peut lire : “ nous avions appris d’une
manière certaine que le roi approchait de Canossa. Avant même d’entrer en
Italie, il s’était fait précéder auprès de nous par une ambassade suppliante,
avait offert de donner toute satisfaction à Dieu, à saint Pierre et à Nousmême, (...) lui-même enfin, sans rien montrer d’hostile ou de menaçant,
s’est approché avec une faible escorte du château de Canossa où nous
étions. Là, pendant trois jours, devant la porte de la forteresse, ayant
dépouillé tout insigne royal, dans un appareil misérable, sans chaussures,
revêtu de laine, il n’a cessé d’implorer avec larmes le secours et la
consolation de la miséricorde apostolique, jusqu’à ce qu’il eut ému de pitié
et de compassion tous ceux qui étaient présents ou à qui cette nouvelle était
parvenue. Ce fut au point qu’intercédant pour lui par des prières et des
larmes, tous voyaient avec étonnement notre rigueur inaccoutumée et
quelques-uns s’écriaient qu’il y avait en nous, non pas la grave sévérité de
l’apôtre mais presque la farouche cruauté du tyran.
Vaincu enfin par l’ardeur de sa componction et par les supplications de
ceux qui étaient présents, nous l’avons, relâchant les liens de l’anathème,
admis au bienfait de la communion et reçu dans le sein de notre sainte Mère
l’Église, après avoir reçu de lui les garanties que vous trouverez transcrites
plus bas. “ 746
Extrait du texte capital de la sentence portée par le pape Grégoire VII contre l’Empereur, c’était la première
fois qu’une sentence pareille était prononcée dans l’Église, in H.-X. Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit, p.
145-146.
746
H.-X. Arquillière « A propos de l’Absolution de Canossa (27 janvier 1077) » in Annuaire 1949-1950 de l’École
Pratique des Hautes Études, Section des sciences religieuse, Paris, Imprimerie Nationale, 1949, op. cit, p. 9.
745
241
Assurément l’absolution de Canossa repose sur la miséricorde
apostolique de Grégoire VII, dont le but inflexiblement poursuivi est
l’établissement de la primauté du spirituel. 747 Cette miséricorde apostolique
elle-même, s’est constituée en empruntant par le cheminement de la pensée
de Cicéron et d’Augustin le chemin de l’humanitas, dont Michel Villey nous
rappelle qu’elle fut la vertu stoïcienne par excellence qui conduisit le droit
romain à adoucir le sort des esclaves, des pauvres et des étrangers. 748 Que
fait d’autre Grégoire VII au château de Canossa que d’adoucir le sort du
pauvre Henri VII, dépouillé de tout insigne royal, dans un appareil
misérable, sans chaussures, revêtu de laine, implorant la miséricorde du
souverain pontife, de telle sorte que ce dernier relâche les liens de
l’anathème qui emprisonnent le souverain germanique dans la divinité du
Christ. Car c’est le Christ qui a remis à Pierre et à ses successeurs le pouvoir
des clés, source première de la doctrine pontificale. “ Tu es Pierre et sur
cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront pas
contre elle ; je te donnerai les clés du royaume des cieux et tout ce que tu
lieras sur la terre sera lié dans le ciel, tout ce que tu délieras sur la terre
sera délié dans le ciel. “ (Matth. XVI, 18-19.)
§ 2. LA PUISSANCE INFINIE DU SINGULIER
Nous pouvons maintenant situer Ockam triplement. Du point de
vue de la question de la structure quadripartite, du point de vue de
l’humanitas, du point de vue de la figure de la très haute pauvreté. Du point
de vue de la structure quadripartite, nous posons arbitrairement Ockham,
selon l’état de nos connaissances actuelles, comme le troisième moment
d’une évolution psychique s’inscrivant dans le processus historique du
temps, processus historique se réalisant par la Révolution française, rupture
absolue symbolisée par le passage du crime de lèse majesté au crime de lèse
humanité. Aristote dans l’Éthique de Nicomaque, énonce l’importance du
nombre quatre pour déterminer le juste. Le juste écrit-il implique
nécessairement au moins quatre éléments, le juste est en quelque sorte une
proportion, la proportion est l’égalité des rapports entre des termes au
nombre de quatre au moins. 749 Le psychanalyste Jacques Lacan lui aussi
souligne le caractère de nécessité du chiffre 4 dans le processus psychique.
Nous avons déjà cité cette phrase importante : “ Une structure quadripartite
est depuis l’inconscient toujours exigible dans la construction d’une
ordonnance subjective. “ Cette phrase faisait partie d’un écrit Kant avec
Sade, paru en avril 1963 dans la revue Critique (n° 191). Or, moins d’un an
après, en janvier 1964, conformément pourrait-on dire à la construction de
sa propre ordonnance subjective, Jacques Lacan énonçait : “ c' est pourquoi,
comme je l’ai annoncé au terme de mon premier cours, c’est aux concepts
freudiens majeurs -- que j’ai isolés comme étant au nombre de quatre, et
tenant proprement cette fonction -- que j’essaierai aujourd’hui de vous
introduire. “ 750 Ce que pour notre part nous avons isolé, c’est l’ordonnance
subjective de saint Augustin, ordonnance se construisant textuellement par
la nomination à quatre reprises du mot : sang, en latin sanguine, sanguinem
dans le texte de ses Confessions. Le sang du gladiateur, le sang de l’esclave
H.-X.- Arquillière, Saint Grégoire VII, op. cit, p. 238.
M. Villey, La Formation de la pensée juridique moderne, op. cit, p. 428.
749
Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit, Livre V, chap. III, 8, p. 142.
750
J. Lacan, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 774. Et, J. Lacan Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 22.
747
748
242
du plaisir, le sang innocent de la mère, le sang du Christ, construisent
textuellement l’ordonnance subjective de saint Augustin.
Des développements qui précèdent exposant la valeur
contraignante du chiffre 4, nous nous sentons autorisé, à exposer les quatre
moments déterminants d’un double processus, en même temps psychique et
en même temps historique d’une manière indéterminée et entremêlée. Dans
un premier temps, symbolisé par le nom et l’oeuvre de saint Augustin, se
cristallise une rencontre entre deux réalités : la réalité de l’humanitas et la
réalité d’une figure cruciale, psychiquement et historiquement, la figure de
la très haute pauvreté. Dans des lettres d’Augustin, découvertes et reconnues
en 1980 par Johannes Divjak dans deux manuscrits datant du XIIe et XVe
siècles, on peut lire dans la traduction du latin en français les expressions :
“ un sentiment de compassion chrétienne ou humaine “ et “ j’ai appris
(...) avec quelle chrétienne humanité tu as adouci ses pérégrinations
impécunieuses. “ 751 Le sentiment de compassion et le sentiment de
chrétienne humanité, nous permettent de nous représenter dans le texte
même d’Augustin, ce que l’on peut entendre comme la fusion de
l’humanitas et de la figure de la très haute pauvreté.
Dans un deuxième temps, symbolisé par l’un des événements
primordiaux de l’histoire de la théocratie, la querelle des Investitures, la
réforme grégorienne, la lutte entre Grégoire VII illustrée en particulier par
ce que Henri-Xavier Arquillière nomme le drame de Canossa, dans ce
deuxième temps donc, nous voyons que la figure du mendiant est réalisée et
actualisée textuellement et en même temps physiquement par Henri IV,
d’abord dans le coup d’éclat de la déposition de Grégoire VII, prononcée
par le conciliabule de Worms le 24 janvier 1076, puis par le drame de
Canossa le 27 janvier 1077. Cette figure du mendiant qui est un des trois
constituants de la figure de la très haute pauvreté (l’enfant abandonné, le
mendiant méprisé, l’homme-Christ supplicié) perd absolument sa dimension
biblique personnifiée par Lazarre, dimension biblique qui revient comme un
leitmotiv dans les paroles d’Augustin, pour revêtir une dimension
exclusivement profane entièrement constituée par l’opposition irréductible
entre la souveraineté du Christ personnifiée par le successeur de Pierre,
Grégoire VII, et la souveraineté royale ou impériale personnifiée par Henri
IV. A cet instant le concept biblique de la très haute pauvreté explose. Alors
se disjoint la fusion de l’humanitas et de la très haute pauvreté.
L’humanitas, dans la pensée, dans la bouche, dans les actes de Grégoire
VII, se transforme en une radicale volonté de puissance.
Le troisième temps de ce double processus, psychique et
historique, qui nous conduit vers le quatrième temps de la première
formulation du crime contre l’humanité par Robespierre, peut être
symbolisé par le nom de Guillaume d’Ockham, à la condition de ne pas
séparer son nom de celui de Marsile de Padoue et de Maître Eckhart. Michel
Villey emploie à propos de Guillaume d’Ockham des formules très fortes.
Selon lui c’est Okham qui ouvre la via moderna, il est le fondateur d’une
école de philosophie qui traversera toute l’histoire moderne, il serait le père
du droit subjectif par la mise en oeuvre de ce qu’il est convenu d’appeler le
Saint Augustin « Lettre 10 » (À son saint frère Alypius), et « Lettre 20 » (À la dame très religieuse
Fabiola) in Saint Augustin, Lettres 1-29, Nouvelle édition du texte critique et introduction par Johannes Divjak,
Œuvres de Saint Augustin, 46 B, op. cit, p. 175, et p. 293.
751
243
nominalisme, Ockham a conçu et mis en oeuvre le positivisme juridique, il
incarne donc un tournant décisif, puisque de sa plume sort la première
doctrine du droit subjectif, et la jonction des deux idées de droit et de
pouvoir, nous sommes donc avec Ockham au moment “ copernicien “ de
l’histoire du droit, à la frontière de deux mondes, le monde du droit naturel,
maître-mot de la science juridique romaine, et le monde du droit subjectif,
maître-mot du droit moderne. Ockham renverse ainsi le langage romain et
classique, le retournant de fond en comble pour le transformer en un
système de droits subjectifs, point de vue que Villey exprime en une phrase
dans ses Carnets : “ les étants d’Aristote étaient pleins d’être. Mais
autrement depuis Occam. “ 752
De quelle manière peut-on penser que le troisième temps dont il
est question peut être symbolisé pour une part prépondérante par le nom
d’Ockham ? Villey souligne que dans la querelle des universaux se trouve la
clé du problème fondamental de la philosophie du droit, car “ là est la ligne
de partage entre le droit naturel classique, inséparable du réalisme
d’Aristote et de Saint Thomas, et le positivisme juridique. “ 753 Remarquons
que pour Joël Biard, qui traduisit en 1988 un des ouvrages clé d’Okham : la
Summa totius logicae, la Somme De Logique, “ La notion logique
d’universel est un concept de second ordre, permettant de caractériser et de
classer certains types de signes. (...) il y a donc peu à dire du point de vue
ockhamiste, sur les universels. Ce qu’on appellera ultérieurement, en un
curieux français, le “ problème des universaux “ est un problème mal posé,
voire un faux problème... “ 754 Pour Pierre Alféri, “ Le principe de la
nouvelle donne ockhamiste est donc une critique profondément destructrice
de l’ontologie réaliste traditionnelle, le déni intransigeant de tout statut
ontologique à l’universel ou l’être commun. (...) L’universel ne peut être
repensé comme signe d’une série qu’après avoir été systématiquement
expulsé du domaine de l’ontologie“. 755 Et c’est ce processus d’expulsion
par Ockham de l’universel du domaine de l’ontologie qui conduisit Villey à
souligner que “ le nominalisme d’Occam conduisait à une coupure brutale
entre philosophie et foi.“ coupure constituant le positivisme juridique
comme « l’enfant du nominalisme ».756
Or, cette coupure s’accomplit en particulier, sur le plan de
l’humanitas, tandis que dans ce mouvement c’est la question centrale de la
puissance, et donc de la volonté de puissance, qui s’organise dans la
dialectique entre la pauvreté évangélique et la plenitudo potestatis du pape.
Sur le plan de l’humanitas il suffit de lire les premiers chapitres de Somme
de logique, composée selon Léon Baudry entre 1320 et 1324, pour
remarquer que l’humanitas est un des mots clés de l’analyse sémiotique
d’Ockham. On peut dire que dans cette analyse, l’humanitas, l’humanité est
destituée de son statut d’universalité, pour devenir un signe menant vers la
singularité. Alors dans ce mouvement d’analyse, l’humanitas, vertu
stoïcienne par excellence qui a fusionné par Cicéron puis Augustin avec la
figure de la très haute pauvreté, pour concrétiser un sentiment de
compassion chrétienne ou humaine, ou un sentiment de chrétienne
752
753
754
755
756
M. Villey, Réflexions sur la philosophie et le droit, Les Carnets (XXI-17), Paris, PUF, 1995, p. 421.
M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 223.
J. Biard, Guillaume d’Ockham, Logique et philosophie, Paris, PUF, 1997, p. 40-41.
P. Alféri, Guillaume d’Ockham Le Singulier, Paris, Éditions de Minuit, p. 33.
M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 227-228.
244
humanité, l’humanitas donc perd son statut de vertu pour devenir un
opérateur logique de signification qui emmène le lecteur vers la singularité
du langage, vers la singularité radicale de l’acte de nomination. Ainsi
Ockham écrit : “ car il n’existe rien du côté des choses qui ne soit
absolument singulier. L’égarement de tous ceux qui ont cru que quelque
chose existe dans les choses outre le singulier, et que l’humanité
(humanitas), différente des singuliers, est quelque chose dans les individus
et relevant de leur essence, les conduisit à ces erreurs logiques ainsi qu’à
beaucoup d’autres. “ 757 Ainsi donc, de ce fait la “ chose universelle “,
humanité, se situe désormais principalement par Ockham, non pas dans le
registre du sentiment universel de la compassion mais prioritairement dans
le registre logique de l’analyse des signes. Alors le rapport logique entre
l’homme et le non-homme quitte définitivement le domaine du lien humain,
le domaine de l’humanitas, le domaine de la cité de Dieu, pour rentrer dans
le domaine de l’analyse sémiotique. Mais si le non-homme devient ainsi à
un tel degré le simple moment d’un raisonnement retranché du lien de
l’humanitas, la voie n’est-elle pas ouverte à la mainmise de la puissance
absolue sur une chose qui sera nommée non-homme. C’est peut-être ce à
quoi pensait Villey en écrivant : “ la marque d’Occam, au contraire, c’est
une vision du monde moniste et totalitaire. “ 758
Il faudrait plutôt considérer que la vision d’Ockham repose sur
la relation entre le singulier comme pauvreté et la foi en une puissance
absolue. Si en effet écrit Alféri, il y a une théologie propre d’Ockham, c’est
une théologie de la puissance. La foi en une puissance absolue, ou en termes
profanes, l’hypothèse d’une puissance absolue, est ce qui justifie en dernière
instance toute la description ockhamiste des singuliers, de leur expérience et
de leur connaissance par signes. Ainsi, la pensée ockhamiste en son entier se
fonde précisément sur ce dont elle finit par nier le caractère connaissable. 759
Elle est en son entier une théologie négative rejoignant ainsi par la voie de
la sémiotique l’expérience de Maître Eckhart. L’utilisation par Villey du mot
: totalitaire, à propos d’Ockham, se révèle peut-être comme un raccourci
polémique qui ne repose pas sur une justification démontrée. Car en effet la
grande expérience politique d’Ockham, le tournant de son existence se situe
à Avignon, vers la fin de l’été, ou au début de l’automne 1324, celui- ci
prenait la route. Son séjour dans la ville des papes devait durer près de
quatre ans ; il allait décider de sa carrière et donner une orientation nouvelle
à sa pensée.
Ockham avait été convoqué par le pape Jean XXII pour se justifier
de certaines de ses analyses contenues dans son Commentaire des Sentences de
Pierre Lombard. Pierre le Lombard fut évêque de Paris entre 1150 et 1160. Il
doit sa célébrité aux Sentences, qui constituent son ouvrage principal, rédigé
entre 1148 et 1152. Dans ces Sentences, l’insertion de nombreuses gloses
bibliques permet à l’auteur d’unir deux exigences : une forme rigoureuse,
systématique, rationnelle et spéculative, et un contenu extrêmement riche,
composé de milliers de références bibliques et patristiques. L’ouvrage approuvé
par le concile de Latran en 1215, devient le manuel de base des études en
théologie. Le commentaire des Sentences est en quelque sorte le sommet qui
G. d’Ockham, Somme de Logique, Première partie, traduit du latin par Joël Biard, Éditions Trans-EuropRepress, Bramepan, F-32120 Mauvezin, 1993, (première édition 1988), chap. 65, p. 210.
758
M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 264.
759
P. Alféri, Guillaume d’Ockham le Singulier, op. cit, p. 454.
757
245
habilita l’étudiant à entrer dans la corporation des théologiens. Or, Ockham
s’appuiera toute sa vie sur l’affirmation de Pierre Lombard selon laquelle la
puissance de Dieu est infinie760, affirmation qui formera le support de certitude de
sa contestation argumentée de la plénitude de puissance du pape.
Pendant quatre ans Guillaume eut pour lieu de résidence à Avignon
le couvent que les Frères Mineurs possédaient dans cette ville. Il était donc
parfaitement au fait de l’opposition et des polémiques entre le ministre général
de l’Ordre des Franciscains Michel de Cézène et le pape Jean XXII, ainsi
qu’entre ce dernier et l’empereur Louis de Bavière. La querelle franciscaine de la
pauvreté vint se greffer dans l’esprit de Guillaume d’Ockham, avec la destitution
du statut d’universalité de l’humanitas et conjointement avec l’affirmation, qu’il
ne reniera jamais, de la puissance infinie de Dieu. Ces trois éléments le
poussèrent vers le rejet de la plénitude de puissance du pape, et sur ce point
précis vers une prise en compte du point de vue de Marsile de Padoue. Le 26 mai
1328, Guillaume d’Ockham, Michel de Cézène, et quelques autres, s’enfuirent la
nuit d’Avignon pour rejoindre la Cour de Louis de Bavière à Pise en Italie. Cette
fuite, la nuit, de la Cité des Papes, qui trouvait une de ses origines majeures, en
dernière analyse, dans la figure de la très haute pauvreté, fut assurément pour
Guillaume d’Ockham le sommet indépassable de sa sémiotique. Cette fuite en
effet, le confronte directement et brutalement au pouvoir de Jean XXII, c’est-àdire au pouvoir que revendique le maître de l’Église sur la réalité temporelle.
Avant sa fuite hors d’Avignon, Ockham consacre son activité
intellectuelle à la logique, à la philosophie naturelle, à la théologie. Après sa
fuite son sort sera lié à l’Empereur Louis de Bavière, il le suivra jusqu’à
Munich. Logé dans le couvent que les Franciscains possédaient à l’est de la
ville, protégé par la forteresse impériale, Guillaume allait, pendant près de
vingt ans, mener une lutte sans merci contre les papes Jean XXII, Benoit
XII, et Clément VI, remuer la chrétienté, troubler les âmes et les
consciences par ses traités et ses libelles. Le Breviloquium de principatu
tyrannico, est un Court traité du pouvoir tyrannique. On se souvient que le
27 janvier 1077, le pape Grégoire VII évoquait lui-même sa rigueur
inaccoutumée face aux supplications du roi germain Henri IV devant le
château de Canossa, et cette rigueur inaccoutumée, écrivait-il lui-même,
évoquait pour ceux qui l’exhortaient à la pitié, non pas la grave sévérité de
l’apôtre mais presque la farouche cruauté du tyran. Dans cette phrase de
Grégoire VII, nous lisons déjà l’essentiel de l’intention de l’auteur du
Breviloquium. Il n’appartient pas au souverain pontife d’assumer la charge
du pouvoir temporel, qui relève pour l’essentiel de la loi humaine et du
pouvoir humain. Le pouvoir spirituel du pape ne s’exerce ni en matière de
possession, ni en matière de domination, ni en matière de juridiction. La
domination est interdite aux apôtres, est-ce que toi écrit Guillaume
s’adressant à tous les papes, et recopiant des passages entiers du livre de
saint Bernard De la considération, que ce dernier adressait au pape Eugène,
“ Est-ce que toi, tu oseras usurper pour toi-même soit l’apostolat en te
proclamant seigneur, soit la seigneurie en te proclamant apôtre. Il est clair
que l’un et l’autre te sont interdits. Et si tu voulais posséder l’un et l’autre,
O. Boulnois « L’affirmation de la puissance : Pierre Lombard » in O. Boulnois (dir), La Puissance et son
Ombre De Pierre Lombard à Luther, Paris, Aubier, 1994, p. 76. Et P. Alféri, Guillaume d’Ockham Le Singulier,
op. cit, p. 452-453 « s’il y a une théologie propre à Ockham, c’est une théologie de la puissance. (…)
l’hypothèse d’une puissance absolue est ce qui justifie en dernière instance toute la description ockhamiste des
singuliers, de leur expérience et de leur connaissance par signes. »
760
246
tu les perdrais tous les deux. (...) Tu te trompes si tu estimes que le pouvoir
apostolique a été institué par Dieu non seulement comme le plus grand
pouvoir, mais aussi comme le seul pouvoir qui existe. (...) Dis-toi à toimême: je serai vil dans la demeure de mon dieu. De quelle espèce est cette
élévation qui nous sort de la pauvreté et de la misère, et qui nous met audessus des peuples et des royaumes ? Ainsi donc, ni Pierre ni aucun de ses
successeurs ne doit revendiquer pour lui-même, au nom de l’ordonnance du
Christ et de la loi évangélique, un empire universel et une plénitude de
juridiction sur les choses temporelles, il convient au contraire qu’il méprisât
ouvertement toute ces choses. Et Guillaume cite alors Chrysostome pour
illustrer son propos, “ Telle est la vertu de la lumière que non seulement elle
luit mais qu’elle attire aussi ceux qui la suivent. (...) Voyant en effet
quelqu’un qui hier encore se livrait à la débauche et ne cherchait qu’à
s’enrichir, et qui aujourd’hui se dépouille de tout et se montre prêt à
affronter la faim, la misère, une vie dure et les dangers, et le sang et la
mort, et toutes les autres choses qui semblent périlleuses, qui sera assez fou
pour ne pas accepter cela comme une démonstration évidente de ce que dit
un tel homme ? “ 761
§ 3. LE CHRIST ACCESSIBLE À LA SOUFFRANCE
ET À LA MORT
C’est par la troisième figure de cette trinité, Eckhart, Marsile,
Guillaume, qu’apparaît clairement à notre conscience, la première
énonciation du concept de crime contre l’humanité. Cette première
énonciation est innommée, elle semble invisible, non formulée
explicitement, mais elle s’impose néanmoins à la conscience du lecteur. Si
nous prenons comme point d’ancrage la formulation de Robespierre : “la
clémence qui leur pardonne est barbare, c’est un crime contre l’humanité.”
nous pouvons reconstruire dans l’économie du texte d’Ockham, la première
formulation de ce concept. “La clémence envers la Plenitudo potestatis
constitue un crime contre l’humanité du Christ.” C’est en effet dans le
Breviloquium de principatu tyrannico, c’est-à-dire dans le Court traité du
pouvoir tyrannique, écrit par Guillaume d’Ockham aux alentours de 13351340, que cette formulation invisible : crime contre l’humanité du Christ,
s’impose à notre regard, comme terme de liaison du crime de lèse-majesté
et du crime d’hérésie. Car en effet reconnaître et accepter par le biais de la
clémence, le bien-fondé de la plénitude de puissance pontificale, cela
signifie nier le “Christ selon son humanité mortelle et accessible à la
souffrance”, cette négation hérétique signifie elle-même nier la royauté
temporelle de l’Empereur en s’appropriant abusivement la royauté céleste
du Christ, cela signifie donc, mettre en oeuvre un pouvoir tyrannique envers
la communauté des hommes et en particulier des chrétiens. Ce pouvoir,
tyrannique inscrit dans la plénitude de puissance pontificale, constitue un
crime de lèse-majesté. Si la Plenitudo potestatis, la plénitude de puissance
revendiquée par le successeur de saint Pierre, peut être considérée en même
temps comme un crime religieux d’hérésie et un crime politique de lèsemajesté, c’est parce que le Christ, selon son humanité accessible à la
souffrance et à la mort, ne possédait pas cette plénitude de puissance. En son
humanité de souffrance et de mort le Christ-Dieu existait dans la réalité du
Christ-Homme, c’est-à-dire dans le défaut constitué par la misère et par la
Guillaume d’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, traduit du latin par Jean-Fabien Spitz, Paris,
PUF, 1999, 1ère édition, Livre second, chap. XII, p. 144-145-146, et chap. XVI, p. 160.
761
247
mort, ce défaut qui est aussi défaut de propriété personnelle sur les choses
temporelles. Ce défaut ne signifie nulle plénitude, nulle gloire, nul bonheur,
mais il signifie au contraire souffrance, pauvreté, persécution.
Le successeur de saint Pierre, si il revendique une plénitude de
puissance pontificale, usurpe la royauté céleste du Christ en niant, de ce
dernier, son humanité mortelle et accessible à la souffrance dont il ne
procède nulle royauté : “... il apparaît très clairement que le Christ, selon
son humanité mortelle et accessible à la souffrance, n’existait ni comme roi
ni comme quelqu’un qui était supérieur au roi dans les choses temporelles.”
762
Le pouvoir tyrannique pouvant être mis en oeuvre par le pontife suprême
selon une plénitude de puissance fallacieuse et usurpée signifie alors
triplement, une négation de l’enseignement du Christ, une négation du
pouvoir politique de l’Empereur, une négation de l’oeuvre du Législateur
humain. Le successeur de saint Pierre serait alors un maître ayant tout
pouvoir sur ses esclaves que seraient les chrétiens. Or selon l’enseignement
des textes sacrés son office trouve sa signification dans la servitude envers
Dieu, dans le service des hommes, et non dans la domination des esclaves,
donc “Le pape ne possède pas cette plénitude de pouvoir sur les choses
temporelles parce que le Christ, en tant qu’il était accessible à la souffrance
et à la mort ne la possédait pas.” 763
C’est donc bien le corps supplicié du Christ, revêtu du manteau
de la Summa paupertas qui est constitutif de la première formulation
innommée du concept de crime contre l’humanité comme crime contre
l’humanité du Christ. Ce concept innommé forme le point d’ancrage d’un
refus de la royauté humaine du souverain pontife, comprise comme royauté
hérétique usurpée fallacieuse et tyrannique. Ce concept innommé s’inscrit
donc dans notre esprit comme le précurseur du concept de crime contre
l’humanité nommé par Robespierre. Il correspond au nom secret invoqué
par Marsile de Padoue dans la dernière phrase de son livre Le Défenseur de
la Paix, mais il structure également notre perception de la démarche de
pensée d’Ockham comme Révolution. Michel Villey comme Alain de
Libera, perçoivent le nominalisme mis en oeuvre par Ockham comme une
révolution dans la philosophie du droit et dans la philosophie médiévale764.
Dans le mouvement de cette double révolution, l’énonciation invisible du
concept de crime contre l’humanité comme crime contre l’humanité du
Christ, représente le lieu de passage d’une ancienne forme trinitaire de la
royauté absolue, à une nouvelle perception trinitaire de cette même royauté
absolue. Alors, dans la perception qui est celle de Guillaume d’Ockham,
comme dans la perception qui est celle de Maximilien de Robespierre, la
jouissance des “tyrans altérés du sang des hommes” 765 signifie un crime
contre l’humanité du Christ, aussi bien qu’un crime contre l’humanité du
peuple. C’est alors que Guillaume d’Ockham peut écrire
“En appelant par conséquent universel quelque chose qui n’est pas
numériquement un --- acception que beaucoup attribuent à l’universel ---,
je dis que rien n’est universel, sauf à abuser de ce vocable en disant que le
peuple est un universel parce qu’il n’est pas un mais nombreux, ce qui
Guillaume d’Ockham, Ibidem, Livre 4ème, chap. VIII, p. 252.
Guillaume D’Ockham, Ibidem, Livre 2ème, chap. IX, p. 136.
764
M. Villey, La Formation de la Pensée juridique moderne, op. cit, p. 221. Et, A. De Libera, La querelle des
universaux, De Platon à la fin du Moyen Âge, Paris, Seuil, 1996, p. 351.
765
Robespierre, « Sur les événements du 10 août 1792 », in Œuvres de Maximilien Robespierre, op. cit, t IV, p. 360.
762
763
248
serait puéril.
Il faut donc dire que n’importe quel universel est une chose singulière, et
n’est universel que par signification, parce qu’il est le signe de plusieurs
choses. (...) De même, il s’ensuivrait que quelque chose appartenant à
l’essence du Christ serait misérable et damné. (...) Or cela est absurde. (...)
Car il n’existe rien du côté des choses qui ne soit absolument singulier.
L’égarement de tous ceux qui ont cru que quelque chose existe dans les
choses outre le singulier, et que l’humanité (humanitas), différente des
singuliers, est quelque chose dans les individus et relevant de leur essence,
les conduisit à ces erreurs logiques ainsi qu’à beaucoup d’autres.” 766
La citation de ces extraits de la Somme de Logique, voudrait
illustrer l’idée selon laquelle, l’idée de peuple, l’idée de Christ et l’idée
d’humanitas se rejoignent dans le nominalisme d’Ockham comme des
signes conceptuels interdisant l’universalisme de Dieu comme supériorité
dans le monde temporel du politique, pour projeter la puissance absolue de
Dieu comme ultime figure de l’avenir, c’est-à-dire comme théologie
négative au-delà de l’ordre politique du monde. “La pensée ockhamiste en
son entier se fonde précisément sur ce dont elle finit par nier le caractère
connaissable. Elle est en son entier une théologie négative; (...) Dieu est un
singulier sans véritable nom propre ni véritable nom commun. Et pourtant,
nommer cet inconnu est nécessaire, non pour lui donner à nos yeux la
consistance d’une essence en fait inaccessible, mais pour invoquer la
puissance absolue qui maintient les étants en eux-mêmes et à distance les
uns des autres, qui permet de penser jusqu’au bout un monde de
singularités : non pas un signe nominal, le signe de quelque chose qui se
puisse embrasser du regard, mais plutôt un signe impératif où se donne un
ordre de dispersion. Dieu, s’il existe, est tout-puissant et inconnu,
séparateur et séparé »767
766
767
Guillaume d’Ockham, Somme de Logique, 1ère partie, op. cit, chap. 14, p. 50, p. 52, et chap. 66, p. 210.
P. Alferi, Guillaume d’Ockham, Le Singulier, op. cit., p. 454.
249
CHAPITRE 2
LA CONSCIENCE HISTORIQUE DU CONCEPT DE SUMMA
PAUPERTAS
C'est le concept de crime contre l'humanité qui permet de
concevoir l'idée qu'existerait une conscience historique du concept de
Summa Paupertas. L'idée de très haute pauvreté se réalise concrètement
comme épure sur le champs de bataille. Or c'est le moment de la Deuxième
Guerre mondiale qui lie ensemble l'espace immense de l'Union soviétique
en lequel s'accomplit la guerre d'anéantissement voulue par Hitler contre le
judéo bolchevisme, et l'espace restreint du camp d'extermination au sein
duquel la mise à mort s'accomplit par l'usage quasi industrialisé du gaz de
combat sous la forme chimique particulière du cyklon B. Ainsi le pauvre le
prolétaire le déporté rejoignent le juif le slave le bolchevik dans une même
lutte pour survivre au nazisme. Ainsi de manière énigmatique une même
thématique de la pauvreté expose sa figure au 14e siècle et au 20e siècle.
Cette figure est le lieu d'une lutte politique et idéologique violente en
laquelle se rejoignent dans une même perception le crime contre l'humanité
du Christ, du peuple, de l'Homme. Une nuit obscure de l'esprit s'accomplit
dans l'affirmation de la très haute pauvreté, dans l'affirmation de l'espèce
humaine, dans l'affirmation du citoyen du monde. Les batailles décisives de
Moscou, Stalingrad, Koursk, symbolisent l'écriture du concept de Summa
Paupertas comme épure sur le champ de bataille.
SECTION 1. DE LA NUIT OBSCURE DE L’ESPRIT AU SUPPLICE DE
FOU TCHOU LI
§ 1. LA NUIT OBSCURE DE L’ESPRIT
Il existe en effet une réalité obscure illimitée dangereuse
destructrice dont on ne peut situer ni le lieu ni la provenance. Cette réalité
résonne dans le cadre de cette figure fondamentale de la Nuit obscure de
l’Esprit, qui porte solennellement pour l’Esprit de l’homme qui tombe qui
rampe qui gémit, le “ Bienheureux et seul puissant, le Roi des Rois et
Seigneurs des Seigneurs, qui seul possède l’immortalité et habite une
lumière inaccessible ; que personne n’a vu et ne peut voir “ (I Tim., VI, 15,
16)768. Car en effet c’est en regard de cette chute illimitée et impensable que
fut élaborée cette figure fondamentale comme approche, pour le regard de
l’homme déchu et aveugle, de la science suréminente de la charité du Christ.
Ce que saint Augustin explique ainsi : “l’Ange est tombé, l’âme de l’homme
est tombée, et par leur chute ils ont montré dans quelles profondes ténèbres
aurait été plongé l’abîme qui contenait toute la création spirituelle, si vous
n’aviez dit dès le début : “ Que la lumière soit ! “, si la lumière ne s’était
faite, si tous les esprits de votre cité céleste ne s’étaient attachés à vous en
pleine obéissance, pour assurer leur paix en votre Esprit, qui est porté
immuablement au-dessus de tout ce qui est muable. Autrement, le ciel même
du ciel ne serait lui-même que ténébreux abîme ; et maintenant il est “
lumière dans le Seigneur “. 769 Ce que nous montre cette figure de la Nuit
Obscure de l’Esprit c’est un processus de pensée millénaire dans lequel la
suréminence absolue et la lumière divine sont si intimement associées par la
768
769
Saint Augustin, La Trinité, De Trinitate, op. cit. 2 vol, Livre II, VIII, 14, vol 1, p. 219.
Saint Augustin, Confessions, op. cit, 2 vol, Livre XIII, X, 11, t II, p. 371.
250
pensée, qu’alors, l’homme, pour se représenter lui-même, tout en bas, doit
s’incarner en la nuit, doit transformer l’obscurité en valeur, comme réponse
à la grandeur de Dieu comme lumière inaccessible : “ or, il n’y a rien de
plus grand que Dieu. Par conséquent, Dieu est grand d’une grandeur qui
fait de lui la grandeur même770. “
Ainsi, tant pour Maître Eckart, que pour Jean de la Croix, cette
figure de la Nuit Obscure de l’Esprit constitue ce moment incontournable et
absolument contraignant qui tient l’esprit de l’homme sous son empire
jusqu’au moment où l’homme naît dans la déité. Maître Eckhart, dans son
sermon 71 Surrexit autem Saulus de terra... (Actes des Apôtres 9, 8.) énonce
: “ il n’est pas de nuit qui n’ait une lumière, mais elle est cachée. Le soleil
brille dans la nuit, mais il est caché. (...) Ainsi fait la lumière divine : elle
cache toutes lumières. Quoi que nous cherchions dans les créatures, tout est
nuit. Voilà ce que je pense : tout ce que nous cherchons en quelque créature
est ombre et nuit. Même la lumière de l’ange le plus élevé, si sublime
qu’elle soit, ne touche rien de l’âme. Tout ce qui n’est pas la lumière
première est obscurité et nuit. “ 771 Et c’est donc parce que tout ce qui n’est
pas la lumière première est obscurité et nuit, que d’une part la parole de
Dieu vient de nuit dans l’obscurité : “ c’est parce que cette Parole est si
profondément cachée qu’elle vient de nuit dans l’obscurité. “ 772 et que
d’autre part : “la nuit retire ainsi à l’esprit sa manière habituelle et
ordinaire de sentir les choses pour l’attirer vers le sentir divin qui est
éloigné de toute manière humaine et lui reste étranger. “ 773 Les textes du
christianisme ont construit un triangle primordial qui structure la matrice de
l’humanité de l’homme en sa divinité : la lumière du soleil, la ténèbre de la
nuit, la primauté de l’homme-Dieu.
§ 2. L’HORREUR DE LA BATAILLE
Le processus de pensée qui est celui de Georges Bataille illustre
le caractère fondamental de cette figure qui est celle de la Nuit Obscure de
l’Esprit. En 1918, Bataille (1897-1962) publie son premier texte qui a pour
titre : Notre-Dame de Reims. Jamais l’auteur de ce texte n’en a mentionné
l’existence. Dans l’économie de cet écrit, Dieu, le Christ, la France, NotreDame la Vierge, Jeanne d’Arc, constituent ces cinq entités de pensée,
symbolisées par la cathédrale de Notre-Dame de Reims, qui soutiennent
l’idée et donc la jouissance de la lumière triomphale, de la lumière toujours
nouvelle, de la lumière qui est plus forte que la mort. Seule l’idée d’une
lumière criarde, d’une lumière transfigurée par la douleur et par l’angoisse
introduisent à “ l’horreur de la bataille “, en référence à la Première Guerre
mondiale, dont la ville de Reims réalise pour Georges Bataille le lieu, dans
le mouvement de sa vie psychique.
Saint Augustin, La Trinité, op. cit, 2 vol, Livre V, X, 11, vol 1, p. 449.
Maître Eckhart, « Surrexit autem Saulus de terra… » Sermon 71, in Maître Eckhart, Sermons 3 volumes,
op. cit, vol 3, p. 76-77.
772
Maître Eckhart « Au milieu du silence » Sermon 101, in Maître Eckhart, Sur la naissance de Dieu dans
l’âme, op. cit, p. 59.
773
Jean de la Croix, La Nuit obscure, traduit de l’espagnol par F. Aptel et M-A Haussièttre et J-P Thibaut,
Paris, Éditions du cerf, 1999, Livre II, chap. 9, p. 128.
770
771
251
Ce premier texte, cette première publication, est donc rejeté par
son auteur dans la nuit obscure de l’esprit, là où l’invisible, l’inaudible, le
non déterminé règnent en maître. Et précisément, alors que l’occurrence du
mot : lumière, intervient à douze reprises dans le libellé de ce court récit de
neuf pages, le mot : nuit, tout au contraire, y est totalement censuré. Il
apparaît seulement de biais, une fois, sous la forme du mot de : ténèbre. “ Il
est parmi nous trop de douleur et de ténèbres et toutes choses y grandissent
dans une ombre de mort. “
Ultérieurement, quand l’oeuvre de Georges Bataille apparaîtra
peu à peu dans la lumière, le mot de : nuit, porté secrètement par cette figure
primordiale de la Nuit Obscure de l’Esprit, se présentera alors comme un
des mots clés permettant à l’auteur de cette oeuvre de conquérir la réalité de
sa pensée. Ainsi, le dernier mot du texte l’Anus Solaire, écrit en 1927, est le
mot : nuit. Une des dernières phrases du texte Le Bleu du Ciel, terminé en
1935, publié en 1957, est ainsi rédigée : “ chaque éclat de la musique, dans
la nuit, était une incantation, qui appelait à la guerre et au meurtre. “ Dans
la deuxième partie du texte : Histoire de l’Oeil, terminé et publié en 1928,
la nuit scande l’apparition de son frère Martial, costumé en fantôme sur le
chemin de montagne menant vers les ruines d’un château fort du Moyen
Age, la nuit scande la folie et les hurlements de son père, l’aveugle dément,
criant d’une voix de stentor à l’adresse du médecin appelé à son chevet :
“ dis donc, docteur, quand tu auras fini de piner ma femme ! “, la nuit
scande les crises de folie maniaco-dépressive de sa mère dont Georges
Bataille nous dit qu’il fut contraint de la frapper et de lui tordre violemment
les poignets pour essayer de la faire raisonner juste. Enfin dans
L’Expérience Intérieure, terminé en 1942, publié en 1943, nous lisons :
“ dès lors la nuit, le non-savoir, sera chaque fois le chemin de l’extase où je
me perdrai. (...) A contempler la nuit, je ne vois rien, n’aime rien. Je
demeure immobile, figé, absorbé en ELLE. (...) en ELLE, je communique
avec l’”inconnu” opposé à l’ipse que je suis ; je deviens ipse, à moi-même
inconnu, deux termes se confondent en un même déchirement, (...) Extrême
éclat : je suis aveugle, extrême nuit : je le reste. “
Ces quelques citations nous permettent de constater que le
processus de pensée en sa dimension psychique et historique se construit sur
la censure des mots antonymes, l’antonyme du mot : lumière, étant le mot
nuit, porteur de l’obscurité et de la souffrance comme lieu invisible de la
terreur. Si, en effet, nous avons à l’esprit, que, d’une part, “l’horreur de la
bataille “ indique à l’homme Georges Bataille, une des significations
primordiales de son nom propre, et que, d’autre part, dans un de ses textes :
Les Larmes d’Éros, cet homme écrit : “ ce que soudainement je voyais (...)
était l’identité de ces parfaits contraires opposant, à l’extase divine, une
horreur extrême. “ alors nous pouvons comprendre que les cinq entités qui
forment l’ossature de ce premier texte publié et rejeté par son auteur dans la
Nuit Obscure de l’Esprit, Dieu, le Christ, la France, Notre-Dame la Vierge,
Jeanne d’Arc, furent toutes les cinq transformées et dématérialisées en une
nouvelle réalité, celle du jeune chinois Fou Tchou Li, qui en 1905 subit le
supplice des 100 morceaux pour s’être rendu coupable de meurtre sur la
personne du prince Ao Han Ouan.
252
C’est Adrien Borel, psychanalyste de Georges Bataille, qui, en
1925, communiqua à son patient le cliché du supplice de ce jeune chinois
intervenu le 10 avril 1905. On peut penser que la communication de ce cliché
par Adrien Borel à Georges Bataille eut comme signification pour ce dernier la
levée d’une censure inconsciente touchant à l’antonyme du mot de : lumière, et
corrélativement la possibilité pour l’auteur d’accéder à l’écriture de son oeuvre
par le moyen de la figure en cours de construction de la Nuit Obscure de
l’Esprit.
On doit alors souligner trois moments tirés du texte de Bataille :
L’Expérience Intérieure. Il est précisé entre parenthèses que le sens du mot :
communication, est celui d’un lien profond des peuples. Il est précisé :
“ Saint Jean de la Croix récuse l’image séduisante et le ravissement, mais
s’apaise dans l’état théophatique. J’ai suivi sa méthode de dessèchement
jusqu’au bout. “ Par cette phrase, Bataille fait référence de manière
innommée au livre de Jean de la Croix, La nuit obscure, dont on peut situer
la composition entre 1584 et 1586. A l’issue d’une question ainsi rédigée :
“ de quelle façon l’être humain particulier accède-t-il à l’universel ? “ il
est précisé : “ à l’issue de l’irrévocable nuit, la vie le jette enfant dans le
jeu des êtres ; il est alors le satellite de deux adultes... “ Ces trois moments
nous permettent de comprendre que l’universel, la nuit obscure, le lien
profond des peuples, signifient ce lieu en lequel Bataille accède par la levée
d’une censure inconsciente. Il accède à ce lieu, très précisément par la
vision du cliché du jeune supplicié chinois. Bataille soulignera : “ ce cliché
eut un rôle décisif dans ma vie. (...) je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette
image de la douleur, à la fois extatique et intolérable. “
Or, il nous est possible, en lisant une phrase de Robespierre, de
comprendre que le cliché de ce jeune chinois supplicié, porte en lui, l’image
de la royauté décapitée, cette dernière image recélant elle-même, en elle,
l’image de la royauté maternelle et virginale démembrée. Le 14 juillet 1791,
Robespierre récusant l’inviolabilité royale, énonce à la Convention : “ je
veux examiner la conduite du roi et parler de lui comme je parlerai d’un roi
de la Chine. “ 774 Nous avons le droit de penser que ce roi de la Chine peut
être matérialisé en son contraire, c’est-à-dire par son meurtrier, le jeune
Chinois coupable du meurtre sur la personne d’un prince. Nous avons le
droit de penser qu’une des significations du supplice de Fou Tchou Li,
réside en la décapitation du Roi de France. Une phrase de Bataille issue de
L’expérience Intérieure, nous y autorise plus particulièrement. “ Il te faut
donc t’abandonner à ton destin ou plus exactement accepter qu’il te
conduise à la gloire. Cette angoisse qui te blesse, il faut qu’elle te déchire
davantage encore afin que tu la communiques à tes semblables. Tu dois
aller sur la place publique et la crier telle qu’elle est, il te faut la crier à ton
semblable. Celui-ci doit apprendre de toi cette soif de sang qui n’est le fait
de personne isolément : l’angoisse qui se communique, dans l’ombre, de
l’un à l’autre, exige que le sang coule ; le désir commun de sortir du cercle
stérilisant de la solitude, de nier l’égoïsme sans lumière, exige qu’une
victime soit choisie pour mourir. Le désir choisit, s’il le peut, celui que
désignait la séduction divine : il te désignera si tu es roi. “
Robespierre, « Sur l’inviolabilité royale » 14 juillet 1791, Œuvres de Maximilien Robespierre, t VII, op. cit,
p. 553-555.
774
253
L’idée de la royauté maternelle et virginale nous la lisons énoncée
dans le premier texte publié de Bataille, ce texte qui fut rejeté dans la Nuit
Obscure de l’Esprit : “ et Notre-Dame la Vierge, sous sa haute couronne, au
portail, était si royale et si maternelle qu’il fallait bien que tout son peuple de
fidèles devint joyeux comme des enfants et comme des frères et toute la pierre
était baignée de bonté maternelle et divine. “ Il s’impose donc de penser que
cette figure de la Nuit Obscure de l’Esprit, écrite et matérialisée par Jean de la
Croix à la fin du 15ème siècle, permit à Georges Bataille de franchir le triple
obstacle de la royauté maternelle et virginale, de la royauté chrétienne et
impériale, de la royauté sacrée et féodale, pour accéder, sans qu’il le sache, par le
biais de l’image du supplice de Fou Tchou Li, symbolisant la décapitation du roi
Louis XVI, à la réalité politique et historique de la Révolution française. Georges
Bataille peut alors quitter définitivement le monde de la Chevalerie, le monde de
la féodalité, le monde des châteaux forts, le monde monacal de la beauté
médiévale des offices, le monde de la liturgie chrétienne et latine, le monde de la
royauté sacrée symbolisé par la cathédrale de Reims, le monde millénaire de ses
paysans d’ancêtres, pour pénétrer dans le monde du 20ème siècle. Il pénètre en
ce monde, comme un homme pénètre une femme depuis l’éternité. 775
§ 3. L’ANGOISSE DU PÈRE AGONISANT
Nous avons exposé précédemment quelques linéaments du
processus de pensée de Georges Bataille, processus de pensée qui expose
irréductiblement un processus psychique. Dans le texte Notre-Dame de
Reims, écrit et publié par Bataille en 1918, à l’âge de 21 ans, une puissante
religiosité s’exprime par l’utilisation à douze reprises du mot : lumière.
“ C’est vrai que la lumière de Dieu luit pour nous tous, (...) et elle (la
Cathédrale de Reims) vous dévoile la lumière dans le chemin qui mène au
Christ. (...) la lumière par qui Dieu vit sur la terre et dans la paix. (...) Et
vous bâtirez l’Église divine dans votre coeur afin que brille toujours en vous
la lumière qui mène à Dieu. “ La transformation psychique de cette
puissante religiosité s’accomplira par l’apparition et l’investissement
extrême du mot antonyme censuré qui est le mot de : « nuit », mot qui
trouvera sa chrysalide fondamentale dans la figure de la Nuit Obscure de
l’Esprit, énoncée en particulier par la main mystique de Jean de la Croix.
Alors le mot « nuit » deviendra dans la pensée de Georges Bataille une arme
contre la religiosité conformiste, mais il deviendra surtout le mot qui
exprime la souffrance et l’angoisse du père abandonné dans “ l’horreur de
la bataille. “ Si en effet une main écrit : “ l’homme est la nuit où s’enfonce
l’immensité. “ c’est parce que cette main écrit : “ le 6 novembre 1915, dans
une ville bombardée, (la ville de Reims) à quatre ou cinq kilomètres des
lignes allemandes, mon père est mort abandonné. Ma mère et moi l’avons
abandonné, lors de l’avance allemande, en août 14. (...) Quand mon père
devint fou (un an avant la guerre), après la nuit hallucinante, ma mère
m’envoya mettre un télégramme à la poste. Je me rappelle avoir été saisi
sur le chemin d’une horrible fierté. La malheur m’accablait, l’ironie
intérieure répondait : “ tant d’horreur te prédestine “ (...) Aujourd’hui, je
Le texte de jeunesse de Georges Bataille « Notre-Dame de Reims » est édité in D. Hollier, La prise de la
Concorde, Paris, Gallimard, 1974, p. 33 à 43. Les autres textes de Georges Bataille sont publiés dans les douze
volumes des Œuvres Complètes (O.C.), édités entre 1970 et 1988 par les Éditions Gallimard à Paris.
1)-« L’anus solaire » O.C. I, p. 86. 2)- « Histoire de l’œil » O.C. I, p. 76-77. 3)-« Le Bleu du Ciel » O.C. III, p.
487. 4)-« L’Expérience intérieure » O.C. V, p. 66-67-72-103-115-144-145-181-444. 5)-« Les Larmes d’Éros »
O.C. X, p. 627
775
254
me sais “ aveugle “ sans mesure, l’homme “abandonné” sur le globe
comme mon père à N. Personne, sur terre, aux cieux, n’eut souci de
l’angoisse de mon père agonisant. Cependant, je le crois, comme toujours,
il faisait face. Quelle “horrible fierté”, par instants, dans le sourire aveugle
de papa ! “ 776
Ainsi donc à la lumineuse paix de Dieu s’oppose la nuit
destructrice de la bataille qui révèle l’horreur insupportable du père
abandonné en train de mourir dans l’angoisse de la solitude absolue. A
l’horrible fierté du fils prédestiné par l’horreur de son nom répond l’horrible
fierté du père aveugle dont le sourire accepte et combat la mort inéluctable
qui s’approche, ce sourire qui porte en lui l’expression indéfinissable du
jeune supplicié chinois, qui lui aussi fait face à l’horreur absolue. Dans le
moment de la mise à mort se révèle cette figure fondamentale de l’extrême
pauvreté, de l’extrême misère, de la très haute pauvreté, de la suprême
pauvreté, qui structure une dimension de notre psyché depuis un temps
immémorial. Douze auteurs nous montrent le développement de cette figure
primordiale.
Les termes de “Théologie négative” indiquent aussi bien
l’expérience de Maître Eckhart777, l’expérience de Guillaume d’Ockham,
“Les étants d’Aristote étaient pleins d’être. Mais autrement depuis
Ockham.” 778 l’expérience de Georges Bataille. Un des textes de ce dernier,
L’Expérience Intérieure, croise l’expérience négative, perçue comme une
expérience en désaccord avec la théologie positive fondée sur la révélation
des Écritures. Nous nous accordons alors le droit de nous reposer sur la
lecture de l’Oeuvre d’Ockham que réalise Pierre Alféri pour, à notre tour,
identifier cet inconnu dont l’image construit secrètement la pensée de
Georges Bataille s’approchant de l’idée de puissance absolue. “...nommer
cet inconnu est nécessaire (...) pour invoquer la puissance absolue...”
Selon Georges Bataille, cet inconnu dont la nomination est éprouvée selon
la loi d’une nécessité absolue, porte le nom de Fou Tchou Li. Cet homme
incarne l’angoisse, comme lien profond des peuples. “...la voie de la
communication (lien profond des peuples) est dans l’angoisse (l’angoisse,
le sacrifice unissent les hommes de tous les temps).779
Nous pouvons en effet considérer que le concept d’angoisse,
expression mise en oeuvre par Lacan le 3 juillet 1963780, est identique au
concept de crime contre l’humanité, ce dernier concept se matérialisant
subrepticement dans la pensée de Georges Bataille par l’image du corps
supplicié de Fou Tchou Li, le supplice de ce dernier répondant
historiquement, par le nom de Georges Bataille au supplice du peuple
arménien. L’horreur de la bataille, expression que nous lisons sous la plume
de Bataille dans son premier texte innommé, Notre-Dame de Reims, dont il
nous est affirmé que “jamais (...) Bataille ne fera mention de ce texte.” 781
G. Bataille, « L’Archangélique » et « Le petit » in G. Bataille, Œuvres complètes, III, op. cit, p. 77 et 502,
et p. 60-61.
777
V. Lossky, Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart, Paris, Vrin, 1998.
778
M. Villey, Réflexions sur la philosophie et le droit, Les Carnets, Paris, op. cit, p. 421.
779
G. Bataille, « L’Expérience intérieure », in G. Bataille, Œuvres complètes V, op. cit, p. 115.
780
J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit, p. 385.
781
G. Bataille, « Notre-Dame de Reims », in D. Hollier, La prise de la Concorde, Essais sur Georges Bataille,
op. cit, p. 38.
776
255
l’horreur de la bataille donc, se comprend en premier lieu comme l’horreur
du supplice du peuple arménien, auquel répond l’horreur du supplice de Fou
Tchou Li.
Cette horreur de la bataille introduit la pensée dans la nuit, ce
mot représentant un des mots clés, un des mots fondamentaux du discours
de Bataille, la nuit, irradiant sa pensée comme contrepoint de la lumière :
Lumière de Notre-Dame la Vierge, si royale et si maternelle, lumière de
Notre-Dame de Reims vêtue de soleil incarnant la vision de Jeanne d’Arc,
lumière de la France plus forte que la mort, lumière qui se dévoile dans le
chemin qui mène au Christ, lumière qui mène à Dieu, “Souvenez-vous que
le monde a souffert d’avoir cru voir s’éteindre la lumière, par qui Dieu vit
sur terre et dans la paix.” 782 Le nom de Georges Bataille se déploye
comme antonyme de la lumière de Dieu, il se déploye dans la nuit de
l’horreur de la bataille, dans la nuit de l’horreur du supplice de Fou Tchou
Li, dans la nuit de l’angoisse absolue du supplice du peuple arménien
symbolisé par la famille Burdukian dont le souvenir que nous en avons
s’accomplit en le lieu d’une énucléation de l’intériorité psychique783, cette
énucléation instituant une liaison entre l’écriture de Georges Bataille
(énucléation du torrero Granero inscrite dans L’Histoire de l’Oeil)784 la
réalité historique : “A un derder (prêtre marié), pour l’obliger d’apostasier,
on troua les yeux avec un coutelas circassien, à double tranchant, qu’on
retournait dans l’orbite ensanglantée, comme on creuse un morceau de bois
avec une tarière.” 785 et le texte de l’inconscient : “quel est le moment de
l’angoisse ? Est-ce le possible de ce geste par où Oedipe s’arrache les yeux,
en fait le sacrifice, les offre en rançon de l’aveuglement où s’est accompli
son destin ? Est-ce cela, l’angoisse ? Est-ce la possibilité qu’a l’homme de
se mutiler ? Non, c’est proprement ce que je m’efforce de vous désigner par
cette image, c’est l’impossible vue qui vous menace, de vos propre yeux par
terre.” 786
L’image du supplice de la famille Burdukian, et l’image du
supplice de Fou Tchou Li se rencontrent conceptuellement, historiquement,
psychiquement, en cette année 1915, année en le temps de laquelle se réalise
premièrement,
l’extermination
des
Arméniens,
deuxièmement,
l’énonciation, en réponse à cette extermination, d’une mise en garde des
gouvernements français russe et anglais, stigmatisant ce crime contre
l’humanité et la civilisation787, adressée au gouvernement jeune-turc, et,
troisièmement, la mort de “l’être nauséabond par excellence” 788, le père de
Bataille, ainsi par lui qualifié.
Au coeur de “l’horreur de la bataille” s’accomplit la
dissociation de l’idéal d’amour et de paix que porte en lui le Christ, la
dissociation de cette “bonté maternelle et divine” expression vivante de
G. Bataille, « Notre-Dame de Reims », in D. Hollier, La prise de la Concorde, ibid., p. 42.
J. Altounian, La Survivance, Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, 2000, p. 132.
784
G. Bataille, « Histoire de l’œil », in G. Bataille, Œuvres complètes I, op. cit, p. 56.
785
Révérend Père Rigal, (Supérieur des missions catholiques d’Adana), « Les massacres d’Adana », in Revue
d’Histoire arménienne contemporaine, Tome III, La Cilicie (1909-1921) Des massacres d’Adana au Mandat
francais, 1999, p. 161.
786
J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit, p. 190-191.
787
A. Beylerian, Les Grandes Puissances, l’Empire ottoman et les Arméniens, Dans les archives françaises
(1914-1918) - recueil de documents, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983, p. 29.
788
G. Bataille, « Histoire de l’œil », in G. Bataille, Œuvres complètes I, op. cit, p. 76.
782
783
256
“Notre-Dame la Vierge si royale et si maternelle”, ainsi décrite par le jeune
Georges Bataille priant agenouillé dans la cathédrale scripturale de NotreDame de Reims, la dissociation de cette force vitale de résurrection qui
transfigure la détresse de l’angoisse et de la mort en l’espérance de la joie et
de la vie. Alors apparaît l’horrible nuit de la guerre du supplice et de la mise
à mort. Le nom propre de Georges Bataille met en forme cette horrible nuit
en la forme d’une Oeuvre. Trois figures-réalité apparaissent alors, qui
doivent être liées ici, et s’enchaîner en ton regard, lecteur du concept du
crime contre l’humanité. La figure de la famille Burdukian, la figure de
Joseph-Aristide Bataille, père de Georges, la figure de Fou Tchou Li.
§ 4. LE SUPPLICE DE FOU TCHOU LI
La première de ces figures-réalité est constituée par la mise à
mort de la famille Burdukian intervenue en 1909 dans le cadre des
massacres d’Adana, annonciateurs de l’extermination du peuple arménien
en 1915. “ Dans une ferme ils avaient surpris toute la famille Burdukian,
composée du mari, de la femme, de deux enfants mâles et d’une fillette de
six ans. La femme âgée de vingt-huit ans, s’était jetée à leurs pieds en criant
pitié. Ils avaient sourit et lui avaient répondu : “nous aurons pitié, nous
aurons pitié, tu vas voir.” Puis ayant lié le mari au pied du lit, ils avaient
pris la femme, l’avaient mise complètement nue et, avec trois gros clous
l’avaient clouée au mur, un clou pour chaque main, un pour les pieds. Avec
la pointe d’un yatagan ils avaient tatoué sur son ventre un des symboles
chrétiens ; puis tandis que, folle d’épouvante, elle se taisait et regardait de
ses yeux écarquillés, ils avaient conduit le mari devant elle au milieu de la
chambre, l’avaient déshabillé, l’avait enduit de pétrole et l’avait allumé
comme une torche. Le corps avait pris feu gaiement en grésillant, les
cheveux avaient fait une flambée, la chair était calcinée et détachée avant
qu’il ne mourût... Eux, ils dansaient et chantaient, autour du bûcher
humain, des hymnes chrétiens. Les enfants pleuraient dans un coin, la
femme regardait du haut de son mur, les bras ouverts, tout son jeune corps
ouvert, avec son ventre sanglant devenu tabernacle. Puis on lui avait coupé
les seins et forcé les enfants à sucer cette chair saignante ; on lui arracha
les ongles, on lui coupa les doigts, lui trancha le nez, lui brula les cheveux.
Enfin, sous ses yeux d’agonisante, on scia la tête aux enfants mâles, on
violenta la fillette, puis on leur enleva le foie et le coeur, que l’on mit dans
la bouche de la mère en criant : “Sainte Vierge Marie, sauve-les, viens,
descends. Ne vois-tu pas qu’ils meurent ? C’est le coeur, tu sais, que tu
manges, le coeur de tes fils chers, que tu aimais tant, de tes fils si jolis, si
blonds. “ On l’acheva à coups de hache.” 789
La deuxième de ces figures-réalité est constituée par ce père
aveugle, tabétique, paralytique général, qui mourut seul, loin des siens, dans
un véritable délaissement, représentant pour son fils Georges Bataille, une
épreuve psychique décisive. “Je suis né d’un père P.G. qui m’a conçu déjà
aveugle et qui peu après ma naissance fut cloué dans son fauteuil par sa
sinistre maladie. “ “Le 6 novembre 1915 (...) à quatre ou cinq kilomètres
des lignes allemandes, (Reims) mon père est mort abandonné.” “Personne
Ce texte est un extrait du récit de M. Antonio Scarfoglio, envoyé spécial du Matin, sur les massacres
d’Adana. Ce récit a été repris dans un livre de M. A. Adossides, Arméniens et jeunes Turcs, Les massacres de
Cilicie, Paris 1910. Ce récit est cité par André Mandelstam, Le Sort de l’Empire ottoman, Paris, Librairie
Payot, 1917, p. 204.
789
257
sur terre, aux cieux, n’eut souci de mon père agonisant“. 790
La troisième de ces figures-réalité est celle de Fou Tchou Li,
coupable de meurtre sur la personne d’un prince chinois : Ao Han Ouan. Il
eut à subir le supplice des cent morceaux. Deux Français Georges Dumas791
et Louis Carpeaux assistèrent le 10 avril 1905, au supplice de Fou Tchou Li,
entouré par la foule, découpé vif en public, et exécutèrent un certain nombre
de clichés photographiques de cette mise à mort. Adrien Borel,
psychanalyste, avec qui Bataille entreprit un travail psychanalytique, donna
en 1925 un de ces clichés à ce dernier qui écrivit : “ce cliché eut un rôle
décisif dans ma vie. Je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette image de la
douleur, à la fois extatique (?) et intolérable.” 792
Si, “l’homme est la nuit où s’enfonce l’immensité” alors, nous,
les hommes déchiffrant le concept de crime contre l’humanité, “adhérents
par l’angoisse à l’anéantissement qui a eu lieu,” nous sommes contraints
d’écrire ici, “Car cette peur, cette angoisse qui saisit l’homme ici ou là dans
son abandon ne doit pas s’en aller comme elle est venue. Il ne faut pas
qu’elle soit trop vite résolue par la délivrance de la mort, encore moins
qu’elle se dissipe au hasard, encore moins qu’elle devienne interminable et
maladive ; elle doit être communiquée d’un homme à l’autre, elle doit
s’accumuler et se charger comme un orage, inscrivant son point de nuit
dans l’ordre lumineux des choses.” 793
Ce point de nuit, ce signe aveugle, c’est précisément ce concept
de crime contre l’humanité, empruntant le chemin tortueux de l’écriture par
le nom propre de Georges Bataille. De même que dans la pensée de
Guillaume d’Ockham, le crime contre l’humanité du Christ, représentait
cette formulation innommée constitutive d’un point d’ancrage, d’un terme
de liaison entre le crime de lèse-majesté, explicitement présent dans le
Defensor Pacis de Marsile de Padoue794, et le crime d’hérésie stigmatisant la
Plénitude de Puissance pontificale, de même, dans la pensée de Georges
Bataille, le concept de crime contre l’humanité représente cette formulation
innommée constitutive d’un point d’ancrage, d’un terme de liaison entre la
jouissance mortifiante et angoissée de la mort et la souffrance irrépressible
de l’abandon. “Quelquefois j’imagine que je mourrai abandonné ou même
que je resterai seul, vivant et sans force. Pourquoi éviterais-je le sort de
mon père que moi, volontairement, j’ai abandonné seul, mon père,
l’aveugle, le paralytique, le fou, criant et gigotant de douleur, cloué dans un
fauteuil crevé.” 795
G. Bataille, « Histoire de l’œil », in G. Bataille, Œuvres complètes I, op. cit, p. 75. Et G. Bataille, « Le
petit », in G. Bataille, Œuvres complètes III, op. cit, p. 60.
791
Sur Georges Dumas, voir, M. Surya, Georges Bataille la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, Note 3. P.
121. Georges Dumas, fut un des maîtres en psychiatrie de Jacques Lacan, voir, É. Roudinesco, Jacques Lacan,
Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 43.
792
G. Bataille, « Les larme d’Éros », in G. Bataille, Œuvres complètes, X, op. cit, p. 625.
793
G. Bataille, « L ‘expérience intérieure », Œuvres complètes V, op. cit, p. 115 et Note 2 de la page 115, p.
443. (De l’angoisse à la gloire)
794
Marsile de Padoue, Defensor Pacis, Le Défenseur de la Paix, op. cit, 2ème partie, chap. XXIII, §13, p. 442.
Et, 2ème partie, chap. XXVIII, §29, P. 531.
795
G. Bataille, « Le coupable », in G. Bataille, Œuvres complètes V, p. 257. Et Note 2 de la page 257 page
504.
790
258
SECTION 2. DE L’AFFIRMATION DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ À
SA NÉGATION
§ 1. LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ DE WALTER BENJAMIN
Nous avons pu en effet mettre à jour la structure d’historicité du
concept de crime contre l’humanité, selon un rythme quaternaire. En
premier lieu le crime contre l’humanité du Christ, en deuxième lieu le crime
contre l’humanité du peuple français, en troisième lieu le crime contre
l’humanité du peuple arménien, en quatrième lieu le crime contre
l’humanité du peuple juif. Maître Eckhart, Marsile de Padoue, Guillaume
d’Ockham, Révolution française, Première Guerre mondiale, Deuxième
Guerre mondiale. Or cette structure quaternaire d’historicité du concept de
crime contre l’humanité pénètre dans la subjectivité précisément parce que”Une
structure quadripartite est depuis l’inconscient toujours exigible dans la
construction d’une ordonnance subjective.” 796 Ce que nous remarquons alors
c’est que la Summa paupertas, la très haute pauvreté, qui était le motif subjectif
et biblique fondamental permettant de mettre à jour la première formulation du
concept de crime contre l’humanité, comme formulation innommée du crime
contre l’humanité du Christ, la Summa paupertas, donc, se retrouve transformée
certes, mais présente, dans le quatrième moment de la formation du concept de
crime contre l’humanité, le moment de sa juridicisation comme incrimination
juridique particulière mise en oeuvre dans le procès de Nuremberg.
Nous reconnaissons, en effet, le caractère vivant de ce concept dans
l’acte d’écriture de Walter Benjamin. La perception de la très haute pauvreté qui
constitue le fondement de la première formulation innommée du concept,
première formulation s’énonçant, comme le crime contre l’humanité du Christ,
se constituant, par le triangle construit par les trois noms : Maître Eckhart,
Marsile de Padoue, Guillaume d’Ockham, cette perception donc, ne disparaît
nullement, elle continue de vivre par le triangle construit par les trois noms :
Walter Benjamin, Martin Heidegger, Robert Antelme. Le concept de crime
contre l’humanité prend racine dans le concept de Summa paupertas, de très
haute pauvreté.
Le 17 mars 1933, Benjamin, sur les instances de Gretel Karplus,
future épouse de Theodor W. Adorno, quitte Berlin, pour un exil définitif. Il reste
quelques jours à Paris puis se rend sur l’île d’Ibiza797. Il restera sur l’île jusqu’au
26 septembre, puis s’installera définitivement à Paris.
Le 30 janvier 1933 Hitler est nommé chancelier par le président
Hindenburg. Dans la nuit du 27 février un commando nazi incendie le Parlement.
L’incendie du Reichstag servira de prétexte à l’interdiction du Parti communiste.
Ernst Torgler le Président du groupe parlementaire communiste est incarcéré. Le
28 février, le Président Hindenburg promulgue le décret “Pour la défense du
Peuple et de l’État “ qui supprime toutes les garanties constitutionnelles
protégeant les libertés individuelles, l’inviolabilité du domicile, le secret de la
correspondance, la liberté d’expression, le droit de réunion et de création
d’associations. Le 3 mars Ernst Thälmann le secrétaire du Parti communiste est
arrêté. Le 5 mars ont lieu les dernières élections législatives pluripartites. Le
J. Lacan, Écrits, op. cit, p. 774. (Cette phrase de Lacan a déjà été citée. Voir note 692)
V. Valero, Expérience et pauvreté, Walter Benjamin à Ibiza (1932-1933), traduit de l’espagnol par Juan
Vila, Rodez, Éditions Le Rouergue / Chambon, 2003.
796
797
259
NSDAP, le parti des nazis obtient 43,90 % des voix et 288 députés sur 647. Les
partis de droite alliés aux NSDAP obtiennent 8 % des suffrages. Le Parti
communiste, le KPD, obtient 12 %, le SPD, sociaux-démocrates, obtient 18 %, et
le Parti centriste, le Zentrum obtient 11 % des voix. Hitler n’a donc pas une
majorité absolue au parlement, et il ne peut modifier la Constitution sans une
approbation des deux tiers des députés. Hitler ne peut obtenir cette majorité
absolue qu’après l’invalidation, la fuite ou l’emprisonnement des 81 députés du
KPD représentant 4 848 000 voix. Le 6 mars le KPD est interdit. Le 8 mars
Frick, ministre de l’intérieur du Reich, annonce dans un discours prononcé à
Francfort-sur-le-Main, l’ouverture de camps de concentration et déclare que les
communistes s’y habitueront au travail et menace les socialistes qui seront
bientôt concernés. Le 9 mars Georgui Dimitrov, de nationalité bulgare, secrétaire
du Bureau occidental du Comité exécutif de l’Internationale communiste est
arrêté pour complicité dans l’incendie du Reichstag.
Le 20 mars ouverture du camp de concentration de OranienburgSachsenhausen à 30 km de Berlin sous la responsabilité de la SA,
(Sturmabteilung, section d’assaut) groupement paramilitaire nazi créé en
1921. Le 22 mars ouverture, dans une usine désaffectée, du camp de
concentration de Dachau en Bavière, sous le contrôle de la SS,
(Schutzstaffel, section de protection) dirigée par Heinrich Himmler. Enfin le
23 mars, le Parlement vote à une écrasante majorité une loi dite “ loi
d’habilitation “ conférant les pleins pouvoirs à Hitler. Les députés du SPD
votent contre son adoption. L’invalidation des députés du KPD et l’apport
des voix des 73 députés du centre catholique, le Zentrum ont permis de
dégager la majorité des 2/ 3 nécessaire afin que soit respectée la lettre de la
Constitution de Weimar.
Cette loi abroge de facto cette Constitution, consacre entre
autres dispositions, l’abandon par le Reichstag de ses pouvoirs législatifs au
profit du gouvernement et confère au chancelier nommé Hitler la
promulgation des lois, antérieurement du ressort du président du Reich.
Hitler obtient ainsi la base légale de sa dictature. La Gestapo (Geheime
Staatspolizei : police secrète d’État) créée par Goering, alors commissaire
du Reich en Prusse, va être l’instrument de la liquidation des adversaires du
régime, tout d’abord les communistes, dont les 81 députés n’ont pas pu
voter le 23 mars, puis les sociaux-démocrates et les populistes (20 députés),
qui ont voté contre Hitler. Les arrestations entraînent ce que les nazis
appellent la “détention de protection” (Schutzaft) décidée par le décret du 28
février “Pour la défense du Peuple et de l’État “, qui consiste à mettre
derrière des barbelés des hommes politiques, des syndicalistes, opposants
des nazis. La garde des premiers camps de prévention est assurée par des
membres de la SA. Une cinquantaine de camps appliquant la procédure de
schutzaft existent à la fin de l’année 1933. Ils sont installés dans d’anciennes
prisons, des forteresses, des casernes de SA, des usines désaffectées. Tous
ces camps, à l’exception de Dachau, sont petits et leur effectif n’excède pas
mille détenus chacun. On estime le total des prisonniers de l’époque entre
vingt et trente mille. C’est le début du système concentrationnaire nazi.
Cette naissance du système concentrationnaire nazi se marque
dans les mots de Benjamin qui de Paris adresse à Gerhard Scholem, son
ami, une lettre datée du 20 mars jour de l’ouverture du camp de
260
Oranienburg-Sachsenhausen 798 : “c’est moins la terreur individuelle que la
situation culturelle dans son ensemble qui peut donner une idée de la
situation. Pour la première, il est difficile de disposer d’informations
absolument sûres. Il est hors de doute qu’en de très nombreux cas des gens
ont été tirés la nuit de leur lit et maltraités ou assassinés. Mais il y a peutêtre plus important encore, bien que plus difficile à éclaircir, c’est le sort
des prisonniers. Les bruits les plus terribles circulent à leur sujet (...) La
terreur exercée contre toute attitude ou toute expression qui n’est pas
intégralement conforme à ce qui est officiel a pris des proportions
difficilement dépassables. En de telles circonstances, l’extrême réserve
politique que je pratiquais depuis toujours et avec raison peut bien protéger
de la persécution systématique, mais pas de la famine.” 799
Au-delà du mystère et de l’angoisse, le sort des prisonniers
apparaîtra clairement bien que discrètement dès l’année 1934. Un an après
cette lettre de Benjamin écrite de Paris le jour même de l’ouverture du camp
de Oranienburg-Sachsenhausen, et deux jours avant l’ouverture du camp de
Dachau, un journaliste français, Guillaume Ducher publie un reportageenquête : Les Camps tragiques, dans un magazine populaire : Lectures pour
tous, de grande diffusion, créé en 1898. Ce journaliste se rend en
Allemagne, il y rencontre Himmler qui lui déclare : “le régime des camps
n’est pas bestial. Nous sommes humains, Wir sind human ! “ puis
Guillaume Ducher “visite” le camp de Dachau où il a été conduit par le
secrétaire de Rosenberg800. Le directeur du camp “grand, fort et portant bien
l’uniforme, se montre dès l’abord extrêmement empressé. Il est évidemment
en service commandé.” Il explique au visiteur : “vous avez devant vous
deux députés au Reichstag (la plupart de leurs collègues “subversifs” étant
internés au camp d’Oranienburg, près de Berlin), des éditeurs de journaux
séditieux, des jeunes gens qui ont dirigés des groupements marxistes, des
avocats, des artistes, des médecins, des pacifistes ! Les uns sont des
ouvriers, d’autres des paysans, beaucoup sont des bourgeois. La moitié est
communiste. Deux cents sont juifs, ajoute-t-il en me montrant un petit carré
d’hommes séparés des autres. Cent seulement sont d’authentiques
criminels. “ Et le visiteur écrit alors à l’adresse du lecteur français : “je
regarde. La plupart de ces hommes sont dans la force de l’âge. Mais je
distingue aussi des vieillards et de très jeunes gens qui n’ont pas plus de
quinze ou seize ans. Comme un immense troupeau de bêtes pourchassées,
ils sont tous réunis, misérables, figés dans un grotesque garde-à-vous dont
je m’en veux d’être le prétexte. Invinciblement leurs dos se courbent, leurs
têtes tombent, leurs regards se fixent au sol. (...) Ils couchent dans des
baraques mal closes, sur des brancards empilés les uns sur les autres. J’ai
visité ces dortoirs : il y a ainsi quatre ou cinq lits superposés. Chaque
homme a tout juste la place de n’y être pas étouffé. L’été, la chaleur doit
être intolérable. L’hiver, un vent glacial traverse les murs de planches mal
jointes et passées au goudron. Pour toute décoration, les salles s’ornent de
grands portraits de Hitler, de Hindenburg, de Goering et de Goebbels,
divinités qui doivent former désormais l’horizon de tout bon Allemand. “ 801
L’amicale d’Oranienburg-Sachsenhausen, Sachso, au cœur du système concentrationnaire nazi, Paris,
Minuit / Plon, 1982. Et, M. Voutey, L’ère hitlérienne, Chronologie 1889-1948, Paris, Graphein-FNDIRP, 2000.
799
W. Benjamin, Correspondance, 2 volumes, 1910-1928 et 1929-1940, traduction par Guy Petitdemange,
Paris, Aubier Montaigne, 1979, t II, p. 80.
800
Stanislav Zamenick, C’était ça, Dachau, Paris, le Cherche Midi, 2003.
801
G. Ducher, Les camps tragiques, Paris, Éditions Cartouche, 2005, p. 20-23-24-25.
798
261
§ 2. L’EXPÉRIENCE DE L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre que la
connaissance authentique de la réalité historique se confond, avec cette
expérience psychique de la très haute pauvreté, constitutive du mouvement
créateur de l’écriture de Benjamin. Ce dernier écrit à Berlin le 7 mars 1931
dans une lettre adressée à Max Rychner : “que la réalité historique possède
un coefficient propre grâce auquel toute connaissance authentique de cette
réalité mène le sujet à se connaître lui-même, non pas d’un point de vue
psychologique, mais dans le sens d’une philosophie de l’histoire, c’est là
peut-être une formulation parfaitement non matérialiste, mais c’est une
expérience qui me rattache davantage encore aux analyses grossières et
revêches d’un Franz Mehring qu’aux délimitations les plus profondes du
royaume des idées telle qu’en produit aujourd’hui l’école de Heidegger 802. “
Le mot : expérience, est donc ce mot qui lie ensemble dans le mouvement
de pensée qui est celui de Benjamin, l’idée de réalité historique, l’idée de
connaissance authentique, et l’idée de connaissance du sujet par lui-même.
Ce mot trouvera une concrétisation majeure dans l’article : Expérience et
pauvreté, publié pour la première fois le 7 décembre 1933, dans un journal
allemand : Die Welt im Wort. Cet article est fondamental car il met à jour
inconsciemment le concept de très haute pauvreté comme socle du concept
de crime contre l’humanité tel que celui-ci fut formulé de manière
innommée par le triangle formé des noms de Maître Eckhart, Marsile de
Padoue, Guillaume d’Ockham. On peut penser en effet que la phrase
suivante que nous allons citer s’écrit en mémoire de la grande querelle
franciscaine de la pauvreté de laquelle est née la formulation innommée du
crime contre l’humanité du Christ caractérisant la plénitude de puissance
pontificale, la Plenitudo Potestatis, contre laquelle se dressèrent plus
particulièrement Marsile de Padoue et Guillaume d’Ockham : “mais nous
voyons ici, de la manière la plus claire, que notre pauvreté en expérience
n’est qu’un aspect de cette grande pauvreté qui a de nouveau trouvé un
visage --- un visage aussi net et distinct que celui du mendiant du Moyen
Âge.” 803
L’expérience de la très haute pauvreté, de cette “grande
pauvreté qui a de nouveau trouvé un visage, ” c’est tout d’abord
l’expérience de ce signe secret qui permet de comprendre que “le décisif
n’est pas la progression de connaissance en connaissance, mais la fêlure à
l’intérieur de chacune d’elles.” 804
L’expérience de la très haute pauvreté c’est en deuxième lieu
l’expérience du passage de la pauvreté privée à la pauvreté de l’humanité :
“Avouons-le : cette pauvreté ne porte pas seulement sur nos expériences
privées, mais aussi sur les expériences de l’humanité tout entière.” 805 Ce
passage revêt deux significations très concrètes. D’une part “Il saisit la
constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure.” 806
D’autre part il introduit le regard dans le camp nazi “Je regarde. La plupart
de ces hommes sont dans la force de l’âge. Mais je distingue aussi des
802
803
804
805
806
W. Benjamin, Correspondance, op. cit, t II, 1929-1940, p. 43.
W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t II, p. 366.
W. Benjamin, « Brèves ombres II », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t II, p. 349.
W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t II, p. 366.
W. Benjamin, « Sur le concept d’Histoire », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t III, p. 443.
262
vieillards et de très jeunes gens qui n’ont pas plus de quinze ou seize ans.
Comme un immense troupeau de bêtes pourchassées, ils sont tous réunis,
misérables, figés dans un grotesque garde-à-vous (...) Invinciblement leurs
dos se courbent, leurs têtes tombent, leurs regards se fixent au sol. “ Ce
passage de la pauvreté privée à la pauvreté de l’humanité, représente
l’expérience du temps historique dans ce lien intersubjectif qui relie les
pauvres les uns aux autres dans le moment de la vraie détresse. La détresse
de Benjamin écrivant de Paris le 30 décembre 1933, en ce mois qui est
précisément celui de la parution de son article Expérience et pauvreté, “Et il
est ainsi indéniable que je suis non seulement au bout de l’année finissante,
mais au bout du rouleau.” 807 La détresse du prisonnier de Dachau aux traits
déjà marqués par la mort : “l’infirmerie maintenant : sur d’étroits grabats,
des hommes -- j’en ai compté vingt-trois -- se tordent et gémissent. (...) Je
n’ai jamais eu sous les yeux spectacle plus horrible que celui de ces
agonisants. Je n’oublierai pas de quel ton un grand garçon pâle aux traits
déjà marqués par la mort, m’a dit : “il vaudrait mieux nous achever tout de
suite.” La détresse enfin de celui qui entend cette phrase et qui sait que son
verbe n’est porteur d’aucune sauvegarde : “j’essaie de prononcer quelques
paroles d’espoir. Pauvres gestes, médiocres paroles ! Que puis-je dire, que
puis-je faire pour aider ces hommes à supporter de telles souffrances ? “ 808
En troisième lieu donc, l’expérience de la très haute pauvreté
c’est l’expérience d’une connaissance authentique de la réalité historique
menant le sujet inconscient à se connaître lui-même, non pas d’un point de
vue psychologique mais dans le sens d’une philosophie de l’histoire, de telle
sorte, par exemple, que telle phrase écrite par Benjamin en 1929, “ Mais
c’est seulement lorsque nous sommes ainsi souillés que nous sommes
invincibles. “ 809 puisse être reprise sous une autre forme par Jacques Lacan
le 19 mai 1955, puisse être reprise donc sous la forme d’une phrase de la
tragédie d’Oedipe à Colone : est-ce que c’est au moment où je ne suis rien
que je deviens un homme ? 810 En ce troisième moment, l’expérience de la
très haute pauvreté et “l’expérience du désarroi absolu” 811 se conjoignent
dans l’unité absolue du “concept d’angoisse” 812 et du concept de crime
contre l’humanité. En ce troisième moment l’homme qui en 1929 écrit un
texte dont le titre s’énonce Brèves ombres, est le même homme dont la main
écrit dans ce texte la phrase Tant pis pour les pauvres, cette main qui écrit
cette phrase est la même main qui pour affronter “les problèmes théoriques
que la situation mondiale nous propose inéluctablement “ écrit en 1940 :
“le sujet écrivant l’histoire est de droit cette part même de l’humanité, dont
la solidarité embrasse l’ensemble des opprimés. Cette part elle-même, qui
peut donc prendre le plus grand risque théorique, parce que, pratiquement,
elle a le moins à perdre. “ 813
W. Benjamin, Correspondance, op. cit, t II, 1929-1940, p. 106.
G. Ducher, Les camps tragiques, op. cit, p. 33 et 31.
809
W. Benjamin, « Brèves ombres I », in W. Benjamin, Œuvres, I, II, III, op. cit, t II, p. 346.
810
J. Lacan, Le Séminaire Livre II, Le Moi dans la Théorie de Freud et dans la Technique Psychanalytique,
Paris, Seuil, 1978, p. 268.
811
J. Lacan, Le Séminaire Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 351.
812
J. Lacan, Le Séminaire Livre X, L’angoisse, op. cit, p. 385.
813
W. Benjamin, « Paralipomènes et variantes des Thèses « sur le concept d’Histoire », in W. Benjamin,
Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 350. Et p. 337.
807
808
263
§ 3. LE DÉNI DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ PAR MARTIN
HEIDEGGER
Le 18 novembre 1975, un psychanalyste français énonçait à
Paris : “j’hérite de Freud, bien malgré moi... “ 814 Le 27 juin 1945, un
philosophe allemand énonçait en Allemagne, au château de Wildenstein, sur
les hauteurs du Jura souabe dominant le monastère de Beuron et la haute
vallée du Danube : “la pauvreté est le Ton fondamental de l’essence encore
celée des peuples occidentaux et de leur destin. La pauvreté est la joie
endeuillée de ne jamais être assez pauvre. Dans cette calme inquiétude
repose la sérénité, qui est habituée à venir à bout de tout ce qui relève de la
nécessité.” 815 Lors du prononcé de cette conférence intitulée : la pauvreté
(die Armut), le philosophe allemand, se présentant secrètement comme
l’héritier du poète Hölderlin, affirmait expliciter une phrase écrite par ce
dernier : “chez nous, tout se concentre sur le spirituel, nous sommes
devenus pauvres pour devenir riches.” Ce philosophe allemand et ce
psychanalyste français éprouvaient tous les deux le même pressentiment.
Le pressentiment selon lequel : “le seul héritier possible, le seul qui ne soit
pas crapuleux, est celui qui constitue par lui-même, et comme de toutes
pièces, l’héritage, qui le forme uniquement par ce qu’il est à même de faire
par lui-même.” 816
Que ces deux hommes puissent éprouver le même
pressentiment, nous pouvons en avoir la preuve par le texte lui-même. Peu
après avoir affirmé qu’il hérite de Freud, bien malgré lui, Jacques Lacan
évoque “la clique qui suivait les réunions de Vienne.” Sont visés par ce
mot certains disciples de Freud prétendant à l’héritage du maître. Le
dictionnaire nous indique que le mot clique signifie une coterie, un groupe
de personnes peu estimables. Ainsi s’impose l’idée, suivant laquelle, cette
clique qui suivait les réunions de Vienne, constitue une coterie, un groupe de
personnes peu estimables soudées ensemble par un désir occulte et
crapuleux d’hériter. Si ce groupe de personnes constitue une clique
d’héritiers crapuleux, c’est parce qu’aucun n’a constitué par lui-même,
comme de toutes pièces, l’héritage, au contraire de Jacques Lacan, héritant
de Freud bien malgré lui.
De même que le psychanalyste français s’affirme comme
l’héritier de Freud, de même le philosophe allemand s’affirme comme
l’héritier du poète Hölderlin, puisqu’il écrit en marge d’un cours prononcé
en 1943 visant le philosophe grec Héraclite “Peut-être Hölderlin, le poète,
doit-il devenir le destin déterminant, l’interlocuteur d’un penseur dont le
grand-père naquit à l’époque de la rédaction de l’hymne à l’Iister (...) in
ovili (dans l’étable d’une métairie), comme le dit l’acte de naissance, dans
la haute vallée du Danube, près des rives du fleuve, au-dessous des rochers.
L’histoire cachée du dire ne connaît pas de hasard tout est destinée.” 817
Heidegger veut dire par là que l’histoire cachée du dire remonte toujours à
la source du fleuve comme l’histoire cachée du temps remonte toujours à la
source de la filiation. La conjonction (la copulation) de ces deux histoires
J. Lacan, Le Séminaire Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 12.
M. Heidegger, la pauvreté (die Armut), traduction par P. Lacoue-Labarthe et A. Samardzija, Strasbourg,
Presses universitaires de Strasbourg, 2004, p. 85 et 87.
816
J-M. Rey, « Un récit impossible », in L’inactuel Nouvelle série / n° 6 Printemps 2001, Circé, p. 67.
817
Cité par p. Lacoue-Labarthe in M. Heidegger, la pauvreté (die Armut), op. cit, p. 53.
814
815
264
cachées constitue le nom propre de Heidegger comme étant celui de
l’héritier de Hölderlin. C’est parce que le conférencier s’est persuadé, par
cette conférence sur la pauvreté, qu’il pouvait se nommer de son nom
propre l’héritier de Hölderlin, qu’il énoncera en 1966, dans le cadre d’un
entretien accordé à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, entretien ne
devant être publié selon la stricte volonté du philosophe, qu’après sa mort
(avril 1976), qu’il énoncera donc, peu après avoir évoqué une conférence de
1957 intitulée le Principe d’identité, “Ma pensée se tient dans un rapport
incontournable avec la poésie de Hölderlin. Hölderlin n’est pas pour moi
un poète quelconque dont l’oeuvre serait comme celle de bien d’autres un
sujet d’études pour les historiens de la littérature. Hölderlin est pour moi le
poète qui fait signe en direction de l’avenir, le poète qui attend le dieu, et
qui ne peut donc pas rester un simple objet d’études hölderliniennes,
prisonnier des représentations de l’histoire de la littérature.” 818 D’une
question posée par le présentateur français de la conférence du philosophe
allemand sur la pauvreté, “Heidegger sait-il -- ou a-t-il le moindre souci de
-- ce qu’est la misère ? 819 nous pouvons risquer une certitude : la pauvreté
du poète Hölderlin n’a jamais été transmise à la richesse du philosophe
Heidegger.
Il y a en effet une double misère, une double pauvreté, qui
constitue l’objet premier du déni de ce philosophe, la misère absolue
d’Auschwitz et la pauvreté historique de Stalingrad. La double misère donc
de l’homme qui suffoque dans la chambre à gaz et de l’homme qui meurt en
combattant la Wehrmacht. Vers la fin de la campagne de Russie, Heidegger
écrivait à son élève Karl Ulmer, alors sur le front de l’Est, que la seule
existence digne d’un Allemand était alors d’être au front. Hugo Ott souligne
alors, « Le « front », c’est toujours pour Heidegger le poste le plus avancé
du péril. » 820
Ultérieurement, le 2 décembre 1949, il sera prononcée, par ce
philosophe, une conférence devant le public du « club de Brême », intitulée « Le
Dispositif ». Une partie du texte de cette conférence a été supprimée par
Heidegger de sa première publication en 1962. Ce n’est qu’en 1994, que ce texte
censuré par son auteur fit son apparition dans ses œuvres complètes. Dans ce
texte la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz est mise sur le même
plan que l’industrie d’alimentation motorisée que représente l’agriculture.
« L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son
essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz
et les camps d’anéantissement, la même chose que le blocus et la réduction de
pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène. » 821
La signification de l’énonciation de cette conférence sur la pauvreté
réside donc dans un double objectif. D’une part l’opération du déni de la chute de
l’Allemagne, chute se réalisant dans la défaite scellée par la capitulation du 8
mai 1945, d’autre part la réaffirmation corrélative de la primauté du peuple
M. Heidegger interrogé par « Der Spiegel », Réponses et questions sur l’histoire et la politique, traduit de
l’allemand par J. Launay, Paris, Mercure de France, 1988, p. 63.
819
P. Lacoue-Labarth « Présentation » in M. Heidegger, la pauvreté (die Armut), op. cit, p. 45.
820
H. Ott, Martin Heidegger, Éléments pour une biographie, traduit de l’allemand par J. M. Beloeil, Paris,
Payot, 1990, p. 165.
821
M. Heidegger, Le Dispositif, in É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, autour
des séminaires inédits de 1933-1935, Paris, Albin Michel, 2005, p. 490.
818
265
allemand. Il s’agit tout simplement d’avoir le dernier mot, ce que Heidegger
nous montre par cette phrase énoncée en septembre 1966, et qui sera publiée
après sa mort de telle sorte que la publication posthume de cette phrase interdise
toute contradiction à son énonciation : « je pense à la parenté particulière qui est
à l’intérieur de la langue allemande avec la langue des Grecs et leur pensée.
C’est une chose que les Français aujourd’hui me confirment sans cesse. Quand
ils commencent à penser, ils parlent allemand : ils assurent qu’ils n’y
arriveraient pas dans leur langue. » 822 Dénégation d’Auschwitz, dénégation de
Stalingrad, affirmation de la primauté du peuple allemand, négation de sa chute,
sont les quatre termes innomés de cette conférence sur la pauvreté.
§ 4. LA CENSURE DE LA RÉALITÉ DE L’HISTOIRE PAR LE
PHILOSOPHE ALLEMAND
Pour saisir la signification de cette conférence sur la pauvreté, il
est indispensable de saisir l’identité du conférencier. Le conférencier ne peut
être caractérisé comme un Dieu de la pensée, comme une divinité de la
philosophie, comme un penseur primordial. Tout au contraire l’identité du
conférencier doit être caractérisée comme étant simplement celle d’un
Allemand qui essaye de s’en sortir au mieux. Depuis le mois de mai 1945,
Heidegger doit faire face à une administration municipale provisoire
agissant au nom du gouvernement militaire français. Il est considéré comme
un nazi ou au moins comme un complice de l’idéologie nazie. Les
gouvernements américain, soviétique, anglais, et français, sont en train
de créer les conditions juridiques et matérielles du jugement des Allemands
responsables des crimes massifs du régime hitlérien et de la guerre
d’extermination menée sur le front de l’Est. Le 26 juin, jour précédant
l’énonciation de cette conférence sur la pauvreté, se sont réunis à Londres, à
Church House, pour la première session, les représentants de ces quatre
gouvernements, chargés d’élaborer un accord sur le jugement et le
châtiment des grands criminels de guerre nazis. Sont présents à cette
conférence de Londres qui a duré du 26 juin au 2 août 1945, le juge Robert
H. Jackson, chef de la délégation américaine, l’attorney général Sir David
Maxwell Fyfe, chef de la délégation britannique, M. Robert Falco,
conseiller à la Cour de cassation et M. le professeur André Gros, membre de
la Commission des Nations unies pour les crimes de guerre, qui représentent
la France, le général I. T. Nikitchenko, assesseur auprès des tribunaux
militaires et vice-président de la Cour suprême soviétique, et le professeur
A. N. Trainin, membre éminent de l’Académie de droit et auteur d’un
ouvrage célèbre sur les crimes de guerre, qui représentent l’Union des
Républiques Socialistes Soviétiques823. C’est donc aussi, au-delà de son
public, contre les représentants réunis à Londres, de ces quatre
gouvernements victorieux et accusateurs, qu’est formulée le 27 juin 1945,
cette conférence sur la pauvreté.
Cette conférence sur la pauvreté revêt donc la signification
d’une plaidoirie d’un Allemand qui veut se disculper des liens avec le
nazisme qui lui sont imputés. Cette plaidoirie s’adresse à tous ceux qui
M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, op. cit, p. 66-67.
Sur la Conférence de Londres voir, H. Meyrowitz, La répression par les tribunaux allemands des crimes
contre l’humanité et de l’appartenance à une organisation criminelle en application de la loi n° 10 du Conseil
de Contrôle Allié, op. cit, p. 45 à 53. Voir également, T. Taylor, Procureur à Nuremberg, Paris, Seuil, 1995, p.
71 à 92.
822
823
266
cherchent à comprendre la signification véritable de son engagement
spirituel universitaire et institutionnel envers le nazisme. Envers ses
accusateurs l’accusé affirme trois grandes idées par le moyen de cette
conférence.
Tout d’abord, dans un premier temps, l’accusé Heidegger se
pose comme l’héritier spirituel de Hölderlin et cet argumentaire secret
constitue sa principale ligne de défense. En tant qu’il se pose comme cet
héritier spirituel « Des guerres ne sont pas en mesure de décider
historialement des destins…» 824, ce qui signifie que la guerre qui s’achève
par la défaite de l’Allemagne ne peut être comprise comme affectant la
victoire spirituelle et la suprématie du « peuple spirituel historial » 825 que
constitue le peuple allemand dans sa puissance d’éternité symbolisée
doublement par le poète Hölderlin et par son héritier spirituel. Les
accusateurs doivent donc comprendre que la posture prise par l’accusé
comme héritier spirituel du grand poète signifie d’une part une « explication
avec le national-socialisme » 826 et d’autre part l’inscription dans la pensée
d’une réalité latente mystérieuse énigmatique, « qui ne se laisse jamais
déchiffrer à même les données historiquement constatables. » 827 Il s’agit
donc dans un premier temps de contourner l’histoire concrète, c’est-à-dire
l’événement historique que constitue la chute du nazisme, dans le but de
détruire la culpabilité assignée au penseur qui s’est compromis avec ce
même nazisme.
Dans un deuxième temps, il s’agit pour l’accusé Heidegger, par
le moyen de cette conférence, de rationaliser l’argument de sa propre
pauvreté, argument propre à lui conférer une aura de simplicité et même de
pureté vis-à-vis des hauts dignitaires du parti nazi souillés par leur
responsabilité criminelle. Dans une lettre datée du 16 juillet 1945, adressée
au maire de Fribourg, le philosophe expose pour la première fois les lignes
fondamentales de sa défense, telles qu’il s’y tiendra dans les nombreuses
versions de son récit énoncé jusqu’à sa mort. Dans cette lettre il s’élevait
avec véhémence contre « cette procédure inouïe » ayant abouti à la
confiscation de sa maison et de sa bibliothèque, cette procédure « dont il n’a
été fait précédemment usage qu’à l’encontre de hauts dignitaires du parti. »
Il déclarait donc au maire : « je me vois contraint de refuser avec la plus
vive énergie d’être assimilé, d’une façon ou d’une autre, à ces gens avec
lesquels je n’ai pas eu la moindre relation publique ou personnelle, ni
pendant mon rectorat, ni, encore moins, après ma démission. » 828 Dans la
suite de cette lettre Heidegger soulignait qu’il était issu « d’une famille
pauvre et simple » et qu’il n’avait donc « pas de leçons à recevoir sur ce
que signifie penser et agir dans un sens social. » La rationalisation de sa
pauvreté par Heidegger est fondamentale du point de vue psychique,
puisque c’est précisément l’argument de la famille pauvre et simple qui
vient soutenir le refus véhément de l’assimilation à ces gens, ces hauts
dignitaires du parti, objet premier des accusations des vainqueurs. Mais dans
le même temps nous devons comprendre l’affirmation particulière de l’êtreM. Heidegger, La pauvreté (die Armut), op. cit, p. 89.
M. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande, trad. G. Granel, France, Éditions T.E.R., 1987,
p. 43.
826
M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, op. cit, p. 34.
827
M. Heidegger, La pauvreté (die Armut), op. cit, p. 71.
828
H. Ott, Martin Heidegger, Éléments pour une biographie, op. cit, p. 321.
824
825
267
pauvre, dans le cadre de cette conférence, comme signifiant la répétition
sous une autre forme de l’obligation « d’endurer le destin allemand dans sa
plus extrême détresse » 829 Il s’agit donc toujours pour Heidegger de
contourner l’histoire concrète matérialisée par les hauts dignitaires du parti,
dans le but de masquer, de refouler, de censurer et d’oublier ce qu’un auteur
caractérise comme « la fascination personnelle de Heidegger pour la figure
de Hitler. » 830
Dans un troisième temps, il s’agit pour l’accusé Heidegger de
construire et de justifier par le moyen de cette conférence l’argument central
de sa défense au regard des accusations portées contre lui de collaboration
avec le nazisme. Le recteur Heidegger aurait vu « dans le soutien au
national-socialisme la seule et dernière possibilité d’enrayer la progression
du communisme. » 831 C’est un des arguments développé par Heidegger à
l’intention de ses accusateurs, lors d’un entretien personnel daté du 25 juillet
1945 avec Adolf Lampe, un des membres de la commission chargée de
représenter l’université auprès du gouvernement militaire français. La tâche
principale de cette commission, juridiquement difficile à définir, fut
d’élaborer les rapports en vue de l’épuration politique. C’est le 23 juillet que
fut engagée la procédure contre Heidegger. L’on comprend alors très bien
pourquoi le conférencier déclare le 27 juin 1945 « Dans l’être-pauvre le
communisme n’est ni évité ni contourné, mais il est dépassé dans son
essence. C’est ainsi seulement que nous sommes capables d’en venir à bout
véritablement. » 832 C’est parce qu’il sait que l’argument central de sa
défense vis-à-vis de ses accusateurs sera qu’il a vu « dans le soutien au
national-socialisme la seule et dernière possibilité d’enrayer la progression
du communisme. » Ces deux énoncés ne forment qu’une seule et même
phrase répétée sous une forme différente à moins d’un mois d’intervalle.
C’est ainsi que nous pouvons clairement comprendre l’idée selon laquelle
cette conférence sur la pauvreté constitue une plaidoirie prononcée par
l’avocat Heidegger en faveur de l’accusé Heidegger.
SECTION 3. DE L’AFFIRMATION DE L’ESPÈCE HUMAINE À
L’AFFIRMATION DU CITOYEN DU MONDE
§ 1. LA REALITE DE LA DÉPORTATION DE ROBERT
ANTELME
Nous comprenons maintenant que le concept de Summa
paupertas s’est imposé subrepticement à des hommes aussi différents que
Walter Benjamin, Martin Heidegger, Robert Antelme.
Ce concept, tel qu’il apparaît dans l’article de Benjamin,
Expérience et pauvreté, publié le 7 décembre 1933 dans un journal allemand
Die Welt im Wort, doit s’entendre comme une manière d’appréhender la
souffrance sociale et la souffrance de la guerre. « À la porte se tient la crise
économique, derrière elle une ombre, la guerre qui s’apprête. » 833 Dans la
résonance de ce mot : « ombre » utilisé par Benjamin nous découvrons la
829
830
831
832
833
M. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande, op. cit, p. 11 et 27.
É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 102.
H. Ott, Martin Heidegger, Éléments pour une biographie, op. cit, p. 327.
M. Heidegger, La pauvreté (die Armut) op. cit, p. 87.
W. Benjamin, « Expérience et pauvreté », in W. Benjamin, Œuvres I, II, III, op. cit, t II, p. 372.
268
résonance concrète du concept de très haute pauvreté. Dans deux articles
antérieurs intitulés Brèves ombres, Benjamin écrit : « Tant pis pour les
pauvres » 834 comme titre d’un paragraphe ayant trait à l’impitoyable volonté
de Dieu : c’est pour le riche que Dieu a signé de sa main magistrale la
consolante beauté du paysage le plus paisible, tant pis pour les pauvres donc
qui jamais ne trouveront sur le chemin de leur pauvreté la consolation de la
main paisible de la beauté qui a construit pour le riche les salles fraîches et
ombreuses de la villa italienne. La main du pauvre n’aura comme seule
possibilité que d’écrire cette dernière lettre, le 25 septembre 1940,
expression de la pauvreté absolue du moment de la disparition : « dans une
situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit
village dans les Pyrénées où personne ne me connaît (que) ma vie va
s’achever. Je vous prie de transmettre mes pensées à mon ami Adorno et de
lui expliquer la situation où je me suis vu placé. Il ne me reste pas assez de
temps pour écrire toutes ces lettres que j’eusse voulu écrire. » 835
Mais cette résonance concrète du concept de très haute pauvreté,
qui existe dans le texte de Benjamin, n’indique pas seulement la réalité future
de cette disparition, elle nous indique également le sens de l’effort de cette
main qui écrit. Benjamin écrit contre les nazis. Le jour même de la parution du
texte de Benjamin Expérience et pauvreté, Erik Wolf nommé par le recteur
Heidegger, doyen de la faculté de droit de l’université de Fribourg, prononce le
7 décembre donc, à l’université de Fribourg une conférence ainsi libellée : « le
Vrai Droit dans l’État national-socialiste. » 836 En substance le vrai droit « c’est
quelque chose qui vit dans le sang », ce quelque chose qui vit dans le sang
oblige à l’édification d’un droit nouveau dans le cadre d’un État total,
expression du peuple et de la race. La création de cet État total ouvre vers la
« nouvelle vie du peuple (qui) se comprend elle-même et comprend son histoire
à partir d’une nouvelle expérience vécue de la race, (qui est) la vivante
expérience de l’être-authentique raciste des Allemands, dont le développement
culturel (ne comporte) aucun élément de race étrangère. (…) En conséquence,
cette expérience nouvelle se répercute aussi sur la pensée juridique. (…) Dans
l’État national-socialiste total, le crime apparaît en première ligne sous la
forme de la désobéissance et de la rébellion, et dans le criminel, c’est l’ennemi
de l’État qui est visé. » C’est donc bien un ennemi de l’État national-socialiste,
qui écrit un article dénommé Expérience et pauvreté, dont un des objectifs
réside dans le combat contre l’idéologie nazie de cette « nouvelle expérience
vécue de la race ». Cette nouvelle expérience vécue de la race prendra forme
historique le 22 juin 1941, à l’aube, quand plus de trois millions de soldats
allemands franchissent la frontière pour pénétrer dans le territoire soviétique.
Ce jour-là le concept de Summa paupertas prenait une extension inouïe.
Or, c’est très précisément contre cette extension historique
inouïe du concept de Summa paupertas, en tant que support du concept de
crime contre l’humanité, qu’était dirigée subrepticement cette conférence
sur la pauvreté. En d’autres termes l’accusé Heidegger ne voulait en rien
accéder à l’extension inouïe du concept de Summa paupertas dans le but de
maintenir la primauté du peuple allemand en tant que peuple métaphysique
W. Benjamin, « Brèves ombres I », in W. Benjamin, Œuvres I, II, III, op. cit, t II, p. 342.
W. Benjamin, « dernière lettre », in W, Benjamin, Les chemins du labyrinthe, textes choisis et présentés par
J. Lacoste, Paris, La quinzaine Littéraire / Louis Vuitton, 2005, p. 234.
836
Erik Wolf, « Le Vrai Droit dans l’État national-socialiste », in É. Faye, Heidegger l’introduction du
nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 284 à 298.
834
835
269
par excellence. La primauté métaphysique du peuple allemand n’était pas
seulement une idée, elle était surtout un sentiment collectif d’autant plus
puissant qu’il était ancien et présent au cœur de la spiritualité germanique.
Ainsi Johann Gottlieb Fichte dans son quatorzième discours à la Nation
allemande prononcé à Berlin en 1808 énonce : « vous voyez, par le regard
de l’esprit, le nom allemand s’élever, grâce à cette génération, au rang le
plus illustre de tous les peuples, vous voyez cette nation devenir celle qui va
régénérer et rénover le monde. » 837 Ce sentiment de primauté exprimé dans
cette phrase chemine souterrainement comme structure d’un nationalisme
germanique qui se perçoit comme la forme même du temps historique. Dans
les années 30 souligne Domenico Losurdo, le nazisme connaît un succès
croissant dans les universités allemandes, grâce à la vision, largement
répandue chez les professeurs et chez les étudiants, du peuple allemand
comme peuple « métaphysique », en violente opposition avec la
superficialité de l’Occident démocratique et mécaniste838.
C’est ce sentiment de primauté du peuple allemand comme
« peuple spirituel historial » que porte Heidegger dans son fameux
Discours tenu pour la prise en charge solennelle du rectorat de l’université
Fribourg-en-Brisgau le 27. mai 1933. « Mais nous voulons que notre peuple
remplisse sa mission historique. » énonce le recteur, et ce vouloir de
Monsieur le recteur se confond dans son esprit, au moment de l’énonciation
de son discours avec « la force spirituelle de l’Occident »839. Sept mois après
ce discours Heidegger diffuse le 20 décembre 1933, une lettre à tous les
doyens et enseignants de l’université, où l’on peut lire que, dans l’État
national-socialiste : « l’individu, où qu’il se tienne, ne compte pour rien. Le
destin de notre peuple dans son État compte pour tout. » 840
Un des objectifs de l’énonciation de cette conférence sur la
pauvreté réside donc dans le désir de maintenir cette primauté métaphysique
du peuple allemand, malgré la défaite historique du nazisme. Nous pouvons
clairement comprendre cet objectif grâce à l’utilisation que fait Heidegger
des deux verbes allemands « untergehen » qui signifie décliner, sombrer,
aller à sa ruine, périr, se perdre, couler, et « augehen » qui signifie se lever.
Contre « ce qui, sous le nom inadéquat de « communisme », s’annonce
(comme) destin du monde historial. » 841 l’accusé Heidegger répète
subrepticement par le motif même de la pauvreté, la même phrase écrite
douze ans auparavant dans sa lettre du 20 décembre 1933 : « l’individu, où
qu’il se tienne, ne compte pour rien. Le destin de notre peuple dans son État
compte pour tout. » Pour masquer cette répétition le conférencier substitue
au peuple allemand, les « peuples riches de l’Occident ». En effet énonce-til : « ce n’est que si les nations européennes sont accordées sur le ton
fondamental de la pauvreté qu’elles deviendront les peuples riches de
l’Occident, qui ne décline pas et ne peut décliner (untergehen) parce qu’il
ne s’est absolument pas encore levé. (Augehen) » (…) « Dans l’être-pauvre
le communisme n’est ni évité ni contourné, mais il est dépassé dans son
essence. C’est ainsi seulement que nous sommes capables d’en venir à bout
J. G. Fichte, Discours à la nation allemande, trad. A. Renaut, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1992, p. 359.
D. Losurdo, Heidegger et l’idéologie de la guerre, traduit de l’italien par J-M. Buée, Paris, PUF, 1998. p. 108.
839
M. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande, op. cit, p. 43. Et 45.
840
Lettre du 20 décembre 1933, citée par É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie,
op. cit, p. 288.
841
M. Heidegger, La pauvreté (die Armut), op. cit, p. 87.
837
838
270
véritablement. » 842 Or, dans une lettre privée à son ami Rudolph Stadelmann
écrite presque concomitamment avec le prononcé de cette conférence,
Heidegger énonce exactement la même idée : « nous Allemands, ne pouvons
décliner (untergehen) parce que nous ne nous sommes absolument pas
encore levés (aufgehen) et que nous devons d’abord traverser la nuit. » 843
Par la magie d’une conférence sur la pauvreté, le peuple allemand qui ne
peut décliner parce qu’il ne s’est absolument pas encore levé, s’est
transformé en les peuples riches, de l’Occident qui ne peut décliner parce
qu’il ne s’est absolument pas encore levé. Cette opération se nomme
opportunisme.
Il s’agit donc bien pour Heidegger de contourner l’Histoire
concrète pour se ranger du côté des vainqueurs occidentaux contre
« l’invasion moscovito-asiatique, (et le) bolchevisme juif ». Car en effet,
quand Heidegger énonce lors d’une conférence datée du 30 novembre
1934 : « mais la véritable liberté historique des peuples d’Europe est la
condition préalable à ce que l’Occident vienne encore une fois à lui-même
de manière historico-spirituelle et mette en sûreté son destin dans la grande
décision de la Terre contre l’Asiatique. » 844 il ne fait que recopier par
anticipation les pensées du général Hoepner, commandant du groupe de
panzer IV moins de deux mois avant l’invasion de l’Union Soviétique, le 2
mai 1941, quand ce dernier écrivait : « la guerre contre la Russie est un
élément essentiel de la lutte pour l’existence du peuple allemand. C’est la
vieille lutte des Germains contre les Slaves, la défense de la culture
européenne contre l’invasion moscovito-asiatique, la résistance contre le
bolchevisme juif. Cette lutte doit avoir pour but la démolition de la Russie
actuelle et doit donc être menée avec une rigueur sans précédent. Chaque
opération, dans sa conception et son exécution, doit être guidée par une
volonté absolue d’anéantissement total et impitoyable de l’ennemi. Il n’y a
en particulier aucune pitié à avoir pour les représentants de l’actuel
système russo-bolchevique. » 845 C’est précisément parce que Heidegger
n’est pas en mesure de, est impuissant à, trancher entre ses pensées et celles
du général Hoepner, qu’il doit à tout prix énoncer cette conférence sur la
pauvreté, comme arme contre la compréhension et la saisie de l’extension
inouïe du concept de Summa paupertas intervenue à l’aube du 22 juin 1941.
L’extension inouïe du concept de Summa paupertas plongeait
ses racines très loin dans le passé. C’est ce qu’avait compris Walter
Benjamin en écrivant que « notre pauvreté en expérience n’est qu’un aspect
de cette grande pauvreté qui a de nouveau trouvé un visage --- un visage
aussi net et distinct que celui du mendiant au Moyen Âge. » La question
posée par Heidegger dans le cours de sa conférence sur la pauvreté : « Que
veut-dire « pauvre » ? En quoi consiste l’essence de la pauvreté ? » était la
même question que se posaient Maître Eckhart, Marsile de Padoue,
Guillaume d’Ockham dans leur confrontation spirituelle et politique avec la
papauté, dans leur compréhension de l’idée que la plénitude de puissance, la
M. Heidegger, La pauvreté (die Armut), op. cit, p. 87.
Lettre de M. Heidegger à R. Stadelmann, 20 juin 1945, GA 16, 371, citée par É. Faye, Heidegger
l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p. 496.
844
Conférence du 30 novembre 1934, citée par É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la
philosophie, op. cit, p. 182-183.
845
E. Hoepner (général) cité par O. Bartov, L’Armée d’Hitler, la Wehrmacht, les Nazis et la Guerre, traduit de
l’anglais par J-P. Ricard, Paris, Hachette Littératures, 1999, p. 187.
842
843
271
plenitudo potestatis revendiquée comme attribut du successeur de Saint
Pierre par la pensée théocratique, signifiait très précisément un crime contre
l’humanité du Christ « parce que le Christ, en tant qu’il était accessible à la
souffrance et à la mort ne la possédait pas. » 846 c’est-à-dire ne possédait pas
la plénitude de puissance. En effet la plénitude de puissance revendiquée par
le successeur de Saint pierre signifie la négation de l’humanité du Christ
« en vertu de son humaine nature, d’être accessible à la souffrance et à la
mort, et d’être par là inférieur à son père, d’avoir souffert la faim, la soif, et
les autres misères du corps. » 847 Le crime contre l’humanité du christ
formait cette liaison logique entre le crime politique de lèse-majesté et le
crime religieux d’hérésie imputés par l’empereur Louis de Bavière au pape
Jean XXII. Cette question de la Summa paupertas était au cœur de la
confrontation entre deux visions du monde symbolisées par un Christ
propriétaire et un Christ non propriétaire. Et voici maintenant que plus de
600 ans après le temps de cette confrontation la question de la Summa
paupertas surgissait à nouveau en regard de la question du crime contre
l’humanité.
§ 2. L’EXPÉRIENCE TRINITAIRE DU PAUVRE, DU
PROLÉTAIRE, DU DÉPORTÉ
La question de la très haute pauvreté était un moyen
d’appréhender la signification politique, juridique, historique et psychique
de l’incrimination juridique de crime contre l’humanité. On peut le
comprendre en remarquant que l’année 1947 est l’année de la publication du
livre de Robert Antelme L’Espèce humaine, mais est aussi le début de la
rédaction de ses notes ou Glossarium par un juriste Carl Schmitt, rédaction
qui s’étendra du 28 août 1947 au 14 août 1951. Or au début de son
Glossarium Schmitt écrit : « la plupart des véritables pauvres ne sont pas
devenus commissaires du peuple ; ils furent pendus par les exploiteurs du
peuple, sous les applaudissements des pauvres. C’est ce qui est arrivé à
Jésus-Christ, et j’espère que c’est aussi ce qui m’attend. » 848
Comme l’a montré Raphael Gross, cette phrase de Schmitt
s’inscrit dans un double mouvement, d’une part le désir d’être acquitté de ce
crime inouïe que constitue en lui même le nazisme : « je cherche pour moi
et pour mon peuple l’acquittement du crime » 849 écrit-il dans ses Notes, et
d’autre part le refus d’endosser la culpabilité des conséquences historiques
de ce crime, conséquences qui se sont traduites en particulier au procès de
Nuremberg par l’élaboration et la mise en œuvre de l’incrimination
juridique de crime contre l’humanité : « il existe des crimes contre et des
crimes pour l’humanité. Les crimes contre l’humanité sont commis par des
Allemands. Les crimes pour l’humanité sont commis contre les Allemands. »
850
C’est très précisément le refus d’endosser cette culpabilité particulière
engendrée par l’expression juridique de crime contre l’humanité qui a
poussé Schmitt à « christianiser l’ensemble de son œuvre après 1945 » 851 et
G. D’Ockham, Court traité du pouvoir tyrannique, op. cit, Livre second, chap. IX, p. 136.
G. D’Ockham, Ibidem, p. 137.
848
C. Schmitt, « Glossarium », in R. Gross, Carl Schmitt et les Juifs, traduit de l’allemand par D. Trierweiler,
Paris, PUF, 2005, p. 324.
849
C. Schmitt, « Glossarium », in R. Gross, Carl Schmitt et les Juifs, op. cit, p. 294.
850
C. Schmitt, « Glossarium » Extraits, in Cités n° 17, 2004, PUF, p. 204.
851
R. Gross, Carl Schmitt et les Juifs, op. cit, p. 324.
846
847
272
à recourir implicitement à la figure de la très haute pauvreté symbolisée par
la personne de Jésus-Christ. Or, c’est à un double mouvement identique de
la pensée qu’est confronté Heidegger. Pour Schmitt l’incapacité de
reconnaître la faute propre des allemands, la faute propre de l’Allemagne, a
conduit à un durcissement de l’affect antisémite852. Pour Heidegger
l’incapacité de nommer le pauvre absolu a conduit au déni de la mort et de
la souffrance des hommes emprisonnés exécutés déportés gazés exterminés
par les sujets de Hitler. Un double processus de « national-spiritualisme » et
de « négationnisme ontologique » entraîne le penseur à la mise en œuvre
clandestine d’une scansion tragique de la question ontologique de la mort,
dans un mouvement de déni de la réalité historique concrète.
Dans une conférence rédigée en 1949, intitulée « Le Danger » mais
qui n’aurait pas été prononcée, Heidegger en scandant trois fois la question
« Meurent-ils ? » (Sterben Sie?853) cherche à détacher, dans un mouvement
clandestin de déni de la réalité historique des hommes exterminés par le nazisme,
cherche donc à détacher la réalité concrète de la souffrance concrète des ennemis
de Hitler, de la réalité concrète du monde infini de la spiritualité. Heidegger tente
subrepticement par cette scansion triadique de mettre en œuvre une « structure
trinitaire de la phrase »854 qui serait avalisée aveuglément par l’œuvre de la
philosophie dans le but de mettre hors-jeu les victimes et les ennemis historiques
du nazisme, principalement les Soviétiques et les Juifs. En s’appuyant sur la
pauvreté suréminente du Christ, Carl Schmitt cherche à se débarrasser de sa
culpabilité d’Allemand séduit par Hitler et le nazisme, mais il cherche également
à se poser en victime du régime hitlérien et en combattant de la plus profonde
spiritualité, ce combattant affirmant se situer à la hauteur de « l’origine divine de
l’homme »855, mais les notes écrites par la main de ce combattant contredisent son
affirmation. Ces notes montrent un ancien admirateur de Hitler se battant
furieusement contre son ancienne réalité qu’il échoue à déchiffrer dans des
termes qui soient à la hauteur de la souffrance engendrée par le nazisme.
Le même processus se lit dans les termes de la pensée du
philosophe Heidegger. Lui aussi en s’appuyant sur la pauvreté cherche à se
débarrasser de sa culpabilité d’Allemand séduit par Hitler et le nazisme, lui aussi
cherche à se poser en victime du régime hitlérien et en combattant de la plus
haute philosophie, mais certains de ses textes contredisent son affirmation. C’est
donc dans cet écart entre l’impossibilité de qualifier les crimes du nazisme et
l’impossibilité de préciser textuellement le contenu du terme de dignité856, que se
situe au sortir de Deuxième Guerre mondiale une lutte idéologique violente entre
les coupables de l’hitlérisme et les victimes du nazisme. Cette lutte idéologique
violente se cristallise dans le concept de Summa paupertas. Robert Antelme
R. Gross, Ibid, p. 323.
M. Heidegger, Le Danger, in É. Faye, Heidegger l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit, p.
492. L’expression « négationnisme ontologique » est utilisée par É Faye page 491 de son livre, et l’expression
« national-spiritualisme » est utilisée par Philippe Lacoue-Labarthe in M. Heidegger, la pauvreté (die Armut),
op. cit, note 28, p. 59.
854
A. Kojève, Le Concept, le Temps et le Discours, Introduction au Système du Savoir, op. cit, p. 232.
855
C. Schmitt, Ex Captivitate Salus Expériences des années 1945-1947, traduction de l’allemand par A.
Doremus, Paris, Vrin, 2003, p. 162.
856
R. Antelme, « Vengeance ? », in R. Antelme, Textes inédits sur l’espèce humaine Essais et témoignages,
Paris, Gallimard, 1996, p. 19 : « Les crimes du nazisme ne se qualifient pas, mais appartiennent à un genre
possible de l’humanité. » Et, S. Tzitzis, La Personne, L’Humanisme, Le Droit, Canada, Presses de l’Université
de Laval, 2001, p. 30 : « Il est pourtant remarquable que nul texte ne précise le contenu de ce terme.
(dignité) »
852
853
273
écrit : « dans les camps nazis, on s’est trouvé dans une situation de dépendance
et d’oppression totale, physiquement dans la situation du pauvre absolu. » 857
Or, c’est très précisément la réalité historique de ce « pauvre
absolu » qu’échouent à déchiffrer aussi bien le philosophe Heidegger, que le
juriste Schmitt, tout simplement parce qu’ils ne reconnaissent aucune
identité juridique, historique, philosophique, psychique, à ce pauvre absolu.
Ils n’osent pas nommer ce pauvre absolu parce qu’ils ont peur l’un comme
l’autre d’être déclarés coupables de complicité de crime contre l’humanité.
Tous les deux en effet avaient eu le sentiment profond, intense, violent
« qu’ici il y avait quelque chose de nouveau, il y avait un départ. » 858 Et cet
ici se nommait Hitler, et tous les deux avaient partagé intensément l’hubris
de Hitler – « cette arrogance démesurée qui mène à la catastrophe. » 859
Reconnaître la réalité historique du « pauvre absolu » c’était pour ces
intellectuels allemands porteurs de l’institutionnalité du nom germanique,
reconnaître la supériorité morale et politique, de la victime de Hitler, le
malade mental, le communiste allemand, le tzigane, le slave sous-homme, le
russe bolchevique, le juif non-homme, c’était reconnaître qu’eux-mêmes
comme toutes les grandes institutions du pays, le corps médical, le corps des
universitaires, le corps des fonctionnaires, le corps des juristes, le corps de
l’armée, le corps des parlementaires, parce qu’ils s’étaient identifiés au
surhomme Hitler, étaient tombés avec lui dans sa chute, ce qui avait pour
conséquence que désormais face à l’humanité ces intellectuels allemands
porteurs de l’institutionnalité du nom germanique, étaient devenus des
hommes porteurs d’une infériorité historique, contraints de reconnaître la
supériorité morale et politique, de la victime de Hitler, le malade mental, le
communiste allemand, le tzigane, le slave sous-homme, le russe
bolchevique, le juif non-homme.
Tant pour le recteur de l’université de Fribourg-en-Brisgau qui
avait énoncé le 27 mai 1933 « Mais nous voulons que notre peuple
remplisse sa mission historique.» que pour le directeur de la Deutsche
Juristen Zeitung, l’organe officiel du droit national-socialiste, qui avait écrit
le 1er octobre 1935 « Il ne faut pas que notre droit se décompose et tombe
aux mains du démon sans cœur qu’est la dégénérescence (Entartung). » 860 il
fut impossible de reconnaître que l’énonciation juridique du concept de
crime contre l’humanité signifiait la supériorité morale et politique de ceux
qui sous l’empire du nazisme avaient symbolisé le « démon sans cœur
qu’est la dégénérescence » c’est-à-dire ceux qui avaient été caractérisés
comme, le malade mental, le communiste allemand, le tzigane, le slave
sous-homme, le russe bolchevique, le juif non-homme, ceux qui maintenant
signifiaient à l’humanité que le « démon sans cœur qu’est la
dégénérescence » se nommait Hitler.
R. Antelme, « Pauvre – Prolétaire – Déporté », in R. Antelme, Textes inédits sur l’espèce humaine, op. cit,
p. 29.
858
M. Heidegger, Réponses et questions sur l’histoire et la politique, op. cit, p. 22.
859
I. Kershaw, Hitler, 2 Volumes, 1899-1936 et 1936-1945, traduit de l’anglais par Pierre-Émanuel Dauzat,
Paris, Flammarion, 1999, t I, p. 838.
860
C. Schmitt, « La Constitution de la liberté », traduit de l’allemand par D. Trierweiler, in Yves Charles
Zarka, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris, PUF, 2005, p. 57.
857
274
§ 3. LA CONNAISSANCE DE LA RÉALITÉ DE LA
CHAMBRE À GAZ DE ZALMEN GRADOWSKI
De cet impératif psychique absolu, qui fut au cœur de la
nécessité de vaincre le nazisme, découle très précisément cette alliance
psychique ineffaçable entre le monde juif disparu et le monde soviétique
disparu. C’est le texte de Zalmen Gradowski, qui nous donne la clé de cette
alliance. Zalmen Gradowski est né en 1910 à Suwalki, ville polonaise située
près de la frontière lituanienne, dans une famille de commerçants très
religieux. Le 8 décembre 1942, il est déporté avec sa famille à Birkenau qui
est gazée le jour même ; lui-même est rapidement transféré au
Sonderkommando du crématoire III. Il est assassiné le 4 octobre 1944 lors
de la révolte du Sonderkommando dont il est un des chefs. Les membres de
ce commando spécial (Sonderkommando) assurent le fonctionnement des
chambres à gaz et des crématoires d’Auschwitz-Birkenau, ils assistent à
l’arrivée, au déshabillage, au gazage des victimes, ils sont chargés de brûler
les corps. Ils sont In Harz fun Gehenem, Au Coeur de l’Enfer, de la
destruction des juifs d’Europe. Plusieurs manuscrits rédigés en yiddish,
français, grec, par des membres de ce commando spécial furent retrouvés
enterrés à Birkenau après la guerre. Une partie du manuscrit de Gradowski
rédigé en yiddish à trait à l’extermination des juifs tchèques survenue en
mars 1944.
“ Tout d’un coup, le défilé de femmes nues s’est arrêté. Dans les rangs
marche une fillette de neuf ans, une belle petite blonde aux longues nattes
bien tressées qui pendent comme des rubans dorés sur son petit dos
d’enfant. Derrière elle marche sa mère, encore toute hardie, et soudain elle
fait halte, se tourne vers les officiers et se met à les apostropher avec
audace et courage “ Assassins, bandits, criminels éhontés ! Oui, vous nous
tuez aujourd’hui, nous, des femmes et des enfants innocents. C’est sur nous,
désarmés et sans défense, que vous rejetez la faute de cette guerre. Moi et
mon enfant, c’est nous, qui sommes la cause de cette guerre.
“ Prenez garde, bandits ! Par notre sang vous voulez couvrir vos échecs au
front. Mais cette guerre, vous allez la perdre. Vous savez très bien quelles
lourdes défaites vous subissez chaque jour sur le front de l’Est. Souvenezvous, bandits ! Pour l’instant vous pouvez tout commettre en toute impunité,
mais un jour viendra, un jour de vengeance. La grande Russie vaincra, et
nous vengera ! Ils viendront lacérer vos corps à vif ! Nos frères du monde
entier n’auront de repos qu’ils n’aient vengé notre sang innocent ! “ (...)
Sur ce, elle leur a craché à la figure et a couru avec son enfant dans le
bunker. “ 861
Dans ce crachat jeté à la face de Hitler, du crématoire III
d’Auschwitz-Birkenau, étaient inscrits les noms de Moscou, Koursk,
Leningrad, Stalingrad. Moscou qui était pour Hitler le nom même de
l’inquiétante étrangeté (etwas Unheimliches), c’est-à-dire le nom de sa mise
à mort qu’il allait réaliser de ses propres mains à Berlin le 30 avril 1945,
l’armée rouge accomplissant ainsi la prophétie, la sentence de mort inscrite
dans le sens des mots écrits par Albert Cohen dans le texte Salut à la Russie,
en hommage aux peuples de Russie : “ salut à vous, peuples de Russie. Je
vous vois tous dans votre interminable défilé, précédés d’un immense
Z. Gradowski, Au cœur de l’Enfer, Document écrit d’un Sonderkommando d’Auschwitz-1944, Paris,
Éditions Kimé, 2001, p. 90.
861
275
drapeau couleur de vie que précède votre père solitaire, Staline dans son
long manteau de sobre puissance...(...) millions de morts des combats
d’hier, (...) grand’ mères de Leningrad assiégée (...) Je vois toutes les
armées maintenant derrière leur camarade ou maréchal Timochenko qui ,
sous son ample pèlerine noire aux épaules aiguës et démesurées, sous cette
mystérieuse pèlerine caucasienne dont les longs pans sont de puissantes
ailes repliées, est un grand aigle de nuit redoutable, mongol, précis, aux
serres sèches et dures. (...) vous gardiens de la terre russe, vous millions
qui allez tuer le mal, vous qui lentement allez avec des sourires à votre mort
qui est la vie de votre peuple... ” 862
§ 4. MOSCOU, STALINGRAD, KOURSK,
MATÉRIALISENT L’ÉCRITURE DE L’HISTOIRE
L’échec de l’offensive hitlérienne pour s’emparer de Moscou,
symbole de la Russie, constitue le premier moment de la chute du nazisme.
La contre-attaque de l’armée rouge devant Moscou, détruit le schéma
hitlérien untermensch-übermensch et contraint la Wehrmacht à battre en
retraite, sur une distance de 100 à 250 kilomètres en deçà de la capitale
selon la ligne de front, semant l’inquiétude et la confusion dans l’esprit
hitlérien.
La bataille de Stalingrad, symbolise la chute du surhomme nazi.
La reddition de Von Paulus, l’acharnement, le courage, la ténacité des
défenseurs de cette ville de la Volga, le mouvement d’encerclement de la 6e
et 4e armées blindées allemandes, prises au piège dans le “ chaudron” de
Stalingrad, par les trois fronts soviétiques (front du Sud-Ouest, front du
Don, front de Stalingrad) constitue le deuxième moment de la chute du
nazisme. Désormais le visage dévoilé de Hitler brille dans la déchéance et
dans l’obscurité. Bientôt son cadavre apparaîtra en pleine lumière.
La grande bataille pour le saillant de Koursk, important noeud
ferroviaire, au coeur de la Russie, à 800 kilomètres de Moscou, constitue
ce troisième moment qui ouvre sur la défaite militaire et idéologique
définitive du nazisme. Hitler, après Stalingrad, projetait la mise en oeuvre
d’une victoire qu’il espérait déterminante, sur l’armée soviétique, dans le
but d’effacer l’humiliation de Stalingrad, de raffermir l’idéologie nazie, de
prouver la suprématie de la Wehrmacht, et, sur le plan stratégique, de se
ménager la possibilité d’une nouvelle offensive contre Moscou en
renforçant la puissance du front militaire dans le centre de l’URSS. L’armée
rouge de son côté avait réuni dans le secteur du saillant de Koursk de très
importantes concentrations de troupes, considérant cette zone comme un
point de départ pour la reconquête de la région Orel-Briansk au nord-ouest
et de l’Ukraine au sud-ouest. Pour la mise en oeuvre de cette offensive la
Wehrmacht avait préparé une énorme concentration de tanks, d’avions, de
soldats. 900 000 hommes, de deux mille à trois mille chars Tigres et
Panthers, 10 000 canons et mortiers. L’idée maîtresse de cette opération
Citadelle, était d’encercler et d’anéantir les troupes soviétiques de la saillie
de Koursk, par deux attaques simultanées lancées en directions convergentes
sur Koursk, d’Orel au sud et de Kharkhov au nord. Puis il était prévu ensuite
A. Cohen, Salut à la Russie, Paris, Les éditions du préau des collines, 2003, p. 71-72-73-77. Ce texte a été
publié en juillet 1942, dans la revue La France Libre, Vol. IV. N°. 21 éditée à Londres, sous un pseudonyme :
Jean Mahan, Albert Cohen craint en effet des représailles des autorités de Vichy sur sa mère, restée à Marseille.
862
276
d’élargir le front de l’offensive à partir de la région située à l’est de Koursk vers
le sud-est et d’écraser les troupes soviétiques dans le Donbass.
La question qui se posait à l’état-major soviétique, aux
généraux, à Staline, était : fallait-il devancer l’offensive en préparation ou
au contraire organiser une ligne de défense telle qu’elle serait à même de
contenir l’offensive, permettant ainsi dans un deuxième temps de vaincre
l’ennemi. Le 8 avril 1943, le maréchal Joukov formula ainsi ses
observations à Staline : “ il serait préférable que nous épuisions
l’adversaire sur notre ligne de défense, que nous mettions ses chars hors
d’action, puis, en lançant dans la bataille de nouvelles réserves, écraser
définitivement le principal groupement ennemi en passant à l’offensive
générale. “ 863 En effet, compte tenu de la concentration des forces de la
Wehrmacht au nord et au sud de Koursk, devancer l’offensive en
préparation impliquait nécessairement de longs et durs combats, des pertes
très importantes, et compte tenu de l’importance de ces pertes une victoire
pouvant apparaître comme aléatoire. Il fut décidé, principalement par les
maréchaux et généraux Joukov, Vassilevski, Antonov, Rokossoski, et
Staline, que l’armée rouge s’organiserait en une ligne de défense à même de
contenir et d’infliger à la Wehrmacht des pertes significatives de telle sorte
qu’une contre-offensive puissante puisse être à même d’emporter la
décision.
La bataille de Koursk, l’une des plus importantes de la Seconde
Guerre mondiale, dura 50 jours. Elle débuta le 5 juillet 1943, et se termina le 23
août par la libération de Kharkov, seconde capitale de l’Ukraine. Le
commandement soviétique qui connaissait les grandes lignes du plan citadelle,
eut confirmation précise de ses prévisions par des prisonniers capturés. Il
connaissait précisément le jour et l’heure de l’offensive hitlérienne. A l’aube du
5 juillet le front du Centre commandé par le général Rokossovski et le front de
Voronej commandé par le général Vatoutine, respectivement au sud de Koursk
dans la région d’Orel, au nord de Koursk dans la région de Belgorod et
Kharkov, soumirent les positions d’artillerie, les postes de commandement et
d’observations de la Wehrmacht à un intense feu d’artillerie lourde. Dès le
départ l’adversaire nazi subissait des pertes importantes, ses rangs étaient en
proie à un sentiment de crainte amoindrissant l’élan offensif des soldats
allemands. Du 5 au 12 juillet, au sud et au nord de Koursk des centaines de
blindés allemands, de canons, d’avions, des centaines de milliers de soldats de
la Wehrmacht firent des efforts désespérés pour atteindre Koursk et détruire les
lignes de défenses de l’armée rouge. Ce fut peine perdue. Les soldats
allemands, quand ils arrivaient à percer les premières lignes de défense de
l’armée rouge se heurtaient aux positions défensives organisées en deçà du
front central. Les combats étaient acharnés, la détermination de l’armée rouge
était absolue, le front défensif soviétique était puissant et bien organisé. Le 12
juillet une bataille entre 1200 blindés allemands et soviétiques signifia la fin de
l’offensive allemande, la Wehrmacht devait constater que sa puissante machine
de guerre commençait à s’affaiblir. Le commandement hitlérien dut renoncer à
son plan d’encerclement et d’anéantissement du saillant de Koursk. L’armée
allemande devait alors faire face à trois nouveaux fronts soviétiques. Le front
de l’Ouest et le front de Briansk au sud d’Orel, le front des Steppes à l’ouest de
M. Minassian (dir), La Grande Guerre nationale de l’Union soviétique, traduit du russe par Louis Perroud,
Moscou, Les Éditions du progrès, 1974, p. 195.
863
277
Belogorod, respectivement commandés par les généraux, Sokolovski, Popov,
Koniev. Le 5 août les deux anciennes villes russes Orel et Belgorod étaient
libérées, le 23 août l’assaut décisif contre Kharkov signait la fin de la bataille de
Koursk. Le commandement hitlérien dut après la bataille de Koursk
abandonner définitivement ses offensives pour passer à la défensive sur
l’ensemble du front soviéto-allemand. L’armée allemande avait l’échine brisée.
L’initiative stratégique appartenait désormais aux forces armées de l’URSS.
Koursk signifiait le moment du retournement. Le 15 avril dans son ordre de
confirmation de l’opération citadelle Hitler avait écrit : “ cette attaque est
d’une importance décisive. Elle doit être un succès rapide et concluant. Elle
doit nous donner l’initiative pour ce printemps et cet été. (...) Chaque officier,
chaque soldat doit être convaincu de l’importance décisive de cette attaque. La
victoire de Koursk doit briller comme une balise dans le monde. “ 864
Commentant cette bataille deux généraux allemands, Guderian et
Warlimont devaient déclarer : “ par l’échec de “ Citadelle “ nous avions
essuyé une défaite décisive. Les formations blindées, réformées et rééquipées
avec tant d’efforts avaient perdu beaucoup d’hommes et de matériel et seraient
désormais inemployables pendant longtemps. “ “ L’opération Citadelle a été
plus qu’une bataille perdue ; elle a donné l’initiative aux Russes et il nous a été
impossible de la reprendre jusqu’à la fin de la guerre. “ 865
Hitler, Ordre de confirmation de l’ « opération Citadelle » (15 avril 1943), in I. Kershaw, Hitler 2 volumes,
op. cit, Vol. 2, 1936-1945, p. 834.
865
Heinz Guderian (1888-1954) et Walter Warlimont (1894-1976) cités in I. Kershaw, Hitler 2 volumes, op.
cit, Vol. 2, 1936-1945, p. 852.
864
278
TITRE 3
LA
:
L’HOMME
F O R M U L AT I O N J U R I D I Q U E
LE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ DE
C'est au moment où le nazisme rejette l'homme hors de
l'humanité que l'incrimination juridique de crime contre l'humanité s'impose
comme une nécessité de dimension internationale. Un homme devient un
membre à part entière des Nations Unies au moment où une souveraineté
étatique organise la destruction de l'homme par le moyen d'une répression
politique systématique, par le moyen d'une euthanasie organisée
rationnellement et systématiquement, par le moyen d'une guerre
d'anéantissement, par le moyen d'une destruction d'un peuple dans des
camps d'extermination. Le pouvoir absolu porté par le nazisme, ne détruit
pas uniquement par la violence, mais tout autant par la faim et la misère,
l'humiliation et le meurtre spirituel. C'est une destruction pure, qui rejette la
notion d'homme à l'extérieur de la notion d'humanité. Alors la catégorie
d'homme vacille et ce vacillement est traduit par le titre Si c'est un homme,
un livre dont l'auteur, Primo Lévi, fut déporté. C'est parce que la notion
d'homme disparaît du vocabulaire nazi pour laisser la place à la triple notion
de Sur-homme sous-homme non-homme, que le droit s'empare d'un concept
énoncé au 18e siècle à l'occasion d'une Révolution conférant à l'hommecitoyen une dimension décisive d'universalité révolutionnaire. C'est l'homme
concentrationnaire du nazisme qui porte sur ses épaules la réalisation
juridique du concept écrit par Robespierre. Et ceci est capital car il nous est
ainsi montré la puissance temporelle inouïe de l'acte d'écrire. C'est parce que
la loi doit s'écrire que les morts exhument du passé le concept oublié.
CHAPITRE 1
LA RECONNAISSANCE DE LA TRÈS HAUTE PAUVRETÉ
DE L’HOMME PAR LES NATIONS UNIES
C'est par le mouvement d'une triple communauté que le concept
de crime contre l'humanité s'est acheminé vers sa formulation juridique. En
premier lieu une communauté des Lois de l'humanité se situant sur un
double plan, celui du droit des gens, celui du droit du peuple. Pour
Robespierre il faut rendre à la nation française l'exercice des droits
imprescriptibles qui appartiennent à tous les hommes. Tel est l'objet de toute
Constitution politique. Elle est juste, elle est libre si elle le remplit, elle n'est
qu'un attentat contre l'humanité, si elle le contrarie. Cela signifie que pour
Robespierre le droit à l'existence de ceux qui forment le peuple constitue
une loi de l'humanité. Cette dimension directement politique de l'humanité
comme Loi trouvant son origine dans la Révolution française, va rencontrer
ultérieurement le plan du droit des gens puisque le terme Loi de l'humanité,
formera la substance essentielle du préambule de la Convention concernant
les Lois et Coutumes de la Guerre sur terre signée en 1899 puis en 1907 par
de nombreux pays lors dans le cadre des Conférences de la paix. Les
relations entre les États souverains et l'humanité de chaque citoyen vont
donc se trouver liées par la conscience fondamentale d'une Loi de
279
l'humanité. Cette conscience va forger le sentiment puissant d'une
communauté spirituelle internationale qui va elle-même construire l'idée
d'une communauté internationale à la hauteur de L'humanité comme Loi.
C'est donc un mouvement spirituel et juridique de grande ampleur qui, par le
chemin d'une triple communauté construira l'assise nécessaire à la
formulation juridique du concept de crime contre l'humanité par les Nations
Unies dans le cadre de la Conférence de Londres auteur des Statuts du
Tribunal Militaire International siégeant à Nuremberg.
SECTION 1. LA COMMUNAUTÉ SPIRITUELLE
§ 1. L’ORIGINE POLITIQUE ET DIPLOMATIQUE DE LA
NOTION DE CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
La notion de Crime contre l’Humanité trouve son origine
politique et diplomatique dans la Déclaration de Moscou du 30 octobre 1943
stigmatisant les atrocités nazies866.
Le Royaume-Uni, les États-Unis d’Amérique et l’Union des
Républiques Socialistes Soviétiques, parlant au nom et dans l’intérêt de 33
Nations unies, proclamèrent solennellement qu’elles poursuivront les
criminels nazis jusqu’au bout de la terre et les remettront aux mains de leurs
accusateurs pour que justice soit faite.
Vingt-huit ans auparavant, le 24 mai 1915, les gouvernements de
France, d’Angleterre et de Russie transmettent à la Sublime Porte une
déclaration commune ainsi rédigée : “ Depuis un mois la population kurde
et turque de l’Arménie procède de connivence et souvent avec l’aide des
autorités ottomanes, à des massacres des Arméniens... En présence de ces
nouveaux crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation, les
gouvernements alliés font savoir publiquement à la Sublime Porte qu’ils
tiendront personnellement responsables les membres du gouvernement ainsi
que ceux de ses agents qui se trouveront impliqués dans de pareils
massacres. “ 867 Cette déclaration solennelle ne pourra empêcher la décision
du gouvernement Jeune-Turc de déporter et d’exterminer les Arméniens
Ottomans, dans les camps de concentration de Syrie- Mésopotamie en 19151916.
En 1919 la Conférence de la Paix de Paris conclura en particulier à la
responsabilité pénale de Guillaume II, à l’origine de la violation par l’armée
allemande des lois et coutumes de guerre et des lois de l’humanité.
L’article 227 du Traité de Versailles du 28 juin 1919, disposait : “ les
puissances alliées et associées mettent en accusation publique Guillaume II
de Hohenzollern, ex-empereur d’Allemagne, pour offense suprême contre la
morale internationale et l’autorité sacrée des Traités.
Un Tribunal spécial sera constitué pour juger l’accusé en lui assurant les
garanties essentielles du droit de défense. Il sera composé de cinq juges
nommés par chacune des cinq puissances suivantes : Etats-Unis
d’Amérique, Grande-Bretagne, France, Italie et Japon. “
On peut lire cette Déclaration de Moscou dans H. Meyrowitz, La Répression par les Tribunaux allemands
des Crimes contre L’Humanité et de l’Appartenance à une Organisation criminelle, op. cit., p. 474.
867
A. Beylerian, Les grandes Puissances l’Empire ottoman et les Arméniens dans les Archives françaises
(1914-1918), op. cit., p. 29.
866
280
Mais les Pays-Bas refusèrent d’extrader Guillaume II qui ne sera jamais
jugé.
La Conférence Internationale de la Paix de La Haye affirmera,
en 1899, l’humanité comme principe dans le préambule de la Convention
concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (Clause de Martens).
“ En attendant qu’un code plus complet des lois de la guerre puisse être
édicté, les hautes parties contractantes jugent opportun de constater que ...
les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous
l’empire des principes du droit des gens, tels qu’ils résultent des usages
établis entre nations civilisées, des lois de l’humanité et des exigences de la
conscience publique. “
Le 22 juin 1941 l’armée allemande envahit l’U.R.S.S. C’est
l’opération Barbarossa. Commence alors une guerre d’anéantissement et
d’asservissement contre l’Union soviétique dans le but de conquérir un
espace vital à l’Est. La victoire de l’Armée Rouge à Stalingrad démontrera
que le nazisme doit être vaincu.
Dans le même mouvement Hitler et les chefs nazis décident la
destruction des Juifs européens, destruction qu’ils réaliseront d’abord en Union
Soviétique puis dans les six centres de mise à mort, construits en Pologne en
1941 et 1942. Chelmno, Belzec, Sobibor, Maïdanek, Treblinka, Auschwitz.
L’anéantissement des Juifs européens et la double politique
d’extermination et d’asservissement mené par l’occupant nazi,
principalement contre les peuples slaves, seront à l’origine de la nécessité
d’élaborer une incrimination juridique spécifique : le Crime contre
l’humanité.
Le Tribunal Militaire International qui siégea à Nuremberg du
18 octobre 1945 au 1er octobre 1946, fut créé par l’accord de Londres du 8
août 1945 conclu entre la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et
l’U.R.S.S., pour la poursuite et le châtiment des grands criminels de guerre
des puissances européennes de l’axe.
Le statut du Tribunal Militaire International fut préparé par les
représentants juristes des quatre gouvernements lors de la conférence de
Londres dont les travaux durèrent du 26 juin au 2 août 1945.
L’article 6 du Statut expose les trois incriminations juridiques
fondamentales sur la base desquelles les vingt responsables nazis jugés au
Procès de Nuremberg seront condamnés : Crime contre la paix, Crime de
guerre, Crime contre l’humanité.
Pour la première fois le crime contre l’humanité, ainsi détaillé
dans l’article 6 C du Statut devenait une incrimination juridique objective.
“ Les Crimes contre l’Humanité : c’est-à-dire l’assassinat,
l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte
inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre ou
bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque
ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit
281
interne du pays où ils ont été perpétrés ont été commis à la suite de tout crime
rentrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime. “
A la suite du Procès de Nuremberg devait se tenir à Tokyo du 3
mai 1946 au 12 novembre 1948 le procès de vingt-huit hauts responsables
japonais, principalement des militaires, dans le cadre du Tribunal militaire
pour l’Extrême- Orient.
En 1950 la Commission de Droit International de l’ONU, a
systématisé les enseignements du jugement du Tribunal militaire siégeant à
Nuremberg, en un ensemble de principes dont l’énonciation avait pour but
d’empêcher la réitération des crimes contre l’humanité.
Mais après le procès, la codification des principes de Nuremberg
et la codification des droits fondamentaux de la personne humaine prirent
des chemins séparés.
Aucun Code Pénal International, aucun Ordre Public Universel
unifié ne purent voir le jour, qui auraient permis une prévention efficace du
crime contre l’humanité.
Pourtant la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme,
adoptée et proclamée par l’Assemblée Générale des Nations unies le 10
décembre 1948, posait l’homme comme citoyen du monde selon l’expression
de René Cassin.
La reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de
la famille humaine devenait le fondement de la liberté, de la justice, de la
paix dans le monde.
Sur le plan du droit international le crime de génocide et le crime
d’apartheid devaient, par deux conventions des Nations unies de 1948 et 1973,
exprimer juridiquement l’interdit fondamental du crime contre l’humanité.
Mais manquait une définition internationale unifiée du crime
contre l’humanité, sachant que l’article 6 C du Statut de Nuremberg,
développait une énumération des actes inhumains, plutôt qu’une définition
du crime contre l’humanité.
Dans son jugement du 12 décembre 1961 concernant le SSObersturmbannführer Adolf Eichmann, la Cour de district de Jérusalem
affirmait : le crime contre le peuple juif qui constitue le crime de génocide
n’est rien d’autre que le type le plus grave des crimes contre l’humanité.
(The crime against the Jewish people which constitutes the crime of
genocide is nothing but the gravest type of crimes against humanity)868.
Suite à la loi française du 26 décembre 1964 déclarant
imprescriptibles par leur nature les crimes contre l’humanité, une nouvelle
définition de ces derniers, devait être proposée par la Chambre Criminelle
de la Cour de Cassation dans son Arrêt du 20 décembre 1985 concernant
Jugement du 12 décembre 1961, International Law Reports, vol 36 (1968), p. 41, cité par R. Maison, « Le
crime de génocide dans les premiers jugements du Tribunal Pénal International pour le Rwanda », in Revue
Générale de Droit International Public, Janvier-Mars 1999, N° 1, p. 130.
868
282
Klaus Barbie.
“ Constituent les crimes imprescriptibles contre l’humanité au sens de
l’article 6 C du Statut du Tribunal Militaire International de Nuremberg
annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 -- alors même qu’ils seraient
également qualifiables de crimes de guerre selon l’article 6 B de ce texte -les actes inhumains et les persécutions qui au nom d’un Etat pratiquant une
politique d’hégémonie idéologique ont été commis de façon systématique
non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une
collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette
politique, quelle que soit la forme de leur opposition. “
Entré en vigueur le 1er mars 1994, le nouveau code pénal
détermine dans les articles 211-1, 212-1, 212-2, 213-3, la pensée du législateur
français concernant le génocide et les autres crimes contre l’humanité.
La doctrine juridique française considère que l’essence sur le
plan philosophique de la notion juridique de crime contre l’humanité, réside
dans une atteinte à la dignité humaine, dignité constituant le socle sur lequel
s’érigent la vie et la liberté de chaque homme constituant l’humanité.
La fonction première du principe d’humanité est la protection contre
la barbarie, contre la bestialité, contre l’avilissement de l’homme869. Le
comportement qu’ordonne le principe d’humanité n’a pas pour support un
sentiment humanitaire, un sentiment de pitié. Ce comportement repose sur une
obligation objective, fondée sur la constatation et la conscience de l’unité du
genre humain, unité considérée comme supérieure à l’appartenance des hommes
à des nations, des races, des idéologies. En violant les normes juridiques
impératives qui ont pour fondement la protection de la dignité de l’homme, c’est
le principe d’humanité qui est violé dans son objectivité, et c’est donc l’Humanité
elle même qui se trouve dégradée. Cette dégradation oblige à une réparation
impérative qui se concrétise et se réalise par l’incrimination juridique de crime
contre l’humanité.
Le Conseil de Sécurité des Nations Unies décidait le 25 mai
1993 dans une résolution 827, la création du Tribunal Pénal International
pour l’ex-Yougoslavie.
L’article 5 du statut de ce Tribunal précise que les crimes contre
l’humanité sont ceux qui ont été commis au cours d’un conflit armé, de
caractère international ou interne et dirigés contre une population civile
quelle qu’elle soit. Ces crimes comprennent : l’assassinat, l’extermination,
la réduction en esclavage, l’expulsion, l’emprisonnement, la torture, le viol,
les persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses et les
autres actes inhumains.
Dans sa résolution 955 du 8 novembre 1994, Le Conseil de
Sécurité décidait la création du Tribunal International pour le Rwanda
compétent pour poursuivre toutes les personnes responsables des violations
graves du Droit International commises au Rwanda, principalement le crime
de génocide et les crimes contre l’humanité.
869
H. Meyrowitz, Le Principe de l’égalité des belligérants devant le droit de la guerre, op. cit., p. 254.
283
Le 17 juillet 1998 a été adopté par la Conférence de Rome le
statut qui régit la Cour Pénale Internationale, première juridiction pénale
internationale à caractère permanent et à vocation universelle.
L’article 7 du statut énumère de la lettre A à K les actes
constitutifs d’un crime contre l’humanité.
a) Meurtre, b) Extermination, c) Réduction en esclavage, d) Déportation ou
transfert forcé de population, e) Emprisonnement ou autre forme de
privation grave de liberté physique en violation des dispositions
fondamentales du droit international, f) Torture, g) Viol, esclavage sexuel,
prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée et toute autre forme
de violence sexuelle de gravité comparable, h) Persécution de tout groupe
ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial,
national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste... i) Disparitions forcées, j)
Apartheid, k) Autres actes inhumains de caractère analogue causant
intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à
l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.
Ces actes constituent des crimes contre l’humanité lorsqu’ils
sont perpétrés dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique
lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque.
Le 1er juillet 2002 est entré en vigueur le traité qui dote la
communauté internationale d’un tribunal pénal permanent pour juger les
auteurs des crimes internationaux les plus graves : crime de génocide,
crimes contre l’humanité, crimes de guerre.
Les États-Unis ont averti formellement, le 6 mai 2002, le
secrétaire général de l’ONU qu’ils n’avaient pas l’intention de ratifier le
traité créant la Cour Pénale Internationale (CPI) et qu’ils ne se considèrent
plus liés d’aucune manière aux buts et objectifs de ce texte. Une lettre
adressée à Kofi Annan et signée par John R. Bolton, secrétaire d’État adjoint
pour le contrôle des armements et la sécurité internationale, précise que les
États-Unis estiment désormais ne plus avoir d’obligation légale résultant de
la signature intervenue le 31 décembre 2000. Le président Bill Clinton,
avant de quitter la Maison blanche, avait signé le Traité de Rome qui définit
les statuts de la CPI, sans toutefois recommander à son successeur la
ratification de ce texte, vigoureusement contesté au Congrès.
En France, le 29 mai 1998, les députés ont voté à l’unanimité la
reconnaissance de l’existence du génocide arménien de 1915.
§ 2. L’HUBRIS DU CRIME : LE CRIME CONTRE
L’HUMANITÉ
L’hubris du crime, c’est le crime contre l’humanité, et le crime
contre l’humanité c’est das radicale Böse in der menschlichen Natur, c’est-àdire, le mal radical dans la nature humaine, selon le titre d’un article paru en
1792, écrit par le philosophe allemand Emmanuel Kant870. Dans ses Recherches
I. Kant, Sur le mal radical dans la nature humaine (Über das radicale Böse in der menschlichen Natur),
traduction de Frédéric Gain, Paris, Éditions rue d’Ulm, 2001, P. 144. « Le mal, ce n’est pas d’adopter une
maxime ayant un contenu, mais de choisir sa maxime plutôt en fonction de son contenu qu’en fonction de sa
870
284
sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, parues en
1917871, Louis Gernet, qui a renouvelé de façon décisive les études grecques en
France, étudie en préliminaire l’histoire d’un mot : hubris. Le terme d’hubris
porte en lui cette idée d’une réalité du mal, substantielle, et en son fond,
inconcevable. Le terme d’hubris devient chez le poète grec Hésiode, un mot très
fort et un terme très général. Désordre criminel, l’hubris frappe directement la
majesté des dieux. Dans son poème: Les Travaux et les Jours, Hésiode872 pose
une leçon : Écoute la justice, Dikè, ne laisse pas grandir la démesure, Hubris.
L’historien Ian Kershaw écrit à propos de Hitler : “ depuis le début des années
1920, ses admirateurs lui avaient instillé le sentiment de sa grandeur. Il avait
volontiers embrassé l’aura qu’on lui prêtait. (...) Il devint l’adepte le plus fervent
de son propre culte du Führer. L’hubris -- cette arrogance démesurée qui mène à
la catastrophe -- était inévitable. “ 873
Mal radical, mal inconcevable, l’hubris du crime, c’est-à-dire le
crime contre l’humanité, révèle l’arrogance démesurée du meurtrier qui engendre
et organise la catastrophe, c’est-à-dire la souffrance démesurée de la mise à mort
en sa réalité. Il est donc urgent et impératif de mettre fin à la possibilité de cette
catastrophe, puisque la réalité du crime contre l’humanité contribue à détruire, la
communauté universelle, la communauté internationale, la communauté spirituelle.
Au-delà d’une communauté inavouable, au-delà d’une communauté
désœuvrée, au-delà d’une communauté qui vient874, il existe, comme fondement
de l’existence de chaque homme, une communauté spirituelle, constituée
simplement, de la paternité et de la filiation, comme lien inconscient que chaque
homme construit avec lui-même, parce que ce lien représente l’intégralité du lien
avec les autres. C’est en regard de ce double lien fondamental que Robert
Antelme a intitulé son livre L’Espèce humaine. En écrivant ce livre en 1946, en
mémoire de tous les hommes déportés, tués, systématiquement exterminés par
les nazis, il affirme : “ ... il n’y a pas des espèces humaines, il y a une espèce
humaine. “ 875
Pour construire cette communauté spirituelle, chaque homme
doit éprouver une double expérience, énoncée clairement par Thomas
Hobbes dans son livre Léviathan ou Matière, Forme et Puissance de l’État
Chrétien et Civil publié en langue anglaise en 1651. 876
En premier lieu, chaque homme doit comprendre “qu’il est
manifeste que pendant ce temps où les humains vivent sans qu’une
puissance commune ne leur impose à tous un respect mêlé d’effroi, leur
forme, qui doit impérativement être universelle. »
871
L. Gernet, Recherches sur le développement de la pensée juridique et morale en Grèce, Étude sémantique,
Paris, Albin Michel, 2001, (1ère édition 1917), p. 420. « … on aperçoit la signification profonde de l’hubris
(…) conçue comme principe de ruine pour la cité. »
872
Hésiode, Théogonie La naissance des Dieux, traduit du grec par Annie Bonnafé, Paris, Éditions Rivages,
1993. « Le poème théogonique d’Hésiode se présente (…) comme le témoignage central, le document majeur
dont nous disposons pour comprendre la pensée mythique des Grecs » écrit J.-P. Vernant en introduction à
l’œuvre d’Hésiode.
873
I. Kershaw, Hitler, 2 volumes, op. cit., T I, 1889-1936, p. 838.
874
M. Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Éditions de Minuit, 1983. Et, J.-L. Nancy, La
Communauté désoeuvrée, Paris, Christian Bourgeois Éditeur, 1986. Et, G. Agamben, La Communauté qui
vient, traduit de l’italien par Marilène Raiola, Paris, Éditions du Seuil, 1990.
875
R. Antelme, L’Espèce humaine, Paris, tel Gallimard, 1997, (1ère publication en 1947, réédité en 1957).
876
T. Hobbes, Léviathan, traduit de l’anglais par François Tricaud, Paris, Dalloz, 1999, p. 124 et 131.Et T.
Hobbes, Léviathan, traduit de l’anglais par Gérard Mairet, Paris, Gallimard, 2000, p. 224 et 234.
285
condition est ce qu’on appelle la guerre ; et celle-ci est telle qu’elle est une
guerre de chacun contre chacun. “
En deuxième lieu, chaque homme doit comprendre “ que rien
ne vole plus facilement en éclat que la parole d’un homme. “ ce qui signifie
“ qu’il n’y a rien de plus facile à rompre qu’une parole humaine. “
C’est cette double expérience qui introduit chacun à l’obligation
de vivre ensemble, et, de cette obligation, chacun éprouve la réalité d’une
communauté spirituelle comme filiation et comme paternité. Or, c’est cette
réalité d’une communauté spirituelle qui est détruite par le double objectif
de l’accomplissement d’un crime contre l’humanité, d’une part, en son sens
le plus fort, une mise à mort, d’autre part en son sens le plus indicible,
l’avilissement suprême, qui interdit la mémoire, la sépulture et la
signification. Alors il se produit une destruction de la communauté
spirituelle, parce qu’il y a destruction de la paternité et de la filiation.
Les survivants d’un crime contre l’humanité, et les descendants
de ces survivants, en sont réduits à vivre comme des exilés de nulle part,
parce qu’ils ne peuvent s’enraciner ni dans une filiation, ni dans une
paternité, ni dans une sépulture, ni dans un lieu de naissance, parce qu’ils ne
peuvent donc, accéder à cette double expérience énoncée par Thomas
Hobbes, dont la réalité effective introduit chacun à l’obligation de vivre
ensemble.
Les survivants d’un crime contre l’humanité, et les descendants
de ces survivants, se perçoivent comme énucléés psychiquement, en ce sens
que leur regard intérieur ne peut jamais devenir un regard extérieur, ce qui
signifie que la vision de la personne tierce ne s’accomplit jamais, l’Autre
reste un homme mort, le sens de la loi reste pour toujours lettre morte.
L’Esprit reste un manuscrit illisible, la haine engendre l’indéchiffrable
pulsion mortifère qui interdit de penser. L’héritage infernal du crime contre
l’humanité détruit la perception du temps.
§ 3. LA NÉCESSITÉ DE LA PERCEPTION DU TEMPS DE
L’HISTOIRE
La perception du temps de l’Histoire permet de pénétrer dans la
communauté spirituelle qui a présidé à la première énonciation de
l’expression : crime contre l’humanité, car en effet s’impose l’idée, énoncée
par Walter Benjamin en 1940, dans son texte sur le concept d’Histoire, selon
laquelle “ La connaissance du passé ressemblerait plutôt à l’acte par lequel
à l’homme au moment d’un danger soudain se présentera un souvenir qui le
sauve. “ 877
Dès l’année 1915, se mettent en place les éléments doctrinaux et
philologiques d’une communauté spirituelle structurée par la pensée du
crime contre l’humanité.
En 1915, le sociologue français Émile Durkheim publie un livre
L’Allemagne au-dessus de tout, consacré à l’analyse de la relation entre la
mentalité allemande et la guerre. Il choisit plus particulièrement comme
877
W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » in W. Benjamin, Écrits français, op. cit., p. 342.
286
objet d’étude un livre de Heinrich Von Treitschke, intitulé Politik, publié en
seconde édition à Leipzig en 1899, qui est l’édition d’un cours que ce
dernier professait tous les ans à Berlin. Dans ce livre se trouvent énoncés,
avec une netteté hardie précise Durkheim, tous les principes que la
diplomatie et l’état-major allemands ont mis ou mettent journellement en
pratique. Selon Treitschke, pour qu’il n’y ait pas de puissance supérieure à
l’État allemand, il faut que la puissance de cet État soit supérieure à celle
des autres États. L’indépendance absolue à laquelle il aspire ne peut donc
être assurée que par sa suprématie. C’est à devenir ce sur-être que l’État
allemand doit s’employer de toutes ses forces. L’État allemand doit être audessus de tout.
L’Allemagne s’est donc forgé un mythe, écrit Durkheim, qui est
allé de plus en plus en se développant, en se compliquant et en se
systématisant. Pour justifier son besoin d’être souveraine, elle s’est
naturellement attribuée toutes les supériorités ; puis, pour rendre intelligible
cette supériorité universelle, elle lui a cherché des causes dans la race, dans
l’histoire, dans la légende. Ainsi est née cette mythologie pangermaniste,
aux formes variées, tantôt poétiques et tantôt savantes, qui fait de
l’Allemagne la plus haute incarnation terrestre de la puissance divine. De ce
mythe est né le droit que s’est attribué l’état-major allemand de mener une
guerre systématiquement inhumaine. 878
Or, cette phrase : La guerre systématiquement inhumaine,
inscrite comme sous-titre du chapitre IV de son livre par Durkheim
représente l’expression d’une très grande clairvoyance de la part de son
auteur. Cette phrase annonce le livre La Guerre Totale, traduit et publié en
France en 1937, écrit en 1935, précisément par un des héros allemands de la
première guerre mondiale, Erich Ludendorff, premier Quartier-Maître
Général des armées allemandes. Cette phrase annonce donc la
vernichtungskrieg, c’est-à-dire la guerre d’extermination mise en oeuvre par
la wehrmacht, l’armée de Hitler, en Union soviétique lors de la Deuxième
Guerre mondiale.
La “ philosophie “ de cette vernichtungskrieg, est énoncée, par
le général Hoepner, commandant du groupe de panzer IV de la Wehrmacht,
dans un texte du 2 mai 1941, lisible dans le livre clé de Omer Bartov
L’Armée d’Hitler, La Wehrmacht, les nazis et la guerre : “ la guerre contre
la Russie est un élément essentiel de la lutte pour l’existence du peuple
allemand. C’est la vieille lutte pour l’existence du peuple allemand. C’est la
vieille lutte des Germains contre les Slaves, la défense de la culture
européenne contre l’invasion moscovito-asiatique, la résistance contre le
bolchevisme juif. Cette lutte doit avoir pour but la démolition de la Russie
actuelle et doit donc être menée avec une rigueur sans précédent. Chaque
opération, dans sa conception et son exécution, doit être guidée par une
volonté absolue d’anéantissement total et impitoyable de l’ennemi. Il n’y a
en particulier aucune pitié à avoir pour les représentants de l’actuel
système russo-bolchevique. “ 879
Le caractère systématique des actes inhumains, a été reconnu
É. Durkheim, « L’Allemagne au- dessus de tout » Paris, Armand Colin Éditeur, 1991 (1ère publication
1915) p. 72.
879
O. Bartov, L’Armée d’Hitler la Wehrmacht, les Nazis et la Guerre, op. cit. p. 187. (voir note 845)
878
287
comme un des critères de la définition du crime contre l’humanité, par la
Chambre criminelle de la Cour de Cassation, dans son arrêt « Barbie », en
date du 20 décembre 1985, par la Commission du droit international de
l’O.N.U. dans son rapport de 1994.
C’est dans le cadre de la guerre d’extermination menée en
Union soviétique, que put cheminer dans l’esprit des hitlériens, la décision
“ d’une solution globale de la question juive “ “ der Gesamtlösung der
Judenfrage “. Selon l’historien Christopher R. Browning, la prise de
décision d’une solution globale de la question juive revêtit la forme d’un
processus cumulatif et ininterrompu qui s’étala du printemps 1941 à l’été
1942, avec deux tournants majeurs, l’un au milieu de l’été et l’autre au
début de l’automne 1941, qui correspondirent à deux sommets dans
l’euphorie de la victoire sur le front de l’Est, et scellèrent le sort des Juifs
d’Union soviétique, puis celui des Juifs d’Europe880. Cette solution globale
de la question juive signifiait l’extermination systématique des Juifs dans le
cadre d’une guerre systématiquement inhumaine. La phrase de Durkheim,
La guerre systématiquement inhumaine, montrait le Procès de Nuremberg.
En 1918, un Arménien rédige à Jérusalem plusieurs textes, dont
l’un porte le titre Les Raisons de l’extermination des Arméniens.
L’auteur de ce texte, Yervant P’erdahdjian est né en 1874 à
Amassia en Turquie. Il occupe la fonction de vicaire patriarcal à
Constantinople à partir de 1913. Dans ses Mémoires du patriarcat (Le Caire
1947, p. 190), le Patriarche des Arméniens à cette époque, Zavèn DerYéghiayian, dira de son vicaire : “ il fut pour moi un extraordinaire
collaborateur qui ne refusa jamais la moindre mission. “ En juillet 1916, le
patriarcat arménien est supprimé par les autorités turques. P’erdahdjian
s’exile à Jérusalem. En 1921, ce dernier quitte Jérusalem pour la Grèce, puis
la Bulgarie où il devient l’archevêque des Arméniens bulgares. Il restera
dans ce pays jusqu’à sa mort en 1938.
Dans ce texte Les Raisons de l’Extermination des Arméniens, on
peut lire : “ il me semble qu’il faut rechercher les raisons réelles de notre
destruction dans la politique panturque des Jeunes-Turcs, dans la
russophilie que les Allemands virent en nous lors des négociations sur les
réformes et dans les services rendus avec abnégation par les volontaires du
Caucase. C’est ainsi que le projet germano-turc s’enclencha et qu’une
tempête terrible éclata. Par ailleurs, la solution de la question arménienne
dans les circonstances de la guerre était du point de vue turc quelque chose
de vital, alors que, pour les intérêts allemands, le projet (des réformes en
Arménie) était intolérable. ( ...) Pour accomplir leur crime inouï, les
dirigeants jeunes-turcs trouvèrent des circonstances exceptionnelles, qui
leur ôtèrent toute crainte. “ 881
Si nous voulons mieux saisir les éléments doctrinaux et
philologiques de cette communauté spirituelle structurée par la pensée du
crime contre l’humanité, il nous suffit de lire le livre d’André Nicolayévitch
C. R. Browning, Politique nazie, Travailleurs juifs, Bourreaux allemands, traduit de l’anglais par
Jacqueline Carnaud, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 79.
881
Y. P’erdahdjian, « Les Raisons de l’Extermination des Arméniens », in Revue d’Histoire Arménienne
Contemporaine Tome I Paris 1995, p. 283.
880
288
Mandelstam, publié en 1917, Le Sort de l’Empire ottoman. Ce qui est
nommé : crime inouï en 1918 par l’Arménien P’erdahdjian, est nommé :
crime de lèse-humanité en 1917 par le russe Mandelstam. Ce dernier écrit en
effet dans ce livre : “ oui, l’Allemagne aurait pu imposer sa volonté à la
Turquie, elle aurait pu empêcher les massacres. Mais, toute ruisselante du
sang des victimes de sa folie pangermaniste, elle ne l’aurait pu faire sans
perdre tout son prestige aux yeux des turcs. (...) L’attitude de la nouvelle
Allemagne devant les massacres arméniens découlait logiquement,
fatalement, de toute sa conception de l’État, de sa politique de la force
(Machtpolitik), de l’idée sacrilège qu’elle s’était faite de sa mission dans le
monde. Mais si cette attitude était fatale pour le Sur-Etat allemand, les
autres Etats, les simples, n’ont pas à s’incliner devant le criminel orgueil
qui a créé cette nouvelle Allemagne, et qui est “devenu l’âme diabolique du
pays entier “ (Maurice Muret, L’Orgueil allemand ) ; ce livre d’un neutre
suisse est certainement un des plus terribles réquisitoires qu’on ait formulés
contre l’orgueil allemand.). Ils opposeront à cet orgueil son fruit le plus
sanglant, et ce fruit tombera lourdement dans la balance, le jour du Grand
Jugement. Les États libres condamneront l’Allemagne, qui s’est mise audessus de l’humanité, pour crime de lèse-humanité. “ 882
§ 4. ANDRE N. MANDELSTAM ET GEORGES CLEMENCEAU
André N. Mandelstam est né en Russie. Il est diplômé des
Facultés de droit et des langues orientales de l’Université de Pétrograd.
Agrégé à la Chaire de droit international de cette université, sur la
proposition de celui qu’il nomme son maître, Fiodor Fiodorovitch Martens
(1845-1909), il est en même temps entré à la Chancellerie du ministère des
Affaires étrangères. Il est envoyé par l’Université de Petrograd à Paris en
1897 et 1898, où il suit les cours du professeur Louis Renault, titulaire
depuis 1881 de la chaire de droit des gens. En 1898 Mandelstam est nommé
drogman à l’ambassade de Russie à Constantinople, poste qu’il occupera
pendant seize ans jusqu’en 1914. En 1900 il est promu par l’Université de
Petrograd au grade de docteur en droit international. C’est la triple qualité
de Mandelstam, juriste, interprète, diplomate, qui confère à son livre Le Sort
de l’Empire Ottoman, sa valeur toute particulière. Il analyse de manière
claire et détaillée la relation qui unit la puissance germanique, la puissance
turque et le massacre systématique des Arméniens. Il est doublement
interprète. Du point de vue de la langue, du point de vue de la souffrance
des Arméniens. Il écrit dans la préface de son livre : “ c’est l’amour pour
les faibles, amour éternel, sans limite, qui a guidé notre plume. “ En tant
que drogman il incarne l’interprète de la langue.
L’interprète est l’un des intermédiaires indispensables aux
relations entre l’Empire ottoman et l’Europe. On le désigne par le mot :
tercüman, mot d’origine araméenne qui a pénétré très tôt dans la langue
arabe puis turque. De ce mot dérivent dragomanno en italien et drogman ou
truchement en français. En France c’est le ministre Colbert, qui par un édit
du 18 novembre 1669 et à la demande de la Chambre de commerce de
Marseille, institue une école d’interprètes de carrière devant servir de
A. N. Mandelstam, Le Sort de l’Empire ottoman, Lausanne, Paris, Librairie Payot et Cie, 1917, p. 328329.Sur Mandelstam on peut lire D. Kévonian, « Exilés politiques et avènement du « Droit humain » : la
pensée juridique d’André Mandelstam (1869-1949) » in Revue d’Histoire de la Shoah , n° 177-178, JanvierAoût 2003, p. 245 à 274.
882
289
drogmans (truchement, tercüman) aux ambassadeurs et consuls de France
en Orient, école qui reçoit le nom de École des Enfants de Langue ou
Jeunes de Langue. 883
C’est donc ce Jeune de Langue, ce Drogman, ce juriste de droit
international, ce diplomate, qui dans le cadre de l’Académie de Droit
international de La Haye, professe en 1931 un cours sur La Protection
internationale des Droits de l’Homme, dans lequel il énonce : “ pendant la
Grande Guerre, le Gouvernement jeune-turc a méthodiquement exterminé
environ un million de ses sujets arméniens. Ce crime contre l’humanité a
été prouvé, dans toute son horreur, non seulement par les témoignages des
neutres, réunis dans des publications officielles anglaises et suisses, mais
par la correspondance diplomatique du ministère des Affaires étrangères de
l’Allemagne, alliée de la Turquie. “ 884
En 1930 est publié à Paris un livre écrit par Georges
Clemenceau (1841-1929) Grandeurs et misères d’une victoire. L’auteur écrit
: “ que cette dernière guerre ait été une entreprise allemande de conquêtes
en vue de s’assurer la domination de l’Europe et du monde par des
annexions de territoires, cela ne peut être nié que par les auteurs mêmes de
ce crime contre l’humanité. “ 885
Le 8 novembre 1923 eut lieu à Munich en Bavière une tentative de
coup d’État. Hitler était parmi les conjurés. Le 1er avril 1924 il fut condamné
pour haute trahison à une peine de cinq ans de prison. Il ne purgea même pas un
an de cette peine et obtint son élargissement le 20 décembre 1924. Son oisiveté
forcée dans la prison de Landsberg conduisit Hitler à commencer la rédaction
de Mein Kampf. La rédaction de ce livre qui s’étendit sur une période de quinze
mois lui permit de consolider et de rationaliser sa vision du monde qu’il avait
élaborée depuis 1919, Hitler était né le 20 avril 1889, à Braunau am Inn, sur la
frontière entre l’Autriche et l’Allemagne. Le premier volume de Mein Kampf
était publié en 1925, le deuxième en 1927, en 1933, le livre avait été vendu à
plus de huit cent mille exemplaires. La traduction de Mein Kampf fut publiée à
Paris sans doute en 1934. Dans cette traduction on peut lire page 483, “ Cette
même hésitation dans la tactique se retrouva aussi dans la presse rouge. (...)
beaucoup de gens commencèrent à se demander pourquoi on consacrait tant
de phrases à notre mouvement s’il était si ridicule que cela. La curiosité des
gens s’éveilla. Alors on fit demi -tour et on commença, pendant quelques
temps, à nous représenter comme d’épouvantables criminels devant
l’humanité. » 886
L’énonciation en 1930 et 1931, à Paris et à La Haye, par
Georges Clémenceau et André N. Mandelstam, de l’expression crime contre
l’humanité, montre que le crime contre l’humanité était déjà devenu une
référence, pour la pensée juridique, politique, diplomatique, antérieurement
au procès de Nuremberg.
Enfants de langue et Drogmans, (Dil Oglanlari ve Tercümanlar), Exposition Palais de France, Istanbul, 25
mai-18 juin 1995, catalogue éditions Yapi Kredi.
884
A. N. Mandelstam, « La Protection Internationale des Droits de L’homme » in Recueil des Cours de
l’Académie de Droit International, 1931, IV, p. 152.
885
G. Clemenceau, Grandeurs et misères d’une victoire, Paris, Plon, 1930, p. 169.
886
A. Hitler, Mein Kampf (Mon Combat), trad. J. Gaudefroy-Demombynes, A. Calmettes, Paris, Nouvelles
Éditions Latines, 1934, p. 483.
883
290
En 1919 deux juristes français, F. Larnaude et A. de Lapradelle,
rédigeaient une étude : Examen de la responsabilité pénale de l’empereur
Guillaume II d’Allemagne887. Cette étude leur avait été demandée par la
Présidence du Conseil des Ministres. Elle fut distribuée en janvier 1919 aux
délégués des Puissances de l’Entente, réunis à Paris à cette date pour la
Conférence des préliminaires de Paix. Ils considéraient que le jugement de
l’empereur allemand représentait une suite nécessaire de la guerre, qu’il
revenait aux alliés et aux alliés seuls de constituer un haut tribunal, qu’il
était nécessaire que ce tribunal soit vraiment supérieur, qu’il soit une
juridiction au plein sens du mot.
Ainsi dès 1930, étaient pleinement réalisés dans les consciences,
les trois éléments fondamentaux qui formaient le socle architectural de la
pensée du procès de Nuremberg. En premier lieu le concept de crime contre
l’humanité, en deuxième lieu la relation établie entre ce concept et la guerre
systématiquement inhumaine, en troisième lieu la nécessité de constituer un
haut tribunal qui soit une juridiction à part entière, en mesure de juger de la
responsabilité pénale des plus hauts responsables des actes inhumains
commis pendant la guerre.
Le Procès de Nuremberg représente une mise en forme juridicoétatique, d’un matériel de pensée, entièrement constitué avant le procès,
dans le cadre d’une communauté spirituelle constituée pour une part
prépondérante, de juristes, d’hommes politiques, de diplomates, de
nationalité française ou russe, qui ont refusé l’esprit allemand de la
communauté raciale supérieure, pour s’appuyer dans le cheminement de
leurs pensées sur l’esprit français de la communauté humaine universelle.
SECTION 2. LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE
§ 1. DU DROIT DE LA FORCE À LA FORCE DU DROIT
En 1845 et 1846 Karl Marx et Friedrich Engels élaborent le
texte de L’Idéologie Allemande, dans lequel ils formulent pour la première
fois, de manière élaborée, la théorie du matérialisme historique. Par la
critique détaillée de la philosophie allemande la plus récente et du
socialisme allemand, ils dégagent quelques principes qui vont constituer les
fondements mêmes du marxisme. La nouveauté, sur le plan théorique, de ce
texte, se situe dans le rapport qui se trouve établi entre l’ensemble des
transformations politiques (statut de la propriété, forme du droit de l’État,
constitution des nations) et idéologiques et l’histoire de la production des
biens matériels. Étudier l’homme vivant, inséré dans l’histoire et la
politique, c’est ce que proposent Marx et Engels dans L’Idéologie
Allemande. Cet écrit représente donc à la fois un texte essentiel du
marxisme et un moment décisif dans l’élaboration de la pensée de Marx. Le
manuscrit, abandonné à la critique rongeuse des souris, fut publié pour la
première fois à Moscou, en 1932, par les soins de l’Institut Marx-EngelsLénine. 888
F. Larnaude, A. de Lapradelle « Examen de la responsabilité pénale de l’empereur Guillaume II
d’Allemagne » in Clunet, 1919, p. 131 et s.
888
K. Marx, F. Engels, L’Idéologie allemande, trad. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, Paris,
Éditions Sociales, 1976.
887
291
En 1840, Pierre Leroux publie à Paris un livre : De l’Humanité
de son Principe et de son Avenir. La question que se pose l’auteur est la
suivante : Qu’est-ce que l’humanité, et en quoi consiste le lien qui unit
l’homme individu à l’humanité. Pour Pierre Leroux, le christianisme est la
plus grande religion du passé, mais il y a quelque chose de plus grand que le
christianisme c’est l’humanité. Chaque homme est l’humanité, et ainsi
l’humanité existe d’une existence véritable. “ Que l’homme donc se défasse
de cet orgueil qui lui fait croire qu’il existe par lui-même indépendamment
de l’humanité. Sans doute il existe par lui-même, puisqu’il est l’humanité,
comme je le dis ; il existe en Dieu par lui-même en tant qu’humanité. Mais
il n’existe par lui-même en Dieu qu’en tant qu’il est humanité ; ce qui
revient précisément à ceci, qu’il n’existe pas par lui-même, mais
uniquement par l’humanité. “ 889 Et Pierre Leroux de souligner que la
politique prend donc pour principe l’accord de l’individu et de l’humanité.
Ces deux textes, De L’Humanité et L’Idéologie Allemande,
permettent de nommer les deux termes du conflit doctrinal irréductible, dans
lequel s’inscrivirent les deux guerres mondiales, d’une part la pensée allemande
de la communauté, d’autre part la pensée française de l’humanité. La pensée
allemande de la communauté c’était la théorie allemande du droit de la force, la
pensée française de l’humanité c’était la théorie française de la force du droit.
En mars 1915, un français, Edgar Milhaud, Professeur à l’Université de
Genève, prononce deux conférences qui ont pour objet la théorie allemande du
droit de la force, la Révolution française et les droits des peuples, l’arbitrage, la
paix et la nécessité d’une force internationale au service du droit. Il publie ces
deux conférences sous le titre Du droit de la force à la force du droit. 890 Ce
titre représente un chiasme, mot qui provient du mot grec : kiasma, croisement.
Le chiasme inverse en le répétant un couple de mots, les deux membres de
l’énoncé ayant même construction syntaxique. Le croisement des mots
s’appuie, voire rebondit sur un parallélisme syntaxique. Par exemple Gaston
Bachelard écrit : “ celui qui trouve sans chercher est celui qui a longtemps
cherché sans trouver. “
Le chiasme qui figure le titre des deux conférences prononcées par
Edgar Milhaud en 1915, n’a rien perdu de sa signification. Le 27 mars 2003
Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères prononce la conférence
annuelle de l’Institut international d’études stratégiques de Londres. Il y explique
la vision du monde qui a déterminé la position française dans la crise irakienne.
Cette vision du monde tient en trois mots : le droit, la force et la justice. Sous ces
trois mots se tient le chiasme : Du droit de la Force à la Force du Droit. Pour
expliciter cette vision du monde Dominique de Villepin s’appuie sur la figure du
chiasme contenue dans une phrase de Pascal. Le ministre des affaires étrangères
énonce : “ la force n’est pas le privilège des uns, le droit l’alibi des autres. Le
droit nous engage tous. (...) Il n’y a pas d’un côté le choix de la force, de l’autre
le choix du droit. La force doit être mise au service du droit. Elle doit être
encadrée par le droit, afin de renverser la proposition de Pascal : “ ne pouvant
faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. “ 891
P. Leroux, De l’Humanité, op. cit., p. 197. (voir note 514)
E. Milhaud, Du droit de la force à la force du droit, Genève, Édition Atar, 1915.E. Milhaud, cite page 115
un extrait d’un article de M. Eliot président honoraire de l’Université Harvard, publié dans le New York Times
du 17 novembre 1911 « La doctrine allemande de la nécessité militaire faisant loi est une insulte à la loi, elle
est absolument et désespérément barbare. »
891
D. de Villepin, « Le droit, la force et la justice », in Le Monde, 28 mars 2003.
889
890
292
§ 2. LE SENTIMENT DE LA GEMEINSCHAFT, DU
FÜHRERPRINZIP, DE L’ÜBERMENSCH DÉTRUISENT
LA FORCE DU DROIT
La plus grande partie du texte de L’Idéologie Allemande, était
consacrée à l’interprétation critique d’un livre de Max Stirner, L’Unique et
sa Propriété, Der Einzige und sein Eigentum, publié en 1844 à Leipzig. 892
Ce livre consistait en une caricature de la pensée de Georg Wilhem Friedrich
Hegel (1770-1831). Pour Hegel, il n’y a pas de transcendance, l’Histoire est
le devenir de l’Esprit, et l’Esprit n’est rien d’autre que ce devenir historique
de l’homme. Jamais, à aucun moment du temps, il n’y a d’Esprit existant en
dehors du Monde historique humain. L’introduction de l’Histoire dans la
philosophie est pour Hegel sa découverte principale et décisive. Or,
soulignent les auteurs de L’Idéologie Allemande, si, comme Hegel, on
entreprend pour la première fois de mettre sur pied un schéma qui
s’applique à l’histoire entière et au monde actuel dans sa totalité, on ne
saurait le faire sans de vastes connaissances positives, une grande énergie,
une puissante pénétration d’esprit, de même qu’on ne saurait se dispenser,
par endroits, d’entrer dans le détail de l’histoire empirique.
Dans le monde spirituel caricatural de Stirner, les vastes
connaissances positives, la grande énergie, la puissante pénétration d’esprit,
la capacité d’entrer dans le détail de l’histoire empirique, étaient inexistants.
L’histoire se réduisait pour lui au mouvement de l’autocréation du Moi
comme incarnation de l’égoïsme. Pour s’affirmer pleinement en tant
qu’unique, il faut que l’individu puisse s’approprier toute chose et en jouir à
son gré. La faculté de s’approprier toute chose à son gré constitue ainsi
selon Stirner, le fondement du droit illimité et de la puissance absolue du
Moi. Stirner écrivait : “ le Droit est égal à la puissance de l’homme, la
puissance est égale au Droit du Moi. “ Par cette appropriation qui repose
sur une liberté totale de choix, l’Unique devient le maître du monde. Libéré
de tout ce qui s’oppose à son autonomie et disposant à son gré du monde,
l’Unique peut s’adonner pleinement à la jouissance de la vie et créer ainsi
par son autodétermination sa propre libération.
Cette caricature de l’esprit de Hegel cachait un petit bourgeois
conservateur, politiquement idéaliste, un petit bourgeois idéaliste
philosophiquement conservateur, comme le montre l’utilisation par Stirner
du terme de : communauté. Alors que dans le cheminement spirituel de
Hegel le terme de communauté est porteur d’une puissante force
spéculative, dans le mouvement de la pensée de Stirner, le terme de :
communauté a entièrement perdu sa puissance spéculative pour devenir
uniquement un terme du combat idéologique.
Hegel, dans l’avant dernier chapitre de la Phénoménologie de
l’Esprit, publié en 1807, après la tourmente révolutionnaire et en pleine
épopée napoléonienne, écrit que “L’esprit est donc posé dans le troisième
élément, dans l’auto conscience universelle ; il est sa communauté. Le
mouvement de la communauté, (entendue) comme l’auto conscience qui se
différencie de sa représentation, est de produire au jour ce qui est advenu
en soi. L’homme divin ou (le) Dieu humain, mort, est en soi l’auto
M. Stirner, L’Unique et sa Propriété, trad. par P. Gallissaire et A. Sauge, Lausanne, Éditions L’Age
d’Homme, 1972.
892
293
conscience universelle. “ 893
Stirner, lui, écrivait dans son livre, L’Unique et sa Propriété :
“ selon l’opinion des communistes, la communauté doit être propriétaire.
Retournons la chose : c’est Moi qui suis propriétaire et Je M’entends
simplement avec d’autres en ce qui concerne Ma propriété. (...) Si la
communauté ne Me satisfait pas, Je Me révolte contre elle et défends Ma
propriété. “
L’écriture de Hegel était dominée par le grandiose, l’effrayant, la
force, la rage, la pureté, l’éternité, la nécessité, c’est-à-dire, précisément par
une grande énergie, par une puissante pénétration d’esprit, par une véritable
puissance phénoménologique de l’instinct de mort transformée en puissance
dialectique implacable, l’écriture de Stirner n’était pour finir qu’une suite
ininterrompue de mièvreries transformées en une grande construction
idéaliste dont toute l’argumentation se réduisait à un jeu de mots : Vermögen
signifie en allemand: 1. pouvoir; 2. avoir, fortune ; et Stirner joue sur ce mot
en le prenant successivement dans ses différentes acceptions. “ Où prendre
de l’argent ?... On ne paie pas avec de l’argent, dont il peut y avoir pénurie,
mais avec son avoir, qui seul donne quelque pouvoir... Ce n’est pas l’argent
qui est la cause de Vos maux, mais Votre impuissance à le prendre. (...)
Faites agir Votre pouvoir, rassemblez Vos forces, et l’argent, Votre argent,
l’argent frappé à Votre coin, ne manquera pas... Sache donc que Tu as
autant d’argent que tu as de puissance; car tu vaux dans la mesure où tu te
fais valoir. “
En juillet 1796, Hegel est âgé de 25 ans, il est précepteur à
Berne depuis trois ans dans une famille patricienne, la famille du capitaine
Von Steiger. Il fait une randonnée dans les Alpes qui sera sa première et sa
dernière expérience de la haute montagne. Du 25 juillet au 31 juillet il
traverse l’Oberland bernois. Du lac de Thoune à Lucerne en passant par
Interlaken, Lauterbrunnen, Grindelwald, le Col du Grimsel, Andermatt, le
Pont du diable, Altdorf. A partir de Guttannen, le dernier village bernois, le
chemin est de plus en plus sauvage, désert et uniforme écrit Hegel dans son
Journal de voyage. Des deux côtés ce ne sont que pierres nues et tristes. De
temps à autre on aperçoit des sommets couverts de neige. (...) “ L’Aar
présente quelques grandioses chutes d’eau qui s’effondrent avec une force
effrayante. Au dessus d’une de ces chutes, on a tendu un pont
impressionnant où l’on est aspergé de gouttelettes. On voit ici de tout près
la course puissante des flots jetés sur les rochers ; ceux-ci ressortent et on
ne comprend pas comment ils peuvent résister à cette rage. Nulle part ne
nous est offert un concept si pur de la nécessité naturelle (Begriff Von
Müssen der Natur) qu’à la vue de cette course des flots jetés sur les
rochers ; course éternellement continue et en l’absence continuelle de toute
fin. “ 894
Hegel avait traduit la rage des flots de l’Aar se jetant sur les
rochers en une force effrayante, en la force d’éternité de l’histoire pénétrant
dans la philosophie et la retournant absolument jusqu’au savoir absolu.
Marx avait traduit le nom de L’Unique, brandi par Stirner comme un signe
miraculeux, comme étant le “ nom” qui est au-dessus de tous les noms, le
G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, 2 volumes, op. cit., T II, p. 903. (voir note 483)
G. W. F. Hegel, Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises (du 25 au 31 juillet 1796), op. cit., p. 75.
(voir note 610)
893
894
294
nom qui englobe chaque individu comme sujet, le nom miraculeux, ce mot
magique qui, dans le langage recèle la mort du langage. Marx avait donc
compris radicalement que ce nom de L’Unique, brandi par Stirner, n’était
que la traduction inconsciente et anticipatrice par Stirner, du nom unique de
Führer, comme nom au-dessus de tous les noms, comme nom qui englobe
chaque individu comme sujet, comme mot magique qui, dans le langage
recèle la mort du langage.
Marx et Engels, en consacrant la plus grande partie de
L’Idéologie Allemande, à la critique systématique du livre de Stirner, avait
mis à nu un élément central de l’idéalisme allemand, l’alliance entre le rêve
de primauté absolue et le rêve de l’histoire, l’alliance entre le désir absolu
de l’Unique et le désir absolu de la communauté. Ils avaient très clairement
compris en lisant Stirner, ce gefühl violent typiquement germanique qui liait
ensemble indissolublement, le sentiment de la gemeinschaft, le sentiment du
führerprinzip, et le sentiment de l’übermensch. Ce qui signifie, qu’ils
avaient très clairement compris en lisant Stirner, ce sens inné des réalités
propre à l’être supérieur (gefühl) qui liait ensemble indissolublement, le
sentiment de la communauté, le sentiment du principe d’obéissance au chef
infaillible, le sentiment du surhomme.
Il est particulièrement significatif de constater qu’un des modes
de L’Unique selon Stirner, l’inexprimé, montré du doigt par Marx et Engels,
qui en soulignent l’absolue inconsistance théorique ou spéculative, est repris
à son compte par Erich Ludendorff, qui en fera un des modes d’être du
général en chef dans son livre La Guerre Totale, écrit en 1935, presque un
siècle après la parution du livre de Stirner. Cette filiation entre l’inexprimé
de L’Unique, selon Stirner, et l’inexprimé du général en chef, dans le cadre
de La Guerre Totale, selon Ludendorff, exprime cette relation particulière
qui fut celui du monde germanique, entre le Führer, la guerre et la
gemeinschaft, relation qui trouva sa forme la plus achevée dans le nazisme,
mais, relation qui était également présente dans le mythe pangermaniste,
ainsi que dans la doctrine de la guerre totale.
Stirner écrit en 1845 : “ chez lui (l’Unique) c’est l’inexprimé qui
est l’essentiel. “ Ludendorff écrit en 1935 : “ le général en chef ne doit
compter que sur lui-même. Il est isolé. Personne ne doit chercher à
contrôler le cours intérieur de ses pensées, si dignes et si intelligents que
soient les hommes de son entourage. (...) Enfin le général en chef doit avoir
encore quelque chose d’autre, à peine exprimable... jamais l’histoire des
guerres n’apprendra ce que c’est qu’un général en chef, jamais elle ne
pourra exprimer ce qui se passe en lui. (...) quelque chose d’indicible doit
émaner de lui. On naît ainsi, on ne peut le devenir. La volonté de vaincre
doit jaillir de toute sa personne, pénétrer jusqu’au peuple et l’inciter à
l’action héroïque. (...) L’homme qui est le chef véritable doit donc occuper
la première place. “ 895
E. Ludendorf, La Guerre Totale, traduit de l’allemand par A. Pfannstiel, Paris, flammarion, 1937, p. 130131-132.
895
295
§ 3. LE PANGERMANISME, LA GUERRE TOTALE, LE
NATIONAL-SOCIALISME ET LE DROIT
HITLÉRIEN DE LA FORCE ABSOLUE
L’unique, l’État allemand, le Surhomme, le Général en Chef, le
Führer, représentent cette colonne vertébrale du sentiment presque mystique
de la communauté, de la gemeinschaft, qui anime l’idéalisme allemand,
dans sa triple formulation idéologique, pangermanisme, guerre totale,
national-socialisme.
En 1926, est publié à Tübingen un livre sur la vie du sociologue
allemand, Max Weber, écrit par son épouse, Marianne Weber, Max Weber,
Ein Lebensbild. Cette dernière décrit l’expérience de son mari au début de la
guerre, dans le travail de direction d’un hôpital militaire, situé dans le
district de Heidelberg. Cette description est intéressante car elle montre
clairement l’élément quasi mystique qui structure l’expérience historique de
l’idée allemande de la communauté.
“ Comme ils sont merveilleux, ces premiers mois ! L’ensemble de la vie
intérieure est ramené à des traits simples, grands et communautaires. Tout
ce qui est sans importance s’évanouit. Chacun est un homme de bonne
volonté. Chaque journée comporte labeur et tension. Le personnel s’élève
jusqu’au supra-personnel (das persönliche ist aufgehoben im
überpersönlichen) : c’est le point le plus haut de l’existence (Dasein).
(...) C’est l’heure de la désindividualisation (Entselbstung), du ravissement
commun dans le Tout (gemeinsame Entrückung in das Ganze). L’amour
ardent pour la communauté (Gemeinschaft) brise les limites du moi.
Chacun ne fait qu’un seul sang et un seul corps avec les autres, tous unis
dans la fraternité, prêts à annuler leur propre moi dans le service. “ 896
La rédaction du livre de Marianne Weber est sans doute
pratiquement concomitante de la rédaction de Mein Kampf par Hitler. Or,
précisément, ce dernier s’efforce de définir ce qu’il en est pour lui, de l’idée
de communauté. Pour Hitler l’idée de communauté se saisit sous les traits de
la question de la race. Selon lui la question de la race n’est pas seulement la
clef de l’histoire du monde, c’est celle de la culture du monde. La
conception raciste (völkisch) fait place à la valeur des diverses races
primitives de l’humanité. La conception raciste répond à la volonté la plus
profonde de la nature, quand elle rétablit ce libre jeu des forces qui doit
amener le progrès par la sélection. C’est seulement, écrit-il, quand
s’opposera à la conception philosophique internationaliste -- dirigée
politiquement par le marxisme organisé -- le front unique d’une conception
philosophique raciste qu’une égale énergie au combat fera se ranger le
succès du côté de l’éternelle vérité. Il faut donc assurer à la conception
raciste un instrument de combat, de même que l’organisation du parti
marxiste fait le champ libre pour l’internationalisme. C’est ce but que
poursuit le Parti national-socialiste.
Pour donner corps à cette conception philosophique raciste, et
l’intégrer dans l’idéalisme allemand propre au monde germanique, Hitler va
lier sa conception raciste (völkisch) à la conception allemande quasi
M. Weber, Max Weber, Ein Lebensbild, Tübingen, 1926, cité par D. Losurdo, Heidegger et l’idéologie de
la guerre, op. cit., p.8 et 9. (voir note 838)
896
296
mystique de la communauté. Il va fusionner en une seule expression, la
communauté nationale, la communauté populaire, la communauté
allemande. La völkische Gemeinschaft, ou Volksgemeinschaf, c’est-à-dire,
la communauté raciale populaire, va ainsi devenir un des mots clés de
l’idéologie allemande nazie, ce mot intégrant dans sa signification le corps
doctrinal fondamental du pangermanisme, et le corps doctrinal fondamental
de la guerre totale. C’est ainsi que la Kampfgemeinschaft, la communauté
de combat pourra devenir cette expression de force et de puissance
exprimant la “ détresse “ du peuple allemand dans la profondeur historique
de son éternité, dans la profondeur éternelle de son historicité. Se
rejoindront alors die Volksgemeinschaft und die Kampfgemeinschaft, dans
le discours de l’ancien premier Quartier-Maître Général des Armées
allemandes en 1914-1918, Erich Ludendorff, et dans le discours du
philosophe allemand Martin Heidegger.
Pour Ludendorff, le centre de gravité de la guerre totale se situe
dans la communauté populaire, c’est-à-dire dans la Volksgemeinschaft.
Dans son livre La Guerre Totale, rédigé en 1935, il écrit : “ aujourd’hui, le
mot “ Peuple “ a passé au premier plan : et l’on a reconnu toute la
signification de l’âme populaire pour la conservation de la communauté,
dans sa vie quotidienne, et encore plus dans les moments de mortelle
détresse. Sans doute la conservation de l’État est-elle en jeu dans la guerre
totale et ne faut-il pas la distinguer de celle d’un peuple libre, mais en fin
de compte, ce n’est pas l’État qui combat dans la guerre totale, c’est la
communauté populaire. Chaque individu doit, sur le front ou dans le pays,
sacrifier l’ensemble de ses forces. Il ne pourra le faire que s’il est bien
persuadé que loin d’être un vain mot, c’est une vérité sacrée que la guerre
est exclusivement menée pour la conservation de la communauté populaire.
Dans la communauté populaire (volk) se situe le centre de gravité de la
guerre totale. (...) Il appartient à la politique totale de mettre la force du
peuple à la disposition de la direction de la guerre et de veiller à sa
conservation. En se conformant aux grandes lois raciales et animiques, on
réussira à fondre en une puissante unité, qui est la base de sa conservation
vitale, le peuple, la politique, et la direction de la guerre. “ 897
On peut affirmer, sans crainte de se tromper, que le Discours
tenu, par Martin Heidegger, pour la prise en charge solennelle du rectorat de
l’université Fribourg-en-Brisgau le 27 mai 1933, L’Auto-Affirmation de
L’Université Allemande, n’est qu’une forme de traduction du texte de
Ludendorff La Guerre Totale. Les deux textes sont identiques en ce qu’ils
traduisent la fusion exacerbée de la Volksgemeinschaft et de la
Kampfgemeinschaft, dans l’affirmation d’une primauté historique absolue
de la détresse du peuple allemand. Or, ce mot clé de “ détresse” nous le
trouvons au coeur de la vision historique d’un pangermaniste, Joseph
Ludwig Reimer. Dans son livre, publié en 1905, Ein Pangermanisches
Deutschland, il écrit : “ à la fin de l’Empire romain, les Germains avaient
la prépondérance dans l’Etat ; et ils se familiarisèrent avec l’idée de cette
prépondérance. (...) Lorsque Charlemagne posa sur sa tête la couronne
impériale romaine, il ne se sentit plus roi de race germanique, mais héritier
de l’empire romain universel. Le principe de l’universalisme avait triomphé
de l’empire fondé par une race. (...) Cet héritage est la source de notre plus
897
E. Ludendorff, La Guerre Totale, op. cit., p. 34 et 35.
297
grande détresse. Presque toutes nos misères nationales en découlent ; les
idées erronées d’humanité, d’unité de la race humaine purent dès lors
prendre naissance. Désormais l’Allemand négligea l’individualité de la
race et du peuple germanique. “ 898
Selon Martin Heidegger, c’est de la résolution du corps des
étudiants allemands d’endurer le destin allemand dans sa plus extrême
détresse que provient une volonté concernant l’essence de l’université. La
première obligation des étudiants allemands est celle qui les conduit à la
Volksgemeinschaft. La deuxième obligation est celle qui les lie à l’honneur
et au destin de la nation au milieu des autres peuples. La troisième
obligation de la communauté étudiante est celle qui la lie à la mission
spirituelle du peuple allemand. Ce peuple, énonce-t-il, travaille à son destin
dans la mesure où il place son histoire dans une certaine possibilité : celle de
manifester la surpuissance de toutes les puissances formatrices du monde de
l’existence humaine. La volonté-de-l’essence du corps enseignant et la
volonté-de-l’essence du corps des étudiants doivent se contraindre
réciproquement au combat. Toutes les capacités de volonté et de pensée,
toutes les forces du coeur et toutes les aptitudes de la chair, doivent se
déployer par le combat, se renforcer dans le combat et se conserver en tant
que combat. La communauté de combat (Kampfgemeinschaft) des
professeurs et des élèves ....
Il existe un réel entrecroisement, une réelle dialectique, une
réelle filiation, entre la sémantique, les concepts, la manière spéculative, le
rythme de la phrase, d’un certain nombre de penseurs allemands et le mythe
pangermaniste, la doctrine de la guerre totale, l’idéologie de Mein Kampf.
Quand Heidegger, le 27 mai 1933, énonce devant l’auditoire de
l’université de Fribourg-en-Brisgau, dans le cadre de son discours pour la prise
en charge du rectorat : “ mais nous voulons que notre peuple remplisse sa
mission historique. (...) Vouloir l’essence de l’université allemande, c’est vouloir
la science, au sens de vouloir la mission spirituelle historiale du peuple allemand
en tant que peuple qui se sait lui même dans son État. Science et destin allemand
doivent, dans cette volonté de l’essence, parvenir en même temps à la puissance.
“ 899 il ne fait que répéter ce qu’énonce Johann Gottlieb Fichte, à Berlin, en 18071808, au cours d’une série de quatorze conférences publiques : Reden an die
Deutsche Nation, Discours à la nation allemande. “ C’est maintenant qu’il faut
montrer ce que nous sommes, ou ce que nous ne sommes pas. (...) Si au contraire
vous vous ressaisissez, (...) vous découvrez (...) vous voyez, par le regard de
l’esprit, le nom allemand s’élever, grâce à cette génération, au rang le plus
illustre de tous les peuples, vous voyez cette nation devenir celle qui va régénérer
et rénover le monde. (...) Dans la nation qui, jusqu’à aujourd’hui, se nomme le
peuple par excellence, autrement dit le peuple allemand, quelque chose
d’originel s’est manifesté à l’époque moderne, du moins jusqu’à maintenant, une
force productrice du nouveau s’y est affirmée ; désormais, grâce à une
philosophie devenue transparente à elle-même, cette nation disposera enfin du
J.-L. Reimer, Ein pangermanisches Deutschland, Berlin & Leipzig, Friedrich Luckhard, 1905, cité par C.
Andler, Le Pangermanisme philosophique 1800 à 1914, Textes traduits de l’allemand, Paris, Louis Conard
Libraire Édition, 1917, p. 366. Sur le pangermanisme on peut lire M. Korinman, Deutschland über alles Le
pangermanisme 1890-1945, Paris, Fayard, 1999.
899
M. Heidegger, L’auto-affirmation de l’université allemande, traduit de l’allemand par G. Granel, France,
Édition T. E. R. 1987, p. 45 et 11.
898
298
miroir dans lequel elle se forgera une conception claire de ce qu’elle fut jusqu’ici
par nature, sans en avoir véritablement conscience, et à quoi elle était destinée
par cette nature; (...) cette philosophie allemande s’élève effectivement, et par
l’activité même de sa pensée, à la notion immuable d’un “ plus que l’infini » , et
c’est là seulement qu’elle découvre l’être véritable. “ 900
Fichte, dans ses conférences, énonce l’idée de l’existence allemande
comme représentant une existence originelle. Le peuple allemand, c’est le peuple
originel, c’est le peuple souche du monde moderne, l’homme véritablement
allemand, porte en lui quelque chose d’absolument premier et d’originel.
L’Allemand, c’est-à-dire l’homme de l’origine, a véritablement un peuple, et est
en mesure de coïncider avec lui : il est le seul qui soit capable d’éprouver pour sa
nation un amour véritable et conforme à la raison.
L’Unique (Stirner), c’est l’homme de l’origine (Fichte), et l’homme
de l’origine c’est l’Homme supérieur (Reimer et Von Bernhardi), l’homme
supérieur c’est l’Aryen qui est le Prométhée de l’humanité (Hitler, Mein Kampf),
Et le Prométhée de l’humanité c’est le général en chef Erich Ludendorf écrivant
dans son livre La Guerre Totale “ J’écrivais pendant la guerre : l’esprit crée la
victoire. “
La surpuissance, le peuple originel, le concept d’une humanité
germanique, la prédestination métaphysique et historique du nom allemand,
la supériorité de l’âme allemande, son éternité, le peuple rassemblé dans la
guerre totale pour vaincre dans la plus grande détresse, la mission spirituelle
du peuple allemand, les Aryens seuls fondateurs d’une humanité supérieure,
l’étincelle divine du génie jaillissant de son front lumineux, la communauté
raciale populaire rassemblée au nom du Führer, l’auto-affirmation de
l’université allemande par le philosophe Heidegger, l’auto-création du Moi
par l’idéologue Stirner, l’auto-création du nom allemand par le Führer Adolf
Hitler, font partie de ces formes idéologiques aveuglantes, qui unifièrent
dans une Volksgemeinschaft et dans une Kampfgemeinshaft nazies, les
allemands dans une histoire qu’ils découvrirent honteux et horrifiés portant
le poids de leurs crimes et de leur aveuglement, comme Fichte portait le
poids de l’avenir.
§ 4. LE PRINCIPE DE L’AUTOLIMITATION ET LE
PRINCIPE DE LA COMMUNAUTÉ JURIDIQUE
INTERNATIONALE
La réalité de l’idée d’une communauté internationale, suppose
nécessairement la réalité de l’idée d’un cadre juridique. La réalité effective
d’un cadre juridique repose absolument sur le principe de l’autolimitation.
Si le principe de l’autolimitation, ne se traduit pas dans la réalité concrète,
alors règne la démesure. Or l’hubris du crime c’est le crime contre
l’humanité. Retenons donc, la très ancienne leçon du poète grec Hésiode.
Ecoute la justice, Dikè, ne laisse pas grandir la démesure, Hubris. Du
principe de l’autolimitation découle l’idée d’obligation. Louis Gernet, en
1951, avait publié une recherche afférente aux Droit et prédroit en Grèce
ancienne. Il consacrait la première partie de cette recherche à un ensemble
de représentations et de comportements où il est légitime de chercher les
J. G. Fichte, Discours à la nation allemande, op. cit., p. 358 et 359 (quatorzième discours) et p. 206 et 207
(septième discours)
900
299
antécédents d’une pensée juridique qu’on peut dire fondamentale, puisque
c’est celle qui concerne l’obligation901. Or, le premier motif d’une éventuelle
communauté internationale, c’est l’obligation internationale, sans le respect
de laquelle il est vain de parler de communauté internationale. Précisément
le point de départ des deux guerres mondiales réside pour une part dans la
violation par l’Allemagne de ses obligations internationales matérialisées
dans des Traités internationaux. Retournons-nous alors vers le passé et
déchiffrons alors pour le présent un texte toujours actuel, écrit en 1786, qui
se situe aux origines de la diplomatie contemporaine : Plan d’étude et de
conduite pour un jeune homme qui se destine aux Affaires étrangères. Dans
ce texte particulièrement intéressant, puisqu’il permet de se faire une idée
très précise de la manière dont on concevait en France à la fin de l’Ancien
régime la formation d’un futur agent diplomatique, on peut lire : “ il y a des
gens qui s’imaginent que la politique est l’art de tromper son adversaire.
C’est l’erreur des esprits faux, des talents médiocres, des âmes basses. On
n’est pas sans doute obligé de conseiller, d’éclairer, de guider son
adversaire. (...) mais tout ce qu’on se permet de dire doit être la vérité
même. C’est le point délicat de l’honneur d’un négociateur, comme le
courage est celui d’un militaire. Un politique est un homme sage, prudent,
instruit. S’il passe pour faux, il n’a plus de dignité. (...) Ces principes sont
vrais pour tous les négociateurs en général, mais principalement pour les
Français. Quand on a l’honneur de servir le premier souverain de l’Europe,
il faut employer uniquement les moyens dignes de lui et qui annoncent sa
justice. La fausseté déshonore une grande puissance. La ruse même n’est
excusable que pour la faiblesse dont elle est l’apanage naturel ; il faut être
juste quand on est puissant, et la vérité est seule digne d’accompagner la
justice. “ 902
L’idée d’une communauté internationale agrégée à l’idée d’un
cadre juridique, engendre l’idée d’une communauté juridique internationale.
Ainsi René Cassin écrit-il, dans son rapport du 27 février 1947 concernant la
première session de la Commission plénière des Droits de l’Homme des
Nations unies, s’étant tenue à New York, du 27 janvier au 10 février 1947 :
“ la donnée essentielle qui domine toutes les autres, c’est que les Nations
Unies en une communauté juridique organisée, se sont reconnues
compétentes pour protéger l’être humain et faciliter à tous, sans distinction
de race, de sexe, de langue ou de religion, la jouissance des droits de
l’homme et des libertés fondamentales. “ 903 La communauté juridique
organisée des Nations unies reposait sur l’affirmation de l’existence de
l’unité de l’humanité, gouvernée par les intérêts généraux de l’humanité,
intérêts généraux qui reposaient sur les lois de l’humanité, lois de
l’humanité qui pouvaient être considérées comme la structure d’une
conscience de l’humanité suffisamment forte pour interdire les souffrances
de l’humanité. Tous ces termes étaient devenus une base commune de
l’esprit du droit international porté par des juristes de nationalités diverses,
L. Gernet, « Droit et prédroit en Grèce ancienne » in L. Gernet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris,
Librairie François Maspero, 1968, p. 179
902
A. Ruiz, « Aux origines de la diplomatie contemporaine : de l’ambassadeur improvisé à la formation du
spécialiste » (d’après un manuel inédit de la fin de l’Ancien Régime), in Revue d’Histoire diplomatique,
quatre-vingt-septième année, Janvier-Juin 1973, Paris, Éditions A. Pedone, 1973, p. 93 et 94.
903
R. Cassin, « Rapport du 27 février 1947 » in É. Pateyron, La contribution française à la rédaction de la
Déclaration universelle des droits de l’homme, René cassin et la Commission consultative des droits de
l’homme, Paris, La documentation Française, 1998. P. 181.
901
300
tant européens qu’américains.
Ainsi, James Brown Scott est délégué des États-Unis à la
seconde conférence de la paix de La Haye en 1907, et à la conférence des
préliminaires de la paix se tenant à Paris en 1919. D’une série de cours qu’il
donne à l’Université John Hopkins en 1908, qu’il met en forme pour une
publication, et qui sont traduits par Albert de Lapradelle, il publie en France
en 1927 un volumineux ouvrage sur les Conférences de la Paix de La Haye,
rappelant que le français était une langue diplomatique, la langue officielle
de la première conférence, il écrit que : “ l’existence même de la
conférence fait ressortir l’unité de l’humanité, (...) les intérêts généraux de
l’humanité dépassent les intérêts individuel d’une nation, si puissante soitelle, et de même que la société prive l’homme de ses droits absolus en tant
qu’individu, de même les membres de la famille des nations doivent être
prêts à renoncer à leurs droits absolus, dans l’intérêt de l’harmonie
internationale. “ 904 Fiodor Fiodorovtch Martens, délégué russe à la
première conférence, propose, au nom des intérêts de l’humanité,
d’introduire dans le préambule de la convention concernant les lois et
coutumes de la guerre sur terre, une référence aux lois de l’humanité. Il
s’agit de la clause de Martens. La Déclaration Universelle des Droits de
l’Homme, adoptée et proclamée par l’Assemblée générale des Nations
Unies, réunie à Paris, au Palais de Chaillot le 10 décembre 1948, justifie la
nécessité de sa proclamation par les actes de barbarie qui révoltent la
conscience de l’humanité. Madame Eléanor Roosevelt qui fut dans un
premier temps présidente de la Commission des Droits de l’Homme de L’O.
N.U. énonça : “ cette déclaration pourrait bien devenir la grande charte de
toute l’humanité.” Enfin l’avant-projet de Déclaration Internationale des
Droits de l’Homme, présenté le 16 juin 1947, par René Cassin, représentant
de la France, au comité de Rédaction de cette commission soulignait que
l’ignorance et le mépris des droits de l’homme ont été une des causes les
plus importantes des souffrances de l’humanité.
Le terme d’humanité est donc bien ce quatrième terme, ce
nombre quaternaire, ce référent, qui introduit dans le corps juridique du
droit international, qu’il soit public ou pénal, ce principe fondamental de
l’autolimitation, et qui ainsi confère à la trinité formée par la communauté
humaine, la communauté internationale, la communauté universelle, une
force internationale vitale en opposition absolue avec la mise en oeuvre du
crime contre l’humanité.
SECTION 3. LA COMMUNAUTÉ DES LOIS DE L’HUMANITÉ
§ 1. GERMANISME ET HUMANITÉ
Quand Émile Boutroux décidait d’intituler sa conférence
prononcée le 2 mai 1915, à Paris, Germanisme et Humanité905, il
accomplissait un triple geste. Un geste politique, un geste philosophique, un
geste juridique. Le terme : Humanité, était bien le lieu d’une référence
généralisée, circonscrivant les termes d’une lutte à mort entre les esprits,
J. B. Scott, Les Conférences de la Paix de La Haye de 1899 et 1907, traduction française par A. De
Lapradelle, Paris, A. Pedone, Éditeur, 1927, p. 632 et 40.
905
E. Boutroux, « Germanisme et humanité » in E. Boutroux, Études d’Histoire de la Philosophie allemande,
Paris, Vrin, 1926, p. 137 à 162..
904
301
entre les nations, entre les doctrines. Dans un livre paru en 1905, à Berlin,
Ein Pangermanisches Deutschland, Josef Ludwig Reimer écrit : “ à l’aide
de la notion de race, j’ai replacé dans son vrai cadre le concept erroné
d’Humanité, qui nous aveuglait sur la réelle humanité. Ce n’est que dans le
cadre de l’humanité germanique que cette notion reprend toute sa valeur et
toute sa clarté.
J’ai substitué à l’État cosmopolite utopique de l’humanité, l’empire
mondial pangermanique allemand, l’Empire de la race et de l’humanité
germaniques, le seul conforme à la nature et dont j’ai esquissé les
caractères essentiels. “ 906 Dans le même mouvement d’idée que Reimer, un
général, Friedrich Von Bernhardi, surnommé en Allemagne le Nouveau
Clausewitz, écrit un livre L’Allemagne et la prochaine Guerre, traduit et
publié en France en 1916. Dans ce livre907 qui expose une philosophie de la
guerre dans le cadre d’un pangermanisme intégral, Bernhardi expose au
lecteur cette noble certitude qui s’impose à lui avec une force irrésistible,
selon laquelle le peuple allemand a une importance considérable sinon
absolue pour le développement général de l’humanité. Cette certitude
reposant sur la supériorité intellectuelle du peuple allemand. Dès lors la
guerre a un caractère sacré, elle est indispensable aux progrès de l’humanité
et les idées défendues par le pacifisme sont nées d’un faux sentiment
d’humanité. Dans le droit fil d’un Reimer ou d’un Bernhardi, Hitler en
écrivant Mein Kampf, soulignera expressément que “ Les protestations que,
pour des raisons d’humanité, on peut élever contre ma thèse, sont
diablement peu justifiées ... “ 908 Plus tard, en 1937 , lors d’un discours au
Reichstag, Hitler déclarera que : “ la poutre maîtresse du programme
national-socialiste est d’abolir le concept libéral de l’individu comme le
concept marxiste de l’humanité, et de leur substituer celui de la
communauté du Volk, enracinée dans son sol et unie par les chaînes d’un
même sang. “ 909
L’identification entre le peuple allemand et l’humanité forme la
conclusion de Fichte s’adressant à la Nation allemande, tout comme elle
forme une des lignes de force du texte de Hitler. En ce point germanisme et
hitlérisme se confondent. Si vous sombrez, énonce Fichte en conclusion de
son quatorzième Discours à la nation allemande, c’est toute l’humanité qui
sombre avec vous sans nul espoir de renaissance future. Fichte s’adressait à
la Nation allemande, en tant que cette nation incarnait seule l’humanité.
Hitler, sur ce point ne faisait que recopier le texte de Fichte, puisque il
écrivait dans Mein Kampf que celui qui parle d’une mission donnée au
peuple allemand sur cette terre doit savoir qu’elle consiste uniquement à
former un État qui considère comme un but suprême de conserver et de
défendre les plus nobles éléments de notre peuple, restés inaltérés, et qui
sont aussi ceux de l’humanité entière. Seul, l’anéantissement des derniers
représentants de la race supérieure (la race germanique) ferait
définitivement de la terre un désert.
J.-L. Reimer, « Ein pangermanistisches Deutschland », op. cit., in C. Andler, Le Pangermanisme
philosophique, op. cit., p. 376.
907
F. von Bernhardi, L’Allemagne et la prochaine guerre, traduction française de la 6ème édition allemande
parue en 1913, Lausanne, Librairie Payot et cie, 1916.
908
A. Hitler, Mon Combat (Mein Kampf), op. cit., p. 400.
909
A. Hitler, « Discours prononcé au Reichstag le 30 janvier 1937 (anniversaire de la prise du pouvoir) » in P.
Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, Le mythe nazi, France, éditions de l’aube, 1991, p. 68.
906
302
Le germanisme et l’hitlérisme se retrouvent identiques en une
même structure aporétique binaire, au fondement d’une motricité de pensée
aliénée, figurée juridiquement par les termes de : crime contre l’humanité.
Fichte mettait en scène dans sa parole une nouvelle séquence du temps qui
inaugurait une deuxième phase de l’évolution de l’espèce humaine,
permettant la formation d’un Moi absolument nouveau. Ce nouveau maillon
qu’il était nécessaire d’introduire dans la chaîne du temps pour qu’à cette
occasion la nation allemande se relève de son effondrement en vue d’une vie
nouvelle, était symbolisé et incarné par l’élève, lui-même maillon dans la
chaîne éternelle d’une vie de l’esprit dans le cadre d’un ordre social
supérieur. Ce nouveau maillon dans la chaîne du temps qu’incarne l’élève
requiert une conception supérieure de l’éducation nationale, qui, en
particulier dans les classes laborieuses, ne peut nullement être commencée,
ni poursuivie ou achevée dans le cadre familial, et nécessite donc que les
enfants (qui sont en réalité tous les allemands dans le discours de Fichte)
soient totalement séparés des parents. Car en effet soutient Fichte, ce qui
advient quand l’humanité en général, à n’importe quelle époque, se contente
de répéter ce qu’elle était auparavant, nous l’avons suffisamment vu ; s’il
faut entreprendre une transformation complète de l’humanité, il est
nécessaire qu’elle soit entièrement arrachée à elle-même et qu’une rupture
tranchante intervienne dans ce qu’était le cours habituel de sa vie.
C’est un processus de pensée identique, qui se déploye dans le
discours hitlérien. Dans Mein Kampf nous lisons : “ nous autres nationauxsocialistes, qui combattons pour une autre conception du monde, (...) nous
devons faire une distinction bien tranchée entre l’État qui n’est qu’un
contenant et la race qui en est le contenu. Ce contenant n’a de raison d’être
que lorsqu’il est capable de conserver et de protéger son contenu ; sinon il
n’a aucune valeur.
Par suite, le but suprême de l’État raciste doit être de veiller à la
conservation des représentants de la race primitive, dispensateurs de la
civilisation, qui font la beauté et la valeur morale d’une humanité
supérieure. Nous, en tant qu’Aryens, ne pouvons nous représenter un État
que comme l’organisme vivant que constitue un peuple, organisme qui non
seulement assure l’existence de ce peuple, mais encore, développant ses
facultés morales et intellectuelles, la fait parvenir au plus haut degré de
liberté. “ 910
L’homme, du point de vue de la caractéristique générale de la
germanité théorisée par Fichte, comme du point de vue de la beauté et de la
valeur morale d’une humanité supérieure théorisée par Hitler, est un homme
qui s’inscrit dans une conception binaire du temps, dans une conception
unaire de la langue comme langue originaire-primitive-éternelle, organe
d’une primauté irréductible. Cette conception aliénée de la langue, nous
pouvons l’entendre très clairement dans un discours prononcé à l’occasion
de l’anniversaire du Führer, par Hanns Jost, et reproduit le 20 avril 1937 par
le journal Münchner Neueste Nachrichten “ Les milieux étrangers à
l’Allemand dans sa nature intrinsèque, qui font partie de ce qu’on appelle
l’opinion mondiale, aiment à caricaturer Hitler sous les traits d’un tyran
(...) tout simplement parce qu’ils sont incapables de comprendre l’allemand.
Adolf Hitler parle allemand rien qu’allemand ; il s’y montre un maître, et
910
A. Hitler, Mon Combat (Mein Kampf), op. cit., p. 391-392.
303
c’est pourquoi il est le Führer non seulement de tous les allemands, mais
que tout, absolument tout ce qui est allemand est attiré et dominé par lui.
Grâce à ce pouvoir, l’Allemand de tendances autrefois centrifuges a accédé
à une unité, à un nouveau champ de forces. (...) Hitler ne fait pas de
propagande, non, il ne se donne pas pour mission des intérêts de puissance
politique, ses exigences sont simplement celles de la conscience allemande,
elles portent sur une politique culturelle. Il parle allemand, uniquement
allemand, c’est-à-dire qu’il parle à tous les Allemands du monde. Mais il le
fait inexorablement -- il parle à tous les Allemands. Sa langue est l’appel le
plus inouï que le monde ait jamais entendu de la part d’un Allemand. “ 911
Tout au contraire, l’homme du point de vue de l’humanité,
comme du point de vue de l’histoire universelle, théorisé par Vico et
Michelet, est un homme qui s’inscrit dans une conception trinitaire du
temps, dans une conception polysémique de la langue, comme langue de
liaison entre l’âge des Dieux, des Héros et des Hommes, comme langue de
liaison entre la poésie et le droit, entre la mythologie et la philologie, entre le
temps de l’Histoire et le temps de la pensée, entre le temps de l’inconscient et le
temps de l’énonciation. C’est donc un homme qui peut concevoir la réalité des
lois de l’humanité comme il peut concevoir la réalité historique de Byzance.
L’homme de Fichte et de Hitler ne peut pas concevoir les lois de l’humanité, car
il doit (Jetzt muss es ja einmal dran’gehen912) concevoir les lois de la germanité,
comme il doit concevoir la réalité du Saint Empire Romain Germanique, à
l’exclusion de Byzance. Devant concevoir les lois de la germanité, comme il doit
concevoir la réalité historique du Saint Empire Romain Germanique, il doit alors
concevoir une opération conforme à l’appel le plus inouï que le monde ait jamais
entendu de la part d’un allemand , l’opération Barbarossa, en répétition du rêve,
du mythe, de la légende d’un empereur, à la fois universel et allemand, qui ferait
don à son pays des bienfaits de l’âge d’or, Frédéric Barberousse, élu roi de
Germanie et roi des Romains, couronné à Aix la Chapelle le 9 mars 1152, dans sa
vingt -septième année. Il n’est pas mort dit la légende, répétée secrètement par
Hitler, il dort seulement dans les monts de Thuringe, assis entre ses six chevaliers
à une table de pierre dans l’attente du jour où il viendra délivrer l’Allemagne de
l’esclavage pour lui donner la première place dans le monde. 913
§ 2. LE NOM DE LUSITANIA
Pour retracer succinctement mais exactement la filiation sémantique
de l’expression : crime contre l’humanité, nous pouvons choisir comme point de
départ le mot : Lusitania.
Sur ce nom, sur la souffrance qu’il indique, sur l’événement qu’il circonscrit,
s’appuient, dans le mouvement de leur réflexion, Émile Durkheim, Louis
Renault, Paul Valéry. Le premier précise au lecteur, qu’il écrit le dernier chapitre
de son étude : L’Allemagne au-dessus de tout, “ le jour même où fut connu le
torpillage du Lusitania”, le second, écrit dans une étude publiée en 1915, De
l’Application du Droit pénal aux faits de guerre : “ je prends le cas du
Lusitania : si ce fait a produit une profonde émotion dans le monde entier, c’est
Hanns Johst, « Discours » in Münchner Neueste Nachrichten du 20 avril 1937, cité par L. Richard, Le
Nazisme et la Culture, Bruxelles, Éditions Complexes, 1988, p. 234-235.
912
G. Sereny, Au fond des Ténèbres, traduit de l’anglais par Colette Audry, Paris, Denoël, p. 209. À propos de
cette phrase ainsi traduite « Eh bien, les filles, c’est votre tour »(d’être liquidées), l’auteur écrit en note « La
dureté monstrueuse de cette phrase est intraduisible. »
913
M. Pacaut, Frédéric Barberousse, Paris, Fayard, 1990, 1ère édition 1967, p. 265.
911
304
moins à cause du nombre des victimes qu’à cause du procédé à la suite duquel
elles ont succombé. C’est l’élément moral qui entre alors en jeu, c’est le procédé
criminel qui indigne en même temps que le résultat afflige. Le caractère du
belligérant qui peut commettre une atrocité de ce genre apparaît dans toute son
horreur comme se mettant en dehors des lois de l’humanité.” Le troisième dans
une lettre datée du mois de mai 1919, illustrant La crise de l’esprit, écrit : “ nous
autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. (...)
Elam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces
mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même.
Mais, France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania
aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est
assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même
fragilité qu’une vie. “ 914
La liaison qui se forme entre ces trois noms propres, Durkheim,
Renault, Valéry, par le nom de Lusitania, nous fait comprendre alors,
combien l’abîme de l’histoire constitue l’abîme de l’écriture, combien
l’économie de la pensée linguistique, l’économie de la pensée historique,
l’économie de la pensée juridique, contribuent toutes les trois ensemble,
dans une liaison trinitaire de grande ampleur à forger l’expression : crime
contre l’humanité. Nous remarquons tout d’abord que la phrase de Valéry :
« nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie », s’érige
sur le fondement de la phrase de Michelet : « chaque homme est une
humanité, une histoire universelle915 ». Le linguiste Émile Benveniste dans
un texte de 1954 : Civilisation Contribution à l’histoire du mot 916 situe dans
les écrits du marquis de Mirabeau l’apparition, pour la première fois dans la
langue française, du mot : civilisation, comme mot de référence. Dans un
texte de 1757 L’Ami des hommes ou Traité de la population, Mirabeau
écrit : “ la religion est sans contredit le premier et le plus utile frein de
l’humanité ; c’est le premier ressort de la civilisation ; elle nous prêche et
nous rappelle sans cesse la confraternité, adoucit notre coeur, etc. “ Pour
notre part, si nous donnons crédit à la traduction française, nous remarquons
que le mot civilisation apparaît antérieurement à l’écrit de Mirabeau, dans la
langue italienne, puisque Vico précisément, le maître de Michelet écrit au
seuil de la conclusion de son livre : Principes d’une Science Nouvelle
Relative à la Nature Commune des Nations : “ mais cette Europe chrétienne
brille d’une admirable civilisation ; (...) elle cultive trois admirable langues
: la plus ancienne, la langue hébraïque ; la plus délicate, la langue grecque
; la plus importante, la langue latine ; “ 917 Or, ce livre a été publié à
Naples en trois éditions, de 1725, 1730, 1744. A la suite de Vico, de
Mirabeau, de Michelet, Paul Valéry, le 15 novembre 1922, dans une
conférence donnée à l’Université de Zurich, sera amené à approfondir sa
réflexion sur la signification de la civilisation. Si, en effet, nous sentons
qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie, “ On peut dire que toutes
les choses essentielles de ce monde ont été affectées par la guerre, (...) Mais
Le texte d’Émile Durkheim est dejà cité note 878. Le texte de Paul Valéry est cité à la note 462. Il a déjà
(note 123) été fait référence au texte de Louis Renault « De l’Application du Droit pénal aux faits de guerre »
qui se trouve dans Clunet 1915, p. 313 à 344. Le Clunet est un Journal de Droit International fondé en 1874 et
publié par Edouard Clunet avocat à la Cour de Paris, qui fut pendant un temps Président de l’Institut de Droit
International.
915
J. Michelet, Le Moyen Âge, Histoire de France, Paris, Éditions Robert Laffont, Livre VIII, Chap 1er, p. 629.
916
É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2 volumes, Paris, Gallimard, 1966, T I, p. 338.
917
G. Vico, Principes d’une Science Nouvelle Relative à la Nature Commune des Nations, op. cit., p. 445 et
446. (voir note 628)
914
305
parmi toutes ces choses blessées est l’Esprit. (...) Qu’est-ce donc que cet
esprit ? En quoi peut-il être touché, frappé, diminué, humilié par l’état
actuel du monde ? D’où vient cette grande pitié des choses de l’Esprit, cette
détresse, cette angoisse des hommes de l’Esprit ? C’est de quoi il faut que
nous parlions maintenant. “ 918 Pour répondre à ces interrogations Paul
Valéry évoquera dans le cours de son énonciation les trois fondements de
l’Esprit européen : Rome, le Christianisme, la discipline de l’Esprit grec : “
toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et
soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument
européenne. “ On se remémorera alors l’acte diplomatique daté du 24 mai
1915, cette note de protestation et d’avertissement adressée à la Sublime
Porte, dans laquelle sont évoqués ces nouveaux crimes de la Turquie contre
l’humanité et la civilisation, visant l’extermination des Arméniens.
§ 3. LA CLAUSE DE MARTENS
La liaison entre l’idée d’humanité, l’idée de civilisation, l’idée
de Droit International Public, trouve une consécration internationale, dans le
libellé du texte de la clause de Martens, figurant dans le préambule de la
Convention concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre signée
pour la première fois dans le cadre de la Conférence de la paix se tenant à
La Haye en 1899. Cette conférence, dont le succès a été en grande partie dû
à l’habileté du célèbre professeur Martens écrivait Louis Renault, car il
apporta à la Conférence une autorité qui ne le cédait à aucune dans le
domaine du droit international écrivait James Brown Scott, fut un moment
décisif dans le cheminement sémantique menant à la formulation du crime
contre l’humanité en tant qu’incrimination juridique de droit international.
Fiodor Fiodorovitch Martens qui avait été l’âme de la Conférence avait
professé un cours publié en 1881-1882 sous le titre Le Droit International
moderne des Nations civilisées919. Le libellé de la clause de Martens était
devenu dans les consciences juridiques une référence fondamentale. Dans
son rapport daté du 7 juin 1945, et remis au Président Truman, le juge
Robert H. Jackson, procureur au procès de Nuremberg, divisait les
différentes catégories de crimes nazis en trois espèces. La première
catégorie avait trait aux crimes de guerre, la seconde aux crimes contre
l’humanité, la troisième aux crimes contre la Paix. Mais son texte ne
comprenait pas encore clairement la formulation du crime contre l’humanité
puisque cette dernière allait être élaborée ultérieurement par la commission
juridique internationale ayant à rédiger le statut du Tribunal Militaire
International devant siéger à Nuremberg. La référence du juge Jackson pour
présenter juridiquement au Président Truman les crimes contre l’humanité
commis par les Nazis était la clause de Martens. En visant les atrocités et les
agressions commises depuis 1933, y compris les atrocités ou les
persécutions raciales ou religieuses, comme une des catégories de crimes
nazis, le juge Jackson écrivait dans son rapport : “ on ne fait en cela que
reconnaître les principes de la loi criminelle établis depuis 1907. La
quatrième convention de La Haye décidait que les habitants et les
belligérants resteraient sous la protection de la règle : “ les principes de la
loi internationale, tels qu’ils résultent de l’usage établi parmi les peuples
918
P. Valéry, « La crise de l’Esprit » in P. Valéry, Variété I, Paris, Gallimard, 1966 (1ère édition 1924) p. 33 et
53.
V. Poustoganov, « Un humaniste des temps modernes : Féodor Féodorovitch Martens (1845-1909) » in
Revue Internationale de la Croix-Rouge, op. cit., pp. 322-338. (voir note 252)
919
306
civilisés, des lois de l’humanité, et des prescriptions de la conscience
publique. “ 920 L’année 1907 à laquelle il était fait référence était celle de la
deuxième Conférence de la Paix de La Haye, conférence à laquelle était de
nouveau présent le professeur Martens mais aussi le professeur Louis
Renault.
Il apparaît maintenant nécessaire de citer quelques phrases du
point de vue de James Brown Scott à propos de Louis Renault, précisément,
parce que, les trois noms de Fiodor F. Martens, Louis Renault, André N.
Mandelstam, symbolisent le cheminement juridique, linguistique,
historique, russe, français, européen, qui va des lois de l’humanité au crime
contre l’humanité.
“ Que dire de M. Renault sans paraître se complaire à l’exagération ? (...)
Le Professeur Louis Renault était tout indiqué pour le grand rôle qu’il
devait jouer à la Deuxième Conférence de la Paix. (...) Son habileté dans les
débats, -- sa réponse à la magistrale argumentation de Bieberstein contre
l’arbitrage fut le grand discours de la Conférence -- (...) le firent peu à peu
considérer, non plus comme un membre de la délégation française, (sa
langue maternelle était celle de la conférence), mais comme l’homme de
confiance, le conseiller et le guide de la Conférence tout entière. Il vint à la
Conférence en Français, il la quitta en citoyen du monde. (...) Ce n’est point
manquer de courtoisie envers les autres délégations, (...) que de dire de
Louis Renault qu’il fut l’homme entre les hommes, l’incarnation même de
l’esprit et des desseins de la Conférence, et que son travail, (...) a
inséparablement lié son nom à celui de la Deuxième Conférence de la Paix,
et lui a, à son heure assuré le souvenir reconnaissant de la postérité. “ 921
Martens et Renault avaient chacun joué un rôle très important
dans la première et la deuxième Conférence de la Paix de La Haye, l’un et
l’autre étaient des figures respectées du Droit International Public, l’un et
l’autre avaient enseigné cette discipline juridique, soit à Petrograd, soit à
Paris, à André Nicolayévitch Mandelstam. L’on peut donc penser que, ce
dernier, porte en son esprit l’enseignement de ses deux maîtres quand il
professe en 1931 un cours sur la Protection Internationale des Droits de
l’Homme, à l’Académie de Droit International de La Haye. Nous avons cité
la phrase de ce cours dans laquelle l’extermination méthodique des
Arméniens par le gouvernement jeune turc est qualifiée de crime contre
l’humanité. Nous pouvons penser que du point de vue sémantique,
l’expression : crime contre l’humanité, est la conséquence linguistique de la
fusion intime de deux expressions, l’expression : Loi de l’humanité et
l’expression attentat contre l’humanité. Attenter à la Loi de l’humanité,
c’est commettre un attentat contre l’humanité. Commettre un attentat contre
l’humanité c’est accomplir un crime contre l’humanité, qui représente une
violation criminelle de la Loi de l’humanité. Le crime contre l’humanité naît
linguistiquement, d’un processus de juridicisation pénale de l’expression
attentat contre l’humanité. Et ce processus peut s’accomplir parce qu’il
s’appuie sur l’expression fondamentale : Loi de l’humanité.
R. Jackson, « Rapport du juge Jackson au Président Truman du 7 juin 1945 » in E. Aroneanu, Le Crime
contre l’Humanité, Paris, Librairie Dalloz, 1961, p. 301.
921
J.-B. Scott, Les Conférences de La Haye de 1899 et 1907, op. cit., p. 151.
920
307
Louis Renault est né en 1843, Fiodor F. Martens est né en 1845,
dans leur esprit s’effectue la liaison entre la Loi de l’humanité et l’attentat
contre l’humanité, de cette liaison surgira dans la bouche de leur élève
l’expression : crime contre l’humanité, dans le temps même où cette
expression surgira sous la plume de Georges Clémenceau. F. F. Martens dès
le début de ses études de droit avait pu prendre conscience de la dimension
juridique de droit international de l’expression : Loi de l’humanité. En effet
en 1863, on avait introduit dans l’armée russe, une balle qui pouvait servir à
faire sauter les voitures de munitions, grâce à une capsule qui en assurait
l’éclatement au contact d’une substance dure. La crainte que ce genre de
balles ne fût utilisé contre des troupes augmenta, lorsqu’en 1867, on y
apporta une modification lui permettant de faire explosion, sans capsule, au
simple contact d’un corps mou. Le ministre russe de la défense, le général
Milioutine, hésitait à permettre l’usage de cette balle ainsi modifiée. Il
amena son gouvernement à prendre la décision d’adresser, sous l’autorité du
Tsar Alexandre II, une invitation aux dix-sept puissances représentées à la
Cour de Russie dans le but d’examiner si les moyens de faire la guerre ne
pourraient être humanisés. Les délégués militaires se réunirent à Saint
Pétersbourg (Petrograd) en novembre 1868 et y rédigèrent la Déclaration du
même nom énonçant : “ considérant que les progrès de la civilisation
doivent avoir pour effet d’atténuer autant que possible les calamités de la
guerre. (...) Que l’emploi de pareilles armes (les balles explosibles) serait
dès lors contraires aux lois de l’humanité ». 922
C’est en 1863 que Martens avait commencé ses études
universitaires à la Faculté de droit de l’Université de Saint Pétersbourg, et
c’est dans cette même université qu’il avait professé son cours inaugural en
1871, après avoir été promu Docteur en Droit et avoir suivi des
enseignements dans les universités de Vienne, Heidelberg et Leipzig. Il ne
pouvait donc pas ignorer l’importance et la valeur internationale de
l’expression : Loi de l’humanité. Il pouvait d’autant moins l’ignorer, qu’était
publié en 1873, dans la Revue de Droit International et de Législation
Comparée dirigée par G. Rolin-Jaequemyns, un long article de soixante-dix
pages de G. Carnazza Amari, professeur à l’université royale de Catane,
consacré à un Nouvel exposé du principe de non intervention. Dans cet
article, le chapitre XII était consacré à l’examen de la question de
L’intervention chez un peuple qui foule aux pieds les lois de la justice et de
l’humanité. Ce qui nous intéresse dans cet article c’est que l’expression :
attentat contre l’humanité voisine avec l’idée clairement énoncée par
l’auteur selon laquelle : “ l’hypothèse d’une nation obstinée dans le mal est
une hypothèse impossible. Les peuples ne commettent jamais de délits parce
qu’il existe toujours en eux une autorité souveraine, ayant uniquement pour
but de réaliser le droit et non le délit. Il est vrai que l’histoire nous parle
des Anabaptistes de Munster, des Jacobins de Paris, des Mormons
d’Amérique, qui ont fait une ample moisson de vies humaines ; mais il nous
semble que leurs nombreuses victimes ne peuvent leur être imputées à
crime, car ils entendaient par là seulement assurer l’existence politique de
leur nation ou de leur religion. Ils n’ont pas voulu le crime pour le crime.
(...) S’il fallait admettre l’intervention en pareil cas, il aurait fallu
l’admettre chez tous les peuples de l’antiquité qui immolaient aux dieux
païens des victimes humaines. A plus forte raison, il aurait fallu la répéter
922
Ibidem, p. 25.
308
dans les temps modernes, alors que l’on outrageait l’humanité par la
torture des bûchers, croyant faire oeuvre sainte et utile. Aujourd’hui encore
on aurait le droit d’enseigner que l’esclavage de la race humaine est vis-àvis de la civilisation actuelle, un crime égal à celui que commettaient les
cannibales, en tuant et en dévorant leurs semblables.
Rien n’est d’ailleurs moins aisé que de juger si un peuple viole ou respecte
le droit, en pratiquant certains actes que lui-même croit justes et que
d’autres considèrent comme injustes. Il fut un temps où les catholiques,
appartenant aux nations les plus civilisées du monde, estimaient qu’il était
licite et honnête de bruler les hérétiques, tandis que d’autres y voyaient un
attentat contre l’humanité. “ 923
§ 4. L’ATTENTAT CONTRE L’HUMANITÉ
Dans ce texte de Carnazza Amari, nous lisons toutes les
composantes sémantiques et juridiques qui permettront ultérieurement la
constitution de l’expression : crime contre l’humanité. Pour comprendre le
processus de pensée qui a été à l’origine de l’obligation intellectuelle
contraignant A. N. Mandelstam à qualifier de crime contre l’humanité
l’extermination méthodique des Arméniens en 1915, suite à la décision du
gouvernement jeune turc, il nous suffit de lire deux documents. Le premier
est un rapport du ministère français des Affaires étrangères daté du mois de
décembre 1915 et publié par les soins d’Arthur Beylerian. Il est à noter que
ce rapport représente la mise en forme de renseignements provenant de
Constantinople, adressé à Mgr Ghévond Tourian, Prélat des Arméniens de
Bulgarie, ce dernier les ayant lui-même adressés aux autorités françaises
compétentes. Dans ce rapport nous pouvons lire : “ toute la population
arménienne de Turquie a été en définitive condamnée à mort et cet arrêt a
été mis à exécution avec une méthode toute germanique dans tout l’Empire.
Ni l’Allemagne, ni l’Autriche n’ont fait un geste pour arrêter leur alliée ;
(...) Ces attentats contre l’humanité sont une répétition aggravée des
massacres de 1895, organisés par le sultan Abdul-Hamid, qui au lendemain
de ses atroces exploits, ne trouvait plus qu’une seule main souveraine
tendue vers lui, celle de Guillaume II. “ 924
Dès 1915, 1917, trois formulations du crime contre l’humanité
coexistent dans les esprits. Crime contre l’humanité et la civilisation, crime
de lèse-humanité (Mandelstam dans son livre Le Sort de l’Empire Ottoman)
et attentat contre l’humanité.
Le deuxième document qui explique le cheminement intellectuel
de A. N. Mandelstam, c’est le Rapport sur la violation des lois et coutumes
de la guerre et des lois de l’humanité, rédigé par une commission dite
commission des quinze, instituée par la Conférence de Paris lors de sa
seconde session plénière en date du 25 janvier 1919. Il s’agissait pour la
commission d’analyser de décrire et de qualifier juridiquement ces
violations, d’établir les responsabilités de ces dernières et d’instituer un
tribunal de caractère international pour juger les responsables de ces
violations. Les articles 227 et 228 du Traité de Versailles déclaraient
G. Carnazza Amari, « Nouvel exposé du Principe de non intervention » in Revue de Droit International et
de Législation Comparée, t. V, 1873.
924
A. Beylerian, Les Grandes Puissances l’Empire ottoman et les Arméniens dans les Archives françaises
(1914-1918), op. cit., p. 155.
923
309
l’Empereur Guillaume II responsable d’une violation de la morale
internationale et de la loi internationale constituée par les Traités non
respectés par l’Allemagne et ceci dans la droite ligne de l’argumentation
élaborée par A. de Lapradelle, secrétaire général de la Commission des
quinze, lisible dans son article cosigné par F. Larnaude : Examen de la
responsabilité pénale de l’empereur Guillaume II d’Allemagne.
Ce qui était particulièrement intéressant dans ce Rapport c’était
le compte rendu des opinions dissidentes des membres américains de la
Commission sur les Responsabilités. Toute l’argumentation de Robert
Lansing et de James Brown Scott reposait sur l’idée selon laquelle les lois
de l’humanité ne pouvaient constituer un fondement réellement juridique à
la responsabilité pénale des auteurs des violations des lois et coutumes de la
guerre. Dans leur mémorandum sur les principes qui devraient déterminer
les actes de guerre indécents et inhumains ils énonçaient : “ est considéré
comme pleinement coupable un camp qui perpétrerait un acte inutile de
cruauté sans raisons suffisantes. Un tel acte est un crime contre la
civilisation, sans circonstance atténuante. “ En s’appuyant sur la
jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis ils affirmaient : “ ce qui
est vrai pour les Etats américains doit être vrai pour la communauté
lézardée que nous appelons Société des Nations. (What is true of the
American States must be true of this looser union which we call the Society
of Nations.) Selon le raisonnement de ces deux juristes, l’absence de
conception universelle de l’humanité (There is no fixed and universal
standard of humanity)925 avait comme conséquence l’impossibilité d’évoquer
la réalité effective d’une loi de l’humanité, cette dernière pouvant tout au
plus être considérée comme un principe d’humanité de nature morale, se
rapprochant de l’équité et ne pouvant constituer un fondement juridique
acceptable à des poursuites pénales mettant en cause les plus hauts
responsables politiques de la souveraineté étatique. Et c’est précisément
cette doctrine américaine refusant de considérer la juridicité des Offences
against the laws of humanity, des crimes contres les lois de l’humanité, qui
contraignit A. N. Mandelstam à souligner typographiquement l’expression
crime contre l’humanité dans son cours de 1931 professé à l’Académie
Internationale de La Haye. Ce crime contre l’humanité a été prouvé, dans
toute son horreur, écrit Mandelstam, évoquant l’extermination méthodique
d’environ un million d’Arméniens par le gouvernement jeune-turc.
La sémantique, l’histoire, la doctrine juridique, nous enseignent
que le surgissement de l’expression : crime contre l’humanité, se réalise par
la fusion de deux expressions : loi de l’humanité et attentat contre
l’humanité. Il sera alors nécessaire de se souvenir que l’expression : règle de
l’humanité, est utilisée par Grotius à plusieurs reprises quand il rédige son
livre fondamental publié en 1625 à Paris, Le Droit de la Guerre et de la
Paix.
De même, sera-t-il nécessaire de lire l’ouvrage principal de Samuel
Pufendorf (1632-1694) publié en Suède à Lund en 1672, et traduit du latin
en français par Barbeyrac, Le Droit de la Nature et des Gens ou Système
Général des Principes les plus importants de la Morale, de la
Carnegie Endowment for International Peace, Violations des Lois et Coutumes de Guerre, Conférence de
Paris, 1919, Oxford, Clarenton Press, 1919.
925
310
Jurisprudence, et de la Politique. 926 C’est Pufendorf, le premier à avoir
enseigné le droit naturel dans une université, qui a popularisé L’École du
droit de la nature et des gens initiée par Grotius. Cette École affirme que le
droit naturel constitue une science autonome se suffisant à elle-même et qui
doit dominer la jurisprudence. Dans la pensée de Pufendorf, la Loi de
l’Humanité, constitue une formulation d’un des principes les plus
importants de son Système Général. Le Livre troisième de son ouvrage
traite des Devoirs absolus des Hommes les uns envers les autres. Le chapitre
trois de ce troisième Livre traite des Devoirs communs de l’Humanité dont
le socle est constitué par la Loi de l’Humanité, les Lois Générales de
l’Humanité, qui permettent de juger du bien fondé des devoirs de
l’Humanité. Les Devoirs les plus communs de l’Humanité ou offices les
plus communs de l’Humanité, nous font penser irrésistiblement au De
Officiis de Cicéron dont nous avons cité la remarque du traducteur
considérant le mot : humanitas, comme un mot intraduisible.
§ 5. LE DROIT DE L’HUMANITÉ
Il existe une troisième expression, qui a contribué, au
surgissement de l’idée du crime contre l’humanité. C’est l’expression : droit
de l’humanité. Georges Clémenceau identifiait dans son livre Grandeurs et
misères d’une victoire, la guerre de 1914-1918, une entreprise allemande de
conquêtes en vue de s’assurer la domination de l’Europe et du monde, et le
crime contre l’humanité. Un des contemporains de Samuel Pufendorf était
François de Salignac de La Mothe Fénelon. En 1689, Louis XIV confia à ce
dernier la tâche d’éduquer son petit-fils, le duc de Bourgogne, appelé à lui
succéder sur le trône. Pour contribuer à cette éducation Fénelon eut l’idée de
faire dialoguer les héros de la mythologie, de la culture et de l’histoire
antique. Il donna le titre de Dialogues des Morts à ce travail d’écriture. Dans
un dialogue entre Alcibiade et Socrate, il fait dire à ce dernier : “ ... le droit
de conquête est un droit moins fort que celui de l’humanité. Ce qu’on
appelle conquête devient le comble de la tyrannie et l’exécration du genre
humain, à moins que le conquérant n’ait fait sa conquête par une guerre
juste, et n’ait rendu heureux le peuple conquis en lui donnant de bonnes
lois. “927 L’expression : crime contre l’humanité, utilisée par Georges
Clémenceau pour nommer la dernière guerre comme guerre allemande de
conquête en vue d’une domination de l’Europe et du monde, trouve sa
première origine sémantique dans cette phrase de Fénelon. Le droit de
l’humanité implique nécessairement une guerre juste. Le droit de conquête
implique nécessairement le comble de la tyrannie et l’exécration du genre
humain. Le genre humain engendre un droit de l’humanité qui implique la
mise en oeuvre des règles supérieures de l’humanité et de la justice. La
négation du genre humain engendre un droit de conquête qui implique la
mise en oeuvre des règles tyranniques de l’inhumanité et de l’injustice. Les
phrases de Clémenceau et de Fénelon nous font comprendre qu’une des
significations du crime contre l’humanité réside dans l’idée selon laquelle
S. Pufendorf, Le Droit de la Nature et des Gens, Traduit du latin par Jean Barbeyrac en 1712, Édition de
Bâle, 1732, rééditée par Le Centre de Philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1987. 2
volumes. Dans le volume 1 on peut lire les expressions : « Loix de l’Humanité, Devoirs de l’Humanité, pur
principe d’Humanité ou de Charité » Livre III, Chapitre IV, p. 348-349. Dans le volume 2 on peut lire : « il est
de l’Équité et de l’Humanité du souverain de faire en sorte que chacun se ressente des avantages qui
reviennent d

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