Rapport Géraud MEGRET - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à

Transcription

Rapport Géraud MEGRET - Ordre des Avocats au Conseil d`Etat et à
1
Séance 1 du 9 décembre 2013
La liberté d’expression fait-elle obstacle à l’interdiction de tenir des propos mensongers ?
Rapport de M. Géraud Mégret – Premier secrétaire de la Conférence
Souvenez-vous : 1796.
Naissait une grande controverse entre un romancier français et un philosophe allemand.
Et c’est en ces termes qu’Emmanuel Kant répondait à Benjamin Constant.
« Celui […] qui ment, quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant
le tribunal civil, encourir la responsabilité de son mensonge et porter la peine des
conséquences, si imprévues qu’elles puissent être. C’est que la véracité est un devoir qui
doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l’on
admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile ».
Plus de deux siècles n’auront pas suffi à clore le débat.
La loi serait-elle vraiment « chancelante et inutile » si, sous couvert de la liberté d’expression,
elle reconnaissait le droit de mentir ?
Disons-le tout de suite, le droit de s’exprimer librement n’implique pas, par principe, celui de
mentir.
Sans doute, la liberté d’expression est-elle une liberté fondamentale.
Mais comme toute liberté, elle n’est pas absolue.
Josserand, après d’autres, l’a montré : plus encore que pour les droits subjectifs « à contours
précis », disait-il, « nous ne pouvons user de notre liberté que régulièrement, correctement à
bon escient ». C’est la relativité des droits.
L’affaire est donc entendue, l’exercice de la liberté d’expression peut dégénérer en abus.
Les normes supra législatives et supra nationales elles-mêmes renforcent l’analyse.
Chacun peut, certes, s’exprimer librement selon l’article 11 de la Déclaration des droits de
l’Homme et du citoyen, mais doit « répondre des abus de cette liberté dans les cas prévus
par la loi ».
Même constat du côté de la Convention européenne des droits de l’Homme qui, tout en
consacrant cette liberté fondamentale, reconnaît immédiatement le droit des Etats à y apporter
des restrictions pourvu qu’elles soient prévues par la loi et qu’elles poursuivent un but
légitime, nécessaire dans une société démocratique.
Spinoza lui-même, dans son plaidoyer pour la liberté de pensée, reconnaissait qu’il serait
« pernicieux d’accorder [aux sujets la liberté de s’exprimer] en toute circonstance ».
2
Mais alors, qu’est-ce qu’un abus de la liberté d’expression ?
Diffamation, injure, atteinte à la vie privée, atteinte à la présomption d’innocence,
provocation au suicide, atteinte à l’autorité de justice …
Que ceux qui dénoncent les excès de la liberté d’expression se rassurent.
Le droit foisonne de restrictions à cette liberté.
Mais la loi ne classe pas le mensonge parmi les hypothèses d’abus.
En effet, à l’exception du témoignage mensonger qui sanctionne bien plus une entrave à la
justice qu’il ne limite la liberté d’expression, aucun texte ne réprime, de façon générale, le
mensonge.
On en induit généralement, nous l’avons entendu, qu’en dehors des cas prévus par la loi, point
de salut pour la censure.
Cet argument ne nous convainc pas.
D’abord, ce n’est pas parce qu’une forme d’expression ne tombe pas sous le coup d’une
incrimination spéciale qu’elle ne pourrait pas être sanctionnée sur le terrain du droit commun.
Le mensonge ne relève certes pas de la diffamation ou de l’injure mais il n’empêche qu’il
pourrait constituer une faute civile justifiant, d’une part, la cessation de l’illicite et, d’autre
part, un droit à réparation.
Soutenir le contraire conduirait à une formidable régression, rétablissant un système de délits
spéciaux que le Code Napoléon a pourtant abandonné.
La loi spéciale ne fait jamais obstacle – lorsque l’on sort de son champ d’application – à
l’emprise du droit commun.
Le droit de la concurrence réprime la rupture brutale de relations commerciale établies et nul
ne songe un seul instant à soutenir qu’en dehors de cette hypothèse, une rupture abusive d’un
contrat ne pourrait être réparée sur le terrain du droit commun.
Ensuite et contrairement à ce qui est parfois soutenu, il nous semble que la Convention
européenne des droits de l’Homme et particulièrement son article 10 ne fait pas obstacle, en
elle-même, à ce que le droit commun de la responsabilité viennent restreindre la liberté
d’expression.
Il suffirait simplement à la Cour de cassation d’élaborer un régime suffisamment prévisible et
proportionné à l’objectif légitime de protection de la réputation et des droits d’autrui, pour se
mettre à l’abri de la foudre strasbourgeoise.
Et ce régime prétorien de responsabilité s’analyserait sans difficulté en une restriction
« prévue par la loi », au sens de la Convention européenne, qui retient une acception
matérielle et non formelle de la loi.
3
En somme, l’éviction de l’article 1382 du Code civil en matière de liberté d’expression ne
s’impose pas avec force.
Mais dire que le régime de la responsabilité de droit commun a une vocation naturelle à
sanctionner un abus de liberté d’expression ne répond à la question de savoir si un propos
mensonger peut être qualifié comme tel.
Car il faut encore que la sphère juridique soit en mesure d’appréhender le mensonge.
Or, ce serait mentir que de s’en avouer pleinement convaincu.
Car, à bien y réfléchir, d’abord, il n’est pas sûr que le mensonge soit toujours une faute civile.
Rappelez-vous, l’acheteur qui ment à son vendeur pour acquérir à bas prix des photographies
de Baldus, ne commet aucune faute mais un simple dolus bonus.
Rappelez-vous encore cette jurisprudence constante de la Chambre criminelle de la Cour de
cassation selon laquelle le simple mensonge, même produit par écrit, ne peut constituer une
manœuvre frauduleuse de nature à caractériser le délit d’escroquerie.
Et en mariage, trompe qui peut !
Le Code civil lui-même donne pleine efficacité, entre les parties, au « mensonge concerté » de
la simulation, selon la formule de Carbonnier.
La morale réprouve le mensonge.
La politique le prétend également.
La religion condamne le menteur.
Mais le droit ?
Et à bien y réfléchir, surtout, il n’est peut être pas souhaitable que le mensonge soit une faute
civile.
Car il faudrait corrélativement reconnaître au Juge un pouvoir de souverain : celui de détenir
la vérité.
Or, c’est précisément ce pouvoir que les régimes démocratiques ont abdiqué en consacrant la
liberté d’expression.
Et c’est heureux : la vérité religieuse appartient au divin, le bien à la morale et il n’y a pas lieu
de débattre de l’histoire dans les prétoires.
Ce n’est que lorsque qu’une vérité fait à ce point consensus, parce qu’elle transcende les
opinions et les sensibilités de chacun et qu’elle porte des valeurs universelles, que l’on admet
que le législateur l’érige en limite infranchissable.
Mais en dehors de ces rares ces hypothèses, point de doxa.
4
Josserand, encore lui, parlait des libertés comme des « virtualités de droit ».
La liberté d’expression reflète surtout l’humilité du droit.
Car il faut admettre que le droit n’est pas omniscient et qu’il est sans doute préférable que la
vérité soit davantage affaire d’opinion que de juridiction.
Pour cette raison, je répondrai par l’affirmative à la question posée.

Documents pareils