charger le texte - Temple et Parvis

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L’Humanisme est orphelin
L'actualité nous offre un noble thème: la colonisation... Prises de position, débats, polémiques, intervention de
nos politiques... dans l'esprit de "rassembler ce qui est épars", il y a matière à écrire… Dans l'immédiat, je
propose un texte que j'avais écrit sur Senghor au moment de sa disparition.
SENGHOR L’AFRICAIN !
Un humaniste nous quitte
A l’image de Champollion décryptant à force de détermination et d’abnégation les précieux hiéroglyphes, Léopold
Sedar Senghor est parvenu, grâce à sa conviction, à deviner les aspirations profondes des noirs, et leur redonner
l’espoir d’une unité apparemment perdue à jamais. Restons en Egypte antique, où, à l’instar de Senghor dans sa
tentative de lecture de son frère africain, les prêtres attribuaient à un même mot, selon le contexte, trois niveaux
de styles : tantôt propre, tantôt figuré, tantôt hiéroglyphe ! C’est à ce dernier niveau de « lecture » que l’approche
de Senghor s’effectue, tant les siècles de rapports de soumission, de rancœur, de frustrations ont enfoui l’être
essentiel du noir africain.
Le mot, ou plutôt la nomination, est indissociable de Senghor, le poète, pour lequel nommer un objet, c’est lui
donner vie, le rendre présent. Dans les langues négro-africaines le mot a une fonction descriptive ; à ce propos,
on peut noter une opposition diamétrale entre les cultures africaine et occidentale, en ce sens que, les poètes
symbolistes européens proclamaient que nommer revenait à rappeler l’absence d’une chose, alors que le poète
africain, lui, la rend présente par sa simple nomination.
Pour Senghor, le mot est une « image analogique » ; dans la langue française la métaphore vient, elle, en renfort
dans le processus créatif d’une image. La langue négro-africaine fait jaillir le sens à partir du signe, « le sens
sous le signe ». Ce qui semble aller à
contre-courant
du
symbolisme
maçonnique, pour lequel, le signe est la
composante morte dans le mouvement «
respiratoire » sens/signification/sens,
mouvement producteur de sens. Ce qui
me fait avancer : dans le négro-africain, le
sens est induit, alors qu’en maçonnerie, le
sens est produit.
En véritable alchimiste moderne, il savait
passer de l’autre côté du voile à travers le
rythme de ses mots, exalté par son
africanité. Le rythme permet une sorte de
transfiguration poétique, qui transforme «
la parole en verbe », ainsi, le passage est
créé, du monde profane au monde sacré ;
le Verbe majuscule évoque l’Eternel
s’adressant aux hommes ; dans ce cas
précis, sachant Senghor profondément
chrétien, la transmutation de la parole en
verbe nous conduit à la transfiguration, à
l’incarnation de Dieu, enfin au Christ.
Le thème récurrent de l’unité des peuples de l’Afrique noire n’est pas sans rappeler l’objectif premier du maçon : il
ne peut y avoir de salut sans unité. Considéré comme l’un des plus grands poètes contemporains de langue
française, cofondateur de la francophonie, académicien reconnu et respecté par ses pairs, Senghor a lié à tout
jamais l’Afrique à l’Histoire universelle, en éclairant de sa vivifiante lumière, les relations du continent noir à la
grande famille humaine.
La grande réussite de notre frère de cœur, Léopold, est d’avoir su viser l’universel, tout en cultivant les
particularismes. La tâche était d’autant plus ardue qu’elle avait derrière elle plusieurs siècles d’étranges rapports
doux-amers entre blancs et noirs, et dont l’origine trouve réponse dans la psycho-histoire du racisme blanc. Les
colonisateurs anglo-saxons, imprégnés de leurs certitudes quant à la couleur de Satan, ont cru voir dans les
premiers indigènes rencontrés, ses propres incarnations. Nous dirions aujourd’hui qu’il y a eu diabolisation des
noirs par ces premiers colonisateurs.
D’autres causes ont, certes contribué à créer un sentiment de répulsion mêlé de crainte à l’endroit des
populations autochtones, mais, le sujet est autre aujourd’hui.
Premier agrégé de grammaire africain et grand homme d’esprit, il savait manier la langue française, au point qu’il
osait inventer des mots, ses mots, tels négritude, francité ou même normanditude, caractérisant sa retraite
méditative et active à Verson, petite localité normande, d’où son épouse était originaire.
Contraste avec la lourde tâche qu’il s’était fixé, Senghor jouait avec les mots comme avec les conventions,
l’Establishment et l’ordre mondial imposés par un occident encore et toujours expansionniste.
Son esprit et son humour l’auraient certainement autorisé à intituler cet article : « rubrique négrologique ! » ; lui,
qui, avec son ami et compagnon de route Aimé Césaire avait su redonner aux mots nègre et négritude leurs
lettres de noblesse, a même osé le terme de… nègrerie !
Nul doute que cette forme de courage appelle à la fois notre plus grand respect, ainsi qu’une réflexion. A sa
manière de se regarder en face, de ne pas craindre les railleries de néo-colonisateurs à l’obscurantisme
exacerbé, demeurant fidèle à la voie qu’il s’était tracée, nous reconnaissons en lui un grand frère.
Cette forme de liberté qu’il se permettait avec
les mots, c’était sa manière à lui de briser les
stéréotypes ; l’humour contribue, en un sens à
la lutte libératrice ; il vainc la peur en réinstallant
la confiance en soi et l’énergie créatrice ; il
permet une pause, la reprise de son propre
souffle, et le détachement nécessaire à la
recherche de sa vérité, de la Vérité.
Il avait une vision à la fois analytique et
synthétique de l’homme, figurant notre
profession de foi : « Réunir ce qui est épars »,
faisant du combat de l’Africain une lutte pour
l’Afrique, plus globalement pour l’Homme, enfin
pour une société plus éclairée, constituée
d’hommes libres.
Chantre reconnu de la négritude, Léopold
Sedar Senghor a fait de ce thème un véritable
combat, dont la portée symbolique dépasse
généreusement les limites du continent noir.
Placer sur la scène internationale les valeurs de
la civilisation noire constituait alors une vraie
gageure ; il lui fallait révéler au monde ces
valeurs : mysticisme, grand capital émotionnel,
art symbolique, esprit de communauté…Il lui importait surtout de restaurer la dignité de ses frères. Dignité. Un
mot si cher aux francs-maçons qu’un colloque public inter obédientiel lui a été consacré au Palais des Congrès, à
Paris en 2001
Pensée et action. Il a su ne pas rester figé au stade du discours théorique ; sa Cité l’attendait. Il a agi.
Entre capitalisme et communisme, entre individualisme et grégarisme, Senghor a choisi une troisième voie avec
le socialisme africain, autrement dit, tourné vers la modernité, sans pour autant prêt à vendre son âme au diable,
et à renier ses racines.
Racines. Mot-clé chez Senghor, au point que la quête de l’être primordial, de sa propre source, devient son
combat prioritaire. Dans sa postface intitulée : « Comme les lamantins vont boire à leur source », et selon la
mythologie africaine, ces animaux seraient la représentation africaine de la chute de l’Homme. Ainsi, lorsque ces
gros mammifères vont boire à leur source, ils figurent l’homme ordinaire, à la recherche de sa véritable identité,
de sa propre essence. Et le moyen d’y parvenir, est conféré par le rythme en poésie africaine, condition du retour
à l’émotion primordiale. Cette notion de rythme n’est pas sans rappeler son pendant, moteur de la quête
maçonnique, je veux parler de cette très spirituelle et très vivifiante « respiration », productrice de sens. Toutes
les quêtes légitimes et justes semblent se rejoindre !
Pour être fidèle à la mémoire de notre frère africain, et pour clore ce thème du retour à la source, il est juste de
rappeler le thème du « Royaume d’enfance », symbolisant le retour à la pureté primordiale, nostalgie essentielle
à toute démarche initiatique. Ce thème de la nostalgie de l’enfance n’est pas sans rappeler « le vert paradis des
amours enfantines » du grand Baudelaire.
Chercheur de lumière, ce premier président d’un Sénégal démocratique a élevé la quête de l’être primordial au
rang de perpétuel combat.
Ce thème a clairement été abordé lors de son discours d’ouverture au sommet de l’OUA, à Addis Abeba en 1963
: « …le but que nous devons nous assigner… ne peut être que…le développement par la croissance
économique. Je dis le développement. J’entends par- là la valorisation de chaque Africain et de tous les Africains
ensemble. Il s’agit de l’Homme. »
Ainsi, mieux que quiconque, il avait saisi ce que chaîne d’union signifiait, en ne laissant pas ce puissant symbole
au stade théorique du vœu pieux : « …le Tiers-Monde a uni ses faiblesses pour en faire une force. ». Le salut, à
l’entendre, passe immanquablement par une meilleure connaissance de soi, puis, connaissance de l’Autre,
condition première pour écarter erreurs et peurs : «…chaque Africain, un homme qui mange et s’instruise à sa
faim : un homme développé parce qu’il aura consciemment cultivé en lui, corps et âme, toutes les vertus de
l’africanité. »… « la peur n’est pas le respect. »… « …porter chaque Africain à la limite de ses possibilités : à son
plus-être. » Nous le voyons, Senghor était un humaniste convaincu et actif.
Humaniste. Pas uniquement. Léopold Sedar Senghor était curieux de tout ce qui touchait à l’Homme. Aussi, fort
de ses connaissances dans le domaine de l’anthropologie, et non sans une certaine malice, il nous remémore
que les Egyptiens (encore eux !), aux VIIème, Vième, etVème siècles avant notre ère, ont transmis le relais de la
civilisation aux Grecs ! Et, lorsqu’il nous dit que ces mêmes Egyptiens avaient « la peau noire et les cheveux
crépus », Senghor nous laisse conclure !
Mon très cher Léopold, toi qui, imprégné des bonnes valeurs de l’Occident, as su réconcilier Septentrion et Midi,
te voilà à présent parvenu à l’Orient éternel, d’où ta grande indulgence et ton esprit me pardonneront cette piètre
acrobatie verbale, en guise de conclusion !
Patrick MSIKA

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