Ouvrir dans une fenêtre indépendante

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Alain Houlou,
Vice-président de la section AMOPA-Morbihan
I – L’HOMME DE PAROLE(S)
Du seereer de l'enfance parlé dans le Sine-Saloum aux
Borom làmmiň du réer
études de grec et de latin à Saint-Joseph de Ngasobil puis en
Celui
qui
possède une langue dans la
classes préparatoires à Louis-le-Grand à Paris, de la défense
bouche ne peut pas s'égarer
de la langue française au souci de préserver, à côté des
langues vernaculaires que sont le wolof, le mandingue, le
(Proverbe. Wolof)
malinké, le peul ou le seereer, les langues de vastes aires
culturelles comme l'arabe, l'anglais ou l'allemand dans les études au Sénégal, du désir de langue française à la création de
I'ACCT devenue l' OIF, Organisation Internationale de la Francophonie, le poète président (selon l'ordre des termes qu'il
privilégiait) et chantre de la francophonie fut d'abord un Maître de la langue.
Homme de conviction et de fidélité qui avait le culte antique de l'amitié, la philia grecque, et qui savait tenir parole,
Léopold Sédar Senghor fut un homme de parole et un homme de paroles, car il possédait au plus haut point la science du
langage. Comme le disait son ami Aimé Césaire : « Senghor adorait […] la phonétique, la philologie, comment se fabrique
une langue, historiquement ».
Et de fait Senghor, qui fut en1935 le premier noir agrégé de grammaire, enseigna les lettres classiques à Tours, au lycée
Descartes, symbole s'il en est de la rencontre de l'enfant de la culture française et du cartésianisme.
Senghor devait toujours avoir une passion pour le grec ancien - on se souvient encore à l'Académie française de ses passes
d'arme avec Jean Guitton sur des points de grec – et pour le latin : non seulement il pouvait préfacer un manuel de latin à
destination des petits Sénégalais, non seulement il pouvait écrire un article sur Le Sénégal, le latin et les humanités
classiques, mais il se délectait, qui plus est, à la lecture du latin de la Vulgate. Et il tint à maintenir l'enseignement des
lettres classiques au Sénégal comme à Saint-Joseph de Ngasobil, où il avait été élève et où les enfants apprennent
aujourd'hui encore le grec et le latin plus tôt qu’en France. Au-delà du poète, ciseleur d'un français, sa langue d'adoption,
qu’il mania à l'égal des plus grands écrivains, ce qui lui valut d'être en 1987 au programme de l'agrégation et plus tard, avec
Ethiopiques, au programme du Baccalauréat, Senghor fut l'auteur en français de l'hymne national sénégalais et aussi un
président qui promulgua des textes visant au bon usage du français.
Le décret du 10 octobre 1975 « relatif à l'emploi de la majuscule dans les textes administratifs », signé par Léopold Sédar
Senghor et son premier ministre Abdou Diouf, le dispute en précision et en maîtrise du bon usage, comme eût dit Grévisse,
à la circulaire présidentielle du 17 juillet 1980 « relative à l'emploi des majuscules et des virgules ». Ces virgules si chères à
sa future consœur au fauteuil de l’Académie française Jacqueline de Romilly, comme le rappelle Hamidou Sall dans son
triple hommage Les circonstances du cœur à Senghor, Césaire et Jacqueline de Romilly.
Homme de parole(s), Senghor a illustré le proverbe wolof que nous cirions en épigraphe: Borom làmmiň du réer,
littéralement « le propriétaire de la langue (l'organe) n'erre pas », qui indique la différence entre l'animal et l'homme qui,
disposant d'un organe propre à créer l'articulation des sons, peut communiquer à travers une langue, sachant qu’en wolof les
deux mots ne se confondent pas: làmmiň est l'organe tandis que làkk désigne la langue parlée. Le seereer, lui, langue
maternelle de Senghor, rejoint l'ambiguïté du français puisque delem le correspond à l'organe tandis que pour la langue
parlée on emprunte lak fee au wolof mais que le pluriel de l'organe, o delem ole, désigne bien « la lettre » ou « le mot » ou
« les mots ».
Pourquoi insister sur ce point de lexicographie ? Parce que Léopold Sédar Senghor en bon grammairien et linguiste,
s'intéressait de près aux langues africaines et avait entrepris une thèse sur « Les formes verbales dans les langues sénégaloguinéennes ». Et c'est ainsi qu’en 1937, prononçant un discours sur « Le problème culturel en AOF » à la Chambre de
commerce de Dakar, il fit scandale en exaltant la Négritude et en préconisant le « retour aux sources » : aux langues négroafricaines. Comme il l'écrit plus tard : « ce fut un succès de scandale, plus, au demeurant, chez les Africains que les
Européens. Maintenant qu'il a appris le latin et le grec, murmurant ceux-là, il veut nous ramener au wolof (c'est Senghor
qui souligne) ».
Quelle que soit la langue qu’il pratiquait, Senghor la maîtrisait et y réfléchissait en grammairien. Et rien de ce qui
intéressait les langues ne lui échappait : « Au Royaume d'enfance, écrit-il en 1983, j'ai été nourri de récits généalogiques
comme récits de veillée. D'autant que mon père était fier d'avoir gardé la tradition de parler malinké; il y ajoutait, au
demeurant, le bambara, autre dialecte de la langue mandingue », Poète et homme d'état, homme d'état qui veille par ses
décrets à la correction de la langue, écrivain reconnu et père de la patrie, à qui pourrait-on comparer Léopold Sédar
Senghor ? À quel autre chef d'état, s'il en fut ?
II – RENDRE À CÉSAR…
On connaît le bon mot de Senghor à propos de la paternité du concept de Négritude : « La Négritude, c'est la personnalité
collective négro-africaine. Il est plaisant d'entendre certains nous accuser de racisme, qui prônent à l'envi la "civilisation
gréco-latine", la "civilisation anglo-saxonne", la "civilisation européenne"... Ne sont-ce pas d'éminents Européens qui ont
parlé d'une "civilisation négro-africaine" ? Et ils ont eu raison. Nous nous sommes contentés de l'étudier - en la vivant - et
de lui donner le nom de Négritude. Je dis "nous". J'allais oublier de rendre à Césaire ce qui est à Césaire. Car c'est lui qui
a inventé le mot dans les années 1932-1934 ».
Quand on se pose la question de savoir s'il y a un précédent à un homme de lettres, un écrivain chef d'état et ayant le
souci de la langue et de la grammaire à ce point, on ne peut trouver qu'un seul homme dans l'histoire. Et ce n’est pas
Césaire, c'est César ! Laissons en effet de citer les chefs d'état qui, comme Lénine ou Atatürk, ont réformé le système
d'écriture ou l'alphabet. Le seul qui, comme Senghor, est passé à la postérité en tant qu’homme de lettres et qui en même
temps eut une réflexion sur la langue est bien l'auteur des « Commentaires de la Guerre des Gaules », Jules César.
Outre ses Commentaires sur la guerre des Gaules, la guerre civile et la guerre d'Espagne, César avait écrit dans sa
jeunesse un poème en l'honneur d'Hercule intitulé Laudes Herculis, :une tragédie intitulée Œdipe, un poème intitulé Iter (le
chemin) sur le pays qu’il traversait lors d'un voyage qui le mena de Rome en Espagne, et même des épigrammes dont l'une,
sur Térence, était fort prisée. Le tout a malheureusement disparu par la volonté de son petit-neveu et premier empereur
romain, Octave-Auguste, qui jugeait sans doute que la poésie, genre efféminé pour les Romains convenait peu à l'image
divinisée de celui dont il se proclamait l'héritier.
Mais César, dont on sait qu'il réforma par ailleurs le calendrier romain, montra aussi des préoccupations de grammairien
dans le De analogia, au titre aristotélicien, dont nous ne possédons que des bribes et des allusions à travers les citations
d'écrivains ultérieurs. Notons d'ailleurs que le terme d'analogie,
cher aux philosophes, aux logiciens et aux grammairiens, n'est
pas absent sous la plume de Senghor : « Mais le pouvoir de
l'image analogique ne se libère que sous l'effet du rythme,
provoque le court-circuit poétique et transmue le cuivre en or, la
parole en verbe » (Ethiopiques, Postface).
Et encore : « En ce qui concerne le vocabulaire, nous aurons
toujours présent à l'esprit, que les mots négro-africains sont
lourds d'images analogiques, que, signes et sens à la fois, ils
sont des carrefours de correspondances entre l'univers physique
et l'univers moral » (Liberté 1 - Négritude et humanisme, Seuil,
Paris, 1964, p.332).
Dans le De analogia, ouvrage en deux livres dédié à Cicéron, César se prononçait contre les néologismes, ce que
reprendra Horace dans son « Art poétique ». Par contre, il proposa de créer un participe présent ens, entis au verbe esse
(être) pour simplifier la syntaxe latine. Cela ne fut pas retenu et il faut attendre le Moyen Âge et la scolastique pour que le
mot réapparaisse pour désigner l'Être en philosophie.
Homme de lettres, poète, grammairien et chef d'état, quelle curieuse compagnie que de trouver ensemble Jules César et
Léopold Sédar Senghor ! Et pourtant la comparaison de ces deux illustres personnages tourne à l'avantage du second.
En effet, César parle de sa langue maternelle, le latin, et réfléchit, quand bien même il a parfois en arrière-pensée le grec,
appris plus tard, sur la langue qui pour lui était à la fois langue vernaculaire et langue véhiculaire, langue de littérature
depuis plus de deux siècles. Senghor, lui, lorsqu'il réglemente le bon usage du français, réfléchit à la langue apprise et non à
sa langue maternelle et, qui plus est, à la langue venue du colonisateur extérieur : « parce que je suis un ancien colonisé en
la Francité ». Ce hiatus, César ne l'a pas connu, ne l'a pas vécu. Sa romanité était naturelle…
Mais il y a mieux: c'est le dépassement de la langue - le français – pour aller vers la culture - la Francité – et ensuite le
désir d'universel à travers la langue française élargie soudain de l'hexagone aux dimensions de la sphère, comme si du fin
fond de sa Négritude, il hurlait : « Français, réveillez-vous ! » ou « Français, encore un effort ! ».
« Pour nous la Francophonie, c'est l'usage de la langue française, et nous demandons aux Français de défendre leur
langue... Il s’agit de défendre la France et les traits éternels de la civilisation française, mais il s'agit de défendre, en même
temps, les valeurs de la Négritude, les valeurs de l'arabité ». La négritude est un arc-en-ciel...
Chez César le latin était un donné, une évidence. Chez Senghor le français est un choix pour celui qu’on ne saurait
obliger, plier, humilier, puisqu'en seereer Sédar signifie : « celui qu'on ne peut humilier ». C'est presque un acte de foi :
« Nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs, nous sentons, pour le moins, aussi libres à l'intérieur du français que nos
langues maternelles. Plus libres, en vérité, puisque la Liberté se mesure à la puissance de l'outil: à la force de création. Il
n'est pas question de renier les langues africaines. Pendant des siècles, peut-être des millénaires, elles seront encore
parlées, exprimant les immensités abyssales de la Négritude... il est question d'exprimer notre authenticité de métis
culturels, d'homme du XXe siècle. Au moment que, par totalisation et socialisation, se construit la Civilisation de
l'Universel, il est, d'un mot, question de nous servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du Régime colonial.
De cet outil qu'est la langue française ».
Parole de politique, parole aussi de celui pour qui la linguistique était une « discipline majeure ».
III – LA TRILOGIE DU CŒUR
Comme ces trois flèches, symbole de la
SFIO à laquelle Senghor a un temps
appartenu, une trilogie à la fois du cœur et
de la raison sourient toute son action et son
énergie créatrice. Il a su unir trois idées
forces, trois concepts a priori étrangers,
« Dans les décombres de la colonisation, nous avons trouvé cet outil
voire antinomiques : la négritude, la
merveilleux : la langue française »
francophonie, l'humanisme dit intégral à la
suite de Maritain et visant à l'universel.
L est né à Joal le 9 octobre 1906 au Sénégal dans une famille qui
La Négritude, mot créé par Césaire dans
compte de nombreux enfants; il fait ses premières études dans des
un article intitulé Nègrerie, est un concept
écoles religieuses de son pays natal. Il fréquente le séminaire des
qui enveloppe toute l'œuvre de Senghor. On
Pères du Saint-Esprit de Ngazobil, où il se montre très doué avant
pourrait en couvrir des dizaines de pages de d'être dirigé à partir de la classe de seconde vers le collège Libermann qui
citations tirées de toute son œuvre et tous deviendra le prestigieux lycée Van-Vollenhoven de Dakar, aujourd'hui lycée
ses discours. Qu'il nous suffise de nous Lamine-Guèye. Après son baccalauréat, il est envoyé au lycée Louis-le-Grand
référer à deux définitions extraordinaires à Paris en hypokhâgne et khâgne où il est le condisciple de Georges Pompidou
que Senghor en a donné en 1966 à et d'Aimé Césaire.
l'université de Beyrouth « La Négritude est
l'ensemble des valeurs de civilisation du
Premier Africain agrégé de grammaire en 1935, il est nommé professeur au
monde noir, c'est-à-dire une certaine lycée Descartes de Tours puis au lycée Marcelin-Berthelot de Saint-Maur-desprésence active au monde : à l'univers », Fossés. Il suit les cours de l’École pratique des hautes études et ceux de
« Elle est essentiellement relation avec et l'Institut ethnologique de Paris où il a comme maître Paul Rivet.
mouvement vers le monde, contact et
Mobilisé en 1939, Léopold Sédar Senghor est fait prisonnier en juin 1940. Il
participation avec les autres. Parce que
emploie
sa captivité à apprendre l’allemand; libéré pour cause de maladie, il
telle, la Négritude est aujourd'hui
rejoint
la
Résistance au sein du Front national universitaire. À la Libération,
nécessaire au monde : elle est humanisme
e
son
activité
prend trois directions :
du XX siècle », (c'est nous qui soulignons).
e
Et combien encore plus pour le XXI
L’enseignement où il occupe la chaire de langues et de civilisation négrosiècle !
africaines à l’École nationale de la France d'Outre-mer;
Cette dialectique entre le particulier et
La Littérature où ses poèmes Chants d'ombre, Hosties noires le font saluer
l'universel fait songer aux propos forts
comme un écrivain important;
d'Aimé Césaire dans sa lettre à Maurice
L’action politique, où ses qualités intellectuelles et son autorité s'imposent.
Thorez du 24 octobre 1956, lettre de
Nommé en 1945, par le général de Gaulle, membre de la commission
démission du Parti communiste : « Ma
chargée d'étudier la représentation des colonies dans la future Assemblée
conception de l'universel est celle d'un
nationale, il deviendra député du Sénégal et délégué à l'Assemblée
universel riche de tout le particulier riche
consultative du Conseil de l'Europe, puis sera membre du cabinet Edgar
de tous les particuliers, approfondissement
Faure en 1955 et ministre, conseiller du gouvernement dans les débuts de
et coexistence de tous les particuliers ». Et
la Ve République. Élu premier président de la République du Sénégal, en
nous ne pouvons, à la lecture de Césaire
septembre 1960 et plusieurs fois réélu à cette fonction, il se retire
volontairement te 31 décembre 1980.
comme de Senghor, nous détacher de cette
phrase du chantre de la phénoménologie,
Il est, avec le soutien des présidents Habib Bourguiba et Hamani Diori,
Husserl qui en 1929 écrivait dans les
Méditations cartésiennes : « Le monde est l’inspirateur de la francophonie institutionnelle dont il lance te projet dès 1966.
un problème égologique à vocation
Le 2 juin 1983, il est élu à L’Académie française à la place du duc de Lévisuniverselle ».
Mirepoix
et c'est Edgar Faure, en présence du président François Mitterrand,
Or cet universel, pour Senghor, passe par
qui
le
reçoit
le 29 mars 1984. Retiré à Verson dans le Calvados, dans la
la francophonie et, partant, par la langue
demeure
familiale
de son épouse normande, il décède le 20 décembre 2001. Il
française. Nous considérons que son amour
repose au Sénégal.
pour la langue française est d'abord une
adhésion du cœur et de l'émotion. On sait
Créateur avec Aimé Césaire du concept de Négritude, il a prôné une
qu'on lui a souvent reproché sa formule « civilisation de l'Universel » ; il a acquis par ses œuvres poétiques, parmi
« La raison est hellène, l'émotion est lesquelles Éthiopiques et Élégies majeures par ses essais politiques,
nègre ». Outre le fait que Souleymane philosophiques et littéraires, une gloire universelle.
Bachir Diagne a expliqué, en remettant
cette phrase dans son contexte qui
concernait l'art et opposait la sculpture africaine à la statuaire grecque, même si on l'appliquait aux langues, le grec ancien
est une langue morte dont on ne peut vibrer, même avec Homère ou Pindare, que de façon imparfaite car il nous manque et
la prononciation et le rythme et la musicalité d'une langue qui était tonale. Les langues vivantes, elles, s'entendent, se
sentent, se goûtent. Et c'est en fin gourmet que Léopold Sédar Senghor parle du français : « Car je sais ses ressources pour
l'avoir goûté, mâché, enseigné et qu'il est la langue des dieux » (Éthiopiques, Postface). Et, parlant de son apprentissage du
français : « Je le mangeais, délicieusement, comme une confiture » (Pour un humanisme de la francophonie).
Parfois la raison semble reprendre le dessus : « Dans le choix de la langue, la question n'est pas de savoir si la langue de
l'enseignement sera autochtone ou non, mais quelle elle sera. En d'autres termes, il s'agit de choisir une langue pour ses
vertus propres: ses vertus d'éducation. De ce point de vue, "la langue de gentillesse et d'honnêteté" qu'est le français
s’impose. Je ne reviendrai pas sur ses qualités d'ordre et de clarté qui ont fait
du français, pendant trois siècles, une langue universelle, singulièrement la
langue de la science et de la diplomatie. Elles sont connues. Ce que je veux
ajouter c'est que le français est une langue de littérature, voire une langue
poétique. Elle est apte à exprimer aussi bien les sentiments les plus nobles, les
plus forts, que les plus délicats et les plus troubles, aussi bien le soleil de
l'esprit que la nuit abyssale de l'inconscient ».
Mais bien vite le linguiste cède à l'émotion du poète : « Le français, ce sont
des grandes orgues qui prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des
douceurs les plus suaves aux fulgurances de l'orage. Il est tour à tour ou en
même temps, flûte, hautbois, trompette, tamtam et même canon, Et puis le
français nous a fait don de ses mots abstraits – si rares dans nos langues
maternelles -, où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots sont
naturellement nimbés d'un halo de sève et de sang; les mots français rayonnent
de mille feux, comme des diamants, des fusées qui éclairent notre nuit »
(Ethiopiques, Postface). La raison est peut-être hellène, l'émotion est
française... Et finalement les langues africaines comme le français ont un point
commun : le sens de la poésie, Et, télescopant les deux univers, l'article de 1962
dans la revue Esprit, intitulé Le français langue de culture, affirme sans
ambages : « Mais ce qui, à première approximation, fait la force des langues négro-africaines fait, en même temps, leur
faiblesse. Ce sont des langues poétiques. Les mots, presque toujours concrets, sont enceints d'images, l'ordonnance des
mots dans la proposition, des propositions dans la phrase y obéit à h sensibilité plus qu'à l'intelligibilité: aux raisons du
cœur plus qu'aux raisons de la raison ». Et plus loin : « Or il se trouve que la français est, contrairement à ce qu'on a dit,
une langue éminemment poétique » (c'est Senghor qui souligne).
La francophonie est le deuxième pilier de cette trilogie et ce, comme une évidence : « Il est naturel qu'après la
Négritude, j'aborde le problème de la Francophonie », en se référant au créateur du mot en 1880, le géographe Onésime
Reclus. Et lui, « l'ancien colonisé de la France » d'ajouter plus loin, comme un coup de griffe à l'ancienne métropole :
« Dans les conférences internationales, en commençant par I'ONU et ses organisations spécialisées, il nous faut, non
seulement parler français, mais encore parler en français. Pour le moment, ce sont surtout les francophones d'Outremer qui
respectent cette règle ».
Partant d'une définition claire : « Dans tes faits, la Francophonie se présente comme la communauté spirituelle des
nations qui emploient le français, soit comme langue nationale, soit comme langue officielle, soit comme langue d’usage »,
il passe à une véritable profession de foi francophone :
« La Francophonie est une volonté humaniste, sans
cesse tendue vers une synthèse, et toujours en
dépassement d'elle-même pour mieux s’adapter à la
situation d'un monde en perpétuel devenir Au lieu de
faire face, chacun de son côté et en ordre dispersé, les
AJOR de l’École normale supérieur de la rue d’Ulm, agrégé
de lettres classiques, titulaire de deux doctorats en droit et lettres, pays francophones veulent se mettre ensemble pour
Alain Houlou a enseigné le latin et le grec ancien à l’Université assurer une cohérence à leurs efforts en leur donnant
de Lille et la psychopathologie ainsi que l’ethnopsychiatrie à plus d'efficacité : il s'agit d'une véritable
concertation », pour aller vers cet espace de fraternité
l’Université de Paris VIII – Saint-Denis.
Il est spécialiste de la philosophie politique d’Aristote et de la et solidarité universelle qui, dépassant la raison
philosophie du droit chez saint Augustin. Il est l’auteur francophone, le hisse à une envolée lyrique où
d’ouvrages et de nombreux articles consacrés à l’antiquité gréco- Bergson n'est pas absent :
« La Francophonie, cet
romaine, au droit et à la psychologie.
Il est spécialiste des cultures wolof et seereer et a aussi effectué humanisme intégral qui se
des séjours chez les Inuits du Canada. Il est secrétaire général de tisse autour de la terre:
La République des territoires, espace de débat poléthique sur les cette
symbiose
des
territoires, l’innovation et les solidarités. Il publie en 2011 un "énergies dormantes" de
recueil de poésie intitulé « Alidades et Théodolites ».
tous les continents, de
toutes les races qui se
réveillent à leur chaleur complémentaire. Vous vous serez souvenus de l'article que j'écrivais
dans Esprit en 1962. Je ne puis encore m'empêcher de relier la Francophonie à cet autre
humanisme, la Négritude, puisqu'aussi bien des peuples noirs se réclament de l’une et de
l’autre. Francophonie et Négritude s’influencent, s’interfèrent et se métissent. Le français
coexiste avec deux mille langues de l'espace francophone. Nos langues s'empruntent des mots
et s’en fabriquent de nouveaux. C'est la vie commune ».
Sa conclusion est comme un soulagement : « J'ai toujours rêvé de concilier Francophonie et Négritude. Ce rêve est
maintenant une réalité ». Et c'est ainsi qu'il pourra affirmer sans sourciller : « Si je suis entré à l’Académie française, c'était
pour y faire entrer, en même temps que la convivialité, la Négritude à côté de la Francophonie. Je veux dire : la
Civilisation de l'Universel, si chère à Teilhard de Chardin ». Senghor aurait mérité qu'à l'instar du père de Mirabeau on le
surnommât « l'ami des hommes », tant il est vrai que pour lui, selon le proverbe wolof, « l'homme est le remède de
l'homme », Nit moo di garab nit.