leopold sedar senghor : quete et decouverte de la poetique negro

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leopold sedar senghor : quete et decouverte de la poetique negro
LEOPOLD SEDAR SENGHOR : QUETE ET DECOUVERTE DE LA
POETIQUE NEGRO-AFRICAINE
Par Pr Titia SINGARE1
Léopold Sédar Senghor se reconnaît des similitudes avec des poètes français du XXè
siècle : Charles Péguy, Paul Claudel, Saint John Perse. Il sait gré à Charles Baudelaire d’avoir
redécouvert le mystère des correspondances et d’avoir chanté la Vénus noire , comme il sait
gré à Arthur Rimbaud d’avoir clamé : je suis un nègre . Sa poésie se ressent de leur influence.
Cependant, il ne s’est pas contenté de se soumettre à la poétique de ses devanciers français :
celle à laquelle il déclare souscrire est une technique de création littéraire dont il a découvert
les éléments constitutifs au terme d’une véritable quête. Il découvre une technique, il ne
l’invente pas. En effet, avant d’entamer la quête, il avait produit des vers : son itinéraire
poétique débute par ce qu’Armand Guibert a appelé la période de la juvénilia. Celle-ci sera
reniée par la suite après que le poète eut découvert, d’une part, la poésie négro-américaine et,
d’autre part, les poésies orales ouolof et sérère. La présente étude se propose d’éclairer sur la
quête de la poétique négro-africaine, sur la découverte de cette poétique et sur les
conséquences de cette découverte.
I. A la recherche de la poétique négro-africaine
Léopold Sédar Senghor a écrit ses premiers poèmes alors qu’il fréquentait le Cours
Secondaire Laïc de Dakar. A l’époque, selon son biographe Armand Guibert : plutôt que de
« frayer avec les camarades de son âge », il choisit d’assouvir une faim d’études dans
l’isolement ; « il lit et relit en prenant des notes » et « la passion d’écrire le tient déjà ». Voilà
qui justifie qu’il ait écrit ses premiers vers au lycée et « sa famille conserve le souvenir de tel
poème qu’il composa en 1927, à l’occasion de la naissance de son neveu Henri, et dont il ne
reste plus rien ; les rats ayant mangé le manuscrit abandonné dans un tiroir » (Guibert, 1961,
36). De 1927 à 1935, année de son admission au concours de l’agrégation, de Dakar à Paris et
de Paris à Tours, il continua à produire des poèmes qui, comme ceux de son compatriote
Birago Diop rédigés à la même époque, sont placés sous l’influence des « Grands
Classiques »2 : les romantiques, mais, surtout, les symbolistes . Ces poèmes de jeunesse sont
actuellement regroupés dans Œuvre poétique3 sous deux titres : Poèmes perdus (les tout
premiers que le poète avait déclaré avoir brûlés) et Poésies diverses (poèmes de jeunesse que
leur auteur avait choisi de publier parce que déjà influencés par la poétique négro-africaine).
Après « les Grands Classiques », Senghor sera influencé par « les princes proscrits de la
forme », les poètes surréalistes en rupture avec l’esthétique et la logique qui étaient celles de
l’Occident depuis Aristote . Cependant, cette influence ne doit pas être exagérée. Après avoir
découvert le surréalisme, Senghor poursuit sa quête et cette quête l’orientera vers deux formes
de poésie populaire : celle des Négro-américains et celle des Ouolofs et des Sérères. Il y a
donc un itinéraire poétique que Senghor décrit en ces termes, dans une lettre datée de Paris, le
4 décembre 1943 et adressée à Maurice Martin du Gard :
1
Professeur de lettres à l’Institut Universitaire de Gestion, Université de Bamako, Mali
L’expression est de Senghor lui-même.
3
Œuvre poétique, exception faite de quelques inédits dispersés dans des revues, rassemble la
totalité des poèmes rédigés par Senghor et répartis entre les titres que sont : Chants d’ombrer est
enrichi par les traductions de chants bantou, bambara, khassonké, toucouleur et par deux essais
majeurs : Comme les Lamantins vont boire à la source (Post-face d’Ethiopiques) et Dialogue sur
la poésie francophone (échange de messages relatifs à leur expérience entre Senghor et trois
poètes français : Pierre Emmanuel, Alain Bousquet, Jean-Claude Renard.
2
Mes premiers vers datent du Lycée. C’étaient des vers « classiques » à la manière des
grands romantiques. Plus tard, pendant mes années de Sorbonne, j’ai été contaminé
par le surréalisme. J’eus alors la chance de découvrir, d’une part l’Afrique et l’art
nègre à travers les ethnologues et les critiques d’art européens, d’autre part, la
littérature et surtout la poésie négro-américaine. Ces découvertes furent pour moi de
véritables révélations qui m’amenèrent à me chercher et à me découvrir moi-même tel
que j’étais : un être moralement et intellectuellement métissé de Français. Je brûlais
alors tous mes poèmes antérieurs pour répartir à zéro. C’était vers 1935.
C’est par l’intermédiaire des sœurs Nardal (Paulette, Jane et Andrée), trois
Martiniquaises qui, avec le concours du Haïtien, le Dr. Sajou, avaient créé La Revue du
Monde noir que Senghor fit la connaissance d’intellectuels noirs originaires des Etats Unis et
des Antilles dont, en particulier, Alan Locke et Mercer Cook. S’intéressant aux idées et à
l’action de la Negro-Renaissance, il lit régulièrement The Crisis et Opportunity, The Journal
of Negro-History, tout en ayant, comme livres de chevet, deux anthologies : celle de Nancy
Cunard : Negro-Anthology et celle d’Alan Locke intitulée The new Negro (Senghor, 1964,
274). Tirant les leçons de ces différentes lectures, Senghor écrit :
Il reste que (…) ce sont peut-être moins la théorique la pratique de la Négritude, je
veux dire le roman et surtout la poésie de la Negro-Renaissance qui nous ont
influencés comme modèles. (Senghor, 1964, 276)
Ainsi, par l’intermédiaire des Négro-Américains, par l’intermédiaire de leur musique,
de leur danse et surtout de leur poésie : de leur esthétique, Senghor renoue avec le rythme
primordial des arts de l’Afrique noire, avec la poétique négro-africaine traditionnelle. Il
découvre que, sous des cieux différents et par-delà la mer, ces arts possèdent les mêmes
caractéristiques, d’où ce sujet de dissertation qu’il proposa à ses élèves de l’Ecole Nationale
de la France d’Outre-Mer, en 1953.
Les spécialistes du jazz distinguent le jazz « hot » (le jazz chaud) et le jazz « straight »
(le jazz droit, plat, calme). Le jazz « hot » est celui qui fut inventé par les NégroAméricains. Montrez que l’art des Nègres est toujours « hot », qu’il s’agisse de leur
musique, de leur sculpture, de leur littérature au tout simplement de leurs langues.
En définitive, la découverte de l’esthétique négro-africaine favorise une autre
découverte et, parfois, une redécouverte : celles des poètes et poétesses du Sine.
Il est bien question d’une redécouverte car, avant de lire les Négro-Américains,
Senghor a commencé par écouter les Négro-Africain. La place qu’occupe la poésie dans la
société négro-africaine, le rôle qu’elle joue dans la vie de tous les jours sont prépondérants.
Aussi, à la suite du séjour au Royaume d’Enfance, l’homme peut-il écrire, s’adressant à ses
élèves du lycée de Tours, comme pour indiquer qu’il possède un héritage littéraire :
Les poétesses du sanctuaire m’ont nourri
Les griots du Roi m’ont chanté la légende véridique
De ma race au son des hautes Kôras (Senghor, 1990, 29).
Il ne s’agit pas là d’une idéalisation de son enfance : ni « les poétesses du sanctuaire »,
ni « les griots du Roi » ne sont sortis de l’imagination du poète ; ils ont réellement existé.
Ceux-ci ne sont autres que les griots du bour Sine Koumba Ndofène Diouf que le poète
évoque en ces termes :
Je me rappelais le Roi du Sine, Koumba Ndofène Diouf qui venait en grand arroi
rendre visite à mon père (…) Des griots à cheval entouraient le Roi et, frappant,
rythmiques, leurs tam-tams d’aiseille, ils chantaient. Et depuis, je n’ai entendu chants
si beaux.4
Quand aux « poétesses du sanctuaire », elles sont évoqués dans ces vers extraits du
poème A l’appel de la race de Saba :
Je repose la tête sur les genoux de ma nourrice Ngâ, de Ngâ la poétesse
Ma tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoung, au grand galop de mon
sang de pur sang
Ma tête mélodieuse des chansons lointaines de Koumba l’Orpheline.
L’enseignement des « poétesses du sanctuaire » sera complété par l’enseignement de
celles que Senghor appelle « Mes Trois Grâces » : Koumba N’diaye, Marône Ndiaye et Siga
Diouf, les trois poétesses du canton de Joal – Fadiouth. Elles ont commencé par le charmer
avec leurs « poèmes-chants ». Elles ont contribué, ensuite, à le rendre conscient de l’existence
d’une véritable poétique négro-africaine. Sur leur apport à sa prise de conscience, il a eu des
propos assez explicites. Se situant par rapport à ses amis français : Pierre Emmanuel, Alain
Bousquet et Jean Claude Renard, il écrit :
Paradoxalement, c’est moi qui ai conservé le plus de liens avec les Muses sous les
formes de mes Trois Grâces, les poétesses populaires de mon village : Koumba
Ndiaye, Marône Ndiaye et Siga Diouf. Ce sont elles qui, par leurs poèmes-chants et
leurs commentaires m’ont révélé les caractères essentiels de la poésie sérère et,
partant, de lapoésie négro-africaine.
L’influence des poétesses populaires du Sine a été déterminante. Aussi, chaque fois
que Senghor veut faire apprécier les charmes de la poésie orale sérère, n’hésite-t-il pas à
déclamer certaines de leur composition. Cependant, si déterminante que fut cette influence,
elle est à étudier à la lumière d’autres révélations dont celles des camps de prisonniers nazis.
En effet, Senghor sut tirer profit de toutes les occasions, lors de son séjour en Europe, pour
poursuivre sa « Quête du Grall – Négritude. » Parmi ces occasions, sa captivité en Allemagne.
Elle fut une épreuve douloureuse. Elle fut également une épreuve fructueuse.
Il est avéré que le propre du Nègre où qu’il se trouve, quelles que soient les conditions
dans lesquelles il se trouve, a toujours su transformer la peine en joie. Cette aptitude permit de
rendre l’épreuve de la captivité moins atroce. Mieux, de la rendre fructueuse, aussi bien au
plan de la pensée qu’au plan de la poésie. De cette captivité est sorti un recueil de vers :
Hosties noires. Cette captivité permit également l’aboutissement de la quête si, « en deux
ans », Senghor a « fait sept camps de prisonniers en France », de l’un de ces camps, celui du
Front Stalag 230, il a conservé un agréable souvenir : c’est là, en effet, qu’il a rencontré ceux
qu’il nomme, dans son poème Lettre à un prisonnier, ses « heureux amis » : Ngom, le
« Champion de Tyané », « Tansir Dargui Ndiaye qui se nourrit de parchemins », « Samba
Dyouma le poète » à la « voix couleur de flamme », Nyout Mbodge et Koly Ngom.
4
Allocution au dîner annuel du Pen Club des Ecrivains américains, 27 mai 1975
Il s’agit là de ses compagnons de captivité, des paysans, mais des paysans-poètes.
L’agrégé de grammaire, le professeur de lettres doublé du chercheur va se mettre à leur école.
La vie en commun dans le camp de prisonniers a fait tomber les barrières dues aux différences
de statuts. Ensemble, au Front Stalag 230, les tirailleurs vont recréer l’atmosphère des
veillées villageoises, faisant du coup redécouvrir à Senghor une période de sa vie, la période
de son enfance charmée par « les griots du Roi » et « les poétesses du sanctuaire ». Voici en
quels termes il décrit la recréation de cette atmosphère de fête villageoise dans un camp de
prisonniers :
Les longues soirées de captivité dans la baraque, et les groupes autour des poêles.
Nous avions nos soirées littéraires sans livre, et nos spectacles. Je te vois, toi,
« Oumar Sikh, chevalier de Tyâné, l’Aimé de Fatou Dieng »5 Tu te lèves au milieu
d’un conte. Les tam-tams battent et les mains. Tu vas réciter un poème – intermède.
Plutôt tu vas le danser et le chanter ; et les spectateurs reprendront le refrain en
chœur. Et toi, Samba Dyouma, aède du Fouta Djalon, te voilà allongé, royal, sur ta
couche. Ton fidèle ami prélude sur une kôra. (Senghor, 1964)
Il se trouve que, avant sa captivité, Senghor avait entamé des recherches sur la poésie
orale sérère avec l’intention de rédiger une thèse complémentaire de doctorat d’Etat. Aussi
ces « soirées littéraire sans livre » constituaient-elles des occasions inespérées pour enrichir sa
documentation, mieux, découvrir la poétique négro-africaine. Du reste, il ne s’en tiendra pas à
la simple audition. Au plaisir des sens, de l’ouïe en particulier, mais aussi, de la vue, car les
poèmes sont à la fois chantés et dansés , il va ajouter celui de l’esprit en entreprenant un
travail de transcription et de traduction. C’est en s’adonnant à ce travail qu’il finit par
découvrir ce qu’il cherchait. En effet, après avoir écouté, transcrit et traduit, il poursuit ses
investigations et fait deux découvertes majeures que nous qualifierons, la première,
d’essentiel, et la seconde, de fondamental : une découverte de première importance et une
découverte servant de fondement pour justifier le contenu de la première.
II. La poétique retrouvée
Au Front Stalag 230 n’étaient pas internés que des tirailleurs sénégalais. Il y avait
également là un linguiste autrichien professeur de son état. Lui aussi s’intéressait aux soirées
littéraires sans livre » des tirailleurs et, sur bandes magnétiques, enregistrait certains de leurs
poèmes-chants. Par son intermédiaire, à la suite de l’audition d’un enregistrement, que se
produisit la révélation : la découverte des lois de la poétique négro-africaine. Cependant,
avant de parler de ces lois, ce qui fera l’objet d’une étude ultérieure, il serait intéressant de
répondre à la question : pourquoi ces lois sont-elles restées ignorées des chercheurs
européens ?
Depuis le XIXè siècle, des africanistes s’étaient intéressés à la littérature négroafricaine. Mais ils ne purent découvrir ces lois, furent loin de soupçonner leur existence. S’il a
fallu attendre Senghor pour que l’existence d’une poétique négro-africaine fût établie avec
certitude, de manière scientifique, c’est parce que, dans leur attitude vis-à-vis de la littérature
négro-africaine, les Européens furent, au départ, à quelques exceptions près, victimes de leur
ethnocentrisme. Cet ethnocentrisme les conduisit à adopter deux positions, l’une, faite de
5
D’après Senghor, il s’agit là d’un vers d’un poème où l’auteur se présente. On retiendra cette
manière assez particulière de se présenter en faisant allusion à ses origines, à son village natal
(comme ches les Grecs de l’Antiquité : Hérodate d’Halicaenasse) et à sa mère (ou à son amante)
comme pour mieux se situer et préciser qu’ion n’est pas n’importe qui.
mépris ; l’autre se caractérisant par sa méprise. Senghor le fait remarquer quand il écrit,
préfaçant Les Contes de l’Ouest africain de Roland Colin (Colin, 1955) :
Contrairement à l’opinion courante, on a beaucoup écrit sur la littérature négroafricaine, sur les contes singulièrement. Contrairement à cette même opinion, peu de
choses justes – ou seulement sensées – ont été dites. Ou bien le mythe du Nègre-Enfant
obscurcit le jugement de voyageurs et journalistes par ailleurs fort cultivés ; ou bien
on accorde au Nègre « bon sauvage » toutes les vertus, sauf l’intelligence ; ou bien on
lui prête généreusement, au nom des « immortels principes », l’intelligence même de
l’Européen ; ou bien, comme nombre de romanciers coloniaux du XXè siècle, on lui
assigne des valeurs originales, dont le défaut majeur est qu’elles sont fausses : des
verroteries .( Senghor, 1964, 175)
Telles sont, passées en revue, les différentes sources d’erreurs dont furent victimes les
chercheurs européens. Regroupées, elles ramènent aux deux défauts déjà signalés : le mépris
et la méprise.
Le mépris se note chez Sylvestre – Meinard Xavier Golbéry que Roland Colin
présente comme « militaire et homme du monde, ami de M. de Boufflers, gouverneur du
Sénégal et de MM. De Castries et Ségur, ministres de la Marine et de la Guerre. » (Colin,
1955,18). L’homme est l’auteur d’un livre intitulé Fragment d’un voyage fait en
Afrique…publié en 1802 et dans lequel il écrit : « Les contes les plus absurdes, les histoires
les plus mensongères sont le souverain délice et le plus grand amusement de ces hommes qui
parviennent à a vieillesse sans jamais être sortis de l’enfance. » Toujours, selon Golbéry, les
griots, ces spécialistes de la littérature orale nègre, sont « aussi mauvais musiciens que
mauvais poètes et le balafon, variété de xylophone dont ils se servent pour accompagner leurs
chants est un instrument trop compliqué pour avoir été inventé par des Nègres qui ignorent les
principes de la musique et qui ne savent lui faire produire qu’un bruit confus et détestable. »
Golbéry est du XIXè siècle. Cependant, le mépris teinté de racisme qui l’anime vis-àvis de l’homme noir et de ses productions culturelles est loin d’avoir disparu avec son siècle.
En effet, encore au XXè siècle, un éminent historien comme Pierre Gaxotte n’hésite pas à
écrire, dans le numéro d’octobre de La Revue de Paris, et ce, à propos des Nègres : « Ces
peuples n’ont rien donné à l’humanité ; et il faut bien que quelque chose en eux les en ai
empêchés. Ils n’ont rien produit, ni Euclide, ni Aristote, ni Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur.
Leurs épopées n’ont été chantées par aucun Homère. » Sous la plume d’un Gaxotte, ces
propos ne surprennent pas : l’homme n’a-t-il pas été membre de l’Action française et
secrétaire de Mauras qui, sous l’Occupation n’hésita pas à apporter son appui au régime de
Vichy dans sa collaboration avec les Nazis ?
Donc, vis-à-vis de la littérature orale des Nègres, un profond mépris, d’où la remarque
de Senghor :
Les « Coloniaux » eux n’y voient, trop souvent, que les signes d’une pensée vacillante,
d’une intelligence imbécile (Senghor, 1964).
Cependant, contrairement à Golbéry et à Gaxotte, certains français ont vite compris
l’intérêt qu’il y a à être informé des réalités négro-africaines. Fragment d’un voyage en
Afrique paraît en 1802 que l’abbé Grégoire publie De la littérature des Nègres. La
différence entre les deux hommes est nette. Roland Colin le fait remarquer : « Alors que, pour
Golbéry, la musique africaine est une cacophonie inorganique, aux antipodes de l’art (…)
l’Abbé Grégoire rapporte les paroles de Stedman « qui leur accorde spécialement le génie
poétique et musical, énumère leurs instruments à cordes et à bouche au nombre de dix-huit »
(Colin, 1955, 30). L’Abbé Grégoire, en reconnaissant chez les Nègres « un esprit vif et
pénétrant, un jugement sain, du goût, de la délicatesse », ouvre la voie aux africanistes.
Parmi ces derniers, André Gide. Il est l’auteur de deux livres sur l’Afrique : Le
Voyage au Congo et Le Retour du Tchad. Dans ce second livre, il s’intéresse à la
civilisation du peuple sara. Comparant les chants populaires de ce peuple aux chants
populaires de France, il n’hésite pas à écrire : » Nos chants populaires près de ceux-ci
paraissent pauvres, simples, rudimentaires. » (in Senghor, 1964, 37). Poursuivant sa
description de la musique populaire sara, il note : « L’intervention rythmique et mélancolique
est prodigieuse et comme naïve » (in Senghor, 1964, 37). La description conduit Gide à
s’exclamer : « mais que dire de l’harmonique ? » et à justifier son exclamation : « car c’est ici
qu’est toute ma surprise. Je croyais tous ces chants monophoniques. Et on leur a fait cette
réputation, car, jamais de chants à la tiercé ou à la sixte. » (in Senghor, 1964, 37) De cette
exclamation et de sa justification, il tire la conclusion suivante : « Mais cette polyphonie par
élargissement et écrasement du son est si désorientante pour nos oreilles septentrionales, que
je doute qu’on puisse la noter avec nos moyens graphiques. » (in Senghor, 1964, 37)
Il y a donc, chez Gide, la reconnaissance d’une caractéristique de la musique sara :
celle de l’harmonique ; mais aussi, la reconnaissance de son incapacité à « noter », donc à
interpréter cet harmonique. Grâce à cette seconde reconnaissance, il a pu se garder de la
méprise. Son exemple sera peu suivi. En effet, les africanistes constituant une deuxième
génération après la sienne vont s’essayer à s’expliquer. Leurs tentatives mèneront à des
aberrations. Sur ce point, l’on pourrait multiplier les exemples. Mais le cas de Blaise Cendrars
suffit, pour les résumer dans leurs grandes lignes. Dans l’avant-propos de son Anthologie
nègre, il écrit : « l’étude des langues et de la littérature des races primitives est une des
connaissances les plus indispensables à l’histoire de l’esprit humain. » (in Cornevin, 1976,
91). Voilà qui lui fait honneur en le différenciant radicalement de Golbéry e de Gaxotte.
Malheureusement, dans ses efforts d’interprétation, « n’ayant pas encore été en Afrique, il
présente les textes d’un point de vue européen. » (in Cornevin, 1976, 91). Cela lui valut
d’être violemment critiqué par Janheinz Jahn : « Cendrars (…) cueillit dans le matériel des
chercheurs quelques roses et les rendit en Afrique. A cette occasion, il mélangea les traditions
de différents peuples pour aboutir à une cosmogonie de son propre schéma. » (in Cornevin,
1976, 91).
En définitive, l’existence de la poétique négro-africaine avant Senghor n’a pas pu être
affirmée pour deux raisons. La première raison tient à une attitude raciste qui mena à nier
l’existence de la culture négro-africaine. La seconde raison découle des insuffisances des
méthodes d’investigation employées par les africanistes : insuffisances dans la transcription
des « textes » recueillis et dans la conception des africanistes sur l’art nègre. Ayant décelé ces
insuffisances, Senghor va pousser plus loin pour aboutir à deux découvertes majeures.
Senghor a lui-même qualifié la première découverte de « fondamental » : il s’agit de la
découverte des lois de la poétique négro-africaine, plus précisément, des caractéristiques du
« vers » négro-africain. La révélation eut lieu au Front Stalag 230, au cours d’une « soirée
littéraire sans livre » si ce n’est immédiatement après, dans les circonstances que voici 6.
6
Ces circonstances, Senghor les a fréquemment rappelées. Ainsi, nous accordant un entretien, le 23
janvier 1985, en son domicile parisien, 1, Square Tocqueville dans le XVIIo, il nous confie : « Quand je
… en captivité, écoutant l’enregistrement d’un linguistique allemand autrichien
exactement un de nos gardiens, je lui criai : « Eurêka, j’ai trouvé la poétique négroafricaine ! » Le lendemain, je mis le poème en formule mathématique. Ce qui, seul,
pouvait prouver que c’était un poème. (Senghor, 1977, 382).
En 1981, dans un article intitulé Combat pour la démocratie7, il revient sur cette
découverte en la présentant comme une avancée importante dans l’exécution de son
programme de défense et illustration des valeurs civilisatrices du monde noir :
C’était en 1945. Le professeur de Langues et Civilisations négro-africaines que j’étais
devenu à l’Ecole de la France d’Outre – Mer passait une partie de ses vacances au
Maroc. Il s’agissait de me faire des forces avant de revenir au pays où je devais
recueillir des textes de poèmes sérères pour une thèse complémentaire de doctorat
d’Etat. Le travail devait être d’autant plus aisé que, pendant mes deux années de
prisonnier de guerre, j’avais fait une découverte fondamentale pour la Négritude : en
mettant en formules mathématiques des poèmes sénégalais, j’avais prouvé,
scientifiquement, qu’il existait une poésie négro-africaine ; avec une prosodie et une
métrique originale, et non une simple « prose rythmée » comme l’avaient dit,
jusque-là, les africanistes européens.
La seconde découverte est celle que nous avons qualifiée d’ « essentiel » : elle est celle
qui permet de saisir la raison pour laquelle la poésie négro-africaine possède « une prosodie et
une métrique originale », la raison pour laquelle sa principale caractéristique est la parole
rythmée. Cette raison tient à la place et à la fonction de l’art dans la société négro-africaine.
Elle échappe à bon nombre de nos contemporains, occidentaux ou occidentalisés. Aussi, son
élucidation nécessite-t-elle une comparaison entre deux conceptions : celle de l’art, dans les
sociétés d’Europe occidentale et celle de l’art, dans les sociétés négro-africaines.
Certes, en Occident, l’on reste conscient que l’on ne pourrait se passer des artisties,
que l’art n’est pas constitué par un ensemble d’activités, de productions totalement
insignifiantes. En effet, dans l’ouvrage collectif L’Homme et son art, on lit : « Dans une
société d’esprit scientifique comme la nôtre (…), bien qu’aucun mot ne puisse le définir, nous
éprouvons l’importance de l’art dans notre vie. On ne peut imaginer un monde sans musique
ni danse, sans théâtre ni littérature ; un monde privé de sculpture, d’architecture, de peinture ;
un monde où les objets familiers seraient dépourvus de décors et de formes esthétiques ».
(Anonyme, 1967, 20 Mais cela ne suffit pas pour que l’on puisse parler en Occident du rôle
primordial de l’art, comme en Afrique noire. En Occident, l’artiste continue à se faire une
haute idée de son « métier », lui assigne une noble fonction, le considère comme une activité
vitale. Malheureusement, il ne trouve pas auprès du grand public l’écho souhaite. Quelques
cénacles, quelques chapelles, quelques esprits distingués, généralement des universitaires,
s’intéresseront à la signification de son œuvre, à la révolution, qu’elle opère dans le monde
suivais les cours de l’Institut d’Ethnologie de Paris, les professeurs, non seulement là, mais ailleurs,
aux Langues Orientales, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes soutenait la thèse selon laquelle il n’y a
pas de poésie en Afrique noire, il n’y avait que de la prose rythmée, il n’y avait pas de métrique. Or,
en écoutant les poèmes enregistrés par un professeur autrichien, je lui ai dit, sautant de joie ;
« Eurêka ! » Il m’a dit : « Qu’est-ce que vous avez trouvé ? » « J’ai trouvé qu’il y a une poésie négroafricaine. Vous voyez, ce que vous venez d’entendre, ce n’est pas un conte, c’est un poème. Et je
peux mettre en formules mathématiques votre poème (…) et j’ai remarqué qu’il y avait 1-2-3 ; 1-2-3 ;
1-2-3 ; 1-2-3 : il y avait trois mètres et chaque mètre avait trois syllabes.
7
Jeune Afrique No 1046 du 21 janvier 1981
des idées ; le gros du peuple ne la considèrera que comme simple objet de loisir : « décor »,
« forme esthétique ». Il y a donc un réel divorce entre l’artiste et le public comme cela
transparaît dans le dialogue entre M. Beckford et Chatterton8.
Les origines de ce divorce remontent au VI° siècle avant J.C. « La raison est hellène »,
a écrit Léopold Sédar Senghor. Pour vraie qu’elle soit, cette phrase ne doit pas amener à
ignorer que la Grèce, elle aussi, a connu sa période mythique, illustrée, notamment, par les
mystères d’Eleusis et l’orphisme, comme l’Afrique noire en connaît encore, d’où le constat de
l’helléniste Senghor dans Dialogue sur la poésie francophone, à propos de la similitude »…
entre les mystères grecs et les cérémonies négro-africaines d’initiation » (Senghor, 1979, 95).
Mais, à partir du VIè siècle, les mythes ne donnent plus satisfaction. L’essor des cités
grecques d’Asie mineure favorise la naissance de l’esprit scientifique. De essais
d’explications rationnelles de l’univers sont tentés et proposés. A côté de la Mythologie, se
développe la Philosophie. Et, sous la plume de Pythagore et de ses continuateurs apparaissent
des mots et expressions comme : loi, mesure, proportion, nombre d’or, harmonie
universelle… Ils finiront par s’imposer dans les domaines de l’action, de la connaissance et de
l’éthique, devenant ainsi les valeurs suprêmes de la civilisation hellène. Apollon l’emporte sur
Dionysos, les cultes officiels sur les cultes populaires, la connaissance rationnelle sur la
pensée magique.
Cette révolution intellectuelle consacrant la naissance de l’esprit scientifique eut des
conséquences sur la création artistique. Celle-ci cesse d’être le fait du peuple pour devenir
l’apanage des spécialistes : « Phidias et son école élaborent en sculpture un idéal classique de
beauté fondé sur la perfection physique de l’athlète… » (Anonyme, SDNL, vol. 4, 776) d’une
part et, d’autre part, « le contenu idéologique du programme iconographique du Parthénon,
son symbolisme, semble s’inspirer de la doctrine d’Anaxagore, l’ami de Périclès, de l’esprit
divin se manifestant à travers l’ordre entier de la contingence. D’une manière plus précise,
cette idéologie proclame la victoire de la Raison (Athéna) sur le chaos, de la pensée
occidentale sur les forces obscures de l’inconscient (Anonyme, SDNL, vol. 4, 803). De tout
cela découle le fait que : »l’art grec est d’abord un art de l’intelligence et de la pensée qui
s’appuie sur la vérité formelle de la nature ; l’homme y maîtrise les forces extérieures de
l’univers » (Anonyme, SDNL, vol. 4). C’est ainsi que s’est effectué le passage de l’art
populaire aux Beaux Arts dont les différentes esthétiques, s’inspirant toutes des données
rationnelles, visent essentiellement, uniquement, à embellir pour détendre, divertir.
Si telle est la réalité dans les sociétés occidentales, elle est toute autre dans les sociétés
négro-africaines. Celles-ci n’ont pas connu une révolution intellectuelle semblable à celle que
connut la Grèce au VIè siècle. N’ayant pas rompu avec le mode de penser qualifié de primitif,
elles n’accordèrent pas une grande importance au développement de l’esprit scientifique9.
Aussi restèrent-elles figées, avec des modes de production et de représentation qui furent ceux
des premiers âges de l’humanité, comme le fait constater Senghor :
Vigny (A.) – Chatterton, acte III, scène 6.
Contrairement à ce que certains critiques comme Marcien Towa ont soutenu, Senghor ne dénie pas
aux Nègres la faculté de raisonner. On a énormément glosé sur la petite phrase : « L’émotion est
nègre comme la raison hellène », en ignorant la source ou en l’isolant à dessein de son contexte. Nul
n’a cité ce passage de Liberté 1 : Mais surtout, la raison n’est-elle pas identique chez tous les
hommes ? Je ne crois pas à la « mentalité prélogique ». L’esprit ne peut être prélogique encore moins
alogique ». (P. 43. C’est l’auteur qui souligne).
8
9
L’Egypte des pharaons nous offre l’image exemplaire de la littérature, plus
généralement de l’art africain, qui pendant quatre mille ans, présenta le même visage
impassible (…) Mais nous n’avons pas besoin de l’Egypte pour notre propos.
Parcourons sur dix mille ans, les œuvres de la Négritude : des fresques du Tassili aux
toiles de Papa Tall10. Nous y découvrons la permanence des traits qui font
l’originalité de la littérature nègre de langue française. (Senghor, 1977, 21)
Cette permanence des traits s’explique par le fait que, ce que recherche l’artiste nègre,
c’est moins l’originalité que l’efficacité : son art est au service du sacré. C’est la raison pour
laquelle, l’on ne saurait saisir sa signification qu’en l’étudiant in se. Cette signification résulte
de trois données : la manière dont le Nègre réagit face à son environnement, la métaphysique
née de cette réaction et la religion élaborée à partir de cette métapysique. Que l’art nègre
dépende de ces trois données explicite qu’il se différencie fondamentalement de l’art
européen :
L’art nègre exprime, par nature, une idée ou sentiment-image : un symbole. Alors que
l’esthétique gréco-latine place le beau dans l’imitation, sans doute corrigée, idéalisée
de la nature, le négro-africain, lui, s’émeut du sens caché du signe qui lui apparaît.
Son émotion naît de sa participation à une réalité sous-jacente, qu’il perçait par-delà
les apparences sensibles. L’art nègre est explicatif non descriptif. Il participe du
vitalisme qui anime l’ontologie négro-africaine. En ce sens, il est le plus opposé à
l’art grec, qui est l’exemplaire de l’Occident. (Senghor, 1977, 94, C’est l’auteur qui
souligne)
Ces lignes sont extraites d’un texte de conférence prononcé devant un public plutôt
profane. Conscient du caractère abstrait de son argumentation, Senghor l’illustre, afin de
mieux se faire comprendre, par une comparaison entre deux chefs-d’œuvre : la Vénus de Milo
et la Vénus de Lespugue :
La Vénus de Milo et la Vénus de Lespugue diffèrent aussi bien par leurs significations,
en d’autres termes, par leurs destinations respectives, que par leurs style… (Senghor,
1977, 95)
Pour mieux faire cerner cette différence, il écrit, à propos du chef-d’œuvre antique
découvert dans une île des Cyclades, en 1820 :
On pourrait dire que la Vénus de Milo n’a aucune signification, en ce sens que,
comme l’affirme Elie Faure, elle n’est pas un symbole, elle ne renvoie pas à un signifié. Bien
sûr, les Vénus – et c’est ce qu’indique le nom représentaient une déesse autrefois au temps de
la ferveur hellène. Mais, depuis, on avait fait descendre la déesse du ciel sur la terre, de
l’esprit dans la matière. Il s’agit, ici d’une femme dans le monde, en chair et en os, qui ne
représente rien de plus qu’elle-même (…) On veut donc représenter une femme grecque et pas
autre chose. On l’a sculptée à la mesure de la race. (Senghor, 1977)
Il y a donc eu désacralisation et la Vénus de Milo en a tiré ses caractéristiques. L’art
nègre a ignoré cette désacralisation . Aussi a-t-il conservé à ses chefs d’œuvre une
10
Papa Ibra Tall, peintre sénégalais contemporain fut Directeur de la manufacture de Tapisserie de
Thiès. Il est l’auteur de l’essai Négritude et arts plastiques contemporains publié dans Colloque
sur la négritude (Présence africaine, 1972, P. 105-112.
signification que Senghor éclaire en étudiant la statuette stéatopyge des Négroïdes de
Grimaldi :
Et la Vénus de Lespugue ? Elle a d’abord été saluée par des cris d’horreur, tant elle
ressemblait peu à une femme albo-européenne normale. Et puis, la dénomination de
Vénus Hottentote lui est restée parce que le naturalisme est resté parce que le
naturalisme est inhérent aux hommes de raison discursive. Les préhistoriens, en effet,
ont commencé par assimiler les négroïdes de Grimaldi à cause de la stéatopygie de
leurs statuettes féminines. Mais un examen plus attentif a révélé que les hommes de
Grimaldi avaient la taille des Français d’aujourd’hui – ce qui n’est pas une petite
taille – et que leurs femmes n’étaient pas plus cambrées que les négresses actuelles.
Comme quoi on avait confondu callipygie et stéatopygie. En réalité, les négroïdes de
Grimaldi, comme les Négro-Africains actuels, donnaient une signification, un sens, à
leurs œuvres d’art, singulièrement à leurs statuettes de fécondité. Cas de ces statuettes
à la cambrure audacieuse, aux formes courbes, symbolisent l’idée de fécondité. Elles
sont des images symboles qui ont une fonction précise. (Senghor, 1977)
La différence est donc nette entre la conception que l’on se fait de l’art dans les
sociétés industrialisées et celle que l’on s’en fait dans les sociétés négro-africaines
traditionnelles. Après avoir souligné cette différence à travers des exemples concrets, Senghor
développe les caractéristiques de l’art qui sont au nombre de trois.11
D’abord, l’art nègre est une technique d’intégration
L’art, comme l’a écrit Léopold Sédar Senghor, « est la saisie nègre de l’univers » : le
Négro-Africain en attend ce que l’Albo-Européen attend de la science dans la mesure où, pour
celui-là :
…connaissance, art et action sont liés par des échanges fulgurants. La connaissance
s’exprime non en chiffres algébriques, mais en œuvres d’art, en images rythmées…
(Senghor, 1964, 317)
Son ontologie l’amène à concevoir l’univers comme un réseau de forces
interdépendantes les unes des autres, disposées selon une hiérarchie – de Dieu au caillou -, un
équilibre, une harmonie. Il agit sur ce réseau par le moyen de l’Art : afin de connaître la
hiérarchie et de la renforcer, de maintenir l’équilibre et l’harmonie. L’art devient ainsi un
moyen de s’intégrer au réseau des forces cosmiques, soit pour les maîtriser, soit pour se les
rendre propices, d’où la déduction de Senghor :
L’art, en Afrique noire, est liée à la vie profonde des communautés agraires et
pastorales, à la religion et aux technologies. L’art est une technique d’approche,
mieux, d’identification. Il s’agit d’agir sur les forces supérieures, de se les approprier
en s’identifiant à elles – par le geste et la parole, le poème et la musique, la danse et
le chant, la sculpture et la peinture (Senghor, 1964, 279).
Ensuite, l’art est une technique intégrale
11
Nous donnons, en annexe à la présente étude, la liste des principaux textes de Senghor sur l’art
nègre.
Dans l’Afrique traditionnelle, un art, pour accomplir efficacement son rôle, a besoin
du concours des autres arts : aucune forme d’art n’existe de manière isolée :
… la musique ne peut être dissociée de la parole (…) la musique ne peut non plus se
concevoir sans les gestes sans la danse (…) Ni la danse sans la peinture et la
sculpture…(Senghor, 1964, 279)
Enfin, l’art nègre est une technique exprimant une esthétique
L’idée a longtemps prévalu selon laquelle le nègre est dépourvu de sens esthétique. Le
sociologue Fauvert est partisan d’une telle idée quand il écrit : « il n’y a pas d’art nègre, parce
qu’il n’y a pas de conscience artistique, pas de réalisation d’une essence de la réalité humaine
africaine en tant qu’elle est esthétique » (Ndaw, 73). Comme pour lui donner le réplique, se
fondant sur une réelle connaissance du terroir et sur la sémantique, Senghor écrit :
Certains ethnologues et critiques d’art sont allés prétendant que les mots « beau »
sont absents des langues négro-africaines. C’est tout le contraire. La vérité est que le
Négro-Africain assimile la beauté à la bonté. Ainsi le Wolof du Sénégal. Les mots tar
et rafet s’appliquent de préférence aux humains. S’agissant des œuvres d’art, le Wolof
emploiera les qualificatifs dyêka, yèm, mat, que je traduirai par « qui convient »,
« qui est à la mesure de », « qui est parfait ». Encore une fois, il est question d’une
beauté fonctionnelle. Le beau masque, le beau poème est celui qui produit, sur le
public, l’émotion souhaitée (…) Significatif est le mot baxaï « bonté », dont les jeunes
dandys se servent pour désigner une belle fille. Comme quoi, la beauté est, pour eux,
« la promesse du bonheur ». Par contre, une belle action est qualifiée de « belle »
(Ndaw, 208).
Que l’art nègre soit au service de la religion est incontestable. Mais cela ne doit pas
conduire à soutenir que l’artiste nègre ignore les lois de l’esthétique :
Car, si l’art suppose la compréhension de la surréalité (…) il faut une technique
réfléchie pour exprimer cette surréalité : qui est précisément forme, qui est beauté
(Ndaw, 76).
Donc, l’art nègre est, à la fois, une technique religieuse, d’où son caractère fonctionnel
et une « technique réfléchie », d’où son esthétique. Parce que technique religieuse, l’art ne se
situe pas en marge des différentes productions sociales. Il est la production sans laquelle les
autres productions seraient impossibles car :
La littérature et l’art ne se séparent pas des activités génériques de l’homme,
singulièrement des techniques artisanales. Ils en sont l’expression la plus efficace
(Ndaw, 206).
Ces lignes suggèrent la place de l’artiste dans la société nègre, le rôle qu’il y joue. Il ne
peut connaître le drame vécu par Chatterton et ce, pour deux raisons : d’abord, parce qu’il
produit sur commande du groupe social, ensuite, parce que l’œuvre d’art nécessite, pour être
accomplie, la participation du groupe social. Travaillant sur commande,
Le Nègre ne chante ni ne danse ni ne sculpte ce qui n’est pas essentiel. Ni la fleur ni
la rosée ni même les yeux ne constituent des « objets » mais bien des réalités que sont
les âmes et les personnes. Il n’y a pas d’ »art pour l’art » (Ndaw, 77).
Et, pour réaliser son œuvre, l’artiste nègre ne s’isole pas. Il reste en contact avec le
public, communiquant, communiant avec lui. Cela n’exclut pas qu’il ait des qualités
intrinsèques, qu’il soit un spécialiste car :
… Il y a des professionnels de la littérature et de l’art : dans les pays soudaniens, les
Griots, qui sont, en même temps, historiologues, poètes et conteurs ; dans les pays de
Guinée et du Congo, les sculpteurs civils des cours princières, dont l’herminette sur
l’épaule est l’insigne d’honneur : partout, le forgeron comme polytechnicien de la
magie et de l’art, le premier artiste selon le mythe dogon qui, par le rythme du tamtam fait tomber la pluie du ciel (Ndaw, 207).
Mais ses qualités, sa spécialité ne l’amènent pas à se couper du groupe dans la mesure
où l’art est fait par tous et pour tous. Aussi :
… à côté de ces professionnels, il y a le peuple, la foule anonyme qui chante, danse,
sculpte et peint (…) Toute manifestation d’art est collective, faite par tous, avec la
participation de tous (Ndaw).
En définitive, l’art nègre diffère de l’art occidental aussi bien par sa conception que
par sa destination. Or, et Senghor a tenu à le souligner avec force, chaque fois qu’il parle
d’art, il parle de poésie : la poésie est un art, l’art majeur. Aussi, conscient de la différence
entre l’esthétique négro-africaine et l’esthétique européenne, va-t-il concevoir la création
poétique d’une manière différente des poètes français qu’il eut à imiter, au départ. A partir de
là, la « découverte essentielle » du Front Stalag 230 débouche sur la « découverte
fondamentale », et, par voie de conséquence, entraîne la rupture.
III. Ruptures avec les modèles de France
« Ruptures » au pluriel, car Senghor ne rompt pas uniquement avec la tradition
poétique française dont les origines remontent aux Grands Rhétoriqueurs, il rompt également
avec un mouvement poétique contestant cette tradition. Reportons-nous à la lettre datée de
Paris, le 4 décembre 1943 et adressée à Maurice Martin du Gard, dont un passage a été cité
plus haut. Senghor, s’y prononçant sur son itinéraire poétique renseigne sur ces ruptures et
permet de déceler une évolution : ayant commencé pour élaborer des poèmes « à la manière
des grands romantiques », il a, par la suite, subi l’influence des surréalistes. C’est donc avec la
tradition classique française et le surréalisme qu’il rompt. Avec la tradition classique
française, pas uniquement avec le romantisme, comme il nous l’a précise, au cours de
l'entretien qu’il nous a accordé. A notre question : quels sont les Grands Classiques avec
lesquels vous avez rompu, sa réponse fut la suivante :
Pas expressément les Grands Classiques. Par « classiques », je pense à des poètes qui
ont été consacrés. Mais c’étaient essentiellement les romantiques . Et surtout les
symbolistes, dont Baudelaire.
Cette déclaration contient une précision supplémentaire : Senghor a également rompu
avec les symbolistes. En définitive, c’est avec cent ans de poésie française que Senghor
rompt : avec toute la poésie élaborée des années 1830 aux années 1930.
Les raisons ayant incité à cette rupture sont d’ordre général et d’ordre particulier :
d’autre général, dans la mesure où tout créateur authentique ne réussit à s’affirmer qu’en
prenant ses distances vis-à-vis d’une tradition, même s’il ne la renie pas complètement ;
d’ordre particulier, compte tenu des différences entre les poètes français et un poète nègre
comme Senghor : différence de statut, différence de modèle, différence de matériau.
De la différence de statut, il a déjà été question plus haut avec l’évocation du drame
vécu par Chatterton dans l’Angleterre de la première moitié du XIXè siècle.
A propos de la différence de matériau, il faut se rapporter à la langue car, le matériau
sur lequel travaille le poète a, pour nom, la langue. Et l’étude de la langue amène à se
prononcer sur la morphologie et la syntaxe : sur le vocabulaire et la grammaire, les mots et les
différentes techniques pour les agencer soit pour émettre un message utilitaire, soit pour créer
un poème.
Or, que fait ressortir une comparaison entre les langues négro-africaines et la langue
française ? Uniquement, qu’elles diffèrent par plus d’un point. Léopold Sédar Senghor s’est, à
plusieurs reprises, livré à celle comparaison, approfondissant sans cesse les résultats de ses
recherches. La conclusion à laquelle il aboutit est que les langues négro-africaines d’une part,
la langue française d’autre part, n’usent pas des mêmes procédés pour transmettre un message
encore moins pour composer un poème. Ceux qui utilisent ces langues ne conçoivent pas les
mots de la même manière, ne construisent pas les phrases selon les mêmes structures. De là
découle la différence entre les procédés poétiques, laquelle différence, à son tour, explique la
différence entre les qualités d’un poème négro-africain et celles d’un poème français.
Après avoir, rapidement, évoqué la différence de statut et la différence de matériau,
intéressons-nous, plus particulièrement, à la différence de modèle.
Poètes français et poètes africains ne créent pas selon le même modèle. Sur ce point, la
référence à Nietzsche est révélatrice, référence qui ramène à la création artistique avant le VIè
siècle de notre ère et la création artistique en Grèce depuis le VIè siècle. Dans son livre de
jeunesse, La Naissance de la Tragédie, le penseur allemand établit la distinction entre deux
types d’artistes : l’apollinien, représenté par le sculpteur, et le dionysiaque, représenté par le
musicien. Et les deux ne créent pas de la même manière : celui-ci crée à partir de l’ivresse et
celui-là, à partir du rêve. Et d’opposer, pour mieux se faire comprendre, « les deux ancêtres et
précurseurs de la poésie grecque, Homère et Archiloque (…) Homère le vieillard rêveur
absorbe, en lui-même, le type de l’artiste naïf et apollinien, contemple avec étonnement le
visage passionné d’Archiloque, ce belliqueux serviteur des muses, aux innombrables et
violentes tribulations. » (Nietzsche, 1940, 40) 12
12
A la page 21 du même livre, nous lisons : « L’évolution de l’art est lié au dualisme de l’apollinisme et
du dionysme (…) Les deux divinités protectrices de l’art, Apollon et Dionysos, nous suggèrent que
dans le monde grec il existe un contraste prodigieux, dans l’origine et dans les fins, entre art du
sculpteur ou art apollinien et l’art non sculptural de la musique, celui de Dionysos. Ces deux instants
si différents marchent côte à côte, le plus souvent en conflit ouvert, s’excitant mutuellement à des
créations nouvelles et plus rigoureuses, afin de perpétuer, entre eux, ce conflit des contraires que
recouvre en apparence seulement le nom d’art qui leur est connu.
Or, avec la révolution intellectuelle intervenue en Grèce au VI° siècle, l’Occident a
choisi de privilégier la veine apollinienne tandis que les Négro-Africains restaient fidèles à la
veine dionysiaque ; d’où cette différence de modèles entre les poètes français et les poètes
nègres, différence qui peut être explicitée à partir de deux textes dont le premier s’intitule
Don du poème.
Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée !
Noire, à l’aide sanglante et pâle, déplumée,
Par le verre brûlé d’aromates et d’or,
Par les carreaux glacés, hélas ! mornes encore,
L’aurore se jeta sur la lampe angélique,
Palmes et quand elle a montré cette relique
A ce père essayant un sourire ennemi,
La solitude bleue et stérile a frémi.
Or la berceuse, avec ta fille et l’innocence
Et ta voix rappelant viole et clavecin,
Avec le doigt fané presseras-tu le sein
Par qui coule en blancheur sibylline la femme
Pour les lèvres que l’air du vierge azur affame ?
Ce poème est de Stéphane Mallarmé. Sa comparaison avec le second texte, le texte de
Léopold Sédar Senghor qui suit aidera à cerner la différence entre le modèle français et le
modèle négro-africain. Senghor relate un fait vécu.
C’était un soir, sur la place publique, où le « Parti dominant » tenait un meeting
populaire. J’ai invité François Perrier qui était de passage à Dakar. Nous avons
toujours, dans ces meetings, des poètes populaires qui rompent la monotonie et aussi
l’ennui des discours politiques. Je demandai à Badare Mbaye, le troubadour, de
composer un poème, pour saluer François Perrier. Il donna l’ordre au tambourinaire
de battre et il se concentra, le visage tendu, à écouter. Vous demandez quoi ? Eh bien,
le silence : le battement des tam-tams. A écouter le tam-tam major, qui battait le
rythme de base, et le tam-tam coryphée, qui improvisait à contre-temps et syncopes.
L’attente, l’attention dura cinq minutes environ. Puis, soudain, fusa une longue phrase
mélodique, aussitôt reprise et répétée par la foule. Le troubadour se tut, écouta de
nouveau. Trois minutes après, c’était une seconde phrase, de nouveau reprise et
répétée par la foule. A mesure que l’on avançait le poème se déroulait, soutenu par le
rythme des tam-tams, et les phrases fusaient l’une après l’autre de plus en plus
rapidement. Jusqu’à ce que le poème se terminât par une fusée d’images.(Senghor,
1977, 384 – 385, C’est l’auteur qui souligne)
Don du poème de Mallarmé 13 et le « fait vécu » de Senghor sont assez révélateurs. Ils
renseignent sur : les lieux où s’élabore le poème, les conditions dans lesquelles s’effectue
cette élaboration, les sentiments éprouvés par le poète une fois son œuvre achevée.
D’abord, les lieux
13
Nous aurions pu choisir l’un des poèmes suivants extrait de Charmes de Paul Valéry : Les Pas, La
Pythie, Palmes. Nous leur avons préféré Don du poème pour deux raisons : le poème de Mallarmé
nous paraît plus complet parce que contenant plus d’éléments de comparaisons ; d’autre part, à côté
de Mallarmé, Valéry n’est pas loin de faire figure de disciple.
Pour rédiger son poème, Stéphane Mallarmé a choisi de s’isoler dans le calme et la
solitude d’un cabinet avec ses « carreaux glacés », « mornes ». Il travaille la nuit, à la lumière
d’une « lampe angélique », poétiquement désignée par la métaphore « verre brûlé d’aromates
et d’or ». Le poète se trouve donc coupé du reste du monde, notamment de sa petite famille :
de « la berceuse avec (sa) fille et l’innocence // de (leurs) pieds froids ». La vie qui, pour lui,
semble s’être arrêtée, continue, ailleurs, son cours, et sa femme chante, d’une « voix rappelant
viole et clavecin », tout en allaitant.
Donc , le poète français crée, retranché du monde extérieur, isolé ; Badara Mbaye, au
contraire, pour « composer son poème », n’éprouve pas le besoin de s’isoler. La solitude
recherchée par Mallarmé ne lui est pas propice. Pour lui, point de cabinet, mais « la place
publique » ; point le silence absolu, mais « le battement des tam-tams » ; point de rupture avec
le reste du monde, mais le concours des musiciens et de l’assistance : « ordre (est donné) au
tambourinaire de battre » et, chaque vers, chaque « longue phrase mélodique » qui « fuse »,
engendrée et soutenu par le rythme du tam-tam major est « aussitôt reprise et répétée par la
foule. »
Ensuite, les circonstances ou le rôle du silence
Dans le cas des deux poètes, il est question de silence. Mais les deux silences diffèrent
de nature. Chez Mallarmé, il s’agit d’un silence total, absolu. Le poète crée une coupure
sensorielle d’avec le monde afin d’accéder à cet état d’ataraxie favorable au rêve et à la
réflexion. Son désir de s’écarter de tout ce qui crée le trouble l’amène à considérer la
naissance du jour comme une catastrophe. L’aube vient dissiper la sérénité, rappeler à
l’existence, mettre fin à l’état poétique. Aussi est-elle présentée, contrairement à la tradition,
sous un aspect sinistre : « noire », elle fait songer à un effroyable oiseau « à l’aile sanglante et
pâle, déplumée. » En définitive, Mallarmé crée dans des conditions très précaires. Le silence
dont il a besoin est de nature très instable : un rien, l’aurore, suffit pour le troubler et jeter
dans le désarroi.
Comme le poète français, Badara Mbaye, également, a besoin du silence pour créer.
Aussi, avant de composer son premier vers, est-il, au milieu du cercle des spectateurs,
concentré, « le visage tendu » il écoute « le silence ». Seulement, dans son cas, le silence ne se
définit pas comme absence totale de bruit. Si la foule s’est tue, le griot a sollicité le concours
du tambourinaire et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le silence naît du « battement
des tam-tams ». Le poète coule ses vers entre les différents temps forts de ce battement. Il
s’agit donc, en ce qui concerne le troubadour, et selon l’expression de Senghor, de « silence
rythmé ».
En définitive, tout ce qui est étranger au silence trouble Mallarmé et le frappe de
stérilité, tandis que chez Badara Mbaye, le silence n’inspire qu’engendré et soutenu par des
manifestations rythmiques extérieures. Ici, un silence rythmé ; là, un silence absolu.
Enfin, l’attitude des créateurs vis-à-vis de leur création
Cette attitude est faite de déception chez Mallarmé, de satisfaction, chez Mbaye.
Mallarmé, offrant son poème à sa femme, la présente comme « l’enfant d’une nuit
d’Idumée ». La périphrase ne manque pas d’être suggestive. Idumée est la terre d’Edom dont
parle la Bible, une terre habitée par Esaü à qui la bénédiction paternelle, celle d’Isaac, fit
défaut. Elle est également, selon les Cabalistes, le territoire habité par des monstres asexués.
Mallarmé, poétisant, ne s’assimile-t-il pas à un de ces monstres ? Pour enfanter, il faut
être deux. Or, lui, enfante seul 14. Il a plus d’une raison de présenter l’aurore sous un jour
sinistre. Elle ne vient pas seulement troubler sa solitude, elle lui fait également découvrir son
œuvre par « l’azur», symbole de pureté et de perfection : le jour naissant fait découvrir, non le
chef-d’œuvre de ses rêves, mais une « relique ». Sa nuit de veille n’a abouti qu’à cette
« horrible naissance ». Ce résultat décevant explique ce « sourire ennemi » auquel s’essaye le
père qui ne trouve plus qu ‘un recours : appeler sa femme à l’aide.
Entre le poète et sa femme se note une similitude : les deux viennent d’enfanter. Mais
là s’arrête la similitude : autant la femme est comblée, satisfaite, autant le poète est déçu. On
relève en effet le contraste entre l’attitude de la mère vis-à-vis de son bébé et l’attitude du
poète vis-à-vis de son poème. Que faire de ce montre qu’il a sous les yeux ? Le confier à la
femme afin qu’elle le nourrisse du lait de « l’innocence », de la « blancheur », de la
« sérénité » : qu’elle lui fasse respirer « l’air du vierge azur ».
En définitive, nous retenons que Mallarmé a enfanté dans la solitude pour donner
naissance à un monstre. Déçu, il confie ce monstre à sa femme pour qu’elle lui insuffle la vie.
Senghor ne s’est pas étendu sur les sentiments de Mbaye, une fois le poème composé. Nous
relevons seulement que cette composition débute dans la douleur et s’achève dans la joie.
CONCLUSION
La quête a duré une dizaine d’années. Elle a été exigée par le souci d’être conséquent
avec soi. Senghor a commencé à composer des vers au lycée laïc de Dakar en imitant les
classiques français, romantiques ou symbolistes. Par la suite, avec la prise de conscience de sa
négritude, au Quartier latin, il a préconisé « la défense et l’illustration des valeurs
civilisatrices du monde noir » avec, comme préalable « le pèlerinage aux sources » comme
réplique à la politique de l’assimilation culturelle de la France. L’exécution d’un tel
programme culturel ne pouvait que l’inciter à s’intéresser aux créations culturelles des
Nègres, que ceux-ci soient de souche ou de la Diaspora. L’écrivain sénégalais va découvrir la
poésie négro- africaine et redécouvrir les poésies orales ouolof et sérère. Cette découverte lui
permet de cerner les différences entre la poétique française et la poétique négro-africaine ; de
mettre en lumière les raisons pour lesquelles celle-ci diffère de celle-là. La conséquence : il
« brûle » ses poèmes de jeunesse pour en rédiger d’autres, mais cette fois-ci, frappés du sceau
de la Négritude, avec l’ambition de créer ce qu’il appelle « une poésie nègre de langue
française ». Y-a-t-il réussi ? La réponse à cette question pourrait être donnée à travers une
étude portant sur l’esthétique de la réception de son œuvre et le procès de la création de cette
œuvre.
14
Mallarmé présentant son poème comme « l’enfant d’une nuit d’Idumée » n’attire pas seulement
attention sur le dur labeur nocturne. Il suggère plus ; soit qu’il veuille indiquer que Don du poème sert
d’introduction à Hérodiade (les Hérode étant originaires d’Idumée), soit qu’il veuille mettre l’accent
sur la solitude du poète, poétisant, d’où, la référence à Edom, terre des monstres asexués. Nous
avons opté pour la seconde suggestion.
ANNEXE 1
ETUDES DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR
SUR L’ART ET LA LITTERATURE
Les textes de Senghor sur l’art nègre sont très nombreux, si nombreux que leur
exploitation est impossible dans le cadre de cette étude, si l’on veut maintenir un équilibre
entre les différentes parties. Cependant leur importance est telle que nous avons jugé
nécessaire d’en donner une liste exhaustive en précisant que ces textes classent leur auteur
parmi les meilleurs spécialistes de l’art nègre. En effet, étudiant un art de l’intérieur, il a,
mieux que quiconque sut dégager ses rapports avec la vie du peuple qui l’a produit. Ces
textes se classent en deux catégories, la seconde comportant, à son tour, des sources diverses.
La première catégorie ne comprend qu’un seul texte dont la caractéristique est d’être
essentiellement, uniquement consacré à la réflexion sur l’art nègre, il s’agit de l’essai intitulé
L’Esthétique négro-africaine, publié par le numéro du mois d’octobre 1956 par la revue
Diogène et repris dans Liberté 1. Pages 202 – 217. En fait, il s’agit du texte de la
communication faite par Senghor lors du premier congrès des écrivains et artistes du monde
noir.
Mais le cas d’essai uniquement consacré à la réflexion sur l’art nègre est rare. La
caractéristique des textes constituant la seconde catégorie est que Senghor choisit d’y aborder
la question, le thème, mais en, l’insérant dans une réflexion sur la culture négro-africaine en
général. Ces textes sont :
a) des essais rédigés sur commande et destinée à figurer dans des ouvrages collectifs. Ainsi
sont : Ce que l’homme noir apporte in L’homme de couleur, collection « présence »,
éditions Plon (cf.Liberté 1. Pages 22 – 38) Vues sur l’Afrique noire ou assimiler, non
être assimilée in La communauté impériale française. Edition Alsatia, 1945 (op.cit. 3968). L’Afrique noire. La civilisation négro-africaine in Les plus beaux écrits de l’union
française et du Maghreb, Editions la Colombe, 1947 (op.cit. pages 70-82)
b) une postface, celle du recueil Ethiopiques intitulé Comme les lamantins vont boire à la
source, Editions du Seuil, 1956 (op.cit. pages 218 – 229)
c) un compte-rendu de spectacle, les Ballets africains de Fodéba Keïta in l’hebdomadaire
L’Unité africaine du 5 août 1959 (op.cit. 287 – 291).
d) de préfaces comme Le langage intégral des Négro-africains, préface pour l’Anthologie
de la vie africaine d’Herbert Pepper (op. cit. Pages 237-240). Le réalisme d'Amadou
Koumba, préface pour les Contes de l'ouest africain de Roland Collin, Editions
présence africaine, 1959 (op.cit. pages 175-180) ; D’Amadou Koumba à Birago Diop,
préface pour les Nouveaux contes d’Amadou Koumba ; Editions présence africaine,
1958 (op. cit. pages 241-251)
e)
des textes de communications ou de conférences comme Language et poésie négroafricaine (op. cit. pages 159-172) ; Eléments constitutifs d’une civilisation négro-africaine
(op. cit. pages 252-286). La Négritude est un humanisme du XXè siècle (Liberté 3, pages 6979) ; Qu’est ce que la négritude ? (op. cit. pages 90-101) ; Les fondements de l’Africanité ou
négritude et arabité (op. cit. pages 105-150) ; Négritude et Modernité ou la Négritude est un
humanisme au XXè siècle (op. cit. pages 215-242) Pourquoi une idéologie négroafricaine ? (op. cit. pages 290-313).
C’est dans l’essai intitulé L’Esthétique négro-africaine que Senghor a, le plus
développé les caractéristiques de l’art nègre. Lors du Second congrès des écrivains et artistes
du monde noir (Rome 1958), il en rappelle les caractères généraux dans sa communication
intitulée. Eléments constitutifs d’une civilisation négro-africaine : 1. L’art est, avec la
production, c’est à dire le travail, l’activité génétique de l’homme. L’artiste, c’est l’Home
faber qui se réalise en Homme sapiens. 2. Plus exactement peut être, l’art est un aspect de la
production. L’art est fonctionnel. Il n’est pas divertissement ni ornement qui ajoute à l’objet.
Il donne à l’objet son efficacité, il l’accomplit : c’est lui qui donne son caractère d’objet. 3.
Les arts sont liés les uns aux autres pour la raison que nous avons « une civilisation non
divisée contre elle-même, dont l’unité est le principal caractère. 4. Pour la même raison,
l’œuvre d’art est faite par tous et pour tous, encore qu’il y ait des professionnels de l’art et de
la littérature, la littérature n’étant qu’un domaine de l’art. 5. Parce que fonctionnel et
collectif, social, l’art est engagé .
ANNEXE 2
TRANSCRIPTION ET TRADUCTION DU POEME OUOLOF
DONT LA DECLAMATION PERMIT LA REVELATION
En 1954, participant à la Deuxième Biennale Internationale de Poésie, à Knokke-leZoutte, en Belgique, Senghor rédige l’essai Langage et poésie négro-africaine, y donne la
transcription1 du poème enregistré par le linguiste autrichien et, à l’intention de son auditoire,
le déclame Il s’agit, au total, de quatorze vers. Senghor les a appris par cœur et les déclame
admirablement, chaque fois qu’il en a l’occasion Voici la transcription du poème :
yâga nâ yâga nâ yâga nâ – Dëgë la
yâga nâ dâu rèn sog a nyeu – Dëgë la
woï ! bissimilaï ! dyâma ndôrân di dôr – Dëgë la
lau la tyat lau la xèl lau la bet – Dëgë la
lu la lâmèny u dôm adama – Dëgë la
kuluxum lu djigèn suku dyur – Dëgë la
woï ! dyanxa ndau tâtyulên gôr a yiu – Dëgë la
gôr a yiu tyamèny al dyogoma – Dëgë la
woï ! gewel-ô rekel sâ ndaré li – Dëgë la
aï danya bon danya bon danya bon – Dëgë la
bala ngâ xam né ai danya bon – Dëgë la
ndende dijib ndaré dyib tama dyib – Dëgë la
bê sabar nâka tya bôr baïmbalax – Dëgë la
taya lâ nga xam né ai danya bon – Dëgë la
Il les a déclamés en notre présence, comme il les a déclamés : à Londres, en juillet
1972, lors du Congrès d’Etudes mandingues ; en 1976, lors d’une importante interview
accordée à Edouard Maunick ; en juillet 1972, lors de son intervention au Congrès
1
A propos de cette transcription, Senghor précise, en note : J’adopte ici une transcription phonétique de
compromis : entre la transcription de l’Institut International des Langues négro-africaines (D. Westermann) et
l’usage français que j’ai adopté par ailleurs. L’ouverture des voyelles n’est indiquée que pour la lettre e qui
devient è, é ou e (muet.)
International de Brangues, organisé par les amis de Paul Claudel. Son intention était, à
l’époque, d’informer un auditoire européen, de le sensibiliser à ce qu’il considère comme une
… alchimie verbale des poèmes négro-africains qui feraient les délices
d’Isidore Isou et de ses lettristes.
L.1. Page 167.
Aussi se contente-t-il de recommander à son auditoire, avant la scansion : Ecoutez
plutôt ce poème gymnique wolof. (Idem) avant d’ajouter, comme pour se justifier de n’avoir ni
traduit, ni commenté :
Inutile de traduire puisque le public est plus sensible à l’harmonie des mots
qu’à leur signification.
Idem
En définitive, il faudra attendre les assises de Brangues, soit cinquante années après
qu’il l’eut écouté pour la première fois, pour que Senghor traduise le poème et le commente
longuement.1
Voici la traduction qu’il donne du poème :
Il y a longtemps il y a longtemps – Oui c’est vrai !
Oui c’est vrai !
Grâce à Dieu ! paix ! (et) commence le commenceur
Oui c’est vrai !
Dieu me protège de la pointe de la pensée de la langue
Oui c’est vrai !
Dieu me protège des langues des enfants d’Adam
Oui c’est vrai !
Toute la gente humaine que la femme à genoux engendra
Oui c’est vrai !
O jeunes filles applaudissez le jeune homme de grâce
Oui c’est vrai !
Le jeune homme de grâce, frère de Diogoma
Oui c’est vrai !
O mon griot, bats ton ndaré
Oui c’est vrai !
Terrible est l’antagoniste terrible est l’antagoniste terrible est
l’antagoniste
Oui c’est vrai !
Que batte ndeundeu que batte ndaré que batte tama
Oui c’est vrai !
Et que galope le sabar (oh) sur les bords
Oui c’est vrai !
Alors tu sauras que terrible est l’antagoniste
Oui c’est vrai ! 2
1
Les assises de Brangues : il s’agit du Congrès International organisé par les amis de Paul Claudel, le 27 juillet 1972 à Brangues. Invité
d’honneur à ce congrès ; Senghor s’y illustra par la communication intitulée La parole chez Paul Claudel et les Négro-Africains, éditée,
l’année d’après, par les NEA de Dakar avant d’être inséré dans Liberté 3.
2
cf. La Parole chez Paul Claudel et les Négro-Africains. P. 52
Après avoir traduit, Senghor fait les quatre remarques suivantes :
Ma première remarque sera que la foule participe au poème. Elle rythme le
quatrième mètre en criant : Dëgë la !
Ma deuxième remarque, que le poète lutteur n’attend pas toujours que la foule
ait fini pour attaquer, à contretemps, sur un Woï ! C’est ainsi que, souvent,
dans nos poèmes, il y a contrepoint rythmique.
Voici ma troisième remarque, celle-là très importante. Au lieu de l’ïambe
français, nous avons le dactyle. C’est que , si l’accent est d’intensité, il porte,
ici, sur la syllabe radicale, pratiquement sur la première syllabe du mot,
contrairement au français . mais comme en français, le syntagme n’a qu’un
accent, qui est, en général sur un verbe ou sur un substantif. D’autre part, tous
les a qui ne sont pas accentués se ferment en tendant vers le e muet, transcrit ë.
Enfin, comme dans la plupart des poèmes religieux et encore qu’il s’agisse
d’un poème profane, le poète emploi des mots ésotériques. Bissimlaï, laula,
kuluxum sont des mots arabes.
Bibliographie
Anonyme :
- Colloque sur la Négritude, Paris, Présence africaine, 1972
- Encyclopédie Les Chemins de l’humanité : L’homme et sa pensée, Paris,
Tallandier, 1967
- Univers des connaissances, Paris, SDNL, Editions Edilec
Colin R. : Les contes de l’Ouest africain, Paris, Présence africaine, 1955
Cornevin R. : Littérature d’Afrique noire de langue française, Paris, PUF, 1976
Ndaw A. : in Ethiopiques. Revue socialiste de culture négro-africaine. No 3
Guibert A. : Léopold Sédar Senghor, Paris, Seghers, 1961
Nietzsche F. : La Naissance de la Tragédie, Paris, Editions Gallimard, Collection
« Idées », 1949, page 40.
Senghor L. S. :
- Chants d’ombre, Paris, Seuil, 1945
- Hosties noires, Paris, Seuil, 1948
- Nocturnes, Paris, Seuil, 1961
- Ethiopiques, Paris, Seuil, 1966
- Lettres d’hivernage, Paris, Seuil, 1973
- Elégies majeures, Paris, Seuil, 1979
- Liberté 1 : Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964
- Liberté 3 : Négritude et civilisation de l’Universel, Paris, Seuil, 1977
Oeuvre poétique, Paris, Seuil, 1990

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