leopold sedar senghor : quete et decouverte de la poetique negro
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leopold sedar senghor : quete et decouverte de la poetique negro
LEOPOLD SEDAR SENGHOR : QUETE ET DECOUVERTE DE LA POETIQUE NEGRO-AFRICAINE Par Pr Titia SINGARE1 Léopold Sédar Senghor se reconnaît des similitudes avec des poètes français du XXè siècle : Charles Péguy, Paul Claudel, Saint John Perse. Il sait gré à Charles Baudelaire d’avoir redécouvert le mystère des correspondances et d’avoir chanté la Vénus noire , comme il sait gré à Arthur Rimbaud d’avoir clamé : je suis un nègre . Sa poésie se ressent de leur influence. Cependant, il ne s’est pas contenté de se soumettre à la poétique de ses devanciers français : celle à laquelle il déclare souscrire est une technique de création littéraire dont il a découvert les éléments constitutifs au terme d’une véritable quête. Il découvre une technique, il ne l’invente pas. En effet, avant d’entamer la quête, il avait produit des vers : son itinéraire poétique débute par ce qu’Armand Guibert a appelé la période de la juvénilia. Celle-ci sera reniée par la suite après que le poète eut découvert, d’une part, la poésie négro-américaine et, d’autre part, les poésies orales ouolof et sérère. La présente étude se propose d’éclairer sur la quête de la poétique négro-africaine, sur la découverte de cette poétique et sur les conséquences de cette découverte. I. A la recherche de la poétique négro-africaine Léopold Sédar Senghor a écrit ses premiers poèmes alors qu’il fréquentait le Cours Secondaire Laïc de Dakar. A l’époque, selon son biographe Armand Guibert : plutôt que de « frayer avec les camarades de son âge », il choisit d’assouvir une faim d’études dans l’isolement ; « il lit et relit en prenant des notes » et « la passion d’écrire le tient déjà ». Voilà qui justifie qu’il ait écrit ses premiers vers au lycée et « sa famille conserve le souvenir de tel poème qu’il composa en 1927, à l’occasion de la naissance de son neveu Henri, et dont il ne reste plus rien ; les rats ayant mangé le manuscrit abandonné dans un tiroir » (Guibert, 1961, 36). De 1927 à 1935, année de son admission au concours de l’agrégation, de Dakar à Paris et de Paris à Tours, il continua à produire des poèmes qui, comme ceux de son compatriote Birago Diop rédigés à la même époque, sont placés sous l’influence des « Grands Classiques »2 : les romantiques, mais, surtout, les symbolistes . Ces poèmes de jeunesse sont actuellement regroupés dans Œuvre poétique3 sous deux titres : Poèmes perdus (les tout premiers que le poète avait déclaré avoir brûlés) et Poésies diverses (poèmes de jeunesse que leur auteur avait choisi de publier parce que déjà influencés par la poétique négro-africaine). Après « les Grands Classiques », Senghor sera influencé par « les princes proscrits de la forme », les poètes surréalistes en rupture avec l’esthétique et la logique qui étaient celles de l’Occident depuis Aristote . Cependant, cette influence ne doit pas être exagérée. Après avoir découvert le surréalisme, Senghor poursuit sa quête et cette quête l’orientera vers deux formes de poésie populaire : celle des Négro-américains et celle des Ouolofs et des Sérères. Il y a donc un itinéraire poétique que Senghor décrit en ces termes, dans une lettre datée de Paris, le 4 décembre 1943 et adressée à Maurice Martin du Gard : 1 Professeur de lettres à l’Institut Universitaire de Gestion, Université de Bamako, Mali L’expression est de Senghor lui-même. 3 Œuvre poétique, exception faite de quelques inédits dispersés dans des revues, rassemble la totalité des poèmes rédigés par Senghor et répartis entre les titres que sont : Chants d’ombrer est enrichi par les traductions de chants bantou, bambara, khassonké, toucouleur et par deux essais majeurs : Comme les Lamantins vont boire à la source (Post-face d’Ethiopiques) et Dialogue sur la poésie francophone (échange de messages relatifs à leur expérience entre Senghor et trois poètes français : Pierre Emmanuel, Alain Bousquet, Jean-Claude Renard. 2 Mes premiers vers datent du Lycée. C’étaient des vers « classiques » à la manière des grands romantiques. Plus tard, pendant mes années de Sorbonne, j’ai été contaminé par le surréalisme. J’eus alors la chance de découvrir, d’une part l’Afrique et l’art nègre à travers les ethnologues et les critiques d’art européens, d’autre part, la littérature et surtout la poésie négro-américaine. Ces découvertes furent pour moi de véritables révélations qui m’amenèrent à me chercher et à me découvrir moi-même tel que j’étais : un être moralement et intellectuellement métissé de Français. Je brûlais alors tous mes poèmes antérieurs pour répartir à zéro. C’était vers 1935. C’est par l’intermédiaire des sœurs Nardal (Paulette, Jane et Andrée), trois Martiniquaises qui, avec le concours du Haïtien, le Dr. Sajou, avaient créé La Revue du Monde noir que Senghor fit la connaissance d’intellectuels noirs originaires des Etats Unis et des Antilles dont, en particulier, Alan Locke et Mercer Cook. S’intéressant aux idées et à l’action de la Negro-Renaissance, il lit régulièrement The Crisis et Opportunity, The Journal of Negro-History, tout en ayant, comme livres de chevet, deux anthologies : celle de Nancy Cunard : Negro-Anthology et celle d’Alan Locke intitulée The new Negro (Senghor, 1964, 274). Tirant les leçons de ces différentes lectures, Senghor écrit : Il reste que (…) ce sont peut-être moins la théorique la pratique de la Négritude, je veux dire le roman et surtout la poésie de la Negro-Renaissance qui nous ont influencés comme modèles. (Senghor, 1964, 276) Ainsi, par l’intermédiaire des Négro-Américains, par l’intermédiaire de leur musique, de leur danse et surtout de leur poésie : de leur esthétique, Senghor renoue avec le rythme primordial des arts de l’Afrique noire, avec la poétique négro-africaine traditionnelle. Il découvre que, sous des cieux différents et par-delà la mer, ces arts possèdent les mêmes caractéristiques, d’où ce sujet de dissertation qu’il proposa à ses élèves de l’Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer, en 1953. Les spécialistes du jazz distinguent le jazz « hot » (le jazz chaud) et le jazz « straight » (le jazz droit, plat, calme). Le jazz « hot » est celui qui fut inventé par les NégroAméricains. Montrez que l’art des Nègres est toujours « hot », qu’il s’agisse de leur musique, de leur sculpture, de leur littérature au tout simplement de leurs langues. En définitive, la découverte de l’esthétique négro-africaine favorise une autre découverte et, parfois, une redécouverte : celles des poètes et poétesses du Sine. Il est bien question d’une redécouverte car, avant de lire les Négro-Américains, Senghor a commencé par écouter les Négro-Africain. La place qu’occupe la poésie dans la société négro-africaine, le rôle qu’elle joue dans la vie de tous les jours sont prépondérants. Aussi, à la suite du séjour au Royaume d’Enfance, l’homme peut-il écrire, s’adressant à ses élèves du lycée de Tours, comme pour indiquer qu’il possède un héritage littéraire : Les poétesses du sanctuaire m’ont nourri Les griots du Roi m’ont chanté la légende véridique De ma race au son des hautes Kôras (Senghor, 1990, 29). Il ne s’agit pas là d’une idéalisation de son enfance : ni « les poétesses du sanctuaire », ni « les griots du Roi » ne sont sortis de l’imagination du poète ; ils ont réellement existé. Ceux-ci ne sont autres que les griots du bour Sine Koumba Ndofène Diouf que le poète évoque en ces termes : Je me rappelais le Roi du Sine, Koumba Ndofène Diouf qui venait en grand arroi rendre visite à mon père (…) Des griots à cheval entouraient le Roi et, frappant, rythmiques, leurs tam-tams d’aiseille, ils chantaient. Et depuis, je n’ai entendu chants si beaux.4 Quand aux « poétesses du sanctuaire », elles sont évoqués dans ces vers extraits du poème A l’appel de la race de Saba : Je repose la tête sur les genoux de ma nourrice Ngâ, de Ngâ la poétesse Ma tête bourdonnant au galop guerrier des dyoung-dyoung, au grand galop de mon sang de pur sang Ma tête mélodieuse des chansons lointaines de Koumba l’Orpheline. L’enseignement des « poétesses du sanctuaire » sera complété par l’enseignement de celles que Senghor appelle « Mes Trois Grâces » : Koumba N’diaye, Marône Ndiaye et Siga Diouf, les trois poétesses du canton de Joal – Fadiouth. Elles ont commencé par le charmer avec leurs « poèmes-chants ». Elles ont contribué, ensuite, à le rendre conscient de l’existence d’une véritable poétique négro-africaine. Sur leur apport à sa prise de conscience, il a eu des propos assez explicites. Se situant par rapport à ses amis français : Pierre Emmanuel, Alain Bousquet et Jean Claude Renard, il écrit : Paradoxalement, c’est moi qui ai conservé le plus de liens avec les Muses sous les formes de mes Trois Grâces, les poétesses populaires de mon village : Koumba Ndiaye, Marône Ndiaye et Siga Diouf. Ce sont elles qui, par leurs poèmes-chants et leurs commentaires m’ont révélé les caractères essentiels de la poésie sérère et, partant, de lapoésie négro-africaine. L’influence des poétesses populaires du Sine a été déterminante. Aussi, chaque fois que Senghor veut faire apprécier les charmes de la poésie orale sérère, n’hésite-t-il pas à déclamer certaines de leur composition. Cependant, si déterminante que fut cette influence, elle est à étudier à la lumière d’autres révélations dont celles des camps de prisonniers nazis. En effet, Senghor sut tirer profit de toutes les occasions, lors de son séjour en Europe, pour poursuivre sa « Quête du Grall – Négritude. » Parmi ces occasions, sa captivité en Allemagne. Elle fut une épreuve douloureuse. Elle fut également une épreuve fructueuse. Il est avéré que le propre du Nègre où qu’il se trouve, quelles que soient les conditions dans lesquelles il se trouve, a toujours su transformer la peine en joie. Cette aptitude permit de rendre l’épreuve de la captivité moins atroce. Mieux, de la rendre fructueuse, aussi bien au plan de la pensée qu’au plan de la poésie. De cette captivité est sorti un recueil de vers : Hosties noires. Cette captivité permit également l’aboutissement de la quête si, « en deux ans », Senghor a « fait sept camps de prisonniers en France », de l’un de ces camps, celui du Front Stalag 230, il a conservé un agréable souvenir : c’est là, en effet, qu’il a rencontré ceux qu’il nomme, dans son poème Lettre à un prisonnier, ses « heureux amis » : Ngom, le « Champion de Tyané », « Tansir Dargui Ndiaye qui se nourrit de parchemins », « Samba Dyouma le poète » à la « voix couleur de flamme », Nyout Mbodge et Koly Ngom. 4 Allocution au dîner annuel du Pen Club des Ecrivains américains, 27 mai 1975 Il s’agit là de ses compagnons de captivité, des paysans, mais des paysans-poètes. L’agrégé de grammaire, le professeur de lettres doublé du chercheur va se mettre à leur école. La vie en commun dans le camp de prisonniers a fait tomber les barrières dues aux différences de statuts. Ensemble, au Front Stalag 230, les tirailleurs vont recréer l’atmosphère des veillées villageoises, faisant du coup redécouvrir à Senghor une période de sa vie, la période de son enfance charmée par « les griots du Roi » et « les poétesses du sanctuaire ». Voici en quels termes il décrit la recréation de cette atmosphère de fête villageoise dans un camp de prisonniers : Les longues soirées de captivité dans la baraque, et les groupes autour des poêles. Nous avions nos soirées littéraires sans livre, et nos spectacles. Je te vois, toi, « Oumar Sikh, chevalier de Tyâné, l’Aimé de Fatou Dieng »5 Tu te lèves au milieu d’un conte. Les tam-tams battent et les mains. Tu vas réciter un poème – intermède. Plutôt tu vas le danser et le chanter ; et les spectateurs reprendront le refrain en chœur. Et toi, Samba Dyouma, aède du Fouta Djalon, te voilà allongé, royal, sur ta couche. Ton fidèle ami prélude sur une kôra. (Senghor, 1964) Il se trouve que, avant sa captivité, Senghor avait entamé des recherches sur la poésie orale sérère avec l’intention de rédiger une thèse complémentaire de doctorat d’Etat. Aussi ces « soirées littéraire sans livre » constituaient-elles des occasions inespérées pour enrichir sa documentation, mieux, découvrir la poétique négro-africaine. Du reste, il ne s’en tiendra pas à la simple audition. Au plaisir des sens, de l’ouïe en particulier, mais aussi, de la vue, car les poèmes sont à la fois chantés et dansés , il va ajouter celui de l’esprit en entreprenant un travail de transcription et de traduction. C’est en s’adonnant à ce travail qu’il finit par découvrir ce qu’il cherchait. En effet, après avoir écouté, transcrit et traduit, il poursuit ses investigations et fait deux découvertes majeures que nous qualifierons, la première, d’essentiel, et la seconde, de fondamental : une découverte de première importance et une découverte servant de fondement pour justifier le contenu de la première. II. La poétique retrouvée Au Front Stalag 230 n’étaient pas internés que des tirailleurs sénégalais. Il y avait également là un linguiste autrichien professeur de son état. Lui aussi s’intéressait aux soirées littéraires sans livre » des tirailleurs et, sur bandes magnétiques, enregistrait certains de leurs poèmes-chants. Par son intermédiaire, à la suite de l’audition d’un enregistrement, que se produisit la révélation : la découverte des lois de la poétique négro-africaine. Cependant, avant de parler de ces lois, ce qui fera l’objet d’une étude ultérieure, il serait intéressant de répondre à la question : pourquoi ces lois sont-elles restées ignorées des chercheurs européens ? Depuis le XIXè siècle, des africanistes s’étaient intéressés à la littérature négroafricaine. Mais ils ne purent découvrir ces lois, furent loin de soupçonner leur existence. S’il a fallu attendre Senghor pour que l’existence d’une poétique négro-africaine fût établie avec certitude, de manière scientifique, c’est parce que, dans leur attitude vis-à-vis de la littérature négro-africaine, les Européens furent, au départ, à quelques exceptions près, victimes de leur ethnocentrisme. Cet ethnocentrisme les conduisit à adopter deux positions, l’une, faite de 5 D’après Senghor, il s’agit là d’un vers d’un poème où l’auteur se présente. On retiendra cette manière assez particulière de se présenter en faisant allusion à ses origines, à son village natal (comme ches les Grecs de l’Antiquité : Hérodate d’Halicaenasse) et à sa mère (ou à son amante) comme pour mieux se situer et préciser qu’ion n’est pas n’importe qui. mépris ; l’autre se caractérisant par sa méprise. Senghor le fait remarquer quand il écrit, préfaçant Les Contes de l’Ouest africain de Roland Colin (Colin, 1955) : Contrairement à l’opinion courante, on a beaucoup écrit sur la littérature négroafricaine, sur les contes singulièrement. Contrairement à cette même opinion, peu de choses justes – ou seulement sensées – ont été dites. Ou bien le mythe du Nègre-Enfant obscurcit le jugement de voyageurs et journalistes par ailleurs fort cultivés ; ou bien on accorde au Nègre « bon sauvage » toutes les vertus, sauf l’intelligence ; ou bien on lui prête généreusement, au nom des « immortels principes », l’intelligence même de l’Européen ; ou bien, comme nombre de romanciers coloniaux du XXè siècle, on lui assigne des valeurs originales, dont le défaut majeur est qu’elles sont fausses : des verroteries .( Senghor, 1964, 175) Telles sont, passées en revue, les différentes sources d’erreurs dont furent victimes les chercheurs européens. Regroupées, elles ramènent aux deux défauts déjà signalés : le mépris et la méprise. Le mépris se note chez Sylvestre – Meinard Xavier Golbéry que Roland Colin présente comme « militaire et homme du monde, ami de M. de Boufflers, gouverneur du Sénégal et de MM. De Castries et Ségur, ministres de la Marine et de la Guerre. » (Colin, 1955,18). L’homme est l’auteur d’un livre intitulé Fragment d’un voyage fait en Afrique…publié en 1802 et dans lequel il écrit : « Les contes les plus absurdes, les histoires les plus mensongères sont le souverain délice et le plus grand amusement de ces hommes qui parviennent à a vieillesse sans jamais être sortis de l’enfance. » Toujours, selon Golbéry, les griots, ces spécialistes de la littérature orale nègre, sont « aussi mauvais musiciens que mauvais poètes et le balafon, variété de xylophone dont ils se servent pour accompagner leurs chants est un instrument trop compliqué pour avoir été inventé par des Nègres qui ignorent les principes de la musique et qui ne savent lui faire produire qu’un bruit confus et détestable. » Golbéry est du XIXè siècle. Cependant, le mépris teinté de racisme qui l’anime vis-àvis de l’homme noir et de ses productions culturelles est loin d’avoir disparu avec son siècle. En effet, encore au XXè siècle, un éminent historien comme Pierre Gaxotte n’hésite pas à écrire, dans le numéro d’octobre de La Revue de Paris, et ce, à propos des Nègres : « Ces peuples n’ont rien donné à l’humanité ; et il faut bien que quelque chose en eux les en ai empêchés. Ils n’ont rien produit, ni Euclide, ni Aristote, ni Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur. Leurs épopées n’ont été chantées par aucun Homère. » Sous la plume d’un Gaxotte, ces propos ne surprennent pas : l’homme n’a-t-il pas été membre de l’Action française et secrétaire de Mauras qui, sous l’Occupation n’hésita pas à apporter son appui au régime de Vichy dans sa collaboration avec les Nazis ? Donc, vis-à-vis de la littérature orale des Nègres, un profond mépris, d’où la remarque de Senghor : Les « Coloniaux » eux n’y voient, trop souvent, que les signes d’une pensée vacillante, d’une intelligence imbécile (Senghor, 1964). Cependant, contrairement à Golbéry et à Gaxotte, certains français ont vite compris l’intérêt qu’il y a à être informé des réalités négro-africaines. Fragment d’un voyage en Afrique paraît en 1802 que l’abbé Grégoire publie De la littérature des Nègres. La différence entre les deux hommes est nette. Roland Colin le fait remarquer : « Alors que, pour Golbéry, la musique africaine est une cacophonie inorganique, aux antipodes de l’art (…) l’Abbé Grégoire rapporte les paroles de Stedman « qui leur accorde spécialement le génie poétique et musical, énumère leurs instruments à cordes et à bouche au nombre de dix-huit » (Colin, 1955, 30). L’Abbé Grégoire, en reconnaissant chez les Nègres « un esprit vif et pénétrant, un jugement sain, du goût, de la délicatesse », ouvre la voie aux africanistes. Parmi ces derniers, André Gide. Il est l’auteur de deux livres sur l’Afrique : Le Voyage au Congo et Le Retour du Tchad. Dans ce second livre, il s’intéresse à la civilisation du peuple sara. Comparant les chants populaires de ce peuple aux chants populaires de France, il n’hésite pas à écrire : » Nos chants populaires près de ceux-ci paraissent pauvres, simples, rudimentaires. » (in Senghor, 1964, 37). Poursuivant sa description de la musique populaire sara, il note : « L’intervention rythmique et mélancolique est prodigieuse et comme naïve » (in Senghor, 1964, 37). La description conduit Gide à s’exclamer : « mais que dire de l’harmonique ? » et à justifier son exclamation : « car c’est ici qu’est toute ma surprise. Je croyais tous ces chants monophoniques. Et on leur a fait cette réputation, car, jamais de chants à la tiercé ou à la sixte. » (in Senghor, 1964, 37) De cette exclamation et de sa justification, il tire la conclusion suivante : « Mais cette polyphonie par élargissement et écrasement du son est si désorientante pour nos oreilles septentrionales, que je doute qu’on puisse la noter avec nos moyens graphiques. » (in Senghor, 1964, 37) Il y a donc, chez Gide, la reconnaissance d’une caractéristique de la musique sara : celle de l’harmonique ; mais aussi, la reconnaissance de son incapacité à « noter », donc à interpréter cet harmonique. Grâce à cette seconde reconnaissance, il a pu se garder de la méprise. Son exemple sera peu suivi. En effet, les africanistes constituant une deuxième génération après la sienne vont s’essayer à s’expliquer. Leurs tentatives mèneront à des aberrations. Sur ce point, l’on pourrait multiplier les exemples. Mais le cas de Blaise Cendrars suffit, pour les résumer dans leurs grandes lignes. Dans l’avant-propos de son Anthologie nègre, il écrit : « l’étude des langues et de la littérature des races primitives est une des connaissances les plus indispensables à l’histoire de l’esprit humain. » (in Cornevin, 1976, 91). Voilà qui lui fait honneur en le différenciant radicalement de Golbéry e de Gaxotte. Malheureusement, dans ses efforts d’interprétation, « n’ayant pas encore été en Afrique, il présente les textes d’un point de vue européen. » (in Cornevin, 1976, 91). Cela lui valut d’être violemment critiqué par Janheinz Jahn : « Cendrars (…) cueillit dans le matériel des chercheurs quelques roses et les rendit en Afrique. A cette occasion, il mélangea les traditions de différents peuples pour aboutir à une cosmogonie de son propre schéma. » (in Cornevin, 1976, 91). En définitive, l’existence de la poétique négro-africaine avant Senghor n’a pas pu être affirmée pour deux raisons. La première raison tient à une attitude raciste qui mena à nier l’existence de la culture négro-africaine. La seconde raison découle des insuffisances des méthodes d’investigation employées par les africanistes : insuffisances dans la transcription des « textes » recueillis et dans la conception des africanistes sur l’art nègre. Ayant décelé ces insuffisances, Senghor va pousser plus loin pour aboutir à deux découvertes majeures. Senghor a lui-même qualifié la première découverte de « fondamental » : il s’agit de la découverte des lois de la poétique négro-africaine, plus précisément, des caractéristiques du « vers » négro-africain. La révélation eut lieu au Front Stalag 230, au cours d’une « soirée littéraire sans livre » si ce n’est immédiatement après, dans les circonstances que voici 6. 6 Ces circonstances, Senghor les a fréquemment rappelées. Ainsi, nous accordant un entretien, le 23 janvier 1985, en son domicile parisien, 1, Square Tocqueville dans le XVIIo, il nous confie : « Quand je … en captivité, écoutant l’enregistrement d’un linguistique allemand autrichien exactement un de nos gardiens, je lui criai : « Eurêka, j’ai trouvé la poétique négroafricaine ! » Le lendemain, je mis le poème en formule mathématique. Ce qui, seul, pouvait prouver que c’était un poème. (Senghor, 1977, 382). En 1981, dans un article intitulé Combat pour la démocratie7, il revient sur cette découverte en la présentant comme une avancée importante dans l’exécution de son programme de défense et illustration des valeurs civilisatrices du monde noir : C’était en 1945. Le professeur de Langues et Civilisations négro-africaines que j’étais devenu à l’Ecole de la France d’Outre – Mer passait une partie de ses vacances au Maroc. Il s’agissait de me faire des forces avant de revenir au pays où je devais recueillir des textes de poèmes sérères pour une thèse complémentaire de doctorat d’Etat. Le travail devait être d’autant plus aisé que, pendant mes deux années de prisonnier de guerre, j’avais fait une découverte fondamentale pour la Négritude : en mettant en formules mathématiques des poèmes sénégalais, j’avais prouvé, scientifiquement, qu’il existait une poésie négro-africaine ; avec une prosodie et une métrique originale, et non une simple « prose rythmée » comme l’avaient dit, jusque-là, les africanistes européens. La seconde découverte est celle que nous avons qualifiée d’ « essentiel » : elle est celle qui permet de saisir la raison pour laquelle la poésie négro-africaine possède « une prosodie et une métrique originale », la raison pour laquelle sa principale caractéristique est la parole rythmée. Cette raison tient à la place et à la fonction de l’art dans la société négro-africaine. Elle échappe à bon nombre de nos contemporains, occidentaux ou occidentalisés. Aussi, son élucidation nécessite-t-elle une comparaison entre deux conceptions : celle de l’art, dans les sociétés d’Europe occidentale et celle de l’art, dans les sociétés négro-africaines. Certes, en Occident, l’on reste conscient que l’on ne pourrait se passer des artisties, que l’art n’est pas constitué par un ensemble d’activités, de productions totalement insignifiantes. En effet, dans l’ouvrage collectif L’Homme et son art, on lit : « Dans une société d’esprit scientifique comme la nôtre (…), bien qu’aucun mot ne puisse le définir, nous éprouvons l’importance de l’art dans notre vie. On ne peut imaginer un monde sans musique ni danse, sans théâtre ni littérature ; un monde privé de sculpture, d’architecture, de peinture ; un monde où les objets familiers seraient dépourvus de décors et de formes esthétiques ». (Anonyme, 1967, 20 Mais cela ne suffit pas pour que l’on puisse parler en Occident du rôle primordial de l’art, comme en Afrique noire. En Occident, l’artiste continue à se faire une haute idée de son « métier », lui assigne une noble fonction, le considère comme une activité vitale. Malheureusement, il ne trouve pas auprès du grand public l’écho souhaite. Quelques cénacles, quelques chapelles, quelques esprits distingués, généralement des universitaires, s’intéresseront à la signification de son œuvre, à la révolution, qu’elle opère dans le monde suivais les cours de l’Institut d’Ethnologie de Paris, les professeurs, non seulement là, mais ailleurs, aux Langues Orientales, à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes soutenait la thèse selon laquelle il n’y a pas de poésie en Afrique noire, il n’y avait que de la prose rythmée, il n’y avait pas de métrique. Or, en écoutant les poèmes enregistrés par un professeur autrichien, je lui ai dit, sautant de joie ; « Eurêka ! » Il m’a dit : « Qu’est-ce que vous avez trouvé ? » « J’ai trouvé qu’il y a une poésie négroafricaine. Vous voyez, ce que vous venez d’entendre, ce n’est pas un conte, c’est un poème. Et je peux mettre en formules mathématiques votre poème (…) et j’ai remarqué qu’il y avait 1-2-3 ; 1-2-3 ; 1-2-3 ; 1-2-3 : il y avait trois mètres et chaque mètre avait trois syllabes. 7 Jeune Afrique No 1046 du 21 janvier 1981 des idées ; le gros du peuple ne la considèrera que comme simple objet de loisir : « décor », « forme esthétique ». Il y a donc un réel divorce entre l’artiste et le public comme cela transparaît dans le dialogue entre M. Beckford et Chatterton8. Les origines de ce divorce remontent au VI° siècle avant J.C. « La raison est hellène », a écrit Léopold Sédar Senghor. Pour vraie qu’elle soit, cette phrase ne doit pas amener à ignorer que la Grèce, elle aussi, a connu sa période mythique, illustrée, notamment, par les mystères d’Eleusis et l’orphisme, comme l’Afrique noire en connaît encore, d’où le constat de l’helléniste Senghor dans Dialogue sur la poésie francophone, à propos de la similitude »… entre les mystères grecs et les cérémonies négro-africaines d’initiation » (Senghor, 1979, 95). Mais, à partir du VIè siècle, les mythes ne donnent plus satisfaction. L’essor des cités grecques d’Asie mineure favorise la naissance de l’esprit scientifique. De essais d’explications rationnelles de l’univers sont tentés et proposés. A côté de la Mythologie, se développe la Philosophie. Et, sous la plume de Pythagore et de ses continuateurs apparaissent des mots et expressions comme : loi, mesure, proportion, nombre d’or, harmonie universelle… Ils finiront par s’imposer dans les domaines de l’action, de la connaissance et de l’éthique, devenant ainsi les valeurs suprêmes de la civilisation hellène. Apollon l’emporte sur Dionysos, les cultes officiels sur les cultes populaires, la connaissance rationnelle sur la pensée magique. Cette révolution intellectuelle consacrant la naissance de l’esprit scientifique eut des conséquences sur la création artistique. Celle-ci cesse d’être le fait du peuple pour devenir l’apanage des spécialistes : « Phidias et son école élaborent en sculpture un idéal classique de beauté fondé sur la perfection physique de l’athlète… » (Anonyme, SDNL, vol. 4, 776) d’une part et, d’autre part, « le contenu idéologique du programme iconographique du Parthénon, son symbolisme, semble s’inspirer de la doctrine d’Anaxagore, l’ami de Périclès, de l’esprit divin se manifestant à travers l’ordre entier de la contingence. D’une manière plus précise, cette idéologie proclame la victoire de la Raison (Athéna) sur le chaos, de la pensée occidentale sur les forces obscures de l’inconscient (Anonyme, SDNL, vol. 4, 803). De tout cela découle le fait que : »l’art grec est d’abord un art de l’intelligence et de la pensée qui s’appuie sur la vérité formelle de la nature ; l’homme y maîtrise les forces extérieures de l’univers » (Anonyme, SDNL, vol. 4). C’est ainsi que s’est effectué le passage de l’art populaire aux Beaux Arts dont les différentes esthétiques, s’inspirant toutes des données rationnelles, visent essentiellement, uniquement, à embellir pour détendre, divertir. Si telle est la réalité dans les sociétés occidentales, elle est toute autre dans les sociétés négro-africaines. Celles-ci n’ont pas connu une révolution intellectuelle semblable à celle que connut la Grèce au VIè siècle. N’ayant pas rompu avec le mode de penser qualifié de primitif, elles n’accordèrent pas une grande importance au développement de l’esprit scientifique9. Aussi restèrent-elles figées, avec des modes de production et de représentation qui furent ceux des premiers âges de l’humanité, comme le fait constater Senghor : Vigny (A.) – Chatterton, acte III, scène 6. Contrairement à ce que certains critiques comme Marcien Towa ont soutenu, Senghor ne dénie pas aux Nègres la faculté de raisonner. On a énormément glosé sur la petite phrase : « L’émotion est nègre comme la raison hellène », en ignorant la source ou en l’isolant à dessein de son contexte. Nul n’a cité ce passage de Liberté 1 : Mais surtout, la raison n’est-elle pas identique chez tous les hommes ? Je ne crois pas à la « mentalité prélogique ». L’esprit ne peut être prélogique encore moins alogique ». (P. 43. C’est l’auteur qui souligne). 8 9 L’Egypte des pharaons nous offre l’image exemplaire de la littérature, plus généralement de l’art africain, qui pendant quatre mille ans, présenta le même visage impassible (…) Mais nous n’avons pas besoin de l’Egypte pour notre propos. Parcourons sur dix mille ans, les œuvres de la Négritude : des fresques du Tassili aux toiles de Papa Tall10. Nous y découvrons la permanence des traits qui font l’originalité de la littérature nègre de langue française. (Senghor, 1977, 21) Cette permanence des traits s’explique par le fait que, ce que recherche l’artiste nègre, c’est moins l’originalité que l’efficacité : son art est au service du sacré. C’est la raison pour laquelle, l’on ne saurait saisir sa signification qu’en l’étudiant in se. Cette signification résulte de trois données : la manière dont le Nègre réagit face à son environnement, la métaphysique née de cette réaction et la religion élaborée à partir de cette métapysique. Que l’art nègre dépende de ces trois données explicite qu’il se différencie fondamentalement de l’art européen : L’art nègre exprime, par nature, une idée ou sentiment-image : un symbole. Alors que l’esthétique gréco-latine place le beau dans l’imitation, sans doute corrigée, idéalisée de la nature, le négro-africain, lui, s’émeut du sens caché du signe qui lui apparaît. Son émotion naît de sa participation à une réalité sous-jacente, qu’il perçait par-delà les apparences sensibles. L’art nègre est explicatif non descriptif. Il participe du vitalisme qui anime l’ontologie négro-africaine. En ce sens, il est le plus opposé à l’art grec, qui est l’exemplaire de l’Occident. (Senghor, 1977, 94, C’est l’auteur qui souligne) Ces lignes sont extraites d’un texte de conférence prononcé devant un public plutôt profane. Conscient du caractère abstrait de son argumentation, Senghor l’illustre, afin de mieux se faire comprendre, par une comparaison entre deux chefs-d’œuvre : la Vénus de Milo et la Vénus de Lespugue : La Vénus de Milo et la Vénus de Lespugue diffèrent aussi bien par leurs significations, en d’autres termes, par leurs destinations respectives, que par leurs style… (Senghor, 1977, 95) Pour mieux faire cerner cette différence, il écrit, à propos du chef-d’œuvre antique découvert dans une île des Cyclades, en 1820 : On pourrait dire que la Vénus de Milo n’a aucune signification, en ce sens que, comme l’affirme Elie Faure, elle n’est pas un symbole, elle ne renvoie pas à un signifié. Bien sûr, les Vénus – et c’est ce qu’indique le nom représentaient une déesse autrefois au temps de la ferveur hellène. Mais, depuis, on avait fait descendre la déesse du ciel sur la terre, de l’esprit dans la matière. Il s’agit, ici d’une femme dans le monde, en chair et en os, qui ne représente rien de plus qu’elle-même (…) On veut donc représenter une femme grecque et pas autre chose. On l’a sculptée à la mesure de la race. (Senghor, 1977) Il y a donc eu désacralisation et la Vénus de Milo en a tiré ses caractéristiques. L’art nègre a ignoré cette désacralisation . Aussi a-t-il conservé à ses chefs d’œuvre une 10 Papa Ibra Tall, peintre sénégalais contemporain fut Directeur de la manufacture de Tapisserie de Thiès. Il est l’auteur de l’essai Négritude et arts plastiques contemporains publié dans Colloque sur la négritude (Présence africaine, 1972, P. 105-112. signification que Senghor éclaire en étudiant la statuette stéatopyge des Négroïdes de Grimaldi : Et la Vénus de Lespugue ? Elle a d’abord été saluée par des cris d’horreur, tant elle ressemblait peu à une femme albo-européenne normale. Et puis, la dénomination de Vénus Hottentote lui est restée parce que le naturalisme est resté parce que le naturalisme est inhérent aux hommes de raison discursive. Les préhistoriens, en effet, ont commencé par assimiler les négroïdes de Grimaldi à cause de la stéatopygie de leurs statuettes féminines. Mais un examen plus attentif a révélé que les hommes de Grimaldi avaient la taille des Français d’aujourd’hui – ce qui n’est pas une petite taille – et que leurs femmes n’étaient pas plus cambrées que les négresses actuelles. Comme quoi on avait confondu callipygie et stéatopygie. En réalité, les négroïdes de Grimaldi, comme les Négro-Africains actuels, donnaient une signification, un sens, à leurs œuvres d’art, singulièrement à leurs statuettes de fécondité. Cas de ces statuettes à la cambrure audacieuse, aux formes courbes, symbolisent l’idée de fécondité. Elles sont des images symboles qui ont une fonction précise. (Senghor, 1977) La différence est donc nette entre la conception que l’on se fait de l’art dans les sociétés industrialisées et celle que l’on s’en fait dans les sociétés négro-africaines traditionnelles. Après avoir souligné cette différence à travers des exemples concrets, Senghor développe les caractéristiques de l’art qui sont au nombre de trois.11 D’abord, l’art nègre est une technique d’intégration L’art, comme l’a écrit Léopold Sédar Senghor, « est la saisie nègre de l’univers » : le Négro-Africain en attend ce que l’Albo-Européen attend de la science dans la mesure où, pour celui-là : …connaissance, art et action sont liés par des échanges fulgurants. La connaissance s’exprime non en chiffres algébriques, mais en œuvres d’art, en images rythmées… (Senghor, 1964, 317) Son ontologie l’amène à concevoir l’univers comme un réseau de forces interdépendantes les unes des autres, disposées selon une hiérarchie – de Dieu au caillou -, un équilibre, une harmonie. Il agit sur ce réseau par le moyen de l’Art : afin de connaître la hiérarchie et de la renforcer, de maintenir l’équilibre et l’harmonie. L’art devient ainsi un moyen de s’intégrer au réseau des forces cosmiques, soit pour les maîtriser, soit pour se les rendre propices, d’où la déduction de Senghor : L’art, en Afrique noire, est liée à la vie profonde des communautés agraires et pastorales, à la religion et aux technologies. L’art est une technique d’approche, mieux, d’identification. Il s’agit d’agir sur les forces supérieures, de se les approprier en s’identifiant à elles – par le geste et la parole, le poème et la musique, la danse et le chant, la sculpture et la peinture (Senghor, 1964, 279). Ensuite, l’art est une technique intégrale 11 Nous donnons, en annexe à la présente étude, la liste des principaux textes de Senghor sur l’art nègre. Dans l’Afrique traditionnelle, un art, pour accomplir efficacement son rôle, a besoin du concours des autres arts : aucune forme d’art n’existe de manière isolée : … la musique ne peut être dissociée de la parole (…) la musique ne peut non plus se concevoir sans les gestes sans la danse (…) Ni la danse sans la peinture et la sculpture…(Senghor, 1964, 279) Enfin, l’art nègre est une technique exprimant une esthétique L’idée a longtemps prévalu selon laquelle le nègre est dépourvu de sens esthétique. Le sociologue Fauvert est partisan d’une telle idée quand il écrit : « il n’y a pas d’art nègre, parce qu’il n’y a pas de conscience artistique, pas de réalisation d’une essence de la réalité humaine africaine en tant qu’elle est esthétique » (Ndaw, 73). Comme pour lui donner le réplique, se fondant sur une réelle connaissance du terroir et sur la sémantique, Senghor écrit : Certains ethnologues et critiques d’art sont allés prétendant que les mots « beau » sont absents des langues négro-africaines. C’est tout le contraire. La vérité est que le Négro-Africain assimile la beauté à la bonté. Ainsi le Wolof du Sénégal. Les mots tar et rafet s’appliquent de préférence aux humains. S’agissant des œuvres d’art, le Wolof emploiera les qualificatifs dyêka, yèm, mat, que je traduirai par « qui convient », « qui est à la mesure de », « qui est parfait ». Encore une fois, il est question d’une beauté fonctionnelle. Le beau masque, le beau poème est celui qui produit, sur le public, l’émotion souhaitée (…) Significatif est le mot baxaï « bonté », dont les jeunes dandys se servent pour désigner une belle fille. Comme quoi, la beauté est, pour eux, « la promesse du bonheur ». Par contre, une belle action est qualifiée de « belle » (Ndaw, 208). Que l’art nègre soit au service de la religion est incontestable. Mais cela ne doit pas conduire à soutenir que l’artiste nègre ignore les lois de l’esthétique : Car, si l’art suppose la compréhension de la surréalité (…) il faut une technique réfléchie pour exprimer cette surréalité : qui est précisément forme, qui est beauté (Ndaw, 76). Donc, l’art nègre est, à la fois, une technique religieuse, d’où son caractère fonctionnel et une « technique réfléchie », d’où son esthétique. Parce que technique religieuse, l’art ne se situe pas en marge des différentes productions sociales. Il est la production sans laquelle les autres productions seraient impossibles car : La littérature et l’art ne se séparent pas des activités génériques de l’homme, singulièrement des techniques artisanales. Ils en sont l’expression la plus efficace (Ndaw, 206). Ces lignes suggèrent la place de l’artiste dans la société nègre, le rôle qu’il y joue. Il ne peut connaître le drame vécu par Chatterton et ce, pour deux raisons : d’abord, parce qu’il produit sur commande du groupe social, ensuite, parce que l’œuvre d’art nécessite, pour être accomplie, la participation du groupe social. Travaillant sur commande, Le Nègre ne chante ni ne danse ni ne sculpte ce qui n’est pas essentiel. Ni la fleur ni la rosée ni même les yeux ne constituent des « objets » mais bien des réalités que sont les âmes et les personnes. Il n’y a pas d’ »art pour l’art » (Ndaw, 77). Et, pour réaliser son œuvre, l’artiste nègre ne s’isole pas. Il reste en contact avec le public, communiquant, communiant avec lui. Cela n’exclut pas qu’il ait des qualités intrinsèques, qu’il soit un spécialiste car : … Il y a des professionnels de la littérature et de l’art : dans les pays soudaniens, les Griots, qui sont, en même temps, historiologues, poètes et conteurs ; dans les pays de Guinée et du Congo, les sculpteurs civils des cours princières, dont l’herminette sur l’épaule est l’insigne d’honneur : partout, le forgeron comme polytechnicien de la magie et de l’art, le premier artiste selon le mythe dogon qui, par le rythme du tamtam fait tomber la pluie du ciel (Ndaw, 207). Mais ses qualités, sa spécialité ne l’amènent pas à se couper du groupe dans la mesure où l’art est fait par tous et pour tous. Aussi : … à côté de ces professionnels, il y a le peuple, la foule anonyme qui chante, danse, sculpte et peint (…) Toute manifestation d’art est collective, faite par tous, avec la participation de tous (Ndaw). En définitive, l’art nègre diffère de l’art occidental aussi bien par sa conception que par sa destination. Or, et Senghor a tenu à le souligner avec force, chaque fois qu’il parle d’art, il parle de poésie : la poésie est un art, l’art majeur. Aussi, conscient de la différence entre l’esthétique négro-africaine et l’esthétique européenne, va-t-il concevoir la création poétique d’une manière différente des poètes français qu’il eut à imiter, au départ. A partir de là, la « découverte essentielle » du Front Stalag 230 débouche sur la « découverte fondamentale », et, par voie de conséquence, entraîne la rupture. III. Ruptures avec les modèles de France « Ruptures » au pluriel, car Senghor ne rompt pas uniquement avec la tradition poétique française dont les origines remontent aux Grands Rhétoriqueurs, il rompt également avec un mouvement poétique contestant cette tradition. Reportons-nous à la lettre datée de Paris, le 4 décembre 1943 et adressée à Maurice Martin du Gard, dont un passage a été cité plus haut. Senghor, s’y prononçant sur son itinéraire poétique renseigne sur ces ruptures et permet de déceler une évolution : ayant commencé pour élaborer des poèmes « à la manière des grands romantiques », il a, par la suite, subi l’influence des surréalistes. C’est donc avec la tradition classique française et le surréalisme qu’il rompt. Avec la tradition classique française, pas uniquement avec le romantisme, comme il nous l’a précise, au cours de l'entretien qu’il nous a accordé. A notre question : quels sont les Grands Classiques avec lesquels vous avez rompu, sa réponse fut la suivante : Pas expressément les Grands Classiques. Par « classiques », je pense à des poètes qui ont été consacrés. Mais c’étaient essentiellement les romantiques . Et surtout les symbolistes, dont Baudelaire. Cette déclaration contient une précision supplémentaire : Senghor a également rompu avec les symbolistes. En définitive, c’est avec cent ans de poésie française que Senghor rompt : avec toute la poésie élaborée des années 1830 aux années 1930. Les raisons ayant incité à cette rupture sont d’ordre général et d’ordre particulier : d’autre général, dans la mesure où tout créateur authentique ne réussit à s’affirmer qu’en prenant ses distances vis-à-vis d’une tradition, même s’il ne la renie pas complètement ; d’ordre particulier, compte tenu des différences entre les poètes français et un poète nègre comme Senghor : différence de statut, différence de modèle, différence de matériau. De la différence de statut, il a déjà été question plus haut avec l’évocation du drame vécu par Chatterton dans l’Angleterre de la première moitié du XIXè siècle. A propos de la différence de matériau, il faut se rapporter à la langue car, le matériau sur lequel travaille le poète a, pour nom, la langue. Et l’étude de la langue amène à se prononcer sur la morphologie et la syntaxe : sur le vocabulaire et la grammaire, les mots et les différentes techniques pour les agencer soit pour émettre un message utilitaire, soit pour créer un poème. Or, que fait ressortir une comparaison entre les langues négro-africaines et la langue française ? Uniquement, qu’elles diffèrent par plus d’un point. Léopold Sédar Senghor s’est, à plusieurs reprises, livré à celle comparaison, approfondissant sans cesse les résultats de ses recherches. La conclusion à laquelle il aboutit est que les langues négro-africaines d’une part, la langue française d’autre part, n’usent pas des mêmes procédés pour transmettre un message encore moins pour composer un poème. Ceux qui utilisent ces langues ne conçoivent pas les mots de la même manière, ne construisent pas les phrases selon les mêmes structures. De là découle la différence entre les procédés poétiques, laquelle différence, à son tour, explique la différence entre les qualités d’un poème négro-africain et celles d’un poème français. Après avoir, rapidement, évoqué la différence de statut et la différence de matériau, intéressons-nous, plus particulièrement, à la différence de modèle. Poètes français et poètes africains ne créent pas selon le même modèle. Sur ce point, la référence à Nietzsche est révélatrice, référence qui ramène à la création artistique avant le VIè siècle de notre ère et la création artistique en Grèce depuis le VIè siècle. Dans son livre de jeunesse, La Naissance de la Tragédie, le penseur allemand établit la distinction entre deux types d’artistes : l’apollinien, représenté par le sculpteur, et le dionysiaque, représenté par le musicien. Et les deux ne créent pas de la même manière : celui-ci crée à partir de l’ivresse et celui-là, à partir du rêve. Et d’opposer, pour mieux se faire comprendre, « les deux ancêtres et précurseurs de la poésie grecque, Homère et Archiloque (…) Homère le vieillard rêveur absorbe, en lui-même, le type de l’artiste naïf et apollinien, contemple avec étonnement le visage passionné d’Archiloque, ce belliqueux serviteur des muses, aux innombrables et violentes tribulations. » (Nietzsche, 1940, 40) 12 12 A la page 21 du même livre, nous lisons : « L’évolution de l’art est lié au dualisme de l’apollinisme et du dionysme (…) Les deux divinités protectrices de l’art, Apollon et Dionysos, nous suggèrent que dans le monde grec il existe un contraste prodigieux, dans l’origine et dans les fins, entre art du sculpteur ou art apollinien et l’art non sculptural de la musique, celui de Dionysos. Ces deux instants si différents marchent côte à côte, le plus souvent en conflit ouvert, s’excitant mutuellement à des créations nouvelles et plus rigoureuses, afin de perpétuer, entre eux, ce conflit des contraires que recouvre en apparence seulement le nom d’art qui leur est connu. Or, avec la révolution intellectuelle intervenue en Grèce au VI° siècle, l’Occident a choisi de privilégier la veine apollinienne tandis que les Négro-Africains restaient fidèles à la veine dionysiaque ; d’où cette différence de modèles entre les poètes français et les poètes nègres, différence qui peut être explicitée à partir de deux textes dont le premier s’intitule Don du poème. Je t’apporte l’enfant d’une nuit d’Idumée ! Noire, à l’aide sanglante et pâle, déplumée, Par le verre brûlé d’aromates et d’or, Par les carreaux glacés, hélas ! mornes encore, L’aurore se jeta sur la lampe angélique, Palmes et quand elle a montré cette relique A ce père essayant un sourire ennemi, La solitude bleue et stérile a frémi. Or la berceuse, avec ta fille et l’innocence Et ta voix rappelant viole et clavecin, Avec le doigt fané presseras-tu le sein Par qui coule en blancheur sibylline la femme Pour les lèvres que l’air du vierge azur affame ? Ce poème est de Stéphane Mallarmé. Sa comparaison avec le second texte, le texte de Léopold Sédar Senghor qui suit aidera à cerner la différence entre le modèle français et le modèle négro-africain. Senghor relate un fait vécu. C’était un soir, sur la place publique, où le « Parti dominant » tenait un meeting populaire. J’ai invité François Perrier qui était de passage à Dakar. Nous avons toujours, dans ces meetings, des poètes populaires qui rompent la monotonie et aussi l’ennui des discours politiques. Je demandai à Badare Mbaye, le troubadour, de composer un poème, pour saluer François Perrier. Il donna l’ordre au tambourinaire de battre et il se concentra, le visage tendu, à écouter. Vous demandez quoi ? Eh bien, le silence : le battement des tam-tams. A écouter le tam-tam major, qui battait le rythme de base, et le tam-tam coryphée, qui improvisait à contre-temps et syncopes. L’attente, l’attention dura cinq minutes environ. Puis, soudain, fusa une longue phrase mélodique, aussitôt reprise et répétée par la foule. Le troubadour se tut, écouta de nouveau. Trois minutes après, c’était une seconde phrase, de nouveau reprise et répétée par la foule. A mesure que l’on avançait le poème se déroulait, soutenu par le rythme des tam-tams, et les phrases fusaient l’une après l’autre de plus en plus rapidement. Jusqu’à ce que le poème se terminât par une fusée d’images.(Senghor, 1977, 384 – 385, C’est l’auteur qui souligne) Don du poème de Mallarmé 13 et le « fait vécu » de Senghor sont assez révélateurs. Ils renseignent sur : les lieux où s’élabore le poème, les conditions dans lesquelles s’effectue cette élaboration, les sentiments éprouvés par le poète une fois son œuvre achevée. D’abord, les lieux 13 Nous aurions pu choisir l’un des poèmes suivants extrait de Charmes de Paul Valéry : Les Pas, La Pythie, Palmes. Nous leur avons préféré Don du poème pour deux raisons : le poème de Mallarmé nous paraît plus complet parce que contenant plus d’éléments de comparaisons ; d’autre part, à côté de Mallarmé, Valéry n’est pas loin de faire figure de disciple. Pour rédiger son poème, Stéphane Mallarmé a choisi de s’isoler dans le calme et la solitude d’un cabinet avec ses « carreaux glacés », « mornes ». Il travaille la nuit, à la lumière d’une « lampe angélique », poétiquement désignée par la métaphore « verre brûlé d’aromates et d’or ». Le poète se trouve donc coupé du reste du monde, notamment de sa petite famille : de « la berceuse avec (sa) fille et l’innocence // de (leurs) pieds froids ». La vie qui, pour lui, semble s’être arrêtée, continue, ailleurs, son cours, et sa femme chante, d’une « voix rappelant viole et clavecin », tout en allaitant. Donc , le poète français crée, retranché du monde extérieur, isolé ; Badara Mbaye, au contraire, pour « composer son poème », n’éprouve pas le besoin de s’isoler. La solitude recherchée par Mallarmé ne lui est pas propice. Pour lui, point de cabinet, mais « la place publique » ; point le silence absolu, mais « le battement des tam-tams » ; point de rupture avec le reste du monde, mais le concours des musiciens et de l’assistance : « ordre (est donné) au tambourinaire de battre » et, chaque vers, chaque « longue phrase mélodique » qui « fuse », engendrée et soutenu par le rythme du tam-tam major est « aussitôt reprise et répétée par la foule. » Ensuite, les circonstances ou le rôle du silence Dans le cas des deux poètes, il est question de silence. Mais les deux silences diffèrent de nature. Chez Mallarmé, il s’agit d’un silence total, absolu. Le poète crée une coupure sensorielle d’avec le monde afin d’accéder à cet état d’ataraxie favorable au rêve et à la réflexion. Son désir de s’écarter de tout ce qui crée le trouble l’amène à considérer la naissance du jour comme une catastrophe. L’aube vient dissiper la sérénité, rappeler à l’existence, mettre fin à l’état poétique. Aussi est-elle présentée, contrairement à la tradition, sous un aspect sinistre : « noire », elle fait songer à un effroyable oiseau « à l’aile sanglante et pâle, déplumée. » En définitive, Mallarmé crée dans des conditions très précaires. Le silence dont il a besoin est de nature très instable : un rien, l’aurore, suffit pour le troubler et jeter dans le désarroi. Comme le poète français, Badara Mbaye, également, a besoin du silence pour créer. Aussi, avant de composer son premier vers, est-il, au milieu du cercle des spectateurs, concentré, « le visage tendu » il écoute « le silence ». Seulement, dans son cas, le silence ne se définit pas comme absence totale de bruit. Si la foule s’est tue, le griot a sollicité le concours du tambourinaire et, aussi paradoxal que cela puisse paraître, le silence naît du « battement des tam-tams ». Le poète coule ses vers entre les différents temps forts de ce battement. Il s’agit donc, en ce qui concerne le troubadour, et selon l’expression de Senghor, de « silence rythmé ». En définitive, tout ce qui est étranger au silence trouble Mallarmé et le frappe de stérilité, tandis que chez Badara Mbaye, le silence n’inspire qu’engendré et soutenu par des manifestations rythmiques extérieures. Ici, un silence rythmé ; là, un silence absolu. Enfin, l’attitude des créateurs vis-à-vis de leur création Cette attitude est faite de déception chez Mallarmé, de satisfaction, chez Mbaye. Mallarmé, offrant son poème à sa femme, la présente comme « l’enfant d’une nuit d’Idumée ». La périphrase ne manque pas d’être suggestive. Idumée est la terre d’Edom dont parle la Bible, une terre habitée par Esaü à qui la bénédiction paternelle, celle d’Isaac, fit défaut. Elle est également, selon les Cabalistes, le territoire habité par des monstres asexués. Mallarmé, poétisant, ne s’assimile-t-il pas à un de ces monstres ? Pour enfanter, il faut être deux. Or, lui, enfante seul 14. Il a plus d’une raison de présenter l’aurore sous un jour sinistre. Elle ne vient pas seulement troubler sa solitude, elle lui fait également découvrir son œuvre par « l’azur», symbole de pureté et de perfection : le jour naissant fait découvrir, non le chef-d’œuvre de ses rêves, mais une « relique ». Sa nuit de veille n’a abouti qu’à cette « horrible naissance ». Ce résultat décevant explique ce « sourire ennemi » auquel s’essaye le père qui ne trouve plus qu ‘un recours : appeler sa femme à l’aide. Entre le poète et sa femme se note une similitude : les deux viennent d’enfanter. Mais là s’arrête la similitude : autant la femme est comblée, satisfaite, autant le poète est déçu. On relève en effet le contraste entre l’attitude de la mère vis-à-vis de son bébé et l’attitude du poète vis-à-vis de son poème. Que faire de ce montre qu’il a sous les yeux ? Le confier à la femme afin qu’elle le nourrisse du lait de « l’innocence », de la « blancheur », de la « sérénité » : qu’elle lui fasse respirer « l’air du vierge azur ». En définitive, nous retenons que Mallarmé a enfanté dans la solitude pour donner naissance à un monstre. Déçu, il confie ce monstre à sa femme pour qu’elle lui insuffle la vie. Senghor ne s’est pas étendu sur les sentiments de Mbaye, une fois le poème composé. Nous relevons seulement que cette composition débute dans la douleur et s’achève dans la joie. CONCLUSION La quête a duré une dizaine d’années. Elle a été exigée par le souci d’être conséquent avec soi. Senghor a commencé à composer des vers au lycée laïc de Dakar en imitant les classiques français, romantiques ou symbolistes. Par la suite, avec la prise de conscience de sa négritude, au Quartier latin, il a préconisé « la défense et l’illustration des valeurs civilisatrices du monde noir » avec, comme préalable « le pèlerinage aux sources » comme réplique à la politique de l’assimilation culturelle de la France. L’exécution d’un tel programme culturel ne pouvait que l’inciter à s’intéresser aux créations culturelles des Nègres, que ceux-ci soient de souche ou de la Diaspora. L’écrivain sénégalais va découvrir la poésie négro- africaine et redécouvrir les poésies orales ouolof et sérère. Cette découverte lui permet de cerner les différences entre la poétique française et la poétique négro-africaine ; de mettre en lumière les raisons pour lesquelles celle-ci diffère de celle-là. La conséquence : il « brûle » ses poèmes de jeunesse pour en rédiger d’autres, mais cette fois-ci, frappés du sceau de la Négritude, avec l’ambition de créer ce qu’il appelle « une poésie nègre de langue française ». Y-a-t-il réussi ? La réponse à cette question pourrait être donnée à travers une étude portant sur l’esthétique de la réception de son œuvre et le procès de la création de cette œuvre. 14 Mallarmé présentant son poème comme « l’enfant d’une nuit d’Idumée » n’attire pas seulement attention sur le dur labeur nocturne. Il suggère plus ; soit qu’il veuille indiquer que Don du poème sert d’introduction à Hérodiade (les Hérode étant originaires d’Idumée), soit qu’il veuille mettre l’accent sur la solitude du poète, poétisant, d’où, la référence à Edom, terre des monstres asexués. Nous avons opté pour la seconde suggestion. ANNEXE 1 ETUDES DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR SUR L’ART ET LA LITTERATURE Les textes de Senghor sur l’art nègre sont très nombreux, si nombreux que leur exploitation est impossible dans le cadre de cette étude, si l’on veut maintenir un équilibre entre les différentes parties. Cependant leur importance est telle que nous avons jugé nécessaire d’en donner une liste exhaustive en précisant que ces textes classent leur auteur parmi les meilleurs spécialistes de l’art nègre. En effet, étudiant un art de l’intérieur, il a, mieux que quiconque sut dégager ses rapports avec la vie du peuple qui l’a produit. Ces textes se classent en deux catégories, la seconde comportant, à son tour, des sources diverses. La première catégorie ne comprend qu’un seul texte dont la caractéristique est d’être essentiellement, uniquement consacré à la réflexion sur l’art nègre, il s’agit de l’essai intitulé L’Esthétique négro-africaine, publié par le numéro du mois d’octobre 1956 par la revue Diogène et repris dans Liberté 1. Pages 202 – 217. En fait, il s’agit du texte de la communication faite par Senghor lors du premier congrès des écrivains et artistes du monde noir. Mais le cas d’essai uniquement consacré à la réflexion sur l’art nègre est rare. La caractéristique des textes constituant la seconde catégorie est que Senghor choisit d’y aborder la question, le thème, mais en, l’insérant dans une réflexion sur la culture négro-africaine en général. Ces textes sont : a) des essais rédigés sur commande et destinée à figurer dans des ouvrages collectifs. Ainsi sont : Ce que l’homme noir apporte in L’homme de couleur, collection « présence », éditions Plon (cf.Liberté 1. Pages 22 – 38) Vues sur l’Afrique noire ou assimiler, non être assimilée in La communauté impériale française. Edition Alsatia, 1945 (op.cit. 3968). L’Afrique noire. La civilisation négro-africaine in Les plus beaux écrits de l’union française et du Maghreb, Editions la Colombe, 1947 (op.cit. pages 70-82) b) une postface, celle du recueil Ethiopiques intitulé Comme les lamantins vont boire à la source, Editions du Seuil, 1956 (op.cit. pages 218 – 229) c) un compte-rendu de spectacle, les Ballets africains de Fodéba Keïta in l’hebdomadaire L’Unité africaine du 5 août 1959 (op.cit. 287 – 291). d) de préfaces comme Le langage intégral des Négro-africains, préface pour l’Anthologie de la vie africaine d’Herbert Pepper (op. cit. Pages 237-240). Le réalisme d'Amadou Koumba, préface pour les Contes de l'ouest africain de Roland Collin, Editions présence africaine, 1959 (op.cit. pages 175-180) ; D’Amadou Koumba à Birago Diop, préface pour les Nouveaux contes d’Amadou Koumba ; Editions présence africaine, 1958 (op. cit. pages 241-251) e) des textes de communications ou de conférences comme Language et poésie négroafricaine (op. cit. pages 159-172) ; Eléments constitutifs d’une civilisation négro-africaine (op. cit. pages 252-286). La Négritude est un humanisme du XXè siècle (Liberté 3, pages 6979) ; Qu’est ce que la négritude ? (op. cit. pages 90-101) ; Les fondements de l’Africanité ou négritude et arabité (op. cit. pages 105-150) ; Négritude et Modernité ou la Négritude est un humanisme au XXè siècle (op. cit. pages 215-242) Pourquoi une idéologie négroafricaine ? (op. cit. pages 290-313). C’est dans l’essai intitulé L’Esthétique négro-africaine que Senghor a, le plus développé les caractéristiques de l’art nègre. Lors du Second congrès des écrivains et artistes du monde noir (Rome 1958), il en rappelle les caractères généraux dans sa communication intitulée. Eléments constitutifs d’une civilisation négro-africaine : 1. L’art est, avec la production, c’est à dire le travail, l’activité génétique de l’homme. L’artiste, c’est l’Home faber qui se réalise en Homme sapiens. 2. Plus exactement peut être, l’art est un aspect de la production. L’art est fonctionnel. Il n’est pas divertissement ni ornement qui ajoute à l’objet. Il donne à l’objet son efficacité, il l’accomplit : c’est lui qui donne son caractère d’objet. 3. Les arts sont liés les uns aux autres pour la raison que nous avons « une civilisation non divisée contre elle-même, dont l’unité est le principal caractère. 4. Pour la même raison, l’œuvre d’art est faite par tous et pour tous, encore qu’il y ait des professionnels de l’art et de la littérature, la littérature n’étant qu’un domaine de l’art. 5. Parce que fonctionnel et collectif, social, l’art est engagé . ANNEXE 2 TRANSCRIPTION ET TRADUCTION DU POEME OUOLOF DONT LA DECLAMATION PERMIT LA REVELATION En 1954, participant à la Deuxième Biennale Internationale de Poésie, à Knokke-leZoutte, en Belgique, Senghor rédige l’essai Langage et poésie négro-africaine, y donne la transcription1 du poème enregistré par le linguiste autrichien et, à l’intention de son auditoire, le déclame Il s’agit, au total, de quatorze vers. Senghor les a appris par cœur et les déclame admirablement, chaque fois qu’il en a l’occasion Voici la transcription du poème : yâga nâ yâga nâ yâga nâ – Dëgë la yâga nâ dâu rèn sog a nyeu – Dëgë la woï ! bissimilaï ! dyâma ndôrân di dôr – Dëgë la lau la tyat lau la xèl lau la bet – Dëgë la lu la lâmèny u dôm adama – Dëgë la kuluxum lu djigèn suku dyur – Dëgë la woï ! dyanxa ndau tâtyulên gôr a yiu – Dëgë la gôr a yiu tyamèny al dyogoma – Dëgë la woï ! gewel-ô rekel sâ ndaré li – Dëgë la aï danya bon danya bon danya bon – Dëgë la bala ngâ xam né ai danya bon – Dëgë la ndende dijib ndaré dyib tama dyib – Dëgë la bê sabar nâka tya bôr baïmbalax – Dëgë la taya lâ nga xam né ai danya bon – Dëgë la Il les a déclamés en notre présence, comme il les a déclamés : à Londres, en juillet 1972, lors du Congrès d’Etudes mandingues ; en 1976, lors d’une importante interview accordée à Edouard Maunick ; en juillet 1972, lors de son intervention au Congrès 1 A propos de cette transcription, Senghor précise, en note : J’adopte ici une transcription phonétique de compromis : entre la transcription de l’Institut International des Langues négro-africaines (D. Westermann) et l’usage français que j’ai adopté par ailleurs. L’ouverture des voyelles n’est indiquée que pour la lettre e qui devient è, é ou e (muet.) International de Brangues, organisé par les amis de Paul Claudel. Son intention était, à l’époque, d’informer un auditoire européen, de le sensibiliser à ce qu’il considère comme une … alchimie verbale des poèmes négro-africains qui feraient les délices d’Isidore Isou et de ses lettristes. L.1. Page 167. Aussi se contente-t-il de recommander à son auditoire, avant la scansion : Ecoutez plutôt ce poème gymnique wolof. (Idem) avant d’ajouter, comme pour se justifier de n’avoir ni traduit, ni commenté : Inutile de traduire puisque le public est plus sensible à l’harmonie des mots qu’à leur signification. Idem En définitive, il faudra attendre les assises de Brangues, soit cinquante années après qu’il l’eut écouté pour la première fois, pour que Senghor traduise le poème et le commente longuement.1 Voici la traduction qu’il donne du poème : Il y a longtemps il y a longtemps – Oui c’est vrai ! Oui c’est vrai ! Grâce à Dieu ! paix ! (et) commence le commenceur Oui c’est vrai ! Dieu me protège de la pointe de la pensée de la langue Oui c’est vrai ! Dieu me protège des langues des enfants d’Adam Oui c’est vrai ! Toute la gente humaine que la femme à genoux engendra Oui c’est vrai ! O jeunes filles applaudissez le jeune homme de grâce Oui c’est vrai ! Le jeune homme de grâce, frère de Diogoma Oui c’est vrai ! O mon griot, bats ton ndaré Oui c’est vrai ! Terrible est l’antagoniste terrible est l’antagoniste terrible est l’antagoniste Oui c’est vrai ! Que batte ndeundeu que batte ndaré que batte tama Oui c’est vrai ! Et que galope le sabar (oh) sur les bords Oui c’est vrai ! Alors tu sauras que terrible est l’antagoniste Oui c’est vrai ! 2 1 Les assises de Brangues : il s’agit du Congrès International organisé par les amis de Paul Claudel, le 27 juillet 1972 à Brangues. Invité d’honneur à ce congrès ; Senghor s’y illustra par la communication intitulée La parole chez Paul Claudel et les Négro-Africains, éditée, l’année d’après, par les NEA de Dakar avant d’être inséré dans Liberté 3. 2 cf. La Parole chez Paul Claudel et les Négro-Africains. P. 52 Après avoir traduit, Senghor fait les quatre remarques suivantes : Ma première remarque sera que la foule participe au poème. Elle rythme le quatrième mètre en criant : Dëgë la ! Ma deuxième remarque, que le poète lutteur n’attend pas toujours que la foule ait fini pour attaquer, à contretemps, sur un Woï ! C’est ainsi que, souvent, dans nos poèmes, il y a contrepoint rythmique. Voici ma troisième remarque, celle-là très importante. Au lieu de l’ïambe français, nous avons le dactyle. C’est que , si l’accent est d’intensité, il porte, ici, sur la syllabe radicale, pratiquement sur la première syllabe du mot, contrairement au français . mais comme en français, le syntagme n’a qu’un accent, qui est, en général sur un verbe ou sur un substantif. D’autre part, tous les a qui ne sont pas accentués se ferment en tendant vers le e muet, transcrit ë. Enfin, comme dans la plupart des poèmes religieux et encore qu’il s’agisse d’un poème profane, le poète emploi des mots ésotériques. Bissimlaï, laula, kuluxum sont des mots arabes. Bibliographie Anonyme : - Colloque sur la Négritude, Paris, Présence africaine, 1972 - Encyclopédie Les Chemins de l’humanité : L’homme et sa pensée, Paris, Tallandier, 1967 - Univers des connaissances, Paris, SDNL, Editions Edilec Colin R. : Les contes de l’Ouest africain, Paris, Présence africaine, 1955 Cornevin R. : Littérature d’Afrique noire de langue française, Paris, PUF, 1976 Ndaw A. : in Ethiopiques. Revue socialiste de culture négro-africaine. No 3 Guibert A. : Léopold Sédar Senghor, Paris, Seghers, 1961 Nietzsche F. : La Naissance de la Tragédie, Paris, Editions Gallimard, Collection « Idées », 1949, page 40. Senghor L. S. : - Chants d’ombre, Paris, Seuil, 1945 - Hosties noires, Paris, Seuil, 1948 - Nocturnes, Paris, Seuil, 1961 - Ethiopiques, Paris, Seuil, 1966 - Lettres d’hivernage, Paris, Seuil, 1973 - Elégies majeures, Paris, Seuil, 1979 - Liberté 1 : Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964 - Liberté 3 : Négritude et civilisation de l’Universel, Paris, Seuil, 1977 Oeuvre poétique, Paris, Seuil, 1990