Carrés musulmans dans les cimetières

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Carrés musulmans dans les cimetières
Carrés musulmans dans les cimetières
La pratique de l’inhumation dans les sociétés plurielles du point de vue protestant
Document de travail du Secrétariat de la FEPS
pour information aux Présidences des Eglises membres
et pour leur travail de communication publique.
Résumé
Les inhumations de personnes musulmanes dans des cimetières en Suisse ne sont pas
encore très nombreuses, mais elles font déjà partie de la réalité vécue – qu’il s’agisse de
carrés particuliers dans les cimetières, ou parmi les autres tombes. Lors de la création des
seize carrés musulmans actuels dans des cimetières en Suisse, on a assisté parfois à de
vives discussions politiques, mais la pratique des enterrements musulmans dans leurs carrés particuliers se produit en règle générale sans conflit. En raison de l’évolution démographique et du progrès de l’intégration en Suisse de la population musulmane, la poursuite de
la création de carrés musulmans dans les cimetières est de plus en plus justifiée.
D’un point de vue réformé, il y a de bonnes raisons de soutenir cette demande des musulmanes et des musulmans – tout en restant attentif chaque fois à la situation locale : la création de carrés musulmans n’est pas partout réclamée ni possible dans la même mesure. Il
convient donc absolument d’évaluer tous les arguments en tenant compte des données
locales.
L’expérience prouve que des accords réciproques constituent un premier pas indispensable
pour élucider les besoins et les possibilités. C’est par le dialogue qu’on pourra, en règle générale, trouver des solutions de compromis convenant à toutes les parties – soit qu’il
s’agisse d’un carré particulier dans un cimetière, ou que l’on s’entende pour les inhumations
parmi les autres tombes, ou encore qu’il y ait une solution régionale.
Introduction
On voit de plus en plus de femmes, d’hommes ou d’associations musulmanes se tourner
vers les communes propriétaires des cimetières, pour s’informer et demander des possibilités d’inhumation conformes à leur tradition religieuse.
Lorsque des paroisses ou des Églises cantonales se trouvent confrontées à une demande
concernant des enterrements selon le rite musulman, voire la création d’un cimetière musulman, elles ne sont souvent pas en mesure de prendre position, faute de bases et
d’argumentaires.
Avec ce document, la Fédération propose une vue d’ensemble de la situation présente des
inhumations de personnes musulmanes en Suisse, de la situation juridique des cimetières
ainsi que du nombre actuel de cimetières musulmans et de leur organisation.
Finalement, on y trouvera les principes, et recommandations pratiques qui en découlent,
susceptibles d’aider les Églises membres et leurs paroisses à s’orienter pour prendre pos ition en conséquence.
I
La pratique de l’inhumation chez les musulmans
Ia
Quatre prescriptions
Quatre prescriptions islamiques relatives à l’inhumation figurent au centre de la discussion
sur les carrés musulmans dans les cimetières: pas de crémation, l’orientation des tombes
vers la Mecque, la disposition spatiale des tombes et l’interdiction d’exhumer les corps (réutilisation des tombes).1 La crémation et la réutilisation des tombes contredisent l’idée que la
dépouille qui gît dans sa tombe se trouve à un stade transitoire: «Le processus de la mort,
ou la tombe, est une transition temporelle et spatiale vers l’au-delà. [...] Au cours de ce processus, l’âme quitte le corps jusqu’au Jugement dernier ou jusqu’au jour de la résurrection
où ils s’unissent à nouveau.» 2 En arrière-fond de la séparation spatiale des corps – qui est
pratiquée dès les origines 3 – on trouve un motif visant à renforcer l’identité et la communauté. L’orientation des tombes et des priants en direction de la Mecque exprime de manière
symbolique la communauté des morts et des vivants.
Le judaïsme comporte des dispositions analogues: le cimetière est le «lieu de l’éternité» (bet
ha-olam) où la personne défunte attend sa résurrection physique. C’est la raison pour laquelle l’incinération est interdite dans le judaïsme orthodoxe, alors que les milieux libéraux la
justifient par l’immortalité de l’âme. Mais le judaïsme réformé rejette aussi une exhumation
de la dépouille, ce qui était une des raisons qui ont provoqué en Suisse l’apparition de nombreux cimetières juifs privés. 4 En revanche, il n’exige plus de nos jours l’orientation du défunt
avec le visage tourné vers Jérusalem.
Ib
Décès et inhumation de personnes musulmanes en Suisse
Lorsque des musulmans décèdent en Suisse, dans l’immense majorité des cas (90-95%)5 –
que ce soit selon leur volonté ou celle des leurs proches – ces personnes sont actuellement
transportées dans leur pays d’origine pour y être enterrées. Pour le moment, seule une très
petite minorité des musulmanes et musulmans décédés est donc inhumée dans le carré m usulman d’un cimetière suisse, voire même parmi les tombes traditionnelles, sans séparation.
Ce sont notamment les immigrés de la première génération qui, à cause de leur enracinement dans leur patrie d’origine comme du manque de possibilités d’inhumation en Suisse, se
faisaient enterrer dans leur pays, consentant ainsi à des frais de rapatriement très élevés
(jusqu’à 10.000 francs) et à un investissement logistique important. Cela concerne aussi en
partie des personnes appartenant à la deuxième génération de l’immigration.
1
cf. Université de Zurich, Institut de sciences politiques, étude sur la position de la population musu lmane dans
le canton de Zurich. Rapport à l’attention de la Direction de la Justice et des affaires intérieures, Zurich 2008,
162–168 (162). Cependant, il ne faut jamais perdre de vue le fait que, chez des Musulmans de différentes origines, les souhaits concernant les inhumations ne sont pas toujours identiques.
2
Traduit de Ilhan Ilkiliç, Wann endet das menschliche Leben? Das muslimische Todesverständnis und seine
med izinethischen Imp likat ionen, in: Ulrich H. J. Körtner et al. (édit.), Lebensanfang und Lebensende in den
Weltreligionen. Beiträge zu einer interku lturellen Medizinethik, Neukirchen -Vluyn 2006, 166.
3
Cf. Frit z Stolz, Friedhof, in : RGG4, Bd. 3, Tübingen 2000, 375
4
cf. l’Un ion progressiver Juden in Deutschland à propos de l’enterrement dans un cimetière non ju if: « Là où il
n’existe pas de cimetière ju if en régie propre, l’office co mmunal responsable du cimetière vérifiera la possibilité
de réserver un carré juif. Une grand expérience existe dans de nombreuses villes pour répondre à des exige nces
très diverses. Lors de la formu lation des prescriptions pour l’inhumat ion, il s’agit de veiller en particulie r à la
garantie de la paix du défunt. Cela peut se réaliser par ex. au travers d’une convention du renouvellement aut omat ique de la durée de la concession, qui peut être financée par les intérêts d’une somme mise de côté à cet e ffet». (Traduit de http://www.liberale-juden.de/cms/index.php?id=66#101).
5
Universität Zürich, Studie, 163. Les auteurs insistent toutefois sur l’incert itude de l’aug mentation statistique et
maintiennent qu’il n’est pas possible de chiffrer avec précision la proportion exacte de rap atriements.
2
L’avenir laisse cependant entrevoir quelques changements : d’un côté, une partie non négligeable des personnes appartenant à la deuxième, mais plus encore à la troisième génération et aux suivantes, n’a plus de lien avec le pays de ses ancêtres ou de ses parents et a
trouvé ses racines dans son nouveau pays, avec son lieu de résidence et de vie. 6 En ce qui
concerne ces personnes, il ne saurait être question que d’une inhumation ici. 7
D’autre part, l’évolution démographique a également son importance : les musulmanes et
musulmans ne constituent qu’une petite partie des tranches d’âge très élevées ; toutefois, le
nombre des étrangers âgés (et donc également celui des musulmans) va fortement augmenter dans l’avenir, de sorte que à terme « il va constituer une donnée importante dans la question des cimetières. »8
La perte du lien avec le pays d’origine chez beaucoup de musulmanes et de musulmans,
ainsi que les perspectives démographiques vont faire que la demande d’inhumations selon la
conception musulmane dans les cimetières suisses va augmenter et prendre de
l’importance.
II
Évolution du besoin de places dans les cimetières
Dans le cadre de l’aménagement du territoire, et en raison d’un peuplement de plus en plus
dense, on a vu apparaître au cours des dernières années un débat sur la question de savoir
quel devrait être dans l’avenir la place nécessitée par les cimetières. Cette discussion tient
compte aussi bien du développement démographique (donc de l’évaluation du nombre de
décès et d’inhumations par unité de temps) que de l’apparition de nouvelles formes
d’obsèques.
Au total, l’argumentation se présente de la façon suivante : d’un côté, le nombre des décès,
et donc des obsèques, devrait être conditionné au cours des vingt à quarante prochaines
années par l’augmentation relative du nombre de personnes très âgées, ce qui supposerait
un accroissement de la surface nécessaire.9 D’un autre côté, le développement de nouvelles
formes d’obsèques semble aller dans le sens inverse : le nombre de funérailles se situant en
dehors des cimetières (enterrement dans la nature, dispersion des cendres par hélicoptère,
avion ou ballon, etc.),10 l’usage croissant des urnes à la place des inhumations 11 ainsi que la
tendance aux sépultures communes12 pourraient compenser largement la démographie et
faire que le besoin de place dans les cimetières diminue (parfois même, selon les endroits,
assez fortement). C’est pourquoi les responsables de l’aménagement du territoire admettent
que la pression publique concernant les places de cimetière excédentaires va aller en augmentant et que, dans un avenir prévisible, celles-ci seront confrontées à des demandes
d’utilisation différente. 13
S’il arrivait que, dans le débat à propos des carrés musulmans dans les cimetières suisses,
le besoin ou l’offre de place vienne à jouer un certain rôle, on peut donc argumenter en disant que, dans l’avenir, la tendance sera plutôt à l’augmentation du nombre de places libres.
6
Hannes Wahl, Friedhöfe im Wandel. Bedeutung, Potenziale und Strategien aus Sicht der Rau mp lanung, Zürich
2007, 13.
7
Cf. le no mbre relat ivement élevé de to mbes d’enfants musulmans dans le cimet ière de Zurich W itikon (Un ive rsität Zürich, Studie, 163).
8
Wahl, Friedhöfe, 15.
9
Wahl, Friedhöfe, 14.
10
Wahl, Friedhöfe, 17f.
11
Le pourcentage d’incinérations et de dépôt d’urnes s’élève déjà dans certaines villes à environ 85% (Wahl,
Friedhöfe, 28.40).
12
Wahl, Friedhöfe, 1.
13
Ibid.
3
III
Aspects juridiques
IIIa
La Constitution fédérale et la situation dans les cantons
Avec la révision de la constitution fédérale de 1874, la compétence pour l’organisation des
obsèques est passée des Églises aux autorités civiles. La Constitution fédérale de 1874 stipule expressément à l’art. 53 al. 2 le droit de chaque personne à un «enterrement décent».
Ce droit découle des efforts entrepris par le législateur en vue de séculariser les enterrements en dissociant le type d’inhumation et la manière de procéder de certaines idées religieuses. L’actuelle pratique égalitaire de l’alignement des tombes « rendait impossible
l’inhumation séparée discriminatoire de personnes appartenant à des minorités confessionnelles ou de marginaux (entre autres dans le cas de suicidés ou de mis éreux) » 14 et a été,
historiquement, un acte de pacification confessionnelle.
Dans la nouvelle Constitution fédérale, ce droit n’apparaît plus de façon explicite, mais il est
inclus dans l’article sur la dignité humaine (art. 7 Cst.). «L’ancienne garantie d’un ‹ enterrement décent › doit aujourd’hui être comprise de manière plus générale comme la garantie
d’une inhumation librement choisie. Elle garantit que la dépouille humaine est enterrée d’une
manière qui préserve son droit au respect.»15
Dans certains cantons, la législation est encore aujourd’hui marquée par l’esprit de
l’ancienne constitution fédérale et son souci du Kulturkampf, lorsqu’elle prescrit aux communes, en tant que gestionnaires des cimetières, « que, dans les cimetières publics, les défunts soient inhumés en ligne, dans l’ordre du jour du décès »16, interdisant ainsi formellement la séparation en carrés confessionnels.17
IIIb
Juridiction selon le Tribunal fédéral
Dans un arrêté datant de 1999 sur le droit au «repos éternel des morts» dans un cimetière
public, le Tribunal fédéral a relevé que l’octroi de droits particuliers ou de prestations particulières dans les cimetières publics à certaines confessions ou religions entre en contradiction
avec le principe de l’égalité des droits.18 Si des prescriptions religieuses particulières ne
permettent pas d’utiliser les cimetières publics à cause du principe de la rotation des tombes,
la communauté religieuse concernée doit s’efforcer d’aménager elle-même des cimetières
spéciaux privés. Les communes sont toutefois libres de répondre à des demandes de «repos
éternel des morts», pour autant que le principe d’égalité de traitement des religions ne soit
pas bafoué.
Même si on partage la conviction du Tribunal fédéral que le droit absolu à une tombe spéciale ne découle ni du droit à un «enterrement décent», ni de la liberté de croyance et de
14
Martin Illi, (o.D.) Historisches Lexikon der Schweiz, URL: http://hls-dhs-dss.ch/textes/d/D11514-1-2.php [21
février 2011].
15
Traduit de Jörg Paul Müller/Markus Schefer, Grundrechte in der Schweiz. Im Rah men der Bundesverfassung,
der EMRK und der UNO-Pakte, (dro its fondamentaux en Suisse. Dans le cadre de la Constitution fédérale, de la
CEDH et des Pactes de l’ONU) Berne 4 2008, 161.
16
Conseil de la v ille de St. Gall, projet présenté au conseil municipal du 27 avril 2004 « Die städtischen Friedhöfe » (Nr. 4609), 9.
17
Par ex. la disposition en vigueur à St. Gall jusqu’à ce jour. Cependant, le 3 mars 2011 le Conseil d’État saint gallois a mis en consultation une modificat ion à la lo i sur les cimetières et les inhumations, selon lequel les carrés séparés pour les musulmans seraient autorisés.
Dans le canton de Zurich, cette prohibition cantonale a pu être supprimée en 2001 après des années d’intenses
discussions, ce qui a permis de créer le carré musulman dans le cimet ière de la v ille de Zurich.
18
ATF 125 I 300 (Abd-Allah Meyers); voir à ce sujet les courtes remarques dans: Alexander Schaer, ‹Il faut
obéir à Dieu p lutôt qu’aux ho mmes!› (Actes 5, 29). Das Recht als Löser interkonfessioneller Konflikte am Beispiel des Islams in der Schweiz, Zürich, Berlin 2009, 29–32.
4
culte, la question de savoir si les réglementations en vigueur pour les cimetières ne représentent pas une forme de discrimination indirecte reste ouverte. 19 Car l’ordre public en matière d’inhumation est certes «formellement sécularisé en apparence, mais dans le fonds, il
reste matériellement empreint de christianisme».20
La sécularisation des règles en matière d’inhumation dans le but de régler les conflits interconfessionnels ne saurait donc être un automatisme qui s’applique sans autres comme un
moyen de pacifier les conflits interreligieux (cf. Vb.2.). En même temps, la reprise de la ‹solution juive› des cimetières privés se heurte en réalité actuellement aux possibilités économiques limitées de l’écrasante majorité des musulmanes et des musulmans établis en
Suisse. C’est pourquoi il faut objecter à la réponse formelle globale des cimetières spéciaux
privés: «L’État dont l’ordre juridique ne tient pas compte des demandes justifiées d’une minorité ne peut pas se contenter de laisser aux intéressés le soin de corriger cette exclusion, si
cela requiert des efforts particuliers de leur part.» 21 L’Etat est tenu, «de ne pas rejeter les
initiatives en question sans raisons valables et éventuellement aussi de les promouvoir activement (par ex. dans l’aménagement de zones, etc.), sans que cela passe forcément par
une aide financière. Le cas échéant, il lui incombe aussi de veiller à la sécurité de ces installations.» 22
IV
De la situation actuelle des carrés musulmans dans les cimetières suisses et de
la pratique des inhumations musulmanes
IVa
Création et nombre de carrés musulmans dans les communes
Dans l’ensemble de la Suisse, on compte au moins seize carrés musulmans dans les cim etières ; certains d’entre eux ne sont encore qu’en projet ou en cours d’instauration (cf. liste
jointe). Celui qui est situé dans le cimetière genevois du Petit-Saconnex existe depuis trente
ans, les autres ne datent au plus que de l’année 2000 ; pour la moitié d’entre eux, seulement
depuis les cinq dernières années.
La création d’un carré musulman a exigé partout une décision politique – soit de l’exécutif,
soit du parlement, soit de l’assemblée communale. Il est clair que ces débats se sont déroulés de façon très différente selon les lieux. À Gurzelen, par exemple, l’assemblée a repoussé
la demande sans ambiguïté 23, et à Weinfelden, il y a eu, au sein du parlement et en dehors,
un débat très vif qui a abouti au rejet de la demande, 24 le parlement de la ville de Winterthur
a voté sans opposition la création d’un carré musulman au cimetière (avec abstention du
PDC et des DS).25
19
cf. l’argu mentation de Walter Kälin, Grundrechte im Kulturkonflikt. Freiheit und Gleichheit in der Einwand erungsgesellschaft, Zürich 2000, 126–131.
20
Université de Zurich, étude, 162s. avec référence à Erwin Tanner, Bestattung nach islamischem Ritus und
staatliches Begräbnis, in : René Pahud de Mortanges/Erwin Tanner, Muslime in der schweizerischen Rechtsordnung. Les musulmans et l’ordre jurid ique suisse, Fribourg/Ue, 243– 287 (262).
21
Traduit de Walter Kälin/Andreas Rieder, Bestattung von Muslimen auf öffentlichen Friedhöfen im Kanton
Zürich. Gutachten im Auftrag der rö misch-katholischen Zentralko mmission des Kantons Zürich, Zurich 2000,
16, zit. n. Université de Zurich, étude, 167.
22
Traduit de Schaer, Man muss Gott, 31s.
23
Marc Lettau, (11 novembre 2010) Wenn die let zte Ruhe Unruhe schafft, URL:
http://www.derbund.ch/bern/Wenn-die-letzte-Ruhe-Un ruhe-schafft/story/23175847 [21 février 2011].
24
David Angst, (31 mai 2006) «Ich will Unbehagen beseitigen», URL: http://www.thurgauerzeitung.ch/tagblattalt/tagblattheute/tg/thurtal/tb-tl/art2311,476777 [21 février 2011].
25
Flo rian Sorg, (9 novembre 2010) Winterthur richtet Grabfeld für Muslime ein, URL:
http://www.n zz.ch/nachrichten/zuerich/ muslimgraeber_1.8320937.ht ml [21 février 2011].
5
IVb
Pour trouver des solutions dans la création de carrés dans les cimetières : concessions et compromis de part et d’autre
Si l’on passe en revue les solutions adoptées lors de la création des carrés dans les cimetières, on voit que les communautés musulmanes concernées n’ont jamais pu réaliser tous
leurs souhaits. Il leur a fallu en particulier abandonner l’exigence du « repos éternel », 26 ainsi
que, à Liestal, l’orientation de la tombe en direction de La Mecque.
Mais les communautés musulmanes ont manifestement assez souvent réduit le niveau de
leurs exigences et se sont montrées ouvertes à la discussion, de sorte qu’il a été possible de
trouver des solutions de compromis faisant droit aux exigences des deux parties.
On trouvera ci-dessous un aperçu des exigences musulmanes concernant leurs carrés
propres et la façon dont elles ont pu être mises en application dans les cimetières où des
carrés ont déjà été créés :
Demandes
Carré distinct
Pas
d’incinération,
juste un linceul
Orientation vers
La Mecque
Concession à
perpétuité (« repos éternel »)
Autres demandes :
Délai
d’inhumation
Toilette rituelle
Accès des personnes
n’appartenant
pas à la commune du cimetière
Solution la plus fréquente
Demande
musulmane
satisfaite
Carrés distincts dans les quinze cimetières mentionnés 
(cf. annexe ; autres solutions de compromis, voir ci dessous en IVd.)
Cercueil en bois très simple sans aucun ornement27
()
L’orientation en direction de La Mecque peut être accor- 
dée (exception : Liestal)
Solutions de compromis : plusieurs « couches » super- ()
posées dans une tombe, ou enfouissement profond des
restes à l’expiration de la concession ; concession prolongée de 20 à 75 ans.
Il est impossible d’accorder le délai d’inhumation dans 
les 24 heures.
On trouve pratiquement partout les locaux nécessaires à 
la toilette rituelle.
Diverses solutions : soit accès réservé aux citoyen(ne)s  / 
de la commune, soit accès aux personnes étrangères à
la commune contre paiement, soit accès autorisé aux
personnes venant de communes voisines après accord
entre communes (par ex. Bienne, Lucerne, Berne).
Ces souhaits regardant l’inhumation concernent aussi bien des femmes musulmanes que
des hommes, indépendamment de l’âge et du sexe. L’exigence de séparation des tombes en
26
À Winterthur notamment, une solution de compro mis consiste à placer trois tombes l’une sur l’autre, ce qu i
permet de garantir une concession allant jusqu’à 75 ans. À Lucerne (où le délai de concession est de 20 ans) il
est possible d’enfouir p lus profondément des restes éventuels après l’expirat ion de la concession.
Cette disposition au compromis dans divers domaines est notamment mise en valeur dans le « Merkblatt zur
Erdbestattung von Muslimen des Verbands Aargauer Muslime » (cf. Dossier „Bestattungswesen“ der Aargauischen Landeskirchen du 12 novembre 2010).
27
La mise en bière est une prescription, et ceci avant tout pour des raisons sanitaires (cf. Un iversität Zürich,
Studie, 164).
6
fonction du sexe et de l’âge du défunt n’est que rarement avancée et mise à exécution ; 28 il
n’y a que dans le cimetière Hörnli à Bâle que femmes, hommes et enfants musulmans sont
inhumés séparément (pour ces derniers, c’est dans la partie du cimetière normalement réservée aux tombes d’enfants).29 Dans les autres cimetières comportant un carré musulman,
les inhumations se font dans l’ordre des décès, ce qui correspond à la pratique ordinaire des
rangées de tombes.
IVc
Comment les carrés musulmans des cimetières ont-ils fonctionné jusqu’à
présent ?
Manifestement, dès que ces carrés sont mis en place, ils fonctionnent sans aucun problème.
La collaboration avec les communautés musulmanes pour la mise en place et pour le fonctionnement s’est dans une large mesure déroulée dans une bonne entente réciproque. 30
Toutefois, les chiffres concernant l’utilisation des carrés musulmans sont dans bien des endroits inférieurs aux prévisions.31 Dans certains cimetières, il n’existe pour le moment que
peu de tombes musulmanes.
IVd
Pratique du compromis dans les communes où il n’existe pas de carré
musulman
Eu égard à la situation juridique du canton (cf. IIIa.) ou également aux résistances manifestées au niveau communal, on constate un peu partout que, sur un plan informel, il est possible de trouver des solutions d’entente pour l’inhumation des personnes musulmanes,
même lorsqu’il n’existe pas de carré réservé dans les cimetières. Ainsi, dans la ville de St.
Gall, il est tout à fait possible, pour des cas particuliers, de prévoir, lors d’un enterrement
musulman, que la tombe soit orientée vers La Mecque. Une enquête réalisée par la Gesellschaft Minderheiten Schweiz dans les communes du canton de Zurich en 2006 montre en
outre que de nombreuses communes, si on le leur demande, seraient disposées à faire tout
leur possible pour répondre aux souhaits des membres musulmans : c’est ainsi, par
exemple, qu’on propose l’orientation des tombes vers La Mecque, et que des locaux s ont à
disposition pour procéder à la toilette rituelle. 32
V
Aspects relevés du point de vue protestant
Va
L’importance de l’ensevelissement du point de vue réformé
Les racines culturelles communes des trois religions se reflètent aussi dans l’histoire de la
pratique chrétienne de l’ensevelissement. En souvenir de l’enterrement du Christ,
l’incinération (païenne) est rejetée dans le christianisme ancien. Plus tard, elle sera même
interdite. L’orientation des corps avec le visage à l’Est est également une pratique répandue.
Au Moyen Âge, on voit apparaître des lieux d’inhumation désignés comme tels pour des raisons religieuses, par exemple à proximité immédiate des tombes des martyrs (apud sanctos). Des prescriptions détaillées en matière d’enterrement sont finalement inscrites dans le
Rituale Romanum. «Les obsèques incluent les actes de la levée ecclésiastique du corps et
28
Par exemp le, les notices de l’Union des Musulmans d’Argovie et l’Association des organisations islamiques
de Zurich (VIOZ) à propos de l’inhumation de Musulmans ne présentent aucune revendication de ce genre.
29
Barbara Richner, « Im Tod sind alle g leich ». Inhu mation de personnes non chrétiennes en Suisse, Zürich
2006, 136.
30
Entre autres, Conseil de la ville de Lucerne, réponse du 8 mars 2007 à l’interpellation N° 203 2004/ 2008 du 13
novembre 2006, 3.
31
Amir Mustedanagic, (16 mars 2010) Kau m Muslime in der Sch weiz begraben, URL:
http://www.20min .ch/news/schweiz/story/Kaum-Muslime -in-der-Schweiz-begraben-12292715 [21 janvier
2011].
32
Voir aussi à ce propos les exemp les de l’annexe.
7
du transfert du corps de la maison à l’église, l’office des morts, le requiem, l’absolution à
l’église, l’inhumation au sens étroit, la commémoration des morts le troisième, le septième et
le trentième jour, ainsi que la commémoration annuelle.» 33
Toujours à propos des représentations et pratiques de l’inhumation, les Églises de la Réforme rompent avec la tradition. Cette rupture s’exprime surtout dans la polémique contre les
indulgences (cf. les 95 thèses de Luther, en particulier 22ss.): «Car il est aussi juste et adéquat de maintenir l’enterrement honnête et de le réaliser dans le respect et la louange de
l’article joyeux de notre foi, à savoir celui sur la résurrection des morts, et en dépit de
l’ennemi terrifiant, la mort». 34 Les réformateurs rejettent l’idée qu’on peut influencer les morts
par certains rituels et actions.35 En lieu et place des pratiques orientées vers le salut de l’âme
des morts, l’enterrement devient, pour les Églises réformées, «l’occasion de témoigner de la
foi chrétienne et de professer sa foi en la résurrection. Il nous rappelle notre propre mort et
nous exhorte de demander une fin bienheureuse.» 36 Cette conception donne lieu à une culture de l’ensevelissement très diversifiée qui peut se rattacher aux défis de la sécularisation
et parfois même leur être utile. «Les Ordonnances ecclésiastiques de 1541 du genevois Calvin ne comportent plus que quelques phrases relatives à l’enterrement. On devrait enterrer
les morts ‹honnestement› à l’endroit ordonné et éviter toutes les ‹superstitions contraires à la
Parole de Dieu›. Dans le règlement ecclésiastique zurichois de Zwingli, ce point n’est tout
simplement pas abordé.»37
Le fait de se centrer sur l’action bienveillante et salutaire de Dieu envers l’être humain entraîne une relativisation radicale de l’importance des rituels religieux de passage. «Luther et
Zwingli ont retiré au commendatio animae et par conséquent à la tombe apud sanctos leur
fondement théologique.» 38 La liberté chrétienne – sola gratia, sola fide – découlant du fait
que l’être humain se sait porté par Dieu dans la vie comme dans la mort se reflète aussi
dans ce changement d’attitude. Comme le salut de l’âme se situe au-delà de toutes les possibilités d’action humaines et que l’action humaine en soi reste toujours attachée au péché
(simul iustus et peccator), les catégories humaines et religieuses de ‹pur› et ‹impur› pèsent
moins lourd dans la question de la rédemption.
Vb
Principes des services funéraires
Sur cette base, on peut présenter, d’un point de vue réformé, quatre principes permettant de
gérer les rapports avec les rites funéraires musulmans :
1. Importance du souvenir et de la commémoration :
Le cimetière est le lieu du recueillement et de la mémoire pour les parents et les autres personnes concernées. Les Églises réformées n’ignorent pas à quel point les personnes touchées par un deuil sont vulnérables ni quel est leur besoin de protection. Il convient donc de
faciliter aux adeptes de toutes les confessions et religions le moyen d’accéder à leurs défunts pour qu’ils puissent les commémorer d’une manière acceptable et conforme à leurs
traditions religieuses. Il ne faut pas que cela soit empêché ou gêné par des règlements discriminatoires de la part de l’État.
2. Absence de discrimination sous de nouveaux auspices :
Dans le sillage de la sécularisation de l’état-civil par la révision de la constitution fédérale en
1874, la compétence des pompes funèbres est passée aux autorités de l’État (cf. IIIa.). La
33
Traduit de Friedemann Merkel, Bestattung IV, in: TRE V, Berlin, New Yo rk 1980, 744.
Traduit de Luther, WA 35, 478f.
35
Chez Calvin et dans le calv inis me (contrairement à Luther), cette idée aboutit même au rejet de la prière pour
les morts.
36
Traduit de Merkel, Bestattung, 746.
37
Traduit de Hans-Kurt Boehlke/Michael Belgrader, Friedhof, in : TRE XI, Berlin, New Yo rk 1983, 650.
38
Traduit de Barbara Happe, Friedhof, in : RGG4 , Bd. 3, Tübingen 2000, 370.
34
8
constitution révisée a fixé le droit à une « sépulture convenable », exigeant ainsi « l’égalité
de traitement de tous les défunts, indépendamment de la confession et des circonstances du
décès, c'est-à-dire l’inhumation dans l’ordre chronologique dans un cimetière commun ». 39
Cette nouvelle pratique par rangées de tombes dans le même cimetière a donc permis
d’abandonner la discrimination antérieure des minorités religieuses dans des lieux
d’inhumation extérieurs. 40
Mais face à cette situation nouvelle d’une société pluraliste et multi religieuse, la pratique qui
avait autrefois supprimé la discrimination revêt à son tour un caractère discriminatoire. Dans
le sens du règlement constitutionnel de cette époque, - « qui n’avait pas pour but un traitement strictement égalitaire, mais visait à éviter la mise à part des minorités »41 – il s’agit aujourd’hui de rechercher de nouvelles voies pour une pratique non discriminatoire des inhumations.
Il convient également d’aider à faire valoir l’argument de la non discrimination dans
l’hypothèse où, à l’avenir, on verrait apparaître, de la part de Musulmans, des exigences
concernant des lieux d’inhumation séparés en fonction du sexe, donc éventuellement
sources de discrimination.
3. Intégration :
Il faut souligner l’importance, pour l’intégration, d’une pratique selon laquelle les personnes
prendront leur « repos éternel » là où elles auront vécu. « Quiconque sait qu’il trouvera avec
dignité son dernier repos là où il aura passé sa vie, s’intégrera dans ce lieu plus facilement
que s’il lui fallait quitter le pays, au plus tard après sa mort. »42
En outre, l’avantage des cimetières communs (même dans le cas de carrés distincts), par
rapport à la règlementation prévoyant des cimetières particuliers, c’est d’avoir en outre une
signification symbolique en tant que lieux de coexistence interreligieuse. Ils offrent aux communautés religieuses la possibilité de commémorer leurs défunts en commun et d’avoir une
pratique du souvenir qui les relie entre elles.
4. Solutions pragmatiques :
D’un point de vue réformé, l’organisation de la forme et du contenu des genres et des rituels
d’enterrements n’a que peu d’importance. La manière dont on procède à l’inhumation est
donc à proprement parler assez secondaire. Mais les Réformés reconnaissent et admettent
que d’autres confessions ou religions ont éventuellement des exigences différentes concernant les obsèques. De sorte que les Églises réformées adoptent à cet égard une attitude
ouverte et ne sont pas a priori fermées à des solutions nouvelles. Dans ces questions
d’inhumation, elles recherchent des solutions pragmatiques.
En ce qui concerne les recherches de solution sur place, il faut également tenir compte du
fait que les données propres au cimetière, topographiques et sociétales (disponibilité en
places, besoins sociétaux etc.) sont chaque fois différentes et qu’il se peut qu’elles soient
diversement adaptées à l’instauration d’un carré particulier. Il ne faut pas que le cimetière
devienne un lieu de conflit interreligieux.
Ces principes peuvent servir de base à une évaluation soigneuse des arguments et positions qui se manifestent à propos de l’instauration d’un carré musulman dans le cimetière du
lieu.
39
Kälin/ Rieder, Bestattung, 9.
Cf. Richner, Tod, 86.
41
Kälin/ Rieder, Bestattung, 9.
42
Kälin, Grundrechte, 130.
40
9
VI
À propos de la revendication d’avoir des carrés musulmans dans les cimetières Recommandations pratiques
Sur la base de ces considérations, les Églises cantonales et les paroisses qui se trouveront
confrontées à la question de l’instauration d’un carré musulman feront bien de tenir compte
des aspects suivants :
a. Nécessité de l’information, de la rencontre et de l’échange :
Bien des problèmes touchant à la possibilité de l’inhumation de personnes musulmanes ainsi
que de la création de carrés musulmans proviennent d’une information incertaine et de malentendus, aussi bien du côté des communautés musulmanes que de celui des autorités
officielles compétentes. Il est tout indiqué que les Églises cantonales et les paroisses, grâce
à leur expérience en matière de dialogue interreligieux, interviennent en qualité de médiatrices entre les parties et veillent à ce que les dialogues nécessaires puissent avoir lieu.
b. Recherche de solutions pragmatiques :
En plusieurs endroits, c’est aux commissions locales des cimetières qu’il convient de
s’adresser pour obtenir des informations et des explications accessibles sur les possibilités
d’inhumations musulmanes43 – soit dans un carré particulier, soit dans les rangées des
tombes traditionnelles. Les paroisses sont assez souvent représentées dans ces instances :
qu’elles utilisent cette position pour aider à la clarification des possibilités, pour indiquer les
modèles déjà mis en œuvre en d’autres endroits et pour participer à la recherche de solutions pragmatiques adaptées.
c. Pas de solutions valables partout – Tenir compte des données locales :
Étant donné la diversité des situations locales (concernant les carrés disponibles, la durée
de la concession, une situation juridique prioritaire, la demande, etc.) il convient chaque fois
d’examiner objectivement la possibilité de disposer d’un carré distinct. Il est tout à fait possible qu’après avoir examiné tous les aspects de la question, une paroisse soit amenée à
adopter une position négative concernant la création d’un carré musulman.
d. Possibilités de collaboration intercommunale :
Lorsqu’il est impossible de créer un carré musulman sur place, on peut au besoin examiner
une collaboration par delà les limites des communes, voire des cantons. Diverses communes ont déjà acquis de l’expérience grâce à la création d’associations intercommunales
pour les carrés de leurs cimetières.
e. Cimetières particuliers :
Il convient d’examiner d’un œil critique la création de cimetières confessionnels particuliers
ou privés : la solution consistant à avoir divers cimetières côte à côte ne répond ni à
l’objectif, ni à la réalité du « vivre ensemble » dans une société pluraliste.
En outre, les communautés musulmanes ne disposent sans doute pas des moyens financiers nécessaires à l’acquisition d’un terrain qui convienne.
Berne, septembre 2011
43
Universität Zürich, Studie, 166.
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