A chacun sa vérité - Centre d`histoire sociale du XXe siècle UMR8058

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A chacun sa vérité - Centre d`histoire sociale du XXe siècle UMR8058
Cahiers de l’Actif
2001, n°296-297, 51-64.
A chacun sa vérité
Propos sur la récidive,
tenus à l’Assemblée nationale et au Sénat
Pierre Victor Tournier
Directeur de recherche au CNRS / Université Paris I
2
A chacun sa vérité
Propos sur la récidive,
tenus à l’Assemblée nationale et au Sénat
Par Pierre Victor Tournier
Directeur de recherche au CNRS
Pierre V. Tournier est docteur en démographie, spécialisé dans les questions pénales,
directeur de recherche au CNRS (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les
institutions pénales), habilité à diriger des recherches (université Paris I-Panthéon
Sorbonne) et expert au Conseil de l’Europe. Depuis deux ans, il préside l’Association
française de criminologie (AFC).
Dans
un article publié par la Documentation française en 1997, nous
écrivions la chose suivante1 : « Le thème de la récidive est, de fait, au centre des
interrogations sur le système de justice pénale. Qui en serait surpris ? Comment, par
ailleurs, se préoccuper de cette question sans avoir recours à l’évaluation quantitative ?
Et chacun de se référer aux fameux « taux de récidive », dans la plus grande confusion :
on ne distingue pas toujours ce qui est mesurable de ce qui ne l’est pas, ce qui a déjà été
mesuré de ce qui ne l’a pas encore été. Et quand on dispose de données, résultats de
mesures effectuées avec la rigueur nécessaire, on ne se pose pas trop de questions sur
les conditions de la mesure (définition des concepts, modes de collecte, champs d’étude
etc.) qui sont seules à pouvoir donner un sens aux nombres produits. Pourtant, il faut
que chacun admette que l’on ne peut pas aborder un tel domaine sans un minimum de
rigueur et sans un minimum de considérations techniques2. L’état des débats sur la
question nécessite un important travail pédagogique [...] ».
1. Le débat
On le sait, l’année 2000 fut riche en débats sur la prison3 et tout naturellement, on
entendit parler de récidive. Aussi avons-nous eu envie d’examiner d’un peu plus près
ces discours. Un corpus était aisé à recueillir : celui constitué par l’ensemble des propos
tenus, sous serment, au cours des auditions qui se sont déroulées, au premier semestre
2000, devant les commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat sur la situation des
prisons. En prenant aussi en compte ce qui est écrit par les rapporteurs des dites
commissions, nous avons recensé quarante « propos » sur la récidive4.
Ce corpus offre une large palette « d’auteurs » : députés et sénateurs de droite ou de
gauche, responsables politiques de gauche ou de droite et hauts fonctionnaires,
magistrats et avocats, fonctionnaires pénitentiaires, responsables syndicaux, militants
des droits de l’homme, membres d’associations caritatives, médecins, aumôniers,
anciens détenus : 70 personnes pour l’Assemblée nationale, 63 pour le Sénat. En
comptant les parlementaires des commissions, ce sont donc 182 personnes qui
1
Tournier, 1997.
Les outils mathématiques nécessaires ne vont pas au délà d’un bon usage des quatre opérations.
3
Tournier, 2000b.
4
Mermaz, Floch, 2000. Hyest, Cabanel, 1999-2000.
2
3
échangèrent opinions, informations et avis. On notera, avec un sentiment de grande
perplexité, que l’Assemblée nationale n’a entendu aucun chercheur, la commission du
Sénat faisant nettement mieux en entendant trois d’entre eux5. Il faut dire que les
commissions « Farge » sur la libération conditionnelle et « Canivet » sur le contrôle
extérieur des établissements pénitentiaires, mises en place en juillet 1999 par Mme
Elisabeth Guigou, alors Garde des Sceaux illustraient déjà, par leur composition, le peu
d’empressement du pouvoir politique à faire appel à la communauté scientifique.
Ce corpus sera ultérieurement publié et analysé de façon exhaustive. Plus
modestement, nous chercherons ici à mettre en évidence les thèmes abordés dans les
déclarations des uns et des autres et la façon d’en parler, en essayant de faire le lien,
chaque fois que c’est possible, avec telle ou telle étude effectivement réalisée et publiée
sur le sujet. Aussi, nous a-t-il paru utile de rappeler quelles furent les principales
enquêtes nationales réalisées en France sur le sujet depuis 20 ans. Nous les définissons
par la cohorte6 de référence, indiquant entre parenthèses l’année de publication des
premiers résultats7 qui, pour des raisons évidentes, peut être très éloignée de l’année de
définition de la cohorte.
- Enquête 1. Cohortes des condamnés à mort graciés et des condamnés à perpétuité,
libérés entre le 1er janvier 1961 et le 31 décembre 1980 [1982].
- Enquête 2. Cohorte des condamnés à trois ans ou plus, libérés en 1973 [1983].
- Enquête 3. Cohorte des condamnés à trois ans ou plus, libérés en 1982 [1991].
- Enquête 4. Cohorte des mineurs écroués en février 1983 [1991].
- Enquête 5. Cohorte de l’ensemble des personnes écrouées en février 1983 [1997].
Il s'agit ici d'étudier le devenir judiciaire de sortants de prison à l'aide du casier
judiciaire national. Pour chaque individu, on va rapprocher des données obtenues auprès
des greffes pénitentiaires qui concernent la détention et des données du casier judiciaire
qui décrivent ce qui a pu se passer après la libération mais nous informent aussi sur les
condamnations précédant le début de la détention (« le passé judiciaire »).
Dans les deux premières enquêtes, le critère de récidive utilisé est l'existence d'une
nouvelle condamnation à l'emprisonnement ferme inscrite, dans un délai donné, au
casier judiciaire ; on a parlé à ce sujet de « retour en prison ». On a repris ce critère dans
les trois enquêtes suivantes mais sans en rester là (introduction de trois autres critères).
Deux enquêtes sont actuellement en cours. La première (enquête 6) est un
prolongement de l’enquête 3 : les casiers judiciaires ont été de nouveau examinés en
1997, pour pouvoir étudier l’existence d’affaires – non effacées par les amnisties – sur
longue période (15 ans) ; cette étude est menée par Annie Kensey, démographe au
bureau des études de l’Administration pénitentiaire. La seconde est une enquête locale
de grande ampleur (3 000 dossiers), menée dans le Nord Pas-de-Calais, par Françoise
Lombard, maître de conférences à l’Université Lille II en coopération avec le CNRS
(Cesdip) et l’Administration pénitentiaire. Elle concerne des cohortes de sortants de
5
Claude Faugeron, Anne-Marie Marchetti et Pierre V. Tournier.
On appelle cohorte, l’ensemble des personnes qui ont connu le même événement sur une période
donnée.
7
Ces cinq enquêtes ont fait l’objet d’une quarantaine de publications de tous ordres sans évidemment
compter les nombreux articles de presse.
6
4
prison – condamnés pour un délit – mais aussi des cohortes de condamnés à un sursis
simple, un sursis avec mise à l’épreuve ou une peine de travail d’intérêt général (TIG).
Cette recherche a pour principal objectif de mettre en relation les différentes modalités
de prise en charge des condamnés (« aménagement des peines ») en milieu fermé
comme en milieu ouvert (services pénitentiaires d’insertion et de probation) et la
récidive.
2. Un champ peu exploré ?
On le voit, nous disposons d’une batterie d’enquêtes qui s’est constituée par
élargissement successif du champ en terme de catégorie pénale : des condamnés à mort
graciés de l’enquête 1 au tout-venant (entrant) de la prison dans l’enquête 5, jusqu’aux
condamnés à des peines de substitution (sursis, sursis avec mise à l’épreuve, TIG) dans
l’enquête 7 en cours de réalisation. Cette évolution a été rendue possible par l’utilisation de l’informatique et des techniques de sondage.
Les premières enquêtes portaient sur le seul critère du « retour en prison », les
dernières font appel à un ensemble de « critères emboîtés » : de l’existence d’une
nouvelle condamnation qu’elle qu’en soit la nature, à l’existence d’une peine ferme
privative de liberté pour des faits particulièrement graves comme un viol ou un
homicide.
Dans les premières enquêtes, on ne fait guère de distinction selon la nature de
l’infraction initiale. En revanche, dans les travaux les plus récents, cette variable est
devenue essentielle dans l’analyse car c’est l’une des plus discriminantes.
Parmi les personnes interrogées par les parlementaires, bien peu semblent connaître
ces enquêtes et les évolutions méthodologiques que nous venons de décrire très
rapidement. « Sur la récidive, il y a une très grande difficulté à vous répondre, car
beaucoup d’études sont publiées (...) ». Le procureur de la République de Paris, est bien
le seul à tenir ce genre de propos. Il faut dire que ses responsabilités précédentes au sein
de l’Administration pénitentiaire lui ont permis de suivre de près l’ensemble des travaux
réalisés. La réponse suivante [un magistrat], avec ses contradictions internes et ses
approximations est très nettement plus représentative de ce que l’on a pu entendre :
« A ma connaissance, il n’existe aucune statistique en Europe occidentale évaluant la
récidive dans tel ou tel cas de figure. Ces études n’existent pas et il n’y a pas de chiffres
fiables en ce domaine. Parfois, des chiffres sont avancés ; ils correspondent peut-être à
des réalités que certains vivent, supposent ou craignent, mais aucune étude fiable n’est
établie en ce domaine. Les seules études que l’on connaisse en France concernent le
retour en prison ce qui n’est pas forcément une étude de la récidive. Elles s’appuient
sur une cohorte de détenus qui sort telle année et que l’on suit un an, deux ans, trois
ans, voire dix ans pour savoir s’ils ont été à nouveau incarcérés et, si oui, pour en
déterminer les raisons. Ces études ont porté essentiellement sur des détenus condamnés
à la réclusion criminelle et ont été rendues publiques à l’occasion du débat sur le projet
de loi relatif au suivi socio-judiciaire. Elles démontrent [...].
Question d’un député : Vous avez déclaré (...) que plus l’individualisation de la peine
était pratiquée, moins il y avait de récidives. J’aimerais que nous disposions, si
possible, d’éléments statistiques et, si vous n’en disposez pas maintenant, que vous les
fournissiez à la commission » .
5
R. : « C’est ce que nous ressentons au travers de notre pratique. Il est évident qu’une
personne n’ayant rien fait pendant plusieurs années, qui sort sans argent, sans
hébergement et sans personne pour l’attendre, a toutes les chances de recommencer ».
Q. « Ma question ne portait pas sur le fond. J’ai bien entendu votre argumentation, je
la partage, mais j’aimerais que nous puissions la vérifier quantitativement, évidemment
si des statistiques existent (...) ».
R. « Sans doute l’Administration pénitentiaire serait-elle plus à même de vous
répondre ».
En tout cas les personnels de cette administration n’en savent pas plus, mais l’un de
leurs représentants syndicaux a tout même une idée sur le fameux taux de récidive :
« Quand on demande au surveillant d’être auteur de la préparation à la réinsertion, il
faut qu’il sache ce qu’est devenu le détenu après une longue période de détention pour
savoir si sa mission a réussi. L’Administration pénitentiaire n’a pas d’outils pour le
savoir.[...] La seule chose qu’il sait est que la récidive est de 60 % et que sa mission est
un échec pour la société ».
Même si l’on peut regretter la méconnaissance des uns et des autres de ce qui existe l’administration française n’a pas beaucoup de mémoire en matière de recherche - nous
partageons l’avis de la commission de l’Assemblée nationale quand elle souligne la
nécessité de disposer d’enquêtes régulièrement actualisées dans ce domaine : « au
moins sur les deux points évoqués, la récidive et les établissements 13000, la nécessité
d’évaluations poussées et régulières est incontournable ».
3. Discours sur la méthode
Un certain nombre de personnes auditionnées font allusion aux méthodes utilisées
dans les enquêtes de récidive pour en mettre en évidence les difficultés et/ou en
expliquer la relative rareté ou l’inexistence. On aurait pu appeler cette rubrique
« mesures incertaines sur des concepts flous »...
Question d’un député : « Une étude récente fait-elle le point sur le taux de récidive à la
sortie de prison ? »
Réponse de la directrice de l’Administration pénitentiaire : « Les résultats dont nous
disposons ne sont pas très récents, mais une étude est en cours. Elle est très longue,
puisqu’elle doit reprendre des dossiers anciens. En effet, il faut mesurer la récidive
plusieurs années après la sortie. C’est un traitement manuel qui s’opère à partir du
casier judiciaire de Nantes ».
Autre remarque d’un syndicaliste pénitentiaire : « Il est vrai qu’il est presque
impossible d’évaluer le taux de récidive. En revanche, il serait intéressant de mettre en
œuvre une méthode de suivi des détenus pour savoir si une personne confiée à
l’Administration pénitentiaire et qui est ressortie, a été rendue corrigée à la société ou
si elle est plus dangereuse encore. Malheureusement, on constate au regard de ce qui
peut se passer au sein de certains établissements, que des personnes qui ont été
condamnées pour des délits de moyenne gravité ont récidivé en commettant des délits
plus graves. Dans ce cas, c’est un échec absolu pour la société. Voilà l’utilité des
chiffres que l’on réclame ».
6
Le syndicaliste réclame l’impossible et le haut fonctionnaire souhaiterait des données
toutes fraîches, exigences habituelles des uns et des autres. Chacun est dans un rôle
convenu.
Les travaux sur la récidive en matière pénitentiaire s’inscrivent nécessairement dans le
temps. En effet, la façon la plus logique de procéder consiste à choisir une période de
sortie de détention, disons l’année n. Ce qui signifie que l’on va étudier le devenir d’une
population bien déterminée « les détenus ayant fait l’objet d’une levée d’écrou l’année
n ». Là, il faut évidemment « laisser le temps au temps » : nous devons définir une
période d’observation suffisante pour que l’absence de nouvelles affaires pénales sur
cette période ait un sens. Il faut tenir compte de l’existence possible d’amnisties, des
délais nécessaires à l’inscription des condamnations sur le casier judiciaire. Mais pour
analyser la fréquence de la récidive, il faut aussi remonter le temps, aller en amont de la
libération pour étudier la détention effectuée (en particulier sa longueur, l’existence
d’aménagement de peine, etc.), et même en amont de l’écrou si l’on veut étudier le
passé judiciaire, variable essentielle. Reste ensuite à définir le ou les critères retenus
pour dire s’il y a récidive ou pas. Ainsi toute donnée chiffrée devrait être accompagnée
de ces trois paramètres : population, période d’observation, critère (s).
Nous avons un exemple de « bonne pratique », comme on dit maintenant, dans le
rapport de l’Assemblée nationale : « La dernière étude8 sur le sujet porte sur les
sortants de prison de 1982 (...) initialement condamnés à trois ans ou plus. Un examen
a été effectué ultérieurement, en 1988, sur le casier judiciaire. Il ressort de cette étude
que 49,7 % des libérés ont une nouvelle condamnation inscrite au casier judiciaire
dans les quatre ans. 27,9 % ont une nouvelle affaire sanctionnée par une peine
d‘emprisonnement ferme. Enfin, pour 5,3 % la nouvelle affaire est sanctionnée par une
peine d’emprisonnement ferme de trois ans ou plus ».
4. L’illusion d’une approche globale
Les travaux cités supra ont montré qu’en fonction de la population étudiée, de ses
caractéristiques socio-démographiques (sexe, âge,...) ou pénales (nature de l’infraction,
longueur de la peine prononcée, passé judiciaire, modalité de sortie, etc.), en fonction de
la longueur de la période d’observation et du critère de récidive choisi, le taux peut
varier de 0 à 100 %. Ce résultat condamne a priori toute approche globale de la
question. Qu’il s’agisse de savoir si la prison est « l’école de la récidive (généralement
on parle plutôt « d’école du crime ») ou de quantifier le nombre « d’irrécupérables »
sans plus de précision sur le concept :
Question d’un député : « Deux affirmations sur lesquelles j’aimerais, madame, que vous
me donniez votre sentiment et une constatation : la prison est l’école de la récidive... ».
Réponse de la directrice de l’administration pénitentiaire : « La prison école de la
récidive ? On le dit souvent. Les études qui existent sur la récidive n’en font pas état,
mais elles ne portent que sur un panel. En revanche, une étude récente, que je vous
communiquerai, a été réalisée sur les mineurs. Elle prenait en compte parmi les
mineurs arrivant dans un établissement pénitentiaire, ceux qui avaient déjà fréquenté la
8
Cette étude a été publiée en 1991, la dernière en 1997.
7
prison. Contrairement à ce que je pensais, le pourcentage de ceux qui avaient fréquenté
la prison n’était pas majoritaire. Certes, la prison est en partie une école de la récidive,
mais certainement moins qu’on le dit ».
Un sénateur : « Sur 59 000 détenus, 10 % sont irrécupérables, il faut quand même les
caser quelque part. On a beau tout essayer, c’est une tâche difficile que de les recaser
ou de les réinsérer. Pour les autres, on peut arriver à en faire quelque chose. Sans être
spécialiste de ces questions, à part ces 10 % d’irrécupérables, on n’aurait pas besoin
de prisons... ». A la date de cette déclation, il y avait 51 152 détenus (France entière, 1er
mars 2000). Les statistiques officielles ne donnent pas le nombre d’irrécupérables !
Le même sénateur, un mois plus tard : «... vous le savez mieux que moi, monsieur le
bâtonnier, sur une population carcérale d’environ 55 000 individus en France, 10 %
sont déjà irrécupérables. (...) Les 10% ou 12% d’irrécupérables, maître je vous les
laisse car je ne sais pas ce qu’on va en faire. A mon sens, il faut récupérer les autres,
ceux qui ont des petites peines ». Au 1er avril 2000, il y avait 51 528 détenus.
5. Questions d’âge
La question de l’importance de la récidive des plus jeunes revient fréquemment dans
les discours. « On peut se poser la question de la pertinence de l’univers carcéral et de
l’enfermement pour les mineurs compte tenu des enquêtes réalisées qui prouvent toutes,
à l’évidence, que les récidives sont multiples » [un député]. « La détention des jeunes
est de plus en plus importante et cette délinquance est celle qui entraîne le plus de
récidives » [un député]. « Les statisticiens du CESDIP, l’organisme lié au ministère de
la Justice, affirment que les taux de récidive pour les mineurs se chiffrent à 100 %. Un
mineur mis en prison est sûr d’y revenir ; il a donc été inscrit dans une spirale de
délinquance » [un militant des droits de l’homme]. « On nous dit que les jeunes
délinquants libérés reviennent deux, trois fois, 100 % d’entre eux reviennent un jour en
prison. Un tel constat est angoissant (...) » [un sénateur].
100 % leur dit-on ? A priori, ces chiffres ont été « inspirés » par les résultats de
l’enquête 4 concernant les mineurs écroués en 1983. Le délai entre la libération et la
date d’examen du casier judiciaire est de l’ordre de cinq ans. 77 % des mineurs libérés
ont été impliqués dans une nouvelle affaire, sanctionnée par une condamnation. Il ne
s’agit pas d’un « taux de récidive » puisqu’une proportion non négligeable de détenus
suivis n’ont pas été condamnés dans l’affaire qui avait motivé leur incarcération en
février 1983. S’il existe une condamnation antérieure, le taux est de 91 % (contre 63 %
sinon), il atteint 97 % lorsqu'existe une condamnation antérieure à l'emprisonnement
ferme (contre 73 % sinon).
60 % des mineurs libérés ont été de nouveau impliqués dans une affaire sanctionnée
par une condamnation définitive à l'emprisonnement ferme, sur une période de cinq ans
après la libération. S'il existe une condamnation antérieure, le taux est de 78 % (contre
43 % sinon), il est supérieur à 92 % lorsqu'existe une condamnation antérieure à
l'emprisonnement ferme (contre 54 % sinon).
Comme on le voit, la reprise de ces données par les uns et les autres se fait avec une
assez grande approximation.
8
Reste que l’âge au moment de la libération est une caractéristique très discriminante
en matière de récidive. Ainsi dans l’enquête 4 (condamnés à 3 ans ou plus), on a montré
que le taux de nouvelle affaire sanctionnée par une condamnation (faits commis dans un
délai de 4 ans après la libération) qui, nous l’avons vu supra, atteint 78 % pour les
mineurs est de 63 % pour l’ensemble des « moins de 25 ans », 56 % pour les « 25-29
ans », 47 % pour les « 30-39 ans », 40 % pour les « 40-49 ans » et 31 % pour les « 50
ans et plus ».
6. Quel crime, quel délit ?
La variabilité de la récidive en fonction de la nature de l’infraction initiale est
rarement abordée. Toujours cette attirance pour les idées générales tellement plus
faciles à exprimer. Là encore, citons quelques chiffres issus de l’enquête 4 (condamnés
à trois ans ou plus). Le taux de nouvelle affaire sanctionnée par une condamnation (faits
commis dans un délai de 4 ans après la libération) est de 72 % quand l’infraction initiale
était un vol correctionnel, 59 % pour un vol qualifié, 51 % pour des coups et blessures
volontaires, 38 % pour un viol, 32 % pour un meurtre, 31 % pour un attentat à la
pudeur, et 14 % pour trafic de stupéfiants. Insistons sur le fait qu’il s’agit là de la
fréquence d’affaires nouvelles ayant été sanctionnées par une condamnation sans
distinction sur la nature de l’infraction et sur la nature de la condamnation prononcée.
Précisons les choses pour le viol (96 dossiers étudiés) : 38 % des libérés ont une
nouvelle condamnation inscrite au casier judiciaire dans les quatre ans (taux cité supra).
23 % ont une nouvelle affaire sanctionnée par une peine d’emprisonnement ferme.
Enfin, 6 % ont eu une nouvelle affaire sanctionnée par une peine ferme de trois ans ou
plus. Sur 96 dossiers, cela représente 6 cas : 1 homicide, 2 viols, 1 attentat à la pudeur et
2 infractions contre les biens, soit 3 nouvelles affaires criminelles sur 100 cas.
Question d’un député : « On sait notamment que la privation de liberté n’améliorera
pas le détenu condamné pour crime sexuel. Une fois qu’il sort, la tendance est à la
récidive... ».
Réponse de M. Albin Chalandon, ancien Garde des Sceaux : « On sait que les
personnes ayant commis des crimes sexuels recommencent dès qu’elles sont libérées.
Ce problème doit trouver sa propre solution grâce aux progrès de la science ».
Dommage que M. le ministre n’ait pas entendu la déclaration de M. Roland Broca,
psychiatre des hôpitaux qui, lui, était entendu par les sénateurs : « Je dirai quelques
mots sur les transgresseurs sexuels en prison. Il me semble que le problème majeur
pour la société, tel qu’il est apparu dans le débat sur la loi dite « Guigou », c’est le
risque de récidive. Qu’en est-il de ce risque de récidive ? Il me semble qu’il est possible
d’éclairer cette délicate question, à condition de ne pas faire d’amalgame dans cette
population dite des auteurs de transgressions sexuelles.
Tout d’abord un constat massif s’impose. J’ai examiné dans l’Aisne au cours de l’année
1999 une centaine de situations aboutissant à la cour d’assises. Deux seulement ne
relevaient pas de problèmes intra-familiaux : il s’agissait d’exhibitionnistes.
La grande majorité de ces transgressions – plus de 90 % - se sont donc déroulées dans
le cadre de la famille ou dans un environnement proche, dans le voisinage. Or cette
catégorie de transgresseurs est accessible à la culpabilité et au remords. Si la loi de
l’interdit de l’inceste, non inscrite dans leur personnalité de base, leur est inculquée
9
par le processus judiciaire dès l’application de la sanction, s’il s’y ajoute dans le
meilleur des cas un travail de psychothérapie bien orienté, je constate dans ma pratique
que le risque de récidive peut être considéré comme quasi-nul.
Ces transgressions à caractère incestueux ne doivent pas être confondues avec les
pratiques perverses pédophiliques (...) Dans ces cas-là la récidive est absolument
assurée, la sanction rendant simplement ces personnes plus prudentes dans leur
pratique. (...) C’est en général une personne intelligente, habile, qui se trouve
extrêmement rarement devant les tribunaux.
Les auteurs de transgressions sexuelles les plus dangereux, les meurtriers d’enfants, les
serials killers d’enfants sont généralement en fait des fous meurtriers à la personnalité
paranoïaque... ».
Suivons le conseil du spécialiste : évitons l’amalgame.
7. Le temps carcéral, aménagements et modes de libération
Si la fréquence de la récidive dépend de la nature de l’infraction, elle va aussi
nécessairement varier en fonction du quantum de la peine prononcée, ces deux
caractéristiques étant dépendantes statistiquement : une personne condamnée pour
meurtre est, en général, sanctionnée plus lourdement qu’une personne condamnée pour
vol correctionnel.
A partie de l’enquête 4 nous avons montré que le taux de retour en prison varie en
raison inverse de la durée de peine prononcée : de 40 % pour les condamnés à une peine
de « 3 à moins de 5 ans » à 24 % pour les « 15 ans et plus ». Mais si l’on croise les
variables « peine prononcée » et « infraction » cette seconde variable paraît bien plus
déterminante que la première. Pour les délits, le taux de retour est le même pour les
peines de « 3 à moins de 5 ans » et pour celles de « 5 à moins de 10 ans » (48-49 %),
celles de « 10 ans et plus » étant trop peu nombreuses pour que le taux ait une réelle
signification. Les variations, en fonction de la peine, observées pour les crimes, sont
aussi de faible ampleur. En revanche, quelle que soit la durée de la peine prononcée, le
taux de retour est environ deux fois plus élevé pour un délit que pour un crime.
Ces données ne sont donc pas en contradiction avec les propos suivants qui portent
non sur la peine prononcée mais sur la durée de détention exécutée... à peine prononcée
constante ; ou plus précisément encore sur la proportion de temps effectuée en détention
par rapport à la peine prononcée.
« Toutes les études prouvent que plus le temps d’incarcération est court, moins il y a de
récidive. Par exemple, l’étude des libérations conditionnelles montre que les détenus
libérés en fin de peine récidivent deux fois plus que les détenus sortis en libération
conditionnelle » [un syndicaliste pénitentiaire].
« (...) plus le temps de peine effectué en détention est long, plus le taux de récidive est
fort. Moins le temps carcéral comporte de temps mixtes, c’est-à-dire passés à
l’extérieur au travers d’aménagements de peine, comme la libération conditionnelle ou
la semi-liberté ou le placement extérieur – tout cela en forte baisse – plus le taux de
récidive est important... » [un militant des droits de l’homme].
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Cette corrélation positive entre proportion de temps effectué en détention (p) et taux de
retour (r) en prison (dans un délai de 7 à 8 ans) fut clairement montrée dans l’enquête 2
(condamnés à trois ans ou plus, libérés en 1973, taux global de retour de 43 %) :
Si p est inférieure à 70 %, r = 28 %
Si p est comprise entre 70 % et 80 %, r = 43 %
Si p est comprise entre 80 % et 90 %, r = 48 %
Si p est égale ou supérieure à 90 %, r = 60 %.
Est ainsi posée la question de l’influence de l’aménagement des peines sur la récidive et
plus précisément celle de la libération conditionnelle (LC).
« Je suis convaincue – toutes les études le montrent – que la LC est l’un des meilleurs
éléments de lutte contre la récidive » [Mme Elisabeth Guigou, Garde des Sceaux].
« Pourtant il est acquis, à la suite de diverses études (...) que la LC est un facteur très
important de prévention de la récidive. Les chiffres peuvent être simplifiés de la façon
suivante : la récidive varie du simple au double entre les détenus sortis en LC et ceux
libérés à la fin de leur peine » [un magistrat].
« C’est vrai que cette mesure [la LC] est en voie de disparition, que tout le monde sait
que c’est une prévention de la récidive, que toute libération anticipée quelle qu’elle
soit, favorise la réinsertion... » [un militant des droits de l’homme].
« Toutes les études, notamment celle de Kinsey (sic), prouvent que moins le temps
d’incarcération est long, moins il y a de récidive. Par exemple, l’étude sur les LC
montre que les détenus libérés en fin de peine récidivent deux fois plus que les détenus
sortis en LC. Je reviendrai d’ailleurs sur la question de la communication de
l’Administration pénitentiaire sur la LC (...) J’ai indiqué que la LC est une bonne
mesure, à condition d’y consacrer suffisamment de moyens. Si on augmente le nombre
de LC, sans augmenter les moyens, des détenus vont sortir sans être suivis. Il y aura
plus de récidives ce qui démontrera que ce n’est pas une bonne mesure et qu’il faut
donc diminuer le nombre de LC » [un syndicaliste pénitentiaire].
« Des circulaires de politique pénale devraient rappeler régulièrement aux juges de
l’application des peines l’intérêt des mesures de LC qui constituent un facteur
important de prévention de la récidive » [rapport de la commission du Sénat].
« La LC va cependant connaître un long dépérissement (...). Les études (...) ont pourtant
démontré les effets déterminants de la LC sur les taux de récidive. Ainsi lorsque
l’infraction initiale est un vol (...) le taux de nouvelle infraction est de 75 % pour les
condamnés qui ont été libérés en fin de peine et de 64,3 % pour les libérés
conditionnels. Lorsque l’infraction initiale est un vol qualifié crime, le taux de nouvelle
infraction est de 64,4 % pour les libérés en fin de peine contre 49,1 % pour les libérés
conditionnels. Lorsque l’infraction initiale est qualifiée coups et blessures volontaires,
le taux de nouvelles affaires est de 60,9 % pour les libérés en fin de peine et de 35,1 %
pour les libérés conditionnels. L’adoption de la loi sur la présomption d’innocence a
témoigné de la volonté unanime des parlementaires de réactiver la procédure de
libération conditionnelle » [rapport de la commission de l’Assemblée nationale]. Ces
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données se réfèrent à l’enquête 3 (condamnés à 3 ans ou plus, libérés en 1982, délai
d’observation de 4 ans).
Unanimité assez surprenante. Personne ne souligna le fait que ces résultats, en faveur
de la libération conditionnelle, peuvent simplement résulter d’une bonne sélection des
bénéficiaires de la mesure et non de la mesure elle-même : ceux pour qui l’évaluation
du pronostic quant à la conduite en liberté a amené à la LC reviennent effectivement
moins souvent que ceux pour qui le pronostic avait été négatif. Cette question a été
abordée lors de l’enquête 4 grâce à une technique classique en analyse démographique,
celle des « taux comparatifs ». Compte tenu des données dont nous disposions pour
mettre en évidence l’effet de sélection, les résultats restent en faveur de la libération
conditionnelle9. « Sorte de vérité imparfaite et provisoire qu’on appelle la science »
(Anatole France).
8. Evaluer la performance des prisons. Utopie ou nécessité ?
« Le manque d’information est manifeste lorsque l’on parle d’évaluation des actions.
La carence la plus critiquable concerne l’absence d’évaluation récente de la récidive
par le ministère de la Justice (...) Comment, dans ces conditions, élaborer des outils
d’insertion, fixer des modalités de prise en charge, mobiliser des personnels qui se
plaignent tous de l’absence de retour d’information sur les personnes dont ils ont eu la
charge, une fois celles-ci libérées ? Ils investissent finalement à fonds perdus, sans
savoir ce qu’il advient des actions qu’on leur demande d’entreprendre » [rapport de la
commission de l’Assemblée nationale].
M. Jean-Jacques Dupeyroux, visiteur de prison : « il serait souhaitable – mais je
demande là quelque chose de très difficile, presque utopique – de voir dans quelle
mesure chaque établissement répond à ce que l’on attend de lui, de distinguer les
établissements performants des autres (...). On pourrait imaginer toutes sortes de
critères. L'idéal serait de savoir si les individus se réinsèrent ou non. A population
équivalente, un établissement dont aucun des paroissiens ne se réinsère réussit moins
bien que celui dont tous les paroissiens se réinsèrent ».
Pour un habitué du « tourisme pénitentiaire », détenu particulièrement signalé (DPS),
susceptible de passer par des dizaines d’établissements pour des raisons disciplinaires
ou de sécurité (éviter l’évasion), l’étude peut s’avérer difficile. Il ne serait pas juste
d’attribuer au dernier établissement fréquenté échec ou succès en matière de réinsertion.
Plus sérieusement, les comparaisons en matière de taux de récidive – peu importe les
critères choisis – sont fort difficiles. Nous l’avons concrètement illustré en tentant de
comparer les résultats de l’enquête 2 et de l’enquête 3 : deux cohortes de sortants
condamnés à 3 ans et plus, libérées à 9 ans d’intervalle. Naturellement il est nécessaire
de raisonner à population équivalente comme le dit J-J Dupeyroux. Ce qui exige de
disposer d’informations socio-démographiques et pénales très fines et donc de travailler
sur des effectifs nombreux afin que les taux calculés ne soient pas trop sensibles aux
fluctuations des petits nombres. Enquêtes fort coûteuses, sans parler de la difficulté
d’interprétation des écarts d’un établissement à l’autre en terme de modalité de prise en
9
Tournier, 2000c.
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charge. Il faut, sur ce sujet, revenir au travail réalisé par Pierre Landreville, Professeur
de criminologie à Montréal, publié en 1982, au siècle dernier10.
Paris, le 26 janvier 2001
Référence bibliographiques
Coll., Le récidivisme, XXIe Congrès de l’Association française de criminologie,
rapports et communications, Paris , PUF, 1983, 263 pages.
Hyest (J-J), Cabanel (G-P), Prisons : une humiliation pour la République, commission
d’enquête sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires en
France, Tomes I et II, Les rapports du Sénat, n°449, 1999-2000.
Landreville (P), La récidive dans l’évaluation des mesures pénales, Déviance et société,
1982, vol. 6, n°4, 366-375.
Mermaz (L), Floch (J), Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la situation
dans les prisons françaises, Tome I, Rapport, Tome II, Auditions Assemblée nationale,
n°2521, 28 juin 2000.
Tournier (P), La prison à la lumière du nombre : démographie carcérale en trois
dimensions, Université Paris I-Panthéon-Sorbonne, mémoire d’habilitation à diriger des
recherches, 1996, 200 pages.
Tournier (P), La mesure de la récidive en France, La Documentation Française, Regards
sur l’actualité, 1997, 229, 15-23.
Tournier (P-V), Actualité de la libération conditionnelle : pour une libération sans
retour, Informations Sociales, Les enfermements, n°82, 2000a, 46-55.
Tournier (P-V), L’horreur carcérale : le retour de la question pénitentiaire, L’année des
débats, la suite dans les idées, Paris, Editions La Découverte, 2000b, 69-73.
Tournier (P-V), Libération conditionnelle et récidive, Chantiers de pédagogie
mathématique, Association des professeurs de mathématiques de l’enseignement pblic,
2000c, n° 107, 5-6.
Résumé
10
Landreville (P), « La récidive dans l’évaluation des mesures pénales », Déviance et société, 1982, vol.
6, n°4, 366-375.
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Les propos tenus sur la récidive devant les commissions du Parlement soulignent à la
fois la nécessité de développer les études évaluatives en matière pénitentiaire mais
aussi la grande imprécision des connaissances des uns et des autres concernant les
travaux existants. Cela pousse la plupart à confondre le général et le particulier, la
partie et le tout. Pourtant, la question de la récidive ne se pose pas dans les mêmes
termes pour un adolescent et pour un homme de 40 ans, pour un « voleur » et pour un
« meurtrier », pour un détenu primaire, et pour un détenu qui en est à son énième
placement sous écrou. En revanche, un fait étayé sinon démontré est connu et reconnu :
la nécessité d’une libération anticipée pour presque tous – individualisée et contrôlée –
afin d’augmenter les chances pour chaque sortant de ne pas commettre de nouvelles
infractions.