C`est n`importe quoi - Revue Médicale Suisse

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C`est n`importe quoi - Revue Médicale Suisse
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28.3.2008
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CARTE BLANCHE
C’est n’importe quoi
Monsieur C. est assis en face de moi :
un homme de 40 ans, en bonne santé,
gestionnaire dans une entreprise du
secteur financier, divorcé, une fille qui
grandit, des amis, des envies de vacances dans les îles. Le chemin était
long pour arriver à ce point de son existence : ancien toxicomane, il a essayé
à peu près tout, mais il a eu la chance
d’avoir échappé à tous les dangers
majeurs de ces expériences. Il vient me
voir régulièrement depuis douze ans.
Avec un long traitement de substitution
à la méthadone, il est arrivé lentement,
prudemment à arrêter les consommations, s’émanciper des opiacés et autres drogues dures et par la suite à se
sevrer de la méthadone. A la fin, il ne
restait que l’alcool, quotidien et parfois
en excès, et tous les soirs un joint ou
deux… Conscient des dangers que cela
représente, il a continué à me voir régulièrement et à mettre en place des stratégies pour devenir vraiment autonome
vis-à-vis de toutes les substances. Aujourd’hui, il est là pour m’annoncer qu’il
a pratiquement arrêté l’alcool et que
les joints, c’est fini : «Je viens de réaliser que toutes ces habitudes, ces consommations, c’est n’importe quoi….».
Dr Thomas Bischoff
Médecine interne FMH
Président de l’Unité de
Médecine générale
Lausanne
1030 Bussigny
00
Je le félicite et nous discutons sur ce
«n’importe quoi», sur la distance et l’autonomie, et bientôt la discussion s’élargit à d’autres consommations, la télé,
la voiture, le Natel, les valeurs de son
monde professionnel…
A ce moment, je suis pris d’un vertige :
où s’arrêter, ou mettre les limites, entre
ce qui doit être abandonné, et d’autre
part ce qui reste défendable pour nous
autres citoyens, consciencieux et pourtant consommateurs ? Je réalise soudainement à quel point les repères et
les valeurs sont devenus douteux dans
notre société de consommation, à quel
point les messages sont pervers. Dans
ces temps de crise économique, les
paradoxes deviennent de plus en plus
évidents : notre système est basé sur la
consommation et en même temps c’est
cette consommation effrénée qui le met
en danger. Quelle solution est alors envisagée pour sortir de la crise : relancer
davantage la consommation… Je m’imagine que l’ambiguïté des messages sousjacents est difficilement compréhensible pour un patient qui souffre justement
d’une consommation qu’il ne contrôle
plus. Nous sommes poussés dans la
fuite en avant du «toujours plus» et en
même temps ce chemin est
bordé d’interdictions. Comment
alors espérer que nos patients,
souffrant de leurs dépendances, trouvent une attitude juste, vis-à-vis des produits et de
la société ? Comment motiver
quelqu’un comme Monsieur C.
à abandonner ses pratiques
interdites, dans une époque
où le «n’importe quoi» prend
de plus en plus de place ? Les
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 24 août 2008
médias – le miroir de notre société – ne
me donnent pas l’impression que les
valeurs nécessaires pour sa «guérison»
sont très à la mode aujourd’hui : honnêteté et autonomie…
Monsieur C. et moi sommes donc renvoyés à nous-mêmes, au microcosme
de notre rencontre, à nos valeurs, notre
échange et notre relation. Nous comparons nos vérités et en bricolons des
réponses et des solutions, modestement
et patiemment. Apparemment, cela a
aidé Monsieur C. à avancer dans sa vie,
même si je ne sais pas vraiment pourquoi.
Encore une consultation qui se termine
sur de nouvelles questions sans réponse. J’en suis très reconnaissant à Monsieur C.
T. B.

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