Rencontre commentaire

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Rencontre commentaire
Séquence 4 : Micmac amoureux
Correction du commentaire de Manon Lescaut, L’Abbé PREVOST - 1731
Intro
« Leurs yeux se rencontrèrent ». Cette phrase célèbre écrite par Flaubert dans L’Education
sentimentale a servi de titre à un ouvrage que Jean Rousset a consacré à ce passage obligé dans un
roman : la rencontre entre les deux amants. Et il s’agit bien d’un topos littéraire : de La Princesse de
Clèves à Belle du Seigneur en passant par Le Rouge et le noir, les romanciers se sont attachés à décrire
ce moment initial du ravissement, du coup de foudre.
L’Abbé Prévost ne fait pas exception : son roman-mémoires L’Histoire du chevalier Des Grieux
et de Manon Lescaut, plus communément appelé Manon Lescaut, publié en 1731 raconte la passion
amoureuse du Chevalier Des Grieux pour une courtisane, Manon. Cette histoire d’un « fripon » et d’une
« catin » comme la résumera Montesquieu, fit scandale et le roman fut censuré et condamné à être brûlé.
Malgré cela, les qualités humaines du roman et la passion du Chevalier séduisirent rapidement le public.
Cette passion commence bien évidemment par la première vue entre les deux amants, avec toutefois une
originalité : Des Grieux voit Manon pour la première fois mais le lecteur a déjà rencontré la jeune fille
puisqu’elle a été décrite par le narrateur initial, Renoncour, au tout début du roman. C’est en voyant
Manon que Renoncour va voir Des Grieux triste et transi puis recueillir l’histoire de cette tristesse.
Dans le passage que nous allons étudier, le narrateur-personnage raconte sa rencontre en tant que
personnage plus jeune avec Manon, avec, toutefois le recul de celui qui a vieilli et qui, entre-temps a
vécu avec Manon des aventures qui devraient modifier son point de vue. Ainsi tente-t-il, dans ce
passage, de restituer la naïveté avec laquelle il a rencontré Manon pour la première fois, tout en ayant,
en tant que narrateur, une forme d’ironie envers cette ancienne version de son « moi ».
LECTURE
Problématiques :
Ce texte marque un commencement. Lequel ?
Dans quelle mesure peut-on parler ici d’une scène de rencontre amoureuse ?
En quoi cette rencontre amoureuse est-elle faussée ?
En quoi peut-on dire que cette rencontre semble vouée au malheur ?
En quoi la découverte de l’amour par Des Grieux déclenche l’histoire ?
Quelle est la nature de cette rencontre ?
I. Un coup de foudre :
1. Le cadre
- spatio-temporel : « Amiens », « le coche d’Arras », « cette ville », « l’hôtellerie » + « la veille » :
énoncé ancré dans la situation d’énonciation : discours oral du narrateur (confidence à l’homme de
qualité, Renoncour)
- personnages : « mon ami, qui s’appelait Tiberge » : relation amicale
- narration : narrateur perso : « je », « moi » : intra (dans l’histoire) et homodiégétique (c’est lui le
personnage principal de son histoire). Il raconte sa rencontre avec Manon au premier narrateur,
Renoncour.
2. La rencontre
> C’est le passage obligé de tout roman d’amour : la rencontre entre les deux héros. Ce récit se présente
comme une sorte de variation de celui qui a été fait par l’Homme de Qualité (Renoncour, le narrateur
initial) : ressemblances entre les deux passages :
- La curiosité est commune à Des Grieux « Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité » (la
négation restrictive indique qu’il s’agit là du seul motif) et à l’Homme de Qualité (La curiosité me
fit descendre de mon cheval).
- Ici aussi Manon se détache d’un groupe de femmes : « Il en sortit quelques femmes, qui se
retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour » : « mais »
adversatif qui oppose Manon aux autres femmes.
- Charme de la jeune fille : la réaction de Des Grieux utilise la même syntaxe (si… + subordonnée de
conséquence) que l’Homme de Qualité (Elle me parut si charmante que moi, qui n'avais jamais
pensé à la différence des sexes…).
3. Un amour immédiat
- Amour immédiat de DG personnage : d’abord réaction très vive de Des Grieux en face de Manon
(métaphore du feu + locution adverbiale « tout à coup » + nombreuses hyperboles traduisant sa
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passion : je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport… la maîtresse de mon cœur…
un coup mortel pour mes désirs… la tendresse infinie… j'emploierais ma vie pour la délivrer) //
l’Homme de Qualité. Puis « amour », « mes désirs », « sentiment », « amour naissant »
Changement de DG : différence avant/après la rencontre. Avant : champ lexical de la timidité :
« sagesse », « retenue », « timide ». Après : passion (voir champ lexical au dessus). Une phrase,
très longue, fait office de phrase charnière entre le calme et le tumulte : « Moi, qui n’avais jamais
pensé à la différence des sexes ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi (…) dont tout le
monde admirait la sagesse et la retenue » : répétition anaphorique du pronom personnel
d’insistance comme pour souligner la différence entre un « moi » sage et le « moi » passionné. DG
narrateur qualifie cette attitude : « hardiesse » > provoque son étonnement. Mais la présentation de
la scène laisse déjà deviner le délabrement moral qui s’ensuivra : les qualités que sont la sagesse et
la retenue sont traduites aussitôt en termes péjoratifs : « J'avais le défaut d'être excessivement timide
et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse. »
Un projet chevaleresque : proposition subordonnée complétive introduite par « assurai »
(détermination de DG) + mention de son « honneur » : projet déterminé d’employer « [s]a vie pour
la délivrer de la tyrannie de ses parents et pour la rendre heureuse ».
> véritable coup de foudre vécu par le personnage. Un seul instant modifie pour toujours l’ordre des
choses.
II. Manon, entre ange et démon
1. Une jeune ingénue vue par DG personnage
portrait physique elliptique : « si charmante » : impossible de faire le portrait précis de Manon : le
narrateur déjoue l’attente du lecteur + « La douceur de ses regards » : elliptique mais élogieux.
jeunesse : « fort jeune » (l’adjectif « fort » ici employé comme adverbe renforce la jeunesse de la
jeune fille), « quoiqu’elle fût moins âgée que moi » ; une jeunesse qui explique que son caractère
charmant soit allié à un caractère apparemment vertueux : « ingénument » ; d’ailleurs, elle ne paraît
« pas embarrassée », ce qui peut laisser entendre qu’elle ne voit pas l’homme comme un prédateur
dans sa grande innocence.
Image de la jeune fille persécutée par ses parents et qu’il faut délivrer : envoyée au couvent qui la
rendra « malheureuse »
Pour autant elle accepte son sort en bonne chrétienne « c’était apparemment la volonté du Ciel » et
avec modération
! Portrait physique elliptique. Le narrateur qu’est DG insiste davantage sur le portrait
moral.
2. Une débauchée décryptée par DG narrateur
Jeune fille à l’écart : toutes les femmes sortent, et elle reste « seule », aidée par un vieil homme dont
on peut raisonnablement penser qu’il est sous son charme. L’adjectif a un double sens : Des Grieux
personnage voit cette solitude comme la marque de son élection mais aussi de sa malédiction (seule
contre tous) là où des Grieux narrateur sait que c’est en fait là la marque de son exception et de
l’ascendant qu’elle a sur les hommes (elle seule est aidée par le conducteur).
Aidée par « homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur » + « s’empressait » :
proximité d’un homme que tout oppose à elle : opposition entre « fort jeune » et « d’un âge
avancé ».
« elle était bien plus expérimentée que moi » : opposition entre sa jeunesse et son expérience +
opposition par le comparatif de supériorité entre Manon et DG : déconstruction du mythe de
l’innocence + « son penchant au plaisir, qui s’était déjà déclaré » : le mot « plaisir » est employé au
singulier : emploi absolu qui contient toutes formes de plaisirs.
Expérience confirmée par l’attitude de Manon : « elle reçut mes politesses sans paraître
embarrassée » et « elle n’affecta ni rigueur ni dédain » : négations qui marque une forme d’accord
de la part de la jeune fille. Par ailleurs, Manon accepte le dialogue. Retranscription au discours
indirect de cette conversation : verbes de paroles : « demandai », « Elle me répondit », « Elle me
dit », « Je l’assurai que » ou paroles au discours indirect libre : « C’était malgré elle qu’on
l’envoyait au couvent ».
! Sous une apparence ingénue, jeune fille débauchée. C’est DG narrateur et non DG personnage
qui rajoute ces détails a posteriori.
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3. Une habile ensorceleuse
femme habile : elle répond « ingénument » l.23. Comme si elle mesurait déjà tout ce qu’elle pourra
obtenir + joue de « La douceur de ses regards ».
Répétition de l’adjectif « charmante » : « Elle me parut si charmante », « un air charmant de
tristesse » : l’adjectif « charmante », qui qualifie Manon, peut se lire de deux façons : jolie et
ensorceleuse. Etymologie de « charme » : carmen : chanson, formule magique, incantation. Manon
semble jeter un sort au narrateur.
III. Des Grieux, entre jeune homme naïf et héros tragique
1. Une naïveté décrite avec ironie
Portrait d’un naïf : ne connaît rien aux femmes : « moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des
sexes ni regardé une fille avec un peu d'attention » : double négation qui renforce cette naïveté.
Nomme d’emblée Manon par la périphrase « la maîtresse de mon cœur » : montre un personnage
littéralement dominé par le personnage féminin.
naïveté dans l’expression : « éloquence scolastique » (scolastique : philosophie développée au
Moyen-Age visant à concilier les textes philosophiques grecs avec la théologie. Ici, désigne une
éloquence qui vient de ce qui est enseigné à l’école. Le mot a une connotation un peu péjorative :
éloquence reproduite)
naïveté dans le comportement : absence de réflexion, immédiateté de DG : « ne me permirent point
de balancer un moment sur ma réponse. »
2. Un personnage soumis à une forme de fatalité
Les évocations de la fatalité encadrent le récit, qui commence par un alexandrin : « J'avais marqué
le temps de mon départ d'Amiens » : donne une forme de solennité à cette phrase, suivie d’une
lamentation toute tragique : « Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! » : interjection
lyrique + tournure exclamative commencée par l’adverbe exclamatif « que ». Le récit s’achève
sur la figure de l’Amour qui aboutira à la mort de Manon.
Allusions à la destinée tout au long du récit sous forme de prolepses : « l'ascendant de ma destinée
qui m'entraînait à ma perte », « son penchant au plaisir, qui s'était déjà déclaré et qui a causé,
dans la suite, tous ses malheurs et les miens ». DG objet de ce qui lui arrive : passif.
// Phèdre : Chez Racine, Phèdre était victime de Vénus : « C’est Vénus tout entière à sa proie
attachée » ; ici Des Grieux est victime de l’Amour, mais un amour qui, paradoxalement, est
présenté d’une manière positive, l’égarement de Des Grieux étant présenté comme un « prodige » :
« on ne ferait pas une divinité de l'amour, s'il n'opérait souvent des prodiges ». DG est dominé par
cette divinité, comme les héros de la tragédie. La figure redoutable de l’Amour sera à nouveau
évoquée dans le roman quand Des Grieux parlera du commentaire qu’il fit de Virgile : « Je fis un
commentaire amoureux sur le quatrième livre de l'Énéide ; je le destine à voir le jour, et je me
flatte que le public en sera satisfait. Hélas ! disais-je en le faisant, c'était un cœur tel que le mien
qu'il fallait à la fidèle Didon. » Ce quatrième livre de L’Eneide est consacré aux amours de Didon
et d’Enée.
3. Une volonté de s’excuser
L’exclamative lyrique a aussi une autre portée : « Que ne le marquais-je un jour plus tôt ! » : sorte
d’irréel exprimé ici : comme si DG confessait une faute.
Sans relâche, il amoncelle les excuses en insistant sur la pureté de sa vie antérieure et de ses
intentions : « Nous n’avions d’autre motif que la curiosité » : la négation restrictive accentue
l’absence de mauvaise pensée de DG ; « J’avais marqué le temps de mon départ » ; « Moi dont tout
le monde admirait la sagesse et la retenue ». Le ton est sans conteste celui du plaidoyer.
Conclusion :
Les premières rencontres sont les passages obligés et constituent souvent les morceaux de
bravoure des romans d’amour. Celle-ci est paradoxale : elle mêle le bonheur du coup de foudre, le
ravissement amoureux et le malheur qui va lui succéder. La passion amoureuse est ainsi présentée à
la fois comme une ivresse et un danger.
Ouverture : - fin du roman et confirmation de la catastrophe annoncée.
- Rôle de ce texte et de ce passage pour Dumas dans La Dame aux Camélias, un
siècle après.