Des Grieux rencontre Manon pour la première fois
Transcription
Des Grieux rencontre Manon pour la première fois
Des Grieux rencontre Manon pour la première fois - Extrait n° 2 Vers le commentaire littéraire Problématique : Dans cette page, l'abbé Prévost place dans la bouche du chevalier Des Grieux un récit rétrospectif qui relate en focalisation interne le coup de foudre du jeune homme, mis en présence de Manon ; l'auteur a donné à cette page une tonalité tragique qui guidera notre analyse. Tout le commentaire pourra donc être conçu comme la réponse à la question suivante : En quoi cette scène se rapproche-t-elle de la tragédie ? Plan possible : I. Une mise en scène : le hasard, l'arrivée de l'héroïne. II. Une force irrésistible : La séduction de Manon. III. Le héros : exemplaire et aveugle. I. Une mise en scène : le hasard, l'arrivée de l'héroïne 1. Le hasard… ou la fatalité. "J'avais marqué le temps de mon départ d'Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un jour plus tôt ! j'aurais porté chez mon père toute mon innocence." "La veille même" "me promener avec mon ami, qui s'appelait Tiberge, nous vîmes arriver le coche d'Arras, et nous le suivîmes jusqu'à l'hôtellerie où ces voitures descendent. Nous n'avions pas d'autre motif que la curiosité." Le rôle du hasard est déterminant, à deux reprises : a) Il aurait suffit d'un jour pour rendre impossible la rencontre de Des Grieux avec Manon ; Des Grieux aurait d'ailleurs pu sans difficulté choisir de quitter Amiens "un jour plus tôt", puisqu'il évoque cette hypothèse. b) Le seul motif qui pousse les deux jeunes gens à suivre le "coche d'Arras" est la curiosité, c'est-à-dire une raison futile, dont le seul but est de combler le désœuvrement des deux amis : là encore, aucune nécessité logique, raisonnable, ne pousse les deux hommes à agir ainsi. La rencontre de ces deux "hasards", cependant, donne au lecteur l'impression que la rencontre entre Des Grieux et Manon n'est pas fortuite, mais ordonnée par une force mystérieuse, qui fait de Des Grieux une victime inconsciente. On peut ainsi soutenir que Des Grieux est un personnage tragique, soumis à la fatalité. 2. L'arrivée de l'héroïne "Il en sortit quelques femmes, qui se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s'arrêta seule dans la cour pendant qu'un homme d'un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur s'empressait pour faire tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante…" Une apparition théâtrale ; une "jeune première" occupe la scène, et elle est mise en valeur par des "figurants" : les autres femmes qui la précèdent et disparaissent très vite, et le serviteur, un peu étrange ("âge avancé", "paraissait", "s'empressait"). La rapidité des mouvements contribue à produire un effet surprenant, théâtral : les autres femmes disparaissent "aussitôt", le serviteur âgé "s'empresse" de sortir les bagages de Manon, qui attire les regards parce qu'elle est au centre du spectacle, et qu'elle se distingue des autres femmes, ne serait-ce que socialement : elle a des bagages, elle est escortée par un serviteur, ce qui semble lui assurer une place estimable dans la hiérarchie sociale. D'ailleurs, le vieil homme qui l'accompagne "fait tirer son équipage des paniers", ce qui suggère qu'il donne des ordres sans travailler lui-même, physiquement ; il se ménage ainsi une position d'autorité qui rejaillit sur Manon. II. Une force irrésistible : La séduction de Manon. 1. Une jeune première : a) Une présence physique", qui semble refléter un caractère : "moins âgée que moi" "sans paraître embarrassée" "Elle n'affecta ni rigueur ni dédain." La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse "Elle me répondit ingénument" Manon semble étrangement parfaite – comme si elle était une création littéraire (ce qu'elle est, évidemment !). Elle se distingue par : sa grande jeunesse, une beauté qui provient des "regards" et d'un "air" – ce qui signifie que Des Grieux – remarquons que l'auteur utilise la focalisation interne, et se sert du regard du jeune homme – est sensible au caractère et aux sentiments qui transparaissent, qu'il s'agisse de la "douceur des regards" ou de la "tristesse" qui la rend étrangement "charmante". une simplicité qui est interprété par Des Grieux comme une preuve de sincérité : elle n'est pas "embarrassée", elle répond "ingénument", c'està-dire sans calcul, spontanément ; elle n'affecte "ni rigueur ni dédain", alors qu'une jeune femme pourrait facilement se comporter ainsi, pour éloigner un importun. En apparence, Manon est non seulement ravissante, mais encore innocente ; elle est, semble-t-il, en position de faiblesse, et Des Grieux est vite disposé à la secourir, à se mettre à son service comme un chevalier, dans la tradition de l'amour courtois, se dévoue pour sa "dame". b) Une victime à délivrer : "qu'elle y était envoyée par ses parents pour être religieuse." "C'était malgré elle qu'on l'envoyait au couvent" "Elle me dit, après un moment de silence, qu'elle ne prévoyait que trop qu'elle allait être malheureuse, mais que c'était apparemment la volonté du Ciel, puisqu'il ne lui laissait nul moyen de l'éviter." La situation tragique dans laquelle se trouve la jeune femme est romanesque ; la résignation qu'elle montre, en acceptant "la volonté du Ciel", achève d'en faire un personnage exemplaire, victime de la tyrannie de ses parents, destinée à être enfermée sa vie durant dans un couvent qui ne serait pour elle qu'une prison. 2. L'effet produit sur Des Grieux : Le "coup de foudre" prive Des Grieux de tout bon sens, de toute liberté : il devient ainsi un personnage tragique, incapable de lutter contre une passion qui est une forme de la fatalité. Des Grieux fait son autoportrait : Expression essentielle : vers la maîtresse de mon cœur – alors qu'elle est toujours une "belle inconnue", et qu'il ne sait même pas son nom ! "moi, qui n'avais jamais pensé à la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d'attention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d'un coup jusqu'au transport." J'avais le défaut d'être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin d'être arrêté alors par cette faiblesse, je m'avançai vers la maîtresse de mon cœur. Une rupture avec la vie passée (un enfant modèle, asexué, irréprochable, admiré par tous) // enflammé jusqu'au transport : hyperbole reprenant le vocabulaire précieux (et racinien !) de la passion dévorante, qui brûle, fait souffrir, et n'a rien de raisonnable (transport : on "sort" de soi-même, de son bon sens…). L'antithèse totale entre la vie passée (qui semblait définir un caractère bien fixé, une nature enfantine et angélique à la fois) et la passion brutalement vécue donne l'impression d'une métamorphose miraculeuse, que Des Grieux exprime en recourant à des souvenirs mythologiques : "mais on ne ferait pas une divinité de l'amour, s'il n'opérait souvent des prodiges". La référence à Cupidon (Éros pour les Grecs) a aussi le mérite de nous ramener à une époque païenne, antérieure au christianisme. Le lexique de la passion amoureuse : "enflammé tout d'un coup jusqu'au transport": On retrouve le lexique métaphorique et hyperbolique de la passion amoureuse telle qu'elle s'exprimait au siècle précédent chez Racine, par exemple ; remarquons que la "flamme" est destructrice… "L'amour me rendait déjà si éclairé": Si l'on analyse la phrase, grammaticalement, on peut constater que "L'amour" est le sujet du verbe "rendre", tandis que "me", pronom personnel représentant Des Grieux, est le complément d'objet direct du verbe "rendre". C'est l'amour qui agit, et qui transforme le personnage Le "je" sujet disparaît, ce que confirme la phrase "La tendresse infinie qu'elle m'inspirait déjà". La conséquence du coup de foudre : "J'étais prêt à tout entreprendre" : Des Grieux envisage immédiatement de "délivrer" Manon, en oubliant complètement la loi et à la morale : pour arriver à ses fins, il lui faudra enlever une mineure ! III. Le héros : exemplaire et aveugle. 1. Un héros exemplaire et attachant : Pour que le héros tragique suscite de la compassion, il faut qu'il tombe de haut. La vie de Des Grieux semblait toute tracée : il était promis à un avenir conforme aux souhaits de sa famille, qui veut en faire un chevalier de l'Ordre de Malte [nous pouvons utiliser cet argument, même s'il n'est pas appuyé par une citation extraite du texte, parce que nous sommes en présence d'un passage extrait d'une œuvre étudiée intégralement en classe], et cette vie, à la fois prestigieuse et "rangée" semble lui être acquise : a) Il a terminé ses études de philosophie, à 17 ans. b) Son caractère le rend insensible à la séduction féminine : "sagesse", "retenue" ; il n'a jamais pensé "à la différence des sexes". "j'aurais porté chez mon père toute mon innocence". 2. Mais il est aveugle, alors que le lecteur devine l'issue tragique de cette passion. En effet, Des Grieux, au moment, où il fait son récit, laisse échapper des remarques qui nous invitent à juger bien naïf le jeune homme qui se trouve pour la première fois en présence de Manon. "elle était bien plus expérimentée que moi." "Ma belle inconnue savait bien qu'on n'est point trompeur à mon âge" Manon est donc plus jeune que Des Grieux, mais plus expérimentée que lui. Paradoxe étrange… Quelles "expériences" Manon a-t-elle bien pu connaître, en dépit de son jeune âge ? "pour arrêter sans doute son penchant au plaisir qui s'était déjà déclaré et qui a causé, dans la suite, tous ses malheurs et les miens." Le modalisateur "sans doute" n'est qu'une clause de style ; toute l'histoire à venir est résumée, et nous en savons la cause (le "penchant au plaisir" de Manon) et les conséquences, les "malheurs" des deux jeunes gens. Comme dans une tragédie, il ne s'agit pas de surprendre le spectateur, mais au contraire de le placer devant l'inéluctable. Le coup de foudre aveugle complètement Des Grieux, qui se croit "éclairé" par l'amour, alors que sa passion le prive de sa capacité à juger sainement. Le lecteur est alors conduit à revenir sur de nombreux détails pour en donner une interprétation défavorable à Manon. Le serviteur est âgé… Il a dû être choisi par les parents ! Son âge doit le protéger de la séduction exercée par Manon.] Le "moment de silence" est peut-être celui où Manon dresse ses plans. "La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononçant ces paroles…" N'est-ce pas une actrice talentueuse, une comédienne ? Signalons enfin, comme dans une tragédie, un appel à la compassion, qui montre la distance séparant le Des Grieux inexpérimenté, qui marche en aveugle vers son destin, et le Des Grieux narrateur, devenu un personnage pathétique maintenant que tout est accompli : "Hélas !" "l'ascendant de ma destinée qui m'entraînait à ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma réponse…" Conclusion : a) Bilan : Le lecteur est plongé dans un climat tragique, le récit de Des Grieux montre qu'il a été victime d'une passion fatale qui en fait un personnage pitoyable, plus à plaindre qu'à blâmer. b) Ouverture : L'auteur montre ici des qualités exceptionnelles ; il invite très habilement le lecteur à une double interprétation du texte, et lui fait partager l'enthousiasme naïf de Des Grieux tout en l'alertant sur la véritable nature de Manon. Il faut ajouter que l'abbé Prévost, en inscrivant dans le roman un amour tragique ne s'inscrit pas seulement dans la perspective janséniste de Racine ; il assure aussi une liaison entre le XVIIe s. et les écrivains romantiques du XIXe s., qui se feront les chantres de la passion, d'autant plus intéressante qu'elle est dévastatrice.