Le secret d`Agnès

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Le secret d`Agnès
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Le secret d’Agnès
par Éric TOURRETTE
| Les Belles Lettres | L’information littéraire
2007/2 - 59e année
ISSN 0020-0123 | ISBN 2-251-06126-9 | pages 33 à 37
Pour citer cet article :
— Tourrette n, Le secret d’Agnès, L’information littéraire 2007/2, 59e année, p. 33-37.
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Le secret d’Agnès
Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y
prendrai. J’ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ;
mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie
de mes paroles. Comme je commence à connaître qu’on m’a
toujours tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quelque
chose qui ne soit pas bien, et d’en dire plus que je ne devrais.
En vérité, je ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que
je suis fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous,
que j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et
que je serais bien aise d’être à vous. Peut-être qu’il y a du mal
à dire cela ; mais enfin je ne puis m’empêcher de le dire, et je
voudrais que cela se pût faire sans qu’il y en eût. On me dit fort
que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu’il ne les
faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n’est que
pour m’abuser ; mais je vous assure que je n’ai pu encore me
figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je
ne saurais croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement ce qui en est ; car enfin, comme je suis sans malice, vous
auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez ; et je
pense que j’en mourrais de déplaisir.
Quel spectateur, lecteur ou commentateur ne s’est pas
enthousiasmé pour cette lettre, adressée par Agnès au bel
Horace, et malencontreusement lue par ce dernier à son rival
insoupçonné, le barbon amoureux Arnolphe, dans la scène
III, 4 de L’École des femmes 1 ? Ce n’est guère s’avancer que
de poser que cette page à première vue si anodine et si limpide, et qui semble défier l’analyse par cette clarté même,
comme si rien n’était à découvrir dans un texte absolument
ouvert, compte parmi les réussites les plus assurées de
Molière, et peut-être du théâtre classique dans son ensemble.
En quelques lignes, un charme secret opère : il semble que
l’idéal esthétique, inlassablement poursuivi par les auteurs
classiques, mais par définition toujours fuyant, du naturel,
s’incarne enfin ici, pleinement, en un singulier triomphe de
la dissimulatio artis. Il s’agit moins de ce naturel conventionnel des parlures, du « principe de la juste langue de chacun » 2, que d’une forme plus pure et plus haute, comme le
rêve – contradictoire et irréalisable, hormis dans l’espace
imaginaire qu’ouvre la littérature – d’une parole échappant
aux prismes de la culture. Ici plus que jamais, « en [Agnès]
la nature s’exprime presque à l’état pur » 3. C’est du moins
1. Molière, Œuvres complètes, t. I, éd. G. Couton, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 589.
2. Georges Forestier, Molière en toutes lettres, Paris, Bordas, 1990,
p. 93.
3. Marie-Odile Sweetser, « La nature et le naturel : le cas d’Agnès »,
Mélanges Jacques Truchet, Paris, PUF, 1992, pp. 443-449, citation p. 444.
ce qu’affirme Horace dans le cotexte : « De la manière enfin
que la pure nature / Exprime de l’amour la première blessure »
(v. 944-945) ; et de s’extasier sur les « termes touchants »
(v. 942), la « tendresse innocente » (v. 943), l’« expression […]
douce » (v. 949), le « beau […] naturel » (v. 951), et par-dessus tout le « fonds d’âme admirable » (v. 953) poli par
l’amour…
Il est permis d’espérer qu’une brève description stylistique jette quelque modeste lumière sur cette étrange réussite,
voire sur « la délicate question rhétorique du naturel au XVIIe
siècle, et des enjeux véritables de sa figuration dans le genre
comique » 4. N’y a-t-il pas néanmoins un hardi paradoxe à
prétendre dégager les formes du naturel ? Le naturel, n’est-ce
pas précisément ce qui échappe aux formules, ce qui par
conséquent peut se goûter, mais se dérobe à l’analyse ? La
notion d’ethos permet peut-être de lever la difficulté ; à tout
le moins, elle autorise la description, faisant du naturel, non
plus le constat d’un miracle, mais bien une réalité rhétorique,
une image de soi (ou, si l’on préfère, l’image du personnage
que souhaite transmettre le dramaturge, mais est-ce si différent ?) inscrite dans les données textuelles concrètes. Le naturel considéré comme ethos, auquel se limite l’étude qui suit,
se laisse grossièrement analyser, pour la commodité de l’exposé, en trois valeurs : simplicité, maladresse, spontanéité.
Les marqueurs de la simplicité
L’effet de simplicité peut s’appréhender négativement :
la parole d’Agnès, naïve et épurée, file droit à l’essentiel,
délaissant les détours et contours du code précieux, dont le
discours de l’entremetteuse (II, 5, v. 505-534) offrait
l’aperçu parodique que l’on sait. Le contrepoint est très net.
Là, une nette propension à l’abstraction (« cruauté », « le
bien de vous voir ») ; ici, un goût du concret qui conduit
notamment Agnès à penser les sentiments en termes de
sensations (« je sens »). Là, force métaphores (« blessé »,
« coup », « venin », « médecine »), et force hyperboles
(« fatal », « trépas », « un homme à porter en terre »,
« ruine »), autant de figures parfaitement convenues, mais
malencontreusement prises à la lettre par l’ingénue ; ici, une
parole réduite à l’essentiel, portée par une caractérisation
faible (« je veux vous écrire », « des pensées », « je vous
4. Georges Molinié, « Un style de Molière ? », L’Information grammaticale n° 56, 1993, pp. 28-32, citation p. 31.
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assure ») et une saisissante déficience de tropes (« je serais
bien aise d’être à vous »). L’hyperbole de la mort, convoquée
néanmoins par deux fois (« fâchée à mourir », « j’en mourrais de déplaisir »), d’autres formules intensives (« toutes les
peines du monde », « le plus grand tort du monde »), ou
encore les antithèses tranchées (« fâchée » / « bien aise »),
ne doivent surtout pas, dans ces conditions, s’interpréter
comme le signe d’une imprégnation par les conventions précieuses : l’identité ne fait jamais que saillir davantage de
profondes divergences, et les figures signalent une âme toute
d’un bloc, parfaitement accordée à ses affects, dépourvue de
toute mesure en raison de sa spontanéité même. Le grossissement naïf, l’absence de nuances, disent une manière de
brutalité enfantine plutôt que les prestiges de la stylisation.
L’idiolecte d’Agnès, c’est d’abord le rêve charmant d’une
parole non figurée.
On ne saurait assurément en rester là : des éléments positifs peuvent être relevés. Le lexique d’Agnès, plutôt usuel,
est constamment empreint d’une touchante préoccupation
morale, s’appliquant aussi bien au plan quantitatif (« en dire
plus que je ne devrais ») qu’au plan qualitatif (« mettre
quelque chose qui ne soit pas bien »), qui conduit la jeune
fille à un manichéisme naïf et grossier : « bien », « du mal »,
« tort » ; le transfert de l’adverbe en adjectif et l’emploi discrètement concrétisant du partitif semblent signaler en outre
quelque relâchement. La morphologie n’est pas en reste : des
deux variantes « ce qui en est » / « ce qu’il en est », phonétiquement peu différenciées, c’est la plus économique qui est
retenue ; on note en outre une forte convocation d’outils
grammaticaux, indéfinis (« quelque chose ») ou démonstratifs anaphoriques (« cela », deux occurrences), comme si le
lexique se révélait toujours incomplet ou déceptif. La syntaxe elle-même se ressent de cette tendance générale à la
simplification : l’adverbe « peut-être » est ainsi relayé par un
« que », ce qui facilite la préservation de l’ordre canonique
de la proposition, « peut-être qu’il y a du mal » étant perçu
comme moins marqué que « peut-être y a-t-il du mal ». Il y
a là comme un effet de parlé. Certains indices signalent par
ailleurs une préférence pour la parataxe au détriment de l’hypotaxe, et donc un refus des agencements trop complexes :
l’abandon d’une poursuite attendue de la rection par « assurer » (« je vous assure que je n’ai pu […] et je suis si touchée » : une proposition centrée sur la fonction expressive
semble s’émanciper au regard de son cotexte immédiat), ou
bien l’utilisation de « car » (vs « parce que ») dans la dernière phrase. L’enchâsseur « comme », convoqué deux fois,
offre quant à lui l’avantage de préserver l’ordre cause →
conséquence, la phrase épousant alors rigoureusement la
logique du raisonnement instinctivement suivi par la jeune
fille, avec une transparence accomplie.
Enfin, les formes du discours rapporté contribuent à cette
vaste entreprise d’érosion et d’aplanissement du message.
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Agnès reproduit en effet, en la retouchant à sa façon, non
sans une forme d’ironie encore malhabile 5, une argumentation précise qu’Arnolphe, désigné de façon méprisante par
un pronom anonyme (« on me dit fort ») 6, tient dans la scène
II, 5 (v. 591-602) ; mais les propos en question, plutôt longs
et volontiers redondants, sont ici résumés en trois courtes
propositions, par le biais du discours narrativisé, la forme la
plus infidèle de reproduction d’autres énoncés, et même leur
agencement interne est bouleversé. La seule reprise à peu
près littérale est en effet la formule « ce que vous me dites
n’est que pour m’abuser », mais elle conclut le rapide exposé
d’Agnès, alors que l’équivalent originel était placé en position de tête (« Je sais qu’en vous flattant le galant ne désire /
Que de vous abuser […] », v. 591-592). Tout cela contribue
à donner à la lettre un tour d’exquis dénuement, à l’image
d’un être infiniment charmant par son ignorance même.
Les marqueurs de la maladresse
L’admirable naïveté d’Agnès, certes mise à mal par les
brusques lumières du sentiment amoureux, est un leitmotiv
de la pièce entière, diversement décliné au fil des scènes. La
lettre ne fait pas exception puisque Agnès y met en avant une
double limitation, intellectuelle et morale, d’où les deux
formes négatives « ignorance » (le préfixe négatif n’est
certes plus perceptible en synchronie, mais l’étymologie
confirme sa présence souterraine) et « sans malice », qui
s’intègrent dans une série morphologique cohérente, relayée
ailleurs par « innocente » (passim) 7. Molière prête ainsi à
son personnage un ethos qui n’est pas sans affinités avec les
pratiques rhétoriques les plus admises : contre toute attente,
le charme de l’ingénuité, mis à plat en toute franchise,
rejoint ici les topoï régissant traditionnellement la captatio
benevolentiæ. Les formes sollicitées visent à accréditer cette
5. V. l’adverbe intensif « fort », qui décrédibilise d’emblée le discours tenu. À la fin de la pièce, Agnès sera devenue experte dans l’art
du sarcasme : « Vous avez là dedans bien opéré vraiment, / Et m’avez
fait en tout instruire joliment ! » (V, 4, v. 1554-1555) ; c’est un aspect
de cette « conquête de la parole » que décrit Bernard Magné dans
« L’École des femmes ou la conquête de la parole », Revue des sciences
humaines n° 145, janvier-mars 1972, pp. 125-140.
6. Par opposition à « je » et « vous », immédiatement saturés par la
situation d’énonciation, et donc assimilables à des embrayeurs dépourvus
d’ambiguïté, la non-personne est par nature sujette aux difficultés d’identification du référent, d’où la connotation dépréciative d’un morphème
indifférencié, que peut souligner en contexte le jeu du comédien. Ce
« on » facilite par ailleurs la tâche du dramaturge, en prolongeant un malentendu cocasse que lèverait le désignateur rigide « Arnolphe ».
7. C’est le signe indirect de l’éducation mutilante, purement soustractive, qu’Arnolphe a imposée à Agnès : v. Patrick Dandrey, Molière
ou l’esthétique du ridicule, Paris, Klincksieck, 1992, pp. 306-308.
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image de soi stratégiquement orientée, le triomphe de l’art
du dramaturge étant alors de feindre de renoncer à tout art :
le rêve du classicisme est là. Au titre des gaucheries savamment entretenues, on peut ainsi relever une anaphore quelque
peu boiteuse (« mais enfin », « car enfin ») qui inscrit
comme la trace d’un bredouillement dans le texte, le rattachement abrupt et désinvolte d’une interrogative indirecte à
la locution « être en peine » 8, assorti peut-être d’une hésitation entre le lieu et la manière, une disposition pour le moins
souple (la dernière phrase ne semble-t-elle pas perdre de vue
l’essentiel ?), ou un sophisme du cœur que révèle une
subordonnée de conséquence objectivement peu rigoureuse
(« je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurais croire
qu’elles soient menteuses »), l’impact perlocutoire étant présenté comme un garant de véridicité en dehors de toute vraisemblance linguistique. Mais bien entendu, cette logique de
l’affect, loin d’être dénigrée par l’auteur, l’emporte haut la
main sur la froide raison : la pièce fait l’apologie d’une intuition quasi instinctive. Il y a en Agnès « une sorte d’infantilisme et de primarité » 9 qui ne peut que séduire le spectateur.
La principale difficulté que met en scène cette lettre est
proprement linguistique : le rapport qu’Agnès entretient
avec le langage est problématique. Ce malaise conduit à une
énonciation perturbée, à une parole constamment menacée,
qui ne se construit que difficilement, la lettre faisant alors
figure de longue prétérition. Dès l’ouverture du texte est suggérée une tension entre la propension à dire et la difficulté de
le faire, par un parallélisme rigoureux : par deux fois Agnès
ouvre une phrase sur l’expression d’un désir de communication (« je veux vous écrire », « j’ai des pensées que je désirerais que vous sussiez »), par deux fois surgit aussitôt un
obstacle, marqué par le jeu des conjonctions à valeur adversative (« et je suis bien en peine », « mais je ne sais comment
faire ») ; ces phrases à bascule fonctionnent comme des réticences, privant Horace et le spectateur des révélations immédiatement attendues, et mettant en jeu une érotique subtile de
dévoilement contrarié. De même, ce n’est certes pas un
hasard si Molière prend soin d’écarter autant que faire se
peut, au sein de la même phrase, les syntagmes « des pensées » et « mes paroles » : il laisse ainsi entendre, par une
gestion rusée de l’espace textuel, comme une implacable
discordance entre le signifié visé par Agnès et le signifiant
qui s’offre à elle, semblant condamner par avance son discours à l’échec… pour mieux en imposer ensuite la spectaculaire réussite ! Les interrogatives indirectes appelées par
l’assertion d’un verbe d’ignorance ou la négation d’un verbe
8. Cette construction elliptique, aux allures d’hapax, n’est attestée
dans aucun des trois grands dictionnaires du XVIIe siècle : l’usage noté
par les lexicographes est d’intercaler « de savoir » avant l’interrogative.
9. Jean-Louis de Boissieu et Anne-Marie Garagnon, Commentaires
stylistiques, Paris, SEDES, 3e éd., 1997, p. 56.
de connaissance (« je suis bien en peine par où je m’y prendrai », « je ne sais comment faire », « je ne sais ce que vous
m’avez fait ») contribuent également à faire de cette lettre un
discours curieux qui ne semble jamais dire que la difficulté
de dire, et les connecteurs balisant une concession (« peutêtre » / « mais ») lui imposent les formes du débat, soulignant indirectement son caractère problématique. S’il est
légitime de parler de prétérition à propos d’un tel texte, c’est
que le pantonyme qui y est manifestement attendu (le verbe
« aimer » ou le substantif « amour »), et qu’on croit lire
entre les lignes, en est curieusement absent ; triomphe de
l’ingénuité d’Agnès que de ne pas actualiser la lexie hautement prévisible à laquelle conduit pourtant chacune de ses
phrases ! La jeune fille qui « ne sait que faire parler son
cœur » 10, confrontée à un sentiment inconnu, tâtonne pour
le nommer, et ne trouve sous sa plume qu’hyperonymes
vagues (« des pensées ») ou périphrases confuses 11 (« ce
que vous m’avez fait », formule immédiatement relayée par
« ce qu’on me fait faire ») 12. Qu’à cela ne tienne, Horace est
là pour nous rappeler que le message, à travers tant de bruits,
a trouvé sa voie : « Tout ce que son cœur sent, sa main a su
l’y mettre » (v. 941). Car la grâce de la spontanéité est là
pour lever toutes les réticences.
Les marqueurs de la spontanéité
Parole miraculeusement épurée, la lettre d’Agnès ne pouvait en toute cohérence s’astreindre aux pesanteurs des codes
métriques : l’abandon du vers pour la prose, qui constitue le
fait de style le plus évident, le plus immédiatement perceptible du texte, en est donc aussi la première beauté. Le vers
impose à la parole quotidienne des rythmes qui ne lui sont
10. Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, PUF, 6e éd.,
1997, p. 341.
11. Agnès est coutumière du fait : cf. « La douceur me chatouille et
là-dedans remue / Certain je ne sais quoi dont je suis toute émue » (II,
5, v. 563-564), « J’admire quelle joie on goûte à tout cela, / Et je ne
savais point encor ces choses-là » (II, 5, v. 605-606). Bernard Magné
note que « l’expérience amoureuse est d’abord découverte de l’ineffable » (article cité, p. 133). La vraisemblance psychologique de la parlure se confond alors avec un souci d’euphémisation de la libido de la
part du dramaturge.
12. La parenté des deux syntagmes fait ressortir plus nettement leur
stricte opposition : l’efficacité perlocutoire des discours de séduction
d’Horace est marquée par l’aspect accompli de la forme composée
(« avez fait »), comme si tout était d’ores et déjà acquis, tandis que l’aspect inaccompli du présent (« fait ») expose le procès assumé par
Arnolphe au risque de l’échec. Le traitement fonctionnel distinct du
pronom de première personne, selon qu’il est ou non affecté d’une prédication infinitive, signale en outre une différence profonde dans le rapport intime à la jeune fille, but autosuffisant du procès pour Horace,
simple actant instrumentalisé pour Arnolphe.
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pas naturels, quand la prose prétend – idéalement, s’entend
– épouser davantage ses structures propres 13. En écartant ce
carcan de pure convention, en feignant de revenir à la norme,
Molière n’annule pas le marquage stylistique, mais le complique d’un contre-marquage, cette « rupture [introduite]
dans la régularité générale » érigée par l’œuvre 14. Dans le
cotexte d’une pièce en vers, soudain semblent tomber les artifices : le dramaturge dépose la plume au nom de l’effet de
réel 15. Agnès du reste, pour désigner sa lettre, tisse une isotopie de la parole proférée (« paroles » et les multiples occurrences de « dire »), comme pour mieux poser le rêve d’une
exacte coïncidence entre un énoncé oral et sa trace écrite.
Toute la lettre est ainsi empreinte d’un caractère de franchise et d’immédiateté, décelable sous diverses formes.
L’éviction abrupte des bornes conventionnelles d’une lettre
(apostrophe et signature), certes appelée jusqu’à un certain
point, pour des raisons de vraisemblance, par la fiction du
« grès » auquel est joint le billet et par la faible éducation
d’Agnès, assure en outre au texte une condensation maximale. La syntaxe semble parfois quelque peu précipitée :
l’adverbe « peut-être » est projeté en tête de phrase avec une
manière de hâte, et l’une des deux apodoses d’un système
hypothétique (« vous auriez le plus grand tort du monde »)
précède, contre l’agencement canonique, la protase (« si
vous me trompiez »). L’utilisation conjointe d’un verbe performatif (« je vous assure ») et du mode impératif (« ditesmoi ») signale une parole pressée et pleinement efficace :
nul retard, nul détour, la phrase bondit vers l’illocutoire. Le
texte affirme par ailleurs la souveraineté du principe pragmatique de sincérité, évacuant du discours toute déviation
mensongère : les modalisateurs d’incertitude (« peut-être »,
« je pense ») reconnaissent explicitement les doutes intimes
de la jeune fille, et l’appel au strict respect du réel concerne
aussi bien le locuteur (« en vérité ») que l’allocutaire (« franchement »). La fonction expressive enfin est mise à nu avec
une fraîcheur déconcertante. Certes, contrairement à son
habitude, Agnès n’use pas d’interjections – la forme écrite
s’y prêtait mal – ; mais elle accumule complaisamment les
lexies dénotant des affects : « je suis bien en peine », « je me
défie », « j’ai peur », « je suis si touchée »… Dans cette
lettre formellement si dépouillée, c’est toute une âme qui
semble s’inscrire.
Et cette âme est empreinte d’un désir qui, pour n’être pas
nommé ni clairement perçu, n’en jaillit pas moins çà et là :
13. On connaît la traduction burlesque de cette feinte constitutive
de la prose littéraire : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles… ».
14. Georges Molinié, Éléments de stylistique française, Paris, PUF,
coll. « Linguistique nouvelle », 3e éd., 1997, p. 68.
15. Une remarque célèbre des Caractères de La Bruyère (I, 17)
définit précisément le naturel comme un art du premier jet, instituant le
ton (imaginairement) primesautier en triomphe de l’art.
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comment ne pas déceler en ces quelques lignes la sourde
pression d’un eros juvénile ? Le conditionnel, régulièrement
associé aux verbes de souhait, inscrit dans la chair du texte
le conflit instinctivement perçu entre les principes de plaisir
et de réalité : « je désirerais », « je serais bien aise », « je
voudrais ». Le moment essentiel de la lettre est sans conteste
la phrase commençant par « en vérité », où Agnès révèle
enfin, après bien des retards, son doux secret. Encore l’aveu
ne surgit-il pas sans heurts : on retrouve les obstacles déjà
signalés, mais cette fois dans l’ordre inverse, Agnès commençant par évoquer un malaise terminologique (la négation
« je ne sais ») avant de triompher de toutes ses résistances
intimes (« mais je sens ») ; Molière, fin stratège sûr de ses
effets, bénéficie alors de toute l’attention du spectateur.
L’aveu proprement dit est construit sur une minutieuse symploque, combinaison systématique d’une anaphore et d’une
épiphore : chacune des propositions successives conduit de
« je » à « vous » 16, et cette régularité structurelle, poussée
jusqu’à l’obsession rythmique, signale manifestement le
retour de l’idée fixe que représente l’être aimé. D’une proposition à l’autre, la progression vers la clarté et la franchise
est constante, menant d’une approche encore toute négative
du sentiment (la perception dysphorique du conflit imposé
par le délocuté « on » 17) à la pleine lumière jetée sur la vie
intime (l’euphorie des retrouvailles virtuelles, coïncidant
avec la disparition du « on »). Les prépositions disent à elles
seules ces retrouvailles de papier, que réalise graduellement
l’écriture à défaut du vécu (« contre vous » → « de vous » →
« à vous »), et symétriquement le jeu sur les tiroirs verbaux
plonge l’énoncé dans les délices de l’imaginaire (présent « je
sens » → futur « j’aurai » → conditionnel « je serais ») : le
référent aimé, affecté d’une présence hallucinatoire, est donc
à la fois toujours plus proche et toujours plus lointain. Ainsi
triomphe en définitive le principe de plaisir 18, et l’on ne peut
qu’être surpris de la clarté presque brutale de la formulation
finale (« être à vous ») qui, nonobstant l’ignorance de la jeune
fille, se prête manifestement à une équivoque sensuelle,
comme si Agnès, bondissant par-dessus la désignation du
sentiment proprement dit, allait droit à son expression physique, avec l’ardeur et le goût du concret qu’on lui connaît.
16. En contexte, la fiction de la lettre complique d’un niveau supplémentaire la double énonciation constitutive du genre dramatique,
perturbant la valeur des pronoms (locuteur / allocutaire / délocuté) en
un jeu complexe d’énallages de personnes.
17. Le tour factitif « on me fait faire », réduisant le locuteur au statut passif d’objet second, transfère la responsabilité morale du procès à
Arnolphe, dont on sait que le discours exploite constamment « les
formes de l’autoritarisme » (Jean-Louis de Boissieu et Anne-Marie
Garagnon, op. cit., pp. 59-63).
18. C’est la triple acmé du plaisir d’Horace, de la gaieté du spectateur et de l’humiliation d’Arnolphe : il revient au comédien de marquer
sur scène ce sommet comique.
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Ch. GUÉRIN : LA NOTION RHÉTORIQUE DE PERSONA
Alors toutes les inhibitions de la plume semblent levées et le
secret d’Agnès s’expose impudemment.
À travers la médiation de la lecture d’Horace, Agnès fait
entendre dans cette lettre une voix pleinement naturelle,
inaccessible aux codes alambiqués des précieuses ridicules,
et dégagée des conventions métriques qui ailleurs la déterminent : soudain le rideau du théâtre se déchire et une jeune
âme s’impose et s’expose, avec ses doutes et ses troubles.
L’effet de réel est assurément un triomphe de la théâtralité
pure, et le dépouillement formel un apogée de la stylisation.
Par la simplification des structures, par le désordre calculé
des propos, par l’expression de l’urgence, Molière façonne
une Agnès idéale, objectivement absente mais intuitivement
fantasmée, aussi séduisante qu’évanescente. Quelques
phrases minutieusement ouvrées auront suffi à imposer aux
lettres françaises le plus beau et le plus étrange des rêves : la
représentation du style même du cœur.
Éric TOURRETTE
Université Lyon 3
L’élaboration de la notion rhétorique
de persona au Ier siècle avant J.-C. :
antécédents grecs et enjeux cicéroniens
Bien qu’elle représente, par excellence, le domaine de la
règle et de la taxinomie, la rhétorique ne peut être abordée
comme un corpus théorique clos sur lui-même. Elle est, à
l’inverse, une technique directement orientée vers la production d’un discours persuasif, et suppose l’adaptation à son
environnement des mécanismes qu’elle formalise. Le texte
rhétorique se définit certes par son inscription dans une tradition, mais également, et peut-être même avant tout, par son
contact avec les conditions de formulation, puis de mise en
œuvre, des théories qu’il propose. Au croisement de l’histoire
des idées et de l’histoire des pratiques, une théorie rhétorique
peut alors être analysée en termes de capacité ou d’incapacité
à penser les enjeux oratoires de son époque. Ce type d’approche prend tout son sens lorsque l’on cherche à comprendre la manière dont la rhétorique latine a conçu le rôle de
la personne même de l’orateur dans les processus de persuasion : quoi de plus dépendant du contexte idéologique 1 que
* Cet article résume les enjeux, la méthodologie et les principaux
résultats de la thèse de doctorat que nous avons préparée sous la direction de MM. les Professeurs P. Chiron et C. Lévy, et soutenue le 8
décembre 2006 à l’Université de Paris XII-Val de Marne.
1. Nous utilisons le terme d’« idéologie » non au sens de construction philosophique ou politique organisée, mais au sens de représentation collective plus ou moins formalisée par les individus qui la
partagent, et qui oriente leurs actions et leurs réactions dans le cadre de
la vie sociale et politique. Nous suivons en cela la définition proposée
par M. I. Finley, Authority and Legitimacy in the Classical City-State,
Copenhague, 1982, p. 17. Voir également Id., Politics in the Ancient
World, Cambridge, 1983, p. 122-141.
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les mécanismes de présentation de soi devant un public ? Or,
si l’influence qu’exerce la personne de l’orateur sur son
auditoire a pu être théorisée par la rhétorique athénienne, dès
le IVe siècle av. J.-C., au moyen de la notion d’h\qo", la rhétorique latine semble avoir éprouvé de grandes difficultés à
intégrer cet aspect de l’éloquence à son propos. Face à cet
apparent déficit théorique, nous avons tenté d’analyser la
manière dont la pensée rhétorique latine est parvenue à formaliser l’aspect éthique de la pratique oratoire en élaborant
progressivement une catégorie propre aux enjeux de la
République romaine, celle de persona.
Pour mener à bien un tel projet, le choix du Ier siècle av.
J.-C. s’imposait à plusieurs égards. Il tient tout d’abord au
statut de charnière à la fois politique, intellectuelle et rhétorique de cette époque dans l’histoire de Rome. Période troublée où sont redéfinis la pratique du discours, le rôle de
l’orateur et le sens même de la prise de parole en public, le
Ier siècle représente le moment où certaines réalités républicaines vont accéder à un statut théorique, peu de temps avant
que les institutions ne s’écroulent. Cet écroulement entraînant avec lui celui de l’éloquence politique en tant que telle,
il figera les définitions de l’orateur et de son comportement
dans une rhétorique qui fera longtemps résonner le souvenir
des pratiques propres à la libera Respublica, pour les célébrer comme pour les critiquer : la pensée rhétorique du Ier
siècle fixe en grande partie les références qui viendront réguler le comportement des orateurs pour les siècles à venir.
Cette importance primordiale de la pensée rhétorique du Ier
siècle est également celle d’un homme, Cicéron, dont la pro-
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