croisade. Ils font fuir les entreprises, découragent les

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croisade. Ils font fuir les entreprises, découragent les
spécial vins
Le lobby des sots par jacques dupont
I
ls se parent de titres ronflants
d’experts quand le plus souvent
ce sont des autoproclamés. Ils
pensent étroit et comme tous les
dogmatiques imaginent penser
pour l’universel. Ils veulent notre
bonheur envers et contre nous.
Au départ, ces gens qui prônent l’abstinence s’inscrivent dans
un mouvement de pensée tout à
fait respectable. L’hygiénisme en
France, au début du XIXe siècle,
est né des Lumières et s’appuyait
sur une philosophie du « bonheur
pour tous » grâce à un corps sain, un
esprit à l’avenant et une cité propre.
Mais, très vite, de fortes nuances se
font sentir. Il y a ceux qui, comme
le baron Haussmann, imaginent
que c’est en purifiant la ville de ses
taudis, en créant des artères bien
aérées, ouvertes à la lumière, que
l’on contribuera au bien-être. Puis
il y a ceux qui, comme l’utopiste
Charles Fourier, rêvent d’inventer
de nouvelles règles de vie sociale
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(le phalanstère). Enfin, il y a dans
ce XIXe siècle nouvellement industriel ceux qui dénoncent la misère
ouvrière comme le premier des
fléaux. Après la défaite de 1870 et la
Commune de Paris, la peur sociale
domine, et ces derniers sont peu
écoutés. Le mouvement hygiéniste
accouche des premières ligues antialcooliques, pour qui l’alcool est la
seule cause du malheur social qui
« rend l’ouvrier paresseux, joueur,
querelleur, turbulent ; elle le dégrade,
l’abrutit, délabre sa santé, abrège sou-
illustrations : bruno heitz
Croisade. Ils font fuir les entreprises, découragent les énergies,
culpabilisent ceux à qui ils s’adressent. Big Brother est à l’offensive
cet automne.
et des menteurs
vent sa vie, détruit les mœurs, trouble
et scandalise la société et pousse au
crime. » (1) Et surtout pas l’inverse.
Ce ne sont pas les conditions de
travail déplorables de l’époque, le
logement infect, l’analphabétisme,
la promiscuité ou à l’inverse le
chômage et la solitude qui peuvent
conduire à l’alcoolisation…
D e a l e r. Nos hygiénistes
d’aujourd’hui participent de la
même réflexion et proposent les
mêmes solutions : l’interdit et la
taxe. Chercher les causes de l’alcoolisme, les dénoncer, s’impliquer
socialement, éduquer… Vous n’y
pensez pas ! Quand on leur parle
d’éducation, ils entendent initiation. Le père de famille qui apprend
à son enfant à sentir et goûter est
considéré par ces gens-là comme
un dealer alors qu’il s’agit sans doute
de la meilleure manière de prévenir
les comportements excessifs.
De même, le discours sur la
modération que, croyant bien faire,
le monde des alcools et de la publicité a adopté sans barguigner ne
convient pas aux hygiénistes. Pour
eux, toute consommation modérée implique à côté l’ivrognerie
et l’alcoolisme : la cause, c’est l’alcool. « Il n’y a pas une population au
monde capable d’avoir uniquement
des consommateurs modérés, sans la
contrepartie dramatique des consommateurs excessifs », dit Philippe
Batel, l’alcoologue des plateaux
télé. Donc, si l’on veut supprimer
la « consommation excessive », il
convient d’interdire la consommation modérée. Ils ne se disent
pas prohibitionnistes. L’exemple
américain de l’entre-deux-guerres
fut trop catastrophique pour s’en
revendiquer. Ils avancent masqués et déterminés. « Les sots vont
loin quelquefois, surtout quand le
fanatisme se joint à l’ineptie », disait
Voltaire.
En France, la consommation
modérée a un nom : le vin. Fini le
rouge aliment qui accompagnait
le travailleur de force ; le buveur
de vin est devenu un amateur. En
un demi-siècle, sa consommation
a été divisée par trois, passant de
150 litres vers 1960 à 50 litres par
an aujourd’hui. Pourtant, c’est bien
lui l’ennemi, puisqu’il ne peut
exister de modération sans « contrepartie dramatique ». D’où l’idée qui
germe depuis le printemps de surtaxer le vin, de l’aligner sur les
alcools industriels. Vieille lune des
hygiénistes, qui souhaitent se débarrasser de l’« alibi culturel » pour
le faire entrer dans la catégorie des
« drogues licites ». Le vin ne représenterait plus deux mille ans d’histoire, mais simplement un degré
d’alcool. Ainsi, Catherine Hill,
coauteure d’une fameuse étude
dont on a retenu que chaque année
l’alcool provoquait 49 000 décès,
ne discerne dans le vin que ses
« 12 grammes d’éthanol »… Pauvre
culture ! Curieux tout de même
que la même Catherine Hill, dans
une précédente étude en 1995, ait
dénombré 45 000 morts, soit
4 000 de moins qu’aujourd’hui.
C’était deux ans après la promulgation de la loi Evin… Cela signifierait donc :
1) que la loi Evin est inefficace,
voire contre productive ;
2) que, moins on boit de vin
en France, plus l’alcool tue (la
consommation de vin est passée
de 75 litres annuels en 1995 à un
peu plus de 50 litres) ;
3) que, moins on boit d’alcool
en général, plus on en meurt :
4 000 décès de plus alors que …
L’histoire de l’hygiénisme et des ligues antialcool
est truffée de fausses statistiques et de « vérités » comparables à celle de l’onanisme qui rend sourd…
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spécial vins
la consommation d’alcool
par habitant a chuté de 15 % pendant la même période ! Cela semblerait donner raison à Rabelais :
« Buvez toujours, vous ne mourrez
jamais ! »
Plus curieux encore, la façon de
compter de Mme Hill qui obtient
ce chiffre de 49 000 morts non pas
à partir d’un bilan clinique, mais
de calculs et de sondages. Interrogée par le journal Le Monde au sujet
du nombre de décès provoqués par
l’alcool ­– 7 158 selon les « registres
nationaux », 28 000 lors « d’une précédente enquête » et 49 000 selon
son propre décompte – voici ce que
répond Catherine Hill : « Nous avons
multiplié la consommation déclarée
par 2,4 pour l’ajuster à la consommation estimée par les ventes. » Quel
rapport avec le nombre de décès ?
Et à partir de quelles bases scientifiques ce coefficient de 2,4, sachant
en plus que notre pays, première
destination touristique au monde,
est visité chaque année par 90 millions d’étrangers qui ne viennent
pas uniquement pour voir la tour
Eiffel, mais consomment sur place
du vin, des alcools et en emportent
Anglais, Belges, Allemands, Suisses, Hollandais sont souvent les
premiers clients des vignerons de
Bourgogne ou de Champagne. Ce
n’est donc pas un coefficient multiplicateur qu’il conviendrait d’appliquer mais plutôt diviseur !
Peu importe que les chiffres
soient bricolés : toute l’histoire de
l’hygiénisme et des ligues antialcool est truffée de fausses statistiques et de « vérités » comparables
à celle de l’onanisme qui rend
sourd…
Ce qui compte, c’est de faire
triompher leur idée. « Le fanatisme
hygiéniste peut se révéler aussi impitoyable que le fanatisme religieux,
raciste, écologique ou idéologique :
la fin en vient toujours à justifier les
moyens. Erigé en dogme, l’hygiénisme
lui aussi engendre ses ayatollahs ! »
majorité du corps médical français,
cardiologues et cancérologues en
tête, qui soulignent les bienfaits
d’une consommation régulière et
raisonnable. « Autour du pouvoir, les
mêmes lobbys agissent pour imposer
des législations qui justifient les subventions et les distinctions. Ils cultivent
invariablement une vision médicalisée
du monde où le scientisme s’allie aux
prétentions sociales d’experts. Et les
gouvernants qui les subventionnent
ont de bonnes raisons de les entendre,
car ils partagent leur condition d’entrepreneurs de morale. Avec une vision
du bien commun alimentée par un
sentiment de supériorité sur le commun
des mortels incapables de comprendre »,
s’indignaient dans Libération Alain
Garrigou, professeur de sciences
politiques à Paris-­X, et cinq autres
signataires (2).
…
écrivait en 2010 Dominique Wolton, directeur de recherche au
CNRS et président du Conseil de
l’éthique publicitaire. Il ajoutait :
« Plus généralement, on sait qu’en
démocratie la liberté est fondée sur
le principe absolu que la vie privée
doit, normalement (sauf circonstances exceptionnelles), être soustraite au
contrôle de la société ou de la puissance
publique (Big Brother) ; or l’hygiénisme tend invinciblement à placer
les comportements individuels sous
l’emprise du corps social, avec d’autant
moins de scrupules que “c’est pour la
bonne cause”. »
Big Brother passe à la seconde
phase de son attaque en cette fin
d’été. L’objectif, c’est la prochaine
loi de santé publique que la ministre Marisol Touraine doit défendre
et qu’ils voudraient la plus répressive possible. Après les 49 000 morts,
première vague de bombardements vers les politiques, voici
venir « le premier verre de vin donne
le cancer ». Tant pis si d’autres scientifiques, des vrais ceux-là, dans le
monde entier, affirment le
contraire, de même que la grande
1. « Tableau de l’état
physique et moral
des ouvriers dans
les manufactures de
coton, de laine et de
soie », de Louis René
Villermé (10/18).
2. « Loi Evin, la santé
ou la morale ? », de
Howard S. Becker,
Patrick Champagne,
sociologues, François-Xavier Dudouet,
Alain Garrigou, Daniel
Gaxie, politistes, et
Jean-Paul Guichard,
économiste (Libération
du 30 juillet 2013).
Transmission. On devrait au
contraire être fier du vin français
et le défendre comme un bien patrimonial. Il peut être aussi une
arme contre l’alcoolisation de jeunes dont on parle tant. On sait que
l’interdit chez les ados n’a de finalité que s’il est transgressé. L’interdit et l’ignorance, l’absence d’éducation au goût et des bonnes et
mauvaises pratiques vis-à-vis de
l’alcool sont une des sources de cette
alcoolisation. C’est dans les régions
productrices de vin que l’alcoolisme
est le moins répandu, car la transmission de parents à enfants, l’éducation sont choses naturelles. « La
cause prohibitionniste a donc trouvé
son principal allié dans l’impuissance
politique », dit encore Alain Garrigou. « Quand on ne peut rien contre le
chômage des jeunes, on se préoccupe
de leur santé comme les hygiénistes du
XIXe siècle se préoccupaient de la santé
des ouvriers sans évoquer leur misère. »
Prouvez-nous le contraire, madame
la ministre de la Santé, qui, vous
l’assurez dans une interview accordée au magazine Grand Seigneur,
adorez le chinon ! §
La grande majorité du corps médical, cardiologues
et cancérologues en tête soulignent les bienfaits
d’une consommation régulière et raisonnable.
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