Dans le champ de tensions entre profession, politique

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Dans le champ de tensions entre profession, politique
Travail social en mutation
Dans le champ de tensions entre profession, politique et économie
Conférence
Quel impact les travailleurs sociaux ont-ils dans la construction de leur identité
professionnelle ?
Par Philippe Weber, travailleur social, chef de service à Pro Infirmis Vaud. L’auteur s’exprime ici en
son nom personnel.
C’est une question à laquelle il n’y certainement pas qu’une seule réponse. Mais une chose est
sûre, l’identité professionnelle du travailleur social se construit dans la relation à l’autre, dans une
relation sociale. On ne construit pas son identité seul dans son coin ; c’est la « relation entre tu et
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je » dirait Heinz von Foerster.
De l’anomie…
En 1976, lorsque j’étais en formation à L’Institut d’études sociales à Genève, l’école était encore
fortement influencée par les idées de mai 68. Les discussions portaient sur l’exclusion,
l’engagement, les débats sur le pouvoir, le contrôle social, la police des familles, l’autogestion, la
non-directivité… « Il est interdit d’interdire » : pas de limite. Le travail social était considéré comme
spontanéité et feeling. Nous étions contre la méthode (le case-work par exemple). Nous avons
certes appris à travailler en groupe et à confronter nos idées. Mais en termes de savoirs les
acquisitions se résumaient à quelques connaissances éparses : un peu de sociologie, de
psychologie, de droit de la famille... Sur le plan du savoir-faire, les stages étaient censés nous
apprendre à travailler, mais là aussi, c’est la « méthode du feeling » qui prédominait.
Cette anomie des pratiques se caractérisait par l’absence d’un but précis de l’intervention, de
référence aux définitions du travail social, la faiblesse des méthodologies. En entrant dans la vie
professionnelle, le travailleur social que j’étais s’est vite retrouvé « paralysé » et défini par les
systèmes externes (les clients, le service, les collaborateurs, etc.).
Fixer des limites
Ma réponse à ce manque de repères méthodologiques a été la systémique. J’ai suivi une formation
à la fin des années 80 au Centre d’étude de la famille à Lausanne qui a produit un changement
majeur dans mon parcours. Les deux choses principales que j’ai apprises de la systémique, c’est
qu’il faut d’une part poser des limites et que d’autre part l’observateur fait partie du système
observé, dans la mesure où comme le dit Francisco J. Varela, « Tout système autonome est
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opérationnellement clos ». Mais attention clôture ne signifie pas fermeture, il y a échange avec
l’environnement ! C’est le résultat d’une circularité bien comprise : je suis en même temps acteur et
observateur du système social avec le quel je travaille. D’où la difficulté à poser des limites et la
nécessité de se donner les moyens de le faire.
Cette idée se résume en cette phrase de Paule Lebbe-Berrier : « Poser son cadre d’intervention
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est le premier geste professionnel de tout travailleur social ». C’est à partir de nos limites que
nous construisons notre autonomie et notre identité, et c’est en travaillant sur nos limites que nous
la renforçons. Limites qui constituent cette distinction entre ce que le professionnel fait et ce qu’il
ne fait pas, en fonction du but du service, de la littérature professionnelle, du code de déontologie.
Nous avons déjà abordé dans un autre article la question du manque de visibilité des travailleurs
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sociaux et le peu de reconnaissance à leur égard . Ce facteur fait partie de la lourdeur de la
charge. On comprend mieux les stratégies que les professionnels mettent en place pour fuir leur
identité de travailleur social. Travailleur social n’est pas une identité que l’on endosse sur le long
terme : on devient thérapeute de famille, superviseur, médiateur, conseiller conjugal, professeur,
directeur, case manager, ou l’on devient psychologue ou sociologue pour gagner en crédibilité et
revenir ensuite produire son discours sur le travail social, son discours d’analyse de l’action sociale
et non pas un discours sur les contenus, les approches et les méthodologies.
Cette tendance à s’occuper essentiellement des aspects macro-sociaux (tout au moins dans le
discours) a certainement été influencée par la sociologie du travail social (sociologie de l’exclusion
et du contrôle social), du moins en France et en Suisse-romande, où le travail social a surtout été
analysé sous cet angle. Nous avons assisté à des dérives manifestes, qui ont fait du tort aux
travailleurs sociaux, désignés comme des agents de contrôle social, comme s’ils étaient les seuls à
l’être. Il est pourtant évident que tout système social est circonscrit par des limites et tout travail sur
un système social est un travail sur ses limites. D’ailleurs les professionnels du médical, de
l’appareil judiciaire, de l’école, de l’Université, de l’économie, avec leur hiérarchie, leur robe et leur
rituel, leur « clergé » ne sont-il pas autant des agents de contrôle social si ce n’est davantage que
les travailleurs sociaux ?
Il était important pour moi de me distancer de ce discours, ne produisant aucune valeur ajoutée
aux pratiques du travail social, pour me consacrer à mon métier d’assistant social, et continuer à
me former dans ce métier, et réfléchir sur ce métier. Car travailleur social est bel et bien un
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métier !
Et c’est sur ce métier que je souhaite communiquer avec des gens qui exerce le même métier que
le mien. Pour partager nos expériences, nos soucis, nos problèmes, nos succès, échanger sur nos
outils, nos méthodes, nos dénominateurs communs, nous déterminer sur ce que la formation
devrait transmettre, le b a ba du métier. Et sur ce plan nous savons qu’il reste beaucoup à faire.
Où ai-je trouvé les ressources qui ont fait mon identité professionnelle ? Elles se déclinent en six
points : la systémique, la littérature professionnelle, l’équipe, la recherche, les contacts à
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l’international et l’écriture. Le livre L’intervention du travailleur social. Dynamiser les pratiques
constitue une synthèse de ces apports « identitaires ». Si tout cela suffit à fournir une prestation de
qualité au client sur le plan local et à assurer ma survie professionnelle et celle de mes collègues, il
n’en est pas de même en termes de développement durable du travail social.
Un ordre professionnel des travailleurs sociaux ?
Pour consolider l’assise du travail social et l’identité des travailleurs sociaux de ce pays, il est
nécessaire de communiquer sur notre profession à l’échelle de la Suisse. Mais si cette
communication prétend à une consolidation de notre identité, elle doit s’inscrire dans les limites
d’une communauté de professionnels, liée par des règles, dans le cadre d’un « Ordre
professionnel des travailleurs sociaux », pour communiquer sur notre profession et la réguler. Il
faut toutefois comprendre qu’il ne s’agit pas de réhabiliter la corporation « totale » et
monopolistique, exerçant un pouvoir discrétionnaire sur toutes les sphères de la profession, mais
de limiter son influence aux questions déontologiques et techniques, dans la perspective d’une
garantie de la qualité des prestations aux clients, ce que l’État et le service public n’est pas en
mesure de contrôler. L’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec est un bon exemple
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d’une telle démarche .
AvenirSocial/Colloques/travailsocialenmutation/21.11.2008
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Bien que le code de déontologie existe, encore faut-il le mettre en œuvre et désigner un arbitre,
pour qu’il déploie ses effets, et que son application puisse être vérifiée à travers l’examen de
situations pratiques par un conseil de l’ordre, constitué essentiellement de professionnels
chevronnés. Et que cette autorité prenne position dans les situations de désaccord, voire
conflictuelles. Nous serions ainsi liés par une « autorisation d’exercer » ou un registre, qui
permettrait aussi de prendre des mesures, voire de prononcer des sanctions, comme dans toute
profession qui se respecte. Une telle instance serait un interlocuteur pour tous les partenaires, y
compris les usagers et le grand public. Je reconnais toutefois que l’« autorisation d’exercer » ou le
registre est le point le plus difficile à mettre en œuvre, car il faudrait éviter une fermeture de
système sur lui-même menant à des abus de pouvoir.
Conclusion
Le renforcement de l’identité des travailleurs sociaux passe donc par le renforcement des règles de
notre profession, associant tous les travailleurs sociaux. Le travail social s’engagerait alors dans un
véritable processus d’amélioration qui favoriserait le développement d’une culture du travail social
(qui permettrait de dégager les fondamentaux), et renforcerait l’impact des travailleurs sociaux sur
la politique professionnelle, la politique de la formation et la politique sociale. Si nous ne le faisons
pas, les autres se chargeront d’exercer ce contrôle à notre place, et nous imposeront leur système
de valeurs et leurs méthodes, et je me demande si ça n’a pas déjà commencé ?
i
Foerster von Heinz, « La construction d’une réalité » in Watzlawick P. (éd.), L’invention de la réalité. Contributions au
constructivisme, Paris, Seuil, 1988, p. 69.
Varela Francisco J., Autonomie et connaissance. Essai sur le Vivant, Seuil, Paris, 1989, p. 89.
iii
Lebbe-Berrier Paule, « Méthodologie systémique : support d’une recherche de créativité en travail social », in O. Amiguet
et C. Julier (éds.), Travail social et systémique, Genève, Les Éditions IES, 1994, p. 48.
iv
, Weber Philippe, « Discours sur le travail social : où sont le travailleurs sociaux ? », in Actualité sociale, N°14, mai-juin
2008.
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J’insiste ici sur la dimension « métier », en tant que mise en œuvre d’un savoir-faire qui s’acquiert par la praxis, mais au
contact de la théorie. Cela n’exclue pas qu’il existe aussi une dimension « profession » qui demande à être codifiée.
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Weber Philippe, L’intervention du travailleur social. Dynamiser les pratiques, Lyon, Chronique Sociale, 2008.
vii
Sur le site web de l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec, on peut lire que cette organisation « se
donne comme mission de s'assurer de la qualité des activités professionnelles de ses membres et de favoriser le maintien
et le développement de leurs compétences; de promouvoir la mise en place et le maintien de politiques et de services qui
favorisent le développement de la justice sociale; de défendre les droits des personnes, notamment des individus et des
groupes les plus à risque. » : http://www.optsq.org
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AvenirSocial/Colloques/travailsocialenmutation/21.11.2008
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