1 Du linge étendu, linge de corps et linge de maison

Transcription

1 Du linge étendu, linge de corps et linge de maison
Alberto Giacometti
René Char
Du linge étendu, linge de corps et linge de maison, retenu par des pinces, pendait
à une corde. Son insouciant propriétaire lui laissait volontiers passer la nuit
dehors. Une fine rosée blanche s’étalait sur les pierres et sur les herbes. Malgré
la promesse de chaleur, la campagne n’osait encore babiller. La beauté du matin,
parmi les cultures désertes, était totale, car les paysans n’avaient pas ouvert leur
porte, à large serrure et à grosse clé, pour éveiller seaux et outils. La basse-cour
réclamait. Un couple de Giacometti abandonnant le sentier proche, parut sur
l’aire. Nus ou non. Effilés et transparents, comme les vitraux des églises brûlées,
gracieux, tels des décombres ayant beaucoup souffert en perdant leur poids et
leur sang anciens. Cependant hautains de décision, à la manière de ceux qui se
sont engagés sans trembler sous la lumière irréductible des sous-bois et des
désastres. Ces passionnés de laurier-rose s’arrêtèrent devant l’arbuste du fermier
et humèrent longuement son parfum. Le linge sur la corde s’effraya. Un chien
stupide s’enfuit sans aboyer. L’homme toucha le ventre de la femme qui
remercia d’un regard, tendrement. Mais seule l’eau du puits profond, sous son
petit toit de granit, se réjouit de ce geste, parce qu’elle en percevait la lointaine
signification. À l’intérieur de la maison, dans la chambre rustique des amis, le
grand Giacometti dormait.
René Char, Recherche de la base et du sommet, 1954
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