Écrire la sculpture
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Écrire la sculpture
UNIVERSITE POPULAIRE DE LAVAL Module littérature 2014-2015 QUAND LES ARTS S’INVITENT EN LITTERATURE ou LE DIALOGUE ENTRE LES ARTS II. Écrire la sculpture Jacques DREMEAU Écrire la sculpture… • Plan: Introduction: « Les écrivains n’ont en général que peu écrit sur la sculpture… » • • II.1 L’inconnue de la Seine, un destin littéraire Bertrand TILLIER, La Belle noyée, 2011 • • II.2 Un écriture pour cerner le noyau dur de toute existence Michèle DESBORDES, La robe bleue, 2004 • • • II.3 Une littérature hypnotisée par « L’homme qui marche » Franck MAUBERT, Le dernier modèle, 2012 Tahar Ben JELLOUN, Giacometti ou la rue d’un seul, 2006 Écrire la sculpture 1.Rappel: • But de l’étude: entreprendre un travail en littérature, allant par le biais de romans à la rencontre d’un sculpteur, d’une sculpture et mettant en relief la pratique de la sculpture… 2.Cet art: la sculpture: un défi plus grand pour l’écrivain que la toile peinte (affinité avec la page et la toile, affinité du geste de l’écrivain et du peintre) • Les écrivains n’ont en général peu écrit sur la sculpture (dédain correspondant à celui du public) 3.Interrogeons-nous alors sur ce qui, dans la sculpture, peut limiter l’accès à la parole ou à l’écrit et, au contraire, ce qui fait écrire sur les sculptures… II-1 L’inconnue de la Seine, un destin littéraire Bertrand TILLIER, La Belle noyée, 2011 Découvrons comment le masque de plâtre mortuaire de « l’Inconnue de la Seine a connu un incroyable destin littéraire… Bertrand TILLIER (1968) Professeur d’histoire de l’art contemporain (Université de Bourgogne) Ses recherches: • -Les rapports entre arts et politique (Commune de Paris de 1871, Affaire Dreyfus…)et entre arts et littérature • -Histoire de la caricature aux XIX è et XX è s • -La critique d’art. Édition critique de textes de G.SAND ou Rémy de GOURMONT. Bertrand TILLIER (1968) Publications récentes: • Léon Rosenthal (1870-1932), militant, critique et historien d’art, 2013 • La Belle noyée, Enquête sur le masque de l’Inconnue de la Seine, 2011 • André GILL, Derniers dessins d’un fou à lier, 2010 • Les artistes et l’affaire Dreyfus, 2009 La Belle noyée, 2011 Bertrand TILLIER Le mythe: • XIX è siècle: vogue du moulage des défunts à suspendre chez soi. • « L’inconnue de la Seine »: masque mortuaire d’une jeune femme non identifiée, repêchée dans la Seine en 1880. • Devient un ornement populaire sur les murs des maisons d’artistes après 1900.( Le Paris bohème) • Modélisation de l’apparence de toute une génération de jeunes filles allemandes • « L’Inconnue devint l’idéal érotique de la période… » La Belle noyée ,2011 Bertrand TILLIER Autre hypothèse: • Empreinte prise sur le visage d’une jeune modèle, morte de la tuberculose vers 1875. La Belle noyée, 2011 Bertrand TILLIER « L’Inconnue » dans la littérature française: • Jules SUPERVIELLE, L’Inconnue de la Seine, 1931 • Ferdinand Céline, L’Église,1933 (Théâtre) • Louis ARAGON, Aurélien , 1944 • Didier BLONDE, l’Inconnue de la Seine, 1988 » La Belle noyée, 2011 Bertrand TILLIER L’Inconnue dans la littérature allemande: • Rainer Mari RILKE, Les carnets de Malte Laurids Brigge, 1910 (Apparition pour la première fois de L’Inconnue de la Seine et son masque dans la littérature) • Reinhold Conrad MUSCHER, L’Inconnue, 1934 (succès considérable: 250 000 ex en 8 langues) • Vladimir NABOKOV et son poème , L’Inconnue de la Seine, 1934: « Hâtant de cette vie le dénouement, N’aimant rien sur la terre, Toujours je regarde le masque blanc De ton visage sans vie… » La Belle noyée, 2011 Bertrand TILLIER Conclusion de B.TILLIER: « Pour l’Inconnue de la Seine, l’équivocité du moulage est d’autant plus aiguë que ce visage de plâtre semble se soustraire à toutes les certitudes. En effet, il recouvre de multiples identités nourries de singuliers qui s’ignorent et se contredisent… Il est peu probable, comme le voudrait obstinément la légende, que le masque mortuaire ait été pris sur le cadavre d’une jeune noyée et, si le modèle aux paupières fermées était vivant au moment du moulage, il renvoie inexorablement à la mort qu’il s’applique à mimer. » ( La Belle noyée, B.TILLIER, p. 17) II.2 Une écriture pour cerner le noyau dur de l’existence • Michèle DESBORDES, La robe bleue, 2004 Michèle DESBORDES (1940-2006) • Originaire de Sologne, grandit à Orléans • Études de lettres en Sorbonne • Épouse un écrivain professionnel, Jacques DESBORDES (25 ans plus âgé) • Séparation sans divorce (gardera son nom de veuve) • Conservateur en bibliothèque dans des universités parisiennes puis en Guadeloupe en 1986 (8 ans) • 1986, recueil de poésie « Sombres dans la nuit où elles se taisent » (pseudo: Michèle Marie DENOR) • 1994, retour de Guadeloupe avec un amour immodéré pour la mer : Lit de la mer, 2002 • Directrice de la Bibliothèque de l’université d’Orléans Michèle DESBORDES (1940-2006) Son œuvre: • • • • • • • • • 1997, L’Habituée 1999, La Demande (Prix du roman France Télévisions, Prix du Jury Jean GIONO) 2000,Le Commandement 2001, Le lit de la mer 2004, La Robe bleue 2005, Un été de glycine 2006, L’Entreprise 2006, Artémisia et autres proses 2008, Les Petites terres Camille CLAUDEL à 20 ans… La robe bleue, 2004 Michèle DESBORDES L’histoire vraie: Camille Claude: sculpteur de génie, née le 8 décembre 1864. • Un père, Louis-Prosper CLAUDEL qui a beaucoup d’indulgence pour sa fille, sa mère Louise-Athénaïse, non. • Un petit frère aimé et aimant: Paul CLAUDEL (écrivain et poète reconnu, diplomate) • Élève, modèle, petite main et maîtresse du sculpteur Auguste RODIN ( de 24 ans plus âgé.) A.RODIN l’aima, la jalousa, l’admira,la conseilla, l’aida matériellement. • Ne quitta pas pour elle Rose BEURET fréquentée depuis 20 ans (un fils) qu’il abandonnera.. La robe bleue, 2004 Michèle DESBORDES L’histoire vraie (suite) • Jusqu’en septembre 1906 (« Niobide blessée » dernière commande de l’État) , Camille met toute sa vie dans ses sculptures, s’y ruine d’argent et de santé. • Puis, abandonnée, en proie à urne déchéance matérielle et physique, elle détruit son œuvre à coups de marteau. • 2 mars 1913, mort de son père qui subvenait à ses besoins. • 10 mars 1913, internement de Camille CLAUDEL, à la demande de sa mère, à la Maison de santé spéciale de Ville-Évrard. • 9 septembre 1914, pour cause de guerre mondiale, transfert à l’hôpital psychiatrique de Montdevergues, près d’Avignon. • • • C.CLAUDEL y meurt en septembre 1943. Sa mère ne lui a jamais rendu visite., son frère Paul : une douzaine de visites en 30 ans.. Personne n’assista à son enterrement. La robe bleue, 2004 Michèle DESBORDES • L’histoire inventée: • Journal de Paul Claudel: le 5 août 1936,à 68 ans, il rendit visite à sa sœur à Montdevergues. • Naissance du roman: une photo rarement publiée. Une vieille dame, C.CLAUDEL (71 ans), assise sur une chaise dans le parc attend patiemment les visites de son frère. • A partir de cette photo, La robe bleue , un roman intime sous forme de confidence. • Camille est imaginée se faisant faire une nouvelle robe bleue aussi éblouissante que les robes de sa jeunesse. • « De ce jour-là probablement, il y aurait une photographie où ils avancent l’un près de l’autre. Où dans le vent de la mer, on les voit tous les deux marcher en silence, dans cette belle longue robe d’été et lui, dans le costume de lin clair avec la canne et le chapeau qu’il tient à la main… » • C’est une histoire d’amour: l’histoire d’une femme qui attend un homme. La robe bleue, 2004 Michèle DESBORDES Une histoire inventée (suite) • Trame du roman: une poignante chronologie Restitution par l’écriture de l’amour tragique,des souffrances, de l’enfermement, de la folie mais transcendés par l’art (le motif de la sculpture parcourt l’amour et le récit) • Michèle DESBORDES raconte « ce qu’est la fin des choses », la tragédie calme de l’être aux limites de soi (Camille attend, vieille désormais, usée, résignée à ne plus faire que cela: attendre, l’attendre…Elle n’a plus d’autre choix que de se rendre et attendre… « jusqu’à ce qu’elle ne soit plus rien que ce petit visage fané sans lèvres et sans dents…)) • On la voit, on la regarde, on la rejoint, on l’aime… La robe bleue, 2004 Michèle DESBORDES • Un portrait intense • Un style répétitif, très mélodieux, lancinant à dessein, envoûtant, persuasif (oppression du temps de réclusion d’une femme sensible et inspirée, abandonnée à son sort): « Il ne dit rien d’autre, mais il ne peut que l’emmener, je vois, moi, qu’il l’emmène… » « Qu’on la sortit de là, parlant souvent de la cruauté qu’elle avait, elle, leur mère, de ne pas lui donner asile à Villeneuve où elle promettait, si elle revenait, de ne pas déranger ni causer de soucis. » II-3 Une littérature hypnotisée par « l’homme qui marche » Franck MAUBERT, Le dernier modèle, 2012 Franck MAUBERT (1955) essayiste et romancier • Vit entre Paris et la Touraine • Rédacteur en chef de « Globe » à sa création • Critique d’art à « L’Express » dans les années 1980. • Initiateur avec Thierry ARDISSON de « Bains de Minuit » et de « paris dernière » • Passionné d’art, spécialisé dans la peinture du XX è siècle. • Oeuvre;: • • • • 2002, Est-ce bien la nuit? 2003, Près d’elles 2008, Le père de mon père 2009, L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux (Entretiens avec F.BACON) 2012, Le dernier modèle( Prix Renaudot essai) 2013, De Gainsbourg à rebours) • • Alberto GIACOMETTI (1901-1966) Sculpteur et peintre suisse 1901, naissance dans le canton des Grisons en Suisse, à Borgonovo. • Aîné de 4 enfants. • Père, Giovanni GIACOMETTI ,peintre et graveur post-impressionniste célèbre. • Famille calviniste, milieu cultivé d’artistes. 1919-1920, École des Beaux-Arts de Genève 1920-1921, 2 séjours en Italie (découvre Tintoret, Giotto et Michel-Ange, l’art égyptien et la civilisation étrusque) 1922, s’installe à Paris, Académie de la Grande Chaumière, atelier de BOURDELLE.(copies au Louvre et au Trocadéro) 1925, première exposition au Salon des Tuileries 1927-1928, s’installe avec son frère Diego, 46, Rue Hippolyte Maindron (sculptures « plates » Alberto GIACOMETTI ( 1901-1966) 1929-1930, fréquente les milieux surréalistes (Bunuel, Aragon, Breton, Dali) 1932, exposition personnelle à Paris (sculptures-objets: Cage, Femme égorgée, Grande figure abstraite) 1933, décès de son père 19334, première expo à New York (revient au travail d’après nature) 1938, Renversé par une voiture (claudication) 1939-1940, amitié avec J-P SRTRE et S.de BEAUVOIR (têtes et figures minuscules) • Sculptures marquées par l’horreur des corps déchiquetés par la guerre. 1947, grandes figures longilignes (Grande Figure, Femme Léoni, L’Homme qui marche…) 1949, épouse Annette ARM 1955, consécration d’Alberto GIACOMETTI (expos en Alberto GIACOMETTI (1901-1966) 1955, illustration de dessins et d’estampes dans livres et poèmes ( R.CHAR, J.GENET, P.ELUARD, H. de BALZAC, A.RIMBAUD, CERVANTES, P.REVERSDY… ) 1962, Grand Prix de sculpture de la Biennale de Venise 1963, opéré d’un cancer à l’estomac 1964, Grand Prix Guggenheim International de la peinture • Sculptures à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de Vence 1965, hospitalisation en décembre 1966 décès le 11 janvier • Enterré au cimetière de San Giorgio de Borgonovo, près de Stampa, en Suisse. Le dernier Modèle, 2012 Franck MAUBERT • Prix Renaudot Essai, mais en réalité un roman. • Fasciné par Alberto GIACOMETTI, auteur de « L’homme qui marche », la sculpture la plus chère de tous les temps, F.MAUBERT, tombe en arrêt devant le portrait de Caroline « Caroline avec une robe rouge », 1965, au Musée d’Art moderne de PARIS . • Coup de foudre: « On se fixe, je na sais plus très bien lequel scrute l’autre. » • En 1988, Franck MAUBERT a retrouvé Caroline, à Nice, de son vrai nom YvonneMarguerite POIRODEAU • • Caroline est « Le dernier modèle » de GIACOMETTI « Comment un tel homme pouvait s’intéresser à une fille comme moi? » • Novembre 1958, Caroline a 20 ans, lui 60. Il aime les prostituées de Montparnasse, elles l’obsèdent. Coup de foudre, ultime passion. Le dernier modèle, 2012 Franck MAUBERT • Caroline raconte à F.MAUBERT son GIACOMETTI joyeux drille, viril (pas celui qu’on croyait), qui souffrait en sculptant mais la faisait « rayonner »: « J’étais sa démesure… » « Caroline n’est pas une sainte, c’est ce qu’il aime chez elle, cette sauvagerie, cet abandon et cette furie que la jeunesse offre. Lui sera bientôt malade… » • Elle aurait aimé avoir un enfant de lui, elle n’aura même pas un dessin. • « Le dernier modèle »: un roman pudique et puissant… • « Lorsque qu’un poète écrit sur un sculpteur, il va tout de suite au nerf et au vif, là où gît l’âme des choses, dans cette région obscure qui demeurera à jamais inaccessible au plus érudit des historiens d’art. » II-3 Une littérature hypnotisée par « l’Homme qui marche » Tahar Ben JELLOUN, La rue pour un seul, 1991 Réédité sous le titre: Giacometti ou la rue d’un seul, 2006 Tahar Ben Jelloun (1944) écrivain, poète Naissance: 1er décembre 1944 à Fès (Maroc) Études au Lycée français de Tanger • Études de philosophie à l’université Enseigne la philosophie au Maroc 1971, arabisation de l’enseignement, part en France. • Installation à Paris, études de psychologie A partir de 1972, nombreux articles dans « Le Monde » 1975, Doctorat de psychiatrie sociale Vit à Tanger avec femme et enfants • Intervient dans les écoles et universités marocaines. Œuvres principales: • 1985, L’E,enfant de sable • 1987, La nuit sacrée Giacometti ou la rue d’un seul, 2006 Tahar Ben JELLOUN Sorte d’essai libre (chaque page offre en vis-à-vis une illustration en couleurs d’une œuvre de GICOMETTI) Parti pris de l’auteur, prendre au pied de la lettre la célèbre phrase de GIACOMETTI à propos de ses sculptures: « Je veux des têtes vivantes » et en renverse le sens: retrouver dans la rue, sur le visage vivant des gens, la vérité des visages sculptés par GIACOMETTI (l’intime parenté entre la chair et le bronze). Dans la médina de sa Fès natale ou dans le Socco de son Tanger d’adoption, l’auteur part en quête d’hommes qui marchent, ombres longilignes échappées de leur socle « qui auraient investi des corps vivants, des mémoires brûlantes, des visages hallucinés. » Une grande empathie pour le sculpteur: « Lorsque j’ai vu pour la première fois les personnages de Giacometti où pas un gramme de gras ne subsiste (…), j’ai tout de suite pensé aux hommes que je voyais le mercredi dans un centre de consultation de maladies psychosomatiques. Même si certains n’étaient pas maigres, le les voyais comme dépouillés de tout, décharnés, sculptés dans le bronze du désespoir. Ils me parlaient en baissant les yeux, tant leur humanité avait été humiliée. Il existe dans la Médina de Fès des ruelles si étroites qu’on les appelle « la rue d’un seul »… »