Nocturama - Cinéma CNP Terreaux
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Nocturama - Cinéma CNP Terreaux
LES INROCKUPTIBLES Date : 31 AOUT/06 SEPT 16 Page de l'article : p.58-59 Journaliste : Jean-Marc Lalanne Périodicité : Hebdomadaire OJD : 35189 Page 1/2 Nocturama de Bertrand Bonello De jeunes gens posent des bombes à Paris et se réfugient dans un grand magasin. Entre film d'action fulgurant et méditation élégiaque, une splendeur. D ans un roman du siècle dernier, Glamorama (1998), Bret Easton Ellis décrivait la violente insurrection d'un étonnant gang de top models qui se retournaient contre un monde marchand qui les avait pourtant érigées en iconiques faire-valoir de toutes ses valeurs Ces fashionistas déchaînées plastiquaient les monuments historiques de grandes capitales, notamment ceux de Paris. Au-delà de la consonance des titres, on retrouve, epars dans Nocturama. de nombreux motifs de Glamorama Avant tout, cette prophétie, prise en compte dans le film de Bonello par un des personnages "La soi-disant parfaite démocratie fabrique elle-même son ennemi (..} La civilisation apparaît comme la condition suffisante de la rupture de ta civilisation" (aphorisme a la sécheresse post-Debord qui semble prélevé dans L'insurrection qui vient) Dans Nocturama, ce ne sont pas les produits d'appel de la sociéte de consommation (les top models) qui se retournent contre elle, maîs plutôt sa base • de tout petits consommateurs, des postados habillés en Lacoste et en Nike, participant pleinement des flux circulatoires du monde marchand, et pourtant agîtes par le désir de les faire voler en éclats. Il y a aussi beaucoup de mannequins dans Nocturama Maîs ce ne sont pas des top models, plutôt de simples figurines inanimées, statues de résine exposées Tous droits réservés à l'éditeur en vitrine, avatars plastifiés ornés des vêtements qu'on veut vendre coûte que coûte aux humains Ils sont partout dans la deuxième partie détaillant le siège d'une nuit dans la Samaritaine : au devant de chaque corner, dans les moindres recoins, et même stockés dans un grenier où un gamin égare les découvre en charnier, démembrés, étêtés - écho angoissant aux hypothétiques victimes des attentats. Ils s'immiscent même dans les cauchemars, lorsqu'un jeune homme voit en songe un de ces mannequins de résine s'animer et parler en lieu et place d'un de ses complices possiblement défunt. Le mannequin en résine, c'est le double de l'humain qui menace à tout instant de s'y substituer C'est la dimension fantastique du film. Enfin, dans le plus beau plan, un jeune homme en total look Nike s arrête médusé au stand de la marque car le mannequin porte exactement les mêmes vêtements que lui. Mis en reflet dans un tres beau cadrage large, ils paraissent se toiser Le trouble provoqué évoque ces films de science-fiction (entre autres, un Terminator tardifl où soudainement un personnage qui se croyait humain se découvre être une machine. Lejeune poseur de bombes qui voudrait mettre à bas le capitalisme prend conscience de sa nature. Il est lui aussi un produit, le double humain d un mannequin de résine, l'actualisation de chair d'un projet marketing FETE 5260788400507 LES INROCKUPTIBLES Date : 31 AOUT/06 SEPT 16 Page de l'article : p.58-59 Journaliste : Jean-Marc Lalanne Périodicité : Hebdomadaire OJD : 35189 Page 2/2 Qui est encore vivant dans ce monde réifié 7 Qui échappe au statut d'objet dans ce grand magasin aux dimensions du monde occidental? Qui est humain et qui est juste une chose, a thingl - pas étonnant que la structure du film d'assaut et les nappes de synthé évoquent le cinéma de Carpenter. C'est tout le questionnement d'un film qui trouve pour l'actualiser la métaphore parfaite, le lieu syncrétique absolu. La Samaritaine donc (très aimée au cinéma récemment, cf. Holy Motors], maison-fantôme vieille comme l'invention de la société de consommation, parée néanmoins de toutes les séductions du monde moderne Où, contrairement à ce qu'essayait de faire croire une de ses vieilles rengaines-réclames, on ne trouve peut-être pas de tout Maîs assurément la mort Quelle est la visée des jeunes activistes de Nocturamal La révolution ? Pas sûr. Dans la première partie, abrupte, syncopée, durant laquelle Bonello se révèle le plus brillant cinéaste d'action de France, on les voit accomplir avec une détermination robotique les préparatifs de leurs attentats. Synchronisation cles montres, elimination méthodique de toute traçabilité (portables "la civilisation apparaît comme la condition suffisante de la rupture de la civilisation" Tous droits réservés à l'éditeur jetés, etc.!, croisements, frôlements, entrée par effraction dans des lieux privés. Dans ce fil linéaire scandé par une horloge (Uh10, 1 6 h 5 0 . . ) s'intercalent deux flash-backs, esquisses de causalité, qui dessinent un arrière-champ de motivations à ces actes destructeurs : révolte contre les pères (pour les plus favorisés socialement), haine de l'injustice sociale, de la finance, du Medef, précansation dans le travail (pour les plus démunis). Mais U deuxième partie dessine une motivation plus inconsciente, archaïque. Le fantasme enfantin suprême : être enfermé une nuit durant dans le plus grand des magasins de jouets. Non pas abattre le capitalisme, maîs être autorisé une nuit de trêve à en jouir sans aucune censure, délesté de tous les interdits de la domination économique. La deuxième partie du film, onirique, ouatée, a la grace d'un songe chamarré et sensuel. Comme dans un film de Capra, de sympathiques clochards sont invités au festin. Le club des 7 n'a pas, comme il le délirait, porté un coup décisif au monde marchand, maîs a juste braqué quèlques heures un peu du rêve qu'il vend Le film pointe la grande naïveté de ses protagonistes, leur absolue confusion de tout [parfois avec cruauté, comme lorsqu'un des gars regarde les images diffusées en boucle des attentats par une chaîne d'info et dit 'Ça fait drôle de le voir en vrai quand même"), sans jamais pour autant rompre l'absolue empathie qu'il éprouve pour leur colère, leur fragilité, cette part d'innocence qui gît au cœur de leur criminalité Dans ce regard mixte de solidarité affective et de grande clairvoyance, le film évoque Elephant. Les deux Elephant même celui d'Alan Clarke (1989), dont Bonello reprend durant la première partie de Nocturama I haletante construction en trajets au pas de course ; et celui de Gus Van Sant (2003), pour sa douceur létale et ses boucles de temps, où le point de vue se diffracte et les actions se rembobinent pour que l'angle change (l'exécution finale sur le thème de John Barry, Amicalement vôtre, est un moment de cinéma époustouflant) Dans l'entretien publié dans Les Inmcks ln0 1082 du 24 août), Bonello s expliquait sur la déconnexion à l'œuvre dans le film entre les personnages et les responsables d'attentats réels en France depuis un an et demi. Et, même s'il est largement nourri par les tensions à l'œuvre dans notre monde, le film ne vise pas à décrypter lactualité violente de ces derniers mois. Dans le dernier mouvement du film, la question de la croyance religieuse intervient néanmoins, subrepticement. Le dernier attaquant exécuté sans sommation par les forces d'intervention, celui-là même ' qui croyait que l'accomplissement d'un devoir juste promettait l'accès au paradis, interpelle ses assaillants par une supplique : 'Aidez-moi ' Le ciel t aidera ? La détonation de la balle qui l'abat est sèchement raccordé sur des flammes qui dévorent tout l'écran. Qui promet le paradis et voue à l'enfer? Pourquoi la première station de métro où se retrouvent ces jeunes gens est-elle La Fourche ? Qui tient la fourche et jette aux flammes ? Seul Robert Bresson, instance suprême qui hante le film, a la réponse le diable, probablement. Jean-Marc Lalanne Nocturama de Bertrand Bonello, avec Fmnegan Oldfield. Laure Valentinelli. Manal Issa, lilas Le Doré, Martin Guyot (Fr, 2016, 2h10] FETE 5260788400507