Les aventures de Pinhas en Lituanie

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Les aventures de Pinhas en Lituanie
Les aventures de Pinhas en Lituanie
Partie I – Kaunas professionnel
J'arrive à Kaunas, en Lituanie, pour réaliser 4 jours
Cette ressemblance de nom nous fait rire. Puis, une
de formation dans une petite société de 3 personnes
spécialisée dans les affaires
réglementaires
grande blonde au sourire enjoliveur entre dans le
bureau :
pharmaceutiques, et peut-être un peu de tourisme.
C’est un premier contact avec cette société qui
pourrait bien devenir notre distributeur dans la
- Hi, I am Gabija, (prononcer Gabya)
Et en plus elle parle français :
- Je fais me études à Nancy, dit-elle d'une voix
région. Après une bonne nuit savourée dans un 4*, je
rencontre mon hôte le matin dans le hall de l'hôtel.
hésitante mais sur un ton juste tout de même.
Trop cool, moi aussi. Certainement 10 ans avant elle,
- Hello, my name is Hassan, I am Syrian.
- Syrian ? What the hell would a Syrian do in
Lithuania ???
mais bon. Plus tard j'apprendrai grâce aux
indiscrétions de Stanislovas qu'elle a un "boyfriend",
dommage...
Non je n'ai pas dit ça, bien sûr…
- Hello, my name is Pierre Stanislawski.
- This is not a French name.
- No indeed, my family is originally from Poland.
- Welcome.
Le gars est accueillant, constamment actif, à pianoter
à la fois sur son téléphone portable et son iPhone qui
Midi arrive. Emporté que je suis dans ma lancée
pédagogique, et avec le décalage horaire en plus, je
n'ai pas très faim. Mais visiblement ce n'est pas leur
cas. Nous optons donc pour une pause déjeuner.
Arrivés au restaurant, j’ai droit à une visite guidée
des spécialités nationales.
- You must try "Cepelinai", it's a big potatoe with
bipent régulièrement. J'avais déjà reçu un SMS et un
coup de fil quelques minutes avant notre rendezvous. Nous entrons dans sa voiture.
meat inside, and a creamy sauce.
Hum voyons... meat and creamy sauce?! And I
wonder what meat it can be… je m'interroge, à juste
- This is the coldest week of the year, -15°C
- In Paris it was +10°C
J'aurais plutôt envie de lui demander s'il se gèle pas
ses miches orientales, mais soyons soft pour
commencer. On entre dans sa voiture, et j’y
titre...
- And this other dish is mashed potatoes and pork
chop.
Bon d'accord.
- And what meat is in this one? Je pointe un des
remarque aussitôt un engin noir qui m’a tout l’air
d’une CB. Curieux, j’interroge :
rares plats qui à l'air d’être plus ou moins sans
"halouf".
- What is this?
- Yes, I’m a bad guy, I like to drive fast, me répond-t-
- This is pork.
Ok. Cela dit, j'ai envie de rester discret, on ne sait
il, humblement.
Bon, je me dis que s’il le reconnait, il ne doit pas être
si mauvais que ça. Après quelques détours sur les
jamais avec le syrien.
Le garçon arrive, tout le monde passe sa commande.
Merde, qu'est-ce que je vais prendre...
routes verglacées, nous arrivons au bureau. Pendant
que j’accroche mon manteau, un blond s’approche de
- I will take the steak please.
- And a soup ?
moi, l’air un peu bourru mais bonne tête.
- Hi, I am Stanislovas.
Ah, enfin un vrai lithuanien ! Je me présente à mon
Ici tout le monde prend une soupe en entrée. Je ne
vais pas faire exception, d'autant que j'adore ça.
Tiens ils ont tous pris celle-là, qui est en réduction,
tour :
- Hi, I am Pierre Stanislawski.
on dirait la soupe du jour. Allez hop, je la prends
aussi.
1
La soupe arrive. Hum, qu’elle sent bon. Mais c'est
quoi ces trucs qui flottent ? Zut, je crois bien que ce
restaurant qui reste typique malgré le lieu. Cette foisci, le menu présente des images pour chaque plat :
sont des lardons. Discretos je les mets de côté, mais
il y en a tellement que ça me fait une petite pile tout
ouf, cela va me permettre de faire quelques
vérifications discrètes avant de commander, et éviter
de même bien remarquable...
Une fois mon steak avalé, Stanislovas semble un peu
de les bombarder de questions. Cela dit, je pense
qu'ils commencent à deviner que j'ai quelques
déçu :
- This was not very lithuanian food...
- Ah, eh, yes.
- You must really try Cepelinai next time.
Bien sûr, lui il avait pris ça, et il adore.
restrictions alimentaires. Pork, ham, bacon, sausage,
avec les mots aidé des images, j'arrive à identifier les
mets à éviter. Il ne reste plus grand chose à vrai dire.
Tiens "lithuanian schnitzel", ça doit être pas mal ça.
La photo ressemble tout à fait aux schnitzels que l'on
Jour 2
L'heure du repas a sonné. Cette fois on va dans un
autre resto dans un grand centre commercial à
quelques kilomètres du centre ville. Tant mieux, je
vois du pays. C'est Hassan qui est au volant, mais il
admet qu'il conduit normalement avec nous.
- How long to get to Vilnius?
connait.
La serveuse arrive. Elle est habillée en tenue
traditionnelle avec une longue robe et un chemisier
blanc, très joli. A mon tour de commander :
- I will take the schnitzel.
- But this is with pork ! me reprend immédiatement
Stanislovas,
- Really ?
- One hour, but if the one driving is Hassan, half and
hour.
Alors là, ils abusent, même le schnitzel ? Bon, il faut
vite que je trouve un plan B. Il me semble avoir
Et tout le monde se marre. Plus tard, Hassan me dira
qu'il a deux passeports: un lithuanien et un syrien. Ce
dernier est parfois utile quand il y a des contrôles de
repéré un truc au poulet, c'était où déjà…
- So instead, I will take the chicken ball.
Une grosse boulette de poulet pané. Ca doit être bon
police.
Par la fenêtre le paysage défile. Assez peu de
ce truc.
- And the soup ?
maisons à présent, quelques collines enneigées, ou
plutôt en-verglacées. Le ciel est d'un bleu régulier, le
genre qui donne un air très sec mais très froid. Le
fleuve Neris porte ses blocs de glace avec difficulté,
et les bords en sont partiellement gelés. Tout à coup,
Ah oui, la soupe.
- I will take the boletus soup
- But there is also pork in it.
Heureusement qu'il est là Stanislovas. Après quelques
discussions, la mignonne serveuse traditionnelle
j'aperçois au loin par la fenêtre une sorte de
construction bizarre toute biscornue. A peine le
temps de voir, ça a disparu.
- What was this sort of building ?
C'est Stanislovas qui répond :
trouve un compromis en proposant de retirer les
lardons.
La soupe arrive, succulente. Ensuite le poulet. Je
commence à découper la boulette, quand je me
rends compte qu'elle est creuse à l’intérieur, et qu'un
- This was the Devintas fortress. It's a place where
Nazis used to torture and kill Jews during the war.
Silence.
liquide semble en sortir. Une superbe sauce au
beurre vient inonder mon assiette... Bon allez, c'est
pas grave, j'égoutte bien le poulet et c'est tout.
On est bien en Lituanie, ex pays allié de l'Allemagne
nazie. Cela dit, je trouve cela bien qu'il soit au
Ce n’est pas de tout repos de rester juif !
courant du monument notre ami, le pays n’est donc
pas dans un déni complet de l'Histoire.
Jour 3
Stanislovas a maintenant bien compris que j'évite le
halouf. Sa curiosité étant plus forte que les inhibitions
Nous arrivons dans le centre commercial à
l'occidentale. Des magasins en tout genre, une
mondaines, il profite d'un moment où les deux autres
sont sortis de table pour tirer cela au clair :
patinoire, un cinéma. Nous nous installons dans un
- So, you don't eat pork ?
2
J'esquive:
- No but I eat chicken, beef…
- Once I got arrested at the Syrian border as we
arrived. They kept me for hours.
- Why, is it for religious reason?
Bon, là plus moyen d'échapper.
- Really, why?
- Because I don't do the army, and they had lost my
- Yes I am Jewish.
A chaque fois que je le dis, cela me donne sensation
declaration of living abroad. You know Syria has been
at war against Israel since 1993, so we have 2 years
étrange, comme une stature imprévue. Cette
explication semble atténuer sa frustration de ne pas
me voir partager leurs mets. Plus tard, il me parlera
même de la synagogue de Kaunas à visiter. C'est un
brave type dans le fond.
of military service.
Se faire traiter comme un déserteur après un retour
au pays de 4000 km, voilà de quoi décevoir. J'ai
comme l'impression que ce n'est pas un super fan de
l'armée notre Hassan. Tant mieux, on n’aura moins
Jour 4
Pour le dernier jour, nous allons dans un resto
typique sur la place du centre, celle où trône l'église,
enfin les églises. C'est un restaurant de chasseur :
belle cheminée dans la salle, bustes de cerfs et
autres fourrures ornent les murs. Ca a l'air très
appétissant ici.
de raison de se fritter.
La voiture me dépose à l’hôtel, c'est le moment des
aux revoir. Bientôt il reviendra sur Paris pour
continuer la collaboration. Finalement, c'est la
première fois que je rencontre un syrien.
Au menu, tous les animaux de la forêt : gazelle,
lièvre, sanglier, chevreuil, etc. Joli choix. Stanislovas,
visiblement encore intrigué, me remet ça :
- You don't eat pork, but you can you eat boar, no ?
(boar = sanglier)
Avec Hassan on sourit et on dément d’un mouvement
de la tête.
- No, it's the same.
Finalement, on se sera compris. Hassan aussi, il doit
galérer pour manger dans ce pays.
Le soir en me raccompagnant à l'hôtel, il me raconte
qu'il rentre de temps en temps en Syrie avec sa
femme - en voiture !
- How many kilometers ?
- Through Romania, 3500 km, but around it, 4300
km. The Romanian roads are very bad, so I can't
drive at more than 40 km per hour. It’s terrible.
Le gars, il fait 800 km de détour juste pour pouvoir
rouler plus vite. Ca c'est de la motivation.
- But in Turkey, the highways are very good, so I can
cross the whole country in a couple of hours.
- How long does it take, the whole trip ?
- We leave on Friday night and arrive on Sunday
night or sometimes Monday. It depends on the
borders, sometimes we can get stuck a few hours at
a border for stupid reasons.
Il continue avec les anectodes.
3
Partie II – Kaunas juif
Vendredi soir, je cours à la synagogue
heureusement située à quelques minutes de mon
hôtel. D’un pas rapide, mes chaussures de ville
cherchent des appuis dans la neige de préférence au
verglas, plus glissant. Arriverai-je pour l’office ?
- The service is finished, but come tomorrow at 10
o'clock.
Zut, j'ai donc raté la kabbalat, mon office préféré.
C’était sûr, j’ai quitté le boulot trop tard, mais je me
voyais
difficilement
interrompre
mon
cher
La veille déjà, j'étais venu voir à quoi ressemble cette
collaborateur syrien en plein travail pour lui dire :
“sorry Hassan, but it's 4 o’clock, I need to go, and by
synagogue miraculeusement sauvée de la destruction
pendant la guerre. Au détour d’un bâtiment
administratif tout droit issu de la période soviétique,
the way, can you give me a lift at the synagogue?”
Je contemple à nouveau le monument. Il n’est donc
pas dénué de vie. La troisième fois sera la bonne.
j’avais longé la rue Ožeškienės, vide de passants
comme de voitures. Mon regard scrutait assidument
le trottoir d’en face, assombri par la nuit. Peu à peu,
les habitations avaient laissé place à une étendue
vide. A son extrémité, une construction d’une hauteur
Jour 5
C'est samedi, je peux enfin dormir. Ahhh. Sauf que
mon iPhone a un bug, et il sonne une heure trop tôt.
On plutôt il avait un bug les 4 jours précédents et j'ai
raisonnable laissait deviner des courbes au style
élégant. Je sentis une présence apaisante, mais une
dû régler une heure plus tôt, mais maintenant il
sonne à l'heure. Bref, je me rendors. A mon réveil,
présence vide. C’était bien elle. Je la contournai en la
contemplant, d’un pas lent et régulier. Dans la rue
adjacente, quelques voitures passaient, ignorant sans
j’ouvre le rideau : tout est blanc dehors. Après un
petit déjeuner express, je cours à nouveau à la
synagogue, marquant mes pas cette fois-ci dans une
doute tout de ce vestige d’une autre époque.
Sur le portail d’entrée, une plaque affichait les
neige fraiche. Dehors on s'affaire à la déblayer avec
de larges pelles. Des employés municipaux sont en
horaires :"Choral synagogue, 17:45 - 18:30". "Choral
synagogue", qu’est-ce que cela veut dire ? En
poussant le lourd portal en métal, j’avais trouvé dans
la cour une grande statue. Vers le bas, une
inscription pouvait se distinguer dans le noir, gravée
en lettres cursives : « shema Israel ». Je me suis
arrêté et j’ai récité le kaddish.
Donc, je me presse. Il va être 18h, aurais-je droit au
moins à la fin de l’office ? Et puis d'ailleurs, y-a-t-il
encore des juifs qui se préoccupent de shabbat dans
cette ville ?
J'arrive devant le portail. Personne. Tout est fermé.
action sur la grande avenue piétonne.
Arrivé devant la synagogue, quelque chose me
rassure déjà : une voiture est garée dans la cour.
Paradoxalement, c'est donc le signe que shabbat est
encore honoré ici. Je pousse la grande porte en bois,
enfin ouverte, et rentre dans un vestibule. Aussitôt,
une porte s’ouvre sur la gauche, et il en sort un
bonhomme un peu chauve à lunettes, le regard
sévère, et qui me dévisage. "Ce doit être le touriste
qui m'a appelé hier", se dit-il, puis il retourne d'où il
vient, sans un mot. J’en déduis que l'office n'a pas
lieu dans la grande salle, dommage.
Je m’empresse de suivre mon mystérieux hôte et je
Merde, c'est quand même bizarre. Bon, cette fois-ci
pas d'hésitation, j'appelle le numéro indiqué sur la
porte, et tant pis pour le shabbat. Ca sonne, une voix
répond, qui n’a pas l’air toute jeune.
- Excuse me, is there a service for shabbat tonight?
Il n’a pas l'air de comprendre, une autre voix se
présente qui parle anglais celle là. Je répète la
rentre doucement par la même porte. Aussitôt, une
dizaine de regards se tournent vers moi. Du fond de
la petite salle, une sorte de murmure ronronne très
variablement, laissant échapper de ci de là quelques
mots partiellement intelligibles, qui pourraient bien
être de l'hébreu.
Un dizaine de retraités, voilà ce qui reste aujourd'hui
question.
d'une communauté naguère riche de 40.000 âmes.
4
On m'invite à m'installer avec les autres, et on me
propose un talhit négligemment laissé sur un banc.
- eh, Marc, eh, Marek.
- Marek ? Ils s'interrogent à nouveau.
Mon voisin de gauche me fait bonjour de la tête.
J'apprendrai ensuite qu'il n'est pas Lithuanien, mais il
- Mordehai ! lance un autre, Pinhas ben Mordehai.
Je me rends compte bêtement que je monte si peu
ne parle pas non plus anglais ni hébreu. Qu'est-ce
qu'il parle alors ?
souvent à la Torah que je suis incapable de donner
spontanément mon nom suivant la tradition. Si Moïse
Mon autre voisin fait clairement baisser la moyenne
d'âge, mais c'est bien le seul. Il semble avoir 25 ans,
et n'a disposé sur son pupitre qu'une feuille
cartonnée sur laquelle est inscrit le kaddish en
translitéré lithuanien. Il parle anglais, on échange
était dans la salle, aurait-il cassé le sefer Torah ?
Un autre gars se tourne vers moi et d’un grand
sourire, il hoche la tête :
- Pinhas ben Mordehai répète-t-il. Ata medaber ivrit ?
- Ken, ktsat.
quelques mots et il me tend un sidour bilingue,
hébreu-russe.
Au fait, y-a-t-il une section pour les femmes ? Je
regarde de tous les côtés, rien. C'est déjà bien qu'il y
ait minyan, il ne faut pas trop en demander. Je tente
de suivre tant bien que mal l'office, compte tenu des
prononciations aléatoires, des airs inconnus qui sont
davantage marmonnées que chantés, et il faut bien
Il est content, et moi aussi. Celui-là, c’est Haim, et je
vais le revoir.
Après l'office, je tente de discuter avec l'octogénaire
lecteur de Torah. Il parle yiddish et un peu de
polonais, mais aussi et surtout hébreu. On échange
quelques mots. "Melhama" revient souvent, ça veux
dire quoi déjà ? Mais oui bien sûr, cela désigne la
guerre. Le jeune intervient pour aider à traduire. Le
le dire aussi, de ma maîtrise très partielle de l'office
du samedi matin. Sur le côté, des conversations
type m'explique qu'il vient de Biélorussie et que
pendant la guerre, il a servit comme officier dans
desquelles s’échappent des mots tels que "bolchevik"
ou encore "Bund". Ce qui pour moi fait partie de
l’Histoire semble relever d’une proximité plus
l'armée russe. Il était sioniste a-t-il aussi ajouté, mais
sans qu'on puisse s'expliquer davantage. S’il était
sioniste, qu’est-ce qu’il fait ici ?
immédiate ici.
On passe alors à la lecture de la Torah. Un vieux
Le jeune me fait alors visiter la vraie salle de la
synagogue, la grande. Elle est magnifique. Les
bonhomme s'y colle, 80 ans minimum, celui-là à dû
connaître l'avant-guerre.
Les montées se succèdent, et je commence à me dire
que ça risque de me tomber dessus. D'habitude le
samedi matin, je dors, trop fatigué de la semaine,
allemands ont ainsi conservé cette synagogue car ils
entreposaient ici les meubles saisis dans les maisons
des juifs. Il me montre d’un geste jusqu’à quel niveau
le stock de meuble montaient. C’est comme le
"Moebellager" de mon grand-oncle Machel, qui avait
alors je ne maîtrise pas tous les aspects du rituel. On
verra.
La lecture de la Torah arrive à peu près au passage
où Moshé va briser les tables de la Loi à cause du
veau d'or, quand le chauve du début, sans doute le
permi de sauver des centaines de juifs en les cachant
dans cet entrepot, à Czestochowa pendant la guerre.
Finalement, ces histoires de meubles ont eu du bon.
En sortant, le jeune me dit que le vieux bonhomme
est le seul encore capable de lire la Torah. La
président de la communauté, se tourne vers moi et
me parle. Visiblement il me demande quelque chose.
Je suis censé répondre quoi au fait, mon nom ?
communauté est maintenant réduite à environ 400
personnes et non 1000 comme l’indique le guide
touristique. Et encore 400 au plus, suivant la façon
- Pinhas
- Pinhas ben ... ?
dont on compte qui est juif.
Le lendemain, ils iront au cimetière pour un Yorseit.
Ici, pas besoin de se cacher, je peux dire mon vrai
nom :
- Birencwajg !
Je demande à venir avec eux.
Il y a comme un blanc. On se regarde. Birencwajg ?
Ah, mais oui, ils veulent le prénom de mon père, pas
maison de Sugihara, ce diplomate japonais qui sauva
des milliers de juifs pendant la guerre en leur
le nom de famille ! Je relance :
fournissant des visas pour le Japon. Une marche de
Je profite du reste du shabbat pour aller visiter la
5
45 min me conduit dans une rue résidentielle sur une
petite colline qui surplombe le centre-ville. Ici, se
véhicule, décroche d’un bouton au coin de son
volant, répond en lithuanien sur le même ton que
trouve l’ancien consulat du Japon où Chiune Sugihara
recevait d’innombrables réfugiés juifs polonais.
notre conversation, puis reviens à moi imperturbé,
dans un flot continu de paroles.
L’histoire commença lorsque deux étudiants de
yeshiva d’origine hollandaise parvinrent à obtenir des
Il travaille dans une société d’import-export qui
exporte du bétail en Israël, un business qu'il tente de
visas pour les îles Curaçao et Caraïbes, alors sous
mandat hollandais. Il restait alors le problème de
traverser l’union soviétique. Et cela fut rendu possible
grâce à ces visas de transit japonais. Ayant ouvert
cette porte de sortie pour toute la yeshiva, le bruit se
développer. Il parle anglais avec l'accent israélien, ce
qui est étonnant pour quelqu’un qui ne lit pas
l’hébreu. Curieux de l’avenir de cette communauté et
de ses jeunes, je lui demande :
- Do you plan to stay in Lithuania or to live
propagea et le consulat fut pris d’assaut. En quelques
semaines de juillet et d’août 1940, Sugihara travailla
d’arrache pied pour fournir quelques 2000 visas, en
dehors de toute autorisation du ministère japonais.
Ce furent environ 6000 juifs qui purent ainsi traverser
l’union soviétique pour le Japon et par la suite
principalement Shangaï, où ils vécurent sains et saufs
jusqu’à la fin de la guerre.
somewhere else?
- I will go wherever the business will take me, me
répond-t-il pragmatiquement.
Pourtant j’ai l’impression qu’il va rester.
Dans ce bureau, durant 18 à 20 heures par jour, un
diplomate japonais désobéissait aux ordres pour
centaines, et mes chaussures de ville en cuir souple,
aussi blanches qu'une glace à la vanille. Je sens mes
écouter sa conscience. Sur la table, des listes de
noms de ceux qui reçurent le précieux document
pour la somme de 2 litas (60 centimes d’euros). Au
doigts de pieds picoter, ou plutôt je commence à ne
plus les sentir du tout. Bon, après ce qu'ils ont
enduré ici, je peux bien supporter quelques
mur, le drapeau japonais est d’origine. Le
responsable du musée ouvre un tiroir dont il me sort
désagréments
marchant :
un passeport allemand. Il l’ouvre et me présente une
page où je reconnais des signes japonais, écrits de la
main de Sugihara. Un tampon les accompagne. Un
visa. Un visa pour la vie.
- There are tombs from different periods, recent
ones, old ones. Some are even from Napoleon
soldiers.
Vraiment ? Cela dit, je comprends qu’ils aient pu
mourir de froid ici. Enfin nous nous retrouvons réunis
Jour 6
La neige est retombée de plus belle cette nuit. Arrivé
à notre lieu de rendez-vous – la synagogue pour
changer – j'y trouve mes amis en pleine opération de
déblaiement, l’occupation nationale. Ce n'est pas la
autour d'une pierre tombale.
- Isgadal ve-iskadach ...
Deux femmes pleurent discrètement sur le côté.
Quand je pense qu'une seule vie est tellement
précieuse, je n’ose imaginer les drames qui ont se
foule, nous sommes juste 10, enfin 11 maintenant
avec moi. Nouvelle visite de la salle principale de la
synagogue, cette fois-ci avec appareil photo. La salle
sont déroulés ici.
On me fait un signe en direction d’un petit monument
qui est la tombe d'un illustre rabbi que tout le monde
est grande, haute, majestueuse. Sur le côté, le Gaon
de Vilnius et celui de Kaunas projettent des regards
connaît, paraît-il, à la Yeshiva University, rabbi
Yitzchak Elchanan Spektor. Benjamin en profite pour
perçants sur les premières rangées de fidèles. Au
centre, la Bimah est richement décorée.
Nous partons pour le cimetière. Mon jeune ami,
faire le kaddish sur la tombe de son père décédé cinq
ans plus tôt.
Sur le chemin du retour, je sens d’étranges regards
Benjamin, me prend dans sa voiture, une Audi sport
couleur rouge. Très régulièrement toutes les 2-3
de nombreux visages de défunts imprimés sur les
pierres tombales. Je m’attarde sur quelques uns, ils
minutes, il reçoit des appels téléphoniques dans le
ont un air familier.
Nous arrivons au cimetière. Un chemin sinueux
parsemé de sapins longe quelques dizaines de
tombes. Progressivement, les dizaines deviennent des
articulaires.
Haim
commente en
6
De retour à notre QG, on s'enfile une ou deux vodkas
- I am arranging with a mayor candidate so that they
would translate it in French.
offertes par le fils du défunt, en remerciement pour
notre présence, le tout accompagné de petits snacks.
- Good idea.
- I have tried it with the current mayor, but there is
Je bois un premier verre, puis on m’en sert un
second, encouragé par un "lehaim". Le mot est
no chance, he's right wing.
- Why, is it because Levinas was Jewish ?
immédiatement repris par notre président : on ne dit
pas "lehaim" quand on boit pour un kaddish, voyons.
Je profite de ces moments de convivialité pour me
renseigner.
- So, is there anything about Emmanuel Levinas
- Probably.
here?
- I know where you can find his house! Not many
people know it, me répond Haim.
Décidément, il s’y connait. La soixantaine bien
avancée, l’esprit vif, une tête de bon vivant toujours
prêt à la plaisanterie, il me fixe d’un regard croisé,
sans que je puisse savoir quel œil me regarde
vraiment. Déjà hier, il voulait m'expliquer comment
- All this was the ghetto, here was the gate, and
around there was barbwire. You can recognize Jewish
houses: it’s those where the entrance is on the side
of the street.
- Why?
- Because they were usually merchants, and needed
people to visit them.
Je regarde ces maisons qui sont toujours là, en
aller à l’endroit où Napoléon est tombé de son
cheval. Un monument commémore l’événement
brique, parfois en bois. Au fait, nous étions trois dans
la voiture, un des gars de la synagogue qui était avec
historique. Ils ne manquent pas d'humour les
lithuaniens. En fait, Haim est guide, je ne pouvais pas
mieux tomber.
nous a disparu, où est-il passé ?
- Where is our friend?
- He went back to his home, he lives here.
- And what about the Devintas fortress ?
- I can show it to you if you want, but it’s far, you
- So he still lives in the ghetto area?!
- Yes.
need a car.
Benjamin intervient :
- I can bring you there if you want, but we have to
go now.
- Really? But I've planned to go to Vilnius today, and
On rigole.
Haim me raconte que sa mère a vécu dans ce ghetto
avant d'être déportée, puis finalement libérée par les
soviétiques.
- Did she tell you how life was in the ghetto?
I have my flight the next day.
- Go to Vilnius just for one day? No, that's not worth
it. You should go to Vilnius next time.
Next time, ils sont marrants. De fil en aiguille, ils me
font complètement changer mes plans les bougres.
- Yes, many stories.
Je songe à ce "many" et ce qu’il cache.
Finalement, je me dis qu’il vaut peut-être mieux
Kaunas en bonne compagnie que Vilnius anonyme,
non ?
d'une forteresse construite par le Tsar au début du
20e siècle qui fut ensuite utilisée comme prison
durant l’ère soviétique, puis comme camp
- Ok, let's go then !
d'extermination par les nazis. Elle fait partie d’un
réseau de forteresses construites autour de la ville, et
Au fin fond d'une allée complètement enneigée, notre
Audi s'arrête. Dehors, un bâtiment quelconque de
plusieurs étages, au bas duquel on peut lire sur une
dont elle est la neuvième, d’où son nom. Par la
fenêtre de la voiture, défilent des grandes tours
grises dont le caractère glauque évoque celui de nos
plaque en lithuanien :
« Sidje Vietoje [...] Emanuelis Levinas »
pires banlieues parisiennes.
- Soviet suburbs, prefabs, précise Haim. It doesn’t
Etape suivante, le ghetto. Nous arrivons devant un
petit monument commémoratif, et Haim m'en montre
ses limites comme s'il y avait vécu.
Nous reprenons la route, direction la forteresse
Devintas, plus souvent appelée Ninth Fort. Il s'agit
keep the heat very well, in the winter, it’s freezing.
7
Puis il en revient à notre sujet :
- This road was called the Death Road. The Germans
un poste d’observation des collines avoisinantes.
Certains passages alternatifs attirent ma curiosité.
where carrying selections in the ghetto, and those in
the bad group where taken to the fort through this
- Don’t go there, you wouldn’t find your way back,
me reprend Haim. J’obtempère.
road.
Nous arrivons sur le fameux site. La portière de la
Nous atteignons à une extrémité de la galerie sous
voiture ouverte et un pas dehors suffisent à rappeler
la réalité climatique hivernale de ce pays. On tente de
s’imaginer ce que représentait une marche forcée
depuis la ville jusqu’ici. Placés au sommet d’une
colline, le moindre souffle de vent vous glace les os.
terraine une sortie en forme de voute. Celle-ci va
nous ramener de façon surprenante aux événements
de la guerre. En effet, à partir de 1943, les allemands
décidèrent de liquider les corps des victimes afin
d'une part d'éviter les épidémies, et d'autre part
D'un côté une vue tranquille qui laisse s'étendre au
loin maisons et forêts. De l'autre, une construction de
briques rouges, béton et barbelés, parée aux coins
des tourelles qui rappellent celles d'Auschwitz. A
peine entrés dans l’enceinte, Haim explique sans
détour :
- October 29, 1941 was the darkest day for the
community of Kaunas. There was a selection in the
d'effacer les traces de leurs crimes. Cette opération
fut appelée "Opération 1005", d’après le numéro de
rapport d'un officier allemand qui avait alerté sa
hiérarchie sur le sujet. A Kaunas, c’est le Ninth Fort
qui fut chargé de cette tâche : parmi les prisonniers
juifs il fut donc constitué un groupe de "brûleurs",
sorte de Sonderkommando dédiés à la crémation des
corps.
ghetto and 9000 Jews were taken here and shot.
C’était l’un des premiers massacre de juifs à grande
Haim raconte leurs péripéties :
- They planned an escape. But there were many
échelle, terrible prélude à la suite des événements.
Ce fort représentait un emplacement idéal pour les
allemands : la solidité d’une construction militaire,
obstacles. All this room was filled with dry wood, and
this exit was not accessible.
D’un mouvement de bras, Haim me représente
suffisamment éloigné de la ville pour cacher leurs
crimes, mais pas trop afin de pouvoir y déporter les
l’étendue des réserves de bois qui bloquaient cette
issue.
civils.
Nous oublions quelques instants la seconde guerre
mondiale pour remonter à l’époque du tsar et
parcourir ces longs tunnels, galeries, douves et
- So the leader of the group, Sasha Podolsky, told the
Germans that burning the corpses would be more
efficient if they used wood. The German accepted,
and progressively they took out from that spot
enough bunches of wood, in order to make an
passer de lourdes portes d’acier. Haim me lâche des
termes en français : "poterne", "tranchée", "contreescarpe", parfois aussi des termes en hébreu. Pas
mal pour un polyglotte de 5 langues. Il serait dit-il, le
seul guide de Lituanie parlant à la fois l’hébreu et le
opening to the exit.
Ingénieux. Nous sortons nous-même par cette porte
vers l’extérieur, pour rentrer à nouveau dans une
autre galerie du fort une dizaine de mètres plus loin,
suivant ainsi le seul passage possible. Là nous
yiddish. Sans compter le russe, le lithuanien, l’anglais,
un peu de polonais et d’allemand. L’hébreu, il l’a
appris secrètement sous le régime soviétique. Dans la
arrivons sur une porte d’acier solidement ancrée dans
la pierre.
- They needed to go through this iron door. So how
communauté de Kaunas, ils ne sont qu’une poignée à
le parler.
did they do that? They constructed a drill, and Pinhas
Krakinovsky was designated for the task of drilling.
- It was forbidden to learn Hebrew under the soviets,
glisse-t-il avec un sourire.
Nous continuons notre déambulation dans ces longs
He pretended to be ill so he could continue the work
during the day. It was very slow, but after some
time, they were able to take out a large piece of iron
couloirs étranges, vides et froids. Par endroits, la
glace craque sous nos pieds, à d’autres je grimpe à
from the door, and go through.
l’échelle jadis réservée aux officiers pour accéder à
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Haim me pointe l’emplacement sur la porte, on y
distingue une deuxième plaque d’acier rajoutée en
Derrière des visages simples, on devine l’humanité et
la profondeur d’être de ces héros.
remplacement pour combler le trou de la première.
Nous continuons le chemin, et je commence à
Une autre salle dénote par la présence d’un drapeau
français dans le fond. Je m’approche intrigué, lorsque
comprendre que nous sommes en train de suivre le
chemin de l’échappée en sens inverse. Nous voici
Haim me pointe un mur sur le côté, visiblement resté
en l’état. Des inscriptions multiples y sont gravées.
donc devant leur point de départ : le dortoir des
prisonniers. Véritable cellule de prison dotée de
barreaux d’acier, on distingue cependant une
irrégularité vers le haut : il manque une barre !
- Is this where they went through?
Des noms, des dates. L’une d’elle revient souvent :
« 18-V-1944 ».
- What is this date next to each name?
- It is the day when they were going to be killed.
Parmi les inscriptions, on peut lire :
- Yes, répond Haim, during weeks they worked to
detach one iron bar. Then they kept it as its position,
and only on the night of December 25, 1943, they
removed it and escaped!
- December 25, the day of Christmas, was that on
purpose?
- Yes of course, but then it should have been on the
night of December 24. Actually I’ve asked many
« NOUS SOMMES 900 FRANCAIS »
people about this date. There is even a man who
wrote his story where he pretended to be the leader
mètres, il fut érigé en 1984 en commémoration des
victimes du nazisme. Il est constitué de trois blocs :
of the escape. But no one could tell why it was on
the 25th and not the 24th. Finally I’ve learned from
Sasha Podolsky, who was the real leader of the
le premier, le plus bas, représente des victimes
allongées au sol. Le deuxième plus élevé, des blessés
en train de succomber, et le troisième bloc, des
escape, that on the 24th, it snowed, and so their
footsteps would easily reveal their track if they went
résistants debout.
Plus loin, près du champ où les juifs étaient fusillés,
out. So they waited for one day until other people
walked on the snow, and only then escaped. They
were 64.
- Then what happened to them?
- They split into 4 groups of 16. Some of them went
une plaque multilingue affiche :
« À cet endroit, les nazis et leur assistants ont tué
plus de 30 000 juifs de Lituanie et d'autres pays
européens. »
back to the ghetto. That was like going from one
prison to another prison. But they did right, because
they joined there some partisans who took care of
them. And the other groups went to the forest and
joined other partisans. Many didn’t make it, but some
Nous coupons à travers champ dans la neige pour
rejoindre la station de bus.
- Haim, do you have a family?
- No.
Il était fils unique, jamais marié, ses parents
survived. I know many of them personally.
- How did they live in the forest? Did they build huts?
- They made it under the ground. I know the places,
maintenant décédés. Son principal intérêt est devenu
l’histoire et son activité de guide. Toujours de bonne
humeur, le rire facile, dans la rue il adresse la parole
I can show you, but that will be for next time, dit-il
avec le sourire.
au tout venant sur n’importe quel sujet : "c’est quelle
race votre chien ?", "Vous n’allez pas au centre ville
La visite se poursuit par un musée qui expose par
exemple l’échelle construite par les évadés pour
passer le mur d’enceinte du fort haut de 7m. La vie
par hasard ?", etc.
Le soir je l’invite au restaurant pour le remercier. Je
lui raconte brièvement l’histoire de ma famille,
au ghetto, la résistance. Une autre salle est
consacrée aux Justes parmi les nations lithuaniens.
comment mes parents ont été cachés pendant la
guerre, les faux papiers de mon grand-père au nom
Dehors, le froid s’est endurcit, accompagné d’un vent
glaçant. Haim se pose la main sur le visage et me
recommande de faire de même. Nous marchons à
présent en direction de l’immense monument
soviétique en béton, visible depuis la route, dont
Stanislovas m’avait parlé. Haut d’une trentaine de
de Stanislawski. Il semble intéressé par le livre de
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témoignage que j’ai écris, je lui enverrai. Lui me
raconte l’époque soviétique, lorsque parler politique
poser, simple curiosité. Une jeune femme m’accueille
avec le sourire.
ou rencontrer des étrangers était dangereux, voire
impossible. Je réalise que je n’aurais pas pu le
- Can I help you ?
- Yes, I am looking for the house of Emmanuel
rencontrer à cette époque, il y a seulement 20 ans.
J’espère organiser un jour, un voyage dans ce pays
Levinas.
- Who ?
avec un groupe, cela nous permettra de nous revoir.
Jour 7
Avant le départ, je viens sur la place centrale m’offrir
un dernier restaurant lithuanien. J’en profite pour
De retour à l’hôtel, avant le taxi pour l’aéroport, je
vais observer une dernière fois devant la synagogue.
Un soleil bas l’illumine. L’espace d’un instant,
j’imagine.
passer à l’office du tourisme, j’ai une question à leur
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