Les aventures de Pinhas en Lituanie
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Les aventures de Pinhas en Lituanie
Les aventures de Pinhas en Lituanie Partie I – Kaunas professionnel J'arrive à Kaunas, en Lituanie, pour réaliser 4 jours Cette ressemblance de nom nous fait rire. Puis, une de formation dans une petite société de 3 personnes spécialisée dans les affaires réglementaires grande blonde au sourire enjoliveur entre dans le bureau : pharmaceutiques, et peut-être un peu de tourisme. C’est un premier contact avec cette société qui pourrait bien devenir notre distributeur dans la - Hi, I am Gabija, (prononcer Gabya) Et en plus elle parle français : - Je fais me études à Nancy, dit-elle d'une voix région. Après une bonne nuit savourée dans un 4*, je rencontre mon hôte le matin dans le hall de l'hôtel. hésitante mais sur un ton juste tout de même. Trop cool, moi aussi. Certainement 10 ans avant elle, - Hello, my name is Hassan, I am Syrian. - Syrian ? What the hell would a Syrian do in Lithuania ??? mais bon. Plus tard j'apprendrai grâce aux indiscrétions de Stanislovas qu'elle a un "boyfriend", dommage... Non je n'ai pas dit ça, bien sûr… - Hello, my name is Pierre Stanislawski. - This is not a French name. - No indeed, my family is originally from Poland. - Welcome. Le gars est accueillant, constamment actif, à pianoter à la fois sur son téléphone portable et son iPhone qui Midi arrive. Emporté que je suis dans ma lancée pédagogique, et avec le décalage horaire en plus, je n'ai pas très faim. Mais visiblement ce n'est pas leur cas. Nous optons donc pour une pause déjeuner. Arrivés au restaurant, j’ai droit à une visite guidée des spécialités nationales. - You must try "Cepelinai", it's a big potatoe with bipent régulièrement. J'avais déjà reçu un SMS et un coup de fil quelques minutes avant notre rendezvous. Nous entrons dans sa voiture. meat inside, and a creamy sauce. Hum voyons... meat and creamy sauce?! And I wonder what meat it can be… je m'interroge, à juste - This is the coldest week of the year, -15°C - In Paris it was +10°C J'aurais plutôt envie de lui demander s'il se gèle pas ses miches orientales, mais soyons soft pour commencer. On entre dans sa voiture, et j’y titre... - And this other dish is mashed potatoes and pork chop. Bon d'accord. - And what meat is in this one? Je pointe un des remarque aussitôt un engin noir qui m’a tout l’air d’une CB. Curieux, j’interroge : rares plats qui à l'air d’être plus ou moins sans "halouf". - What is this? - Yes, I’m a bad guy, I like to drive fast, me répond-t- - This is pork. Ok. Cela dit, j'ai envie de rester discret, on ne sait il, humblement. Bon, je me dis que s’il le reconnait, il ne doit pas être si mauvais que ça. Après quelques détours sur les jamais avec le syrien. Le garçon arrive, tout le monde passe sa commande. Merde, qu'est-ce que je vais prendre... routes verglacées, nous arrivons au bureau. Pendant que j’accroche mon manteau, un blond s’approche de - I will take the steak please. - And a soup ? moi, l’air un peu bourru mais bonne tête. - Hi, I am Stanislovas. Ah, enfin un vrai lithuanien ! Je me présente à mon Ici tout le monde prend une soupe en entrée. Je ne vais pas faire exception, d'autant que j'adore ça. Tiens ils ont tous pris celle-là, qui est en réduction, tour : - Hi, I am Pierre Stanislawski. on dirait la soupe du jour. Allez hop, je la prends aussi. 1 La soupe arrive. Hum, qu’elle sent bon. Mais c'est quoi ces trucs qui flottent ? Zut, je crois bien que ce restaurant qui reste typique malgré le lieu. Cette foisci, le menu présente des images pour chaque plat : sont des lardons. Discretos je les mets de côté, mais il y en a tellement que ça me fait une petite pile tout ouf, cela va me permettre de faire quelques vérifications discrètes avant de commander, et éviter de même bien remarquable... Une fois mon steak avalé, Stanislovas semble un peu de les bombarder de questions. Cela dit, je pense qu'ils commencent à deviner que j'ai quelques déçu : - This was not very lithuanian food... - Ah, eh, yes. - You must really try Cepelinai next time. Bien sûr, lui il avait pris ça, et il adore. restrictions alimentaires. Pork, ham, bacon, sausage, avec les mots aidé des images, j'arrive à identifier les mets à éviter. Il ne reste plus grand chose à vrai dire. Tiens "lithuanian schnitzel", ça doit être pas mal ça. La photo ressemble tout à fait aux schnitzels que l'on Jour 2 L'heure du repas a sonné. Cette fois on va dans un autre resto dans un grand centre commercial à quelques kilomètres du centre ville. Tant mieux, je vois du pays. C'est Hassan qui est au volant, mais il admet qu'il conduit normalement avec nous. - How long to get to Vilnius? connait. La serveuse arrive. Elle est habillée en tenue traditionnelle avec une longue robe et un chemisier blanc, très joli. A mon tour de commander : - I will take the schnitzel. - But this is with pork ! me reprend immédiatement Stanislovas, - Really ? - One hour, but if the one driving is Hassan, half and hour. Alors là, ils abusent, même le schnitzel ? Bon, il faut vite que je trouve un plan B. Il me semble avoir Et tout le monde se marre. Plus tard, Hassan me dira qu'il a deux passeports: un lithuanien et un syrien. Ce dernier est parfois utile quand il y a des contrôles de repéré un truc au poulet, c'était où déjà… - So instead, I will take the chicken ball. Une grosse boulette de poulet pané. Ca doit être bon police. Par la fenêtre le paysage défile. Assez peu de ce truc. - And the soup ? maisons à présent, quelques collines enneigées, ou plutôt en-verglacées. Le ciel est d'un bleu régulier, le genre qui donne un air très sec mais très froid. Le fleuve Neris porte ses blocs de glace avec difficulté, et les bords en sont partiellement gelés. Tout à coup, Ah oui, la soupe. - I will take the boletus soup - But there is also pork in it. Heureusement qu'il est là Stanislovas. Après quelques discussions, la mignonne serveuse traditionnelle j'aperçois au loin par la fenêtre une sorte de construction bizarre toute biscornue. A peine le temps de voir, ça a disparu. - What was this sort of building ? C'est Stanislovas qui répond : trouve un compromis en proposant de retirer les lardons. La soupe arrive, succulente. Ensuite le poulet. Je commence à découper la boulette, quand je me rends compte qu'elle est creuse à l’intérieur, et qu'un - This was the Devintas fortress. It's a place where Nazis used to torture and kill Jews during the war. Silence. liquide semble en sortir. Une superbe sauce au beurre vient inonder mon assiette... Bon allez, c'est pas grave, j'égoutte bien le poulet et c'est tout. On est bien en Lituanie, ex pays allié de l'Allemagne nazie. Cela dit, je trouve cela bien qu'il soit au Ce n’est pas de tout repos de rester juif ! courant du monument notre ami, le pays n’est donc pas dans un déni complet de l'Histoire. Jour 3 Stanislovas a maintenant bien compris que j'évite le halouf. Sa curiosité étant plus forte que les inhibitions Nous arrivons dans le centre commercial à l'occidentale. Des magasins en tout genre, une mondaines, il profite d'un moment où les deux autres sont sortis de table pour tirer cela au clair : patinoire, un cinéma. Nous nous installons dans un - So, you don't eat pork ? 2 J'esquive: - No but I eat chicken, beef… - Once I got arrested at the Syrian border as we arrived. They kept me for hours. - Why, is it for religious reason? Bon, là plus moyen d'échapper. - Really, why? - Because I don't do the army, and they had lost my - Yes I am Jewish. A chaque fois que je le dis, cela me donne sensation declaration of living abroad. You know Syria has been at war against Israel since 1993, so we have 2 years étrange, comme une stature imprévue. Cette explication semble atténuer sa frustration de ne pas me voir partager leurs mets. Plus tard, il me parlera même de la synagogue de Kaunas à visiter. C'est un brave type dans le fond. of military service. Se faire traiter comme un déserteur après un retour au pays de 4000 km, voilà de quoi décevoir. J'ai comme l'impression que ce n'est pas un super fan de l'armée notre Hassan. Tant mieux, on n’aura moins Jour 4 Pour le dernier jour, nous allons dans un resto typique sur la place du centre, celle où trône l'église, enfin les églises. C'est un restaurant de chasseur : belle cheminée dans la salle, bustes de cerfs et autres fourrures ornent les murs. Ca a l'air très appétissant ici. de raison de se fritter. La voiture me dépose à l’hôtel, c'est le moment des aux revoir. Bientôt il reviendra sur Paris pour continuer la collaboration. Finalement, c'est la première fois que je rencontre un syrien. Au menu, tous les animaux de la forêt : gazelle, lièvre, sanglier, chevreuil, etc. Joli choix. Stanislovas, visiblement encore intrigué, me remet ça : - You don't eat pork, but you can you eat boar, no ? (boar = sanglier) Avec Hassan on sourit et on dément d’un mouvement de la tête. - No, it's the same. Finalement, on se sera compris. Hassan aussi, il doit galérer pour manger dans ce pays. Le soir en me raccompagnant à l'hôtel, il me raconte qu'il rentre de temps en temps en Syrie avec sa femme - en voiture ! - How many kilometers ? - Through Romania, 3500 km, but around it, 4300 km. The Romanian roads are very bad, so I can't drive at more than 40 km per hour. It’s terrible. Le gars, il fait 800 km de détour juste pour pouvoir rouler plus vite. Ca c'est de la motivation. - But in Turkey, the highways are very good, so I can cross the whole country in a couple of hours. - How long does it take, the whole trip ? - We leave on Friday night and arrive on Sunday night or sometimes Monday. It depends on the borders, sometimes we can get stuck a few hours at a border for stupid reasons. Il continue avec les anectodes. 3 Partie II – Kaunas juif Vendredi soir, je cours à la synagogue heureusement située à quelques minutes de mon hôtel. D’un pas rapide, mes chaussures de ville cherchent des appuis dans la neige de préférence au verglas, plus glissant. Arriverai-je pour l’office ? - The service is finished, but come tomorrow at 10 o'clock. Zut, j'ai donc raté la kabbalat, mon office préféré. C’était sûr, j’ai quitté le boulot trop tard, mais je me voyais difficilement interrompre mon cher La veille déjà, j'étais venu voir à quoi ressemble cette collaborateur syrien en plein travail pour lui dire : “sorry Hassan, but it's 4 o’clock, I need to go, and by synagogue miraculeusement sauvée de la destruction pendant la guerre. Au détour d’un bâtiment administratif tout droit issu de la période soviétique, the way, can you give me a lift at the synagogue?” Je contemple à nouveau le monument. Il n’est donc pas dénué de vie. La troisième fois sera la bonne. j’avais longé la rue Ožeškienės, vide de passants comme de voitures. Mon regard scrutait assidument le trottoir d’en face, assombri par la nuit. Peu à peu, les habitations avaient laissé place à une étendue vide. A son extrémité, une construction d’une hauteur Jour 5 C'est samedi, je peux enfin dormir. Ahhh. Sauf que mon iPhone a un bug, et il sonne une heure trop tôt. On plutôt il avait un bug les 4 jours précédents et j'ai raisonnable laissait deviner des courbes au style élégant. Je sentis une présence apaisante, mais une dû régler une heure plus tôt, mais maintenant il sonne à l'heure. Bref, je me rendors. A mon réveil, présence vide. C’était bien elle. Je la contournai en la contemplant, d’un pas lent et régulier. Dans la rue adjacente, quelques voitures passaient, ignorant sans j’ouvre le rideau : tout est blanc dehors. Après un petit déjeuner express, je cours à nouveau à la synagogue, marquant mes pas cette fois-ci dans une doute tout de ce vestige d’une autre époque. Sur le portail d’entrée, une plaque affichait les neige fraiche. Dehors on s'affaire à la déblayer avec de larges pelles. Des employés municipaux sont en horaires :"Choral synagogue, 17:45 - 18:30". "Choral synagogue", qu’est-ce que cela veut dire ? En poussant le lourd portal en métal, j’avais trouvé dans la cour une grande statue. Vers le bas, une inscription pouvait se distinguer dans le noir, gravée en lettres cursives : « shema Israel ». Je me suis arrêté et j’ai récité le kaddish. Donc, je me presse. Il va être 18h, aurais-je droit au moins à la fin de l’office ? Et puis d'ailleurs, y-a-t-il encore des juifs qui se préoccupent de shabbat dans cette ville ? J'arrive devant le portail. Personne. Tout est fermé. action sur la grande avenue piétonne. Arrivé devant la synagogue, quelque chose me rassure déjà : une voiture est garée dans la cour. Paradoxalement, c'est donc le signe que shabbat est encore honoré ici. Je pousse la grande porte en bois, enfin ouverte, et rentre dans un vestibule. Aussitôt, une porte s’ouvre sur la gauche, et il en sort un bonhomme un peu chauve à lunettes, le regard sévère, et qui me dévisage. "Ce doit être le touriste qui m'a appelé hier", se dit-il, puis il retourne d'où il vient, sans un mot. J’en déduis que l'office n'a pas lieu dans la grande salle, dommage. Je m’empresse de suivre mon mystérieux hôte et je Merde, c'est quand même bizarre. Bon, cette fois-ci pas d'hésitation, j'appelle le numéro indiqué sur la porte, et tant pis pour le shabbat. Ca sonne, une voix répond, qui n’a pas l’air toute jeune. - Excuse me, is there a service for shabbat tonight? Il n’a pas l'air de comprendre, une autre voix se présente qui parle anglais celle là. Je répète la rentre doucement par la même porte. Aussitôt, une dizaine de regards se tournent vers moi. Du fond de la petite salle, une sorte de murmure ronronne très variablement, laissant échapper de ci de là quelques mots partiellement intelligibles, qui pourraient bien être de l'hébreu. Un dizaine de retraités, voilà ce qui reste aujourd'hui question. d'une communauté naguère riche de 40.000 âmes. 4 On m'invite à m'installer avec les autres, et on me propose un talhit négligemment laissé sur un banc. - eh, Marc, eh, Marek. - Marek ? Ils s'interrogent à nouveau. Mon voisin de gauche me fait bonjour de la tête. J'apprendrai ensuite qu'il n'est pas Lithuanien, mais il - Mordehai ! lance un autre, Pinhas ben Mordehai. Je me rends compte bêtement que je monte si peu ne parle pas non plus anglais ni hébreu. Qu'est-ce qu'il parle alors ? souvent à la Torah que je suis incapable de donner spontanément mon nom suivant la tradition. Si Moïse Mon autre voisin fait clairement baisser la moyenne d'âge, mais c'est bien le seul. Il semble avoir 25 ans, et n'a disposé sur son pupitre qu'une feuille cartonnée sur laquelle est inscrit le kaddish en translitéré lithuanien. Il parle anglais, on échange était dans la salle, aurait-il cassé le sefer Torah ? Un autre gars se tourne vers moi et d’un grand sourire, il hoche la tête : - Pinhas ben Mordehai répète-t-il. Ata medaber ivrit ? - Ken, ktsat. quelques mots et il me tend un sidour bilingue, hébreu-russe. Au fait, y-a-t-il une section pour les femmes ? Je regarde de tous les côtés, rien. C'est déjà bien qu'il y ait minyan, il ne faut pas trop en demander. Je tente de suivre tant bien que mal l'office, compte tenu des prononciations aléatoires, des airs inconnus qui sont davantage marmonnées que chantés, et il faut bien Il est content, et moi aussi. Celui-là, c’est Haim, et je vais le revoir. Après l'office, je tente de discuter avec l'octogénaire lecteur de Torah. Il parle yiddish et un peu de polonais, mais aussi et surtout hébreu. On échange quelques mots. "Melhama" revient souvent, ça veux dire quoi déjà ? Mais oui bien sûr, cela désigne la guerre. Le jeune intervient pour aider à traduire. Le le dire aussi, de ma maîtrise très partielle de l'office du samedi matin. Sur le côté, des conversations type m'explique qu'il vient de Biélorussie et que pendant la guerre, il a servit comme officier dans desquelles s’échappent des mots tels que "bolchevik" ou encore "Bund". Ce qui pour moi fait partie de l’Histoire semble relever d’une proximité plus l'armée russe. Il était sioniste a-t-il aussi ajouté, mais sans qu'on puisse s'expliquer davantage. S’il était sioniste, qu’est-ce qu’il fait ici ? immédiate ici. On passe alors à la lecture de la Torah. Un vieux Le jeune me fait alors visiter la vraie salle de la synagogue, la grande. Elle est magnifique. Les bonhomme s'y colle, 80 ans minimum, celui-là à dû connaître l'avant-guerre. Les montées se succèdent, et je commence à me dire que ça risque de me tomber dessus. D'habitude le samedi matin, je dors, trop fatigué de la semaine, allemands ont ainsi conservé cette synagogue car ils entreposaient ici les meubles saisis dans les maisons des juifs. Il me montre d’un geste jusqu’à quel niveau le stock de meuble montaient. C’est comme le "Moebellager" de mon grand-oncle Machel, qui avait alors je ne maîtrise pas tous les aspects du rituel. On verra. La lecture de la Torah arrive à peu près au passage où Moshé va briser les tables de la Loi à cause du veau d'or, quand le chauve du début, sans doute le permi de sauver des centaines de juifs en les cachant dans cet entrepot, à Czestochowa pendant la guerre. Finalement, ces histoires de meubles ont eu du bon. En sortant, le jeune me dit que le vieux bonhomme est le seul encore capable de lire la Torah. La président de la communauté, se tourne vers moi et me parle. Visiblement il me demande quelque chose. Je suis censé répondre quoi au fait, mon nom ? communauté est maintenant réduite à environ 400 personnes et non 1000 comme l’indique le guide touristique. Et encore 400 au plus, suivant la façon - Pinhas - Pinhas ben ... ? dont on compte qui est juif. Le lendemain, ils iront au cimetière pour un Yorseit. Ici, pas besoin de se cacher, je peux dire mon vrai nom : - Birencwajg ! Je demande à venir avec eux. Il y a comme un blanc. On se regarde. Birencwajg ? Ah, mais oui, ils veulent le prénom de mon père, pas maison de Sugihara, ce diplomate japonais qui sauva des milliers de juifs pendant la guerre en leur le nom de famille ! Je relance : fournissant des visas pour le Japon. Une marche de Je profite du reste du shabbat pour aller visiter la 5 45 min me conduit dans une rue résidentielle sur une petite colline qui surplombe le centre-ville. Ici, se véhicule, décroche d’un bouton au coin de son volant, répond en lithuanien sur le même ton que trouve l’ancien consulat du Japon où Chiune Sugihara recevait d’innombrables réfugiés juifs polonais. notre conversation, puis reviens à moi imperturbé, dans un flot continu de paroles. L’histoire commença lorsque deux étudiants de yeshiva d’origine hollandaise parvinrent à obtenir des Il travaille dans une société d’import-export qui exporte du bétail en Israël, un business qu'il tente de visas pour les îles Curaçao et Caraïbes, alors sous mandat hollandais. Il restait alors le problème de traverser l’union soviétique. Et cela fut rendu possible grâce à ces visas de transit japonais. Ayant ouvert cette porte de sortie pour toute la yeshiva, le bruit se développer. Il parle anglais avec l'accent israélien, ce qui est étonnant pour quelqu’un qui ne lit pas l’hébreu. Curieux de l’avenir de cette communauté et de ses jeunes, je lui demande : - Do you plan to stay in Lithuania or to live propagea et le consulat fut pris d’assaut. En quelques semaines de juillet et d’août 1940, Sugihara travailla d’arrache pied pour fournir quelques 2000 visas, en dehors de toute autorisation du ministère japonais. Ce furent environ 6000 juifs qui purent ainsi traverser l’union soviétique pour le Japon et par la suite principalement Shangaï, où ils vécurent sains et saufs jusqu’à la fin de la guerre. somewhere else? - I will go wherever the business will take me, me répond-t-il pragmatiquement. Pourtant j’ai l’impression qu’il va rester. Dans ce bureau, durant 18 à 20 heures par jour, un diplomate japonais désobéissait aux ordres pour centaines, et mes chaussures de ville en cuir souple, aussi blanches qu'une glace à la vanille. Je sens mes écouter sa conscience. Sur la table, des listes de noms de ceux qui reçurent le précieux document pour la somme de 2 litas (60 centimes d’euros). Au doigts de pieds picoter, ou plutôt je commence à ne plus les sentir du tout. Bon, après ce qu'ils ont enduré ici, je peux bien supporter quelques mur, le drapeau japonais est d’origine. Le responsable du musée ouvre un tiroir dont il me sort désagréments marchant : un passeport allemand. Il l’ouvre et me présente une page où je reconnais des signes japonais, écrits de la main de Sugihara. Un tampon les accompagne. Un visa. Un visa pour la vie. - There are tombs from different periods, recent ones, old ones. Some are even from Napoleon soldiers. Vraiment ? Cela dit, je comprends qu’ils aient pu mourir de froid ici. Enfin nous nous retrouvons réunis Jour 6 La neige est retombée de plus belle cette nuit. Arrivé à notre lieu de rendez-vous – la synagogue pour changer – j'y trouve mes amis en pleine opération de déblaiement, l’occupation nationale. Ce n'est pas la autour d'une pierre tombale. - Isgadal ve-iskadach ... Deux femmes pleurent discrètement sur le côté. Quand je pense qu'une seule vie est tellement précieuse, je n’ose imaginer les drames qui ont se foule, nous sommes juste 10, enfin 11 maintenant avec moi. Nouvelle visite de la salle principale de la synagogue, cette fois-ci avec appareil photo. La salle sont déroulés ici. On me fait un signe en direction d’un petit monument qui est la tombe d'un illustre rabbi que tout le monde est grande, haute, majestueuse. Sur le côté, le Gaon de Vilnius et celui de Kaunas projettent des regards connaît, paraît-il, à la Yeshiva University, rabbi Yitzchak Elchanan Spektor. Benjamin en profite pour perçants sur les premières rangées de fidèles. Au centre, la Bimah est richement décorée. Nous partons pour le cimetière. Mon jeune ami, faire le kaddish sur la tombe de son père décédé cinq ans plus tôt. Sur le chemin du retour, je sens d’étranges regards Benjamin, me prend dans sa voiture, une Audi sport couleur rouge. Très régulièrement toutes les 2-3 de nombreux visages de défunts imprimés sur les pierres tombales. Je m’attarde sur quelques uns, ils minutes, il reçoit des appels téléphoniques dans le ont un air familier. Nous arrivons au cimetière. Un chemin sinueux parsemé de sapins longe quelques dizaines de tombes. Progressivement, les dizaines deviennent des articulaires. Haim commente en 6 De retour à notre QG, on s'enfile une ou deux vodkas - I am arranging with a mayor candidate so that they would translate it in French. offertes par le fils du défunt, en remerciement pour notre présence, le tout accompagné de petits snacks. - Good idea. - I have tried it with the current mayor, but there is Je bois un premier verre, puis on m’en sert un second, encouragé par un "lehaim". Le mot est no chance, he's right wing. - Why, is it because Levinas was Jewish ? immédiatement repris par notre président : on ne dit pas "lehaim" quand on boit pour un kaddish, voyons. Je profite de ces moments de convivialité pour me renseigner. - So, is there anything about Emmanuel Levinas - Probably. here? - I know where you can find his house! Not many people know it, me répond Haim. Décidément, il s’y connait. La soixantaine bien avancée, l’esprit vif, une tête de bon vivant toujours prêt à la plaisanterie, il me fixe d’un regard croisé, sans que je puisse savoir quel œil me regarde vraiment. Déjà hier, il voulait m'expliquer comment - All this was the ghetto, here was the gate, and around there was barbwire. You can recognize Jewish houses: it’s those where the entrance is on the side of the street. - Why? - Because they were usually merchants, and needed people to visit them. Je regarde ces maisons qui sont toujours là, en aller à l’endroit où Napoléon est tombé de son cheval. Un monument commémore l’événement brique, parfois en bois. Au fait, nous étions trois dans la voiture, un des gars de la synagogue qui était avec historique. Ils ne manquent pas d'humour les lithuaniens. En fait, Haim est guide, je ne pouvais pas mieux tomber. nous a disparu, où est-il passé ? - Where is our friend? - He went back to his home, he lives here. - And what about the Devintas fortress ? - I can show it to you if you want, but it’s far, you - So he still lives in the ghetto area?! - Yes. need a car. Benjamin intervient : - I can bring you there if you want, but we have to go now. - Really? But I've planned to go to Vilnius today, and On rigole. Haim me raconte que sa mère a vécu dans ce ghetto avant d'être déportée, puis finalement libérée par les soviétiques. - Did she tell you how life was in the ghetto? I have my flight the next day. - Go to Vilnius just for one day? No, that's not worth it. You should go to Vilnius next time. Next time, ils sont marrants. De fil en aiguille, ils me font complètement changer mes plans les bougres. - Yes, many stories. Je songe à ce "many" et ce qu’il cache. Finalement, je me dis qu’il vaut peut-être mieux Kaunas en bonne compagnie que Vilnius anonyme, non ? d'une forteresse construite par le Tsar au début du 20e siècle qui fut ensuite utilisée comme prison durant l’ère soviétique, puis comme camp - Ok, let's go then ! d'extermination par les nazis. Elle fait partie d’un réseau de forteresses construites autour de la ville, et Au fin fond d'une allée complètement enneigée, notre Audi s'arrête. Dehors, un bâtiment quelconque de plusieurs étages, au bas duquel on peut lire sur une dont elle est la neuvième, d’où son nom. Par la fenêtre de la voiture, défilent des grandes tours grises dont le caractère glauque évoque celui de nos plaque en lithuanien : « Sidje Vietoje [...] Emanuelis Levinas » pires banlieues parisiennes. - Soviet suburbs, prefabs, précise Haim. It doesn’t Etape suivante, le ghetto. Nous arrivons devant un petit monument commémoratif, et Haim m'en montre ses limites comme s'il y avait vécu. Nous reprenons la route, direction la forteresse Devintas, plus souvent appelée Ninth Fort. Il s'agit keep the heat very well, in the winter, it’s freezing. 7 Puis il en revient à notre sujet : - This road was called the Death Road. The Germans un poste d’observation des collines avoisinantes. Certains passages alternatifs attirent ma curiosité. where carrying selections in the ghetto, and those in the bad group where taken to the fort through this - Don’t go there, you wouldn’t find your way back, me reprend Haim. J’obtempère. road. Nous arrivons sur le fameux site. La portière de la Nous atteignons à une extrémité de la galerie sous voiture ouverte et un pas dehors suffisent à rappeler la réalité climatique hivernale de ce pays. On tente de s’imaginer ce que représentait une marche forcée depuis la ville jusqu’ici. Placés au sommet d’une colline, le moindre souffle de vent vous glace les os. terraine une sortie en forme de voute. Celle-ci va nous ramener de façon surprenante aux événements de la guerre. En effet, à partir de 1943, les allemands décidèrent de liquider les corps des victimes afin d'une part d'éviter les épidémies, et d'autre part D'un côté une vue tranquille qui laisse s'étendre au loin maisons et forêts. De l'autre, une construction de briques rouges, béton et barbelés, parée aux coins des tourelles qui rappellent celles d'Auschwitz. A peine entrés dans l’enceinte, Haim explique sans détour : - October 29, 1941 was the darkest day for the community of Kaunas. There was a selection in the d'effacer les traces de leurs crimes. Cette opération fut appelée "Opération 1005", d’après le numéro de rapport d'un officier allemand qui avait alerté sa hiérarchie sur le sujet. A Kaunas, c’est le Ninth Fort qui fut chargé de cette tâche : parmi les prisonniers juifs il fut donc constitué un groupe de "brûleurs", sorte de Sonderkommando dédiés à la crémation des corps. ghetto and 9000 Jews were taken here and shot. C’était l’un des premiers massacre de juifs à grande Haim raconte leurs péripéties : - They planned an escape. But there were many échelle, terrible prélude à la suite des événements. Ce fort représentait un emplacement idéal pour les allemands : la solidité d’une construction militaire, obstacles. All this room was filled with dry wood, and this exit was not accessible. D’un mouvement de bras, Haim me représente suffisamment éloigné de la ville pour cacher leurs crimes, mais pas trop afin de pouvoir y déporter les l’étendue des réserves de bois qui bloquaient cette issue. civils. Nous oublions quelques instants la seconde guerre mondiale pour remonter à l’époque du tsar et parcourir ces longs tunnels, galeries, douves et - So the leader of the group, Sasha Podolsky, told the Germans that burning the corpses would be more efficient if they used wood. The German accepted, and progressively they took out from that spot enough bunches of wood, in order to make an passer de lourdes portes d’acier. Haim me lâche des termes en français : "poterne", "tranchée", "contreescarpe", parfois aussi des termes en hébreu. Pas mal pour un polyglotte de 5 langues. Il serait dit-il, le seul guide de Lituanie parlant à la fois l’hébreu et le opening to the exit. Ingénieux. Nous sortons nous-même par cette porte vers l’extérieur, pour rentrer à nouveau dans une autre galerie du fort une dizaine de mètres plus loin, suivant ainsi le seul passage possible. Là nous yiddish. Sans compter le russe, le lithuanien, l’anglais, un peu de polonais et d’allemand. L’hébreu, il l’a appris secrètement sous le régime soviétique. Dans la arrivons sur une porte d’acier solidement ancrée dans la pierre. - They needed to go through this iron door. So how communauté de Kaunas, ils ne sont qu’une poignée à le parler. did they do that? They constructed a drill, and Pinhas Krakinovsky was designated for the task of drilling. - It was forbidden to learn Hebrew under the soviets, glisse-t-il avec un sourire. Nous continuons notre déambulation dans ces longs He pretended to be ill so he could continue the work during the day. It was very slow, but after some time, they were able to take out a large piece of iron couloirs étranges, vides et froids. Par endroits, la glace craque sous nos pieds, à d’autres je grimpe à from the door, and go through. l’échelle jadis réservée aux officiers pour accéder à 8 Haim me pointe l’emplacement sur la porte, on y distingue une deuxième plaque d’acier rajoutée en Derrière des visages simples, on devine l’humanité et la profondeur d’être de ces héros. remplacement pour combler le trou de la première. Nous continuons le chemin, et je commence à Une autre salle dénote par la présence d’un drapeau français dans le fond. Je m’approche intrigué, lorsque comprendre que nous sommes en train de suivre le chemin de l’échappée en sens inverse. Nous voici Haim me pointe un mur sur le côté, visiblement resté en l’état. Des inscriptions multiples y sont gravées. donc devant leur point de départ : le dortoir des prisonniers. Véritable cellule de prison dotée de barreaux d’acier, on distingue cependant une irrégularité vers le haut : il manque une barre ! - Is this where they went through? Des noms, des dates. L’une d’elle revient souvent : « 18-V-1944 ». - What is this date next to each name? - It is the day when they were going to be killed. Parmi les inscriptions, on peut lire : - Yes, répond Haim, during weeks they worked to detach one iron bar. Then they kept it as its position, and only on the night of December 25, 1943, they removed it and escaped! - December 25, the day of Christmas, was that on purpose? - Yes of course, but then it should have been on the night of December 24. Actually I’ve asked many « NOUS SOMMES 900 FRANCAIS » people about this date. There is even a man who wrote his story where he pretended to be the leader mètres, il fut érigé en 1984 en commémoration des victimes du nazisme. Il est constitué de trois blocs : of the escape. But no one could tell why it was on the 25th and not the 24th. Finally I’ve learned from Sasha Podolsky, who was the real leader of the le premier, le plus bas, représente des victimes allongées au sol. Le deuxième plus élevé, des blessés en train de succomber, et le troisième bloc, des escape, that on the 24th, it snowed, and so their footsteps would easily reveal their track if they went résistants debout. Plus loin, près du champ où les juifs étaient fusillés, out. So they waited for one day until other people walked on the snow, and only then escaped. They were 64. - Then what happened to them? - They split into 4 groups of 16. Some of them went une plaque multilingue affiche : « À cet endroit, les nazis et leur assistants ont tué plus de 30 000 juifs de Lituanie et d'autres pays européens. » back to the ghetto. That was like going from one prison to another prison. But they did right, because they joined there some partisans who took care of them. And the other groups went to the forest and joined other partisans. Many didn’t make it, but some Nous coupons à travers champ dans la neige pour rejoindre la station de bus. - Haim, do you have a family? - No. Il était fils unique, jamais marié, ses parents survived. I know many of them personally. - How did they live in the forest? Did they build huts? - They made it under the ground. I know the places, maintenant décédés. Son principal intérêt est devenu l’histoire et son activité de guide. Toujours de bonne humeur, le rire facile, dans la rue il adresse la parole I can show you, but that will be for next time, dit-il avec le sourire. au tout venant sur n’importe quel sujet : "c’est quelle race votre chien ?", "Vous n’allez pas au centre ville La visite se poursuit par un musée qui expose par exemple l’échelle construite par les évadés pour passer le mur d’enceinte du fort haut de 7m. La vie par hasard ?", etc. Le soir je l’invite au restaurant pour le remercier. Je lui raconte brièvement l’histoire de ma famille, au ghetto, la résistance. Une autre salle est consacrée aux Justes parmi les nations lithuaniens. comment mes parents ont été cachés pendant la guerre, les faux papiers de mon grand-père au nom Dehors, le froid s’est endurcit, accompagné d’un vent glaçant. Haim se pose la main sur le visage et me recommande de faire de même. Nous marchons à présent en direction de l’immense monument soviétique en béton, visible depuis la route, dont Stanislovas m’avait parlé. Haut d’une trentaine de de Stanislawski. Il semble intéressé par le livre de 9 témoignage que j’ai écris, je lui enverrai. Lui me raconte l’époque soviétique, lorsque parler politique poser, simple curiosité. Une jeune femme m’accueille avec le sourire. ou rencontrer des étrangers était dangereux, voire impossible. Je réalise que je n’aurais pas pu le - Can I help you ? - Yes, I am looking for the house of Emmanuel rencontrer à cette époque, il y a seulement 20 ans. J’espère organiser un jour, un voyage dans ce pays Levinas. - Who ? avec un groupe, cela nous permettra de nous revoir. Jour 7 Avant le départ, je viens sur la place centrale m’offrir un dernier restaurant lithuanien. J’en profite pour De retour à l’hôtel, avant le taxi pour l’aéroport, je vais observer une dernière fois devant la synagogue. Un soleil bas l’illumine. L’espace d’un instant, j’imagine. passer à l’office du tourisme, j’ai une question à leur 10