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4REPÈRES ET TENDANCES
4CONJONCTURES
4DOSSIER
4LIVRES ET IDÉES
ÉTATS-UNIS
PATRICK CHAMOREL
*
Une élection capitale
et atypique
L’élection présidentielle américaine, en novembre prochain, est capitale par ses enjeux : les États-Unis vont-ils
confirmer, et pour longtemps, leur attitude unilatéraliste dans la gestion des affaires du monde ? Le Parti républicain va-t-il poursuivre et conforter sa domination,
marquant ainsi une évolution en profondeur de l’opinion ? Cette élection est également atypique à cause de
l’importance, dans les motivations des électeurs, des
questions liées à la politique étrangère, à la sécurité intérieure et à l’Irak. Sur ces points, la ligne de Kerry serait
sans doute aussi ferme que celle de Bush, mais plus
ouverte au multilatéralisme, s’efforçant de réintégrer
l’Amérique dans la communauté internationale. Sur les
questions économiques, les positions des deux candidats
sont moins éloignées qu’on ne pourrait le croire. Kerry
ne reviendrait probablement que très partiellement sur
les baisses d’impôts de Bush. C’est sur les questions de
société que les divergences sont finalement les plus marquées entre les deux protagonistes.
* Crown Visiting Professor of Government, Claremont McKenna College (Californie).
L’
élection présidentielle du 2 novembre prochain se présente comme
un référendum sur la présidence de
George W. Bush, l’une des plus inédites
et controversées de l’histoire politique
américaine. Elle est dominée par les
enjeux de sécurité nationale, et en particulier la situation en Irak : c’est le sentiment de réussite ou d’échec de la
politique irakienne de Bush qui devrait
être déterminant pour les électeurs. Les
enjeux de l’élection sont considérables :
de l’issue du scrutin dépendront en partie les chances de succès des États-Unis
en Irak et les conditions du retrait américain. La réélection de Bush ratifierait
les orientations de sa politique étrangère, que son programme électoral
modéré d’il y a quatre ans ne laissait en
rien présager. Sans remettre en cause la
priorité et la fermeté de Bush en
matière de sécurité nationale, Kerry
inaugurerait un changement de philosophie et de style dans les relations des
États-Unis avec ses alliés et le reste du
monde. Bush a provoqué une vague
d’antiaméricanisme peut-être sans précédent dans le monde. Contrairement à
la tradition (la préférence des gouvernements étrangers pour la continuité à
Washington), la plupart des leaders politiques étrangers souhaitent la défaite du
président américain.
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ÉTATS-UNIS
Les résultats pourraient être serrés,
fragilisation d’Israël et des régimes
compte tenu de l’équilibre et de la polamodérés du Moyen-Orient, limitation
risation des forces politiques. Cependes marges de manœuvre diplomatiques
dant, en juin 2004, 61 % des Américains
et militaires de Washington, risques de
– contre 36 % – pensaient que le pays
nouvelles tensions transatlantiques.
était engagé dans la mauvaise voie.
L’expérience montre que la marge de
Les dernières élections s’étaient plutôt
victoire aux élections où figure un présijouées sur l’économie, la personnalité
dent sortant est généralement plus
des candidats, les scandales. L’économie
nette que lorsque les deux
sera certes un facteur
candidats se présentent
important dans les États polipour la première fois. Mais la
tiquement critiques du
Depuis la guerre
campagne électorale n’est
Middle West touchés par les
froide et le
pas encore entrée dans sa
pertes d’emplois industriels.
Vietnam, les
phase intensive, qui démarMais les effets positifs, dans
rera après la convention
l’opinion, du retour à une
candidats et
républicaine début septemcroissance forte créatrice
présidents
bre. Des interrogations
d’emplois ont été largement
républicains ont
demeurent sur la crédibilité
annulés par le pessimisme lié
de John Kerry, le choix de
à la situation en Irak.
joui d’une
son colistier, la réticence des
crédibilité
électeurs à changer de monDe ce point de vue, l’élection
supérieure
ture au milieu du gué, les
de 2004 évoque celles du
performances des candidats
temps de la guerre froide.
au regard des
dans les débats télévisés et
En 1960, au paroxysme de
enjeux de
l’impact de la candidature de
la tension, Kennedy l’avait
politique
Ralph Nader.
emporté en exploitant le
thème du « missile gap »
internationale,
En outre, la fluidité de la
face à Richard Nixon, pource qui confère
situation en Irak et des évétant plus anticommuniste
à Bush un
nements imprévus peuvent
que lui. Les élections de 1964
encore venir troubler le jeu.
et 1968 avaient en toile de
avantage.
La capture d’Oussama Ben
fond la guerre du Vietnam. En
Laden profiterait à Bush. Un
1980, la crise des otages
nouvel attentat terroriste aurait
américains en Iran a précipité la défaite
vraisemblablement l’effet inverse des
de Carter. Depuis la guerre froide et le
attentats de Madrid sur les élections
Vietnam, les candidats et présidents
législatives espagnoles de mars dernier :
républicains ont joui d’une crédibilité
l’unité nationale se ferait autour de
supérieure au regard des enjeux de poliGeorge Bush. Le procès de Saddam
tique internationale, ce qui confère à
Hussein, prévu à l’automne, pourrait
Bush un avantage.
aussi créer un climat favorable au président sortant.
Bush se présente aux électeurs comme
un « président de temps de guerre ».
Cependant, un sentiment croissant d’enLe poids inhabitueL
lisement
en Irak a conduit à l’érosion
des questions
progressive
de la crédibilité qu’il avait
internationaLes
acquise depuis le 11 septembre 2001.
out comme la présidence de
Outre l’absence d’armes de destruction
George Bush, cette élection est
massive, les pertes de soldats américains
dominée par les enjeux de politique
et les révélations sur la torture de priétrangère et de sécurité. Elle intervient
sonniers irakiens, les changements fréalors que les Américains peuvent crainquents de la stratégie américaine et le
dre, en Irak, le spectre d’un semi-échec
débat sur le nombre adéquat de soldats
aux conséquences potentielles incalculanécessaires sur le terrain ont jeté un
bles : discrédit des États-Unis, victoire
doute sur la compétence de l’adminisrevendiquée par les militants islamistes,
tration Bush. Une commission d’enquête
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et l’ancien responsable de la lutte antiterroriste à la Maison Blanche ont même
mis en cause la détermination de Bush
dans la lutte anti-terroriste pendant la
période qui a précédé le 11 septembre.
La prévalence des enjeux liés à la sécurité nationale n’a pas manqué d’affecter
la campagne de John Kerry. Celui-ci doit
une large part de son succès dans les
primaires démocrates à la crédibilité que
lui confère son passé héroïque au
Vietnam. Il neutralise ainsi une partie de
l’avantage dont bénéficie Bush. Il est difficile pour un démocrate d’être le challenger dans une élection dominée par
les questions de sécurité nationale. Le
contexte politique l’empêche – contrairement à Ralph Nader, favorable au
retrait immédiat des troupes américaines – de bénéficier directement des
déboires de Bush en Irak. En effet, à
court terme, plus la situation militaire se
dégrade en Irak, plus les électeurs se rallient autour du président, qui tire bénéfice du réflexe d’unité nationale et de la
peur de l’alternance politique. Kerry
s’abstient de critiques qui se révèleraient
contre-productives, préférant appuyer la
ligne ferme du président tout en misant
sur l’érosion progressive de sa crédibilité.
une opinion
profondément divisée
C
elle de Kerry est au centre de la
campagne. Une course s’est instaurée entre les deux camps pour modeler
son image dans l’opinion, à travers des
spots publicitaires. Les républicains le
dépeignent comme un homme de gauche du Massachusetts, faible sur les
questions de défense nationale, partisan
de dépenses supplémentaires et de
hausses d’impôts, et inconstant dans ses
votes au Sénat. Ayant tiré les leçons de
la défaite de Michael Dukakis en 1988,
Kerry répond vigoureusement aux attaques. Mais il est paradoxalement
contraint à limiter ses attaques contre le
bilan du président sortant.
Une autre caractéristique de cette
élection est la polarisation extrême de
l’électorat. L’Amérique rurale de l’intérieur et du Sud reste attachée à la
UNE ÉLECTION CAPITALE ET ATYPIQUE
religion et aux valeurs traditionnelles,
et a tendance à voter républicain ;
l’Amérique des deux côtes et des grandes villes est plus cosmopolite, racialement et ethniquement mixte, mieux
formée, plus prospère et plus tolérante,
et penche vers le Parti démocrate.
La distance idéologique entre les deux
partis s’est creusée, surtout à cause du
glissement à droite du Parti républicain.
Cette polarisation s’est encore aggravée
au cours de la présidence Bush. À côté
des questions de société, la sécurité
nationale a ouvert un nouveau front : les
Américains sont divisés en deux moitiés
égales sur la guerre en Irak, mais 80 %
des républicains sont pour, contre 20 %
des démocrates.
dépenses publiques, notamment dans
l’éducation et la santé. Les libertaires
ont combattu le « Patriot Act » au motif
qu’il rogne les libertés sous couvert de
une mobiLisation
la lutte antiterroriste. Les néoconser exceptionneLLe
vateurs
ont reproché à Donald Rumsfeld
dans Les deux camps
l’insuffisance des effectifs en Irak et les
a situation des partis politiques est,
reculades face aux insurgés de Felluja
elle aussi, inhabituelle. Jouant profil
et Najaf. La base reste néanmoins solide :
bas depuis le 11 septembre 2001 par
75 % des républicains continuent
crainte d’être taxé d’antià approuver la façon dont
patriotisme, le Parti démoBush gère la situation en
En 2004, la
crate est sorti revigoré de
Irak et 89 % d’entre eux
ses primaires. D’abord
ont une opinion positive
mobilisation des
divisé sur la question de la
du président. Ils le plébiscideux partis est
guerre, il s’est rassemblé
tent en ce qui concerne les
exceptionnellement
derrière
un
candidat
baisses d’impôts, l’éventuel
consensuel. Il a écarté
amendement constitutionforte.
Gephardt et Lieberman,
nel interdisant les mariages
George Bush
Le profil des candidats est également
favorables à la guerre en
homosexuels, le « Patriot
a levé plus de
contrasté : Bush est religieux, manichéen,
Irak, mais aussi Howard
Act » et le soutien indéfecpeu curieux intellectuellement, mauvais
Dean qui constituait une
tible à Israël.
200 millions
orateur. Kerry est raffiné, intelligent,
cible trop facile pour Bush.
de dollars pour
réfléchi, analytique, plus cosmopolite.
Kerry se situe au centre de
En 2004, la mobilisation des
sa campagne
Alors que Bush avait rarement voyagé à
gravité de son parti. Il
deux partis est exceptionl’étranger avant son élection, Kerry a été
rejette le protectionnisme,
nellement forte. George
et Kerry
à l’école en Suisse et passé quelques étés
revendiqué dans les primaiBush a levé plus de 200
à peine moins,
en
France.
Tous
deux
res par Gephardt et
millions de dollars pour sa
un record dans
ont cependant en commun d’être issus
Edwards. Depuis ses débuts
campagne et Kerry à peine
de familles fortunées de Nouvelleau Sénat au centre-gauche
moins, un record dans les
les deux cas.
Angleterre et d’avoir fréquenté les
sous la présidence de
deux cas. Les campagnes
meilleures universités de la côte Est. Mais
Reagan, il a adopté un profil
publicitaires se concentrent
Kerry est tout ce que Bush a refusé d’êplus centriste. Et les autres candidats des
sur les États-charnières. Les républicains
tre : un élitiste du Nord-Est. L’un a été
primaires ne l’ont pas trop égratigné,
bénéficient d’une forte organisation sur
gouverneur du Texas un peu par hasard
pour qu’il conserve toutes ses chances
le terrain, surtout dans les États-clés du
et grâce à son nom, l’autre a suivi une
contre Bush. Même la gauche minoMiddle West, l’Oregon, l’Arizona et le
carrière politique au Massachusetts et au
ritaire du parti le soutient, en dépit
Nouveau-Mexique.
Sénat, dans le giron du clan
des critiques qui lui sont
Kennedy. Kerry n’est donc pas
adressées sur la priorité qu’il
Les élections présidentielles américaiBush est
tout à fait l’anti-Bush – alors
affiche pour le retour à
nes se décident souvent sur le taux de
que John Edwards, qui a partil’équilibre budgétaire par
participation des démocrates. Or, la
religieux,
rapport aux dépenses sociacipé aux primaires, pouvait
participation électorale a été nettemanichéen, peu
les, et sur son refus de
exploiter son enfance modesment supérieure à ce qu’elle est d’habicurieux
réduire les dépenses militaitude dans les primaires démocrates, y
te dans une famille d’ouvriers
compris parmi les indépendants lorsdu textile de Caroline de intellectuellement, res et de se retirer d’Irak.
qu’ils pouvaient voter. Une participation
Nord et évoquer la fermeture
mauvais orateur.
Le Parti républicain, lui, n’a
élevée nuit généralement au président
de l’usine de son père.
Kerry est raffiné,
pas dérogé à sa traditionnelle
sortant. D’autre part, l’expérience mondiscipline. Aucun adversaire
tre que les élections où figure un sorKerry n’a pas gagné les priintelligent,
n’a défié Bush dans les pritant conduisent à des résultats plus
maires démocrates pour son
réfléchi,
maires. Pourtant, les répunets que les élections sans sortant. Ce
charisme, son bilan législatif,
analytique, plus
blicains n’ont pas hésité à
fut le cas dans le passé au bénéfice de
l’originalité de ses idées. Sa
critiquer le président au
Nixon, Reagan et Clinton, et aux
personnalité n’enthousiasme
cosmopolite.
cours de son mandat : cerdépens de Ford, Carter et Bush père.
pas même les plus fervents
tains ont dénoncé son attiLe fait que tous les vainqueurs, en juin
démocrates. Il est sans doute
tude protectionniste dans la sidérurgie et
de l’année électorale, aient rassemblé
plus talentueux que Mondale, Dukakis
l’agriculture, ainsi que l’emballement des
plus de 50 % d’opinions positives et les
ou même Gore, mais moins que Clinton
– bien qu’il puisse sans doute avoir une
stature présidentielle.
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ÉTATS-UNIS
vaincus moins de 50 % est de mauvais
augure pour Bush. D’autant plus que les
votes des indécis (10 % de l’électorat)
au début de l’été bénéficient généralement au challenger…
de Lourds enjeux
pour Les partis
L’
élection de 2004 – surtout en cas
de victoire de Kerry – pourrait faire
évoluer d’une part les rapports de force
politiques, et d’autre part les orientations de politique étrangère et de politique économique et sociale.
Le résultat de la présidentielle ne devrait
d’ailleurs influencer les élections au
Congrès qu’en cas de nette victoire de
l’un ou l’autre candidat. Le pronostic
actuel est que les deux chambres
devraient rester, de peu, républicaines.
Au Sénat, les républicains profiteront de
la retraite de cinq sénateurs démocrates
dans leur bastion du Sud conservateur. À
la Chambre des représentants, le découpage des circonscriptions par les majorités parlementaires des États favorise
aussi les républicains. Le Sénat a néanmoins plus de chances de basculer que
la Chambre. En tout état de cause, les
faibles majorités actuelles devraient se
réduire encore davantage, compliquant
la mise en œuvre du programme du
vainqueur de la présidentielle.
L’équilibre actuel des forces masque en
fait le dynamisme supérieur du Parti
républicain depuis une dizaine d’années,
encore renforcé depuis les attaques du
11 septembre. Ce parti dispose de la
L’élection donnera également aux partis
Maison Blanche, de majorités (étroites)
l’occasion de se repositionner. Au sein
dans les deux chambres du Congrès, et
du Parti républicain, les néoconservade la plupart des postes de gouverteurs devraient perdre une partie de
neurs et des majorités parlementaires
leur influence, et les tenants du libéradans les 50 États. Pour la première fois
lisme économique contribuer à une
depuis le début du siècle, les inscrits
inflexion de la politique budgétaire en
républicains sur les listes électorales
faveur d’une réduction des dépenses
sont aussi nombreux que les inscrits
publiques et du déficit. Pour les démodémocrates. Le réalignecrates, une victoire de Kerry
ment du Sud se poursuit au
serait surtout l’occasion de
Une défaite
profit du Parti républicain.
renforcer, dans le domaine
Contre toute attente, le
de la politique étrangère,
de Bush
parti du président a gagné
la crédibilité d’un parti qui
marquerait
des sièges au Congrès
souffre d’un handicap depuis
l’échec de sa
aux élections intermédiaires
le Vietnam et la guerre
de 2002, dans la foulée
froide.
tentative de
du 11 septembre. Il a pris
redéfinir le rôle
l’avantage dans les régions
Une défaite de Bush disqualides États-Unis
les plus dynamiques sur le
fierait ses orientations
plan économique et démocontroversées en politique
dans le monde
graphique.
étrangère et en matière de
après un choc
sécurité nationale. Elle marinternational, là
La réélection de Bush vienquerait l’échec de sa tentadrait évidemment confirtive de redéfinir le rôle des
où Roosevelt et
mer cette supériorité. Une
États-Unis dans le monde
Truman avaient
victoire de John Kerry
après un choc international,
réussi.
– surtout si elle s’accompalà où Roosevelt et Truman
gne du basculement d’une
avaient réussi. Cela devrait
des chambres du Congrès –
nuire à la réputation du parti
impulserait une nouvelle dynamique
dans ces domaines, peut-être pour longdémocrate. Cependant, contrairement
temps. La perte de crédibilité des répuà Roosevelt ou Reagan, ni Bush ni Kerry
blicains en matière économique à la
ne semblent porteurs d’une vision
suite de la défaite de Hoover a duré plususceptible d’entraîner un réalignement
sieurs décennies, de même que celle des
partisan sur plusieurs cycles électodémocrates en politique étrangère après
raux.
Carter.
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Inversement, si Kerry réussit dans la
lutte contre le terrorisme et la prolifération nucléaire, qui domineraient son
agenda, le Parti démocrate pourrait
en profiter pour longtemps. Clinton
avait recentré le Parti démocrate en le
rapprochant du monde des affaires, en
prônant le libre-échange, l’équilibre budgétaire, la sévérité dans la lutte contre la
criminalité et l’arrêt de l’assistanat aux
plus défavorisés, toutes choses que
Kerry ne remettrait pas en cause. Mais
Clinton n’avait jamais été crédible en
matière de défense, ayant volontairement échappé à la conscription au
Vietnam, ce qui avait compliqué ses relations avec l’armée et la population.
Grâce à son passé militaire, Kerry apparaît comme l’anti-Clinton.
poLitique étrangère :
priorités sembLabLes,
approches différentes
L
es orientations d’une administration
Bush bis ou Kerry en politique
étrangère diffèreraient sur la forme plus
que sur le fond. Quel que soit le prochain président, la priorité et le prisme
de la politique américaine resteront la
lutte contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive.
Les événements, les pressions politiques
et les convictions de Kerry le conduiront à la fermeté sur les questions de
sécurité nationale. C’est ainsi qu’il propose de recruter 40 000 soldats supplémentaires et d’augmenter le budget du
nouveau ministère de la Sécurité intérieure. Il se montre plus dur que Bush
sur la question de la prolifération
nucléaire, en particulier vis-à-vis de la
Corée du Nord et de l’Iran.
Cependant, le premier dossier du nouveau président sera évidemment l’Irak et
la définition des modalités d’un retrait
progressif des troupes américaines sans
nuire à la stabilité politique et à la sécurité du pays. Bush et Kerry comprennent
que les États-Unis ne peuvent échouer
en Irak, en raison des énormes conséquences qu’entraînerait un tel échec. Ils
redéfiniront probablement à la baisse les
critères de succès de l’intervention américaine. Kerry privilégierait la sécurité
par rapport à la démocratie au Moyen-
UNE ÉLECTION CAPITALE ET ATYPIQUE
Orient. Il a par ailleurs insisté, pendant la
campagne, sur les avantages que la politique américaine tirerait de son crédit
international personnel.
par Bush. Le climat des relations transatlantiques devrait s’améliorer, bien que les
facteurs structurels de tension subsistent. La position de Kerry vis-à-vis de la
construction politique de l’Europe devra
Dans le conflit israélo-palestinien, Kerry
être précisée, mais elle sera sans doute
devrait poursuivre le soutien à Israël. Il a
différente de celle de Bush, qui s’est
évité de critiquer le gouverefforcé d’encourager les divinement d’Ariel Sharon pensions internes du Vieux
dant la campagne. Il pourrait
Continent.
Kerry se montre
néanmoins pratiquer une
plus dur que
diplomatie plus active que
économie :
Bush sur la
celle de Bush pour parvenir
pLus de nuances
à un règlement.
question de
que de
les États du Middle West les plus touchés
par les pertes d’emplois industriels sont
également ceux où va se jouer l’élection.
Au-delà de cette question, c’est la sécurité
économique qui fait débat, en raison de la
précarisation, des pertes de salaires pour
les ouvriers poussés vers les services, de
la baisse de la couverture médicale et des
retraites, et de la hausse accélérée du
coût des assurances-santé.
Kerry propose de lutter contre les délocalisations en offrant aux entreprises des
incitations fiscales (impôt sur les bénéfices réduit à 10 % la première année, à
33 % ensuite au lieu de 35 %), pour qu’elles rapatrient leurs bénéfices réalisés à
l’étranger et cessent de se délocaliser.
Les recettes fiscales supplémentaires
permettraient, selon lui, de subventionner la baisse du coût des assurancessanté. De telles mesures ont peu de
chances de se révéler efficaces, car les
délocalisations sont motivées surtout
par la différence de coût de la maind’œuvre et la nécessité de se rapprocher des marchés à conquérir.
contrastes
la prolifération
Les deux candidats ont des
nucléaire,
expériences, des philoson politique intérieure, le
phies et des visions très
programme de Kerry est
en particulier
différentes des affaires interprudent. Il contraste davanvis-à-vis de la
nationales et du rôle des
tage avec celui de Bush sur
Corée du Nord
États-Unis dans le monde.
les questions de société que
Contrairement à Bush avant
sur l’économie. La défaite de
et de l’Iran.
2000, Kerry a évolué dans
Bush père en 1992 a enseides milieux internationaux
gné au fils que même les
et a servi au Vietnam. Il a une longue
victoires militaires ne peuvent compenexpérience au sein de la Commission
ser un bilan économique médiocre.
des Affaires étrangères du Sénat, et l’esGeorge W. Bush a donc usé de tous
sentiel de son bilan législatif a trait aux
les moyens à sa disposition pour relancer
relations internationales. Il privilégiera
la croissance – avec la coopération
Kerry comme Bush se proclament favoles approches diplomatiques plutôt que
d’Alan Greenspan à la Réserve fédérale :
rables au libre-échange, même si Kerry, à
militaires, mais sans exclure de recourir
baisse massive des impôts, explosion
l’instar de la plupart des démocrates,
à la force en dernier ressort. Il croit aux
des dépenses publiques, baisse du dollar,
insiste sur l’insertion de clauses sociales
vertus du multilatéralisme mais sans naïtaux d’intérêt bas, pressions sur les monet écologiques dans les accords comveté : il souhaitait poursuivre les inspecnaies asiatiques. La croissance
merciaux. Compte tenu du
tions en Irak et obtenir le feu vert des
est repartie à vive allure à
fait que la baisse du dollar
Nations unies avant d’entrer en guerre.
partir de la mi-2003. Mais la
n’a pas réduit sensiblement
Kerry ne
Néanmoins, il insiste sur le fait qu’aupanne des créations d’emle déficit commercial, Kerry
remettrait en
cune institution ni aucun pays ne saurait
plois jusqu’à l’issue des pripourrait adopter une atticause les baisses
empêcher les États-Unis d’assurer seuls
maires démocrates a focalisé
tude plus dure vis-à-vis des
leur sécurité si nécessaire. Pour lui, l’unices élections sur la « désinpartenaires commerciaux
d’impôts du
latéralisme sera l’option de dernier resdustrialisation » et les délodes États-Unis, en faisant
président
sort, alors que Bush est enclin à la
calisations, vers la Chine pour
pression pour que certains
républicain
préférer au multilatéralisme. Mais Kerry
l’industrie, vers l’Inde pour les
d’entre eux, comme la
pourrait être limité dans sa volonté
services. Richard Gephardt et
Chine et le Japon, réévaluent
(1 100 milliards
d’ouverture par le Congrès, où les néoJohn Edwards ont même
leurs devises et ouvrent
de dollars) que
conservateurs sont influents. Toutefois, à
donné aux primaires une
davantage leurs marchés.
pour les 2 %
l’inverse de l’attitude de Bush – rejet pur
tonalité protectionniste.
et simple du Protocole de Kyoto ou du
En matière fiscale, Bush soud’Américains qui
traité sur la Cour pénale internaLe rythme élevé des créations
haite persévérer dans la voie
gagnent plus de
tionale –, il s’efforcera de maintenir le
nettes d’emplois – 300 000
des allègements. Kerry ne
200 000 dollars
dialogue international.
par mois en moyenne – au
remettrait en cause les baisprintemps 2004 limite l’exses d’impôts du président
par an.
Une victoire démocrate signalerait un
ploitation que peut faire Kerry
républicain (1 100 milliards
changement de ton et d’attitude vis-à-vis
du bilan économique de Bush.
de dollars) que pour les 2 %
des Européens et des Nations unies.
Il n’en reste pas moins que l’économie
d’Américains qui gagnent plus de
Kerry a à cœur de rétablir le standing
avait perdu 3 millions d’emplois nets
200 000 dollars par an. Les 500 milliards
international des États-Unis, compromis
depuis l’élection de Bush. Or, précisément,
de dollars de recettes supplémentaires
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ainsi générées sur dix ans permettraient
de couvrir une partie des 900 milliards
que Kerry souhaite affecter à l’amélioration de la couverture santé. Kerry a tiré
les leçons de l’échec du projet de
Clinton d’instituer une couverture
médicale universelle. Il vise néanmoins,
dans un premier temps, à permettre à
27 millions de personnes d’être couvertes, sur les 44 millions de non-assurés. À
terme, il voudrait étendre le système
d’assurance des employés fédéraux à
tous, via des crédits d’impôt.
Comme sous la présidence Reagan, le
déficit budgétaire a explosé depuis l’élection de Bush, en raison du ralentissement économique, des baisses d’impôts
et du dérapage des dépenses publiques
(au profit notamment du Pentagone et
de l’Irak, de la sécurité intérieure et des
programmes sociaux). D’un excédent de
236 milliards de dollars en 2000, le budget est passé à un déficit d’environ 500
milliards pour 2004. Kerry veut réduire
ce déficit de moitié en quatre ans, Bush
en cinq ans.
des cuLtures opposées
sur Les questions
de société
B
ush souhaite réduire les seules
dépenses discrétionnaires, qui
représentent 20 % du budget. La
défense, la sécurité intérieure, les retraites et la santé seraient épargnées. Or,
selon les experts, la croissance ne suffira
pas à combler le déficit. Kerry, suivant
l’exemple de Clinton, veut donner la
priorité au retour à l’équilibre budgétaire. D’après les républicains, il manquerait cependant 900 milliards de dollars
de recettes dans ses projections pour
couvrir ses 1 700 milliards de dépenses
nouvelles. La situation budgétaire américaine devrait se dégrader encore à partir
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de 2006, avec le début du remboursement des médicaments aux personnes
âgées couvertes par Medicare. Le déficit
des régimes de retraites et de soins
devrait exploser à partir de 2009 avec la
sortie des baby-boomers du marché du
travail. Contrairement à Kerry, Bush souhaite privatiser une partie du système de
retraites.
Les contrastes les plus importants entre
les positions des deux candidats concernent les questions de société. Bush est
pour la peine de mort, Kerry contre,
sauf pour les terroristes ; Bush est
contre le droit à l’avortement, Kerry
pour ; Kerry est pour un renforcement
du contrôle des armes à feu, Bush
contre. Mais l’enjeu le plus
explosif concerne le mariage
Au cours de son premier
homosexuel. Les deux candiContrairement
mandat, le président républidats y sont opposés (bien
à Bush, Kerry
cain a essayé de neutraliser
que Kerry soit favorable à
l’avantage dont jouissent tral’union civile). Bush a promis
entend forcer
ditionnellement les démocraun amendement constitules constructeurs
tes dans l’opinion en matière
tionnel visant à l’interdire, en
automobiles
d’éducation et de santé. Ses
cas d’activisme judiciaire sur
réformes n’ont pourtant
la question, mais un tel
à réduire la
convaincu ni son parti, hosamendement
n’aurait aucune
consommation
tile à l’extension de l’action
chance d’être adopté. Le
des véhicules.
du gouvernement, ni les
danger pour Kerry est que la
démocrates, qui estiment
droite religieuse propose
insuffisants les rembourseaux électeurs de certains
ments des médicaments aux personnes
États de se prononcer par référendum,
âgées et dénoncent les « cadeaux » faits
le jour de l’élection présidentielle, sur
aux laboratoires pharmaceutiques et aux
l’interdiction de ces mariages : le surcroît
compagnies d’assurances.
de participation électorale au bénéfice
de Bush pourrait suffire à lui donner la
En matière d’immigration, Kerry irait
victoire dans les États les plus contestés.
plus loin que les récentes propositions
de Bush, en permettant aux travailleurs
En somme, le prochain président conticlandestins sans casier judiciaire d’obtenuera à être confronté aux contraintes
nir la naturalisation après cinq années
internationales nées du 11 septembre et
de travail et de résidence. Les relations
de la guerre en Irak. Mais Kerry, s’il est
avec le Mexique s‘en trouveraient améélu, renouera avec la communauté interliorées.
nationale. En politique intérieure, il
devrait embrasser des réformes modesDans le domaine de l’environnement,
tes et progressives, par exemple dans le
point faible de Bush, proche des milieux
domaine fiscal et de la santé, afin de favode l’énergie, Kerry souhaite privilégier
riser le retour aux équilibres budgétailes solutions s’appuyant sur des mécanisres. En gouvernant au centre-droit de
mes de marché. Les deux candidats proson parti, il serait plus proche que Bush
mettent l’indépendance énergétique,
du centre de gravité de la politique amépourtant de plus en plus chimérique.
ricaine. g
Contrairement à Bush, Kerry entend
forcer les constructeurs automobiles à
réduire la consommation des véhicules.