Fin de l`Histoire ou Choc des civilisations ?

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Fin de l`Histoire ou Choc des civilisations ?
Fin de l’Histoire ou Choc des civilisations ?
Le 4 février 2012, l’ancien ministre de l’intérieur Claude Guéant avait déclaré, à l’occasion
d’un meeting organisé par un syndicat étudiant : « Toutes les civilisations ne se valent pas.
Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles
qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui
acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique. ». Ce discours très
controversé relança le débat d’idées initié à la fin des années 1990 par deux professeurs
d’université américains, Francis Fukuyama et Samuel Huntington. Tous deux tentèrent de
penser le monde après 1989, après la chute du mur de Berlin et du bloc soviétique, après
l’extension de la démocratie aux anciens satellites de l’URSS, avec des conclusions bien
différentes. Le monde de l’après-guerre froide, nouvel ordre mondial, ou nouveau désordre
mondial ?
Francis Fukuyama, chercheur en sciences politiques américain et conseiller au ministère de
la défense à Washington, publie en 1989 dans la revue The National Interest un article intitulé
« La fin de l’Histoire », développé trois ans plus tard dans l’essai La Fin de l’Histoire et le
dernier Homme. Selon lui, la fin de la Guerre froide marque la victoire idéologique de la
démocratie et du libéralisme sur les autres idéologies politiques. Le consensus croissant
autour des droits de l’homme, de la démocratie et de l’économie libérale constituerait une
sorte de « point final de l’évolution idéologique de l’humanité ». S’inspirant des thèses de
Hegel et Kojève, il estime que « la solution du problème de l’Histoire a été trouvée dès la
Révolution française. Les expériences historiques postérieures ont été des mises en œuvre de
ses principes. Les grandes formes d’alternance ne sont pas parvenues à les dépasser. Ce sont
des détours ».
C’est donc la supériorité de ce système politique sur tous les autres qui assurerait sa
prédominance à terme, et la fin de la plupart des conflits importants. Le village planétaire
devrait donc constituer l’horizon du XXIème siècle. En apparence, la fin des blocs et la
mondialisation des échanges économiques semblent donner raison à Fukuyama.
L’enlargement démocratique et libéral, illustré par l’augmentation du nombre de régimes
démocratiques (et notamment par l’entrée dans l’UE des ex satellites soviétiques), le retour de
l’ONU sur la scène internationale, les accords de désarmement comme le traité de nonprolifération des armes atomiques de 1995, ou la hausse du libre-échange par le biais des
organisations supranationales comme le Mercosur, la CEI, l’ALENA ou l’OMC, est une
réalité incontestable.
Cependant, cette mondialisation n’implique en fait aucune unité politique ou culturelle. Au
contraire, on assiste depuis 20 ans à une multiplication de conflits sanglants. L'auteur ne
reconnaît aucun autre système politique concurrent à la démocratie libérale, et balaie d'un
revers de main en un seul paragraphe les menaces à la paix mondiale ; menaces nationaliste
comme en ex-Yougoslavie, ou nucléaire avec les essais atomiques coréens et les recherches
iraniennes. Il occulte de plus le chaos permanent qui règne dans certaines régions de
l’Afrique, comme au Soudan, au Rwanda, ou plus récemment au Mali, et le conflit israélopalestinien qui secoue le Proche-Orient depuis plus d’un demi-siècle. De plus, l’Islam n'aurait
d’attrait que pour les pays actuellement islamiques, le temps de ses conquêtes culturelles
serait passé, et il succomberait lui aussi à terme aux valeurs de l'Occident libéral. Au vu des
deux dernières décennies, c'est son contradicteur Samuel Huntington qui apparaît plus
convaincant. Selon lui, le monde évolue vers l’éclatement plutôt que vers l’unification, vers
les clivages et les rivalités plutôt que vers la paix.
Le second intellectuel américain à avoir abordé « l’après communisme » ne croit pas un
seul instant que la démocratie libérale soit l’horizon indépassable de notre temps. Professeur
de science politique à l’université de Harvard, Samuel Huntington avait publié en 1993, en
réponse à Fukuyama, un article intitulé « The clash of civilizations ? ». Devant l’ampleur des
réactions suscitées par son article, Huntington écrivit en 1996 un ouvrage traduit en français
sous le nom Le Choc des civilisations.
A l’instar d’André Malraux qui déclara que « le XXIème siècle sera religieux ou ne sera
pas », Samuel Huntington affirme que « Si le XIXème siècle a été marqué par les conflits des
États-nations et le XXème par l’affrontement des idéologies, le siècle prochain verra le choc
des civilisations car les frontières entre cultures, religions et races sont désormais des lignes
de fracture ». Au monde bipolaire de la guerre froide fondé sur l’antagonisme de deux blocs, a
succédé un monde multipolaire basé sur la concurrence des civilisations. Les civilisations se
définissent en termes de religion, de langue, d’Histoire, de valeurs, d’habitudes et
d’institutions. Huntington en compte neuf dans le monde actuel : les civilisations occidentale,
islamique, orthodoxe, chinoise, japonaise, hindou, bouddhiste, latino-américaine, et africaine.
Désormais, ce ne sont plus la conquête de territoires ou la lutte entre collectivisme et
libéralisme qui sont décisives, mais la confrontation entre les différentes civilisations qui
combattent pour conserver leur autonomie ou instaurer leur hégémonie.
La mondialisation favorise certaines aires, et en handicape d’autres. L’essayiste explique
notamment que la réussite économique de l'Extrême-Orient prend sa source dans la culture
asiatique. Les régions chrétiennes fleurissent économiquement, tandis que les perspectives de
prospérité des cultures musulmanes s’annoncent mauvaises.
Il analyse les menaces auxquelles l’Occident aura à faire face, et le confronte au monde
musulman. La guerre du Golfe ainsi que l’invasion de l’Irak pour faire tomber Saddam ont
montré que l'opinion publique musulmane se rangeait derrière le Raïs, alors que les
Occidentaux soutenaient (majoritairement) les Etats-Unis lors de leur intervention. Les
tenants des théories d’Huntington se sont sentis confortés dans leur crainte par les attentats du
11 Septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone. Aujourd’hui encore, le bloc
occidental plutôt laïc se trouve confronté au bloc musulman très religieux, dans le cadre d’une
hausse généralisée de l’islamisme, dans l’affaire des caricatures de Mahomet et du film
américain insultant l’Islam.
Il est peut-être excessif de parler de choc de civilisations. Le choc est plutôt perceptible
entre deux types de société, celles fondées sur la protection des libertés individuelles, et celles
qui, à l’inverse, dictatoriales et théocratiques s’appuient sur la censure et la répression pour
survivre. Tandis que la thèse de Fukuyama, qui théorise la démocratie libérale universelle
paraît idyllique, celle de Huntington, qui prédit un conflit Occident/Islam, est souvent jugée
pessimiste voire islamophobe. Cependant, bien qu’une majorité de musulmans éclairés et
acquis à la modernité réclament, notamment à travers les révolutions du printemps arabe, des
régimes légitimes et démocratiques, une autre minorité fanatiquement intolérante prêche un
islamisme radical, nouveau spectre anti-démocratique, totalitarisme du XXIème siècle.
Louis LE VIAVANT, TS4, 2013.