Choc des civilisations : le slogan et la réalité

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Choc des civilisations : le slogan et la réalité
Choc des civilisations : le slogan et la réalité
Écrit par Christian Brosio
Dimanche, 01 Février 2009 00:00
Depuis le traumatisme du 11-Septembre, le concept de « choc des civilisations » a connu un succès
spectaculaire, déchaînant les passions de ses partisans comme de ses adversaires. Alors que son
principal théoricien, Samuel P. Huntington, vient de disparaître, Aymeric Chauprade, l’un des principaux
maîtres d’œuvre du renouveau des études géopolitiques en France, fait le point dans un ouvrage qui
brosse un panorama complet et précis des nouveaux enjeux planétaires.
« Le conflit réveille des tensions et des violences très fortes. Si nous ne faisons rien, nous
risquons d’avoir un choc des civilisations, des guerres de religion qui mèneront le monde au
bord de la catastrophe, et l’Europe en particulier, parce qu’elle est sur la ligne de fracture des
civilisations. » En pleine offensive israélienne contre la bande de Gaza, Henri Guaino,
conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, s’inquiétait ainsi, dans un entretien au Monde (daté du 6
janvier), des répercussions possibles de cette attaque meurtrière jusqu’au sein des sociétés
européennes. En effet, durant les trois semaines de l’opération «Plomb durci », les tensions,
plus ou moins récurrentes depuis quelques années – notamment en France –, entre les
communautés musulmane – immigrée ou d’origine immigrée – et juive se sont soudain
exacerbées, l’une s’identifiant au peuple palestinien «agressé », l’autre au peuple israélien en
état de « légitime défense » contre le « terrorisme ». Dans le même temps, du Marocau
Pakistan, en passant par les pays du Proche-Orient, les foules musulmanes manifestaient une
nouvelle fois leur colère contre l’Etat hébreu et la « complicité » de la « communauté
internationale » – Etats-Unis et Union européenne en tête –à son égard.
Régulièrement évoquée depuis les attentats du 11 septembre2001 à New York et à
Washington, la menace d’un « choc des civilisations » offrait ainsi, aux yeux de maints
observateurs, une nouvelle illustration quelques jours, seulement, après la disparition, le 24
décembre2008, à l’âge de quatre-vingt-un ans, de son principal théoricien, le politologue
américain Samuel Philips Huntington, et juste avant l’installation à la Maison-Blanche de Barack
Obama.
Dans la foulée, un des principaux représentants de la jeune école française de géopolitique,
Aymeric Chauprade, directeur de cours au Collège interarmées de défense (CID), professeur à
l’université de Neuchâtel et invité dans de nombreuses universités étrangères, publie
aujourd’hui Chronique du choc des civilisations. Sous-titré « Actualité, analyses géopolitiques et
cartes pour comprendre le monde après le 11-Septembre », richement illustré, cet ouvrage
présente un décryptage à ce jour le plus complet, le plus clair et le plus précis des nouveaux
enjeux planétaires. Resituant ceux-ci dans la longue durée historique, il justifie son titre grâce à
une grille d’analyse originale qui permet de mieux appréhender un thème autour duquel est
entretenue une certaine confusion.
C’est en 1993 que Samuel P. Huntington, professeur de sciences politiques à Harvard, où il
dirige le John M. Olin Institute of Strategic Studies, devient célèbre en publiant, dans la revue
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Foreign Affairs, un article intitulé de façon interrogative: « The clash of civilizations ? ». Son
écho est tel qu’il entreprend de développer son propos dans un livre, publié trois ans plus tard
sous le titre: The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Le point
d’interrogation a disparu. Les débats passionnés suscités par l’article sortent des cercles
spécialisés. Best-seller mondial, l’ouvrage sera traduit en trente-neuf langues. Paru en France,
en 1997, sous le titre le Choc des civilisations, il sera plusieurs fois réédité.
Que dit Huntington ? Que « la culture, les identités culturelles qui, à un niveau grossier, sont
des identités de civilisation, déterminent les structures de cohésion, de désintégration et de
conflits dans le monde d’après la guerre froide ».
Autrement dit que, depuis l’effondrement de l’Union soviétique, les rapports internationaux ne
sont plus régis par des logiques strictement étatiques – ni même économiques ou idéologiques
–, mais par des logiques civilisationnelles. « La rivalité entre grandes puissances, écrit-il, est
remplacée par le choc des civilisations. Dans ce monde nouveau, les conflits les plus étendus,
les plus importants et les plus dangereux n’auront pas lieu entre classes sociales, entre riches
et pauvres, entre groupes définis selon des critères économiques, mais entre peuples
appartenant à différentes entités culturelles. »
L’ouvrage de Huntington peut se lire à deux niveaux. Le premier concerne l’affirmation que le
monde est constitué de civilisations différentes, que celles-ci ne sont pas destinées à
disparaître et qu’il existe entre elles des lignes de fracture qui ont jalonné l’histoire de l’humanité
avec plus ou moins d’intensité, et qui sont en train de se réveiller.
Ce faisant, Huntington n’a rien inventé. « L’histoire du monde est l’histoire des grandes
civilisations », soulignait déjà Oswald Spengler dans son célèbre Déclin de l’Occident (1928).
Max Weber, Emile Durkheim, Marcel Mauss, Arnold Toynbee, Immanuel Wallerstein, Fernand
Braudel et bien d’autres ont consacré une grande partie de leur vie à l’étude comparée des
civilisations et, parfois, aux conflits qui ont pu les opposer.
Pour toute personne qui s’intéresse au monde contemporain et à plus forte raison qui veut agir
sur le monde, remarquait déjà Braudel dans ses Ecrits sur l’histoire (1969), il est “payant” de
savoir reconnaître sur une mappemonde quelles civilisations existent aujourd’hui, d’être
capable de définir leurs frontières, leur centre et leur périphérie, leurs provinces et l’air qu’on y
respire, les formes générales et particulières qui existent et qui s’associent en leur sein.
Autrement, quelle catastrophique confusion de perspective pourrait s’ensuivre. »
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Et le grand historien notait, à propos de la bataille de Lépante (1571) qui, à l’entrée du golfe de
Corinthe, opposa la flotte chrétienne de la Sainte Ligue à l’armada ottomane d’Ali Pacha, qu’elle
fut un « de ces chocs sourds, violents, répétés, que se portent les bêtes puissantes que sont
les civilisations ». « Le choc des civilisations, écrit pour sa part Aymeric Chauprade, traverse les
siècles, et même, pour certaines civilisations, les millénaires ; il s ’apaise, puis reprend, et
donne à l’histoire des chocs sourds et puissants, comme si des plaques tectoniques venaient à
en découdre, causant d’immenses secousses dans l’humanité. »
Le premier exemple répertorié de ces «chocs » se situe en 1280 avant J.-C. : il s’agit de la
bataille de Kadesh, qui opposa l’empire égyptien de Ramsès II aux Hittites. La liste des « chocs
» qui ont suivi est longue. On peut énumérer, entre autres, l’affrontement, au début du Ve siècle
avant J.-C., entre le monde grec (l’Europe) et le monde perse (l’Asie) lors des guerres
médiques ; les guerres puniques entre Rome et Carthage, aux IIIe et IIe siècles avant notre ère,
mettant aux prises une nouvelle fois l’Europe et l’Asie, mais encore indiquait Braudel, « un
peuple essentiellement maritime et marchand [Carthage] et un peuple essentiellement terrien,
guerrier et paysan [Rome] »; la lutte millénaire entre l’islam et la chrétienté, ponctuée
d’épisodes qui ont profondément laissé leur empreinte dans les mémoires collectives : Poitiers
(732), les croisades (XIe-XIIIe siècles), les huit siècles de la Reconquista espagnole, la prise de
Constantinople par les Ottomans (1453), Lépante (1571), déjà cité, le siège de Vienne par les
Turcs (1683) ; la quasi-disparition des civilisations précolombiennes d’Amérique du Sud,
consécutive à l’arrivée des conquistadors ibériques ; le quasi-génocide des Indiens d’Amérique
du Nord lors de la conquête de l’Ouest ; la pénétration du christianisme en Chine et au Japon à
partir de la fin du XVIe siècle, puis, au XIXe , le dépouillement de l’empire du Milieu par les
puissances européennes.
En remettant ainsi au premier plan la réalité civilisationnelle, sa pluralité et sa conflictualité,
Samuel P. Huntington allait à rebours d’un certain universalisme occidental qui considère
l’humanité comme une abstraction dépouillée de ses appartenances profondes. D’où l’effet de
scandale créé par son livre.
Celui-ci (et l’article qui l’a précédé) a été souvent considéré comme une réponse à un autre
ouvrage retentissant, paru quatre ans avant le sien, la Fin de l’Histoire et le dernier homme
(1992) –précédé, lui aussi, par un article (publié en 1989 dans la revue National Interest) – de
son jeune collègue Francis Fukuyama, professeur d’économie et de sciences politiques à
l’université Johns Hopkins de Washington.
Empruntant l’idée de « fin de l’Histoire » à Hegel, Fukuyama prophétisait que la chute du mur
de Berlin ouvrirait la voie au triomphe universel du modèle démocratique occidental, de
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l’économie de marché et de l’idéologie des droits de l’homme, mettant ainsi un point final aux
conflits du passé.
La guerre de Yougoslavie, les conflits dans le Caucase et l’Asie centrale post-soviétiques, le
génocide rwandais – pour ne prendre que ces exemples – n’ont pas tardé à démentir
Fukuyama et à donner du crédit à Huntington. Crédit que sembleront confirmer, ensuite, la
dégradation continue de la situation au Proche-Orient, la montée du fondamentalisme islamique
et les attentats spectaculaires du 11 septembre 2001. C’est là qu’intervient le second niveau de
lecture de sa thèse, niveau non plus descriptif mais normatif.
Car Samuel P. Huntington n’était pas seulement professeur de sciences politiques. Longtemps
appointé par la CIA, proche de Zbigniew Brezinski, le grand théoricien du roll back, du
refoulement de la puissance russe vers l’intérieur de l’Eurasie, il occupa, sous l’administration
Carter, un poste important au Conseil national de sécurité, avant de travailler comme conseiller
au département d’Etat sous les administrations Reagan et Bush père. Par ailleurs, cofondateur
de la revue Foreign Affairs – celle-là même où il publia son article en 1993 et émanation du
Council for Foreign Relations –, il fut l’un de ceux qui pensèrent la politique extérieure
américaine au cours des trente-cinq dernières années.
Le Choc des civilisations n’est pas une étude désintéressée à la manière de Braudel, mais une
contribution (certes personnelle) à la redéfinition des objectifs stratégiques des Etats-Unis après
l’effondrement de l’URSS. Tout comme l’avait été, en son temps, la Fin de l’Histoire, de Francis
Fukuyama. Les deux ouvrages, en effet, correspondent à deux moments de l’après-guerre
froide. Le premier de ces moments –très bref – est celui du « nouvel ordre mondial » lancé par
George Bush père, celui de la « mondialisation heureuse » sous l’égide « bienveillante » de
l’Amérique, annonciatrice de « la fin de l’Histoire ». Le second est dominé par les difficultés de
plus en plus grandes rencontrées par Washington à faire triompher ce programme, à maîtriser
l’évolution du monde ; ce moment est celui de la «guerre contre le terrorisme ».
Promoteurs, après le 11 septembre 2001, de cette « guerre contre le terrorisme », les
néoconservateurs qui entourent alors George W. Bush vont puiser chez Huntington de quoi
justifier leur rhétorique et leur action, faisant du « choc des civilisations » un slogan
mobilisateur. Parfois au corps défendant de l’intéressé. En effet, celui-ci ne partage pas la
politique impérialiste agressive de l’administration Bush. « Pour éviter une guerre majeure entre
civilisations, souligne-t-il au contraire, il est nécessaire que les Etats-noyaux s’abstiennent
d’intervenir dans des conflits survenant dans d’autres civilisations. » S’abritant derrière le renom
médiatique de Huntington, les néoconservateurs sont, en réalité, plus directement inspirés par
les travaux de l’islamologue britannique Bernard Lewis. C’est d’ailleurs lui le véritable inventeur
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de l’expression « choc des civilisations » : « La crise au Proche-Orient […] ne surgit pas d’une
querelle entre États, mais d’un choc des civilisations », lança-t-il en 1964. Désignant
exclusivement, sous sa plume, l’opposition entre l’« Islam» et l’«Occident », elle s’identifie
parfaitement à la logique binaire néoconservatrice. Et à celle de son double et rival mimétique,
le djihadisme de Ben Laden. Installé aux Etats-Unis depuis 1974, proche de la droite
israélienne, Bernard Lewis sera, notamment, l’inspirateur du plan américain de Grand
Moyen-Orient.
Reste que le livre de Huntington prête le flanc à l’instrumentalisation. Ne serait-ce que par ses
raccourcis et simplifications, notamment en posant les civilisations comme des ensembles
homogènes et unitaires, ce qu’elles ne sont pas. Surtout, son découpage du monde en neuf
civilisations constitue en lui-même une instrumentalisation de la réalité civilisationnelle au
service des permanences géostratégiques des Etats-Unis. Ainsi lorsqu’il intègre, sous le nom
d’«Occident », l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord au sein d’une même communauté de
destin transatlantique : ignorant délibérément que la seconde s’est construite en rupture avec la
première, cette intégration répond, en revanche, parfaitement à l’impératif de Washington
d’empêcher l’émergence d’une Europe puissance continentale qui associerait ses parties
occidentale (catholique et protestante) et orientale (orthodoxe). Ou encore, lorsqu’il établit une
distinction entre civilisation « japonaise » et civilisation « chinoise », c’est pour mieux légitimer
l’alliance américano-nippone destinée à contenir la montée en puissance de la Chine.
La montée en puissance de la Chine : telle est précisément l’obsession de la géopolitique
américaine depuis la fin de la guerre froide, ainsi que le montre Aymeric Chauprade dans son
ouvrage. La stratégie globale déployée par les Etats-Unis depuis l’effondrement de l’URSS a
consisté à contrôler la dépendance énergétique de l’empire du Milieu, à l’encercler par un
nouveau réseau d’alliés, à soutenir les séparatismes en son sein (Xingiang, Tibet), à affaiblir la
dissuasion nucléaire dans le monde par le développement du bouclier antimissile. La guerre en
Afghanistan et en Irak, la volonté d’empêcher la sanctuarisation nucléaire de l’Iran s’inscrivent
dans cette stratégie. Dans cette optique, la « guerre contre le terrorisme » islamiste ne serait,
en réalité, que le paravent d’une guerre contre les puissances eurasiatiques, dont le
11-Septembre aura été l’accélérateur : la Chine comme cible, la Russie comme enjeu.
De l’orientation stratégique de la Russie dépend, en effet, la réussite de cette stratégie globale.
Or, après avoir cru pouvoir faire « tomber » la Russie de son côté à la faveur du chaos
post-soviétique des années Eltsine, Washington a dû déchanter depuis l’accession au pouvoir,
en 2000, de Vladimir Poutine. Ayant entrepris de redresser la puissance russe en s’appuyant
sur la civilisation orthodoxe et les richesses énergétiques du pays (pétrole et gaz), Poutine (et,
depuis 2008, le tandem Medvedev-Poutine) est peut-être en train déjouer le rêve unipolaire
américain au profit d’un monde multipolaire. S’étant rapprochée de la Chine, la Russie voit déjà
des alliances se former autour d’elle, de l’Iran au Venezuela, en passant par le Nicaragua.
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Alliances de puissances, mais aussi, conclut Aymeric Chauprade, de civilisations qui « se
dressent contre le mondialisme américain et le refusent car elles ont désormais les moyens de
le refuser […] ».
A lire Chronique du choc des civilisations, d’Aymeric Chauprade, Editions Chronique, 240 pages, 31€ ; le Choc des civilisations, de
Samuel P. Huntington, Odile Jabob, 402 pages, 11,20€.
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