01 - Du Structuralisme à l`énonciation

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01 - Du Structuralisme à l`énonciation
MASTER –Le structuralisme
L. Dufaye - UPEMLV
2. Le structuralisme
2.1. Saussure et la langue comme système
La langue est un système en synchronie
Synchronie : l’étude des LGEs à un moment donné de leur évolution :
eg. 2010s, 1600s...
Diachronie : L’étude des LGEs en comparant les ≠ étapes de leur
évolution : eg. vieil anglais vs anglais contemporain
Pour Saussure, la linguistique doit privilégier la synchronie, car le
système d’une langue ne peut être révélé qu’en étude synchronique.
o Voir Annexe 1
La langue est un système sémiotique
Ferdinand de Saussure (1857-1913)
1916 Cours de linguistique générale rédigé par deux étudiants de
Saussure après sa mort : Albert Sechehaye et Charles Bally.
Saussure : père du structuralisme (bien qu’il n’emploie pas le terme luimême). Pose les bases de la linguistique moderne en redéfinissant
l’objet d’étude de la démarche linguistique. Parmi les grandes idées du
cours on retient :
La linguistique a pour objet d’étude la langue
« On peut à la rigueur conserver le nom de linguistique [pour]
parler d’une linguistique de la parole. Mais il ne faudra pas la
confondre avec la linguistique proprement dite, celle dont la
langue est l’unique objet. »
FFerdinand de Saussure, CLG, p. 38-39
Langage : essentiellement une faculté propre à l’ensemble des êtres
humains : ie la capacité à représenter les choses.
Langue : mise en œuvre de cette faculté de LGA. Code utilisé par une
communauté d’individu.
Parole :
1
manifestations spécifiques/individuelles des langues.
««
La langue est une forme et non une substance. »
Ferdinand de Saussure, CLG, p. 169
Signifiant = la dimension acoustique ou graphique
Signifié = le concept/ l’idée : ce à quoi on veut faire référence
La mise en relation des Signifiant et Signifié = arbitraire (immotivé).
(immotivé) Mais
certains Signifiants semblent plus motivés que d’autres :
- les onomatopées
- Les dérivations
dérivations : cerisier/ prunier/ pommier
Le signe va ainsi aller de pair avec la définition de la langue en tant que
forme plutôt que substance :
Au sein d’une même langue, c’est le système d’oppositivité entre les
éléments qui donne une forme à la langue. Or, chaque langue a un
système d’oppositivité différent, et ainsi une forme différente. Eg. :
Fleuve
Rivière
River
Français
Chona
Bassa
indigo
bleu
w
cips uka
citema
hui
vert
jaune
cicena
orange
rouge
w
cips uka
ziza
Auchlin A. & Moeschler J. 1997, Introduction à la linguistique contemporaine,
Paris : Armand Colin : p. 30.
Autres exemples : les temps et aspects/ Les systèmes pronominaux
/Les systèmes prépositionnels (eg. in dans/sur ) / Cf. cuisse et
thigh (= anatomie) / lap (= support)
2
MASTER –Le structuralisme
L. Dufaye - UPEMLV
C’est ce cercle de linguistes qui va, dans le sillon de Saussure, faire du
structuralisme une école de pensée pendant 10 ans : 1929-1939 (i.e.
jusqu’à l'invasion allemande de la Tchécoslovaquie.)
Axe paradigmatique/ syntagmatique :
Axe syntagmatique : l’axe sur lequel les unités se composent
The cat ate a mouse yesterday
Yesterday the cat ate a mouse
----------------------------------
----------------------------------
On dit que les éléments « permutent » sur l’axe syntagmatique. La
permutation peut entrainer
-
des agrammaticalités :
-
des nuances :
Yesterday a mouse the cat ate.
Because we are number 2, we try harder.
We try harder because we are number 2.
-
De plus, Jakobson et d'autres s’intéressent à la poétique et à la
stylistique, ce qui les amènent à ne pas regarder le langage comme un
simple vecteur d’informations (eg. on parle aussi pour être sociable,
pour le plaisir de formuler ses propos d’une manière plutôt qu’une
autre…).
Les grands axes du manifeste de 1929 :
des sens différents :
Naturally he did it.
He did it naturally.
Axe paradigmatique : l’axe sur lequel les unités s’opposent
The cat ate a mouse yesterday
bird
pencil
…
On dit que les éléments « commutent » sur l’axe paradigmatique. La
Les axes paradigmatiques et syntagmatiques vont définir les conditions
distributionnelles des unités linguistiques :
Eg.
Le Cercle puise son inspiration dans les travaux de Saussure, encore peu
répandus, et le formalisme de l'école de Moscou.
My father’s sweater / The two most ugly kids / He rocked the baby to sleep …
2.2. Le Cercle
Cercle de Prague1
« La langue est un système fonctionnel. »
Roman Jakobson, Nicolaï Troubetskoy, et Sergei Karcevski
Ouverture du manifeste du Cercle Linguistique de Prague, La Haye, 1929
o Traiter le langage dans ses dimensions :
morphologique, syntaxique et sémantique.
sonore,
o Les langues sont des systèmes : les éléments entretiennent
des rapports oppositifs dans un but communicationnel.
o A l’instar de Saussure, les langues sont à appréhender
prioritairement en synchronie.
o L'intuition est la référence
compétence de Chomsky).
de
toute
analyse (cf.
la
o Etablir une étude des différentes langues pour en comparer
les structures (en partant du système acoustique : la
phonologie).
Le Cercle de Prague n’invente rien en soi mais vont favoriser la
transmission et la pérennisation de la pensée Saussurienne et en
l’agrémentant d’une réflexion communicationnelle.
La phonologie (notamment grâce à Troubetskoy) devient une référence
de démarche structurale ; la communication (notamment avec Jakobson)
s’arme elle aussi d’une approche plus systématique.
Roman Jackobson
Après 1939 : la continuation du structuralisme est assurée par Louis
Hjemlslev à Copenhague, A. Martinet en France, R. Jakobson aux EtatsUnis.
NB. Parmi les étudiants de R. Jakobson au MIT : Noam Chomsky et
Morris Halle, fondateurs la Grammaire Générative (1957).
1
Lecture de référence : Nicolas Journet , 2000, « L'école de Prague ou la naissance de la linguistique
structurale », Un siècle de sciences humaines, in Sciences Humaines n°30, Hors-série.
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MASTER –Le structuralisme
2.3. Le structuralisme américain
L. Dufaye - UPEMLV
L’exemple type est celui de l’eskimo qui a plusieurs mots (une dizaine
environ) pour qualifier la neige là où d’autres langues n’en auront qu’un (en
Aztec neige, glace et froid sont désignés par le même mot).
2.3.1. Edward Sapir (1884(1884-1939): Langage et culture
kaniktshaq snow
qanik falling snow
anijo snow on the ground
hiko ice
tsikut large broken up masses of ice
hikuliaq thin ice
quahak new ice without snow
kanut, new ice with snow
pugtaq drift ice
peqalujaq old ice
manelaq, pack ice
ivuneq high pack ice
maneraq, smooth ice
akuvijarjuak thin ice on the sea
kuhugaq icicle
nilak fresh water ice
tugartaq firm winter ice
Il est cependant difficile de faire un décompte précis des lexèmes
indépendants et des allomorphes car la morphologie dit « polysynthétique »
de la langue eskimo permet un grand nombre de dérivation (cf. le nombre de
mot pour glace qui se terminent par –ak ou –ag) : cf. The Great Eskimo Hoax
de Geoffrey Pullum.
Bien qu’en marge du structuralisme européen, on peut rattacher la
démarche de Sapir à la linguistique structurale au sens où elle prend en
compte la forme spécifique des différents systèmes. La grande
différence est que Sapir engage une réflexion philosophique sur le
rapport langue-pensée.
Selon Sapir la langue est une composante culturelle. La forme de la
langue impose un mode d’appréhension du monde : c’est ce qu’on
appelle le relativisme linguistique. L’hypothèse dite de Whorf-Sapir
(Sapir-Whorf hypothesis) parce que reprise et prolongée par Benjamin
Lee Whorf, lui aussi spécialiste des langues améridiennes (alors qu’il
avait une formation d’agent d’assurance).
“We dissect nature along lines laid down by our native languages.
The categories and types that we isolate from the world of phenomena
we do not find there because they stare every observer in the face; on
the contrary, the world is presented in a kaleidoscopic flux of
impressions which has to be organized by our minds - and this means
largely by the linguistic systems in our minds.” (B. L. Whorf) 2
2
5
Ainsi d’un point de vue historique, l’environnement culturel détermine la
forme de la langue, mais du point de vue de chaque locuteur c’est la
langue qui formate une vision du monde (puisque ce système lui est
livré tout fait).
On peut ensuite avoir une approche plus ou moins radicale de
l’Hypothèse Whorf-Sapir :
- soit langue et pensée se confondent : la langue détermine la
pensée au point d’être une forme de pensée en soi ;
- soit langue et pensée sont distinctes, mais la langue organise la
pensée (ainsi un sujet sourd qui ne maîtriserait pas de langue
aurait une pensée désorganisée).
Eg. A geek / a nerd / un bobo / un no-life / un people… la LGE
découpe, identifie et organise ce que la pensée ressent de manière
sourde.
1940, “Science and Linguistics”, Technology Review 42(6): pp. 213.
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MASTER –Le structuralisme
2.3.2. Leonard
distributionalisme
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Bloomfield
(1887(1887-1949) et
le
Un des principes clés de Bloomfield est l’analyse en constituants
immédiats, qui procède là encore selon une méthode distributionnelle
rigoureuse qui consiste à vérifier que chaque segment peut être
substitué par un constituant plus petit ou de même nature :
Eg. My brother ate a sandwich
* [My Brother]
[ate] [a sandwich]
[My Brother] == [ate a sandwich]
[
he
] == [
did
]
A la différence de Sapir,
Bloomfield
se
place
aux
antipodes
d’une
réflexion
mentaliste. Avec Bloomfield la
linguistique opère selon une
démarche
rigoureuse
qui
privilégie la forme sur le sens
* [[My] [Brother]] == [ate [a] [sandwich]]
[[My] [Brother]] == [ate [a sandwich]]
[[My] [Brother]] == [ate [
it
]]
.
Il commence par étudier le Tagalog, une langue polynésienne, mais
comme beaucoup de linguistes américains de son époque, il étudie
aussi des langues amérindiennes, en l’occurrence l’Algonquin, pendant
WW1 (sur lequel applique la méthode de reconstruction historique pour
montrer que la méthode fonctionne aussi sur des langues non IE).
Ce principe va être exploité et approfondi par un autre linguiste
américain Zellig Harris (1909-1992) qui, sans avoir été un étudiant de
Bloomfield, a été fortement influencé par sa méthode distributionnelle
Voir son livre de référence : Methods in Structural Linguistics (1951).
Dans les années 20, Bloomfield devient professeur d’allemand et de
linguistique et rencontre Albert Paul Weiss, un Behavioriste. A partir de
là, et de la prise en compte de la langue comme système (Saussure),
Bloomfield est convaincu qu’il faut évacuer le mentalisme et ne se fier
qu’aux données observables pour décrire scientifiquement le langage.
Sa démarche est exposée dans son livre de référence : Language, 1933.
A la différence de Sapir, Bloomfield estime que la pensée, la « boîte
noire », doit être laissée hors-champ. Si la linguistique doit être une
science à part entière, elle doit être objective et rejeter toute forme
d’interprétation (à l’inverse de la linguistique cognitive actuelle par
exemple).
Sa méthode, dite distributionnelle, se fonde sur l’agencement
observable des unités linguistiques, qui aboutit à une déconstruction en
unités discrètes :
Sa méthode, qui emprunte à la
rigueur des mathématiques, va
aboutir
à
l’idée
de
transformation, qui sera ensuite
réélaborée
par
Chomsky.
Toutefois, à la différence de
Chomsky, Harris applique l’idée
de transformation au niveau de
surface, comme une projection
mathématique d’un ensemble
vers un autre. Chomsky va lui
considérer
que
l’on
doit
distinguer un niveau de surface
d’un niveau cognitif profond, et
que les transformations s’opèrent
quelque part entre ces deux
niveaux.
Ainsi,
la
grande
trouvaille de Chomsky est de
rétablir le mentalisme dans
l’analyse linguistique tout en
prolongeant
la
tradition
formaliste de Bloomfield et de
Harris.
- les phonèmes (unités vocaliques)
- les morphèmes (unités de sens : stimulus-réponses)
- les règles d’agencement (syntaxe)
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MASTER –La fin du structuralisme
3. 1. Chomsky
américain
L. Dufaye - UPEMLV
ou
le
postpost-structuralisme
Noam Chomsky, 1928>, linguiste
et intellectuel américain, dont la
thèse Syntactic Structures, 1957,
va prendre le contrepied de
l’approche
structurale
du
langage.
éléments non signifiants de la langue, les sons. Quels sont les sons
d’une langue donnée? Non pas du langage en général, la question ne
peut pas se poser, mais d’une langue donnée; ça veut dire quels sont
les sons qui ont une valeur distinctive; qui servent à manifester les
différences de sens? Et quels sont les sons qui, quoique existant
matériellement dans la langue, ne comptent pas comme distinctifs mais
seulement comme variantes
ou approximations des sons
fondamentaux? On constate que les sons fondamentaux sont toujours
en nombre réduit, il n’y en a [page17>] jamais moins de 20, et il n’y en a
jamais plus de 6o ou guère plus. Ce ne sont pas là des variations
énormes et pourquoi? En tout cas quand on étudie une langue, il faut
arriver à déterminer quels sont les sons distinctifs. Ainsi, qu’en français
on prononce pauvre ou povre, ça n’a aucune importance; c’est
simplement une question d’origine locale, n’est-ce pas, mais qui ne crée
pas de différence de sens. […]
P. D. — Et cependant si, en français, vous dites pôle et Paul, là elle
compte?
La démarche de Chomsky se positionne essentiellement en réaction au
distributionnalisme et au behaviorisme de Bloomfield des années 30s50s : Voir le commentaire de Benveniste :
3.2. Benveniste ou le postpost-structuralisme français
Emile Benveniste, ([1968] 1974), « Structuralisme et linguistique »,
Problèmes de linguistique générale 2,
Collection TEL, Paris : Gallimard ; pp. 11-28.
p. 16
Pierre
Daix — C’est-à-dire que vous identifiez le structuralisme en
linguistique à la période où l’on s’est préoccupé de mettre au jour les
structures linguistiques proprement dites?
Emile Benveniste — Il s’est agi avant tout de montrer dans les éléments
matériels de la langue et, dans une certaine mesure, au-dessus, dans les
éléments signifiants, deux choses, les deux données fondamentales en
toute considération structurale de la langue. D’abord, les pièces du jeu
et ensuite les relations entre ces pièces. Mais il n’est pas facile du tout,
même pour commencer, d’identifier les pièces du jeu. Prenons les
9
E. B. — Bien entendu, comme entre saute et sotte et par conséquent,
c’est une distinction à reconnaître comme phonologique, mais dans des
conditions qui sont à déterminer. […] Par conséquent voilà la première
considération: reconnaître les termes constitutifs du jeu.
La deuxième considération essentielle pour l’analyse structurale, c’est
précisément de voir quelle est la relation entre ces éléments constitutifs.
Ces relations peuvent être extrêmement variées, mais elles se laissent
toujours ramener à un certain nombre de conditions de base. Par
exemple il n’est pas possible que tel ou tel son coexistent. Il n’est pas
possible que tel ou tel son ne soient pas syllabiques. Il y a des langues
comme le serbo-croate où r à lui seul comme dans krk forme une
syllabe. En français ce n’est pas possible, il faut qu’il y [page18>] ait une
voyelle. Voilà des lois de structure, et chaque langue en a une
multitude. On n’a jamais fini de les découvrir. C’est tout un appareillage
extrêmement complexe, qu’on dégage de la langue étudiée comme un
objet, exactement comme le physicien analyse la structure de l’atome.
Tels sont en gros, très sommairement, les principes de la considération
structurale. […]
P.
D. — Tout à l’heure, vous disiez que Chomsky rompait avec ce
courant de recherche.
E. B. — C’est exact, lui considère la langue comme production, c’est
tout à fait différent. Un structuraliste a d’abord besoin de constituer un
corpus. Même s’il s’agit de la langue que nous parlons vous et moi, il
faut d’abord l’enregistrer, la mettre par écrit. Décidons qu’elle est
représentée par tel ou tel livre, par 200 pages de texte qui seront
10
MASTER –La fin du structuralisme
ensuite converties en matériel, classées, analysées, etc. Il faut partir des
données. Tandis que Chomsky, c’est exactement le contraire, il part de
la parole comme produite. Or comment produit-on la langue? On ne
reproduit rien. On a apparemment un certain nombre de modèles. Or
tout homme invente sa langue et l’invente toute sa vie. […] [page19>]
Chaque locuteur fabrique sa langue. Comment la fabrique-t-il? C’est
une question essentielle, car elle domine le problème de l’acquisition du
langage. Quand l’enfant a appris une fois à dire « la soupe est trop
chaude », il saura dire « la soupe n’est pas assez chaude », ou bien « le
lait est trop chaud ». Il arrivera à construire ainsi des phrases où il
utilisera en partie des structures données mais en les renouvelant, en les
remplissant d’objets nouveaux et ainsi de suite.
P. D. — Mais est-ce que vous ne pensez pas, je ne dis pas que ça s’est
passé comme ça dans les faits, qu’une démarche comme celle de
Chomsky devait en quelque sorte venir après le structuralisme, suppose
le structuralisme?
E. B. — C’est très possible. D’abord en réaction peut-être contre une
considération exclusivement mécanistique, empiriciste de la structure,
dans sa version américaine en particulier. En Amérique, le structuralisme
proscrivait tout recours à ce qu’il appelait le « mentalisme ». L’ennemi,
le diable, c’était le mentalisme, c’est-à-dire tout ce qui se référait à ce
que nous appelons la pensée. Il n’y avait qu’une chose qui comptait,
c’étaient les données enregistrées, lues ou entendues, qu’on pouvait
organiser matériellement. Alors qu’à partir du moment où il s’agit de
l’homme parlant, la pensée est reine, et l’homme est tout entier dans
son vouloir parler, il est sa capacité de parole. On peut donc présumer
qu’il y a une organisation mentale propre à l’homme, et qui donne à
l’homme la capacité de reproduire certains modèles mais en les variant
infiniment. Comment est-ce que ces modèles s’enchaînent? Quelles
sont les lois qui permettent de passer d’une structure syntaxique à une
autre, d’un type d’énoncé à un autre? Comment est-ce que les phrases
positives se renversent en phrases négatives? Comment est-ce qu’une
expression formulée au moyen d’un verbe actif peut se transformer en
formulation passive? Voilà le type des problèmes que se posent les
transformationnistes, parce qu’il s’agit proprement d’une transformation.
11
L. Dufaye - UPEMLV
Emile Benveniste, ([1968] 1974), « La nature des pronoms », Problèmes
de linguistique générale 2,
Collection TEL, Paris : Gallimard ; pp. 251-257.
Dans le débat toujours ouvert sur la nature des pronoms, on a
l’habitude de considérer ces formes linguistiques comme formant une
même classe formelle et fonctionnelle; à l’instar, par exemple, des
formes nominales ou des formes verbales. Or toutes les langues
possèdent des pronoms, et dans toutes on les définit comme se
rapportant aux mêmes catégories d’expression (pronoms personnels,
démonstratifs, etc.). L’universalité de ces formes et de ces notions
conduit à penser que le problème des pronoms est à la fois un
problème de langage et un problème de langues, ou mieux, qu’il n’est
un problème de langues que parce qu’il est d’abord un problème de
langage. C’est comme fait de langage que nous le poserons ici, pour
montrer que les pronoms ne constituent pas une classe unitaire, mais
des espèces différentes selon le mode de langage dont ils sont les
signes. Les uns appartiennent à la syntaxe de la langue, les autres sont
caractéristiques de ce que nous appellerons les « instances de
discours », c’est-à-dire les actes discrets et chaque fois uniques par
lesquels la langue est actualisée en parole par un locuteur.
On doit considérer d’abord la situation des pronoms personnels. Il ne
suffit pas de les distinguer des autres pronoms par une dénomination
qui les en sépare. Il faut voir que la définition ordinaire des pronoms
personnels comme contenant les trois termes je, tu, il, y abolit justement
la notion de « personne ». Celle-ci est propre seulement à je/tu, et fait
défaut dans il. Cette différence foncière ressortira de l’analyse de je.
Entre je et un nom référant à une notion lexicale, il n’y a pas seulement
les différentes formelles, très variables, qu’impose la structure
morphologique et syntaxique des langues particulières. Il y en a
d’autres, qui tiennent au processus même de l’énonciation linguistique
et qui sont d’une nature plus générale et plus profonde. L’énoncé
contenant je appartient à ce niveau ou type de langage que Charles
Morris appelle pragmatique, qui inclut, avec les signes, ceux qui en font
usage. On peut imaginer un texte linguistique de grande étendue — un
traité scientifique par exemple — où je et tu n apparaitraient pas une
seule fois; inversement il serait difficile de concevoir un court texte parlé
où ils ne seraient pas employés. Mais les autres signes de la langue se
12
MASTER –La fin du structuralisme
répartiraient indifféremment entre ces deux genres de textes. En dehors
de cette condition d’emploi, qui est déjà distinctive, on relèvera une
propriété fondamentale, et d’ailleurs manifeste, de je et tu dans
l’organisation référentielle des signes linguistiques. Chaque instance
d’emploi d’un nom se réfère à une notion constante et « objective »,
apte à rester virtuelle ou à s’actualiser dans un objet singulier, et qui
demeure toujours identique dans la représentation qu’elle éveille. Mais
les instances d’emploi de je ne constituent pas une classe de référence,
puisqu’il n’y a pas d’ « objet » définissable comme je auquel puissent
renvoyer identiquement ces instances. Chaque je a sa référence propre,
et correspond chaque fois à être unique, posé comme tel.
Quelle est donc la « réalité » à laquelle se réfère je ou tu? Uniquement
une « réalité de discours », qui est chose très singulière. Je ne peut être
défini qu’en termes de « locution », non en termes d’objets, comme l’est
un signe nominal. Je signifie « la personne qui énonce la présente
instance de discours contenant je ». Instance unique par définition, et
valable seulement dans son unicité. Si je perçois deux instances
successives de discours contenant je, proférées de la même voix, rien
encore ne m’assure que l’une d’elles ne soit pas un discours rapporté,
une citation où je serait imputable à un autre. Il faut donc souligner ce
point je ne peut être identifié que par l’instance de discours qui le
contient et par là seulement. Il ne vaut que dans l’instance où il est
produit. Mais, parallèlement, c’est aussi en tant qu’instance de forme je
qu’il doit être pris; la forme je n’a d’existence linguistique que dans
l’acte de parole qui la profère. Il y a donc, dans ce procès, une double
instance conjuguée instance de je comme référent, et instance de
discours contenant je, comme référé. La définition peut alors être
précisée ainsi je est 1’« individu qui énonce la présente instance de
discours contenant l’instance linguistique je ». Par conséquent, en
introduisant la situation d’« allocution », on obtient une définition
symétrique pour tu, comme l’« individu allocuté dans la présente
instance de discours contenant l’instance linguistique tu ». Ces
définitions visent je et tu comme catégorie du langage et se rapportent
à leur position dans le langage. On ne considère pas les formes
spécifiques de cette catégorie dans les langues données, et il importe
peu que ces formes doivent figurer explicitement dans le discours ou
puissent y demeurer implicites.
Cette référence constante et nécessaire à l’instance de discours
constitue le trait qui unit à je/tu une série d’ « indicateurs » relevant, par
leur forme et leurs aptitudes combinatoires, de classes différentes, les
uns pronoms, les autres adverbes, d’autres encore locutions adverbiales.
Tels sont d’abord les démonstratifs ce, etc. dans la mesure où ils sont
13
L. Dufaye - UPEMLV
organisés corrélativement aux indicateurs de personne, comme dans lat.
hic/iste. Il y a ici un trait nouveau et distinctif de cette série c’est
l’identification de l’objet par un indicateur d’ostension concomitant à
l’instance de discours contenant l’indicateur de personne: ce sera l’objet
désigné par ostension simultanée à la présente instance de discours, la
référence implicite dans la forme (par exemple, hic opposé à iste)
l’associant à je, à tu. Hors de cette classe, mais au même plan et
associés à la même référence, nous trouvons les adverbes ici et
maintenant. On mettra en évidence leur relation avec je en les
définissant : ici et maintenant délimitent l’instance spatiale et temporelle
coextensive et contemporaine de la présente instance de discours
contenant je. Cette série n’est pas limitée à ici et maintenant; elle
s’accroît d’un grand nombre de termes simples ou complexes procédant
de la même relation : aujourd’hui, hier, demain, dans trois jours, etc. Il
ne sert de rien de définir ces termes et les démonstratifs en général par
la deixis, comme on le fait, si l’on n’ajoute pas que la deixis est
contemporaine de l’instance de discours qui porte l’indicateur de
personne; de cette référence le démonstratif tire son caractère chaque
fois unique et particulier, qui est l’unité de l’instance de discours à
laquelle il se réfère.
L’essentiel est donc la relation entre l’indicateur (de personne, de
temps, de lieu, d’objet montré, etc.) et la présente instance de discours.
Car, dès qu’on ne vise plus, par l’expression même, cette relation de
l’indicateur à l’instance unique qui le manifeste, la langue recourt à une
série de termes distincts qui correspondent un à un aux premiers et qui
se réfèrent, non plus à l’instance de discours, mais aux objets « réels »,
aux temps et lieux « historiques ». D’où les corrélations telles que je /il
— ici / là — maintenant / alors — aujourd’hui / le jour même — hier / la
veille — demain / le lendemain —la semaine prochaine / la semaine
suivante — il y a trois jours / trois jours avant, etc. La langue même
dévoile la différence profonde entre ces deux plans.
On a traité trop légèrement et comme allant de soi la référence au
« sujet parlant » implicite dans tout ce groupe d’expressions. On
dépouille de sa signification propre cette référence si l’on ne discerne
pas le trait par où elle se distingue des autres signes linguistiques. C’est
pourtant un fait à la fois original et fondamental que ces formes
« pronominales » ne renvoient pas à la « réalité » ni à des positions
« objectives » dans l’espace ou dans le temps, mais à l’énonciation,
chaque fois unique, qui les contient, et réfléchissent ainsi leur propre
emploi. L’importance de leur fonction se mesurera à la nature du
problème qu’elles servent à résoudre, et qui n’est autre que celui de la
communication inter-subjective. Le langage a résolu ce problème en
14
MASTER –La fin du structuralisme
créant un ensemble de signes « vides », non référentiels par rapport à la
« réalité », toujours disponibles, et qui deviennent « pleins »dès qu’un
locuteur les assume dans chaque instance de son discours.
[. . .] Mais en est-il toujours ainsi? Si le langage en exercice se produit
par nécessité en instances discrètes, cette nécessité le voue-t-elle aussi
à ne consister qu’en instances « personnelles »? Nous savons
empiriquement que non. Il y a des énoncés de discours, qui en dépit de
leur nature individuelle, échappent à la condition de personne, c’est-àdire renvoient non à eux-mêmes, mais à une situation « objective ».
C’est le domaine de ce qu’on appelle la « troisième personne ».
La « troisième personne » représente en fait le membre non marqué
de la corrélation de personne. C’est pourquoi il n’y a pas truisme à
affirmer que la non-personne est le seul mode d’énonciation possible
pour les instances de discours qui ne doivent pas renvoyer à ellesmêmes, mais qui prédiquent le procès de n’importe qui ou n’importe
quoi hormis l’instance même, ce n’importe qui ou n’importe quoi
pouvant toujours être muni d’une référence objective.
Ainsi, dans la classe formelle des pronoms, ceux dits de « troisième
personne » sont entièrement différents de je et tu, par leur fonction et
par leur nature. Comme on l’a vu depuis longtemps, les formes telles
que il, le, cela, etc. ne servent qu’en qualité de substituts abréviatifs
« Pierre est malade; il a la fièvre »); ils remplacent ou relaient l’un ou
l’autre des éléments matériels de l’énoncé. Mais cette fonction ne
s’attache pas seulement aux pronoms; elle peut être remplie par des
éléments d’autres classes; à l’occasion, en français, par certains verbes
Q cet enfant écrit maintenant mieux qu’il ne faisait l’année dernière »).
C’est une fonction de « représentation » syntaxique qui s’étend ainsi à
des termes pris aux différentes « parties du discours », et qui répond à
un besoin d’économie, en remplaçant un segment de l’énoncé, et
même un énoncé entier, par un substitut plus maniable. Il n’y a donc
rien de commun entre la fonction de ces substituts et celle des
indicateurs de personne.
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