01 - Du Structuralisme à l`énonciation
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01 - Du Structuralisme à l`énonciation
MASTER –Le structuralisme L. Dufaye - UPEMLV 2. Le structuralisme 2.1. Saussure et la langue comme système La langue est un système en synchronie Synchronie : l’étude des LGEs à un moment donné de leur évolution : eg. 2010s, 1600s... Diachronie : L’étude des LGEs en comparant les ≠ étapes de leur évolution : eg. vieil anglais vs anglais contemporain Pour Saussure, la linguistique doit privilégier la synchronie, car le système d’une langue ne peut être révélé qu’en étude synchronique. o Voir Annexe 1 La langue est un système sémiotique Ferdinand de Saussure (1857-1913) 1916 Cours de linguistique générale rédigé par deux étudiants de Saussure après sa mort : Albert Sechehaye et Charles Bally. Saussure : père du structuralisme (bien qu’il n’emploie pas le terme luimême). Pose les bases de la linguistique moderne en redéfinissant l’objet d’étude de la démarche linguistique. Parmi les grandes idées du cours on retient : La linguistique a pour objet d’étude la langue « On peut à la rigueur conserver le nom de linguistique [pour] parler d’une linguistique de la parole. Mais il ne faudra pas la confondre avec la linguistique proprement dite, celle dont la langue est l’unique objet. » FFerdinand de Saussure, CLG, p. 38-39 Langage : essentiellement une faculté propre à l’ensemble des êtres humains : ie la capacité à représenter les choses. Langue : mise en œuvre de cette faculté de LGA. Code utilisé par une communauté d’individu. Parole : 1 manifestations spécifiques/individuelles des langues. «« La langue est une forme et non une substance. » Ferdinand de Saussure, CLG, p. 169 Signifiant = la dimension acoustique ou graphique Signifié = le concept/ l’idée : ce à quoi on veut faire référence La mise en relation des Signifiant et Signifié = arbitraire (immotivé). (immotivé) Mais certains Signifiants semblent plus motivés que d’autres : - les onomatopées - Les dérivations dérivations : cerisier/ prunier/ pommier Le signe va ainsi aller de pair avec la définition de la langue en tant que forme plutôt que substance : Au sein d’une même langue, c’est le système d’oppositivité entre les éléments qui donne une forme à la langue. Or, chaque langue a un système d’oppositivité différent, et ainsi une forme différente. Eg. : Fleuve Rivière River Français Chona Bassa indigo bleu w cips uka citema hui vert jaune cicena orange rouge w cips uka ziza Auchlin A. & Moeschler J. 1997, Introduction à la linguistique contemporaine, Paris : Armand Colin : p. 30. Autres exemples : les temps et aspects/ Les systèmes pronominaux /Les systèmes prépositionnels (eg. in dans/sur ) / Cf. cuisse et thigh (= anatomie) / lap (= support) 2 MASTER –Le structuralisme L. Dufaye - UPEMLV C’est ce cercle de linguistes qui va, dans le sillon de Saussure, faire du structuralisme une école de pensée pendant 10 ans : 1929-1939 (i.e. jusqu’à l'invasion allemande de la Tchécoslovaquie.) Axe paradigmatique/ syntagmatique : Axe syntagmatique : l’axe sur lequel les unités se composent The cat ate a mouse yesterday Yesterday the cat ate a mouse ---------------------------------- ---------------------------------- On dit que les éléments « permutent » sur l’axe syntagmatique. La permutation peut entrainer - des agrammaticalités : - des nuances : Yesterday a mouse the cat ate. Because we are number 2, we try harder. We try harder because we are number 2. - De plus, Jakobson et d'autres s’intéressent à la poétique et à la stylistique, ce qui les amènent à ne pas regarder le langage comme un simple vecteur d’informations (eg. on parle aussi pour être sociable, pour le plaisir de formuler ses propos d’une manière plutôt qu’une autre…). Les grands axes du manifeste de 1929 : des sens différents : Naturally he did it. He did it naturally. Axe paradigmatique : l’axe sur lequel les unités s’opposent The cat ate a mouse yesterday bird pencil … On dit que les éléments « commutent » sur l’axe paradigmatique. La Les axes paradigmatiques et syntagmatiques vont définir les conditions distributionnelles des unités linguistiques : Eg. Le Cercle puise son inspiration dans les travaux de Saussure, encore peu répandus, et le formalisme de l'école de Moscou. My father’s sweater / The two most ugly kids / He rocked the baby to sleep … 2.2. Le Cercle Cercle de Prague1 « La langue est un système fonctionnel. » Roman Jakobson, Nicolaï Troubetskoy, et Sergei Karcevski Ouverture du manifeste du Cercle Linguistique de Prague, La Haye, 1929 o Traiter le langage dans ses dimensions : morphologique, syntaxique et sémantique. sonore, o Les langues sont des systèmes : les éléments entretiennent des rapports oppositifs dans un but communicationnel. o A l’instar de Saussure, les langues sont à appréhender prioritairement en synchronie. o L'intuition est la référence compétence de Chomsky). de toute analyse (cf. la o Etablir une étude des différentes langues pour en comparer les structures (en partant du système acoustique : la phonologie). Le Cercle de Prague n’invente rien en soi mais vont favoriser la transmission et la pérennisation de la pensée Saussurienne et en l’agrémentant d’une réflexion communicationnelle. La phonologie (notamment grâce à Troubetskoy) devient une référence de démarche structurale ; la communication (notamment avec Jakobson) s’arme elle aussi d’une approche plus systématique. Roman Jackobson Après 1939 : la continuation du structuralisme est assurée par Louis Hjemlslev à Copenhague, A. Martinet en France, R. Jakobson aux EtatsUnis. NB. Parmi les étudiants de R. Jakobson au MIT : Noam Chomsky et Morris Halle, fondateurs la Grammaire Générative (1957). 1 Lecture de référence : Nicolas Journet , 2000, « L'école de Prague ou la naissance de la linguistique structurale », Un siècle de sciences humaines, in Sciences Humaines n°30, Hors-série. 3 4 MASTER –Le structuralisme 2.3. Le structuralisme américain L. Dufaye - UPEMLV L’exemple type est celui de l’eskimo qui a plusieurs mots (une dizaine environ) pour qualifier la neige là où d’autres langues n’en auront qu’un (en Aztec neige, glace et froid sont désignés par le même mot). 2.3.1. Edward Sapir (1884(1884-1939): Langage et culture kaniktshaq snow qanik falling snow anijo snow on the ground hiko ice tsikut large broken up masses of ice hikuliaq thin ice quahak new ice without snow kanut, new ice with snow pugtaq drift ice peqalujaq old ice manelaq, pack ice ivuneq high pack ice maneraq, smooth ice akuvijarjuak thin ice on the sea kuhugaq icicle nilak fresh water ice tugartaq firm winter ice Il est cependant difficile de faire un décompte précis des lexèmes indépendants et des allomorphes car la morphologie dit « polysynthétique » de la langue eskimo permet un grand nombre de dérivation (cf. le nombre de mot pour glace qui se terminent par –ak ou –ag) : cf. The Great Eskimo Hoax de Geoffrey Pullum. Bien qu’en marge du structuralisme européen, on peut rattacher la démarche de Sapir à la linguistique structurale au sens où elle prend en compte la forme spécifique des différents systèmes. La grande différence est que Sapir engage une réflexion philosophique sur le rapport langue-pensée. Selon Sapir la langue est une composante culturelle. La forme de la langue impose un mode d’appréhension du monde : c’est ce qu’on appelle le relativisme linguistique. L’hypothèse dite de Whorf-Sapir (Sapir-Whorf hypothesis) parce que reprise et prolongée par Benjamin Lee Whorf, lui aussi spécialiste des langues améridiennes (alors qu’il avait une formation d’agent d’assurance). “We dissect nature along lines laid down by our native languages. The categories and types that we isolate from the world of phenomena we do not find there because they stare every observer in the face; on the contrary, the world is presented in a kaleidoscopic flux of impressions which has to be organized by our minds - and this means largely by the linguistic systems in our minds.” (B. L. Whorf) 2 2 5 Ainsi d’un point de vue historique, l’environnement culturel détermine la forme de la langue, mais du point de vue de chaque locuteur c’est la langue qui formate une vision du monde (puisque ce système lui est livré tout fait). On peut ensuite avoir une approche plus ou moins radicale de l’Hypothèse Whorf-Sapir : - soit langue et pensée se confondent : la langue détermine la pensée au point d’être une forme de pensée en soi ; - soit langue et pensée sont distinctes, mais la langue organise la pensée (ainsi un sujet sourd qui ne maîtriserait pas de langue aurait une pensée désorganisée). Eg. A geek / a nerd / un bobo / un no-life / un people… la LGE découpe, identifie et organise ce que la pensée ressent de manière sourde. 1940, “Science and Linguistics”, Technology Review 42(6): pp. 213. 6 MASTER –Le structuralisme 2.3.2. Leonard distributionalisme L. Dufaye - UPEMLV Bloomfield (1887(1887-1949) et le Un des principes clés de Bloomfield est l’analyse en constituants immédiats, qui procède là encore selon une méthode distributionnelle rigoureuse qui consiste à vérifier que chaque segment peut être substitué par un constituant plus petit ou de même nature : Eg. My brother ate a sandwich * [My Brother] [ate] [a sandwich] [My Brother] == [ate a sandwich] [ he ] == [ did ] A la différence de Sapir, Bloomfield se place aux antipodes d’une réflexion mentaliste. Avec Bloomfield la linguistique opère selon une démarche rigoureuse qui privilégie la forme sur le sens * [[My] [Brother]] == [ate [a] [sandwich]] [[My] [Brother]] == [ate [a sandwich]] [[My] [Brother]] == [ate [ it ]] . Il commence par étudier le Tagalog, une langue polynésienne, mais comme beaucoup de linguistes américains de son époque, il étudie aussi des langues amérindiennes, en l’occurrence l’Algonquin, pendant WW1 (sur lequel applique la méthode de reconstruction historique pour montrer que la méthode fonctionne aussi sur des langues non IE). Ce principe va être exploité et approfondi par un autre linguiste américain Zellig Harris (1909-1992) qui, sans avoir été un étudiant de Bloomfield, a été fortement influencé par sa méthode distributionnelle Voir son livre de référence : Methods in Structural Linguistics (1951). Dans les années 20, Bloomfield devient professeur d’allemand et de linguistique et rencontre Albert Paul Weiss, un Behavioriste. A partir de là, et de la prise en compte de la langue comme système (Saussure), Bloomfield est convaincu qu’il faut évacuer le mentalisme et ne se fier qu’aux données observables pour décrire scientifiquement le langage. Sa démarche est exposée dans son livre de référence : Language, 1933. A la différence de Sapir, Bloomfield estime que la pensée, la « boîte noire », doit être laissée hors-champ. Si la linguistique doit être une science à part entière, elle doit être objective et rejeter toute forme d’interprétation (à l’inverse de la linguistique cognitive actuelle par exemple). Sa méthode, dite distributionnelle, se fonde sur l’agencement observable des unités linguistiques, qui aboutit à une déconstruction en unités discrètes : Sa méthode, qui emprunte à la rigueur des mathématiques, va aboutir à l’idée de transformation, qui sera ensuite réélaborée par Chomsky. Toutefois, à la différence de Chomsky, Harris applique l’idée de transformation au niveau de surface, comme une projection mathématique d’un ensemble vers un autre. Chomsky va lui considérer que l’on doit distinguer un niveau de surface d’un niveau cognitif profond, et que les transformations s’opèrent quelque part entre ces deux niveaux. Ainsi, la grande trouvaille de Chomsky est de rétablir le mentalisme dans l’analyse linguistique tout en prolongeant la tradition formaliste de Bloomfield et de Harris. - les phonèmes (unités vocaliques) - les morphèmes (unités de sens : stimulus-réponses) - les règles d’agencement (syntaxe) 7 8 MASTER –La fin du structuralisme 3. 1. Chomsky américain L. Dufaye - UPEMLV ou le postpost-structuralisme Noam Chomsky, 1928>, linguiste et intellectuel américain, dont la thèse Syntactic Structures, 1957, va prendre le contrepied de l’approche structurale du langage. éléments non signifiants de la langue, les sons. Quels sont les sons d’une langue donnée? Non pas du langage en général, la question ne peut pas se poser, mais d’une langue donnée; ça veut dire quels sont les sons qui ont une valeur distinctive; qui servent à manifester les différences de sens? Et quels sont les sons qui, quoique existant matériellement dans la langue, ne comptent pas comme distinctifs mais seulement comme variantes ou approximations des sons fondamentaux? On constate que les sons fondamentaux sont toujours en nombre réduit, il n’y en a [page17>] jamais moins de 20, et il n’y en a jamais plus de 6o ou guère plus. Ce ne sont pas là des variations énormes et pourquoi? En tout cas quand on étudie une langue, il faut arriver à déterminer quels sont les sons distinctifs. Ainsi, qu’en français on prononce pauvre ou povre, ça n’a aucune importance; c’est simplement une question d’origine locale, n’est-ce pas, mais qui ne crée pas de différence de sens. […] P. D. — Et cependant si, en français, vous dites pôle et Paul, là elle compte? La démarche de Chomsky se positionne essentiellement en réaction au distributionnalisme et au behaviorisme de Bloomfield des années 30s50s : Voir le commentaire de Benveniste : 3.2. Benveniste ou le postpost-structuralisme français Emile Benveniste, ([1968] 1974), « Structuralisme et linguistique », Problèmes de linguistique générale 2, Collection TEL, Paris : Gallimard ; pp. 11-28. p. 16 Pierre Daix — C’est-à-dire que vous identifiez le structuralisme en linguistique à la période où l’on s’est préoccupé de mettre au jour les structures linguistiques proprement dites? Emile Benveniste — Il s’est agi avant tout de montrer dans les éléments matériels de la langue et, dans une certaine mesure, au-dessus, dans les éléments signifiants, deux choses, les deux données fondamentales en toute considération structurale de la langue. D’abord, les pièces du jeu et ensuite les relations entre ces pièces. Mais il n’est pas facile du tout, même pour commencer, d’identifier les pièces du jeu. Prenons les 9 E. B. — Bien entendu, comme entre saute et sotte et par conséquent, c’est une distinction à reconnaître comme phonologique, mais dans des conditions qui sont à déterminer. […] Par conséquent voilà la première considération: reconnaître les termes constitutifs du jeu. La deuxième considération essentielle pour l’analyse structurale, c’est précisément de voir quelle est la relation entre ces éléments constitutifs. Ces relations peuvent être extrêmement variées, mais elles se laissent toujours ramener à un certain nombre de conditions de base. Par exemple il n’est pas possible que tel ou tel son coexistent. Il n’est pas possible que tel ou tel son ne soient pas syllabiques. Il y a des langues comme le serbo-croate où r à lui seul comme dans krk forme une syllabe. En français ce n’est pas possible, il faut qu’il y [page18>] ait une voyelle. Voilà des lois de structure, et chaque langue en a une multitude. On n’a jamais fini de les découvrir. C’est tout un appareillage extrêmement complexe, qu’on dégage de la langue étudiée comme un objet, exactement comme le physicien analyse la structure de l’atome. Tels sont en gros, très sommairement, les principes de la considération structurale. […] P. D. — Tout à l’heure, vous disiez que Chomsky rompait avec ce courant de recherche. E. B. — C’est exact, lui considère la langue comme production, c’est tout à fait différent. Un structuraliste a d’abord besoin de constituer un corpus. Même s’il s’agit de la langue que nous parlons vous et moi, il faut d’abord l’enregistrer, la mettre par écrit. Décidons qu’elle est représentée par tel ou tel livre, par 200 pages de texte qui seront 10 MASTER –La fin du structuralisme ensuite converties en matériel, classées, analysées, etc. Il faut partir des données. Tandis que Chomsky, c’est exactement le contraire, il part de la parole comme produite. Or comment produit-on la langue? On ne reproduit rien. On a apparemment un certain nombre de modèles. Or tout homme invente sa langue et l’invente toute sa vie. […] [page19>] Chaque locuteur fabrique sa langue. Comment la fabrique-t-il? C’est une question essentielle, car elle domine le problème de l’acquisition du langage. Quand l’enfant a appris une fois à dire « la soupe est trop chaude », il saura dire « la soupe n’est pas assez chaude », ou bien « le lait est trop chaud ». Il arrivera à construire ainsi des phrases où il utilisera en partie des structures données mais en les renouvelant, en les remplissant d’objets nouveaux et ainsi de suite. P. D. — Mais est-ce que vous ne pensez pas, je ne dis pas que ça s’est passé comme ça dans les faits, qu’une démarche comme celle de Chomsky devait en quelque sorte venir après le structuralisme, suppose le structuralisme? E. B. — C’est très possible. D’abord en réaction peut-être contre une considération exclusivement mécanistique, empiriciste de la structure, dans sa version américaine en particulier. En Amérique, le structuralisme proscrivait tout recours à ce qu’il appelait le « mentalisme ». L’ennemi, le diable, c’était le mentalisme, c’est-à-dire tout ce qui se référait à ce que nous appelons la pensée. Il n’y avait qu’une chose qui comptait, c’étaient les données enregistrées, lues ou entendues, qu’on pouvait organiser matériellement. Alors qu’à partir du moment où il s’agit de l’homme parlant, la pensée est reine, et l’homme est tout entier dans son vouloir parler, il est sa capacité de parole. On peut donc présumer qu’il y a une organisation mentale propre à l’homme, et qui donne à l’homme la capacité de reproduire certains modèles mais en les variant infiniment. Comment est-ce que ces modèles s’enchaînent? Quelles sont les lois qui permettent de passer d’une structure syntaxique à une autre, d’un type d’énoncé à un autre? Comment est-ce que les phrases positives se renversent en phrases négatives? Comment est-ce qu’une expression formulée au moyen d’un verbe actif peut se transformer en formulation passive? Voilà le type des problèmes que se posent les transformationnistes, parce qu’il s’agit proprement d’une transformation. 11 L. Dufaye - UPEMLV Emile Benveniste, ([1968] 1974), « La nature des pronoms », Problèmes de linguistique générale 2, Collection TEL, Paris : Gallimard ; pp. 251-257. Dans le débat toujours ouvert sur la nature des pronoms, on a l’habitude de considérer ces formes linguistiques comme formant une même classe formelle et fonctionnelle; à l’instar, par exemple, des formes nominales ou des formes verbales. Or toutes les langues possèdent des pronoms, et dans toutes on les définit comme se rapportant aux mêmes catégories d’expression (pronoms personnels, démonstratifs, etc.). L’universalité de ces formes et de ces notions conduit à penser que le problème des pronoms est à la fois un problème de langage et un problème de langues, ou mieux, qu’il n’est un problème de langues que parce qu’il est d’abord un problème de langage. C’est comme fait de langage que nous le poserons ici, pour montrer que les pronoms ne constituent pas une classe unitaire, mais des espèces différentes selon le mode de langage dont ils sont les signes. Les uns appartiennent à la syntaxe de la langue, les autres sont caractéristiques de ce que nous appellerons les « instances de discours », c’est-à-dire les actes discrets et chaque fois uniques par lesquels la langue est actualisée en parole par un locuteur. On doit considérer d’abord la situation des pronoms personnels. Il ne suffit pas de les distinguer des autres pronoms par une dénomination qui les en sépare. Il faut voir que la définition ordinaire des pronoms personnels comme contenant les trois termes je, tu, il, y abolit justement la notion de « personne ». Celle-ci est propre seulement à je/tu, et fait défaut dans il. Cette différence foncière ressortira de l’analyse de je. Entre je et un nom référant à une notion lexicale, il n’y a pas seulement les différentes formelles, très variables, qu’impose la structure morphologique et syntaxique des langues particulières. Il y en a d’autres, qui tiennent au processus même de l’énonciation linguistique et qui sont d’une nature plus générale et plus profonde. L’énoncé contenant je appartient à ce niveau ou type de langage que Charles Morris appelle pragmatique, qui inclut, avec les signes, ceux qui en font usage. On peut imaginer un texte linguistique de grande étendue — un traité scientifique par exemple — où je et tu n apparaitraient pas une seule fois; inversement il serait difficile de concevoir un court texte parlé où ils ne seraient pas employés. Mais les autres signes de la langue se 12 MASTER –La fin du structuralisme répartiraient indifféremment entre ces deux genres de textes. En dehors de cette condition d’emploi, qui est déjà distinctive, on relèvera une propriété fondamentale, et d’ailleurs manifeste, de je et tu dans l’organisation référentielle des signes linguistiques. Chaque instance d’emploi d’un nom se réfère à une notion constante et « objective », apte à rester virtuelle ou à s’actualiser dans un objet singulier, et qui demeure toujours identique dans la représentation qu’elle éveille. Mais les instances d’emploi de je ne constituent pas une classe de référence, puisqu’il n’y a pas d’ « objet » définissable comme je auquel puissent renvoyer identiquement ces instances. Chaque je a sa référence propre, et correspond chaque fois à être unique, posé comme tel. Quelle est donc la « réalité » à laquelle se réfère je ou tu? Uniquement une « réalité de discours », qui est chose très singulière. Je ne peut être défini qu’en termes de « locution », non en termes d’objets, comme l’est un signe nominal. Je signifie « la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je ». Instance unique par définition, et valable seulement dans son unicité. Si je perçois deux instances successives de discours contenant je, proférées de la même voix, rien encore ne m’assure que l’une d’elles ne soit pas un discours rapporté, une citation où je serait imputable à un autre. Il faut donc souligner ce point je ne peut être identifié que par l’instance de discours qui le contient et par là seulement. Il ne vaut que dans l’instance où il est produit. Mais, parallèlement, c’est aussi en tant qu’instance de forme je qu’il doit être pris; la forme je n’a d’existence linguistique que dans l’acte de parole qui la profère. Il y a donc, dans ce procès, une double instance conjuguée instance de je comme référent, et instance de discours contenant je, comme référé. La définition peut alors être précisée ainsi je est 1’« individu qui énonce la présente instance de discours contenant l’instance linguistique je ». Par conséquent, en introduisant la situation d’« allocution », on obtient une définition symétrique pour tu, comme l’« individu allocuté dans la présente instance de discours contenant l’instance linguistique tu ». Ces définitions visent je et tu comme catégorie du langage et se rapportent à leur position dans le langage. On ne considère pas les formes spécifiques de cette catégorie dans les langues données, et il importe peu que ces formes doivent figurer explicitement dans le discours ou puissent y demeurer implicites. Cette référence constante et nécessaire à l’instance de discours constitue le trait qui unit à je/tu une série d’ « indicateurs » relevant, par leur forme et leurs aptitudes combinatoires, de classes différentes, les uns pronoms, les autres adverbes, d’autres encore locutions adverbiales. Tels sont d’abord les démonstratifs ce, etc. dans la mesure où ils sont 13 L. Dufaye - UPEMLV organisés corrélativement aux indicateurs de personne, comme dans lat. hic/iste. Il y a ici un trait nouveau et distinctif de cette série c’est l’identification de l’objet par un indicateur d’ostension concomitant à l’instance de discours contenant l’indicateur de personne: ce sera l’objet désigné par ostension simultanée à la présente instance de discours, la référence implicite dans la forme (par exemple, hic opposé à iste) l’associant à je, à tu. Hors de cette classe, mais au même plan et associés à la même référence, nous trouvons les adverbes ici et maintenant. On mettra en évidence leur relation avec je en les définissant : ici et maintenant délimitent l’instance spatiale et temporelle coextensive et contemporaine de la présente instance de discours contenant je. Cette série n’est pas limitée à ici et maintenant; elle s’accroît d’un grand nombre de termes simples ou complexes procédant de la même relation : aujourd’hui, hier, demain, dans trois jours, etc. Il ne sert de rien de définir ces termes et les démonstratifs en général par la deixis, comme on le fait, si l’on n’ajoute pas que la deixis est contemporaine de l’instance de discours qui porte l’indicateur de personne; de cette référence le démonstratif tire son caractère chaque fois unique et particulier, qui est l’unité de l’instance de discours à laquelle il se réfère. L’essentiel est donc la relation entre l’indicateur (de personne, de temps, de lieu, d’objet montré, etc.) et la présente instance de discours. Car, dès qu’on ne vise plus, par l’expression même, cette relation de l’indicateur à l’instance unique qui le manifeste, la langue recourt à une série de termes distincts qui correspondent un à un aux premiers et qui se réfèrent, non plus à l’instance de discours, mais aux objets « réels », aux temps et lieux « historiques ». D’où les corrélations telles que je /il — ici / là — maintenant / alors — aujourd’hui / le jour même — hier / la veille — demain / le lendemain —la semaine prochaine / la semaine suivante — il y a trois jours / trois jours avant, etc. La langue même dévoile la différence profonde entre ces deux plans. On a traité trop légèrement et comme allant de soi la référence au « sujet parlant » implicite dans tout ce groupe d’expressions. On dépouille de sa signification propre cette référence si l’on ne discerne pas le trait par où elle se distingue des autres signes linguistiques. C’est pourtant un fait à la fois original et fondamental que ces formes « pronominales » ne renvoient pas à la « réalité » ni à des positions « objectives » dans l’espace ou dans le temps, mais à l’énonciation, chaque fois unique, qui les contient, et réfléchissent ainsi leur propre emploi. L’importance de leur fonction se mesurera à la nature du problème qu’elles servent à résoudre, et qui n’est autre que celui de la communication inter-subjective. Le langage a résolu ce problème en 14 MASTER –La fin du structuralisme créant un ensemble de signes « vides », non référentiels par rapport à la « réalité », toujours disponibles, et qui deviennent « pleins »dès qu’un locuteur les assume dans chaque instance de son discours. [. . .] Mais en est-il toujours ainsi? Si le langage en exercice se produit par nécessité en instances discrètes, cette nécessité le voue-t-elle aussi à ne consister qu’en instances « personnelles »? Nous savons empiriquement que non. Il y a des énoncés de discours, qui en dépit de leur nature individuelle, échappent à la condition de personne, c’est-àdire renvoient non à eux-mêmes, mais à une situation « objective ». C’est le domaine de ce qu’on appelle la « troisième personne ». La « troisième personne » représente en fait le membre non marqué de la corrélation de personne. C’est pourquoi il n’y a pas truisme à affirmer que la non-personne est le seul mode d’énonciation possible pour les instances de discours qui ne doivent pas renvoyer à ellesmêmes, mais qui prédiquent le procès de n’importe qui ou n’importe quoi hormis l’instance même, ce n’importe qui ou n’importe quoi pouvant toujours être muni d’une référence objective. Ainsi, dans la classe formelle des pronoms, ceux dits de « troisième personne » sont entièrement différents de je et tu, par leur fonction et par leur nature. Comme on l’a vu depuis longtemps, les formes telles que il, le, cela, etc. ne servent qu’en qualité de substituts abréviatifs « Pierre est malade; il a la fièvre »); ils remplacent ou relaient l’un ou l’autre des éléments matériels de l’énoncé. Mais cette fonction ne s’attache pas seulement aux pronoms; elle peut être remplie par des éléments d’autres classes; à l’occasion, en français, par certains verbes Q cet enfant écrit maintenant mieux qu’il ne faisait l’année dernière »). C’est une fonction de « représentation » syntaxique qui s’étend ainsi à des termes pris aux différentes « parties du discours », et qui répond à un besoin d’économie, en remplaçant un segment de l’énoncé, et même un énoncé entier, par un substitut plus maniable. Il n’y a donc rien de commun entre la fonction de ces substituts et celle des indicateurs de personne. 15