Texte introductif 27 juin L`AMITIE

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Texte introductif 27 juin L`AMITIE
Café philo – Parigné l’évêque
lundi 27 juin 2016
QU’EST-CE QUE L’AMITIE ?
L’amitié : amicitia (latin). Sentiment réciproque d'affection ou de sympathie qui ne se fonde ni sur les liens du sang ni sur
l'attrait sexuel ; relations qui en résultent : l'écoute réciproque, le plaisir d’être ensemble, d’échanger, vouloir le bien-être de
l’autre, conseils, l’entraide, le soutien, en passant par le partage de loisirs…
Remarques : c’est l’amitié philia (grec) qui donne le mot philosophie (philon = ce qui est ami). Chez de nombreux
philosophes, l’amitié est érigée en notion fondamentale de leur pensée. Considérée comme vertu, l’amitié révèle la noblesse
d’âme et le don de soi.
Différentes conceptions…
Philia s’oppose-t-elle à Erôs ? Alors que la conception de la philia recouvre la relation de l'ami-amant chez Platon (1),
l’erôs et la philia ne sont pour lui qu’une et même chose : tous deux sont deux noms du désir et signifient la volonté
d’assimilation de l’âme à son objet.
Chez Épicure nulle concupiscence, ni désir, elle n'est que joie d'aimer et ouverture de soi : "L’amitié fait le tour du monde
et nous convie tous à nous réveiller pour la vie heureuse" (2). "De tous les biens que la sagesse nous procure pour le
bonheur de toute notre vie, celui de l’amitié est de beaucoup le plus grand" (3). Il précise que "celui qui recherche de l’aide
à tout propos n’est pas un ami, pas plus que celui qui ne lie jamais aide et amitié, car le premier fait commerce du
sentiment contre une récompense et le second coupe toute bonne expérience concernant l’avenir" (2).
Chez les Anciens, on trouve deux positions quant à l’amitié ; certains affirment que l’amitié est une ressemblance, il faut
que deux personnes se ressemblent pour qu’elles tissent des liens suffisamment forts (qui se ressemble s’assemble), c’est
l’opinion d’Empédocle [a]. D’autres, comme Héraclite d’Éphèse [b] et Euripide [c] affirment que l’amitié s’apparente
plus à une dissemblance entre deux personnes qui se complètent (les opposés s’attirent).
Aristote (4) donne deux conditions à l’amitié : réciprocité et qu’elle soit connue de l’autre : "Les amis doivent avoir de la
bienveillance l’un pour l’autre et se souhaiter du bien sans s’ignorer". Il distingue les amitiés accidentelles fondées sur
l’intérêt et le plaisir au sein desquelles on ne recherche pas la qualité, mais l’agrément ou l’utilité, elles sont facilement
dissoutes, et l’amitié véritable (philia) entre deux personnes "qui se ressemblent sur le plan de la vertu" et "qui se
souhaitent du bien l’une à l’autre en tant que personnes de bien" sans aucune arrière-pensée et en tire de la joie l’une de
l’autre. La philia n’est véritable qu’entre hommes vertueux (qui sont rares) qui se donnent de l’amour proportionnellement
au bien que chacun fait à l’autre et font passer l’amour de l’autre avant la volonté d’en recevoir eux-mêmes, Quand toutes
ces conditions sont remplies, l’amitié prend tout son sens et devient l’accomplissement de la vie morale. Aristote remarque
qu’un maître peut éprouver de l’amitié pour un esclave : dans ce cas, il le considère en tant qu’homme. Il dit aussi que
"celui qui a beaucoup d'amis, il n'a pas d'amis".
Pour les stoïciens, le sage compte l’amitié au nombre des vertus qui entretiennent la frugalité de son existence et son
ataraxie (absence de trouble). Ils critiquent l’amitié utile et l’intérêt personnel, cependant ils la rangent parmi les choses
avantageuses, car l’amitié permet de produire le bonheur. Seuls les sages sont amis, pourtant par sa vertu autarcique et son
indifférence, le sage est celui qui a le moins besoin d’amis. Le sage est ami de tous les autres sages sans même les
connaître. Le cosmopolitisme stoïcien donne l’image d’une amitié sans intimité, une amitié à l’échelle cosmique.
Cicéron (5) la définit ainsi : "entente en toutes choses divines et humaines, accompagnée de bienveillance et de charité".
Pour La Rochefoucauld (6), "Les hommes ont inventé l’amitié pour pouvoir coexister.[…] L’amitié n’est qu’une société
réciproque d’intérêts, […] échange de bons offices, […]commerce où l’amour-propre se propose toujours quelque chose à
gagner". Affinité de deux égoïsmes, elle est possible mais rare.
Rousseau (7) fait figurer l’amitié dans son jardin utopique : "Là je rassemblerai une société plus choisie que nombreuse,
d’amis aimant le plaisir et s’y connaissant […] Chacun, se préférant ouvertement à tout autre, sans grossièreté, sans
fausseté, sans contrainte, un conflit badin plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs".
Chez Kant (8) l’amitié est un devoir moral, équilibre entre amour et respect, entre intimité et distance. Il détermine 3 types :
l’amitié de besoin, de goût et d’intention. Il y voit 3 difficultés : l’égalité des sentiments, leur sincérité et leur finalité.
L’amitié morale est distincte de l’amitié esthétique (par sentiments) et de l’amitié parfaite. "L’amitié (parfaite) est l’union
entre deux personnes par un même amour et un respect réciproques. On voit facilement qu’elle est un Idéal de sympathie et
de communication concernant le bien de chacun… L’amitié ne peut donc pas être une union conçue en vue d’avantages
réciproques – ce par quoi celui qui bénéficie de l’aide perdrait le respect de l’autre partie […] L’amitié morale (à la
différence de l’amitié esthétique) est la pleine confiance que s’accordent deux personnes qui s’ouvrent réciproquement
l’une à l’autre de leurs jugements secrets et de leurs impressions". Il note aussi qu’il est bien rare d’accepter le reproche de
l’ami, car on est blessé à la fois par le sentiment d’être incompris et celui, tout aussi désagréable de perdre son estime.
Ainsi la liberté de parole qui est présupposée dans la relation n’est pas ici, reconnue de fait. L’amitié vaut plus par l’espoir
qu’elle inspire que par l’effectivité des rapports entre prétendus amis. Une véritable amitié est "aussi rare qu’un cygne
noir".
Brigitte Brotons –Jean-Claude Martin
31.05.16
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Café philo – Parigné l’évêque
lundi 27 juin 2016
Pour Nietzsche (9) l’amitié est une communauté et non une mise en commun, car mettre en commun c’est toujours rendre
commun, et communicable c’est déprécier. L’ami est un tiers nécessaire pour conjurer l’abîme du dialogue véhément entre
Je et Moi : "Notre foi en autrui trahit ce que nous aimerions bien être, notre foi en nous –mêmes […] Si l’on veut avoir un
ami, il faut aussi pouvoir se battre pour cet ami […] Sache d’abord si ton ami souhaite ta pitié. Peut-être aime-t-il en toi
l’œil impassible et le regard d’éternité […] Es-tu esclave ? Tu ne pourras être ami. Es-tu tyran ? Tu ne pourras avoir
d’ami". L’amitié véritable n’est pas un lien entre sujets, mais deux Moi qui ne sombrent pas dans l’abîme du Je, c’est la
subordination de deux volontés à un idéal commun.
La vision orientale et spécialement japonaise de l'amitié s'exprime par la notion d'amae : relations sociales fondées sur
les valeurs confucéennes de ‘bénévolence’ (bene volens = vouloir du bien), de courtoisie, de loyauté, de fidélité et
d'obéissance mutuelles de la famille à la société civile ; l'idée d’amae tourne autour du paradoxe d'indulgence musclée et de
douce rigueur. C'est pour cela que l'amitié est aussi vécue et utilisée dans la dynamique d'entreprise. L'amitié est mêlée à
l'honneur, sentiment très présent au Japon.
Amitié homme-femme ?...
René Nelli (10) explique que "Les femmes ont longtemps aspiré à être ‘en amitié’, en confiance avec l'homme, parce
qu'elles redoutaient de n'être pour lui qu'un objet sexuel […] L'amour, en tant que ‘bienveillance’ de l'homme pour la
femme, n'a pu prendre conscience de lui-même, en Occident, que lorsque les amants eurent appris, en dehors du mariage à
dissocier la communion animique de l'acte charnel, et à spiritualiser dans l'égalité, leurs relations sur le modèle de l'amitié
masculine"
Jacqueline Kellen (11) donne comme exemples historiques ‘les Précieuses’ et les femmes tenant salon au XVIIIe s. Mais,
"c'est depuis que la femme a recouvré son statut de personne égale que l'amitié peut se développer entre homme et femme,
dans le milieu professionnel et aussi dans la sphère du privé".
…"Entre l'amour et l'amitié, Il n'y a qu'un lit de différence…"chante Henri Tachan (12)
Hymnes à l’amitié…
" En l'amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en l'autre, d'un meslange si universel, qu'elles effacent, et
ne retrouvent plus la cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymoys, je sens que cela ne se peut
exprimer, qu'en respondant : Par ce que c'estoit luy, par ce que c'estoit moy". Montaigne, Les essais, livre I, chap XXVII.
"On ne sait pas ce que c'est que l'amitié. On n'a dit que des sottises là-dessus. Quand je suis seul, je n'atteins jamais à la
certitude où je suis maintenant. Je crains la mort. Tout mon courage contre le monde n'aboutit qu'à un défi. Mais, en ce
moment je suis tranquille. Nous deux, comme nous sommes là, avec ce soleil, avec cette âme, voilà qui justifie tout, qui me
console de tout. N'y aurait-il que cela dans ma vie, que je ne la jugerais ni sans but, ni même périssable. Et n'y aurait-il
que cela, à cette heure dans le monde, que je ne jugerais le monde ni sans bonté, ni sans Dieu. Lorsqu’un fils de l'homme
connait un seul jour cette plénitude, il n'a rien à dire contre son destin". Jules Romains, Les copains, 1913.
Questions
Qu’est-ce qui distingue l’amitié de l’amour, la tendresse, la sympathie, la camaraderie, la fraternité ?
Est-on ami par utilité matérielle, intellectuelle, spirituelle ou par total désintéressement ?
Y a-t-il plusieurs formes d’amitié ? Peut-on avoir de nombreux amis ? Y a-t-il des degrés dans l’amitié ?
Est-ce une vertu, un état, un sentiment ? une passion calme (Hume) car exempte de tout rapport sexuel ?
L’amitié existe-elle sans réciprocité ? Être connue de l’autre, est-ce une condition à l’amitié ?
Est-elle immédiate ou construite avec le temps ? Choix ou fatalité ?
Est-elle toujours fondée sur un rapport d’égalité (Aristote) ? Est-ce une forme parfaite d’altruisme ?
L’amitié est-ce un bien en soi (qui est universellement bon), ou un bien pour soi (qui apparaît bon à chacun) ?
L’ami est-il un autre moi-même ? nécessaire ressemblance ou nécessaire dissemblance ?
La découverte de l’ami est-elle aussi découverte de soi ? Est-elle une forme privilégiée de la connaissance d’autrui ?
En amitié, peut-on être objectif vis-à-vis de l’autre ? La bienveillance vis-à-vis de l’ami ne rend-elle pas aveugle ?
Est-il difficile d’accepter le reproche d’un ami (Kant) ? L’amitié ne nourrit-elle d’illusions (Kant) ?
La fidélité à l’ami nous tire-t-elle vers le haut ? Peut-elle être un danger ?
Jusqu’où peut-on se sacrifier par amitié ? L’amitié est-elle un idéal que l’on vise au-delà de la personne ?
Références
[a] philosophe grec du Ve s. av notre ère
[b] philosophe grec du VIe s. av notre ère
[c] dramaturge grec du Ve s. av notre ère
(1) Platon, Le Banquet
(2) Epicure, Sentences vaticanes
(3) Epicure, Maximes fondamentales
(4) Aristote, Éthique à Nicomaque, livre VIII
Brigitte Brotons –Jean-Claude Martin
(5)
(6)
(7)
(8)
(9)
(10)
(11)
31.05.16
Cicéron, Laelitus de amicitia
La Rochefoucauld, Maximes
Rousseau, Émile, IV
Kant, Métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu
Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De l’ami
René Nelli, L’érotique des troubadours, 1963
Jacqueline Kellen, Aimer d’amitié, Laffont, 1972
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