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Ça va, la tête?
À CORPS PERDU
Après avoir réussi à changer nos cœurs, nos foies et nos mains,
les chirurgiens rivalisent de prouesse pour transgresser les
«Impossible!» On tente maintenant de faire des greffes de tête.
Par Binh An Vu Van
ous sommes désormais techniquement prêts à transplanter des
têtes », martèle à la caméra le
neurochirurgien Sergio Canavero,
en visioconférence avec Québec Science.
Assis dans son bureau, chez lui à Turin,
en Italie, il répète avec la
même détermination ce
qu’il a annoncé sur toutes
les tribunes au mois de
mars dernier. Il publiait
alors son plan détaillé
d’une procédure chirurgicale menant à la toute
première transplantation
de tête humaine – ou, du point de vue du
receveur, transplantation de corps. Il est
toujours à la recherche d’un hôpital qui
le laissera tenter l’expérience, qu’il a baptisée HEAVEN: « J’ai émis un avis de recherche mondial, car l’opération ne pourra
sans doute pas avoir lieu en Italie », explique-t-il. Le chirurgien pense ainsi offrir
une seconde vie à un patient atteint, par
exemple, d’un cancer en phase terminale
dont les métastases n’auraient pas touché
le cerveau.
L’annonce a évidemment fasciné les
médias. Chez ses pairs, elle a cependant été
reçue avec scepticisme. Une dizaine de neurochirurgiens et spécialistes de la moelle épinière contactés par Québec Science ont refusé
de se prononcer sur le projet controversé et
d’alimenter la folie médiatique. Les plus catégoriques répondent: «C’est de la foutaise!»
Ou : «Personne ne perdra son temps à commenter ce projet.» Malgré les vives réactions
de ses collègues, Sergio Canavero persiste
et se dit prêt à accepter tout débat public.
N
FÉLIX RENAUD
«
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Ça va, la tête?
38 Québec Science | Décembre 2013
Denis Chatelier a été le premier à subir une greffe
bilatérale des mains et des avant-bras. Mais il lui a fallu
plusieurs mois de rééducation pour s’y habituer.
À gauche : Brendan Marrocco a perdu ses bras et ses
jambes à la guerre; on lui a greffé deux bras. Une réussite
due à une meilleure compréhension des médicaments
immunosuppresseurs.
AP PHOTO/GAIL BURTON
Le médecin italien est confiant : la dernière décennie a vu des réussites chirurgicales spectaculaires brisant, parfois avec
fracas, d’importantes barrières éthiques
et psychologiques. En 2005, une équipe
française effectuait la première greffe de
visage. En décembre 2012, une opération
de 13 heures, impliquant 16 chirurgiens
de diverses disciplines, a permis la première
greffe des deux bras en haut du coude sur
Brendan Marrocco, un jeune soldat étatsunien ayant perdu ses quatre membres à
la suite d’une explosion en Irak. Dans un
hôpital militaire en Chine, des chirurgiens
ont même transplanté avec succès un pénis
de 10 cm en 2006.
À l’hôpital Brigham and Women’s Faulkner, au Massachusetts, le chirurgien plasticien Matthew J. Carty, directeur du
programme de transplantation des extrémités inférieures, prépare une des opérations les plus attendues pour les prochaines
années, une transplantation des deux
jambes. « Depuis quelques années, nous
vivons en chirurgie une époque d’exploration excitante. Nous sommes en train
de découvrir ce qui est cliniquement possible », affirme avec enthousiasme le spécialiste, aussi professeur adjoint à l’école
médicale de Harvard. En vue de l’intervention, qui devrait durer entre 10 et 15
heures, son équipe d’une vingtaine de chirurgiens s’est exercée sur deux cadavres.
Ce ne sera pas la première greffe du genre
au monde, mais les deux premières tentatives n’ont pas obtenu les résultats escomptés. En Espagne, le jeune homme qui a
bénéficié de la première a dû faire retirer
ses jambes à la suite d’un cancer du cerveau
qui l’a forcé à cesser de prendre ses médicaments antirejet. « Nous ne savons pas
si son cancer est lié à la greffe », admet le
docteur Carty. L’autre patient, opéré en
Turquie, est décédé d’une défaillance métabolique d’origine inconnue. Malgré ces
deux échecs, Matthew J. Carty croit qu’il
vaut la peine de réessayer, et il espère que
son équipe, plus expérimentée, saura mieux
faire. En ce moment, il épluche les candidatures à la recherche d’un sujet idéal : «Il
est crucial pour la réussite du projet de sélectionner le patient parfait: en santé, intelligent et doté d’une volonté de fer.»
Car si, contre la chance de rester en vie,
des greffés du cœur ou du rein sont prêts
à accepter, pour le reste de leur existence,
UNE GREFFE DE TÊTE? C’ ES
FOUTAISE, DISENT LA PL UP
DES NEUROCHIRURGIENS.
de prendre quotidiennement les médicaments antirejet qui inhibent leur système
immunitaire, les exposant à des infections
et des complications, la chose est moins
évidente pour des amputés en santé.
elui qui a bouleversé ce paradigme,
c’est le Français Jean-Michel Dubernard qui a réalisé la première
greffe non vitale – une greffe de
main – en septembre 1998 à Lyon. « Tout
le monde en rêvait depuis très longtemps»,
rappelle le chirurgien. Pourquoi alors, personne n’avait-il osé greffer un membre
avant lui? « Tout simplement parce que
personne ne pensait que c’était possible !
La peau est la cible des rejets immunologiques les plus graves, et nous avons été
très heureux de voir que, malgré la
présence de peau étrangère, la greffe était
réalisable. » Le défi n’était pas technique :
les chirurgiens savaient depuis longtemps
comment rattacher une main. C’est la
crainte de rejet qui les empêchait de pro-
C
céder. « Ils croyaient que c’était de la folie
que de risquer des années en espérance
de vie pour un membre manquant », explique de son côté le docteur Michel Alain
Danino, directeur médical du Programme
provincial de réimplantation, chirurgie
plastique, à l’Hôpital Notre-Dame du
CHUM. Contre toute attente, cette première chirurgie a fonctionné et le corps
du receveur a accepté la greffe. Mais pas
son esprit. Trois ans plus tard, ayant l’impression de transporter « la main d’un
homme mort », le patient a demandé de
se faire amputer. De même, le Chinois qui
a reçu un nouveau pénis n’a pas pu le supporter. On le lui a retiré.
Outre les obstacles immunologiques,
donc, «il y avait d’importants défis d’ordre
psychologique», admet le docteur Dubernard. Depuis, plusieurs dizaines de greffes
de main ont pleinement réussi : « Nous
avons intensivement travaillé avec des psychologues et des psychanalystes. Et l’expérience nous a enseigné qu’il était plus
facile pour un patient de vivre avec deux
mains greffées semblables plutôt qu’avec
une seule.» Le chirurgien a aussi participé
à la toute première transplantation du visage : «Nous avons été surpris de découvrir
que les patients acceptent mieux un nou-
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BIBLIOTHÈQUE MUNICIPALE DE LYON
C’ EST DE LA
PL UPART
NS.
veau visage qu’un nouveau membre. Car
avant la chirurgie, le patient n’osait pas
sortir en public et se voyait tous les jours
défiguré dans son miroir», fait-il observer.
Michel Alain Danino faisait partie de
l’équipe française concurrente qui espérait
devancer le docteur Dubernard, et qui a
réussi la seconde et la troisième greffes de
visage. Il concède volontiers à son collègue
son esprit de pionnier : « Le grand génie
du docteur Dubernard – qui était avant
tout urologue – a aussi été de réunir, pour
la première fois, une équipe multidisciplinaire issue d’horizons différents en associant des chirurgiens transplanteurs du
rein, des chirurgiens réparateurs et des
micro-chirurgiens. Aucune technique
n’était nouvelle; mais l’union des compétences l’était. » Ce mariage d’expertises,
à présent devenu commun, a permis les
greffes dites composites qui ont mené aux
transplantations de visage, lesquelles impliquent la réparation à la fois des multiples tissus, des artères, des cartilages, de
la peau et des nerfs.
Depuis la première transplantation de
main, il y a 15 ans, des dizaines de ces interventions composites ont été menées à
bien. Alors, pourquoi ne pas greffer une
tête à présent? « C’est un projet “sexy”,
mais scientifiquement insoutenable », résume Pierre Guertin, chercheur spécialiste
de la moelle épinière à la faculté de médecine de l’Université Laval.
n visioconférence, les présentations
à peine faites, avant même notre
première question, Sergio Canavero
défend son projet avec une vigueur
toute italienne. Depuis 29 ans, il collectionne
les études sur la faisabilité du projet et sur
les techniques qui pourraient l’aider à le
réaliser. Il se sent prêt.
Dans le plan de travail qu’il propose,
les têtes du receveur et du donneur sont
d’abord prélevées avec précision, au scalpel, par deux équipes de chirurgiens qui
opèrent en parallèle. Ils refroidissent
d’abord la tête du receveur de corps à
10 ºC pour ralentir son métabolisme. Ils
ont ensuite une heure pour la rebrancher
E
au circuit sanguin du donneur. Le grand
défi, que beaucoup croient impossible à
relever, est de recoller les deux sections
de moelle épinière. Pour y parvenir, le
docteur Canavero suggère de recouvrir
les extrémités de la moelle d’un mélange
de polyéthylène glycol (PEG) et de chitosan. Cette espèce de colle a, par le passé,
permis de reconnecter les nerfs périphériques avec succès et sans perte de
fonction. Il s’agirait alors d’aligner le plus
précisément possible les segments. Selon
diverses études menées sur le cochon
d’Inde et le chien, la réparation des fibres
nerveuses de la moelle surviendrait dès
les premières minutes après la reconnexion. « Ce plan a le mérite de ramener
à notre attention l’utilisation du PEG, qui
est peut-être trop peu étudié», concède
Pierre Guertin.
Sergio Canavero imagine que son premier
receveur sera une personne condamnée par
une maladie mortelle à qui il offrirait une
chance de survie : «Par la suite, ces chirurgies pourraient servir, par exemple, à des
personnes qui souffrent de dystrophie musculaire et qui en sont à souhaiter être euthanasiées. Enfin, on ne peut s’empêcher
de penser aux millionnaires qui rêvent d’immortalité.» Il montre à la caméra le courriel
d’un transsexuel qui souhaite voir sa vie
changer par une opération de ce genre. Le
coût de la procédure est évalué à 13 millions
de dollars, comprenant un suivi psychologique intensif.
Quand Sergio Canavero a publié son plan
pour la transplantation de tête, everybody
went banana; tout le monde est devenu
dingue, soutient-il. Serait-il prêt à procéder
sans l’aval de la majorité de ses pairs? Le
chirurgien ne répond pas à la question. Son
silence traduit sa conviction, le même genre
de conviction qu’a démontrée Jean Michel
Dubernard chaque fois qu’il a dû se frotter
à l’avis de ses pairs avant de mener une
greffe : «On ne décide pas de faire cela du
jour au lendemain, explique-t-il. Moi, je
rêvais déjà de greffe de visage en 1962. Ensuite, on étudie ce qui se fait en recherche
animale et fondamentale, jusqu’à ce qu’on
constate qu’on ne peut plus avancer; on
sait alors qu’il faut passer à l’acte. Il y a
une part d’intuition qui nous permet d’anticiper ce qui se produira.»
De son côté, W.P. Andrew Lee a longuement travaillé sur des animaux avant de
comprendre qu’il pouvait réduire la quantité
d’immunosuppresseurs nécessaires. Ce n’est
que lorsqu’il a enfin trouvé la bonne façon
de diminuer le nombre et les doses des médicaments antirejet qu’il s’est senti prêt à
tenter cette greffe novatrice des deux bras
sur le soldat. Car plus la surface de peau
transplantée est étendue, plus la réaction
de rejet risque d’être violente : «Nous injectons des cellules provenant de la moelle
osseuse du donneur dans le sang du
receveur, ce qui module son système immunitaire et lui permet de mieux accepter
le greffon, explique-t-il. Notre patient se
porte bien et se rétablit plus rapidement
que prévu. Il peut déjà lancer une balle.»
Le médecin a transplanté jusqu’à présent
10 bras et mains sur 6 patients, qui vont
bien pour la plupart. Même si ses travaux
ont convaincu beaucoup de sceptiques, le
docteur Lee doute cependant de la pertinence de nouvelles transplantations de
jambes : « C’est qu’il existe aujourd’hui
d’excellentes prothèses permettant aux patients de vivre assez bien», note-t-il. Oscar
Pistorius, le coureur sud-africain amputé
des deux jambes, l’a prouvé en participant
aux Jeux olympiques d’été l’année dernière.
L’argument n’ébranle pas Matthew J.
Carty : «Notre équipe croit que les patients
retireront beaucoup de ces transplantations
de jambes. Nous avons appris de l’expérience mondiale que les greffés recouvrent
le toucher et plusieurs autres avantages. »
Malgré la frénésie qui règne chez les chirurgiens, le docteur Danino reste prudent:
«Moi-même, j’étais très partisan.» Mais
après avoir réussi deux greffes de visage, le
chirurgien, qui revient régulièrement en
France assurer le suivi de ses patients, est
dubitatif. L’un des greffés vit «toutes les
complications possibles», diabète, rejet et
autres. L’autre est encore fragile psychologiquement. «Sur la vingtaine de greffes de
visages effectuées, il y a eu trois morts, dont
des jeunes en santé. C’est énorme», dit-il.
Toutes ces procédures thérapeutiques se
répandront-elles? Rien n’est certain : «Nous
explorons en ce moment les frontières de
notre discipline. Il y a des réussites, mais
aussi des échecs. Dans quelques décennies,
en rétrospective, nous pourrons déterminer
quelles procédures seront intégrées à la
trousse médicale et lesquelles ne valent pas
le risque, conclut le docteur Carty. Nous
sommes en train de découvrir tout ça. »
Pour le moment, peut-on envisager que
d’autres chirurgiens tentent une greffe de
tête? « Personne n’est assez fou pour ça »,
admet Sergio Canavero. Mais le docteur
Lee rappelle : «En science, il ne faut jamais
QS
dire jamais. » ■
Décembre 2013 | Québec Science 39