Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à
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Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à
Germivoire 4/2016 ISSN 2411-6750 Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France Koué Kevin BOUMY, Université Félix Houphouët-Boigny (Abidjan) RESUME Cet article se veut une modeste contribution sur les conditions d’émergence des figures maudites de la poésie française dans un XIXème siècle finissant en proie au doute et à un malaise fondamental. La mélancolie introspective née du « Mal du siècle » a précipité l’exhumation du mythe de l’écrivain maudit, tourmenté et dont le génie est otage d’une vieille tradition d’association de la qualité à cette mélancolie. Ce qui au demeurant implique un manque de volonté et un repli sur soi se mue en « un élément-clef dans les stratégies de distinction et de légitimation des écrivains». C’est dans l’arène poétique que se radicalise ce sentiment de mélancolie créatrice. Les Poètes maudits de Paul Verlaine acte ce dégoût créatif. Cette contribution montre comment l’accès de mélancolie est devenu consubstantiel à la création poétique et comment les poètes maudits se représentent-ils dans les vers et strophes le pessimisme radical qui engendre la mélancolie. Les dispositions énonciatives prises pour mieux transcrire les états d’âme du sujet parlant ou de l’instance écrivante, y sont étudiées. MOTS-CLÉS : Angoisse métaphysique - Ennui - Pessimisme - Mal - Mal du siècle - Malaise - Malédiction - Mélancolie – Poètes maudits - Spleen ABSTRACT This article discusses the conditions for the emergence of the accursed poets in french poetry in the 2nd part of the nineteenth century, while prevailing doubt and fundamental pessimism. The introspective melancholy from the ‘‘evil of the century’’ has promoted the myth of the cursed writer, tormented and whose genius is hostage of an old tradition where quality is associated with melancholy. That feeling of disgust becomes a key element in the strategies of distinction and legitimation writers. It is mainly in poetry that is radicalized creative melancholy. The accursed poets written by Paul Verlaine perfectly shows it. Our contribution shows how melancholy has become consubstantial with poetic creation. Then how accursed poets represent in the verses and stanzas radical pessimism that generates melancholy. Enunciative strategies to represent the poetic narrators in the poems of these accursed poets will also be studied. Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France http://germivoire.net/?ivoire=detailart&idart=461&rub=179 Germivoire 4/2016 INTRODUCTION En publiant, sous l’anagramme du ‘‘Pauvre Lilian’’, les célèbres Poètes maudits (Verlaine, Paul 1995) en 1888, Paul Verlaine réduisait au prisme poétique une vieille tradition qui destinait presque tacitement les grands esprits créatifs à un inévitable accès de mélancolie. Dans un XIXème siècle finissant sous la houlette des intérêts, une poignée de talentueux créateurs de vers va se détourner des enjeux collectifs pour ne privilégier que des tourments intimes, alimentés par une vision mélancolique d’un monde en proie au doute. La mélancolie héritée des siècles devient donc un fond idéologique dont la distribution appliquée dans la structuration interne des productions poétiques confère à ses auteurs la garantie d’une élévation et d’une marginalisation glorieuse. Mieux que la génération romantique chez laquelle la notion de mélancolie introspective s’appréhende sous l’épais manteau sémantique du ‘‘mal du siècle’’1, certains poètes obscurs, dans le sillage de Baudelaire, ont exhumé et adapté les pans entiers des implications antiques de la mélancolie. Le poète mélancolique n’est plus seulement, comme le constate Abraham Karl, « cet artiste qui prend une attitude passive et tire son plaisir de ses souffrances et la contemplation de ses propres tourments» ou «ce malade de la volonté, cet adepte du culte du moi, d’une certaine complaisance dans la souffrance morale et le repli sur soi » ( Karl, Abraham 1924 : 219) , mais plutôt l’artiste qui, de ses douleurs intimes, tire la clé de sa légitimation et de son génie créateur. Tous les mécanismes de création sont mis en œuvre en fin du XIXème siècle pour fournir un rendement fictionnel et esthétique au parti pris pour une mélancolie radicale, certificatrice d’une appartenance noble. Dans cette contribution ouverte qui rejette avec vigueur tout fixisme, il nous plaira de questionner quelques productions poétiques des poètes comme Mallarmé, Lautréamont, Baudelaire, Verlaine, Marceline Desbordes-Valmore, afin de présenter comment, appesantis sur un socle historique de la mélancolie aristotélicienne (qui associe la mélancolie à l’héroïsme, à l’extase inspiré et à la supériorité intellectuelle) et dopés par un malaise contemporain, ces poètes susmentionnés ont-ils bénéficié de cet épithète combien honorifique de «maudits » ? Comment la mélancolie introspective devient-elle un état d’âme distinctif du poète de génie ? Quels en sont les manifestations textuelles et hors- La locution figée de ‘‘Mal du siècle’’ a été détectée chez les jeunes auteurs sans grand espoir en début du XIXème siècle. Pour JENNINGS Chantal Bertrand, le ‘‘Mal du siècle’’ implique «un manque de volonté, une mélancolie introspective, un culte du moi, une complaisance dans la souffrance et un repli sur soi » in La Dualité de Maupassant : son attitude envers la femme, Revue des Sciences Humaines, Tome XXXV, nº 140, oct-déc. 1970, p. 559-578. 1 Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 132 Germivoire 4/2016 textuelles les plus perceptibles ? Comment mieux que dans le discours poétique où fourmillent les référents mélancoliques, les poètes maudits, dans leurs stratégies énonciatives, se représentent-ils la mélancolie ? En quoi les schémas narratifs dans leurs œuvres font de l’instance écrivante une projection symbolique ou un autoportrait mythique de leur « moi social »2 ? Ce sont autant de préoccupations qui président à l’acte même de concevoir cet article. Une vue transversale de cette époque de grande floraison poétique impose dans la 1ère partie de cette étude, une reconsidération des conditions d’émergence des poètes mélancoliques dits « maudits ». Une telle étude ne peut naturellement ignorer la réinvention du mythe de l’écrivain maudit par les poètes mélancoliques aux fins d’auto-légitimation. Dans la 2ème partie, nous allons questionner quelques textes de Mallarmé, Lautréamont, Baudelaire, Verlaine, Marceline DesbordesValmore et de bien d’autres plumes influentes pour en sortir les stigmates d’un accès de mélancolie ; lesquelles stigmates ayant certifié leur catégorisation sur la liste des fameux poètes maudits. Le décryptage des scènes mélancoliques convoquera nécessairement une analyse des motifs énonciatifs dans la troisième partie. 1 – CONTEXTE DE CONCEPTUALISATION DES POETES MAUDITS Il est évident que l’univers livresque ne s’est pas enrichi ex nihilo à la veille du XXème siècle avec l’avènement d’une génération de poètes dont la malédiction à visages multiples a contaminé la structuration interne des vers, déclenchant ainsi un hymne à la mélancolie et à tous les procédés stylistiques bigarrés qui s’y rattachent. La construction de la figure du poète maudit résulte d’une lente reviviscence du fond historique issu des recherches d’Aristote, à laquelle il faut adjoindre un souci contemporain d’auto-légitimation dans un contexte de mise en crise du rôle des poètes dans une société industrialisée. C’est donc, comme le précise avec un humour décalé Georges Beaujon, une sorte de «syndicat d’admiration mutuelle» (Georges, Beaujean 2006 : 12) entretenue par les poètes eux-mêmes. 1.1 De l’influence des théories aristotéliciennes Deux « moi » sont en perpétuelle confrontation selon Marcel Proust : le «moi social», qui est l'image que nous donnons de nous-même aux autres, à laquelle nous finissons par nous identifier et le « moi créateur », considéré comme le sujet parlant dans l’œuvre. 2 Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 133 Germivoire 4/2016 Cette partie de notre étude se veut un voyage dans le temps aux fins d’exhumer le sens de l’inspiration poétique de ces singuliers travailleurs du vers. Se fondant sur la théorie des quatre humeurs que sont le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire, Aristote engage une étude critique de la “bile noire”, l’origine étymologique de la mélancolie. L’incipit de cet immense ouvrage pose cette question fondamentale (« Pourquoi tous ceux qui ont été des êtres exceptionnels sont-ils des mélancoliques ? ») (Aristote, 1988 :225) dont les développements subséquents donnent éloquemment des éléments de réponse. Le mélancolique sublimé deviendrait ontologiquement un créateur de génie. Nous n’avons aucune prétention d’épiloguer sur la valeur scientifique des conclusions aristotéliciennes, mais plutôt sur la réaction – ce qui nous intéresse – des masses face à cet être hors du commun dans une société formatée faite d’esprits peu exercés. La lumineuse déduction d’Elie-Catherine Féron explicite l’inimitié que suscite l’être ordinaire, coutumier d’ouvrages extraordinaires : «Quand un vrai génie paraît dans le monde, on le distingue à cette marque : tous les sots se soulèvent contre lui» (Féron, Elie-Catherine et De La Porte, Joseph (s.d) : 54). Arthur Chuquet lui emboîte le pas en ces termes : «Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle» (Chuquet, Arthur 1998 : 148). Ces affirmations piochées des faits des siècles durant, notamment avec de grandes souffrances imposées parfois aux esprits porteurs de grandes visions pour l’humanité, se sont érigées vraisemblablement en fond idéologique à la génération post-romantique. Etres exceptionnels, les poètes sont convaincus de payer, par leur extrême misère, la rançon d’une prédisposition glorieuse. Victor Hugo écrit à juste titre dans cette ode à Chateaubriand : Le génie a partout des symboles sublimes. Ses plus chers favoris sont toujours ses victimes, Et doivent au revers l’éclat que nous aimons ; Une vie éminente est sujette aux orages ; La foudre a des éclats, le ciel a des nuages Qui ne s’arrêtent qu’aux grands monts ! Oui, tout grand cœur a droit aux grandes infortunes ; […] Le grand homme en souffrant s’élève au rang des justes. La gloire en ses trésors augustes N’a rien qui soit plus beau qu’un laurier foudroyé ! (Hugo, Victor, (s.d) : 115-116) 1.2 Du socle conceptuel du ‘‘Mal du siècle’’ Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 134 Germivoire 4/2016 L’histoire du syntagme ‘‘Mal du siècle’’ est liée à celle du mouvement romantique du début du XIXème siècle. Selon le Robert de 1833, repris par Dany Hadjadj, « Le ‘‘mal du siècle’’ ou ‘‘mal de René’’ demeure cet ennui, cette mélancolie profonde, ce dégoût de vivre dont la jeunesse romantique avait trouvé la peinture dans René de Chateaubriand » (Hadjadj, Dany 1998: 30) Ses symptômes les plus perceptibles sont mieux décrits par Jennings Chantal-Bertrand : « Disposition maladive, inquiétude anxieuse, ennui incurable, désenchantement, mélancolie non motivée, exaltation de l’imagination qui débouche nécessairement sur une déception face à la réalité, absence de dynamisme et de fibre morale, haine de la société et désir hautain de se retrancher du monde, isolement, sentiment de l’absurdité de l’existence, anxiété métaphysique, destin fatal » ( Jennings, ChantalBertrand 2005 : 125) La génération de poètes post-romantiques en quête d’un référentiel va s’inscrire dans une démarche de réappropriation de grandes questions métaphysiques liées à cette profonde mélancolie introspective. Les poètes maudits répertoriés par Paul Verlaine à qui il faut greffier plusieurs autres amis du morbide, se définissent avec parfois grande discrétion, comme des légataires testamentaires d’une ère romantique foncièrement pessimiste. Mais mieux que leurs prédécesseurs, les poètes maudits capteront cet accès de mélancolie et en feront l’indice d’une destinée glorieuse. 1.3 Du mythe légitimateur du poète mélancolique L’invention d’un mythe moderne autour de la figure mélancolique du poète procède d’une recherche de légitimité dans une fin de siècle qui offre de moins en moins de possibilités aux artistes en général et aux poètes en particulier. Dès lors, le malheur, géniteur de la mélancolie, se voit honoré progressivement d’une fonction valorisante. Pascal Brisette ne manque pas de mots pour décrire ce curieux attribut gratifiant: « le malheur est devenu progressivement un élément-clef dans les stratégies de distinction et de légitimation des écrivains, au point qu’on ne puisse plus considérer sans douter qu’un écrivain heureux soit également un grand ni même un bon écrivain » (Brisette, Pascal 2005 : 39) Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 135 Germivoire 4/2016 En se fondant sur l’idée que les esprits exceptionnels sont destinés à la stigmatisation d’un peuple inculte, les poètes envahis par des accès de mélancolie revisitent le passé et en sortent les clefs de leur légitimation. C’est la naissance du mythe de la malédiction littéraire3. Ce n’est plus l’économie du marché qui exclut les poètes obscurs et mélancoliques de la chaîne des valeurs, mais plutôt une auto-exclusion consentie, affirmée et revendiquée au nom des principes supérieurs de pureté. Le poète devient, comme le fait remarquer Claude Abastado, « cet héros solitaire poursuivant, dans un monde dégradé, des valeurs perdues»4. Si la mélancolie est devenue un élément distinctif des poètes à qui l’Histoire, mais également Paul Verlaine, accolent la sombre et implacable épithète de « maudits », c’est bien parce qu’ils se sont posés, par leur style et leur vie, comme la synthèse des sentiments de mal être théorisés depuis la Grèce antique, exhumés lors du demi-siècle brumeux du romantisme littéraire pour enfin être mythifiés à la fin du XIXème siècle. 2. INDICES TEXTUELS DES ACCES DE MELANCOLIE Les poètes cibles qui nous occupent dans le cadre de cette contribution sont ceux identifiés dans l’intemporel ouvrage Les poètes maudits de Paul Verlaine. Il s’agit de six (6) poètes qui sont : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud, Stéphane Mallarmé, Marceline Desbordes-Valmore, Villiers de l'Isle-Adam et lui-même. Sous sa plume, ces poètes colistiers ont «un destin presque toujours tragique, un sentiment d’être l’objet d’une irréversible malédiction et la recherche d’une écriture qui se veut la transcription du mal et l’expression de l’absolu » (Dubosclard, Joël (sous leur direction) 1988 : 371). Mais il n’est pas exclu (l’expression a fait florès et ne se borne plus à décrire cette demi-douzaine de poètes mélancoliques) que d’autres poètes dont la saveur pessimiste du vers cautionne leur inscription sur le listing non exhaustif des poètes maudits, soient convoqués sur le sujet. 2.1 De l’ode à la mélancolie Le mythe de la malédiction littéraire ne tend pas au légendaire, car de toute évidence, il n’existe pas de toute éternité. Au XIXème siècle, le mythe littéraire fonctionne, selon les mots de Pascal Brisette, comme « un objet de croyance et d’investissement capable de s’adapter aux règles du dicible d’une époque, de fournir une herméneutique (le mythe sert ainsi aux écrivains et aux critiques pour comprendre l’inédit) et, enfin, de légitimer des productions ». En clair, ce mythe s’est cristallisé à une époque où les écrivains chez qui le malheur semble être la chose la mieux partagée, solidifient leurs liens pour justifier leur existence et légitimer certaines de leurs pratiques. 4 Abastado, Claude, (1979) Mythes et rituels de l’écriture. Paris : Éditions Complexe (p. 26.). 3 Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 136 Germivoire 4/2016 La mélancolie, notons-le, reste cet état de dépression intense vécu avec un sentiment de douleur morale, et caractérisé par le ralentissement psychique et psychomoteur. Quelques poètes maudits, autoproclamés héritiers de l’amertume, l’ont vécue de façon bien étrange. Plutôt que de l’endurer silencieusement, ils se sont plutôt livrés à une sorte de hymne aux vertus de la mélancolie. Dans l’annuaire de ces curieux laudateurs du morne, figure en place honorable l’inclassable Baudelaire. Jean-Pierre Le May le considère comme le poète qui, de tous les amants de la mélancolie, a mieux chanté son ambivalence et célébré sa grandeur. C’est à cette majestueuse visiteuse qui pourtant emporte dans son sillage tous ces paysages et usages sombres de la mort que le poète se réfère dans « Les Ténèbres » : Par instants brille, et s'allonge, et s'étale Un spectre fait de grâce et de splendeur. À sa rêveuse allure orientale, Quand il atteint sa totale grandeur, Je reconnais ma belle visiteuse: C'est Elle! noire et pourtant lumineuse. (Baudelaire, Charles 2015 : 20) Ce dithyrambe à la mélancolie prend une dimension passionnelle avec Baudelaire. Qu’il la nomme Ennui ou lui préfère un synonyme pioché de l’Anglais ‘‘Spleen’’, la mélancolie est un acteur majeur des stratégies de création baudelairiennes. « La mélancolie est l’illustre compagnon de la beauté ; elle l’est si bien que je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse » (Diaz, Léon 2015 : 20), affirme-t-il. L’hymne à la mélancolie s’entonne également avec Verlaine quand il fait prospérer dans ses notices biographiques des oxymores saisissants évoquant le « malheur adoré » ou la « gaie misère ». La mélancolie quêtée et chantée fonctionne comme un allié pour se prémunir des aléas d’une époque d’incertitudes. 2.2 De la mélancolie inspiratrice ou créatrice Les poètes maudits qui se sont appropriés la mélancolie, ce déséquilibre de la psyché, ne l’ont pas considérée comme une simple pathologie malsaine qu’il faudrait guérir, mais plutôt comme le signe positif d’une élévation des forces de l’âme, d’une supériorité indéniable de la sensibilité et de l’imagination. La douleur qui en résulte est même appréhendée comme une source d’inspiration poétique. L’acte d’écriture du sujet mélancolique devient un moyen de dépasser la douleur Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 137 Germivoire 4/2016 et le mal-être. ‘‘Un pouacre’’ de Verlaine en donne une démonstration plus éloquente. Dans ce poème, le mal du poète mélancolique s’est mué en source d’inspiration. Par un saisissant flux d’images et surtout un jeu de sonorités habilement élaboré, le sujet poétique verlainien déclare dans le 1er quatrain : Avec les yeux d’une tête de mort Que la lune encore décharne, Tout mon passé, disons tout mon remords, Ricane à travers ma lucarne (Verlaine, Paul 2014 : 362) Qu’elle prenne les connotations de fatigue de soi, d’acédie, d’ennui, d’inquiétude métaphysique, d’angoisse, de dépression ou de mal de vivre, la mélancolie fait l’unanimité auprès des poètes maudits comme source d’inspiration poétique. Car : « les chants les plus désespérés sont les chants les plus beaux. // Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots » (De Musset, Alfred cité par Nisard, Désiré et Chotard , Loïc 1995 : 125) 2.3 De la mélancolie thérapeutique Sans aborder avec force détails la poésie-thérapie5 présentée parfois comme remède suprême aux maux telles que la dépression, la tristesse, l’impuissance, cette étude s’intéresse plutôt au rôle curatif de la mélancolie et de toutes ses composantes dans la structuration interne des strophes. Si la poésie, ce langage ramené à son rythme essentiel, acquiert des vertus sacrées, cela est fonction des thématiques qu’elle explore et des mécanismes créatifs qu’elle déploie pour leur conférer une expressivité agissante. Le mal de vivre devient chez les poètes maudits une posture assumée, un choix raisonné d’une expérience solitaire extraordinaire pour se guérir de la constante tyrannie de l’ici et du maintenant. Poétiser les accès de mélancolie, ce n’est point seulement peindre un « crépuscule », c’est aussi lui restituer ses interprétations d’une sorte de bonheur suprême, de guérison par l’épreuve de capitalisation de douleur, tel que vu par Victor Hugo. Le poète écrit à propos : Le Désespoir a des degrés remontants. De l’accablement on monte à l’abattement, de l’abattement à l’affliction, de l’affliction à la mélancolie. La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une Beaucoup de textes [poétiques], selon Mariannig Larc'hantec et Paul Taylor (2009) (La poétique et la musique en éducation: croisement de regards créateurs. Paris : Harmattan (P. 23)) ne sont que des tentatives symptomatiques pour réduire les tendances névrotiques douloureuses. Il n’empêche que chaque poème a pour son auteur une action bienfaisante. Au Etats-Unis, ont été créés les groupes de poésie-thérapie dans lesquels l’écriture et la lecture des poèmes ont valeur curative. 5 Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 138 Germivoire 4/2016 sombre joie. La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. (Hugo, Victor 2013 : 3024) Le mal être et l’angoisse métaphysique voulus portent donc en germe dans la composition esthétique des vers et des strophes une sorte de vertu thérapeutique. Le discours élégiaque, enrobé dans un dispositif esthétique, n’était également qu’une stratégie d’automédication créative. 3. REPRESENTATIONS DES SUJETS LYRIQUES MELANCOLIQUES 3.1 Du « moi social » disloqué des poètes maudits Les poètes de l’époque symboliste catalogués comme « maudits » ne le sont pas uniquement par la saveur pessimiste de leurs écrits ou par leur ostentatoire disposition à décrire leurs tourments intimes, la fuite du temps, la mort, les douleurs, les souffrances ou les blessures. L’inapaisable malédiction qui lacère leur si vulnérable cœur se lit également dans leur vie en tant qu’Hommes. En clair, leur « moi social », loin de l’univers créatif, se laisse envahir par une charge de sentiments contradictoires. À quelques exceptions près, ces poètes maudits le sont parce qu’ils : « trouvent leur vie tragique : ils ont vécu une enfance malheureuse, ils manquent d’argent dans leur vie d’adulte, et n’ont pas une santé particulièrement florissante. Leur vie désorganisée n’améliore évidemment pas leur condition physique. Ils se trouvent aussi très différents de la société bourgeoise et conformiste qui les entoure et qu’ils provoquent dans leur vie (ils boivent, ils se droguent…) ou dans leurs œuvres. Mais souvent cette différence leur pèse ». (CarrozzaZabus, A., Hardy, F., Robinet, C., 2002 : 58) C’est par suicide, après un épisode terrestre les plus insipides, que Gérard De Nerval fait ses adieux au monde des vivants le 26 janvier 1855, à l’aube. Baudelaire, coutumier d’une vie de dandy, rencontre dans sa vie la mélancolie. Il est l’archétype même de l’artiste taraudé par un profond malaise et qui en veut terriblement à la société qui ne reconnait pas son talent. Quant à Arthur Rimbaud, adolescent ayant fait la sombre expérience carcérale, sa vie fut marquée par une révolte ouverte contre l’édifice familial ainsi que la morale, la religion et les normes sociétales. Sa révolte personnelle est accentuée par les épisodes insurrectionnels en 1870 et 1871. Mallarmé lui n’a connu que des deuils précoces et a eu une vie Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 139 Germivoire 4/2016 surtout marquée par la souffrance. Le moins connu certainement des poètes maudits fut Isidore Ducasse dit Le Comte de Lautréamont. Auteur des Chants de Maldoror, une œuvre mystérieuse qui lui a valu d’être soupçonné de fou, il emporte quasiment avec lui tous les secrets d’une vie éprouvée seulement à 24 ans. De son bref passage sur terre, Michel Nathan retient qu’il portait en germe la marque distinctive des poètes maudits. Selon lui : « Ducasse était un adolescent blagueur, un malade mental, un vampire, un poète maudit, un pianiste halluciné, un féroce adversaire de l’école et de la société bourgeoise » (Nathan, Michel 1992 : 13) Nous sommes certain de n’avoir pas fait un inventaire exhaustif des poètes maudits. Mais notre intention était de montrer cette étonnante similitude du « moi social » de ces poètes de la fin du XIXème siècle. 3.2 Des stratégies énonciatives du « moi social » ou poétisation du sujet mélancolique L’angoisse métaphysique et tous ses facteurs qui confèrent une richesse lexicale aux textes des poètes maudits, se réfèrent immanquablement à des sujets poétiques parfois écartelés entre les aventurismes de toutes sortes. Comment ces poètes singuliers se représentent-ils le sujet parlant ou l’instance écrivante en proie aux accès de mélancolie ? Avant de trouver, au questionnement de quelques textes majeurs, des éléments de réponse, il est utile de mentionner que le sujet lyrique chez les poètes maudits est diversement abordé, mais unanimement problématique. Chez Marceline Desbordes-Valmore par exemple, le sujet lyrique tente parfois de s’émanciper de l’assujettissement fictionnel en tissant un «espace communautaire de partage émotionnel (…) universellement ressentie» (Thuault, Elena 2006 : 14) avec le lecteur. C’est le sens de cette isotopie de confidence alliée au motif des larmes que d’autres femmes versent comme le ‘‘je lyrique’’ dans «A celles qui pleurent», poème qui fait office de préface de Bouquets et Prières, en 1843 : Vous surtout qui souffrez, je vous prends pour mes sœurs : […] Prisonnière en ce livre une âme est contenue : Ouvrez, lisez : comptez les jours que j'ai soufferts : Pleureuses de ce monde où je passe inconnue, Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 140 Germivoire 4/2016 Rêvez sur cette cendre et trempez-y vos fers […] Qui donne son secret est plus tendre que folle : Méprise-t-on l'oiseau qui répand sa chanson ? (Marc, Bertrand 1973 : 50) Gérard De Nerval pose, souvent sans fioritures, le poème comme la prolongation d’une vie sous la houlette de la mélancolie et des sentiments connexes. Le « je » du poète ne s’éloigne point de celui de l’homme. Dans une effusion émotive, il écrit ce quatrain de « El Desdichado » devenu célèbre : Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé, Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie : Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie (Glaudes, Pierre & Rabaté, Dominique 2005 : 33) Quant au récit poétique chez Le Comte de Lautréamont, il s’élabore dans un schéma énonciatif hétéroclite toujours autour de la même thématique de la soif insatiable de l’infini. Maldoror, personnage monstrueux abonné au sang dans une œuvre (Les Chants de Maldoror ) tout aussi vertigineuse, s’écrie : « Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini... Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit » (Lautréamont, Le Comte De 2001 : 33) L’infini pour le poète-météore6 est un espace de refuge car, comme il le note si bien : « J’ai reçu la vie comme une blessure ». Mais la douleur issue de l’individuation7 féconde un univers d’une profonde mélancolie aux confins de l’inquiétude métaphysique. Par exemple, l’horreur du sommeil a une dimension ontologique, liée à l’angoisse de la mort. Quand il s’agit de décrire les multiples sentiments contradictoires auxquels sont crochetés tout le lexique mélancolique, le « je » du narrateur se mue en celui de l’auteur ou de son pseudonyme, créant Né à Montevideo (Uruguay) le 4 avril 1846, Isidore Ducasse est mort dans le 9e arrondissement de Paris, le 24 novembre 1870. Il n’avait que 24 ans. C’est un des grands poètes de la modernité dont l’existence a été de très courte durée. 7 Maldoror, le héros ducassien a toujours surfé sur l’idée d’une auto-divination. Monstrueux et s’arrogeant des pouvoir surnaturels, le héros de sang a vu en lui l’alternative de Dieu. Tantôt, il se donne le bonheur fantasmé d’échapper à la condition et à la proximité humaines. Pourtant, Maldoror n'est pas un surhomme : il est encore trop humain pour cela, trop faible. Au chapitre I, strophe 10, il est désigné comme un être au seuil de la mort. Au chapitre IV, strophe 4, Maldoror est « un être figé dans une paralysie végétative semblable à la mort » Et il s’exprime ainsi : « Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui… je n’y faisais pas attention… » 6 Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 141 Germivoire 4/2016 ainsi un désordre énonciatif qui ne peut provenir que d’une âme tourmentée et disloquée. Mallarmé, dans l’exercice de sa propre poétisation - lui dont l’ennui et l’impuissance entonnent une sinistre mélodie dans le cervelet - opte tout simplement pour une disparition élocutoire. Le poète qui se meurt, lassé de poursuivre un Azur inaccessible, se résout à s’auto-supprimer et à laisser le langage lui-même narrer d’angoissantes questions ontologiques. Le langage ainsi doté d’un redoutable pouvoir déclenche ce qu’Annette De La Motte qualifie de « suicide littéraire du poète ». Mallarmé, théoricien de son art, écrit : « L’œuvre pure implique la disparition du poète, qui cède l’initiative aux mots, par le heurt de leur inégalité, mobilisés ; ils s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur les pierreries, remplaçant la respiration perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle enthousiaste de la phrase » (De La Motte, Annette 2004 : 80) Le « je » lyrique fonctionne à présent comme une projection symbolique ou un autoportrait mythique des poètes maudits. Le texte poétique devient une transcription fictionnelle des blessures issues d’un monde dominé par le mal. Que le « je » lyrique s’essaie à se défaire de l’espace fictionnel, qu’il se fait multiple pour mettre à découvert son caractère problématique ou même qu’il se prête à un subtil jeu d’effacement énonciatif pour rendre compte des tourments d’un écrivain au seuil de la finitude, il faut noter que ce « je » subit dans le poème le diktat de l’Homme mélancolique. Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 142 Germivoire 4/2016 CONCLUSION L’objectif majeur de cette contribution, rappelons-le, était de montrer les enjeux de la mélancolie et de toutes les angoissantes questions métaphysiques et ontologiques qui s’y rattachent dans la conceptualisation de l’image du poète maudit dans une fin du XIXème arrimée au pessimisme radical hérité du romantisme. La compréhension de cette curieuse interaction mélancolie et création poétique a autorisé une lecture des origines et une exhumation des savantes conclusions aristotéliciennes selon lesquelles les Hommes d’exception sont tous les mélancoliques. Au moment où la société, orientée vers les préoccupations matérielles, relègue tacitement l’aède inspiré au recoin de l’histoire, naît une conscience collective d’auto-légitimation et d’autocélébration. Les poètes, avant tout Hommes, « nés sous une mauvaise étoile et déterminés par la fatalité» (Lambotte, Marie-Claude 1984 : 231) se créent ou contribuent à donner un contenu à un mythe les valorisant au nom des principes supérieurs. C’est la somme des concepts tirés d’une vieille tradition qui allie génie et mélancolie et dans une actualité qui exclut le poète, que Paul Verlaine avait écrit ses célèbres Poètes maudits. Mais le terme mélancolie, usé par le temps et les différentes approches qui en diluent la valeur dénotative, s’est manifesté de diverses manières dans les productions et la vie de ces poètes singuliers. Une richesse lexicale, soutenue par une volonté de faire de l’art un prestigieux otage du pessimisme, a traversé la poésie à la veille du XXème siècle. Qu’on l’appelle ennui, dépression, fatalité, spleen, mal, malaise, malheur, souffrance ou misère, la mélancolie étudiée chez certains poètes maudits est solennellement chantée. Véritable matériau dans la construction poétique, la mélancolie est tantôt inspiratrice tantôt thérapeutique. Mais chez Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Lautréamont, Marceline Desbordes-Valmore, la mélancolie comporte des enjeux esthétiques importants, surtout au niveau des instances énonciatives. Les désordres narratifs, les effacements complets ou partiels de l’instance écrivante ou les tentatives du « je » lyrique de s’extraire des enclos fictionnels, sont autant de postures scripturales quand il s’agit de poétiser la mélancolie. Un lien ténu existe cependant entre le « moi social » des poètes et leur « moi créateur » ; ce qui fait de la presque totalité des textes poétiques des autoportraits mythiques. Toutefois, si Les Poètes Maudits demeure le socle conceptuel de toute étude panoramique sur cette génération de poètes abonnés au morbide, la notion a fait florès aujourd’hui et des milliers de poètes, par la saveur défaitiste de leurs écrits et par des libertés formelles, méritent cette appellation devenue prestigieuse. Avec Koué Kevin BOUMY: Accès de mélancolie et construction de la figure du poète maudit à la fin du xixème siècle en France 143 Germivoire 4/2016 ce boom, la mélancolie s’appréhende aujourd’hui diversement, et la fulgurante évolution industrielle et des technologies contribue à encore isoler le poète occupé encore à polir les vers afin de leur conférer une expressivité. D’autres études viendront naturellement enrichir le débat sur l’apport de la mélancolie dans la poésie contemporaine. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Abastado, Claude, (1979) : Mythes et rituels de l’écriture. Paris : Éditions Complexe. Aish, Déborah Amelia Kirsk (1981) : La métaphore dans l’œuvre de Stéphane Mallarmé. Genève : Slatkine. Aristote (1988) : L'Homme de génie et la mélancolie, Problème XXX, 1, trad. du grec par J. Pigeaud, Paris. Le Livre de poche. Baudelaire, Charles (1948) : Les fleurs du mal. Paris : édition du Panthéon. 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