Génie et mélancolie

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Génie et mélancolie
Génie et mélancolie
SCIENCE & PHILOSOPHIE
Depuis la Grèce antique, la mélancolie (mélas = noire et khôle = bile), maladie de l’âme, est perçue comme
étant rattachée à une composante matérielle ou physiologique. Selon Hippocrate, la mélancolie résulte d’un
déséquilibre entre les quatre humeurs : le sang, la bile jaune (provenant du foie), le phlegme ou lymphe, la
bile noire provenant selon lui de la rate. Ce déséquilibre est dû à une trop forte proportion de bile noire dans
l’organisme, celui-ci pouvant alors s’infiltrer dans le cerveau. Cette explication de la mélancolie prévaut
toujours au XVIIe siècle lorsque Descartes évoque l’hypothèse de sa propre folie dans la Méditation
première :
« ...si ce n’est peut-être que je me compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement offusqué par les
noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois alors qu’ils sont très pauvres… »
Si la théorie des quatre humeurs a été progressivement abandonnée, l’époque moderne continue de lier la
dépression à un déséquilibre physiologique - celui des neurotransmetteurs - sans en faire toutefois la cause
unique de cette maladie.
« Je suis le ténébreux-le veuf, - l’inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la Mélancolie
(Extrait d’« El Desdichado» de Gérard de Nerval)
La mélancolie de Dürer (1514)
Quant au lien qui unit la mélancolie et le génie, il s’explique depuis l’Antiquité par l’existence chez le
mélancolique d’une force créatrice, d’une imagination surdéveloppée. Cette disposition créatrice sera perçue
positivement ou négativement, selon les époques. Au Moyen-âge, on voyait dans le génie mélancolique un
instrument de la séduction diabolique. L’époque moderne y verra plutôt la source de l’inspiration artistique.
Toutefois, la période romantique est sans doute celle qui a insisté le plus sur le lien qui rattache la création
artistique au génie, faisant de la mélancolie non pas une pathologie malsaine qu’il faudrait guérir mais le
signe positif d’une élévation des forces de l’âme, d’une supériorité indéniable de la sensibilité et de
l’imagination. Précurseur du romantisme, le philosophe Kant affirmait déjà dans ses Observations sur les
sentiments du beau et du sublime la supériorité du tempérament mélancolique sur tous les autres, car lui
seul possède, au plus haut point, le sentiment du sublime : « La nuit est sublime, le jour est beau. Ceux qui
possèdent le sentiment du sublime sont portés aux sentiments élevés de l'amitié, de l'éternité, du mépris du
monde, par le silence d'une nuit d'été, lorsque les tremblantes lueurs des étoiles traversent la nuit brune et
que la lune solitaire paraît à l'horizon. »
Marceline Morais
Professeur de philosophie