«le succès suisse? un état faible, une industrie forte»

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«le succès suisse? un état faible, une industrie forte»
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26∑compétitivité
retombées Le développement de l’horlogerie n’a pas seulement marqué les débuts de la révolution industrielle, mais il a aussi témoigné d’un savoir-faire suisse dans
la conception des montres grâce auquel des marques comme Piaget (à gauche) se sont distinguées. Il a également abouti à une expansion du secteur dans le monde entier,
à l’instar de la marque Swatch (au centre). Il a encore ouvert de nouveaux débouchés, notamment dans le domaine médical, comme les appareils auditifs de Phonak.
«Le succès suisse? Un état
faible, une industrie forte»
prospérité. L’Américain James Breiding retrace dans un ouvrage les clés de la
réussite du modèle industriel suisse. Il estime que les firmes helvétiques sont bien
armées pour affronter les défis de la globalisation. Même la fin du secret bancaire.
Actuels
L
es succès industriels de la
Suisse sont parfois visibles.
Le Nescafé est pratiquement
devenu synonyme de café instantané et les magasins Swatch
ont pignon sur rue dans la plupart des villes du monde. Mais,
plus souvent, les réussites helvétiques se déroulent dans
l’ombre. Qui sait, par exemple,
que la firme argovienne Franke
fournit tous les McDonald’s en
équipement de cuisine? Ou que
Firmenich a inventé la senteur
à l’origine du parfum Chanel No
5? Ou encore que 50% du sucre
mondial est négocié en Suisse?
Le financier américain James
profil
James Breiding
L’Américain de 54 ans
a étudié à Harvard et
à l’IMD de Lausanne
avant de rejoindre
PricewaterhouseCoopers.
Il a par la suite occupé
les fonctions
de directeur chez
Rothschild et
de directeur général chez
Templeton Investment
Management.
dr
Julie Zaugg new york
Il a également œuvré
durant plusieurs années
comme correspondant en
Breiding, ex-correspondant en
Suisse pour The Economist, s’est
penché dans un ouvrage sur 14
secteurs qui ont «fait» la prospérité de la Suisse, allant du
Suisse pour The Economist.
En 1999, il a fondé
la société d’investissement
zurichoise Naissance
Capital. Il a publié
en janvier 2013 l’ouvrage
Swiss Made - l’histoire
méconnue de la réussite
de la Suisse, paru en
anglais. Une version
française verra le jour
en septembre, suivie
d’une version chinoise.
textile à la banque, en passant
par la pharma. Interview.
La Suisse est-elle reconnue à
sa juste valeur à l’étranger?
Il y a un énorme fossé entre la
réalité et la perception. Les
Suisses sont discrets par nature
et n’aiment pas faire parade de
leurs succès, un héritage calviniste. Une bonne partie des
grandes entreprises helvétiques
sont en outre actives sur le segment du «business-tobusiness», et n’ont pas besoin
de faire de la publicité pour
leurs produits. Peu de gens
savent par exemple que Firmenich se trouve derrière toute
une gamme d’arômes et de senteurs vendus à des firmes
comme Nestlé, Procter &
Gamble ou Estée Lauder. Enfin,
beaucoup d’étrangers pensent
connaître le pays car ils y
L’Hebdo 7 février 2013
7 février 2013 L’Hebdo
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ont passé des vacances de
ski, mais ils n’en ont qu’une
compréhension superficielle,
faite de clichés. La Suisse, qui
est très peu douée pour se
vendre, ne fait rien pour changer cette image.
Actuels
Quels sont les succès helvétiques les plus spectaculaires?
Probablement ceux enregistrés
par l’industrie de précision,
notamment l’horlogerie. Son
développement a marqué les
débuts de la révolution industrielle: pour la première fois, on
rémunérait les gens à l’heure –
en fonction de la durée de leur
travail – et il était donc essentiel de disposer d’un gardetemps précis. Réussir à placer
400 pièces dans un boîtier de la
taille d’une pièce de monnaie
représentait un vrai exploit
d’ingénierie. De nombreux produits dérivés en sont issus. Les
minuscules vis utilisées dans
les prothèses orthopédiques ou
les piles qui alimentent les
appareils auditifs sont inspirées
par le savoir-faire horloger et
ont permis à des sociétés
comme Synthes ou Phonak de
prospérer.
Qu’est-ce qui a permis à certaines industries suisses de se
démarquer sur le plan global?
La qualité du système d’éducation, et notamment le modèle
de l’apprentissage, a été cruciale. Ce système a permis
l’émergence d’une importante
classe moyenne, faite d’ouvriers
manuels respectés et bien
rémunérés. La Suisse a échappé
aux inégalités qui ont vu le jour
ailleurs à l’époque de la révolution industrielle.
Les nombreux immigrés qui
ont choisi ce pays comme terre
d’accueil représentent un autre
atout. Presque chaque grande
entreprise helvétique a été fondée ou cofondée par un étranger, comme l’Allemand Henri
Nestlé ou l’Anglais Charles
Brown (à l’origine d’ABB, ndlr).
Les huguenots français ont
pour leur part présidé à l’émergence de la pharma, des
banques privées et de l’horlogerie. Dépourvus de leur entourage social, ces gens ont souvent été prêts à prendre de gros
risques et à travailler dur pour
se faire une place dans leur nouveau pays.
Y a-t-il un point commun entre
ces différentes histoires de
succès helvétiques?
Historiquement, les découvertes ont souvent eu lieu dans
l’atelier, lorsque l’apprenti cherchait à améliorer un produit
pour un client exigeant. Par
contraire d’un pays comme la
France, qui gère ses affaires de
façon «top-down». Le gouvernement décide que l’industrie
automobile ou le nucléaire sont
des priorités et injecte de l’argent dans ces secteurs. Or, l’Etat
est notoirement mauvais pour
allouer des ressources. Il n’aurait jamais anticipé le succès de
la montre Swatch ou des capsules Nespresso.
Comment les firmes suisses
ont-elles géré la transition vers
un monde globalisé?
Elles avaient une longueur
d’avance sur leurs concurrentes.
Comme la Suisse est un petit
pays, les entreprises ont dû très
vite s’imposer sur
marchés. Or,
«Presque chaque grande d’autres
la plupart des pays
entreprise helvétique
développés avaient
en place des
a été fondée ou cofondée mis
seuils d’entrée très
par un étranger.»
élevés. Des firmes
comme Nestlé, ABB
conséquent, l’innovation suisse ou Holcim se sont donc toura tendance à être pragmatique, nées très tôt vers les pays émerpratique, applicable. Cela a fait gents. Au moment de la globaémerger une série de valeurs lisation, elles se sont retrouvées
associées aux produits suisses, en bonne posture pour en proqui sont perçus comme des fiter.
biens de bonne qualité, qui
tiennent leurs promesses et Dans votre ouvrage, vous évoprivilégient la substance aux quez les difficultés que traverse
effets de mode. Presque par le secteur bancaire...
accident, le «Swiss made» est La gestion de fortune a été une
devenu une marque. Lorsqu’un magnifique opportunité pour la
Asiatique ou un Brésilien Suisse, mais il s’agissait d’une
achète un produit suisse, il a bulle et celle-ci a éclaté. Le sectout ce bagage idéel en tête. teur doit désormais développer
Cela confère à la Suisse un un nouveau modèle d’affaires.
avantage concurrentiel impor- Ce dernier reposera sans doute
tant.
sur des perspectives de croissance et des marges plus
Quel rôle l’Etat a-t-il joué dans basses, car il sera plus difficile
le développement de l’indus- pour les banques helvétiques de
trie helvétique?
se distinguer sans l’avantage
Les entrepreneurs suisses se concurrentiel du secret bansont débrouillés pour minimi- caire. Mais la Suisse conserve
ser l’implication du gouverne- des atouts. La Banque nationale
ment dans l’économie. La est parvenue à préserver l’indérecette du succès helvétique pendance et la valeur du franc
repose sur une industrie forte et suisse face aux autres devises.
un gouvernement faible. Tout le Il s’est davantage apprécié que
toutes les autres monnaies
depuis les accords de Bretton
Woods de 1972. Beaucoup de
gens ont mis leur argent en
Suisse pour cette raison. Ils
continueront à le faire.
La Suisse parviendra-t-elle à
réitérer les succès du passé en
faisant émerger de nouvelles
industries?
La volonté existe. Il n’y a qu’à
voir les efforts déployés par
l’EPFL et l’ETHZ pour promouvoir la création de start-up dans
les biotechnologies ou les
nanotechnologies. Mais ils
n’ont pas encore débouché sur
une grande histoire à succès.
Les problèmes du secteur bancaire représentent à ce titre une
opportunité: durant longtemps,
la finance a absorbé tout le
talent qui sortait des universités, car aucune firme ne pouvait
concurrencer les salaires payés
dans la finance. Cela va désormais changer.
Toujours plus de multinationales étrangères choisissent de
s’installer sur sol helvétique.
Un nouveau rôle pour la
Suisse?
Les firmes qui ont implanté
leur siège en Suisse, comme
Tetra Pak, Philip Morris, Dow
Chemical ou Google, représentent désormais 10% du PIB
helvétique. Ce secteur a de
l’avenir: les employés de
Google ont récemment élu
Zurich destination la plus
attractive du réseau de l’entreprise et les villes suisses arrivent fréquemment en tête des
classements internationaux
sur la qualité de vie. Mais ce
domaine comporte des risques.
Si une multinationale décide
de partir, la Suisse ne peut rien
y faire. On l’a vu récemment
avec Merck Serono.√
«Swiss Made. The Untold Story
Behind Switzerland’s Success».
De James Breiding. Profile Books.
388 pages (en anglais).
L’Hebdo 7 février 2013