La leçon de gouvernance de l`affaire AIRBUS-EADS2

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La leçon de gouvernance de l`affaire AIRBUS-EADS2
Roland PEREZ1
12.03.07
La leçon de gouvernance de l’affaire AIRBUS-EADS2
L’histoire aime les épopées, notamment les succès qui servent de modèles proposés à
l’édification de la jeunesse. Il en va de même de l’histoire économique. Ainsi les business
schools aiment recourir à ses succes stories permettant à leurs élèves de se rêver en futurs
patrons d’un Microsoft ou d’un Virgin. Les no succes stories ne suscitent évidemment pas la
même ferveur, même si, comme on le sait, on apprend autant, parfois plus, en analysant un
échec qu’un succès. L’affaire Airbus-EADS qui depuis quelques mois défraie la chronique est
en passe de connaître un destin contrasté ; après avoir servi, à satiété, de joyau dans la vitrine
de la construction européenne, elle tend aujourd’hui à cristalliser en elle les difficultés de cette
construction et, au sein de celle-ci, la panne du « moteur » franco-allemand.
La présente note vise à introduire une réflexion sur cette affaire Airbus-EADS, du
point de vue des disciplines de gestion et plus spécifiquement de l’articulation gouvernancemanagement-stratégie dont le dysfonctionnement nous parait se situer au cœur des problèmes
actuels
L’analyse des conditions de création du groupe et la leçon de gouvernance qu’on peut
en tirer peuvent être ainsi schématisées : alors que les fusions « entre égaux » ne sont jamais
choses aisées du point de vue de la gouvernance, le champ stratégique des activités
concernées par le programme Airbus en amplifiait les risques, alors même que le contexte de
création de l’ensemble Airbus-EADS n’en facilitait pas la prise en compte.
1 - Les fusions « entre égaux » ne sont jamais choses aisées
Les opérations dites de « croissance externe » par fusion de deux ou plusieurs unités
pour n’en constituer qu’une seule sont fréquentes et ont fait l’objet de nombreuses études tant
des chercheurs en économie industrielle et management stratégique que des opérateurs
chargés de les réaliser (firmes elles-mêmes, banques d’affaires, sociétés de conseil….). Tous
s’accordent à dire, que si toute fusion présente des risques plus ou moins grands et des
résultats souvent bien en-dessous des espérances initiales, les moins aisées sont les fusions
« entre égaux », c’est-à-dire entre partenaires de taille et de potentiel comparables. Cette
difficulté concerne particulièrement le système de gouvernance3 En effet, le problème de
partage du pouvoir, souvent vite réglé – parfois sans ménagement – dans le cas des
absorptions ou de fusion entre firmes de puissances différentes, devient vite une
préoccupation centrale des fusions entre égaux, devenant parfois « chocs des ego ».
1
Roland PEREZ est professeur émérite en sciences de gestion à l’université de Montpellier 1 et était en 2006
Président de la Société française de management (SFM)
2
une version adaptée de cette note est parue sous le titre « Airbus : la gouvernance en accusation » dans
Alternatives Economiques, N° 257, avril 2007, pp 64-65
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par système de gouvernance, nous entendrons l’ensemble des dispositifs institutionnels (structures, procédures)
et comportementaux concernant la mise en place du management, la validation de ses choix stratégiques et le
contrôle de ses actions (cf R. Pérez, La gouvernance de l’entreprise, Paris, La Découverte, 3003)
1
2 - Le champ stratégique des activités concernées amplifie les risques managériaux
Le champ stratégique correspondant aux activités d’Airbus présente des
caractéristiques connues des spécialistes comme porteuses de risques managériaux
spécifiques. Les principales sont les suivantes :
– Un marché mondial dominé par un duopole
Une situation de duopole n’est pas inhabituelle et se rencontre souvent à différentes
échelles, du local au mondial, de l’industrie aux services….Son analyse a fait les délices des
passionnés de la théorie des jeux, l’action et les résultats de chaque des deux joueurs étant
directement dépendants de l’action et des résultats de son protagoniste. Dans le cas présent, ce
n’est pas d’une partie virtuelle jouée sur un console de jeu ou par internet, mais d’une bataille
industrielle réelle, livrée dans l’arène mondiale, avec des « coups » chiffrés en milliards de
dollars. Pour « jouer » une telle partie, il faut un management particulièrement sûr de lui,
organisé et réactif.
– Une industrie de biens d’équipement sensible à la conjoncture
Un nouvel avion coûte cher, le lancement d’un nouveau modèle avec les frais de R &
D, les investissements industriels requis, les coûts de production et de
commercialisation….représente un investissement global considérable (des milliards de
dollars par programme). Les seuils de rentabilité, selon les hypothèses posées sur le coût du
capital, s’expriment en centaines d’unités à vendre aux clients potentiels (les compagnies
d’aviation). Le paradoxe est que cette industrie lourde en termes de montants investis, de
temps de développement et de degré d’inertie – l’arrêt d’une chaîne en cours de production
serait catastrophique – est très sensible à la conjoncture. Les compagnies d’aviation clientes
sont en effet elles-mêmes très exposées aux aléas de la conjoncture : le coût du kérosène, le
risque d’attentats, les conflits sociaux, les cours des monnaies…de nombreux facteurs
peuvent peser sur les paramètres d’activités de ces compagnies, certaines étant mises en
faillite, d’autres étant amenées à revoir drastiquement leurs prévisions d’investissement,
notamment leurs achats d’avions. Pour faire face à ce paradoxe, il faut un management
particulièrement stable et orienté sur le long terme..
– Des process technologiques complexes
L’industrie aéronautique fait partie des secteurs dits de haute technologie requérant un
taux important de R & D (plus de 5 % du CA), des transferts technologiques maîtrisés et des
systèmes de production mobilisant un nombre impressionnant de partenaires et de
compétences. La compétitivité des entités ainsi constituées est fondée sur la connaissance et
les savoir-faire (knowledge-based). La mise en cohérence de ces différents éléments impose
un investissement humain durable et une organisation rigoureuse, définie par un management
guidé par le seul souci de l’efficacité industrielle.
3 - Le contexte de gouvernance accroît les difficultés managériales
Le contexte qui a présidé à la mise en place du régime de gouvernance d’EADS n’a
pas particulièrement favorisé l’émergence d’un management répondant aux critères ci-dessus
définis. Les principales caractéristiques de ce contexte sont les suivantes :
– la dimension multinationale
La négociation, menée essentiellement entre les gouvernements de l’Allemagne et de
la France, pour la création de l’EADS a posé le principe d’une structure de gouvernance
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strictement paritaire entre les deux pays : double chairman, double CEO, reporting
croisés….situation qui fait plus penser aux systèmes en vigueur dans les organisations
internationales de type ONU et non à celui d’un grande entreprise lancée dans un âpre bataille
concurrentielle au sein d’un duopole mondial.
– l’éclatement de l’actionnariat
Cette parité franco-allemande se retrouve dans l’actionnariat, chacun des deux pays
maîtrisant sensiblement un quart du capital, le reste étant au mains d’investisseurs secondaires
et de la Bourse. Surtout, les deux actionnaires industriels de références – Lagardère pour la
France, Daimler pour l’Allemagne – ont fait savoir que leur participation ne se situait pas
dans leur cœur de métier et ont commencé à se désengager.
- L’interférence Public-Privé
La partie d’origine française d’EADS a été montée à partir d’apports venant pour une
part du secteur public (SNIAS), pour une autre part du secteur privé (groupe Lagardère). Ce
montage, outre des problèmes d’évaluation de ces apports qui ont pu poser question, aboutit à
une imbrication des intérêts publics et privés dans la bonne tradition colbertiste française,
avec, de surcroît des querelles de personnes indignes d’un Etat moderne (conflit CamusForgeard et ses conséquences jusqu’à l’affaire Clearstream).
En résumé, le système de gouvernance mis en place pour le groupe EADS et sa filiale
Airbus est allé à l’encontre des besoins souhaitables pour le pilotage stratégique du
programme Airbus (management organisé, réactif, stable, soucieux de la seule efficacité
industrielle, orienté sur le long terme) ; non pas que tel ou tel élément de ce management n’ait
pas ces qualités, mais le système de gouvernance n’était pas organisé dans cette perspective
managériale.
Il ne faut donc pas s’étonner des conséquences de cette situation pathologique. Une
gouvernance éclatée ne pouvait aboutir qu’à des choix stratégiques discutables et une
organisation industrielle défaillante dont l’affaire des logiciels incompatibles entre Hambourg
et Toulouse a constitué un exemple emblématique, celle des stock-options de Noël Forgeard
l’épisode vulgaire et le passage éclair de Christian Streife un aveu révélateur.
Pour sortir de cette mauvaise passe, il sera avant tout nécessaire de rétablir un système
de gouvernance viable, quels que soient les actionnaires de référence (privés ou publics),
permettant un management stabilisé et suffisamment conforté pour pouvoir prendre les
décisions stratégiques et assumer ses responsabilités d’industriel. Ainsi, en un mot, le
principal problème qui doit résoudre la gouvernance d’EADS, c’est de se réformer elle-même.
Paru dans Alternatives Economique, sous le titre « Airbus : la gouvernance en accusation »,
avril 2007, p 64-65
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