Véronique le Goaziou (sociologue, chercheuse associée

Transcription

Véronique le Goaziou (sociologue, chercheuse associée
Véronique le Goaziou (sociologue, chercheuse associée au Lames)
Conférence Les nouvelles fonctions de l’enfant et de l’enfance
Journée d’étude sur la pédophilie. CRIAVS LR (Montpellier).10/12/13
Lorsque je préparais cette communication, je ne comprenais pas bien la
question qui m’était posée – et en toute franchise, je ne suis pas certaine de mieux la
comprendre aujourd’hui. Car en fait il y a deux questions : 1) qu’est-ce que la
pédophilie (les représentations qu’on en a/ les qualifications qu’on lui attribue) nous
disent de la place et de la fonction de l’enfant aujourd’hui ? Et 2) qu’est-ce que
l’enfant et l’enfance (tels que nous les considérons aujourd’hui) nous disent de la
pédophilie ? Car l’une et l’autre thématique ne se recouvrent pas, loin de là; elles ont
en revanche un espace d’intersection, comme si elles s’étaient rencontrées à un
moment de notre histoire. C’est cet espace commun qu’il nous faut identifier.
Aujourd’hui, dans le champ intellectuel mais surtout dans le champ politique,
judiciaire et moral, la pédophilie se résume pour faire vite à une forme grave de
maltraitance infantile, voire quelque chose comme le « mal absolu » qui puisse être
fait à un enfant. Comment en est-on arrivés là par rapport à des époques où l’enfant
(la notion d’enfant) n’existait quasiment pas ? Ou, plus prés de nous, les années 19601970, par rapport à une époque où l’on estimait que l’enfant pouvait/devait se libérer
de toute domination, de tout contrôle et de toute surveillance qui entravait sa
liberté, en particulier sa liberté sexuelle ? Notons que l’on prétendait à un même
type de libération pour les femmes ; j’y reviendrai.
Pour comprendre ce que l’enfant nous dit de la pédophilie et ce que la
pédophilie nous dit de l’enfant, il faut penser ensemble une double évolution. D’une
part un long et lent mouvement d’émergence de l’enfant comme un individu à part
entière, comme une personne et comme un être libre. D’autre part un long et lent
mouvement d’émergence de l’enfant comme devant à la fois être éduqué et protégé.
Les historiens ont abondamment montré que, pendant des siècles, l’enfant
n’existait pas – mais, comme l’individu et la personne n’existaient pas. Les lieux et les
temps de l’intériorité, de l’intimité, de l’identité individuelle n’existaient pas. Le
« chez soi » n’était pas pensé ni investi, l’isolement paraissait suspect, les lieux de vie
étaient collectifs, les pratiques partagées et les corps exhibés aux regards et aux
gestes de l’autre – la chambre conjugale a commencé à se normaliser dans les classes
moyennes à partir de la moitié du 19ème siècle. Dans les pratiques – je ne parle pas de
l’ordre symbolique - il y avait en fait peu de distinctions et de séparations entre les
1
générations, mais aussi entre les humains et les animaux, entre les vivants et les
morts, entre les malades et les bien-portants.
Sitôt que le petit enfant (5-6-7 ans) quittait le giron maternel, il était plongé
dans la communauté des adultes ; il n’y avait pas de temps de l’enfance, de
particularités enfantines. Il était comme un adulte, plus petit, plus bête, plus faible.
En ces périodes de forte mortalité infantile et de démographie galopante, l’enfant
n’avait pas de valeur particulière – et par exemple l’infanticide a été toléré jusqu’à la
fin du 17ème siècle. Dès lors en matière sexuelle, il régnait une grande licence par
rapport à aujourd’hui. Les enfants étaient fréquemment témoins des pratiques
sexuelles des adultes, voire associés à ces mêmes pratiques. Sur le plan judiciaire, le
viol d’enfant par exemple ne constituait pas une catégorie criminelle distincte. Il
était pensé et jugé comme le viol d’une femme – éventuellement plus grave. En outre,
il devait être assorti de violences avérées pour être reconnu comme tel ; comme pour
le viol d’une femme.
Ce n’est que peu à peu que l’enfant sera distingué de l’adulte et cessera d’être
considéré comme son équivalent – en plus petit. Mais c’est une double représentation
de l’enfance qui émerge en réalité – avec des nœuds, des recouvrements, des
conflits, des oppositions… : a) une conception politico-religieuse et morale qui
associera la faiblesse de l’enfant (donc la nécessité de l’éducation) à l’innocence de
l’enfant (donc la nécessité de sa protection) et b) une conception plus libérale qui
mettra en avant les droits et la liberté de l’enfant. Disons tout de go que c’est le
premier mouvement qui a gagné ; on va y revenir.
La loi du 4 avril 1832 est tout à fait intéressante de ce point de vue. L’on a
créé à ce moment-là « l’attentat à la pudeur sans violence, contrainte ou surprise
pour les moins de 11 ans » (ce qui correspond à notre délit d’atteinte sexuelle
aujourd’hui). Mais on a fait deux choses en réalité en créant cette loi : d’une part, on
a posé qu’il peut y avoir agression (à caractère sexuel) de l’autre sans aucune forme
de violence particulière ; d’autre part, lorsque cet autre est un enfant de 11 ans et
moins. Indirectement, l’on a fixé un seuil de majorité sexuelle et par la-même écarté
de la sphère du consentement les enfants de 11 ans et moins. Au final, ils se sont
trouvés privés d’une part de leur liberté. Le seuil de la majorité sexuelle sera relevé
à 13 ans en 1863 et à 15 ans à partir de 1945.
Voilà pour le tableau général. Il faut aller y voir d’un peu plus près maintenant
pour saisir de façon plus fine certains enjeux. Et, pour cela, revenir sur ce qui s’est
passé entre les années 1970 et les années 2000 est un bon exercice car il illustre les
2
nœuds que j’évoquais entre ces deux représentations – et la victoire de l’une sur
l’autre… nœuds qui en réalité ne sont pas spécifiques à la question de l’enfant et de la
pédophilie.
Années 1960 : l’ordre social est remis en question notamment par une
tentative de mise à bas de l’ordre sexuel. Les nouveaux mots d’ordre tournent autour
du désir et de sa libre expression, y compris dans l’espace public. Les enfants-les
jeunes, parce qu’ils ont des droits, doivent se libérer de la domination des adultes
(les familles/l’Etat)… de la même façon que les femmes doivent se libérer de la
domination masculine. En outre, ces enfants-jeunes qui ont vécu pendant des siècles
une inhibition de leur sexualité propre, doivent se libérer sur le plan sexuel (Freud,
Marcuse, Reich…) – pareil pour les femmes. La libération ou liberté sexuelle est la
possibilité d’avoir des relations sexuelles avec qui l’on veut, comme on veut, quand on
veut, après des siècles de contrôle, de normes et de répression… donc la possibilité
d’avoir des relations sexuelles avec des adultes et des plus vieux que soi. Assez
logiquement, dans cette mouvance, il apparaîtra une cause pédophile.
Cette époque – on l’a oubliée, tellement elle nous paraît à cent années-lumière
de la nôtre – fourmille de pratiques, de témoignages, d’actions, de propositions visant
à abolir l’ordre sexuel : Sartre fantasme des pratiques incestueuses ; on se souvient
que S. de Beauvoir fut renvoyée de l’Education nationale à cause d’une histoire avec
une élève-amante ; on manifeste pour soutenir des personnes accusées d’avoir eu des
relations sexuelles avec des mineurs ; on vote la loi sur la contraception en 1967,
celle sur l’abaissement de la majorité civile à 18 ans en 1974, celle sur l’avortement
en 1975;on relit Gide et Montherlant, on lit Nabokov et Genet ; on ressort le rapport
Kinsey de 1953 sur la sexualité des femmes dans lequel 24% des femmes
interrogées disent qu’elles ont eu des relations sexuelles avec des adultes
lorsqu’elles étaient enfants et on insiste sur le commentaire de Kinsey lui-même
(médecin) écrivant que cela « pouvait être bon » pour elles, etc. Et bien sûr, comme
toute cause, la cause pédophile convoque toute une série d’alliés : des écrivains,
Freud et ses thèses sur la sexualité infantile, des historiens, des anthropologues… Si
bien que lorsque la gauche arrive au pouvoir en 1981, il y a débat autour de
l’abaissement de la majorité sexuelle, voire de son abolition. Comme l’ultime étape
d’un processus de libération des corps, du désir et du sexe.
Mais cela ne va pas marcher et ce n’est pas ça qui va se passer. Pour tout un
tas de raisons et d’événements qui vont venir interpeller la question de savoir si un
adulte et un enfant peuvent avoir des relations sexuelles. Et ce que cela signifie pour
3
eux, qu’ils en aient. Et ce que cela signifie pour ceux qui les laissent en avoir, ou pas.
La cause pédophile va échouer. Symbole du nec plus ultra de la révolution sexuelle,
elle va devenir celui de l’abjection humaine et morale, nouvelle et funeste figure de
la dangerosité contemporaine. A la faveur de quoi, pour quelle(s) autre(s) cause(s) ?
Ou quels autres mouvements puisqu’on est tout autant ici dans le combat politique, le
lobbying stratégique et l’entreprise morale. A la faveur d’au moins trois autres
mouvements qui se croisent et se nourrissent l’un l’autre.
D’abord le mouvement de protection de l’enfance… dont j’ai dit tout à l’heure
qu’il était bien plus ancien, et qui sera formalisé à partir du 19ème siècle, dans un
contexte de péril démographique. A partir des années 1960, une double protection
va être mise en place : administrative (PMI, ASE) et judiciaire (l’assistance
éducative), où il s’agira de protéger l’enfant dans sa famille jusqu’à étayer la fonction
parentale si nécessaire. Le mouvement s’accentuera à partir des années 1990 : loi
Dorlhac en 1989 qui institue la levée du secret professionnel et l’obligation de
signalement pour les mineurs maltraités ou soupçonnés de l’être ; mise en place du
Snatem (service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée) qui
deviendra un numéro vert puis un numéro d’urgence ; institutionnalisation d’une
journée nationale pour l’enfance maltraitée en 1989 aussi ; création de l’observatoire
national de l’enfance en danger en 1994, pour les enfants en danger et pour les
enfants en situation de risque ; circulaire Royal en 1997 pour les signalements à
l’Education
nationale ;
premières
grandes
campagnes
d’information
et
de
sensibilisation, etc. Et l’on voit l’élargissement du champ sémantique de la
maltraitance, du physique (l’enfant battu) au sexuel (l’enfant violé) jusqu’au
psychologique (l’enfant violenté). En bref, l’enfant est un être qui a des droits (1ère
déclaration des droits de l’enfant, ONU, 1959 – ratifiée par la France en 1990), qui
doit donc être traité comme une personne. Mais c’est aussi un être qui n’est pas un
adulte et, à ce titre, doit être protégé. On lui reconnaît des droits, mais pas toujours
la capacité de les exercer, non pour le sanctionner mais pour le protéger. Au final,
une formidable tension entre protection et liberté.
Deuxième mouvement : la montée en puissance des associations de victimes
(échelle nationale et internationale) dont la visibilité accrue marque une évolution
majeure de notre économie morale contemporaine.
La question de la violence, par exemple, va être principalement pensée sous
l’angle de la souffrance infligée et ressentie par les victimes. Longtemps, ces
4
victimes n’ont pas eu de réelle place ni dans l’ordre moral ni dans le système
judiciaire. Leur souffrance était soit inentendable, soit suspecte, voire simulée. Elles
pouvaient être considérées comme plus ou moins responsables de ce qui leur arrivait,
voire contaminées par l’indignité de certains actes (notamment les violences
sexuelles). Et il faudra de longues années – y compris en psychiatrie – pour que l’on
considère qu’un événement extérieur puisse déclencher un traumatisme, quelle que
soit la personnalité des victimes.
Aujourd’hui, c’est quasi l’inverse et il est très difficile, dans l’ordre moral,
d’émettre le moindre doute sur la sincérité des victimes, considérées comme a priori
crédibles. Même si certaines affaires (l’affaire d’Outreau notamment) viennent
rappeler la nécessité d’être prudent et vigilant à l’égard de toute parole, fut-elle
celle de victimes… et d’enfants. Mais ces piqûres de rappel semblent n’avoir qu’un
impact très limité sur la montée en puissance des victimes que je viens de décrire.
Plus rigoureusement en fait sur la montée en puissance de la souffrance. Dans notre
économie morale contemporaine, si je souffre… alors je suis, une victime. La
souffrance fait la victime. Elle est même – dans une version radicalisée mais qui se
banalise de plus en plus – l’illustration d’une violence. Je souffre, donc j’ai
nécessairement été violenté – même si je l’ignore, même si j’y ai contribué, même si
j’en ai retiré du plaisir.
Le retournement est majeur. Revenons aux expériences sexuelles entre
adultes et enfants. Non seulement toute expérience de ce type est considérée
comme un abus de l’adulte sur l’enfant. Non seulement cette expérience ou cet abus
fait nécessairement mal à l’enfant. Un mal dont il est supposé que l’enfant en
conservera des séquelles à l’âge adulte. Et un mal qui serait le même pour tous ; un
traumatisme de même ampleur, sans tentative de distinguer ce qui relèverait du
malaise ou de la grande douleur. Mais encore toute souffrance ressentie impliquant
une supposée violence, suppose elle-même un abus sexuel ignoré ; non repéré, non
qualifié comme tel. C’est ainsi que l’adulte aimant l’enfant, attiré par l’enfant, voulant
avoir des relations sexuelles avec l’enfant est devenu… un « pédophile ».
Troisième et dernier mouvement totalement lié à ces derniers – la distinction
est donc à certains égards artificielle : les féministes. Je dis « totalement lié » car
des féministes vont s’emparer de la question de la maltraitance infantile dans les
années 1960 pour leur propre cause, avec le raisonnement suivant : les maltraitances
sur enfants étant souvent des maltraitances sexuelles contre des petites filles, elles
préfigurent le sort des femmes dans la société. L’abus sexuel de l’enfance devient au
5
fond la marque de la domination masculine. Mais ce ne serait pas rendre justice aux
féministes que de réduire ainsi leur pensée. D’abord « féministe » ne veut rien dire,
tellement le mouvement est traversé par des courants, nourri de controverses et de
positions au final opposées.
Ce qui m’intéresse ici – pour notre réflexion sur l’enfant et la pédophilie – est
le débat qu’elles ont finalement relancé sur la notion de consentement. Les
féministes ont été plus que partie prenante de la libération sexuelle ; elles l’ont
portée. Mais très vite aussi elles se sont interrogées. Et ce n’est pas pour rien si au
moment où elles portaient la libération sexuelle, elles ont aussi commencé à
s’interroger sur les violences faites aux femmes, notamment les violences sexuelles.
S’il n’y a plus de normes en matière sexuelle, si l’on peut faire l’amour avec qui
l’on veut, quand on veut, comme on veut. S’il n’y a plus de règles qui contrôlent,
limitent et orientent le désir, qu’est-ce qui reste ? Il reste la liberté. Celle de vouloir
ou de ne pas vouloir, celle de dire oui ou de dire non. Mais qu’est-ce qu’un oui et
qu’est-ce qu’un non en la matière ? Les féministes ont largement et fortement
débattu sur cette question, en particulier à l’occasion du date rape : le viol au
moment du flirt ou de la rencontre amoureuse. Un « non » signifie-t-il toujours
« non » ? Mais quid alors de la séduction et du jeu érotique où l’on semble se refuser
alors que l’on acquiesce – en particulier dans les rôles sexuels genrés où la résistance
des femmes est, pour certains, un instrument de conquête ? Et un « oui » signifie-t-il
toujours « oui » ? Mais quid alors de la contrainte subreptice, de la pression
psychologique, voire de toutes les formes de passivité (notamment pour se
protéger) ? Mais ne rien dire, se laisser faire, ouvrir les cuisses n’est pas forcément
consentir. Mais plus simplement même, avec son mari, sa femme, son amant ou sa
maîtresse, a-t-on réellement toujours envie au moment où l’autre a envie ?
Le consentement, dès lors, doit-il toujours être explicite à chaque étape du
progrès amoureux ? Car le regard n’entraîne pas nécessairement le baiser qui
n’entraîne pas la caresse qui n’entraîne pas le lit (Eric Fassin). Faut-il un code des
bonnes manières et si oui, ne conduit-il pas tout droit au « désenchantement
d’Eros », comme disait Allan Bloom. Quant à F. Furet, toujours cité par Fassin, il
demandait, légèrement irrité, s’il faudrait bientôt que deux partenaires amènent leur
avocat pour dresser un acte officiel avant de coucher ensemble ?
Plus sérieusement, la question du consentement pose deux problèmes : celui
de la liberté et celui de l’égalité. A la fois pour tout un chacun et dans la relation à
l’autre. En matière de désir, est-ce que je sais toujours ce que je veux, ce que je
6
pense et ce que je dis ? La question du consentement peut-elle se poser pour des
sujets qui ne sont pas libres ? Certaines féministes ont estimé que la question du
consentement ne se posait pas en réalité pour les femmes, qu’elle n’était qu’une
illusion puisque les femmes sont prises dans des rapports de domination et qu’elles ne
sont pas l’égale des hommes. C’est ainsi que pour certaines féministes, un coït est
toujours une forme de viol. La même question se pose bien évidemment pour les
enfants, doublement. Un enfant et un adulte sont-ils suffisamment égaux pour que le
oui et le non exprimés par l’enfant soient compris comme un oui ou comme un non par
l’adulte ? La réponse à cette question est non, dans notre société, car il est
considéré qu’un enfant n’est pas comme un adulte. Ils ne sont pas sur le même plan,
ils ne jouent pas dans la même cour. Et, pour éviter à l’enfant d’avoir en outre à
s’interroger sur son propre désir, il a été en quelque sorte exclu de la sphère du
consentement. En matière de sexualité, il ne peut y avoir contrat entre les adultes
et les enfants (de moins de 15 ans), car le contrat suppose des volontés libres qui
consentent expressément à ce qui leur arrive.
Faute de normes et d’ordre sexuel, après des siècles où les pratiques ont été
structurées par des institutions et par des rites, il reste le désir de l’un et le désir
de l’autre et le consentement comme seule norme. Or, il ne peut y avoir entière ou
complète liberté s’il n’y a pas entière ou complète égalité. C’est pour cela que toute
atteinte au consentement est sévèrement punie. Et que le droit assure aujourd’hui la
fonction anthropologique du contrôle de la sexualité. Le risque de la pédophilie – si
l’on veut bien la penser et pas seulement s’en indigner… avec tous les amalgames que
l’on connaît et sur lesquels je n’insiste pas – c’est le risque de la confusion. La
sexualité a toujours été le domaine des règles. Toutes les sociétés ont toujours
veillé à la circonscrire pour ne pas se laisser déborder par elle. Et, circonscrire, c’est
instaurer des différences et des séparations. Le « crime de la pédophilie », si crime
il y a, c’est le crime de l’indifférenciation. Celui qui met à bas les différences qui nous
permettent de nous structurer dans les rapports de parenté, de filiation et de
générations.
L’ironie – si je puis dire – est que la pédophilie, crime indifférenciateur, est
devenu objet de toutes les confusions. « Grâce à lui » l’on retrouve le paresseux
confort et l’infini plaisir de tout mélanger. La confusion des actes lorsqu’on mêle des
pratiques ou des comportements qui en toute rigueur n’ont pas grand-chose à voir les
uns avec les autres : l’exhibitionnisme, le tourisme sexuel, le visionnage de cassettes
pornographiques, la prostitution enfantine ou le meurtre d’enfants. La confusion des
7
genres lorsqu’on met sur le même plan le père de famille qui viole pendant des années
sa fille aînée puis ses deux petites sœurs après, le prêtre qui a touché un petit
garçon dans son presbytère ou lors d’un camp scout, l’affaire Dutroux d’un côté,
l’affaire d’Outreau de l’autre et leurs supposées ressemblances. Mais aussi l’histoire
d’amour entre un(e) enseignant et un(e) élève, l’initiation sexuelle entre un animateur
de colonie de vacances et les gamins dont il a la charge, le touche-pipi entre deux
ados… qui peut néanmoins être qualifié viol si l’un a 14 ans ½ et l’autre 15 ans et une
semaine. Confusion encore au sein de la catégorie même du pédophile –terrain que
vous connaissez sans doute mieux que moi - : attirance pour des enfants ou pour des
adolescents/ attirance à caractère sexuel ou pas / attirance sans tentative de
passage à l’acte, etc.
L’on peut d’autant plus facilement tout mélanger que l’on a très peu de
données. L’on ne peut partir des auteurs car la pédophilie ne correspond à aucune
définition sur le plan pénal. Et si l’on part des victimes, les données policières nous
permettent de rappeler, d’une part que les violences sexuelles représentent moins
de 1% de l’ensemble des délits et crimes constatés. D’autre part, que sur les 13 à
14000 victimes de ces violences, les deux tiers sont des mineurs. Mais si l’on isole
celles qui sont victimes de majeurs, l’on arrive à un nombre compris entre 5000 et
5500 victimes mineures de violences sexuelles commises par des majeurs.
La moindre des choses, si l’on veut comprendre cette « pratique de
l’indifférenciation », a fortiori si on la qualifie comme un crime, c’est d’y porter alors
un regard scrutateur, rigoureux, vigilant et raisonnable. En bref, que la pédophilie
devienne un objet pour la pensée.
8