Des codes pour rire Le cas de l`émission télévisée Jamel Comedy

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Des codes pour rire Le cas de l’émission télévisée
Jamel Comedy Club
Laurent Béru
Communication & langages / Volume 2009 / Issue 159 / March 2009, pp 43 - 55
DOI: 10.4074/S0336150009001045, Published online: 25 May 2009
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Laurent Béru (2009). Des codes pour rire Le cas de l’émission télévisée Jamel
Comedy Club. Communication & langages, 2009, pp 43-55 doi:10.4074/
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Des codes pour rire
Le cas de l’émission télévisée Jamel
Comedy Club
LAURENT BÉRU
Issus des quartiers populaires français et/ou ayant des
parents d’origine africaine, nombre des humoristes de
l’émission télévisée Jamel Comedy Club (Thomas Ngijol,
Chicken Boubou, Wahid Bouzidi, Yacine, le Comte de Bouderbala, Amelle, Patson. . .), programme de divertissement
présenté par Jamel Debbouze1 et diffusé sur la chaîne
française Canal Plus2 , représentent une France comique
diverse au niveau ethnoculturel, contrairement à ceux
des émissions collégiales centrées sur le rire des années
1970-19903 . Comme les anciens radio-crochets destinés à
découvrir les jeunes talents de la musique (par exemple, le
Petit Conservatoire de Mireille, télévisé de 1955 à 1975), cette
1. Né en 1975 de parents d’origine marocaine, Debbouze a vécu une dizaine
d’années dans une banlieue populaire d’Île-de-France (Trappes). Auteur
dans les années 1990 de saynètes comiques diffusées sur les ondes radiophoniques (Radio Nova) et sur le petit écran (Canal Plus), il connaît depuis
le succès sur scène (notamment avec Jamel 100 % Debbouze, 2003) et au
cinéma (notamment avec Astérix et Obélix : mission Cléopâtre, 2002).
2. D’une durée de trente minutes, l’émission, créée en 2006, fut diffusée les
samedis à 20 heures durant l’été (juillet-août). Notons que le programme
a été rediffusé de manière irrégulière de 2006 à 2008 sur les différentes
chaînes du groupe Canal Plus. Loin d’être un succès d’audience de grande
importance, l’émission représente pour la chaîne cryptée une « vitrine », qui
est censée symboliser son intérêt pour la notion d’égalité des chances – en
effet, durant les événements de novembre 2005, le chef de l’état de l’époque
a rencontré et exhorté les patrons des principales chaînes audiovisuelles à
« accueillir les minorités » (voir Le Monde du 24 novembre 2005).
Type d’humour originaire des ÉtatsUnis, le stand-up, qui s’apparente à
de « l’improvisation préparée », s’est
invité sur une chaîne audiovisuelle
française (Canal Plus), au cours des
étés 2006 et 2007, sous la forme d’un
programme satirique : le Jamel Comedy
Club. Présentée et produite par l’acteur
comique Jamel Debbouze, cette émission
hebdomadaire diffusée en prime time
a permis l’exposition médiatique d’une
toute nouvelle génération d’humoristes
français, dont la majorité provient des
quartiers populaires et/ou appartient
aux minorités ethnoraciales. Derrière le
divertissement apparent, une certaine
critique de la société française apparaît.
L’un des objectifs des auteurs de ce
programme était en effet le suivant :
faire rire les téléspectateurs autour de
problèmes sociaux difficiles qui touchent
certains lieux et certaines populations
en France, notamment la discrimination ethnoraciale et la ségrégation
sociospatiale.
Mots clefs : émission de variété, scène
comique,
origine
ethnoculturelle,
quartier populaire
3. C’est notamment le cas de deux émissions télévisées : Le Petit Rapporteur
(diffusé au milieu des années 1970) et Ainsi, Font, Font, Font (diffusé entre
la fin des années 1980 et le début des années 1990). Animés par Jacques
Martin, ces deux programmes humoristiques ont mis en avant des personnalités comiques essentiellement blanches (Pierre Desproges ou Daniel
Prévost pour l’une, Laurent Gerra ou Laurent Ruquier pour l’autre).
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émission, déclinée en spectacle scénique dans différentes salles de théâtre en
France, s’apparente à une version actualisée du Petit Théâtre de Bouvard, programme audiovisuel du début des années 1980. Ayant des origines ethnoculturelles
diverses – subsaharienne, maghrébine ou européenne –, le collectif du Jamel
Comedy Club (JCC4 ), dont chacun des membres dispose de quatre à six minutes
par sketch, démontre un sens des bons mots et des situations comiques propres à la
culture communément nommée urbaine – c’est-à-dire celle des cités de banlieue.
À l’instar de leur « parrain » scénique, les humoristes de l’émission de Canal Plus
proposent ainsi au grand public un humour particulier qui rompt avec la tradition
du comique audiovisuel français de ces trente dernières années. Bien qu’accessible
à tout public, leur humour est teinté de références liées à la réalité de la plupart des quartiers populaires français. Comme tout comique qui, pour susciter le
rire, incruste d’authentiques tranches de vie issues de son vécu ou de déclarations
émanant de ses proches, Patson, Amelle et les autres introduisent, souvent avec
l’usage d’accents particuliers, phrasés singuliers et termes spécifiques, décalages
socioculturels et sociolinguistiques propres à la réalité des classes sociales
modestes– avec notamment l’utilisation de mots étrangers et l’emploi du verlan5 .
Le genre humoristique du JCC est largement inspiré du stand-up, genre
comique développé aux États-Unis – d’ailleurs, le programme français est un
calque de l’émission américaine Def Comedy Jam de la chaîne à péage HBO.
L’humour du stand-up consiste à ce que le comique sur scène installe une interaction complice avec le public, en donnant l’impression qu’il s’agit plus d’une discussion improvisée et moins d’un texte récité à la virgule près – il passe ainsi d’un
sujet à l’autre au risque de relier des histoires qui n’ont rien à voir les unes avec les
autres. Le stand-up fut et est notamment porté par des comédiens de la minorité
afro-américaine – de Richard Pryor et Bill Cosby à Chris Rock et Dave Chappelle
en passant par Eddie Murphy et Martin Lawrence. Ces derniers se moqu(ai)ent des
travers et des stéréotypes ethnoraciaux construits par la société euro-américaine,
mais aussi des malheurs historiques de la communauté noire ; ils s’inspir(ai)ent
des vannes populaires héritées de l’esclavage (signifying monkey) et des insultes
rituelles en vigueur dans les ghettos afro-américains (dirty dozens)6 .
De quel contexte socioculturel est puisé l’humour du JCC ? Quels types de messages y sont distillés ? Quelles sont les significations socio-politiques des textes
interprétés ? Dans la présente étude relative aux sketches du JCC de l’été 2006,
nous soulignerons la chose suivante : loin de produire un humour exclusivement
« communautaire », ses principaux comiques s’adressent toutefois, dans un premier temps, à un public qui habite dans les quartiers populaires, et cela pour mieux
toucher, dans un second temps, un public qui n’y réside pas – le premier public sert
en quelque sorte d’auditoire prescripteur, tandis que le second public est suiveur.
4. Pour le reste de l’article, nous utiliserons les initiales du nom de l’émission.
5. Le verlan, signifiant l’envers, est un argot consistant à inverser les syllabes d’un mot. Par exemple,
zen pour « nez » (« Il a un gros zen »), véner pour « énerver » (« Il est trop véner »), oilpé pour « à poil »
(« Elle est à oilpé »), chébran pour « branché » (« C’est une mode chébran ») ou tipar pour « parti » (« Il
est enfin tipar »).
6. Mel Watkins, On the real side. A history of African American comedy, Lawrence Hill Books, 1999.
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En effet, si le public populaire, au fait de ce que relatent avec ironie Thomas Ngijol
et consorts, est le mieux placé pour comprendre, avec plus ou moins de précision,
les « petites choses » fondamentales pour saisir en profondeur l’efficacité comique,
le public des quartiers aisés ou huppés est, quant à lui, intéressé à connaître cet
univers socioculturel inconnu ou mal connu. Malgré la gravité sociale de certaines
situations décrites par les comiques du JCC (racisme institutionnalisé, pauvreté
endémique, déception politique. . .), la légèreté est constamment de mise dans
leurs sketches. Dans de nombreux cas, cet humour sur les minorités ethnoraciales
sujettes aux discriminations, et sur les quartiers populaires sujets aux stigmatisations, contribue à transmettre ce que peuvent ressentir les personnes
discriminées, et à dire ce qui se passe dans les espaces stigmatisés. De ce fait, pour
ceux qui ne connaissent pas et ne vivent pas cette réalité sociospatiale populaire,
multiculturelle et pluriethnique, les humoristes du JCC vulgarisent certains codes
sociaux et linguistiques.
UNE CULTURE EXTRAITE DES MARGES SOCIOSPATIALES
D’après le sociologue anglais Richard Hoggart7 , la culture du pauvre admet une
prise de conscience du séparatisme social, culturel et économique, entre les postures « nous-les-pauvres » et « eux-les-riches ». Selon l’anthropologue américain
Clifford Geertz8 , la vie des uns, habitant dans un « lieu-ici », est vécue
différemment et considérée comme antinomique par rapport à celle des autres,
résidant dans un « lieu-ailleurs ». Dans le contexte français actuel, les distinctions
identitaires socio-économique et sociospatiale se complètent très souvent d’une
autre sur le plan socioethnique – c’est-à-dire entre les deux pensées suivantes :
« nous-les-non-Blancs » et « eux-les-Blancs »9 . En effet, au sein des grandes
agglomérations (parisienne, lyonnaise, lilloise. . .), il existe un certain séparatisme
social et ethnique ; celui-ci s’exprime principalement du point de vue de l’espace,
entre le centre-ville et sa périphérie. Comme l’explique l’économiste et sociologue
Eric Maurin10 , des « stratégies d’évitements » produisent un « enfermement
social » : de là, une ségrégation urbaine prend toute sa place. Depuis les années
1970, cette ségrégation urbaine a créé de multiples différences entre les quartiers
populaires, concentrant une population plutôt multiculturelle et multiethnique,
et les quartiers bourgeois, rassemblant une population plutôt monoculturelle et
monoethnique. Ainsi, la fracture sociale s’additionnerait à la fracture spatiale. Dans
certains cas, principalement au sein des quartiers populaires et autres cités de
banlieue, où il est dénombré cinquante, soixante ou soixante-dix nationalités ou
origines différentes, ce séparatisme génère une certaine fracture linguistique, c’està-dire que le français standard tend à coexister avec d’autres formes linguistiques11 .
7. Richard Hoggart, La culture du pauvre, Minuit, 1970 (1957), pp. 115-146.
8. Clifford Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Métailié, 1996 (1988), pp. 9-30 et
pp. 129-146.
9. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1971 (1952).
10. Eric Maurin, Le ghetto ethnique. Enquête sur le séparatisme social, Seuil, 2004, pp. 29-34.
11. Gladys Andrade Grimaldos, Le plurilinguisme spontané des habitants de Belleville et de la Goutte d’Or
(Paris), Presses Universitaires du Septentrion, 2002.
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De plus, dans ces milieux populaires urbains, où le multilinguisme favorise
l’emploi courant de mots d’origine arabe – hralouf (porc), haram (péché), shitan (diable). . . – ou tsigane – gadjo (homme), marav (frapper), racli (fille). . .
–, s’ajoute l’utilisation régulière de termes en verlan – mécra (cramer), rotteca
(carotte) ou tégra (gratté). Cela participe à créer, à entretenir un phénomène
d’appartenance identitaire à une communauté particulière12 . D’ailleurs, le mot
« kiffer », dérivé du mot arabe kif, est abondamment employé par les divers
comiques du JCC13 . Dans les programmes audiovisuels de divertissement français,
la culture populaire et multiculturelle s’est relativement développée au cours des
années 1995-2005, avec l’arrivée d’humoristes télévisuels comme Jamel Debbouze,
Eric et Ramzy ou Fred et Omar. Depuis le début des années 1990, les produits
médiatico-culturels qui reflètent le parler vrai et la vie authentique des quartiers
populaires sont plébiscités par un large public : des albums de musique rap (avec la
réussite discographique des chansons des rappeurs de NTM ou d’IAM) aux films
de cinéma centrés sur la banlieue populaire (avec le triomphe au box-office de
films comme Yamakasi ou Banlieue 13) en passant par des livres dédiés au langage
des cités (avec le succès de librairie d’ouvrages grand public écrits par Pierre Merle,
Le Dico Du Français Branché ou Argot, Verlan et Tchatches). Du reste, parmi les
célébrités invitées à assister aux sketches du JCC, nous retrouvons de nombreux
rappeurs français (Akhenaton, Passi ou Stomy Bugsy).
Par l’intermédiaire de scènes médiatiques comme celle du JCC, le langage
banlieusard a été associé à la langue standard. En paraphrasant le titre de l’ouvrage
de Boris Seguin et Frédéric Teillard14 portant sur le parler des adolescents des
banlieues pauvres, nous pouvons affirmer que cette opportunité audiovisuelle
a permis aux « Çaifrans » des quartiers populaires de communiquer – certes,
indirectement, par procuration – avec les Français des faubourgs huppés.
L’exposition médiatique de l’humour populaire des artistes comiques du JCC entre
parfaitement dans le cadre de la « contamination » socioculturelle du langage
des jeunes individus résidant le centre-ville privilégié des grandes agglomérations
urbaines par celui des jeunes gens habitant les zones urbaines périphériques
défavorisées. L’attractivité de la « culture banlieusarde » est en effet prégnante au
sein des cercles amicaux de la jeunesse collégienne et lycéenne15 – par exemple,
le look vestimentaire constitué du « baggy-casquette » (et promu par certains
rappeurs) est tout aussi attrayant pour de très nombreux adolescents et jeunes
adultes des années 1990-2000, que celui composé du « jean-perfecto » (et vanté
par certains rockeurs) pour leurs prédécesseurs des années 1960-1970.
12. Jean-Pierre Goudaillier, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités,
Maisonneuve et Larose, 1997, pp. 8-9.
13. Notons qu’en plus du mot « kiffer », l’édition 2006 du dictionnaire Le Petit Robert a intégré un
nombre non négligeable de mots issus du verlan, tels que « meuf » (cf. femme ou fille), « teuf » (cf. fête
ou distraction) et « keuf » (cf. policier ou gardien de la paix). Le dictionnaire a aussi accueilli certaines
expressions populaires, comme « on va se la péter » (cf. on se vantera), « total respect » (avec tous
mes/les/nos égards) et « ça déchire » (cf. c’est bien).
14. Boris Seguin et Frédéric Teillard, Les Céfrans parlent aux Français. Chroniques de la langue des cités,
Seuil, 1998.
15. Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Autrement, 2005, pp. 74-78.
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Que ce soit du point de vue des goûts vestimentaires ou musicaux, les jeunes
habitants de la banlieue populaire, considérés dans un certain sens comme des
modèles à imiter, ont tendance à influencer les jeunes résidents du centre-ville
aisé ; ces derniers, interpellés et fascinés par le style des premiers, les copient dans
l’optique d’être, de paraître « dans le coup » ou « à la mode ». Par ailleurs, le succès
du « parler des cités » auprès de la jeunesse socialement et culturellement favorisée
tient au fait qu’il représente le langage de la marginalité, de l’exclusion. Pour des
adolescents qui veulent s’émanciper de l’autorité morale de parents peu permissifs,
tout comme pour des jeunes adultes qui désirent rompre avec le soutien financier
parental, le comportement et l’attitude non-conformistes de certains jeunes de
banlieue peuvent être plus ou moins attractifs. Bien que les humoristes du JCC
contestent, refusent l’étiquette de comiques de banlieue16 , il n’en est pas moins
vrai que si les responsables de la chaîne Canal Plus ont fait confiance à autant de
jeunes « performeurs » révélateurs du multiculturalisme français et promoteurs
du dynamisme des quartiers défavorisés, c’est surtout parce que leur sens comique
est « vendeur » auprès d’une part non négligeable de la jeunesse. Étant donné la
demande consumériste pour ce genre d’humour, les industries culturelles, d’après
des stratégies de communication et de marketing, l’exposent de temps en temps
pour attirer un public (très) jeune – celui-ci étant convoité pour faciliter la
conclusion de contrats publicitaires avec divers annonceurs. Ainsi, le JCC a été
sponsorisé par la firme Omysis – celle-ci a profité de ce partenariat pour promouvoir l’un de ses derniers produits, un baladeur MP3 développé en association avec
la société Dia, marque de sportswear vantée par des rappeurs et des basketteurs,
qui fut plébiscitée par les adolescents français. Pour les spécialistes du marketing,
les comiques en provenance des banlieues populaires, tout comme les rappeurs
originaires des cités, représentent ce qu’apprécient les jeunes générations : un
« potentiel polémique »17 .
La production des locutions propres à la culture des quartiers populaires ne se
réalise pas de manière individuelle mais collective. En effet, l’humour (sous forme
de vannes, de jeux de mots, de blagues. . .) ayant cours au sein des cités de banlieue s’établit à la faveur d’échanges répétés, et est puisé « de mémoire dans un
répertoire commun qui constitue une partie du capital culturel spécifique de ce
groupe sociétal »18 . Les joutes verbales, parsemées de vannes et autres blagues,
ne sont pas l’apanage des jeunes gens des banlieues défavorisées, puisqu’elles sont
présentes chez les groupes d’adolescents et de jeunes adultes de toutes les conditions sociales. Par contre, ce qui est spécifique à la jeunesse des cités, c’est « la
fréquence et le degré d’élaboration de ces actes de parole »19 . Dans la plupart
16. Yacine, un des membres du JCC, estime qu’il est déplacé de s’intéresser « d’abord à d’où tu viens,
plutôt qu’à ce que tu fais [. . .]. C’est une étiquette collée facilement par des journalistes qui s’ennuient ».
Lire son interview publiée dans le journal communal de sa ville natale, La Courneuve : Yann Lalande,
« Je trouve ça déplacé quand on s’intéresse d’abord à d’où tu viens, plutôt qu’à ce que tu fais », Regards,
n◦ 239, mai 2007.
17. Ronan Chastellier, Marketing jeune, Village Mondial, 2003, pp. 135-138. Voir également l’article de
presse suivant : Rosita Boisseau, « Les panoplies de la rue », Le Monde, 29 mars 2003.
18. David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Odile Jacob, 1997, p. 157.
19. Ibid., p. 138.
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des cités françaises, de la période adolescente à l’âge adulte, l’habitus langagier des
rites humoristiques codifiés s’affirme avec le temps. Cet habitus est d’autant plus
prégnant qu’il s’impose profondément lors de rassemblements informels20 – que
ce soit à l’entrée et à l’intérieur des halls de tours HLM ou autour de bancs publics21
– au cours desquels les joutes verbales cocasses et improvisées sont légion. Pendant
ces duels humoristiques, les plaisanteries injurieuses (« suceuse », « enfoiré »,
« enculé », « pédé », « tapette », « pute », « salope ». . .) représentent une partie
des propos légers des humoristes officieux. Si l’humour de la banlieue se montre
très souvent féroce, il est censé être sans conséquence : il est surtout produit pour
plaire à l’auditoire informel.
En faisant la part belle à un franc-parler souvent très cru – voire trivial –,
l’humour délivré par les principaux comiques de l’émission JCC admet une tension
entre le français standard et le français populaire22 . Ce programme télévisuel
est destiné à un large public ; cependant, les gros mots sont tout de même très
présents chez certains. Par exemple, dans l’un de ses sketches, Frédéric Chau
prononce notamment les termes connotés suivants : « putain », « merde »,
« foutre » ou « con ». Par ailleurs, avec l’emploi du verlan, la codification du
langage des jeunes habitants des quartiers populaires leur permet, dans un premier
temps, d’échanger entre eux tout en excluant de la compréhension – et de la
conversation – ceux qui ne maîtrisent pas cet argot urbain23 . En effet, la parole qui
en découle n’est supposée circuler qu’à l’intérieur de « cercles d’initiés », écartant
théoriquement les non-initiés – c’est-à-dire ceux qui en sont étrangers. Cependant, grâce à la relative liberté de ton et de parole médiatique tolérée notamment sur les ondes radiophoniques dédiées à l’expression de la jeunesse (Skyrock,
Fun Radio. . .)24 , l’incompréhension linguistique existante entre les classes
sociales supérieures et inférieures, bien que toujours présente, s’est plus ou moins
réduite.
UN PENCHANT HUMORISTIQUE POUR LES PRÉJUGÉS ETHNORACIAUX
Pour que l’émission du JCC touche et s’adresse à un large public, les numéros
humoristiques proposés par les comiques sélectionnés tendent à vulgariser les
propos qui pourraient être trop fortement imprégnés des codes socioculturels propres à la vie des quartiers populaires. En effet, dans la perspective de ne pas diffuser
des plaisanteries trop opaques pour des téléspectateurs étrangers à la vie des cités
de banlieue, les comiques du JCC s’improvisent pédagogues dans le but d’expliquer
20. Dont l’âge s’échelonne, grosso modo, de 12-13 à 24-25 ans.
21. Employée par les jeunes habitants des grands ensembles de banlieue, l’expression populaire « tenir
les murs » cristallise les moments lors desquels certains passent leur temps libre à ne rien faire de particulier, si ce n’est parler de tout et de rien, se moquer des uns et des autres, ou simplement « refaire le
monde ».
22. Albert Valdman, « La langue des faubourgs et des banlieues : de l’argot au francais populaire », The
French Review, vol. 73, n◦ 6, mai 2000, pp. 1179-1192.
23. Louis-Jean Calvet, L’argot, Presses Universitaires de France, 1999 (1994), p. 7.
24. Anne-Caroline Fievet, « Le français contemporain des cités dans les émissions des radios jeunes »,
Adolescence, n◦ 59, n◦ 1, 2007, pp. 125-131.
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ses us et coutumes et autres spécificités. Cette démarche pédagogique tend à éviter
la fragmentation des rires, entre les téléspectateurs des zones périphériques et
ceux des centres-villes des grandes agglomérations urbaines – c’est-à-dire entre
ceux qui vivent la réalité populaire, multiculturelle et pluriethnique, et les autres
qui la connaissent par médias interposés. Cet effort pédagogique est autant en
direction des téléspectateurs que des spectateurs – d’ailleurs, l’interaction originelle
du stand-up favorise la liaison entre public restreint et public élargi. Par exemple,
le comique Frédéric Chau, d’origine asiatique, interprétant un personnage au fort
accent chinois, évoque le risque de l’entre-soi sociospatial et socioethnique25 ; pour
ce faire, il entame son sketch avec les mots suivants : « Ah, il y a quelques Blancs
dans la salle. Ça va les Blancs ? Ça ne fait pas peur ? Non, je dis ça parce qu’il y a
beaucoup d’Arabes et de Noirs dans la salle ».
Dans un autre sketch, un autre membre de l’émission, Thomas Njijol, comique
d’origine subsaharienne, fait le même constat de l’entre-soi apparent que peut
relever le téléspectateur lors de la vision de l’émission, et a fortiori quand le
réalisateur de l’émission insiste en sélectionnant les plans montrant un public
hilare très métissé : « Un Noir, plus il est pauvre, plus il est [habillé de manière]
stylé[e]. D’ailleurs, je remarque qu’il y a beaucoup de gens stylés dans la salle.
Tu as du style sista26 ». Quand des faits ou termes employés sont considérés
trop obscurs pour un public non averti, et peu au fait des habitudes et du
langage des quartiers populaires, l’effort pédagogique est redoublé. Ainsi, pour
aborder le comportement de la « michetonneuse des banlieues », la comique
Amelle se lance dans une définition accessible afin que chaque (télé)spectateur
sache de quoi il est question ; de ce fait, elle dit : « Il y en a qui sont déjà
au courant. Bon, pour ceux qui ne sont pas au courant : une michetonneuse,
c’est une femme qui se sert de ses charmes pour arriver à ses fins, pour ne plus
avoir à travailler ». Dans les nombreuses interviews accordées à la presse écrite,
Jamel Debbouze et Kader Aoun, producteurs et chefs d’orchestre de l’émission,
en sont venus à cerner le risque de voir leur émission et leurs protégés être les
cibles d’une stigmatisation, car victimes d’une étiquette générationnelle, sociale
et ethnique indécollable – c’est-à-dire être uniquement perçus comme des jeunes
qui parlent aux jeunes, des banlieusards qui parlent aux banlieusards, des nonBlancs qui parlent aux non-Blancs. L’un des deux a ainsi affirmé : « Quand on
est Arabe ou Black [cf. Noir], il suffit qu’on ouvre la bouche pour que tout ce
qu’on dit soit considéré comme politique [. . .]. Mais on aborde beaucoup d’autres
thèmes »27 .
Cependant, il n’en demeure pas moins que pour les producteurs de l’émission,
comme pour la plupart de ses auteurs comiques, la difficulté a été de mettre sur
le devant de la scène l’humour codifié en provenance des quartiers populaires,
25. Agnès Villechaise-Dupont, Amère banlieue. Les gens des grands ensembles, Grasset, 2000,
pp. 124-137.
26. Le terme anglophone sista est le slang (argot anglais américain) du mot de l’anglais standard sister,
qui signifie « sœur » en français. Toutes proportions gardées, le slang est à la langue anglaise ce que le
verlan est à la langue française.
27. Florence Broizat, « La nouvelle tchatche », n◦ 2974, Télérama, 15 juillet 2006.
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tout en le rendant plus ou moins accessible à un public « néophyte » en pleine
découverte de l’intensité de ces joutes verbales urbaines. Si une « authenticité banlieue » devait apporter une certaine forme de légitimité au programme, son accessibilité fut une condition sine qua non de son éventuel succès. Néanmoins, l’intérêt
des médias pour le JCC s’est principalement manifesté à partir du fait suivant : il
a permis de donner la parole à un type d’humoristes très peu en vue au sein de
la scène comique parisienne de premier plan. D’autre part, pour donner le change
au portrait-robot stéréotypé du comique dit issu de l’immigration maghrébine ou
subsaharienne, qui écoute de préférence de la musique rap ou r’n’b28 , parmi les
membres de la troupe menée par Debbouze, quelques-uns – certes, moins nombreux – sont Blancs et d’origine européenne, et revendiquent leur différence ethnique et culturelle aux côtés de Mustapha, Wahid, Yacine ou Mamane. C’est le
cas des comiques suivants : Alexis Macquart, Blanche et Dédo. Par exemple, ce
dernier se joue de l’image d’Épinal colportée par les médias de masse : dans les cités
de banlieue, les individus non-Blancs, ultra-majoritaires et très violents, feraient
subir un martyr incommensurable aux Blancs, extrêmement minoritaires et peu
agressifs.
Débutant l’un de ses sketches sur un air musical qui est censé être apprécié
par les jeunes individus non-blancs des quartiers populaires – c’est-à-dire du rap
ou du r’n’b –, Dédo, passionné par un genre musical présumé être préféré par
les jeunes individus blancs des classes moyennes et aisées – c’est-à-dire du rock
ou du rock alternatif –, affirme sur le ton de la plaisanterie : « Coupe-moi cette
pourriture funky [cf. l’air de rap/r’n’b]. Je suis en train de kiffer [cf. prendre
du plaisir, apprécier] parce que je suis sûr que tout le monde est en train de se
dire : Jamel est pote avec un mec qui écoute du hard rock ? Le traître. [Ce n’est]
pas facile pour moi d’avoir le look que j’ai [cf. il est vêtu d’une tenue sombre
et arbore de longs cheveux caractéristiques du fan de hard rock]. Et surtout, là
où je vis. Ouais, parce qu’en plus, avec le look que j’ai, j’habite dans le 93 [cf.
le département de la Seine-Saint-Denis]. Le 93, si vous voulez, c’est le Bronx
français. Il y a une personne qui se fait agresser toutes les sept minutes. Cette personne, c’est moi. Et le plus marrant, c’est que j’ai acheté une maison là-bas. Ouais,
j’aime bien les challenges [. . .]. Avant, on me traitait d’homo[sexuel], maintenant
de sataniste [. . .]. Mais bon, c’est sympa la banlieue. À force, je m’y sens chez
moi. Oh ! Il y a des belles balades à faire si t’as un tank ». Plus que l’envie de
créer un décalage entre des humours issus de diverses sensibilités ethnoculturelles,
l’un des objectifs des deux producteurs était de susciter un mélange de différents
points de vue culturels ; dans un entretien accordé à un quotidien national, ils
arguaient : « Dans un contexte où on a tendance à monter les gens les uns contre
les autres, on tenait à la mixité. Alors on a pris des filles, des Chinois, des juifs,
des Arabes, des Noirs, des bourgeois... Mais ce ne sont pas des rebeus [cf. verlan
du mot Beurs, Français d’origine maghrébine] ou des Noirs qui s’expriment. C’est
l’inverse : [ce sont] des gens qui parlent, or ils se trouvent qu’ils sont Beurs ou
Noirs »29 .
28. L’acronyme signifie rhythm and blues.
29. Caroline Constant, « Jamel Debbouze, dénicheur de talents », L’Humanité, 21 juillet 2006.
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Des codes pour rire
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La dérision concourt très souvent à faire rire en flirtant avec les idées
racistes, sexistes ou homophobes, généralement inacceptables et politiquement
incorrectes30 . Par ailleurs, de nombreux sketches des humoristes du JCC exposent
la parole de ceux qui ressentent le « désarroi de ne plus avoir d’avenir », des individus qui se reconnaissent autour du « sentiment partagé d’injustice »31 . Nombre
des personnages comiques interprétés par les humoristes de l’émission télévisée
représentent des individus stigmatisés sous l’étiquette réductrice de « classes dangereuses » – celles-ci représentant des personnes blâmées pour être les principaux
producteurs d’insécurité sociale dans les espaces urbains. Mais ces personnages
dépeints symbolisent également les couches sociales économiquement défavorisées
et ethniquement discriminées. Ainsi, Patson, d’origine subsaharienne, propose un
dialogue entre un policier blanc et un automobiliste noir :
– « Bonjour, police nationale. Visiblement, vous n’êtes pas handicapé.
Pourquoi vous vous garez [sur] une place [pour] handicapés ? »
– « Mais tu crois qu’être Noir en France, ce n’est pas un gros handicap ? »
Pour sa part, Fabrice Éboué, métis, soutient ironiquement dans un sketch
l’existence d’une hiérarchie ethnoraciale, institutionnalisée dans les faits et normalisée dans les esprits, tant chez les « dominants » (Blancs) que chez les
« dominés » (non-Blancs) : « Moi, je dis qu’il n’y a pas trop de racisme en France. Le
vrai problème, c’est [. . .] le complexe d’infériorité géographique. Plus tu viens du
Sud, plus tu as l’impression d’être en dessous [cf. soumis]. Du coup, les Européens
sont supérieurs aux Maghrébins, qui sont supérieurs aux Noirs africains, qui sont
supérieurs aux phoques et aux ours polaires. Non, mais les Noirs sont un peu
la dernière roue du carrosse ». Cette critique humoristique du racisme institutionnalisé en France – tantôt visible, tantôt invisible – tourne en dérision le rejet
d’autrui pour cause de couleur de peau non-blanche ou de culture non judéochrétienne. Quand le comique Thomas Njijol estime que « l’équipe de France
de football ressemble de plus en plus à l’équipe du Zimbabwe », Dédo parle du
racisme ordinaire des Français blancs qui ne veulent pas reconnaître leur attitude
xénophobe : « Il y a des gens qu’on emmerde encore plus que les personnes qui
s’habillent en noir. [Ce sont] les Noirs. Moi, j’ai un pote Black, [et] on n’arrête pas
de lui dire : “Retourne dans ton pays” [. . .]. Mais, mon pote, il est Français. Il est
chez lui. Vous croyez que c’est quoi son pays : la “Noirie” ? Ça, c’est la France, ça.
Si vous dites à quelqu’un qu’il est raciste, il va vous dire : “Non, c’est pas vrai. Ça
m’étonnerait bien. Je bois du café arabica, j’aime bien Kirikou32 ”. Non [. . .], il faut
arrêter les amalgames ».
30. Nelly Feuerhahn, « La dérision, une violence politiquement correcte », Hermès, n◦ 29, 2001,
pp. 187-196.
31. Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003, pp. 48-49.
32. Kirikou est le personnage principal de deux films d’animation français, Kirikou et la sorcière
(1998) et Kirikou et les bêtes sauvages (2005). L’histoire prend place dans des villages traditionnels
africains.
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LA TCHATCHE, OU COMMENT RIRE DE SITUATIONS VÉCUES
De même que les boutades centrées sur la communauté confessionnelle juive
peuvent paraître antisémites lorsqu’elles sont produites par des non-juifs33 , de
même les plaisanteries focalisées sur les individus non-blancs d’origine africaine
peuvent être perçues comme racistes quand elles sont exposées par des individus
blancs. Il est vrai que la troupe du JCC affiche plus facilement une parole
« décomplexée sur les cultures d’origine et leurs clichés »34 , car parmi ses
membres, plusieurs sont issus de ces diverses origines, et donc bien placés pour
connaître et dire les difficultés rencontrées par les individus non-blancs ou
non-caucasiens. Plusieurs d’entre eux, à commencer par Jamel Debbouze, nés
dans des milieux sociaux où la réalité pluriconfessionnelle, multiethnique et multiculturelle est prégnante, sont habitués à relativiser et à plaisanter de leurs
différences et de celles de leurs proches complices. Forts de ce vécu, certains d’entre
eux n’hésitent pas à tourner en dérision les stéréotypes et autres stigmatisations
qui réduisent les quartiers populaires à de simples lieux de violence gratuite.
Toutefois, l’autodérision a un risque : dans l’intention louable de contester, de
manière consciente, une posture intolérante et raciste pour en ériger une autre
qui soit tolérante et antiraciste, le danger est de diffuser l’inverse de manière
inconsciente. Censée dénoncer certains maux sociétaux, ladite autodérision peut
ainsi renforcer les clichés qui discriminent d’un point de vue ethnique, culturel ou
confessionnel35 .
La plupart des humoristes du JCC s’appuient sur les principaux poncifs concernant les jeunes de banlieue (violence banalisée, faible niveau d’instruction. . .) :
par exemple, l’un d’entre eux, avouant qu’il vit dans une cité HLM « dangereuse »,
dit que son obsession d’enfant était de rester en vie (Dédo) ; un autre prête à
un philosophe une expression proférée en fait par un rappeur (Fabrice Éboué).
Suivant une logique comique ethnicisée et culturalisée, un autre comique d’origine
chinoise parle d’ateliers clandestins et de restaurants asiatiques, ou encore un
humoriste d’origine camerounaise devise sur l’oisiveté nonchalante et la corruption généralisée au sein des pays africains. Cette démarche humoristique part d’un
principe simple : pour faire rire un large public, les blagues et les jeux de mots
proposés doivent être compris aisément et, si possible, rapidement. Donc, les histoires comiques développées doivent correspondre à des événements, personnalités
ou discours connus de la majorité de l’audience ciblée et captée. Les moments
comiques présentés sont pour ainsi dire piochés dans un socle commun de connaissances et d’idées basiques ou sommaires. La plupart des comiques du JCC
reprennent donc à leur compte – pour mieux les détourner – les thématiques
relatives aux dérives qui sont supposées caractériser médiatiquement l’individu
non-blanc, de sexe masculin, d’origine extra-européenne, habitant la banlieue
populaire et de culture non judéo-chrétienne36 : c’est le cas des violences physiques
33. Joseph Klatzman, L’humour juif, Presses Universitaires de France, 1998.
34. Florence Broizat, « La griffe Jamel », n◦ 2974, Télérama, 13 janvier 2007.
35. Olivier Mongin, De quoi rions-nous ? Notre société et ses comiques, Plon, 2006, p. 29.
36. Mathieu Rigouste, « Le langage des médias sur les cités : représenter l’espace, légitimer le contrôle »,
Hommes et Migrations, n◦ 1252, novembre-décembre 2004, pp. 74-81.
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dont font l’objet les « braves gens honnêtes »37 , des viols collectifs38 et autres
comportements sexistes ou machistes39 dont sont victimes les « beurettes des
cités », des injures verbales et des agressions physiques homophobes dont sont
la cible les homosexuels des quartiers pauvres40 , du repli ethnocommunautaire
favorisé par les populations d’origine africaine ou asiatique41 .
Ainsi, s’ils rient volontiers de l’image communautaire postcoloniale que leur
renvoient les médias, les humoristes du JCC n’hésitent pas à ironiser autour des
sélections thématiques stéréotypées desdits médias. Par exemple, Amelle, comique
d’origine maghrébine, effleure le thème du mariage forcé au sein de la communauté maghrébine : « Je me dis que, même pour moi, le mariage s’annonce comme
une grande galère. [Du] coup, ma mère s’est décidée : [elle] s’occup[e] de moi
pour forcer un petit peu le destin. Elle organise des dîners-surprises tous les weekends à la maison, pour que je rencontre [du] peuple. Elle a un de ces réseaux,
ma mère [. . .]. Elle doit certainement connaître quelqu’un à la Cotorep42 du bled
[cf. dans son pays d’origine, au Maghreb] ». Pour sa part, le comique Patson évoque
le thème de l’entre-soi ethnoracial présent au sein de la communauté subsaharienne en France : « Quand on m’a dit que j’allais faire l’émission [cf. le JCC],
j’étais trop d’accord. J’ai dit : “Ouais”. Tout le pays a acheté une télévision. Ils
m’ont accompagné jusqu’au métro. Parce que moi, je viens du pays pour jouer
ici [. . .]. Mon pays, [. . .] c’est Montreuil [cf. la commune de Seine-Saint-Denis] :
la capitale économique de Bamako [cf. la capitale du Mali]. Parce que, [chez] nous,
à Montreuil, on n’est pas dans votre euro [cf. la devise monétaire]. Nous, c’est
franc CFA [cf. la devise monétaire malienne]. Il n’y a pas de conversion ». De
son côté, l’humoriste Noom parle de l’homophobie considérée honteuse parmi les
jeunes des cités : « Il y a beaucoup plus de gays aujourd’hui [. . .]. Même chez les
cailleras [cf. les racailles ou lascars des cités], il y a des gays. Si, si. Mais jamais ils
n’avoueront. Ce n’est pas une question de honte ; c’est une question de survie. Ce
n’est pas comme à Paris, où le gay [. . .] est fier. C’est normal : à Paris, [quand]
tu fais ton coming-out, tu as une prime de la mairie, alors qu’en banlieue, tu as
une prime mais [. . .] sur ta gueule ». Quant à l’humoriste nommé le Comte de
Bouderbala, évoquant le climat de violence dans les établissements scolaires des
banlieues populaires, il souligne : « C’est vrai qu’on parle beaucoup [de] violence
à la télé. Mais moi, je pense que la violence naît à l’école [. . .]. Moi, je vous parle
de ça parce que j’ai été prof[esseur] remplaçant dans le quartier le plus dangereux
de Saint-Denis [cf. la commune de Seine-Saint-Denis]. Prof remplaçant, en fait, le
principe est simple. C’est comme dans les matches de foot[ball] : tu t’échauffes sur
le côté en attendant qu’un titulaire se fasse “tacler” [cf. frapper] à la gorge [. . .].
Moi, maintenant, j’ai fait installer un rétroviseur entre ma tête et mon épaule. Ça
37. Voir Le Monde du 17 décembre 2000 et du 2 novembre 2006.
38. Voir Le Monde du 25 octobre 2002 et du 4 février 2004.
39. Voir Le Monde du 24 avril 2001 et du 29 septembre 2002.
40. Voir Le Monde du 24 juin 2001 et du 29 janvier 2006.
41. Voir Le Monde du 12 février 2003 et du 6 juillet 2004.
42. La Cotorep (Commission technique d’orientation et de reclassement professionnel) est chargée de
gérer les problèmes liés à l’insertion et à la réinsertion professionnelle des personnes handicapées.
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vous dit peut-être rien, mais [cela] m’a servi plus d’une fois quand j’étais au tableau
[de la salle de cours] ».
Hormis l’exploitation humoristique de thèmes dramatiques qui, tant dans
le discours sociopolitique que sociomédiatique, généralisent la vie et le
comportement des jeunes des quartiers populaires, les comiques du JCC exploitent
également le critère de la condition modeste ou des approximations linguistiques
lors de la construction de leurs personnages. Plus précisément, les particularités
stigmatisantes43 qui définissent négativement immigrés et étrangers sont peu
ou prou reprises pour aborder des situations drôles et amusantes. Ainsi, par
l’intermédiaire de certains de ses personnages, la comique Amelle dissémine dans
ses textes de nombreuses fautes de français, et s’exprime avec un fort accent
maghrébin : par exemple, au lieu de prononcer les mots « pilote » et « tu », un de ses
personnages prononce « piloute » et « ti » ; en lieu et place de l’expression « comme
dit le dicton », son personnage dit « comme le dit l’expression de la phrase ». Par
ailleurs, le comique Noom, interprétant un jeune de cité qui s’apprête à saluer des
amis et à prendre de leurs nouvelles, dépeint humoristiquement les expressions, la
gestuelle, la diction et l’accent communément prêtés aux banlieusards : « Wesh,
ma gueule, tranquille. Ça va ma couille. Ouais, tranquille ». Telle une réponse
aux sketches d’Amelle et de Noom, celui de Patson décrit la situation d’échec
scolaire connue par certains élèves français d’origine subsaharienne : « Quand
je suis arrivé [cf. en France], j’ai commencé par le CP [cf. le cours préparatoire,
première année de l’école élémentaire]. J’étais le plus jeune de la classe : [j’avais]
neuf ans44 . Parce qu’il y avait des Mamadou, des Sissoko, de quinze-seize ans ».
CONCLUSION
Dans un univers audiovisuel qui habitue le téléspectateur à des moyens techniques
conséquents, le JCC détonne par la modestie du dispositif de son plateau télévisuel.
Dans le but de coller au plus près à la simplicité matérielle des spectacles du musichall ou du café-théâtre, un seul micro circule d’un humoriste à l’autre ; de plus, un
rideau rouge et le faisceau d’un projecteur de poursuite apparaissent. L’émission
emprunte ainsi les techniques des plans standardisés de la réalisation des spectacles
de one-(wo)man-show diffusés à la télévision et disponibles en vidéo, notamment
avec l’utilisation du champ-contrechamp. Ce traditionalisme propre aux spectacles
de la scène comique française semble être renforcé dans la perspective d’installer
les performances du JCC dans une lignée humoristique classique (de Raymond
Devos à Muriel Robin). Cependant, le contenu discursif du programme télévisuel
étudié est loin d’être anodin, car en décalage avec l’idéal républicain français. Construit autour de « monologues faussement (ou en partie) improvisés en relation
avec l’actualité, la politique et les grands thèmes de société »45 , il propose en effet
des « vannes interethniques qui, sorties du cercle multicommunautaire, seraient
43. Dans le sens de la sociologie goffmanienne du stigmate ; voir Erving Goffman, Stigmates. Les usages
sociaux des handicaps, Minuit, 1975.
44. Théoriquement, l’âge d’entrée au cours préparatoire est fixé à six ans.
45. Renaud Machart, « Le Jamel Comedy Club joue à domicile », Le Monde, 19 avril 2008.
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probablement irrecevables »46 . Au regard des textes de la plupart des chansonniers de l’« ancienne école » (Jean Amadou, Pierre Douglas. . .), la troupe des
tchatcheurs du JCC, représentant dans un certain sens la « nouvelle école », apporte
une certaine originalité dans le milieu humoristique français. Peu étonnant alors
qu’un risque de « ghettoïsation scénique » guette ceux qui renouvellent le genre,
en introduisant un rythme, un phrasé, une gestuelle et un langage différents, mais
surtout des thématiques jusqu’ici occultées, évitées ou survolées.
LAURENT BÉRU
46. Ibid.
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