pourquoi rire d`une histoire ? sur les traces du comique

Transcription

pourquoi rire d`une histoire ? sur les traces du comique
POURQUOI RIRE D’UNE HISTOIRE ?
SUR LES TRACES DU COMIQUE FONDAMENTAL
Par Denise von Stockar
J'adore voir Eloïse, ma petite fille de quatre ans et demi, éclater de rire en regardant Au
carnaval des animaux de Marianne Dubuc (Casterman jeunesse, 2011). Mais je ne peux
nullement prévoir ni programmer ses rires, quelquefois je ne peux même pas vraiment
comprendre pourquoi elle rit ; je peux juste partager ce moment délicieux avec elle. Car c'est
elle, la petite lectrice en herbe, qui décide des passages d'une histoire qui la font rire.
Spontanément !
Mais en partageant des histoires comiques avec elle, je peux lui transmettre un peu de mon
propre sens de l'humour en jouant de sa crédulité et de sa merveilleuse fantaisie encore
empreinte de tant de liberté ! Heureusement, l’offre de livres comiques pour enfants est
aujourd’hui très enrichie.
Marianne Dubuc, Le carnaval des animaux, Casterman jeunesse, 2011.
Bref historique
Le comique est un ingrédient tout à fait établi de la littérature pour enfants contemporaine. Il
en est même devenu une caractéristique importante, bien acceptée par le milieu éducatif, ce
qui peut être considéré comme un véritable progrès. Cela n'a cependant pas toujours été le
cas.
Pourquoi rire d’une histoire ? Sur les traces du comique fondamental – Denise von Stockar
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Alors que le rire joue dès le XVIe siècle un rôle important dans la culture et la littérature
populaires, politiques et érudites, l'élément comique est quasiment absent des textes
destinés à la jeunesse, du XVIe aux premières décennies du XIXe siècle, tout imprégnés
qu’ils sont de leur mission pédagogique les contraignant à propager, voire défendre, la
morale et les vertus de la société dans laquelle ils sont produits. Quant au comique, il se voit
relégué aux fables et aux petites comédies pour enfants.
Lorsqu'il apparaît au XIXe siècle dans la littérature destinée aux enfants, il est chargé
d'instruire les jeunes lecteurs en leur donnant d'une manière humoristique des leçons. Il
s'agit donc d'une véritable instrumentalisation éducative du comique. Soit on rit d'un
personnage mal adapté qui devient risible - puisqu'il se débat dans une situation difficile -,
soit on s'amuse d’un personnage futé qui triomphe des autorités en manipulant la situation
selon ses intentions. Cette dernière situation est particulièrement appréciée des enfants ; les
histoires de Guignol en témoignent. Guignol transgresse naïvement les codes, il bafoue
l'autorité adulte (par exemple en rossant un policier et, par ce fait, l'autorité adulte, voire
parentale). Dans les histoires de Guignol, il s'agit au fond d'un processus de défoulement qui
tolère, voire célèbre, le monde à l'envers ; il s’agit d’un mécanisme paradoxal, aidant l'enfant
à mettre en place des structures de récupération. Et le rire du comique est justement une de
ces structures : on jouit du plaisir de transgresser, d'agresser l'autorité, mais seulement dans
le cadre de la fiction et du jeu. Ce qui, à première vue, semble être « une levée de censure »
représente donc « un équilibre pédagogique délicat entre le défoulement et la norme
collective à laquelle l'enfant doit en fin de compte s'adapter »1. Dans cette optique, le rire
aide donc l'enfant à accepter l'inévitable discipline adaptative de la famille, de l'école et de la
société. Le comique conserve d’ailleurs cette fonction pédagogique jusqu'à nos jours –
souvent sous une forme plus ou moins cachée – dans des histoires drôles qui font toujours
triompher la morale. À première vue proche de l'enfant, ce comique pédagogique le
décourage plutôt de se développer trop individuellement, l’objectif restant toujours
l'intégration incontestée dans le système des valeurs dominantes.
Le XIXe siècle voit toutefois apparaître, en Angleterre d'abord, puis en Scandinavie, en
Allemagne et en France, une autre dimension comique littéraire pour enfants, inspirée de la
conviction que l'enfant possède par nature une jovialité, une prédisposition à la gaieté innée
qui doit être positivement renforcée par une littérature amusante. Plus important encore,
cette nouvelle veine comique tient compte de la perspective de l'enfant dont elle véhicule les
désirs, les besoins et les angoisses. Ce faisant, elle libère l’enfant, jusqu’à un certain degré,
des contraintes éducatives et normatives qui lui sont inévitablement imposées. C’est à cette
nouvelle fonction du comique que nous devons des chefs-d’œuvre internationaux que vous
connaissez tous car ils sont devenus des classiques.
En 1845 déjà, paraît en Allemagne, Pierre l'ébouriffé de Heinrich Hoffmann, une création
unique et de grande notoriété qui reste pourtant encore aujourd’hui controversée. Quinze
ans plus tard, ce recueil d’histoires est traduit et introduit en France par Louis Ratisbonne,
auteur connu de l'époque, parfaitement conscient de la grande originalité de cette œuvre
quasi-enfantine. Ces histoires soit disant amusantes doivent leur notoriété surtout à leur
1
Marc Soriano, Comique (le courant) in Guide de littérature pour la jeunesse, Paris, Flammarion, 1975, p. 142.
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message dialectique. En exagérant excessivement, par l’image et le texte, les
avertissements et punitions infligés aux petits protagonistes commettant des « bêtises »
typiquement enfantines, Hoffmann se distancie rigoureusement de la rigidité des maximes
de la pédagogie noire de l'époque ; il oriente l'attention du lecteur sur les souffrances de
l'enfant socialisé à l'aide de ce genre de punitions draconiennes. C'est le premier livre pour
enfants « comique » qui met en scène la traditionnelle fonction pédagogique du comique tout
en la critiquant avec une ironie mordante.
Suivent des œuvres phares ; je n’en citerai que quelques-unes. Nous proviennent de
l'Angleterre du XIXe siècle Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll (1869), puis, au XXe
siècle, Winnie l'Ourson de A.A. Milne (1926) et Mary Poppins de Pamela Travers (1934) ; de
la Suède, Fifi Brindacier d'Astrid Lindgren (1944) et de la France, Patapoufs et Filifers
d'André Maurois (1930), ainsi que Le Petit Nicolas de Goscinny et Sempé (1964). Sans
oublier les anciennes histoires en images et les bandes dessinées telles que les aventures
de Bécassine de Pinchon et Caumery (1913 - ) et de Tintin de Hergé (1948 –) qui
représentent, elles aussi, une source importante de mises en scène du comique libérateur lesquelles ne sont pas inclues dans le cadre de mes réflexions.
La fonction du comique dans la littérature enfantine n'est donc pas toujours la même. Elle se
trouve, au contraire, en constant mouvement. D'abord absent, puis tout à fait au service de la
mission éducative, le comique littéraire pour enfants adopte, dès le milieu du XIXe siècle, de
plus en plus une perspective libératrice dont nous parlerons encore plus en détails.
Dans la production de ces dernières décennies, le comique littéraire pour la jeunesse
connaît un essor sans précédent. Publiées en grand nombre, ces lectures ont toutes comme
premier objectif d'amuser et de faire rire leur jeune lectorat. La production française de livres
comiques se nourrit en grande partie, comme le remarque Nelly Feuerhahn dans le
Dictionnaire du livre de jeunesse (Cercle de la librairie, 2013), d'éléments de nonsense et de
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farces anglophones, scandinaves et germanophones qui sont quelquefois savamment
intégrés dans des histoires d'auteurs français. L'histoire de Patapoufs et Filifers d'André
Maurois est, par exemple, manifestement inspirée d'Alice au Pays des Merveilles de Lewis
Carroll2. Mais ces histoires nous parviennent surtout en versions traduites. Ceci explique
d'ailleurs le nombre relativement grand d'exemples non francophones cités dans cet article.
Un comique pour enfants, un comique pour adultes ?
C'est toutefois une autre observation plus générale qui m'intéresse à présent davantage : le
fait que la littérature pour enfants, non seulement francophone mais internationale, compte
actuellement bien plus de livres comiques que la littérature pour adultes. Est-ce que le
comique serait devenu, après avoir été longtemps banni des lectures pour enfants, une
« spécificité » de cette littérature ? Le produit d'un « traitement particulier pour enfants » ?
Une telle perspective ne causerait pas de problème sur le plan quantitatif - personne ne
s'oppose à un grand nombre de livres pour enfants amusants - mais plutôt sur le plan
qualitatif. Un traitement particulier du comique littéraire pour enfants pourrait en effet s'avérer
problématique si cela impliquait qu'il y a différents niveaux de comique : un comique pour
adultes, plutôt « supérieur » puisqu’« avancé », et un comique pour enfants plutôt
« inférieur », puisqu’adapté aux capacités encore limitées d'un enfant. Il y aurait donc « deux
vitesses de comique ». Cette différenciation marginaliserait encore plus une littérature
enfantine déjà en constante défense de son statut. Y a-t-il vraiment une telle différence de
qualité entre le comique littéraire pour adultes et celui pour enfants ?
Si une réponse positive à cette question, qui m'intrigue depuis longtemps, semble être
justifiée, je ne partage cependant pas cette vision. Pour le justifier, je m'appuie sur une thèse
consacrée à l'esthétique du comique, laquelle renvoie à une discussion plus large.
Le comique fondamental et libre
Il s'agit de l'idée du « comique libre » développée par le philosophe allemand Dieter
Heinrich3 et discutée par la fameuse spécialiste en littérature jeunesse Maria Lypp4.
Heinrich part de la conviction qu'il n'existe au fond qu'une seule forme de comique sur
laquelle reposent toutes les autres formes de comique littéraire s'adressant aussi bien aux
adultes qu’aux enfants. Ce comique est donc fondamental et en même temps il est « libre ».
Il naît de ce que les petits enfants considèrent comme comique, c'est à dire de décalages de
contextes, l'un changeant ou se transformant alors que l'autre reste - en toute transparence ce qu'il a toujours été. Autrement dit, il ne s'agit pas d'un simple remplacement d'un objet par
un autre ou d'une situation par une autre mais de la cohabitation des deux – l'objet ou la
situation originale et l'objet ou la situation transformée – présentée simultanément en toute
transparence. Cette représentation, rassurante, permet alors un amusement insouciant. La
source de l'effet comique est justement la juxtaposition des deux situations.
2
Nelly Feuerhahn, Le Comique in Dictionnaire du livre de jeunesse. Sous la direction d’Isabelle Nières-Chevrel et
Jean Perrot, Paris, Cercle de la Librairie, 2013, p.215.
3
Dieter Heinrich. Freie Komik in Das Komische, hrsg. Von W. Preisendanz und R. Warning. München, 1976
(Poetik und Hermeneutik, Bd 7, S. 385-389.
4
Maria Lypp. Lachen beim Lesen, Zum Komischen in der Kinderliteratur, in Wirkendes Wort, 36 (1986) 6. S. 439455.
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Le petit livre Au carnaval des animaux de Marianne Dubuc m'aide à illustrer ce qui semble à
première vue assez abstrait. Tous les animaux sont invités au carnaval. Et, pour cette raison,
ils se déguisent. Mais sont-ils vraiment bien déguisés au point qu’on ne puisse les
reconnaître ? Même si le lion porte une trompe et des pattes d'éléphant, les petits lecteurs
voient tout de suite et avec une satisfaction amusée qu'il ne s’agit pas d’un éléphant mais
bien d’un lion. Plus loin dans l’histoire, ma petite fille de quatre ans m'a expliqué en riant :
« Je n’ai même pas peur du crocodile ! C'est seulement un chat déguisé ! ». Dans cette
version la plus élémentaire du comique, il n'y a donc pas une ombre de hiérarchie entre un
futé et un risible, entre un dominant et un perdant - donc pas de rire de triomphe. Le comique
fondamental invite simplement l'enfant à prendre son envol, tout en riant, et l’encourage à
faire appel à son imagination si vive. Car tout décalage, toute transformation subite et
inattendue de quelque chose de familier en quelque chose d'autre ne donne pas seulement
envie de rire, mais active aussi la force créatrice de l'enfant qui se sent libéré du normal et
de l'habituel et, pour cette raison, inspiré de nouvelles visions.
Marianne Dubuc, Le carnaval des animaux, Casterman jeunesse, 2011.
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Le rôle comique de Mary Poppins (1934) qui atterrit un beau jour chez les Banks, une famille
anglaise des plus normales et des plus traditionnelles, illustre bien, lui aussi, l'effet de ce
comique fondamental. Pamela Travers dote sa fameuse gouvernante, aussi réaliste et
sévère que fantasque, de pouvoirs magiques qui permettent aux enfants Banks de découvrir
que la magie et le fantastique peuvent cohabiter avec le réel, à condition que les enfants - et
les lecteurs - ne perdent jamais de vue la réalité de leur propre vie quotidienne aux multiples
règles et contraintes ; cela constitue le contexte indispensable et surtout rassurant de leur
décalage et des amusements qui en découlent.
C'est à partir d'un tel comique fondamental, tout à fait libre, qu'un véritable comique de
libération peut se développer. Au plaisir primaire du décalage ou de la transformation de
contextes s'ajoute alors le plaisir de se sentir libéré - même si ce n'est que pour une certaine
durée de temps, comme les enfants Banks - de la détermination adulte, voir sociale, pour se
lancer à la quête de son identité et du secret de la vie. L'effet bienfaiteur du comique libre et
libérateur est toutefois étroitement lié à un préalable essentiel, à savoir que l'enfant puisse
déjà apprécier de tels décalages de contextes sans en avoir peur et qu'il ait déjà, dans sa
courte vie, assez buté contre les contraintes des normes sociales et éducatives pour pouvoir
savourer l'attraction de leur remise en question (un enfant qui n'a pas encore ressenti la
frustration provoquée par un refus impératif de transgresser une règle imposée apprécierait
moins (ou pas du tout) un décalage quelconque des rôles qui lui permettrait tout à coup
d'imposer lui-même les règles à un adulte.)
C'est exactement à cet endroit que se situe la différence entre la relation au comique
fondamental d'un enfant et celle d'un adulte. Il ne s'agit pas d'une différence cognitive, mais
d'une différence d'expérience à l’égard des normes et leurs contraintes, cette expérience
définissant toute perception, adulte ou enfantine, du comique. Si l'enfant ne comprend pas
encore un certain comique libre et libérateur faute d'expériences normatives préalables,
nous, les adultes, ne comprenons peut-être plus le libre comique de base dont nous avons
encore pu rire enfants.
Si ce comique libre et libérateur, à l'origine de toutes les autres formes de comique,
n'apparaît quasiment plus dans la littérature adulte, il est encore très présent dans la
littérature pour enfants sans pour autant y être unique. Nous y trouvons ses stratégies - de
transformations inattendues et de décalages de contextes - sans que ces décalages soient
déjà hiérarchisés. Le comique primaire n'est donc aucunement un dérivé simplifié, une
adaptation quelconque d'un comique plus sophistiqué pour adultes mais, au contraire, la
forme primitive du comique en général. Ce qui diffère est seulement le degré de complexité
des décalages et des transformations introduits.
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Le carnaval
Curieusement, un des motifs les plus anciens et les plus élémentaires du comique libre en
littérature est le carnaval. Le carnaval, développé au Moyen Age pose en effet, selon
l'historien russe Mikhaïl Bakhtine5, les bases d'une culture du rire, mais aussi d'une littérature
comique qui trouvera son apogée dans l'œuvre de Rabelais notamment. Le déguisement y
devient le symbole et le miroir de tous les changements que notre corps, mais aussi notre
vie, subissent au fil du temps. Quasiment disparu de la production de livres pour adultes, le
topos du carnaval survit bel et bien dans la littérature enfantine. En plein développement
corporel, cognitif et émotionnel, les enfants sont en effet particulièrement fascinés, voire
préoccupés, par les changements de leur corps et de leur esprit (d'où, d'ailleurs, leur intérêt
pour les fameux livres et jeux animaliers à trois volets – tête, corps, jambes et pieds – qu'ils
peuvent combiner à leur guise pour créer différents animaux, réalistes ou fantastiques.)
Assez nombreux sont les albums anciens et contemporains qui célèbrent toujours le
carnaval.
Revenons encore une troisième fois Au carnaval des animaux de Marianne Dubuc qui nous
a permis d'illustrer les stratégies du comique fondamental. Le petit livre cartonné, paru il y a
3 ans, sert de preuve récente de la survie de l'ancien motif du carnaval dans la littérature
jeunesse. La fête carnavalesque de la fin de l’histoire pour laquelle tous les animaux se sont
parés met en scène ce jeu littéraire avec le familier, reconnaissable derrière les éléments
décalés, ici les déguisements identifiables. Ce jeu amuse les petits lecteurs. Mais pour
pouvoir en rire, ils doivent connaître les animaux et leurs attributs caractéristiques afin de les
identifier malgré leurs déguisements.
Le comique fondamental et libre dans des histoires pour enfants, anciennes et
contemporaines
Le comique libre ne se manifeste cependant pas seulement dans quelques livres
carnavalesques. Au contraire, il apparaît dans diverses histoires enfantines, anciennes et
contemporaines, dont plusieurs sont devenues des classiques.
Je reviens, à titre d'exemple, à la fameuse Alice aux pays des merveilles de Lewis Carroll
(1869) qui marque le début de l'âge d'or de la littérature anglophone pour enfants. Dans la
tradition de la littérature fantastique et du nonsense anglais, l'histoire mouvementée de la
petite fille - qui dans son rêve découvre un univers fantastique tout à l'envers – opère bien,
entre autres, avec les stratégies du comique fondamental et libre et ceci à trois niveaux.
Alice réalise vite que tout son savoir et toutes les règles qu'elle a dû apprendre s'avèrent
décalées, c'est-à-dire relativisées ou même invalidées, dans ce pays bizarre qu'elle explore
courageusement. De plus, elle doit venir à bout de tous les changements imprévus de son
corps - tantôt minuscule, tantôt gigantesque. Nous sommes tout proches du motif
carnavalesque, sans oublier les innombrables discussions et débats absurdes auxquels la
fillette est mêlée par ses partenaires fantasques : des expériences comiques qui virent
d'ailleurs souvent au grotesque et mettent la réalité enfantine en décalage, c'est-à-dire en
question, bien que cette réalité reste la référence. Elles symbolisent la constante
5
Mikhaïl Bakhtine, François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris,
Gallimard, 1982 (O. 1965).
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préoccupation d'Alice pour son propre corps et son esprit en mutation, ainsi qu'envers son
entourage qui lui semble si étrange et complexe.
Contrairement à cette Alice, curieuse et alerte, Winnie l'Ourson d'A.A. Milne est « un brave
petit ours avec peu d'esprit ». Avec Christopher Robin, le petit garçon qui le possède, et les
autres peluches, il vit de drôles aventures dans un hors temps et une forêt imaginaire qui
sont à l'échelle des expériences quotidiennes de l'enfant – de Christopher Robin lui-même
aussi bien que de celles de l’enfant-lecteur. Le comique libre et libérateur qui caractérise ces
aventures repose ici sur le décalage subtil de la structure narrative et du langage du récit.
Dans le récit cadre, Christopher Robin est l'enfant préscolaire à qui le père raconte, soir
après soir, des histoires dont il est le héros, doublé de son nounours, son petit cochon et ses
autres peluches. Dans les épisodes mêmes, ce sont par contre Winnie l'ourson et les autres
animaux qui passent au centre de l'action et c'est le rôle de Christopher Robin d'intervenir
comme conseiller paternel pour tirer ses peluches de l'affaire. C'est à ce jeu subtil de
décalages relationnels entre l'enfant protagoniste, son père, ses peluches et les peluches
entre elles que cette histoire, plus émotionnelle que celle d'Alice, doit sa dimension comique,
dimension encore renforcée par la confusion répétée qui naît de toute sorte de dires
interprétés au pied de la lettre ou de perceptions interprétées au premier degré. En résultent
des situations décalées, voire drôlement « conflictuelles » que les animaux ne maîtrisent
plus alors que Christopher Robin - et les enfants lecteurs - y voient tout à fait clair. Vous
vous souvenez certainement de Winnie l'Ourson qui, accroché à un ballon gonflé, joue au
nuage pour tromper les abeilles qui le poursuivent car il leur a volé du miel… Ou de Winnie,
invité chez Lapin, qui mange tant de goûter qu'il ne peut plus sortir de la tanière avant d'avoir
perdu quelques kilos… Ou encore de Winnie et son meilleur ami Porcinet qui, partis à la
chasse du dangereux Woozle, sont terrifiés par de mystérieuses traces qu'ils ont faites euxmêmes… Les animaux égocentriques et animistes, à l'image des enfants préscolaires,
s'embrouillent toujours dans leurs propres perceptions décalées - pour le plaisir des petits
lecteurs qui, sans se laisser déconcerter, bénéficient au contraire de leur lucidité relative
pour rire des émotions des animaux décalés et pourtant si proches de leurs propres
sentiments.
Vingt ans plus tard, c'est Fifi Brindacier d'Astrid Lindgren qui véhicule d'une manière
expressive ce type de comique libre - à l'origine de tout comique littéraire. La fillette aux
tresses et taches de rousseur de neuf ans vit toute seule avec son singe et son cheval dans
sa villa Drôlederepos, sans parents, sa mère étant morte et son père, roi des pirates sur les
hautes mers. Indépendante, sans soucis financiers grâce au trésor paternel, elle ne doit ni
aller ni à l'école ni dans un foyer et jouit d’une liberté et d’une autonomie absolues, admirée
de ses amis Tommy et Annika qui mènent, comme le lecteur, une vie d'enfant tout à fait
normale.
Grâce à sa force légendaire, son cœur d'or et ses manières excentriques, Fifi vit des
aventures extraordinaires (elle dompte un tigre, mâte des voyous, etc.), mettant la vie
tranquille des habitants de la petite ville suédoise sens dessus dessous. Toujours généreuse
et solidaire avec les enfants, elle traite les adultes d'une manière peu respectueuse et
critique. Enfant de la nature, sans éducation ni culture générale, elle se trouve en fait en
permanente collision avec les règles et normes sociales et culturelles dont elle met la logique
constamment en question. Ses histoires mensongères - qui à ses yeux pourraient tout à fait
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être vraies - véhiculent le désir enfantin d'omnipuissance et de liberté tout en critiquant les
idéaux pédagogiques en vigueur dans la première moitié du XXe siècle. Grâce aux différents
rôles qu'elle habite - clown, grande dame, athlète, pirate -, Fifi transgresse par ailleurs
allègrement le rôle de genre traditionnel dévolu à une fille.
Les effets de comique fondamental et libérateur que les mises en scène des expériences de
Fifi produisent, résultent donc une fois de plus d'un décalage raffiné de contextes : du
décalage répété entre la réalité enfantine de Thomas, Annika - et des lecteurs -et l'univers
fantasmagorique de Fifi dont les petits lecteurs rêvent tout en s'identifiant spontanément
avec ses deux amis avec qui ils partagent une réalité plus palpable – et surtout plus
rassurante.
Astrid Lindgren, Daniel Maja (ill.), Alain Gnaedig (trad.),
Fifi Brindacier, Livre de poche jeunesse, 1995.
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Dans la production contemporaine, la forme élémentaire du comique libre et libérateur
continue à rester vivante autant dans de nombreux albums que dans des romans. Trois
ouvrages peuvent en témoigner à titre d'exemples : Parmi les albums, Remue-ménage chez
Mme K de Wolf Erlbruch (Milan, 1995) me semble particulièrement parlant. Madame K passe
son temps à se faire du souci : pour un bouton mal cousu, pour ses réserves dans le placard
; elle s'inquiète du gâteau qui pourrait brûler, de l'avion survolant sa maison qui pourrait se
fracasser dans son jardin… Son mari, Monsieur K, essaie en vain de la rassurer, mais il ne
peut pas l'empêcher d’imaginer le pire, la disparition définitive du soleil. C'est alors qu'elle
trouve, un beau jour dans son jardin, un tout petit oiseau qui gît par terre… Du coup, elle
oublie toutes ses préoccupations et angoisses, prend le petit oiseau entre ses mains et
décide de s'occuper de lui. L'oiseau grandit et un beau jour Madame K réalise qu'il est plus
que temps de lui apprendre à voler. Toutefois, malgré tous ses efforts – elle grimpe même
péniblement sur un arbre -, le petit oiseau « ne bouge pas d'un pouce ». Madame K
commence alors à s'inquiéter sérieusement : quelle faute a-t-elle commise ? Puis, admirant
le paysage, elle sent, lentement, un sentiment de paix, une merveilleuse sérénité l'envahir.
Elle respire profondément et, les bras étendus, s'envole : « Tu vois, c'est facile, dit-elle à
l'oiseau, tu viens ? » Et les deux de s'envoler dans le ciel. Dans cette histoire, la stratégie de
décalage de contextes et de transformation est, une fois de plus, la source d'un véritable
comique libre qui peut devenir libérateur. Car une fois engagée pour son oiseau, symbole du
projet de vie qui lui manquait tant, Madame K surmonte littéralement les limites biologiques
de son espèce, dépasse les règles aérodynamiques évidentes pour se transformer
subitement - voilà l'aspect comique - en femme volante tout en restant Madame K aux
attributs de bonne femme, avec son tablier, ses pantoufles sans oublier sa fameuse coiffure ce qui fait rire le jeune lecteur tout en le rassurant. L'esprit carnavalesque, motif primaire du
comique fondamental, n'est pas loin !
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Dans La princesse vient à quatre heures de Wofdietrich Schnurre et Rotraut Susanne Berner
(La Joie de lire, 2000), c'est également un comique libre devenu libérateur qui règne, mais
dans une toute autre tonalité. Le petit garçon qui visite le zoo tombe sur une hyène, tout
effrangée, tigrée, aux yeux chassieux, qui s'approche timidement du jeune visiteur pour lui
dévoiler son secret : elle serait une princesse ensorcelée qui ne peut être délivrée qu'à
condition que quelqu'un l'invite chez lui. Le bon garçon n'hésite pas longtemps et l'invite pour
le thé l'après-midi même. Il range sa maison, met sa cravate, prépare la table. Et à quatre
heures pile, la hyène puante sonne, entre, s’installe à table, bouffe et gobe tout ce qu’on lui
offre avant de s'effondrer en larmes en avouant à son hôte qu'elle lui a menti ; elle n'est pas
une princesse mais une simple hyène pitoyable.
Dans cette histoire, aucune transformation concrète n'a lieu malgré l'allusion qui y faite. Mais
grâce à la générosité, la lucidité et l'ouverture d'esprit du garçon - qui avoue l'avoir su dès le
début et accepte la hyène dans son véritable état -, le pauvre animal vit symboliquement une
transformation qui cette fois n’est qu’intérieure, psychique. Pour la première fois de sa vie, il
se sent respecté et accepté tel qu'il est. A la dernière page, une tendre amitié semble même
se tisser entre les deux…
Notre amusement est provoqué par le décalage entre l'attente d'une métamorphose
annoncée et la réalité crue. Le contraste entre les préparations méticuleuses de l'hôte et le
comportement déchaîné de l'invitée est vraiment irrésistible et fait un clin d'œil aux mœurs
de table des petits lecteurs. Or, tous ces rires risquent de rester dans la gorge à la fin de
l'histoire, l'atmosphère ayant soudainement changé du comique au plus sérieux signalant
une autre dimension plus profonde à laquelle le comique fondamental peut toucher.
Pourquoi rire d’une histoire ? Sur les traces du comique fondamental – Denise von Stockar
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Mais jetons encore un bref regard sur Verte de Marie Desplechin (L’Ecole des loisirs, 1996),
un roman qui - à l’image de tant d'autres – voudrait illustrer le phénomène du comique libre,
voire libérateur dans un roman pour enfants.
A onze ans, le petite Verte ne montre toujours aucun intérêt, ni talent pour la sorcellerie. Et
pourtant sa mère et sa grand-mère sont des sorcières réputées, tradition familiale oblige.
Pire encore, Verte désire tout simplement être quelqu'un de normal et plus tard se marier. Sa
mère est outrée et vexée, car il lui importe énormément de transmettre son métier de
sorcière à sa fille. Heureusement, la grand-mère, plus tolérante, a la confiance en sa petitefille et l'aide à accepter et à vivre sa condition complexe - de fille humaine et sorcière.
Cette histoire raconte le passage entre l'enfance et l'adolescence, à quatre voix parlant à
tour de rôle, suivant le point de vue de la mère, de la grand-mère, du copain et de Verte ellemême. C'est avec délicatesse et un subtil comique libre que le roman traite ainsi d'un
décalage, pas de contextes, mais de perceptions, sentiments et attentes divergents entre les
quatre acteurs provenant de trois générations, tout en laissant transparaître la perspective
des autres. Un autre décalage se produit encore entre le contexte de l’héroïne et celui du
lecteur qui reconnaît avec délices sa propre situation individuelle bien que son bagage
familial soit si différent de celui, décalé, de Verte.
En résumé, nous pouvons constater que le comique fondamental dans sa forme la plus
élémentaire, c’est à dire carnavalesque, a quasiment disparu de la littérature adulte, mais
survit dans la littérature pour enfants. Aussi bien dans des histoires carnavalesques
proprement dites que dans d'autres récits pour enfants comme celles d'Alice au Pays des
merveilles, de Remue-ménage de Madame K, La Princesse vient à quatre heures et Verte, il
joue avec la stratégie de la transformation du corps, caractéristique du carnaval - et de
l'enfant qui grandit.
Dans de nombreuses histoires, il gagne, de plus, une fonction libératrice servant un
processus psychique dont il devient souvent même le moteur. Car il incite l'enfant protagoniste fictif et lecteur - à s'émanciper, à progresser dans sa quête d'identité, en le
confrontant activement à ses désirs, ses besoins, mais aussi ses angoisses et sa solitude.
Dans cette fonction émancipatrice, le comique libérateur ouvre facilement le champ à
l'imaginaire de l'enfant qui se met joyeusement à inventer toute sorte d’aventures. Ce qui
approche indéniablement ce comique du fantastique tels que nous le trouvons dans le
monde d'Alice ou de Winnie l'Ourson, dans la force de Fifi Brindacier, le pouvoir de
transformation de Madame K ou dans la sorcellerie de Verte.
En effet, l’interaction entre le rire et le fantastique est importante dans la littérature enfantine
alors qu'elle est marginale dans la littérature adulte. Car le comique véhiculé dans ces
histoires fantastiques ne fait pas seulement rire les enfants mais les encourage à trouver un
équilibre heureux entre leur individualité, leur liberté et les exigences de leur entourage. Pour
cette raison, il s'avère en même temps existentiel.
Nos exemples illustreront ce propos. Au cours de ses aventures aussi fantastiques que
comiques, Alice apprend en fait à défendre son indépendance, son estime d’elle-même tout
en forgeant sa propre personnalité. Winnie l'ourson et ses compagnons en peluche ne se
développent pas vraiment au fil de l’histoire puisqu’ils ne symbolisent que différents aspects
de la personnalité de Christopher Robin. C'est lui que ces expériences décalées, vécues
avec ses peluches (autrement dit, avec ses différents traits de caractères) font mûrir. Ainsi
Pourquoi rire d’une histoire ? Sur les traces du comique fondamental – Denise von Stockar
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Christopher Robin quittera le deuxième volume de Winnie l'ourson bien plus indépendant et
sûr de lui-même qu’au moment où il était apparu dans ses premières aventures.
Et Madame K ? Presque paralysée de soucis au début de l'histoire, elle fait bien du chemin
pour prendre littéralement des ailes sur la dernière page. Quant à la hyène, d'abord toute
défensive, elle réussit à accepter son existence ce qui lui permettra de rencontrer un vrai
ami. Verte, enfin, vivant le passage obligé de l'enfance à l'adolescence, réussit à construire
sa propre personnalité en trouvant son autonomie entre l'univers sorcier de sa famille
maternelle et celui, paternel, du commun des mortels.
La dimension tragique du comique fondamental
Le comique libre et libérateur n’est pas seulement au service de l’amusement et de certains
processus développementaux, il réussit également à mettre à distance les problèmes et
conflits souvent liés au développement personnel - pour que leurs aspects angoissants
soient plus faciles à affronter. C'est la raison pour laquelle les protagonistes de telles
histoires ne font pas seulement rire, mais suscitent aussi de la sympathie. Le comique
libérateur s’avère donc souvent proche du sérieux, voire du tragique, lorsqu’il touche, tout en
faisant rire, une dimension plus douloureuse de l'existence humaine.
Dans Fifi Brindacier, par exemple, ce n'est pas l’héroïne aux tresses et aux taches de
rousseur qui évolue normalement, mais son alter ego décliné en deux personnages, Annick
et Thomas, ses copains bien plus sages. Quant à Fifi Brindacier, elle ne veut pas grandir
comme les autres enfants. Ou plutôt, elle ne le peut pas malgré son omnipuissance, sa force
et sa liberté. Car elle n'a pas de parents présents, qui l'aiment, la portent et l'accompagnent
dans son évolution. Cette condition triste, cachée derrière ses exploits rigolos, rapproche Fifi
d'un autre enfant qui, à première vue est très drôle, mais est en réalité l’un des enfants les
plus tristes de la littérature de jeunesse : Peter Pan. Abandonné par sa mère qui, un beau
jour, n'ouvre plus sa fenêtre pour faire entrer son petit garçon vagabond, Peter Pan ne veut
et ne peut pas grandir. Comme Fifi Brindacier, il cache son destin triste derrière ses
prouesses comiques, sans pour autant pouvoir l’ignorer.
D'autres personnages comiques plus contemporains portent des traits tragiques. Les soucis
ridicules de Madame K sont au fond l'expression de la profonde dépression dont elle souffre
(magistralement visualisée dans l'image de la disparition appréhendée du soleil), une
dépression qu'elle ne peut surmonter qu'à l'aide de la petite merlette, symbole de son projet
de vie, de survie… La hyène dans La Princesse vient à quatre heures cache, elle aussi,
tristesse et solitude derrière son comportement comique, voire grotesque, qui suscite notre
rire. Contrairement à Peter Pan ou Fifi Brindacier, Madame K et la hyène savent toutefois
affronter et surmonter leur crise !
La double face comique/tragique de tels personnages, de telles histoires, surprend peut-être,
mais elle est, à mon avis, un indice infaillible du potentiel émancipatoire du comique libre et
libérateur. Plus encore, elle sert de critère de qualité lors de la sélection de lectures pour
enfants, critère d’évaluation bienvenu face à la masse de titres drôles qui inondent la
production pour enfants dans laquelle nous sommes obligés de faire le tri.
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Le comique miroir
Et Le petit Nicolas? Pourquoi ne figure-t-il pas dans la discussion du comique libre et
libérateur ? Elles sont pourtant drôles les aventures quotidiennes que le petit garçon de sept
ans vit, dans un milieu urbain des années 1960, avec ses neuf camarades, sa grande
famille, le personnel enseignant ainsi que ses voisins. Les thèmes tournent autour de l'école,
la vie familiale, la camaraderie et la complexité des rapports avec les adultes. Le petit garçon
nous raconte lui-même ses expériences. Le formidable effet comique qui caractérise ces
histoires repose sur la perspective enfantine représentée aussi bien dans les textes
subtilement rédigés que dans les dessins noir et blanc née d'une naïveté retrouvée. Dans
chaque épisode et sans détour, les uns et les autres conduisent le récit vers la pointe finale.
Le langage véridique de l’enfant, que Goscinny a su retrouver et dans lequel les répétitions
jouent un rôle important, renforce l’effet comique. Ce que le petit garçon nous raconte se
condense dans un miroir drôle et critique de l'univers enfantin campé sur l'arrière-fond du
monde des grands observé avec une candeur déconcertante. Ce monde est hors temps et
ne change pas ; le petit Nicolas avec ses copains, non plus. Tout comme le personnage
d’Olivia d’Ian Falconer (Seuil jeunesse, 2000), livre paru quelques quarante ans plus tard.
Vous connaissez certainement l'adorable fillette cochon dont l'auteur crée un portrait
touchant dans une série d'épisodes quotidiens dessinés en noir et blanc et rehaussés
d’éclats rouges ? Toute la complexité et l'ambivalence de la personnalité d'un enfant
préscolaire y trouvent leur expression : son besoin d'amour et sa peur de l'abandon, son
sentiment d'omnipuissance et son égocentricité, son esprit de contradiction et son désir
d'harmonie. Les humeurs et états d'âme d'Olivia sont en outre mis en résonance avec ceux
de sa mère, unique adulte présente dans ces albums, qui a - contrairement aux adultes dans
Le petit Nicolas - aussi le droit d'exprimer sa propre perspective subjective.
Le petit Nicolas, ses copains et Olivia sont des personnages particulièrement attachants dont
les expériences sont relatées avec un délicieux sens du comique. Or, ce comique ne résulte
plus des stratégies du comique fondamental, libre et libérateur, bien qu’un certain esprit de
décalage y soit toujours identifiable. Par conséquent, il ne provoque aucun développement
psychique, ce qui n'est d’ailleurs pas le but de leurs auteurs. Le comique en question s’avère
plutôt être un ingrédient décisif de cette atmosphère, de ce ton d'enfant étonnamment juste
que leurs créateurs ont trouvé pour créer un miroir étonnant de l'enfance et de son esprit pour le bonheur des enfants qui s'y reconnaissent, aussi bien que pour celui des adultes qui
s'en souviennent.
Diverses formes de comique
Or, ce comique « miroir » n’est en fait qu’une des formes du comique qui se sont
développées à partir du comique fondamental, lequel est au centre des présentes réflexions.
D'autres formes comiques jalonnent les livres pour enfants contemporains. Elles s’y
développent surtout depuis les années 1960 (date de parution du Petit Nicolas), suite au
changement de paradigme littéraire pour la jeunesse qui place l’enfant au centre et qui met
régulièrement en question la hiérarchie des autorités parentale et sociale.
Il y a les fameux mondes à l'envers et les nombreuses réécritures de contes comme Les
contes à l'envers de Pierre Moissard (L’Ecole des loisirs,1979), Le Loup sentimental de
Geoffroy de Pennart (L’Ecole des loisirs, 1998) ou encore les histoires prônant la dérision
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caricaturale qui exagère des déformations et simplifie des traits de caractère de
personnages. Ces histoires s’accompagnent souvent, comme le formule Nelly Feuerhahn
« d'une contestation plus ou moins jubilatoire des adultes, autrefois idéalisés »6. Ces formes
de comique plus récentes servent d’ailleurs souvent la critique sociale qui, depuis les années
1960, joue un rôle important dans une littérature de jeunesse ouverte aux questions et aux
problèmes de notre société.
Pour illustrer cette ouverture, je choisis en conclusion Les gratte-ciel d'Albertine et de
Germano Zullo (La Joie de lire, 2011), un album qui rend honneur à ce comique caricatural
et sociocritique tout en portant encore les traits du comique fondamental et libre. Ce
concours ridicule entre deux milliardaires secondés de leurs architectes est plein de
suspense. Tous deux veulent construire un gratte-ciel plus haut l’un que l'autre pour ériger
un monument à l'image de leur grandeur et de leur importance. Leurs efforts sont énormes,
les résultats impressionnants, la chute inévitable : un bon rire garanti ! Albertine et Germano
Zullo s'attaquent avec délices aux consommateurs déchaînés, aux hommes de pouvoir
éhontés, aux fameux « Abzocker » et j'en passe. Ils les font échouer d'une manière
exemplaire, l'un dans les ruines de sa construction mégalomane, l'autre dans sa solitude
totale… alors qu'une petite famille de sangliers s'emparent allègrement de la pizza
commandée par le millionnaire survivant, totalement affamé. Le délicieux comique y sert
évidemment la critique sociale mais, en même temps, il ouvre un espace amusant à l'élan
ludique du petit enfant qui ne se fatigue jamais de construire et détruire des tours de plots
dans son effort infatigable de s'affirmer. Pour toucher – et c’est là la force de l'ouvrage - à
une dimension plus profonde encore : à notre peur existentielle de la solitude et de
l'isolement qui frappe tout être humain, notamment ceux qui sont prisonniers d'une relation
de pouvoir. Le comique d’Albertine et de Germano Zullo est donc admirablement complexe –
fondamental, libérateur et caricatural - ne satisfaisant non seulement notre désir de rire,
mais aussi notre besoin d'interroger notre existence.
Germano Zullo et Albertine, Les gratte-ciel, La Joie de lire, 2011.
9.7.2014 / Denise von Stockar
6
Nelly Feuerhahn, Le comique in Dictionnaire du livre de jeunesse. Sous la direction d’Isabelle Nières-Chevrel et
Jean Perrot, Paris, Cercle de la Librairie, 2013, p. 214.
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