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bière.indd 5 Claude Michel Cluny Vide ta bière dans ta tombe récit Minos La Différence 10/08/2015 17:12 bière.indd 7 Lorsqu’un homme se rend compte que la nature ne le regarde pas comme important et qu’elle sent qu’elle n’estropiera pas l’univers en disposant de lui, son premier vœu est de jeter des briques au temple, et il déteste profondément le fait qu’il n’y a ni briques ni temple. (...) Alors, s’il n’y a rien de tangible à huer, il ressent, peut‑être, le désir de se trouver face à face avec une incarnation et d’implorer, un genou en terre et les mains tendues : « Oui, mais pourtant je m’aime. » Stephen Crane Le Bateau ouvert. C’était un soir à peu près comme les autres, sauf que Peal le Rouquin finit dans le bras de mer avec sa vieille Dodge et la cabane où habitait l’Alaskan. Sous le choc, et le poids de la lourde guimbarde bourrée de caisses de bière, les murs de planches et la moitié du ponton se couchèrent avec le bruit du bois qu’on fend pour le feu, et disparurent dans une eau d’encre. Des débris s’étaient mis à voler brièvement dans la nuit, comme une famille de chauves‑souris qu’on dérange. Puis le silence s’étendit de nouveau aux ténèbres, après que furent retombées les dernières petites gouttes brillantes et la froide et fade odeur de fer des vagues remuées. Accroché à la corde où l’Alaskan avait l’habitude de faire sécher l’une ou l’autre des quatre hardes de son linge impeccablement propre et râpé, un tee‑shirt au fond sombre comme elle rayait la nuit de ses larges bandes blanches : on aurait pu croire, dès 10/08/2015 17:12 bière.indd 8 8 que la Lune échappait aux nuages, à l’un de ces pavillons de marine qui annoncent les pirates, ou les épidémies, ou les naufrages, et qui serait demeuré suspendu au‑dessus de l’océan après la disparition totale du navire. Plus loin, au coude de la route de terre qui mène à celle de Bremerton, Andrew McCabe ouvrit sa porte et sa silhouette s’encadra un moment sur la lumière. Mais tout était paisible. Il ne pleuvrait pas, même si des trains de nuages faisaient sombre cette nuit de fin septembre. McCabe fixa la chaîne de sécurité, se versa un verre de lait glacé, baissa le son de la télévision et se mit au lit. Sa femme demanda s’il pleuvrait. Il dit qu’il avait entendu un drôle de bruit du côté de chez l’Alaskan, ou bien c’était un effet du vent. Le halo de la télé l’engourdissait. Il dit encore qu’il irait un de ces jours choisir un chien au chenil de Tacoma ; ils étaient trop isolés. Sa femme lisait, pour la quatrième fois au moins, un ancien roman de Bromfield emprunté à la Bibliothèque. Ils ne sortaient pas beaucoup et on ne voyait pas grand monde par ici, sinon, le week‑end, des jeunes gens en bateau, tant que l’hiver n’avait pas saisi les détroits dans son éprouvante splendeur. Sans vivre en sauvages, les McCabe aimaient leur tranquillité. Lui, pourtant, avait mal pris, le mois passé, le refus plutôt désinvolte du voisin – voisin, encore qu’il logeât dans une cabane ! – de venir un soir boire un verre chez eux. À vrai dire, il était encore plus furieux d’être vexé que de la dérobade de l’Alaskan. Poli sans l’être, ce jeunot : « Le fait qu’y vous regarde, c’était comme s’y vous f’sait l’aumône ! » avait ronchonné Andrew. Ce qui n’était pas vraiment vrai, il en convenait au fond, parce que le gars ne s’était pas fait prier pour l’aider à sortir 10/08/2015 17:12 bière.indd 9 9 sa voiture d’un foutu pétrin. La pluie avait défoncé la route de terre et la bagnole avait pris un bain de boue. Seul, McCabe n’aurait pu rien faire, il aurait fallu appeler une dépanneuse à Bremerton. Le gars avait apporté des planches, des branches de tsugas ; une affaire du diable avec cette saleté de boue qui sautait partout comme de la pâte dans une friture. – Venez donc passer une soirée, ou bien dimanche, avait dit Andrew : il y a un match contre les Canadiens de Calgary. Et l’autre, la main ouverte et tendue comme pour voir s’il pleuvait, qui répond « Non, merci bien. Non. » – Mais si, venez donc en voisin ; et puis, vous avez été O.K. ; vrai, j’ m’en serais pas sorti sans dépanneuse. – Merci bien, mais j’ crois pas que j’ pourrai. Il avait secoué la tête, et McCabe vit pour la première fois la mèche fauve glisser sur son front. Le garçon rejeta ses cheveux en arrière, puis il cria en s’éloignant : « Méfiez‑vous, il y a encore un trou, un peu avant la route. » Il avait donc tourné les talons. Et le dimanche, il était dans sa cabane ou autour, Andrew en était sûr. Drôle de type. Il avait, aussi, un drôle de nom... Il habitait, depuis un peu plus d’un an, le cageot à saumons sur le ponton – il était arrivé juste avant que le vieux Doug s’en aille mourir à l’hôpital. Personne ne le connaissait, c’était normal. Mais c’est moins normal aujourd’hui. Pourtant, il a l’air très propre et tout, même serviable, à condition de mettre la main dessus... Et Andrew McCabe s’endormit d’un coup, après avoir regratté dix fois le dernier et vague sillon du disque : « Doit être un brin tordu, doit être un brin tordu... » Daisy McCabe jeta un 10/08/2015 17:12 bière.indd 10 10 coup d’œil sur son mari. Elle abandonna à regret le récit des horreurs du déluge indien. La petite lampe à abat‑jour lavande s’éteignit, laissant veiller l’écran hagard de la télévision. Un chien, oui... On est moins seul. Ils avaient fait piquer leur vieux doberman, devenu aveugle, avant de quitter Portland pour s’installer ici. Daisy McCabe se demanda si le jeune homme de la cabane, qui avait l’air d’un métis japonais, aimait les... (Mais y avait‑il des métis japonais ?) et tomba, comme on dit, dans le sommeil. Ce n’est pas longtemps après que le vent s’installa dans les branches de l’arbre de Judée, manière de dire que le temps serait clair demain, tandis qu’un homme s’avançait dans l’allée des McCabe, nu comme une statue de parc qui se serait mise à marcher. Parfois, les ténèbres s’éclaircissaient. La froide lumière de la lune allumait l’étain des lacs et des détroits. Qui eût décidé de voler à deux ou trois cents pieds au- dessus des toits aurait pu découvrir peu à peu le dessin superbe et compliqué des îles, des forêts obscures et des rivages, enserrés dans les bras luisants de l’océan. Et même, tout au fond de la nuit, aurait pu voir la ligne glacée des monts Olympiques ou, à l’orient, celle de la chaîne des Cascades d’où surgit le Soleil. Il aurait pu apercevoir aussi les scintillements de Seattle au bord d’Eliott Bay. Quand il ne pleuvait pas, c’était un des plus beaux endroits du monde pour vivre en paix avec soi, et même avec le progrès. Le premier matin, Attu‑John était sorti en secouant la poussière de la cabane. Trois jours de rang, il n’avait cessé de trier, nettoyer, entasser sur le ponton un lot de saletés et de ferrailles pas possible. Si, 10/08/2015 17:12 bière.indd 11 11 pour autant qu’on le sache, personne n’était entré dans la cabane après l’arrivée de l’Alaskan, on voyait bien, depuis le chemin ou en longeant en barque le ponton de bois clair, que quelque chose avait changé ici. Les lattes pourries ou disparues étaient remplacées, il y avait un treillis neuf sur le châssis de la fausse porte et sur celui de l’unique petite fenêtre qui regardait le détroit. Les sang‑mêlé sécrètent des délicatesses nouvelles : ce gars‑là devait détester les mouches et les moustiques... Peut-être même qu’il allait repeindre la vieille guitoune de bois ? Pour le peu de monde qui passait le long de la rive, la remise en état du « cageot à saumons », comme disait Andrew McCabe, avait valu à Attu-John une estime amusée de bricoleurs nantis d’une maison de campagne et d’un ou deux yachts pour l’amateur réduit à acheter ses clous par poignées de douze. Quant à ce qu’il aimait ou ce qu’il pensait... A.-J. ne parlait pas. En fait, il ne parlait jamais, comme ça, pour ne rien dire, pour faire comme si on ne savait pas avant qu’il entre dans une boutique qu’il tombait de la neige depuis la veille, ou qu’il n’en tombait plus. S’il venait pour acheter des clous, ou du lard et des œufs, il demandait seulement des œufs, du lard ou des clous (comme si on était partout dans un supermarché), et s’en allait, sans plus, poli, sans parler de la neige, sans ces grimaces qui font la conver sation des gens qui n’ont rien à se dire mais auraient trop peur de le savoir et de le montrer. Il se levait avec le jour laiteux et confus des temps de brume, ou les transparents matins verts de l’été et, à moins qu’on soit au bord de la glace, dès que le petit poêle de la cabane ronflait, il allait nager, plongeant de son ponton, trait d’or mince et nu tirant au large vers 10/08/2015 17:12 bière.indd 12 12 l’autre rive, jusqu’à ce que les monts Olympiques apparaissent, quand le ciel était clair, au‑dessus des épicéas qui couvrent la colline basse au‑delà du chemin de terre. Il était dans l’eau comme de l’huile, on ne l’entendait pas. On ne l’entendait pas non plus marcher. Il pouvait se déplacer en silence dans l’herbe, ou bien entre les rayons et les tables du sex‑shop où il était employé depuis près d’un an à Seattle. Le gérant était satisfait : la fauche avait diminué, et l’ordre régnait dans les piles de revues et de bouquins. Donald Lorre, le gérant, qui avait assis là‑dessus sa respectabilité, savait très bien que plusieurs clients revenaient surtout pour lorgner son vendeur, mais il ne se passait jamais rien et les types achetaient presque toujours une de ces saloperies à deux dollars qui les empêchaient de rêver. Tant qu’il ne demandait rien, le client pouvait toujours imaginer qu’un jour ce serait O.K. pour lui : alors, il revenait. Le sex‑shop avait l’air d’un garage plein de magazines invendus (c’était vrai, il en restait des piles) et de bizarres jouets sans gaieté, inventés pour des adultes assez torves à qui des pancartes rappelaient, de rayon en rayon, qu’ils n’avaient « droit » qu’à dix minutes de « lecture ». De temps en temps, des Indiens au regard jaune mouillé d’alcool venaient regarder tout ça, comme ils regardaient la ville, le monorail ou on ne sait quel infini, assis sur le bord des trottoirs ou d’un quai. Alors, les yeux d’Attu-John se resserraient, comme s’il eût refusé de les voir. Le soir, la baie qui avait été, autrefois, il y a si longtemps, mystérieuse et sauvage, ruisselait de lumières. Le ferry de Bremerton embarquait en mugissant le jeune Alaskan et sa moto sur les détours perdus dans la nuit des eaux du Puget Sound et des îles. A.-J. s’arrêtait parfois 10/08/2015 17:12 bière.indd 13 13 au pub qui est au‑dessus du débarcadère, à Bremerton, boire une bière au comptoir ou manger un morceau. La patronne, Mme Liz, aime l’ordre et la propreté. Elle fait des plats simples, des hot‑dogs, du haddock aux œufs. C’est une bonne nourriture, qu’on peut goûter seul au milieu des autres, et tranquillement. La patronne apprend son monde au premier coup d’œil, entre ses rideaux de faux cils. Elle ne se laisse pas bousculer – ni les mots, ni les mains. Pourvu que Sam, ou Mme Liz elle‑même, arrive de la cuisine en portant une casserole fumante emplie de pop‑corn, on a envie d’en manger, de prendre son aise et son temps. On se sent confortable. Tout reluit comme sur un bateau de riches, tout est à sa place comme sur un bateau de guerre. Et ceux qui sont au bar, sur un tabouret et accoudés au cuivre brillant, boivent leur bière ou leur bourbon en lisant pour la centième fois les proverbes de bistrot accrochés au mur comme des ex‑voto : Vide ton verre dans ta tombe, ou Un marin ne navigue pas sur du vin, ou Le deuxième verre n’est bon que si tu n’as pas bu le premier... Le soir, les fonctionnaires de la Base navale viennent boire une bière ou un whiskey sour avant de rentrer chez eux, dans les cottages blancs posés sur l’herbe de l’un ou de l’autre côté de la baie, et les marins avant d’aller, leurs soirs libres, faire une virée à Seattle, où il y a des restaurants chinois et aussi ceux du parc, et du hangar à brasseries et à fast food en face le monorail. On y trouve des paires de filles qui se barbent, et des familles venues de la campagne, qui repartiront de bonne heure, dans leur Chrysler ou leur Ford LTD lourde comme un bœuf. À neuf heures, partout les rues sont mortes. Chacun chez 10/08/2015 17:12 bière.indd 14 14 soi et la télé pour tous. Pourtant, quelques pubs, une ou deux boîtes continuent de rougeoyer, braises assez tièdes dans la cendre des nuits de province. Il n’y a guère que le quartier chinois, ici comme ailleurs, pour tenir ses lampions allumés après que les chrétiens ont soufflé leurs chandelles. Quant à Bremerton, on n’y trouve pas même un building avec des néons qui brillent jusqu’au passage des équipes de nettoyage. Il ne restait à A.-J. qu’à ramasser sa monnaie, ranger d’un geste de la main la mèche fauve qui coupait ses cheveux noirs, et partir vers sa cabane à travers la petite ville un peu bossue sur ses collines modestes et silencieuses. Le bonsoir très poli de l’Alaskan roulait comme une bille sur le comptoir mais il n’y avait que la patronne pour renvoyer la bille assez vite. Et puis, pour les autres, il ne venait pas si souvent qu’on puisse le regarder en habitué, avec les fausses et naïves complicités que cela présume... Le bonsoir d’Attu‑John était, au fond, destiné à la patronne plus qu’à quelqu’un d’autre. Peut‑être parce qu’il se sentait bien ici ; qu’il lui savait gré de ne pas être familière ; de ne pas aider les boit‑sans‑soif... Celui qui cherche de l’aide pour s’aider à boire rencontre bientôt, tendu sans réplique par le bras de Mme Liz, un ticket de caisse définitif. Et puis, c’était, à partir de cinq heures surtout, le meilleur endroit de Bremerton pour y attendre l’heure du ferry ou, pour A.-J. quand il quittait son job de bonne heure, se laver la tête de l’ambiance débile de la porno‑shop de Don Lorre. Un client du bar qui avait fait un voyage en Europe, ou qui l’affirmait, avait dit qu’on se croyait comme dans un vrai pub anglais, que ça faisait vraiment plaisir de retrouver ça dans l’Ouest, un indice de civilisation – en 10/08/2015 17:12 bière.indd 15 15 somme encore un snob ! pensa la patronne. Elle répondit que, mon Dieu, depuis que les Chinooks ont colonisé Londres, on a fait des progrès dans l’Ouest. Mme Liz eut l’impression d’avoir commis une gaffe, à cause du jeune homme de l’Alaska, le jeune homme brun à la mèche d’or. Ce jour‑là, elle lui avait servi du maïs grillé en épi ; elle se le rappelait parce que c’était la première fois qu’il prenait un repas au bar, et il lui avait demandé s’il pourrait trouver du travail ici ou à Seattle : il n’était pas étranger, alaskan seulement. La patronne pensait qu’il tomberait toutes les filles de Bremerton et qu’il aurait à faire attention. On n’aime pas beaucoup les jolis cœurs qui débarquent, et qui font leur marché dans le lit des autres. Déjà qu’avec la marine, ici, y a concurrence, se dit-elle, détaillant, évaluant du coin de l’œil, à petits coups, ce que pourrait peser ce beau ténébreux dans une bagarre ou l’autre... Il y avait du monde ce soir‑là et elle dut s’occuper du bar. Mais, quelques jours plus tard, ou une semaine ou deux, car sans prendre d’habitudes il commençait à venir de temps à autre, elle se dit qu’elle ne saurait pas quoi en dire. Quelque chose échappait à la sagacité de la patronne. Elle s’attendait qu’il se fît des copains parmi les jeunes cons du port, mais non ; des ennemis non plus : on apprend tout sur tout le monde, dans ce recoin paumé... Et lui qui arrivait, comme ça, de l’Alaska ! Mme Liz, qui avait fait Miami et Las Vegas, en avait froid dans le dos. Ce qui ne l’empêchait pas, Mme Liz, de « chauffer » un peu quand le beau gosse poussait la porte et s’installait au bar. Elle le regardait, sous ses rideaux de faux cils, avec des yeux qui étaient des yeux de femme un peu trop seule pour être sage. La 10/08/2015 17:12 bière.indd 16 16 vertu, professait Mme Liz, c’est n’avoir envie de rien : chaque peine en son temps. La chance voulait qu’elle n’eût pas l’emploi d’un barman, parce qu’elle savait qu’elle l’aurait engagé, et qu’elle aurait sans doute retiré de l’affaire plus de verres de vinaigre à boire que de cuillers de miel. Le cœur en affaires, c’est la guigne – c’est si souvent la guigne d’ailleurs, affaires ou pas... Mme Liz remercia un ciel pourtant pourri de lui avoir cette fois évité la poisse. Elle se dit aussi qu’après tout (c’est‑à‑dire pour l’instant et for ever), ce beau gars du fin fond du Nord devait « avoir quelqu’un »... La belle raison ! Mais elle avait besoin de se donner des raisons d’être raisonnable. Le privilège de la jeunesse, c’est de tout foutre en l’air, même sans le vouloir. Un autre jour, comme la patronne lui apportait une bière, elle lui demanda s’il avait trouvé un travail, et elle regardait, droit devant elle, le fond de la salle parfai tement vide de clients (ce devait être une semaine ou deux après les épis de maïs). Oui, il avait un boulot, à Seattle. Pas grand‑chose, mais pour le moment, ça lui convenait. Elle hocha la tête, essuya le comptoir et se tut. Dans son métier, on ne parle pas, on laisse causer ; on laisse croire qu’on écoute, ou on s’arrange pour entendre... La patronne savait aussi qu’à vouloir le faire parler elle le ferait fuir. Beau merle, beau merle, chantaient les cuisses de Mme Liz. Il y a des sauvageries qu’il faut prendre le temps d’adoucir. À peine, parfois. Juste ce qu’il faut pour qu’y mordre soit gourmand. Le jeune homme la regardait. Elle eut le pincement sous les côtes qu’on a quand le doute ou l’illusion s’effondrent, ou qu’on manque une marche. Mme Liz regagna le 10/08/2015 17:12 bière.indd 17 17 tabouret à côté de la caisse, à l’autre bout du comptoir. Elle houspilla le gros Sam Butler d’une voix qui dérapait. L’endroit était calme et bien tenu. Les conversations pouvaient être joviales, mais les éclats étaient rares. Parfois, Attu‑John prenait une table, sortait un bloc et couvrait une feuille ou deux d’une singulière écriture très claire et presque calligraphiée ; il ne manquait pas un point, une virgule, et il ne commettait aucune rature. C’était un message net et bref. Il arrivait que des clients le regardent un instant avec une curiosité aussitôt éteinte, penché sur son papier, les yeux cachés derrière ses cheveux sombres et leur mèche d’or qui luisait doucement sous la lumière des petites lampes du pub, mais il n’y prêtait pas attention. Une fois, tandis qu’il cherchait un timbre dans son portefeuille, la patronne vit en passant que l’enveloppe portait comme suscription Mrs..., elle n’avait pas pu lire, et le code de Juneau, Alaska. Sa mère, décréta Mme Liz. L’hiver prochain, il devrait peut‑être trouver une chambre à Bremerton, pour les mois les plus durs, parce que son ponton n’était pas tout près, et la moto dans la neige pendant des miles, et la nuit... En automne, cette route était très belle. Il n’y avait pas beaucoup d’érables de ce côté, mais de jolis tsugas aux branches de danseuses. La rive était jonchée de bois mort blanchi par l’été, comme un ossuaire de vieux animaux fabuleux. Finalement, tout cela n’était pas très loin, très différent de l’Alaska des villes de la côte. Il s’était peut‑être arrêté trop tôt... Il menait sa jap vite et sec. Mais prudent, à cause des patates qui roulent dans leur chambre à coucher chromée et vous laissent le fossé pour dormir, la tête 10/08/2015 17:12 bière.indd 18 18 et les pattes cassées. Sans compter les ivrognes et les cinglés. Mais la première fois que l’Alaskan vit « Yeux rouges », c’était sur le ferry pour Seattle, une fin de matinée. À dire vrai, il avait surtout vu la tôle bleu délavé maquillée de rouille, et les cicatrices laissées par les enjoliveurs perdus. La tôle d’une vieille Dodge venue se caler sur le ferry, à le frôler. On n’aime pas les motards, même s’ils n’ont que des petits cubes. On dit : « Tiens ! c’est toujours un p’tit con de remis en place. » Attu-John sentit les frémissements de la Dodge s’éteindre dès que le type coupa le contact. Un tacot, vraiment. Contre la tôle, son jean faisait même un peu luxe. Au fond, ce qui était beau, c’était la rouille. A.-J. eut la vision des érables dont les couleurs ne sont jamais plus belles qu’au moment de la mort, et ça n’est pas même une vraie mort. En général, les hommes finissent moins en beauté et c’est une fois pour toutes. Lui qui avait vécu le plus possible en petit « sauvage », il savait la folie de se fier à la nature, à cette usine démente seulement capable de fabriquer impitoyablement de la vie avec la mort. À cause de l’écœurante odeur d’huile chaude du moteur il aurait voulu reculer, se dégager. Mais il était bel et bien coincé. Il n’avait pas levé la tête, mais il était sûr que cette rouille‑là était venue se frotter à lui tout exprès. Ce sont des choses qu’on apprend vite quand on vit seul, et qu’on a l’air assez jeune pour que les vieux vous emmerdent. Il ne voyait dans son rétroviseur qu’un morceau de portière et un coude appuyé qui dépassait, le coude d’un pull de laine vert pisseux qui dépassait la tôle bleu fatigué de la Dodge. Bon Dieu ! il serait mieux sur le pont. C’était pour lui un bon moment dans la journée que la traver 10/08/2015 17:12 bière.indd 19 19 sée de midi sur le pont, sa machine au fond du ferry. Parfois, les jours de brume de chaleur, on n’apercevait que les crêtes étincelantes des Olympiques dérivant dans l’Ouest, comme si elles étaient devenues libres d’aller et venir par‑dessus la terre et l’océan. On voyait partout le long des îles émeraude les coques blanches des yachts ou des petits dériveurs, et plus au large les traits noirs et rouges des cargos montant vers Tacoma ou quittant les docks de Seattle, et même – mais rarement –, il arrivait qu’un destroyer croise le ferry, soufflant son haleine de fauve et des moustaches retroussées sous l’étrave. Les jours de pluie, les jours de brume, les sirènes chantaient dans le Sound, et le garçon se demandait si c’était pareil, les sirènes et la brume, à Londres et à Shanghai, les pontons qui résonnent et tremblent, le parfum d’océan et de pétrole et ce goût poivré du brouillard comme le goût du bois mouillé qu’on brûle dans les jardins en automne, qui fait tousser dans la laine humide des pulls au col remonté jusqu’au nez... Vert pisseux. Une glaire fila droit par‑dessus le guidon de sa jap et alla claquer sur le plancher du ferry. D’un coup d’œil au rétroviseur, A.-J. vit que le coude du pull, vert pisseux, n’avait pas bougé. Il ne bougea pas non plus, assis un peu de biais sur la selle, prenant équilibre sur sa jambe gauche, les poings entre les cuisses. Un peu avant que le navire ralentisse pour atterrir au terminal de Seattle, le coude se déplia. Une main pâle et courte à tavelures orangées et à poils roux descendit le long de la portière de la Dodge. Les ongles très propres et brillants, qu’on aurait pu croire manucurés du matin, tapotèrent la tôle un bref instant, comme avec impatience. 10/08/2015 17:12 bière.indd 4 Du même AUTEUR aux éditions de la différence journal littéraire L’Invention du temps, t. I, Le Silence de Delphes, 2002 (Prix Renaudot Essai 2002). L’Invention du temps, t. II, Années de sable, 2003. L’Invention du temps, t. III, Impostures, 2004. L’Invention du temps, t. IV, La Déraison, 2005. L’Invention du temps, t. V, Les Dieux nus, 2006. L’Invention du temps, t. VI, Le Retour des émigrés, 2007. L’Invention du temps, t. VII, L’Or des Dioscures, 2009. L’Invention du temps, t. VIII, Le passé nous attend, 2010. L’Invention du temps, t. IX, Moi qui dors toujours si bien, 2011. L’Invention du temps, t. X, Rêver avec Virgile, 2013. poésie Asymétries, 1985 ; nouvelle éd. 1986 (Prix Apollinaire 1986). Feuilles d’ombre d’Harmodios de Cyrène, apories, 1987. Odes profanes, 1989. Œuvre poétique, vol. 1 (Œuvres complètes I), 1991. Un jour à Durban, 1992. Poèmes d’Italie, 1998. À l’ombre du feu, 2001. L’Autre Visage, 2004. Œuvre poétique, vol. 2 (Œuvres complètes III), 2010. romans, récits et nouvelles Disparition d’Orphée, nouvelle, 1987. L’Été jaune, roman, 2e éd. revue, 1992. Œuvre romanesque (Œuvres complètes II), 1994. Sous le signe de Mars, récit, La Différence, 2002 ; coll. « Minos », 2010. Un jeune homme de Venise, roman, coll. « Minos », 2003. essais Le Livre des quatre Corbeaux, essai (Poe, Baudelaire, Mallarmé, Pessoa), ill. de Júlio Pomar, 1985 ; 2e éd. revue et augmentée, 1998. Le Fleuve et l’écho, essai (suite à Érostratus, de Fernando Pessoa), 1987 ; 2e éd. 1991. Fagniez, peintures, dessins, essai, 1988 (épuisé). Miotte, peintures, gouaches, essai, 1989. Corneille, monographie, 1992 (épuisé). François Imhoff, monographie, 1993. Atacama. Essai sur la guerre du Pacifique 1879-1883, 2000. Augiéras le peintre. Avec Paul Placet. 2001. Ce récit, publié pour la première fois dans la collection « l’Instant romanesque » aux Éditions André Balland, en 1980, a été repris, sous le titre L’Alaskan, dans Œuvre romanesque (Œuvres complètes II) à La Différence en 1994. © SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2002. 10/08/2015 18:46