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Claude Michel Cluny
Vide ta bière dans ta tombe
récit
Minos
La Différence
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Lorsqu’un homme se rend compte que la nature ne le regarde pas
comme important et qu’elle sent qu’elle n’estropiera pas l’univers en
disposant de lui, son premier vœu est de jeter des briques au temple,
et il déteste profondément le fait qu’il n’y a ni briques ni temple. (...)
Alors, s’il n’y a rien de tangible à huer, il ressent, peut‑être, le désir de
se trouver face à face avec une incarnation et d’implorer, un genou en
terre et les mains tendues : « Oui, mais pourtant je m’aime. »
Stephen Crane
Le Bateau ouvert.
C’était un soir à peu près comme les autres, sauf que
Peal le Rouquin finit dans le bras de mer avec sa vieille
Dodge et la cabane où habitait l’Alaskan. Sous le choc,
et le poids de la lourde guimbarde bourrée de caisses
de bière, les murs de planches et la moitié du ponton se
couchèrent avec le bruit du bois qu’on fend pour le feu,
et disparurent dans une eau d’encre. Des débris s’étaient
mis à voler brièvement dans la nuit, comme une famille
de chauves‑souris qu’on dérange. Puis le silence s’étendit de nouveau aux ténèbres, après que furent retombées
les dernières petites gouttes brillantes et la froide et fade
odeur de fer des vagues remuées. Accroché à la corde où
l’Alaskan avait l’habitude de faire sécher l’une ou l’autre
des quatre hardes de son linge impeccablement propre et
râpé, un tee‑shirt au fond sombre comme elle rayait la nuit
de ses larges bandes blanches : on aurait pu croire, dès
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que la Lune échappait aux nuages, à l’un de ces pavillons
de marine qui annoncent les pirates, ou les épidémies, ou
les naufrages, et qui serait de­meuré suspendu au‑dessus de
l’océan après la disparition totale du navire.
Plus loin, au coude de la route de terre qui mène à
celle de Bremerton, Andrew McCabe ouvrit sa porte et
sa silhouette s’encadra un moment sur la lumière. Mais
tout était paisible. Il ne pleuvrait pas, même si des trains
de nuages faisaient som­bre cette nuit de fin septembre.
McCabe fixa la chaîne de sécurité, se versa un verre de
lait glacé, baissa le son de la télévision et se mit au lit. Sa
femme demanda s’il pleuvrait. Il dit qu’il avait entendu
un drôle de bruit du côté de chez l’Alaskan, ou bien
c’était un effet du vent. Le halo de la télé l’engourdissait.
Il dit encore qu’il irait un de ces jours choisir un chien
au chenil de Tacoma ; ils étaient trop isolés. Sa femme
lisait, pour la quatrième fois au moins, un ancien roman de
Bromfield emprunté à la Bibliothèque. Ils ne sortaient pas
beaucoup et on ne voyait pas grand monde par ici, sinon,
le week‑end, des jeunes gens en bateau, tant que l’hiver
n’avait pas saisi les détroits dans son éprouvante splendeur. Sans vivre en sauvages, les McCabe aimaient leur
tranquillité. Lui, pourtant, avait mal pris, le mois passé,
le refus plutôt désinvolte du voisin – voisin, encore qu’il
logeât dans une cabane ! – de venir un soir boire un verre
chez eux. À vrai dire, il était encore plus furieux d’être
vexé que de la dérobade de l’Alaskan. Poli sans l’être, ce
jeunot : « Le fait qu’y vous regarde, c’était comme s’y
vous f’sait l’aumône ! » avait ronchonné Andrew. Ce qui
n’était pas vraiment vrai, il en con­venait au fond, parce
que le gars ne s’était pas fait prier pour l’aider à sortir
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sa voiture d’un foutu pétrin. La pluie avait défoncé la
route de terre et la bagnole avait pris un bain de boue.
Seul, McCabe n’aurait pu rien faire, il aurait fallu appeler
une dépanneuse à Bremerton. Le gars avait apporté des
planches, des branches de tsugas ; une affaire du diable
avec cette saleté de boue qui sautait partout comme de
la pâte dans une friture.
– Venez donc passer une soirée, ou bien dimanche,
avait dit Andrew : il y a un match contre les Canadiens
de Calgary.
Et l’autre, la main ouverte et tendue comme pour
voir s’il pleuvait, qui répond « Non, merci bien. Non. »
– Mais si, venez donc en voisin ; et puis, vous avez
été O.K. ; vrai, j’ m’en serais pas sorti sans dépanneuse.
– Merci bien, mais j’ crois pas que j’ pourrai.
Il avait secoué la tête, et McCabe vit pour la première
fois la mèche fauve glisser sur son front. Le garçon
rejeta ses cheveux en arrière, puis il cria en s’éloignant :
« Méfiez‑vous, il y a encore un trou, un peu avant la
route. » Il avait donc tourné les talons. Et le dimanche,
il était dans sa cabane ou autour, Andrew en était sûr.
Drôle de type. Il avait, aussi, un drôle de nom... Il habitait, depuis un peu plus d’un an, le cageot à saumons sur
le ponton – il était arrivé juste avant que le vieux Doug
s’en aille mourir à l’hôpital. Personne ne le connaissait,
c’était nor­mal. Mais c’est moins normal aujourd’hui.
Pourtant, il a l’air très propre et tout, même serviable, à
condition de mettre la main dessus... Et Andrew McCabe
s’en­dormit d’un coup, après avoir regratté dix fois le
dernier et vague sillon du dis­que : « Doit être un brin
tordu, doit être un brin tordu... » Daisy McCabe jeta un
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coup d’œil sur son mari. Elle abandonna à regret le récit
des horreurs du déluge indien. La petite lampe à abat‑jour
lavande s’éteignit, laissant veiller l’écran ha­gard de la
télévision. Un chien, oui... On est moins seul. Ils avaient
fait piquer leur vieux doberman, devenu aveugle, avant
de quitter Portland pour s’installer ici. Daisy McCabe
se demanda si le jeune homme de la cabane, qui avait
l’air d’un métis japonais, aimait les... (Mais y avait‑il
des métis japonais ?) et tomba, comme on dit, dans
le sommeil. Ce n’est pas longtemps après que le vent
s’installa dans les branches de l’arbre de Judée, manière
de dire que le temps serait clair demain, tandis qu’un
homme s’avançait dans l’allée des McCabe, nu comme
une statue de parc qui se serait mise à marcher.
Parfois, les ténèbres s’éclaircissaient. La froide
lumière de la lune allumait l’étain des lacs et des détroits.
Qui eût décidé de voler à deux ou trois cents pieds au-­
dessus des toits aurait pu découvrir peu à peu le dessin
superbe et compliqué des îles, des forêts obscures et
des rivages, enserrés dans les bras luisants de l’océan.
Et même, tout au fond de la nuit, aurait pu voir la ligne
glacée des monts Olympi­ques ou, à l’orient, celle de la
chaîne des Cascades d’où surgit le Soleil. Il aurait pu
apercevoir aussi les scintillements de Seattle au bord
d’Eliott Bay. Quand il ne pleuvait pas, c’était un des plus
beaux endroits du monde pour vivre en paix avec soi, et
même avec le progrès. Le premier matin, Attu‑John était
sorti en secouant la poussière de la cabane. Trois jours
de rang, il n’avait cessé de trier, nettoyer, entasser sur le
ponton un lot de saletés et de ferrailles pas possible. Si,
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pour autant qu’on le sache, personne n’était entré dans la
cabane après l’arrivée de l’Alaskan, on voyait bien, depuis
le chemin ou en longeant en barque le ponton de bois clair,
que quelque chose avait changé ici. Les lattes pourries ou
disparues étaient rem­placées, il y avait un treillis neuf sur
le châssis de la fausse porte et sur celui de l’unique petite
fenêtre qui regardait le détroit. Les sang‑mêlé sécrètent
des délica­tesses nouvelles : ce gars‑là devait détester les
mouches et les moustiques... Peut-­être même qu’il allait
repeindre la vieille guitoune de bois ? Pour le peu de
monde qui passait le long de la rive, la remise en état du
« cageot à saumons », comme disait Andrew McCabe,
avait valu à Attu-John une estime amusée de bricoleurs
nantis d’une maison de campagne et d’un ou deux yachts
pour l’amateur réduit à acheter ses clous par poignées de
douze. Quant à ce qu’il aimait ou ce qu’il pen­sait... A.-J. ne
parlait pas. En fait, il ne parlait jamais, comme ça, pour ne
rien dire, pour faire comme si on ne savait pas avant qu’il
entre dans une boutique qu’il tombait de la neige depuis la
veille, ou qu’il n’en tombait plus. S’il venait pour acheter
des clous, ou du lard et des œufs, il demandait seulement
des œufs, du lard ou des clous (comme si on était partout
dans un supermarché), et s’en allait, sans plus, poli, sans
parler de la neige, sans ces grimaces qui font la conver­
sation des gens qui n’ont rien à se dire mais auraient trop
peur de le savoir et de le montrer.
Il se levait avec le jour laiteux et confus des temps
de brume, ou les transparents matins verts de l’été et,
à moins qu’on soit au bord de la glace, dès que le petit
poêle de la cabane ronflait, il allait nager, plongeant de
son ponton, trait d’or mince et nu tirant au large vers
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l’autre rive, jusqu’à ce que les monts Olympiques apparaissent, quand le ciel était clair, au‑dessus des épicéas
qui couvrent la colline basse au‑delà du chemin de terre.
Il était dans l’eau comme de l’huile, on ne l’entendait
pas. On ne l’entendait pas non plus marcher. Il pouvait se
déplacer en silence dans l’herbe, ou bien entre les rayons
et les tables du sex‑shop où il était employé depuis près
d’un an à Seattle. Le gérant était satisfait : la fauche
avait diminué, et l’ordre régnait dans les piles de revues
et de bouquins. Donald Lorre, le gérant, qui avait assis
là‑dessus sa respectabilité, savait très bien que plusieurs
clients revenaient surtout pour lorgner son vendeur, mais
il ne se passait jamais rien et les types achetaient presque
toujours une de ces saloperies à deux dollars qui les empêchaient de rêver. Tant qu’il ne demandait rien, le client
pouvait tou­jours imaginer qu’un jour ce serait O.K. pour
lui : alors, il revenait. Le sex‑shop avait l’air d’un garage
plein de magazines invendus (c’était vrai, il en restait des
piles) et de bizarres jouets sans gaieté, inventés pour des
adultes assez torves à qui des pancartes rappelaient, de
rayon en rayon, qu’ils n’avaient « droit » qu’à dix minutes
de « lecture ». De temps en temps, des Indiens au regard
jaune mouillé d’alcool venaient regarder tout ça, comme
ils regardaient la ville, le monorail ou on ne sait quel
infini, assis sur le bord des trottoirs ou d’un quai. Alors,
les yeux d’Attu-John se resserraient, comme s’il eût refusé
de les voir. Le soir, la baie qui avait été, autrefois, il y a si
longtemps, mystérieuse et sauvage, ruisselait de lumiè­res.
Le ferry de Bremerton embarquait en mugissant le jeune
Alaskan et sa moto sur les détours perdus dans la nuit des
eaux du Puget Sound et des îles. A.-J. s’arrêtait parfois
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au pub qui est au‑dessus du débarcadère, à Bremerton,
boire une bière au comptoir ou manger un morceau. La
patronne, Mme Liz, aime l’ordre et la propreté. Elle fait
des plats simples, des hot‑dogs, du haddock aux œufs.
C’est une bonne nourriture, qu’on peut goûter seul au
milieu des autres, et tranquille­ment. La patronne apprend
son monde au premier coup d’œil, entre ses rideaux de
faux cils. Elle ne se laisse pas bousculer – ni les mots, ni
les mains. Pourvu que Sam, ou Mme Liz elle‑même, arrive
de la cuisine en portant une casserole fu­mante emplie de
pop‑corn, on a envie d’en manger, de prendre son aise
et son temps. On se sent confortable. Tout reluit comme
sur un bateau de riches, tout est à sa place comme sur un
bateau de guerre. Et ceux qui sont au bar, sur un tabouret
et accoudés au cuivre brillant, boivent leur bière ou leur
bourbon en lisant pour la centième fois les proverbes de
bistrot accrochés au mur comme des ex‑voto : Vide ton
verre dans ta tombe, ou Un marin ne navigue pas sur du
vin, ou Le deuxième verre n’est bon que si tu n’as pas bu
le premier...
Le soir, les fonctionnaires de la Base navale viennent
boire une bière ou un whiskey sour avant de rentrer chez
eux, dans les cottages blancs posés sur l’herbe de l’un
ou de l’autre côté de la baie, et les marins avant d’aller,
leurs soirs libres, faire une virée à Seattle, où il y a des
restaurants chinois et aussi ceux du parc, et du hangar à
brasseries et à fast food en face le monorail. On y trouve
des paires de filles qui se barbent, et des familles venues
de la campagne, qui repartiront de bonne heure, dans leur
Chrysler ou leur Ford LTD lourde comme un bœuf. À
neuf heures, partout les rues sont mortes. Chacun chez
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soi et la télé pour tous. Pourtant, quelques pubs, une ou
deux boîtes continuent de rougeoyer, braises assez tièdes
dans la cendre des nuits de province. Il n’y a guère que
le quartier chinois, ici comme ailleurs, pour tenir ses
lampions allumés après que les chré­tiens ont soufflé
leurs chandelles. Quant à Bremerton, on n’y trouve pas
même un building avec des néons qui brillent jusqu’au
passage des équipes de nettoyage. Il ne restait à A.-J.
qu’à ramasser sa monnaie, ranger d’un geste de la main la
mèche fauve qui coupait ses cheveux noirs, et partir vers
sa cabane à travers la petite ville un peu bossue sur ses
collines modestes et silencieuses. Le bonsoir très poli de
l’Alaskan roulait comme une bille sur le comptoir mais il
n’y avait que la patronne pour renvoyer la bille assez vite.
Et puis, pour les autres, il ne venait pas si souvent qu’on
puisse le regarder en habitué, avec les fausses et naïves
complicités que cela présume... Le bonsoir d’Attu‑John
était, au fond, destiné à la patronne plus qu’à quelqu’un
d’autre. Peut‑être parce qu’il se sentait bien ici ; qu’il lui
savait gré de ne pas être familière ; de ne pas aider les
boit‑sans‑soif... Celui qui cherche de l’aide pour s’aider
à boire rencontre bientôt, tendu sans réplique par le bras
de Mme Liz, un ticket de caisse définitif. Et puis, c’était,
à partir de cinq heures surtout, le meilleur endroit de
Bremerton pour y attendre l’heure du ferry ou, pour A.-J.
quand il quittait son job de bonne heure, se laver la tête
de l’ambiance débile de la porno‑shop de Don Lorre.
Un client du bar qui avait fait un voyage en Europe, ou
qui l’affirmait, avait dit qu’on se croyait comme dans
un vrai pub anglais, que ça faisait vraiment plaisir de
retrouver ça dans l’Ouest, un indice de civilisation – en
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somme encore un snob ! pensa la patronne. Elle répondit
que, mon Dieu, depuis que les Chinooks ont colonisé
Londres, on a fait des progrès dans l’Ouest. Mme Liz
eut l’impression d’avoir commis une gaffe, à cause du
jeune homme de l’Alaska, le jeune homme brun à la
mèche d’or. Ce jour‑là, elle lui avait servi du maïs grillé
en épi ; elle se le rappelait parce que c’était la première
fois qu’il prenait un repas au bar, et il lui avait demandé
s’il pourrait trouver du travail ici ou à Seattle : il n’était
pas étranger, alaskan seulement. La patronne pensait
qu’il tomberait toutes les filles de Bremerton et qu’il
aurait à faire atten­tion. On n’aime pas beaucoup les jolis
cœurs qui débarquent, et qui font leur marché dans le lit
des autres. Déjà qu’avec la marine, ici, y a concurrence,
se dit­-elle, détaillant, évaluant du coin de l’œil, à petits
coups, ce que pourrait peser ce beau ténébreux dans une
bagarre ou l’autre... Il y avait du monde ce soir‑là et elle
dut s’occuper du bar. Mais, quelques jours plus tard, ou
une semaine ou deux, car sans prendre d’habitudes il
commençait à venir de temps à autre, elle se dit qu’elle
ne saurait pas quoi en dire. Quelque chose échappait à
la sagacité de la patronne. Elle s’attendait qu’il se fît des
copains parmi les jeunes cons du port, mais non ; des
ennemis non plus : on apprend tout sur tout le monde,
dans ce recoin paumé... Et lui qui arrivait, comme ça, de
l’Alaska ! Mme Liz, qui avait fait Miami et Las Vegas,
en avait froid dans le dos. Ce qui ne l’empêchait pas,
Mme Liz, de « chauf­fer » un peu quand le beau gosse
poussait la porte et s’installait au bar. Elle le regardait,
sous ses rideaux de faux cils, avec des yeux qui étaient
des yeux de femme un peu trop seule pour être sage. La
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vertu, professait Mme Liz, c’est n’avoir envie de rien :
chaque peine en son temps. La chance voulait qu’elle
n’eût pas l’emploi d’un barman, parce qu’elle savait
qu’elle l’aurait engagé, et qu’elle aurait sans doute
retiré de l’affaire plus de verres de vinaigre à boire que
de cuillers de miel. Le cœur en affaires, c’est la guigne
– c’est si souvent la guigne d’ailleurs, affaires ou pas...
Mme Liz remercia un ciel pourtant pourri de lui avoir
cette fois évité la poisse. Elle se dit aussi qu’après tout
(c’est‑à‑dire pour l’instant et for ever), ce beau gars du
fin fond du Nord devait « avoir quelqu’un »... La belle
raison ! Mais elle avait besoin de se donner des raisons
d’être raisonnable. Le privilège de la jeunesse, c’est de
tout foutre en l’air, même sans le vouloir.
Un autre jour, comme la patronne lui apportait une
bière, elle lui demanda s’il avait trouvé un travail, et elle
regardait, droit devant elle, le fond de la salle parfai­
tement vide de clients (ce devait être une semaine ou
deux après les épis de maïs). Oui, il avait un boulot, à
Seattle. Pas grand‑chose, mais pour le moment, ça lui
convenait. Elle hocha la tête, essuya le comptoir et se
tut. Dans son métier, on ne parle pas, on laisse causer ;
on laisse croire qu’on écoute, ou on s’arrange pour
entendre... La patronne savait aussi qu’à vouloir le
faire parler elle le ferait fuir. Beau merle, beau merle,
chantaient les cuisses de Mme Liz. Il y a des sauvageries
qu’il faut prendre le temps d’adoucir. À peine, parfois.
Juste ce qu’il faut pour qu’y mordre soit gourmand. Le
jeune homme la regardait. Elle eut le pincement sous les
côtes qu’on a quand le doute ou l’illusion s’effondrent,
ou qu’on manque une marche. Mme Liz regagna le
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tabouret à côté de la caisse, à l’autre bout du comptoir.
Elle houspilla le gros Sam Butler d’une voix qui dérapait.
L’endroit était calme et bien tenu. Les conversations
pouvaient être joviales, mais les éclats étaient rares.
Parfois, Attu‑John prenait une table, sortait un bloc et
couvrait une feuille ou deux d’une singulière écriture
très claire et presque calli­graphiée ; il ne manquait pas
un point, une virgule, et il ne commettait aucune rature.
C’était un message net et bref. Il arrivait que des clients
le regardent un instant avec une curiosité aussitôt éteinte,
penché sur son papier, les yeux cachés derrière ses cheveux sombres et leur mèche d’or qui luisait doucement
sous la lumière des petites lampes du pub, mais il n’y
prêtait pas attention. Une fois, tandis qu’il cherchait un
timbre dans son portefeuille, la patronne vit en passant
que l’enveloppe portait comme suscription Mrs..., elle
n’avait pas pu lire, et le code de Juneau, Alaska. Sa mère,
décréta Mme Liz.
L’hiver prochain, il devrait peut‑être trouver une
chambre à Bremerton, pour les mois les plus durs, parce
que son ponton n’était pas tout près, et la moto dans la
neige pendant des miles, et la nuit... En automne, cette
route était très belle. Il n’y avait pas beaucoup d’érables
de ce côté, mais de jolis tsugas aux branches de danseuses. La rive était jonchée de bois mort blanchi par
l’été, comme un ossuaire de vieux animaux fabuleux.
Finalement, tout cela n’était pas très loin, très diffé­rent
de l’Alaska des villes de la côte. Il s’était peut‑être arrêté
trop tôt... Il menait sa jap vite et sec. Mais prudent, à
cause des patates qui roulent dans leur chambre à coucher
chromée et vous laissent le fossé pour dormir, la tête
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et les pattes cas­sées. Sans compter les ivrognes et les
cinglés. Mais la première fois que l’Alaskan vit « Yeux
rouges », c’était sur le ferry pour Seattle, une fin de
matinée. À dire vrai, il avait surtout vu la tôle bleu délavé
maquillée de rouille, et les cicatrices laissées par les
enjoliveurs perdus. La tôle d’une vieille Dodge venue se
caler sur le ferry, à le frôler. On n’aime pas les motards,
même s’ils n’ont que des petits cubes. On dit : « Tiens !
c’est toujours un p’tit con de remis en place. » Attu-John
sentit les frémissements de la Dodge s’éteindre dès que le
type coupa le contact. Un tacot, vraiment. Contre la tôle,
son jean faisait même un peu luxe. Au fond, ce qui était
beau, c’était la rouille. A.-J. eut la vision des érables dont
les couleurs ne sont jamais plus belles qu’au moment de
la mort, et ça n’est pas même une vraie mort. En général,
les hommes finissent moins en beauté et c’est une fois
pour toutes. Lui qui avait vécu le plus possible en petit
« sauvage », il savait la folie de se fier à la nature, à cette
usine démente seulement capable de fabriquer impitoyablement de la vie avec la mort. À cause de l’écœurante
odeur d’huile chaude du moteur il aurait voulu reculer,
se dégager. Mais il était bel et bien coincé. Il n’avait
pas levé la tête, mais il était sûr que cette rouille‑là était
venue se frotter à lui tout exprès. Ce sont des choses
qu’on apprend vite quand on vit seul, et qu’on a l’air
assez jeune pour que les vieux vous emmerdent. Il ne
voyait dans son rétroviseur qu’un morceau de portière
et un coude appuyé qui dépassait, le coude d’un pull de
laine vert pisseux qui dépassait la tôle bleu fatigué de
la Dodge. Bon Dieu ! il serait mieux sur le pont. C’était
pour lui un bon moment dans la journée que la traver­
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sée de midi sur le pont, sa machine au fond du ferry.
Parfois, les jours de brume de chaleur, on n’apercevait
que les crêtes étincelantes des Olympiques dérivant dans
l’Ouest, comme si elles étaient devenues libres d’aller et
venir par‑dessus la terre et l’océan. On voyait partout le
long des îles émeraude les coques blanches des yachts
ou des petits dériveurs, et plus au large les traits noirs et
rouges des cargos mon­tant vers Tacoma ou quittant les
docks de Seattle, et même – mais rarement –, il arrivait
qu’un destroyer croise le ferry, soufflant son haleine de
fauve et des moustaches retroussées sous l’étrave. Les
jours de pluie, les jours de brume, les sirènes chantaient
dans le Sound, et le garçon se demandait si c’était pareil,
les sirènes et la brume, à Londres et à Shanghai, les
pontons qui résonnent et trem­blent, le parfum d’océan
et de pétrole et ce goût poivré du brouillard comme le
goût du bois mouillé qu’on brûle dans les jardins en
automne, qui fait tousser dans la laine humide des pulls
au col remonté jusqu’au nez... Vert pisseux. Une glaire
fila droit par‑dessus le guidon de sa jap et alla claquer sur
le plancher du ferry. D’un coup d’œil au rétroviseur, A.-J.
vit que le coude du pull, vert pisseux, n’avait pas bougé.
Il ne bougea pas non plus, assis un peu de biais sur la
selle, prenant équilibre sur sa jambe gauche, les poings
entre les cuisses. Un peu avant que le navire ralentisse
pour atterrir au terminal de Seattle, le coude se déplia.
Une main pâle et courte à tavelures orangées et à poils
roux descendit le long de la portière de la Dodge. Les
ongles très propres et brillants, qu’on aurait pu croire
manucurés du matin, tapotèrent la tôle un bref instant,
comme avec impatience.
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Du même AUTEUR aux éditions de la différence
journal littéraire
L’Invention du temps, t. I, Le Silence de Delphes, 2002 (Prix Renaudot
Essai 2002).
L’Invention du temps, t. II, Années de sable, 2003.
L’Invention du temps, t. III, Impostures, 2004.
L’Invention du temps, t. IV, La Déraison, 2005.
L’Invention du temps, t. V, Les Dieux nus, 2006.
L’Invention du temps, t. VI, Le Retour des émigrés, 2007.
L’Invention du temps, t. VII, L’Or des Dioscures, 2009.
L’Invention du temps, t. VIII, Le passé nous attend, 2010.
L’Invention du temps, t. IX, Moi qui dors toujours si bien, 2011.
L’Invention du temps, t. X, Rêver avec Virgile, 2013.
poésie
Asymétries, 1985 ; nouvelle éd. 1986 (Prix Apollinaire 1986).
Feuilles d’ombre d’Harmodios de Cyrène, apories, 1987.
Odes profanes, 1989.
Œuvre poétique, vol. 1 (Œuvres complètes I), 1991.
Un jour à Durban, 1992.
Poèmes d’Italie, 1998.
À l’ombre du feu, 2001.
L’Autre Visage, 2004.
Œuvre poétique, vol. 2 (Œuvres complètes III), 2010.
romans, récits et nouvelles
Disparition d’Orphée, nouvelle, 1987.
L’Été jaune, roman, 2e éd. revue, 1992.
Œuvre romanesque (Œuvres complètes II), 1994.
Sous le signe de Mars, récit, La Différence, 2002 ; coll. « Minos », 2010.
Un jeune homme de Venise, roman, coll. « Minos », 2003.
essais
Le Livre des quatre Corbeaux, essai (Poe, Baudelaire, Mallarmé, Pessoa),
ill. de Júlio Pomar, 1985 ; 2e éd. revue et augmentée, 1998.
Le Fleuve et l’écho, essai (suite à Érostratus, de Fernando Pessoa), 1987 ;
2e éd. 1991.
Fagniez, peintures, dessins, essai, 1988 (épuisé).
Miotte, peintures, gouaches, essai, 1989.
Corneille, monographie, 1992 (épuisé).
François Imhoff, monographie, 1993.
Atacama. Essai sur la guerre du Pacifique 1879-1883, 2000.
Augiéras le peintre. Avec Paul Placet. 2001.
Ce récit, publié pour la première fois dans la collection « l’Instant romanesque »
aux Éditions André Balland, en 1980, a été repris, sous le titre L’Alaskan,
dans Œuvre romanesque (Œuvres complètes II) à La Différence en 1994.
© SNELA La Différence, 47, rue de la Villette, 75019 Paris, 2002.
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