Le soufisme d`Ibn Taymiyya : vers une

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Le soufisme d`Ibn Taymiyya : vers une
 Le soufisme d’Ibn Taymiyya :
vers une réhabilitation de la mystique musulmane ?
Figure incontournable de l’histoire islamique, Ibn Taymiyya (1263-1328), a
inspiré et continue à inspirer de nombreux penseurs musulmans. Jurisconsulte
et théologien hanbalite, maître à penser du Wahhabisme, Ibn Taymiyya est
souvent présenté comme un farouche opposant à la mystique musulmane, plus
communément appelé le soufisme (taṣawwuf).
Cependant, la position du šayḫ al-islām vis-à-vis du taṣawwuf est au cœur d’un
paradoxe manifeste. En effet, celui que l’on présente comme l’ennemi juré du
soufisme, a pourtant appartenu à la célèbre voie soufie Qādiriyya, issue du
hanbalite bagdadien ʿAbd al-Qādir al-Ğīlānī (m. 1166).
Une seule certitude : le savant hanbalite n’a, à aucun moment, condamné le
soufisme en tant que tel. Ses griefs portaient exclusivement contre un
mysticisme déviant, exerçant une action dissolvante sur l’orthodoxie sunnite
traditionnelle. Le cheikh damascène a en effet combattu avec zèle les
croyances populaires ainsi que les doctrines et les pratiques lui semblant
contrevenir au Coran, à la Sunna et aux modèles des premiers musulmans
(salaf). C’est ainsi qu’il désavoua l’incarnationisme (ḥulūliyya) et s’attaqua au
« panthéisme » d’un certain soufisme ainsi qu’à la dévaluation supposée de la
loi religieuse. Il suspecta également le soufi Ḥakīm al-Tirmiḏī (m. vers 898)
d’avoir semé la confusion quant au rapport entre prophétie et sainteté.
Les travaux initiés, entre autres orientalistes, par Louis Massignon, Henri
Laoust et George Makdisi ne laissent plus de doute sur la perméabilité entre
soufisme et hanbalisme et plus précisément sur l’appartenance d’Ibn Taymiyya
à la voie initiatique Qādiriyya. Cependant, ces études ne nous informent pas de
manière précise sur la perspective taymiyyenne du soufisme. Quelle fut la
place de la mystique dans sa pensée réformiste et dans ses actions ? D’ailleurs,
à quelle forme du soufisme adhérait-il ?
En effet, l’histoire du soufisme nous rappelle que celui-ci est loin d’être un
bloc monolithique, il existe en son sein diverses doctrines et une multitude de
pratiques plus ou moins en concordance avec « l’orthodoxie » sunnite. La
diversité des mouvements mystiques et ascétiques est attestée dans Damas au
VIIe / XIIIe siècle où Louis Pouzet dénombre pas moins de neuf groupes
majeurs assimilés au soufisme. Il y présente une large palette de pratiques dites
« spirituelles », allant des plus fantaisistes – celles des Muwallahūn – jusqu’aux
pratiques modérées de la très estimée confrérie Qādiriyya, en passant par
l’élitisme spirituel de la Ittiḥādiyya issue d’Ibn ʿArabī (m. 1240). D’autre part,
l’emploie du terme « orthodoxie » doit se faire avec circonspection, car les
faits historiques montrent que « l’orthodoxie », à l’instar du « soufisme », n’a
jamais désigné un concept fixe dans le temps et dans l’espace.
Cependant, les aspects populaires et doctrinaux du soufisme ne doivent pas
nous faire oublier sa dimension purement mystique. Nous entendons par
mystique, « la connaissance des mystères » à travers un cheminement
initiatique, et ce dans l’unique but de se rapprocher du divin. Serait-ce à cette
dernière vision du soufisme - épurée des croyances populaires, des pratiques
extrêmes et des doctrines spéculatives douteuses - que se rattacherait Ibn
Taymiyya ?
Notre approche consistera à identifier et à délimiter « le soufisme d’Ibn
Taymiyya », selon les axes suivants : à travers sa dénégation des « soufismes
douteux », que la contextualisation historique devra préciser, mais également à
travers ses écrits spirituels et sa vénération des maîtres soufis « authentiques »
tels que Ğunayd (m. 911), Tustarī (m. 896) ou Bisṭāmī (m. 877). Nous
tenterons dans la mesure du possible de comparer certaines positions du šayḫ
al-islām avec celles d’illustres savants et soufis dont il avait étudié les œuvres,
tels Ğunayd, Abū Bakr al-Kalābāḏī (m. 995), Abū Ṭālib al-Makkī (m. 996),
Ġazālī (m. 1111), ʿAbd al-Qādir al-Ğīlānī (m. 1166), Ibn al-Ğawzī (m. 1200) et
Muwaffaq al-Dīn b. Qudāma (m. 1223).