Réflexions sur les paysages sonores du

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Réflexions sur les paysages sonores du
Alpages et arpèges. Réflexions sur les paysages sonores du pastoralisme ovin
transhumant du sud de la France
Guillaume Lebaudy
Dans les montagnes des Alpes ou sur le Mont Lozère dans les Cévennes, on est parfois étonné
par « le bruit énorme que fait le silence de ce qu’on voit »1. Une impression de vacuité,
comme si les sons étaient avalés par l’espace et la matière minérale omniprésente. Ce « bruit
négatif »2 et ce mutisme obstiné sont pourtant troublés par des épiphanies sonores : la cascade,
le torrent, auxquels se joignent – pendant la période de l’estive – les troupeaux et la
« musique » qui caractérise leur présence.
Un troupeau ensonnaillé3 agit comme un filet sonore sur l’espace qu’il pâture et vient ainsi
révéler. Par ses mouvements et grâce à ses cloches, il produit un événement comparable à ce
chant dont parlent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur livre Mille plateaux4 : une
« ritournelle qui crée un territoire sonore ». Par son intensité et sa répétitivité, il s’oppose
quotidiennement au sentiment de chaos engendré par le « bruit négatif » de la montagne et
témoigne d’un ordre qui contraste avec le désordre de la nature. Par sa grégarité organisée,
contrôlée par l’homme, et par la résonance des cloches portées par les bêtes (bovins, ovins,
caprins), le troupeau s’oppose au monde sauvage qu’il côtoie et impose ainsi la marque de la
culture pastorale dont il est issu.
Pour les populations d’un large territoire montagneux et pastoral (Alpes, massif central,
Languedoc, Pyrénées), les sons – bêlements, tintements des cloches, appels des bergers –
relatifs à la présence des vaches et des moutons en transhumance ou au pâturage représentent
un repère auditif familier, ainsi qu’un important marqueur identitaire.
1
M. Chion, Le promeneur écoutant. Essais d’acoulogie, p.22.
Ibid.
3
Un troupeau dont certaines bêtes portent des sonnailles.
4
G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, p. 382-384.
2
1
La musique tintinnabulante des troupeaux est le signe que l’espace rural est pratiqué et qu’il
n’est pas encore livré au morbide silence de la désertification. Elle génère un paysage sonore
rassurant dans lequel on évolue lors des promenades en montagne. Cette empreinte sonore est
également celle des fêtes de la transhumance, moments de rencontre entre le monde pastoral
et le grand public, organisées dans plusieurs villes et villages, au moment de la montée des
troupeaux vers leurs pâturages d’altitude.
Un « objet à histoires »
Les sonnailles5 (pour les ovins) et les clarines (pour les vaches) font l’objet d’une attention
particulière de la part des musées qui présentent de très belles collections. Depuis quelques
années, ces derniers ne se contentent plus de les exposer en tant qu’objet d’art populaire, pour
la beauté de leurs décors. Elles sont devenues des objets phares du patrimoine sonore et
peuvent être appréciées pour la beauté de leur musique.
Á Grenoble (Isère), le musée Dauphinois ouvre ainsi son exposition permanente Les gens de
l’Alpe par un impressionnant ensemble de cloches de vaches et d’ovins montées sur un grand
chevalet en bois, de façon à pouvoir en jouer et expérimenter ainsi la palette des sons produits
selon leur taille et leur forme.
Dans le Champsaur (Hautes-Alpes), la Maison du berger de Champoléon invite ses visiteurs,
au début de son parcours muséographique, à jouer des sonnailles, tout en les informant sur
leur important rôle technique. Elle leur donne aussi la possibilité d’en acheter (des anciennes
et des neuves), comme souvenir, à sa boutique (fig. 1).
Créé à Hérépian, dans l’Hérault, en 1998, le musée de la cloche et de la sonnaille 6 propose un
riche parcours expliquant les différentes étapes de leur fabrication et leurs usages. Relevant
5
Les sonnailles (que les bergers appellent aussi « sonnettes ») sont composées d’un collier en bois auquel on
suspend une cloche en tôle de fer brasée au cuivre (sans cet encuivrage la sonnaille ne sonnerait pas). La cloche
entre en vibration grâce à un battant en os (tibia d’âne ou de bœuf) ou en corne.
6
Voir L. Gigou, « Le musée de la cloche et de la sonnaille d’Hérépian », p. 21-28.
2
d’une démarche muséographique ambitieuse, il est adapté aux malvoyants et aux
aveugles (conçu en association avec eux). Des maquettes tactiles, des textes en braille et un
dispositif audio leur permettent d’effectuer la visite en autonomie. Ce musée,
malheureusement fermé depuis 2004, fut créé à la suite d’une minutieuse enquête de terrain
menée par l’ethnologue Pierre Laurence sur la fonderie Granier (En activité depuis 1600 à
Hérépian ; elle fabrique toujours des clarines et se visite en été).
L’engouement du grand public pour les cloches de troupeaux n’est pas nouveau. La clarine est
un objet souvenir que l’on ramène volontiers de ses vacances en montagne. L’été, dans les
Alpes, quelques bergers d’ovins négocient, à bon prix, les plus mauvaises de leurs sonnailles
usagées (celles qu’ils appellent « les casseroles ») à des touristes en quête d’« authentique ».
Sur les foires professionnelles, en Provence et dans les Alpes, les bergers ne sont plus les
seuls à dépenser des sommes folles dans les cloches ; les amateurs – avertis ou non – sont de
plus en plus nombreux à rechercher la belle sonnaille, le collier sculpté ou décoré (fig. 2), le
gros redon de transhumance qui manquent à leur collection.
La sonnaille est ce que les éleveurs et bergers conservent préférentiellement lorsqu’ils ont
arrêté leur activité. C’est, pour eux, un « objet à histoires »7 particulièrement chargé.
L’ensemble des souvenirs liés au métier s’y trouvent condensés, et sa disponibilité sonore
immédiate permet d’en restituer une part encore vivante à leurs propriétaires pour lesquels
elle constitue un idéal support de récit. Elle figure d’ailleurs en bonne place dans tous leurs
petits musées à domicile. Certains les conservent aussi sur la barre de bois où on les remise
l’hiver, et où ils viennent les faire jouer de temps en temps. Les sonnailles et leurs sonorités
fonctionnent comme une synecdoque du troupeau et, globalement, de l’ensemble des
sensations du métier. En remuant la barre, on entend aussitôt la voix de toutes les cloches, et
7
Voir D. Chevallier, « Collecter, exposer le contemporain au MUCEM », p. 635. Dans le cas de la sonnaille, cet
« objet à histoire » assure bien la continuation de la présence de celui (un berger, membre de la famille ou ami,
est souvent l’auteur du collier de bois qui porte la cloche) qui l’a produit, mais aussi la présence de celui ou ceux
qui l’ont utilisé.
3
cela donne – un instant – l’impression d’être en présence du troupeau en transhumance.
Lorsque son collier et ses clavettes8 sont finement sculptés, la sonnaille constitue en quelque
sorte le « chef-d’œuvre » du berger ; un objet où il a investi son savoir-faire, exprimé sa
passion pour son métier et sa fierté. On l’offre en cadeau pour un mariage ; on se les transmet
de père en fils, lorsque ce dernier reprend le troupeau. En Provence et dans les Alpes, elle est
aussi souvent donnée en trophée aux éleveurs primés lors des concours ovins (fig. 3).
Une passion de bergers et de sonnaillers
Dans le sud, éleveurs et bergers se fournissent sur les foires et chez quelques artisanssonnaillers. En pays d’Arles, berceau de la race ovine Mérinos d’Arles 9, l’atelier de Laurent
Cabiron attire une large clientèle venant de Provence, des Alpes et, plus récemment, du
Languedoc. Il résonne de toutes les conversations avec les bergers et les éleveurs autour de
deux passions complémentaires, celle des moutons et celle des sonnailles. En entrant, le
regard se porte aussitôt vers le plafond où pend une collection de cloches de tous types. Des
redons, des platelles, des clavelas, des piques aux colliers finement sculptés, ayant fait tourner
la tête à plus d’un berger !
Cet atelier a une longue histoire qui commence avec celui qu’on appelait « le Père Michel »,
au début du XXe siècle : « Il était taillandier de son métier, c’est lui qui a intégré dans son
commerce, les articles de bergerie, les bâts pour les ânes, les gros redons, etc. C’était un
caractère, le Père Michel ; il faisait les foires, les marchés, tous les samedis il était à celui
d’Arles. Il vendait uniquement les fers (ndlr : les cloches)10. Au bout d’une cinquantaine
d’années, il a passé la main à son gendre, Emile Teisseyre, qui a développé l’atelier au niveau
8
Les clavettes sont les petits clés en bois (en buis ou en corne) qui permettent de solidariser la cloche au collier.
Elles sont taillées au couteau par les bergers (et souvent décorées de motifs géométriques, végétaux, etc.). En
Provence, on les appelle « la patience du berger » ; la sculpture des clavettes requiert en effet beaucoup de temps
et de minutie.
9
Voir P. Fabre et G. Lebaudy, Le Mérinos d’Arles. Passion de bergers.
10
Á cette époque, les cloches étaient vendues sans battant ; les bergers utilisaient le manche de leur couteau pour
les faire sonner et ainsi effectuer leur choix.
4
de l’outillage et des articles de bergerie. Il y avait très peu de sonnailles montées, mais
toujours comme son beau-père, des fers, des pègues11 en grand nombre, etc. Après il a cédé
son commerce à Gilbert Servel en 1973. Il voulait que ce soit lui pour sa connaissance au
niveau des sons »12.
Originaire du Champsaur, Gilbert Servel était berger herbassier13 dans la plaine de la Crau14
(région d’Arles dans les Bouches-du-Rhône). Reconnaissant sa grande compétence en matière
d’ensonnaillage, ses collègues venaient lui demander conseil pour l’achat de leurs cloches.
« Quand il a repris le commerce, Gilbert a conservé tout ce qui était articles de bergerie, d’où
notre appellation encore maintenant. Il a développé le côté sonnailles. Il ne vendait plus
seulement les cloches, mais les sonnailles toutes montées. Après, en 1984, Gilbert a cédé son
commerce à son fils Alain qui a exercé jusqu’au premier janvier 2002. J’en suis la cinquième
génération » précise Laurent Cabiron. Pour lui, son métier est plus qu’une passion : « Quand
je viens le dimanche ici, faire manger mon chien, je rentre dans mon atelier, c’est plus fort
que moi ! Il faut que j’en bouge deux ou trois, un coup un redon, un coup si, un coup mi : tam,
pim, poum ! Et je repars. C’est une drogue ! »
Éleveurs et bergers ne sont pas en reste. Certains ont marqué les mémoires par leur passion
immodérée pour les sonnailles, dépensant de sommes non négligeables pour constituer
d’importantes ensembles (fig. 4): « Un vrai passionné, il arrive sur les foires, il a des
sonnailles qu’il en a pas besoin, il a de quoi ensonnailler trois troupeaux ! Mais le vrai
passionné, il va entendre cette sonnaille, il lui faut ; il va la faire porter pour une route ou une
estive et il la range et c’est fini ! Et peut-être que de 10 ou 15 ans, il ne l’entendra plus, mais
c’est lui qui l’a et pas les autres ; ça c’est le vrai passionné ! Et ça on ne peut pas le
comprendre »15.
11
Les fers pour marquer les brebis à la peinture rouge, bleue ou verte.
Source : entretiens de l’auteur avec Laurent Cabiron, Raphèle-les-Arles, 2009-2010.
13
Berger sans propriété foncière, il ne possède que son troupeau qu’il nourrit en louant des « places » (herbages).
14
Sur l’élevage dans la plaine de la Crau, voir G. Lebaudy, « Dans les pas des bergers piémontais en Provence.
Traces, parcours, appartenances », p.151-174.
15
Ibid.
12
5
Le choix d’une sonnaille demande toujours beaucoup de temps aux bergers : « On les laisse
dans la réserve, ils restent parfois pendant une heure ou deux à les écouter, à comparer les
sons »16. Ils se livrent à un exercice mental et auditif particulier qui consiste à évaluer, seul ou
en discutant avec le marchand, si telle ou telle sonorité peut s’intégrer ou non dans leur
« orchestre », suivant leurs goûts en la matière : « Mon père, il choisissait toujours les plus
sombres, s’il prenait un redon, il choisissait toujours le plus grave »17. En Provence, bergers et
éleveurs opposent les sonnailles « sombres » (graves) aux sonnailles « claires » (aiguës).
L’empreinte sonore du troupeau
Chaque troupeau a ainsi son identité propre, son empreinte sonore ; il est reconnaissable de
loin par les autres éleveurs et bergers et par les habitants des villages traversés chaque année
lors de la transhumance18. « Un éleveur passionné va d’abord rechercher un son qui soit bien à
lui, ça c’est la base. Il ne va pas regarder forcément la taille des cloches. Il veut toutes les
cloches ! »19.
Les éleveurs les plus acharnés se livrent à un véritable concours de sonnailles au moment de
la montée à l’estive. Certains viennent voir passer le troupeau d’un collègue pour le plaisir de
l’écouter, pour savoir comment il sonne, pour entendre une sonnaille achetée à prix d’or à la
foire (une de celles qu’on convoitait aussi). On se place alors sur une hauteur ou, mieux
encore, dans des gorges, pour prendre toute la mesure de la musique. Entre pairs, la qualité
sonore (dont l’appréciation repose sur l’intensité et l’harmonie de sons) du troupeau a valeur
de jugement de la qualité du travail et de la passion pour son métier.
16
Alain Servel, cité par G. Lebaudy, « Etude d’une sonnaille de troupeau d’ovin de Provence », p. 26.
Ibid.
18
Aujourd’hui les troupeaux transhumant à pied sont plus rares ; les animaux sont généralement transportés vers
leurs estives en bétaillères. Les éleveurs de la race Mérinos venant de la région d’Arles, qui fournissent les plus
gros effectifs transhumants, se sont vus interdire (par décision préfectorale) la transhumance à pied au milieu des
années 1960. Ils ont cependant continué de faire porter des sonnailles à leurs bêtes pour l’estive où elles ont une
grande utilité. Dans le Var, les Alpes-de-Haute-Provence, le Vaucluse et les Alpes-Maritimes, il est encore
possible de faire la route à pied, et les éleveurs ensonnaillent toujours leurs troupeaux pour la circonstance.
19
Source : entretien de l’auteur avec Laurent Cabiron, Raphèle-les-Arles, Mars 2010.
17
6
Les critères de l’ensonnaillement varient au fil des générations et même au cours d’une
carrière : « Il a évolué au niveau de cette dernière génération d’éleveurs de Mérinos.
Maintenant on ne cherche plus à rester sur les quatre sonnailles traditionnelles des
transhumants de Crau. On recherche des nouveaux sons. Est-ce que c’est pour se donner de
nouvelles identités ou pour avoir le plaisir d’avoir des nouveaux sons, des cloches que le
voisin n’aura pas ? Je ne sais pas. Après, on arrive aussi à une génération qui au contraire, va
rechercher la vieille sonnaille de fabrication ancienne, française »20.
Vécue comme une tradition utile, l’ensonnaillement des troupeaux est une pratique encore
bien vivante qui se trouve à la croisée entre plusieurs faits majeurs du métier. Il joue un rôle
technique essentiel dans le travail quotidien de garde. Il permet de garder dans des zones de
broussailles ou de forêt, où la surveillance visuelle est difficile voire impossible (hautes
garrigues du Languedoc et Cévennes), ou dans la brume en limitant les risques de dispersion
du troupeau (plateau du Vercors, Isère). Il permet une reconnaissance des bêtes, individu par
individu, en les hiérarchisant par âge en fonction des sonnailles qu’elles portent (Languedoc),
il favorise la grégarité du troupeau (en Cévennes, la proportion de bêtes ensonnaillées peut
aller de 50 à 100%, favorisant ainsi une garde très serrée).
En Provence, les différents types de sonnailles sont associés à certaines bêtes dans le
troupeau, en fonction de leur rôle et de leur personnalité. Les piques, au son calme et sombre,
sont posées au cou des meneurs, les floucats21 ; les platelles, au son cristallin (le seul qui
« perce » le brouillard), iront aux bêtes de caractère capricieux, aux « garces » : les chèvres,
les brebis fugueuses, les ânes ; les redons, ces grosses sonnailles bombées, iront aux meneurs
les plus robustes : certains floucats et, surtout, les gros boucs du Rove.
En transhumance, par route ou par draille22, l’ensemble des sons produits par les différents
types de cloches agit comme un puissant stimulus entrainant et réglant le pas du troupeau,
20
Ibid.
Mâles castrés apprivoisés, ce sont des bêtes dociles dont le berger se sert pour mener et tirer le troupeau.
22
Dans le Gard, l’Hérault et la Lozère, les troupeaux transhument à pied par des chemins appelés drailles.
21
7
notamment sous l’effet des plus gros modèles – redouns provençaux ou drahlaus
languedociens – que l’on fait porter aux bêtes les plus belles et les plus vigoureuses, et à
celles qui ont la réputation de bien savoir les faire sonner.
Ecouter le troupeau
En Provence comme en Languedoc, les sonnailles sont un des éléments majeurs d’une culture
de l’oreille et du son, spécifique au métier de berger. Comme en témoigne l’un d’entre eux,
elles sont indispensables à l’écoute du troupeau : « Un troupeau sans sonnaille, c’est comme
si on gardait un troupeau de cochons. Il y en a qui n’en mettent pas ; ils n’écoutent pas leur
troupeau »23.
Il est d’ailleurs mal vu de ne pas pratiquer cette écoute et de garder avec un
walkman : « Je ne fais pas comme certains bergers qui gardent avec le machin là, sur les
oreilles »24.
En plaine et en montagne, le berger doit être attentif aux sons produits par les bêtes et à leurs
silences : bêlements indicateurs de problèmes, d’une bête qui va agneler, éternuements,
flatulences, miction, bruits rassurants de rumination, etc. Dans la plaine de la Crau, cette
écoute vigilante se traduit par un compagnonnage quasi-permanent avec le troupeau, qui
implique un degré d’attention extrême. Souvent des fenestrons sont ménagés dans le mur
séparent la bergerie du cabanon où dort le berger, permettant à celui-ci d’écouter son troupeau
durant son sommeil.
L’été, dans les Alpes, plus d’un berger laisse la fenêtre de sa cabane ouverte pour assurer une
veille auditive sur les bêtes rassemblées dans un parc de nuit électrifié. En cas d’attaque de
loups ou de chiens errants, le chaos soudain des sonnailles lui permet d’intervenir rapidement.
Cette écoute particulière, la sociologue Michèle Salmona l’a pointée en disant très justement
23
Jean-Pierre Ricard, berger à Saint-Martin-de-Crau (Bouches-du-Rhône), cité par G. Lebaudy, « Etude d’une
sonnaille de troupeau d’ovin de Provence », p.30.
24
Ibid.
8
que les bergers ont « le sommeil de la nourrice »25, c’est-à-dire une qualité de repos marquée
par une vigilance sélective où les variations des bruits sont autant d’indicateurs poussant ou
non le berger à se réveiller.
Si pour nous, le troupeau est un univers bruissant dominé par les bêlements et la musique des
sonnailles, pour les bergers c’est avant tout un monde de sons très fins provenant de la
communication entre les bêtes. En observant un troupeau qui pâture, on note que les bêtes
sont en permanence à l’écoute les unes des autres, elles se signalent par leurs bêlements. Une
brebis isolée tarde rarement à réagir, à appeler ses congénères et à réintégrer le troupeau.
Ceci, mais aussi les regards qu’elles jettent en levant la tête de temps à autre, participe à la
grégarité du troupeau, qualité recherchée et renforcée par le berger grâce aux sonnailles, son
placement dans l’espace, les appels adressés aux brebis et, quand c’est nécessaire,
l’intervention du chien commandé à la voix.
Les ovins sont en mesure d’identifier leurs bêlements en se référant à une « signature
vocale »26 : une brebis mère reconnaît le timbre de voix de son agneau, et réciproquement.
L’automne, en Provence, au moment de l’agnelage, les bergeries résonnent des appels des
mères et de leurs petits. Par ailleurs, les éleveurs font porter un type de sonnaille particulier –
des clavelas de petite taille – aux bessonnières27, les brebis qui ont eu des agneaux jumeaux,
souvent plus chétifs. Ceci leur permet d’identifier facilement leur mère et de venir la téter plus
fréquemment afin de rattraper leur retard de croissance.
Écouter le berger
Avançant vers un troupeau en montagne, on est d’abord fasciné par les voix particulières des
différentes sonnailles portées par les bêtes. Et soudain, alors qu’on ne l’a pas encore vu, on
entend la voix du berger, ou plutôt un cri interjectif (par exemple : « eh béé ! », pour
25
M. Salmona, Les paysans français, p. 40-52.
A. Searby et P. Jouventin, « Mother-lamb acoustic recognition in sheep: a frequency coding », p. 1765-1771.
27
De bessoun, le jumeau en provençal.
26
9
« retourner » le troupeau, c’est-à-dire stopper l’avancée des brebis du front d’attaque du
pâturage et les faire changer de direction).
Les ethnologues du pastoralisme se sont rarement aventurés à tenter la transcription des cris
des bergers. Anne-Marie Brisebarre, dans Bergers des Cévennes, note que « pour appeler son
troupeau, le berger s’adresse toujours à la meneuse, à la brebis apprivoisée. Le cri d’appel est
lancé au singulier : « br br beyci bien », c'est-à-dire « viens ici, viens »28.
Pour désigner ces appels, il serait juste de suivre l’ethnologue Rémi Dor en utilisant le vieux
verbe français « hucher » qui signifie appeler d’une voix forte ou crier quelque chose à
quelqu’un d’une voix forte29. Pour lui, le huchement est à la fois cri et parole ; plus
précisément il résulte du « croisement dialectique d’une tension du cri vers la parole, mais
aussi du relâchement de la parole en cri » qui lui donne toute sa puissance et permet de
communiquer sur une longue distance. Le huchement inclut aussi le sifflement ; le but
recherché est le même : « influer sur le comportement » des brebis et les tenir dans les limites
spatiales décidées par le berger.
Chaque berger a son style propre, constitué de huchements d’appel, de commandements
(arrêt, mise en route), d’encouragements, d’incitations, d’apaisements, de sifflements divers,
de sons combinés de bouche et de pharynx (son spécifique pour appeler les bêtes meneuses).
Avec les bergers les plus prolixes, les bêtes sont ainsi amenées à reconnaître et à réagir à plus
d’une dizaine de huchements.
Cependant, d’un individu à l’autre, les variations sont assez marginales ; les bergers puisent
dans un stock d’expressions spécifiques à leur profession et dans une langue : l’occitan
(provençal, alpin, languedocien…). Comme le remarque Michèle Salmona, « l’animalier qui
n’a pas hérité de cette culture de la voix, culture de communication paralinguistique très
28
A.-M. Brisebarre, Bergers des Cévennes, p. 56. On trouve aussi chez l’écrivain Elian-Jean Finbert - qui fut
berger transhumant en Provence de 1941 à 1943 - un intéressant catalogue de huchements avec leur effet sur les
brebis : E.-J. Finbert, Hautes terres, p. 448.
29
R. Dor, « A l’aube du cri : De l’homme à l’animal avant le partage du monde », p. 129-139.
1
élaborée dans les sociétés pastorales, a du mal à apprendre à mener les bêtes à la voix »30.
Savoir se faire entendre des bêtes pour les commander ou les rassurer est un marqueur
d’appartenance au groupe professionnel.
Certains bergers à la voix bien placée sont immédiatement obéis et obtiennent rapidement le
résultat escompté ; d’autres doivent s’y reprendre à plusieurs fois, et en désespoir de cause
envoyer le chien ou s’imposer physiquement aux bêtes. La « bonne voix » s’acquiert
implicitement, par l’exemple, surtout quand on est jeune berger, et que l’on entend au
quotidien ces adresses aux bêtes.
« Blaguer comme une sonnaille »
Au XIXe siècle, à la foire du 20 mai à Arles, les bergers se livraient à un incroyable récital de
huchements devant le patron auquel ils proposaient leurs services pour la période de la
transhumance : « Pour choisir entre ces hommes souvent inconnus, les patrons leur
demandaient de crier, de siffler, de chanter leurs commandements. Celui qui vocalisait le
mieux était engagé en premier et recevait le salaire le plus élevé. »31
Pour renouveler leurs animations, les fêtes de la transhumance du grand Sud, qui proposent
les classiques défilés de troupeaux et autre démonstration de conduite de chiens de troupeaux
à la voix ou au sifflet, pourraient sans doute s’inspirer de cette coutume disparue et organiser
un concours de huchement où les bergers feraient montre de l’étendue de leurs compétences
vocales. Il faudrait aussi songer à créer des temps de rencontres publiques avec les éleveurs et
les bergers, moins taiseux qu’on ne le pense ; certains sont même assez bavards et leurs
histoires sont souvent passionnantes. D’un berger qui parle beaucoup, on dit d’ailleurs qu’il
« blague comme une sonnaille » !
30
31
M. Salmona, Les paysans français, p. 48.
A.-M. Brisebarre, Le berger, p. 53.
1
Bibliographie
Brisebarre Anne-Marie, Bergers des Cévennes, Montpellier, Espace Sud – Presse des
Baronnies, 1996 (1ère éd. 1978).
Brisebarre Anne-Marie, Le Berger, Paris, Berger-Levrault, 1980.
Chevallier Denis, « Collecter, exposer le contemporain au MUCEM », Ethnologie Française
(L’Europe et ses ethnologies), 2008/4, 2008, p. 631-637.
Chion Michel, Le promeneur écoutant. Essais d’acoulogie, Paris, Editions Plume, 1993.
Dor Rémy, « A l’aube du cri : De l’homme à l’animal avant le partage du monde », Diogène,
2002/4, n°200, p. 129-139.
Deleuze Gilles & Guattari Félix, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980.
Fabre Patrick & Lebaudy Guillaume, Le Mérinos d’Arles. Passion de bergers, Marseille,
Images en Manœuvres, 2010.
Finbert Elian-Jean, Hautes terres, Paris, Albin Michel, 1948.
Gigou Laure, Le musée de la cloche et de la sonnaille d’Hérépian, La lettre de l’OCIM, n°59,
1998, p. 21-28.
Lebaudy Guillaume, « Etude d’une sonnaille de troupeau d’ovin de Provence », Mémoire
d’ethnologie des techniques et de l’esthétique, Aix-en-Provence, U.F.R. Civilisations et
Humanités, Département d’Ethnologie, Université de Provence, 1996.
Lebaudy Guillaume, « Dans les pas des bergers piémontais en Provence. Traces, parcours,
appartenances », Le Monde alpin et rhodanien, 1er-3e trimestres, 2000, p.151-174.
Salmona Michèle, Les paysans français, Paris, L’Harmattan, 1994.
Searby Amanda & Jouventin Pierre, « Mother-lamb acoustic recognition in sheep: a
frequency coding », Proceedings of the Royal Society B., vol. 270, 2003, p. 1765-1771.
1