Prestation compensatoire, régime séparatiste et ordre

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Prestation compensatoire, régime séparatiste et ordre
Revues
Lexbase La lettre juridique n˚624 du 10 septembre 2015
[Divorce] Chronique
Chronique de droit du divorce — Septembre 2015 —
Prestation compensatoire, régime séparatiste et ordre public
N° Lexbase : N8830BUL
par Marjorie Brusorio-Aillaud, Maître de conférences à l'Université du
Sud Toulon-Var
Lexbase Hebdo — édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique mensuelle de droit
du divorce, réalisée par Marjorie Brusorio-Aillaud, Maître de conférences à l'Université du Sud Toulon-Var.
Les deux arrêts retenus, pour cette chronique "de rentrée" ont été rendus le 8 juillet 2015. Ils concernent
la prestation compensatoire et, plus exactement : le fait que celle-ci n'a pas vocation à corriger les effets
du régime matrimonial séparatiste (Cass. civ. 1, 8 juillet 2015, n˚ 14-20.480, F-P+B) ; et le fait que les juges
doivent rechercher si un contrat de mariage excluant le droit à prestation compensatoire est conforme à
l'ordre public international français (Cass. civ. 1, 8 juillet 2015, n˚ 14-17.880, FS-P+B). Dans les deux cas, la
solution n'est pas nouvelle ; dans les deux cas, les juges du fond n'ont pas tenu compte d'une jurisprudence
clairement établie et tout à fait conforme à la législation ; dans les deux cas, les épouses font bien d'attendre
encore quelques mois !
– La prestation compensatoire n'a pas vocation à corriger les effets du régime séparatiste (Cass. civ. 1, 8
juillet 2015, n˚ 14-20.480, F-P+B N° Lexbase : A7511NM7 ; cf. l'Encyclopédie "Droit du divorce" N° Lexbase :
E0290EXZ)
Dans la première affaire retenue, jugée par la Cour de cassation le 8 juillet 2015, un couple avait divorcé et la
cour d'appel avait condamné l'époux à payer une prestation compensatoire, sous la forme d'un capital de 200 000
euros, en énonçant que cette dernière "a quand même pour objet de corriger les injustices liées au jeu du régime
séparatiste". Visant les articles 270 (N° Lexbase : L2837DZ4) et 271 (N° Lexbase : L3212INB) du Code civil, la
Haute juridiction a cassé et annulé cet arrêt sur ce point.
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La solution, qui a déjà été adoptée (Cass. civ. 1, 14 mai 2014, n˚ 12-29.205, F-D N° Lexbase : A5545MLX ; Cass.
civ. 1, 18 décembre 2013, n˚ 13-10.170, F-D N° Lexbase : A7685KSG), est parfaitement logique.
En effet, il résulte des articles 270 et suivants du Code civil :
- que l'un des époux peut être tenu de verser à l'autre une prestation destinée à compenser, autant qu'il est possible,
la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives ;
- que cette prestation compensatoire est fixée selon les besoins de l'époux à qui elle est versée et les ressources de
l'autre, en tenant compte de la situation au moment du divorce et de l'évolution de celle-ci dans un avenir prévisible ;
- et que, pour ce faire, le juge prend en considération un certain nombre d'éléments, non limitativement énumérés
par l'alinéa 2 de l'article 271 du Code civil.
En pratique, l'article 272 du Code civil (N° Lexbase : L4059I3Q) prévoit que, dans le cadre de la fixation d'une
prestation compensatoire, ou à l'occasion d'une demande en révision, les parties fournissent au juge une déclaration
sur l'honneur certifiant l'exactitude de leur ressources, revenus, charges, patrimoine et conditions de vie.
Dans l'espèce commentée, le mari était âgé de 62 ans et l'épouse de 60 ans. Le mariage avait été célébré en
1980 et le couple avait vécu ensemble jusqu'à sa comparution devant le magistrat conciliateur. La durée de la vie
commune postérieure au mariage avait ainsi duré 28 ans. Le couple avait eu deux enfants, majeurs et autonomes.
Les juges du fond ont relevé qu'il résultait des assertions de l'époux qu'une grande partie de son patrimoine propre
s'était constitué au cours de la vie commune. En effet, enseignant au moment du mariage, le mari s'était visiblement
lancé dans les affaires par la suite. Or, pour les juges du fond, cette réussite professionnelle était sans doute liée à
l'industrie du mari et son talent, mais il ne pouvait être fait abstraction du fait que l'épouse, qui avait une profession
stable de médecin, et assurait ainsi une sécurité matérielle à sa famille, avait en partie contribué à cette promotion
sociale. Les magistrats ont donc conclu que même si la prestation compensatoire n'a pas pour finalité d'assurer
la parité des fortunes, elle a quand même pour objet de corriger les injustices liées au jeu du régime séparatiste.
L'époux a ainsi été condamné à verser une prestation compensatoire, sous forme de capital, d'un montant de
200 000 euros, contrairement à ce qu'en avait décidé les premiers juges, dès lors que le divorce va entraîner, au
détriment de l'épouse, à l'issue de 28 années de vie commune, une forte disparité dans ses conditions d'existence.
Un tel raisonnement, et une telle solution, violent incontestablement les dispositions relatives à la prestation compensatoire. Pour qu'une prestation compensatoire soit accordée, deux conditions doivent être remplies. Il faut une
disparité entre les conditions de vie avant et après le mariage et cette disparité doit avoir pour origine la rupture de
l'union.
S'agissant de l'existence de la disparité : en l'espèce, les époux, l'un comme l'autre, ne fournissaient pas l'intégralité
des documents permettant d'évaluer exactement leurs revenus, charges et patrimoines. L'épouse, par exemple,
ne fournissait pas de renseignement sur ses droits prévisibles à la retraite alors que, âgée de 60 ans, cela était,
si ce n'est imminent, assez proche... La disparité, dans les conditions de vie des époux, et notamment l'épouse
créancière, avant et après le mariage, n'était donc pas clairement démontrée.
S'agissant de l'origine de la disparité : la jurisprudence applique en principe strictement l'alinéa 2 de l'article 270 du
Code civil et exige que la disparité ait pour origine la rupture du mariage. Le changement, dans les conditions de
vie, ne doit pas résulter d'une situation antérieure à l'union (et poser éventuellement la question d'enrichissement
sans cause) ou du choix d'un régime matrimonial (et dépendre alors d'éventuelles récompenses).
Avoir admis l'existence de la disparité, alors que certains documents n'étaient pas fournis, peut paraître critiquable
mais, dès lors que cela relève de leur appréciation souveraine, la Haute juridiction ne pouvait pas sanctionner
les juges du fond (Cass. civ. 2, 25 juin 1980, n˚ 79-10.857 N° Lexbase : A9706CIC ; Cass. civ. 2, 6 mai 1987, n˚
86-12.953 N° Lexbase : A7693AA8 Bull. civ. II, n˚ 101 ; Cass. civ. 2, 30 novembre 2000, 2 arrêts, n˚ 99-10.923
N° Lexbase : A3206AUB et n˚ 99-12.458 N° Lexbase : A3219AUR, Bull. civ. II, n˚ 157).
En revanche, en indiquant que la prestation compensatoire "a quand même pour objet de corriger les injustices
liées au jeu du régime séparatiste", alors que l'article 270 dispose que la disparité doit avoir pour origine la rupture
du mariage, les juges du fond encouraient indubitablement la cassation. La Haute juridiction a clairement rappelé,
au début de l'arrêt, que "la prestation compensatoire n'a pas pour objet de corriger les effets de l'adoption par les
époux du régime de séparation de biens". Les époux ont ainsi été remis dans l'état où ils se trouvaient avant l'arrêt
d'appel, rendu en avril 2014, et ont été renvoyés devant une autre cour d'appel.
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Cela est logique, d'un point de vue théorique, mais peut paraître inéquitable. Une épouse a travaillé sans cesse,
sans pause (certes non obligatoire) pour l'éducation de ses deux enfants, puisque les juges ont retenu que "n'est
aucunement démontré [qu'elle] ait consenti quelque sacrifice de carrière pour se consacrer à l'éducation de ses
enfants" et l'époux, fort probablement grâce à la stabilité, la sécurité et le confort financier fournis par son épouse,
s'est lancé dans les affaires... et y a réussi. Présenté ainsi, il peut paraître injuste que, au moment de la séparation,
l'épouse n'ait aucune "contrepartie".
C'est probablement parce qu'ils ont été empreints d'un tel sentiment que les magistrats de la cour d'appel se
sont permis d'assouplir les conditions d'attribution de la prestation compensatoire. Cependant, cela était forcément condamnable et il aurait peut-être été possible de parvenir à cette solution d'une autre manière, sans encourir
aussi sûrement la cassation.
En effet, s'ils veulent condamner l'époux à verser une prestation compensatoire, les juges de la cour d'appel de
renvoi doivent "seulement" :
— d'une part, estimer que la rupture crée une disparité dans les conditions de vie des époux. Ils doivent prendre en
considération le patrimoine estimé ou prévisible des époux, tant en capital qu'en revenus et leur situation respective
en matière de retraite. Il suffit d'indiquer clairement que ces éléments ont été pris en considération, même si certains
font défaut, comme en l'espèce (l'exhaustivité n'est pas requise), pour que la cassation soit évitée ;
— d'autre part, indiquer que la disparité a pour origine la rupture (du moins ne plus écrire clairement que la prestation
"a quand même pour objet de corriger les injustices liées au jeu du régime séparatiste").
Enfin, pour la fixation de la prestation, l'article 271 du Code civil prévoit que le juge prend notamment en considération "les conséquences des choix professionnels faits par l'un des époux pendant la vie commune pour l'éducation
des enfants et du temps qu'il faudra encore y consacrer ou pour favoriser la carrière de son conjoint au détriment
de la sienne". Le fait, en l'espèce, que l'épouse ait sans cesse travaillé pour permettre à son conjoint de "faire des
affaires" et de se constituer un solide patrimoine pourrait ainsi être pris en considération, entre autres éléments.
L'épouse a donc perdu quelques mois, mais pas l'espoir d'avoir une prestation qui, toutefois, ne lui semble pas
indispensable pour avoir un niveau de vie confortable et un patrimoine important.
– Les juges doivent rechercher si un contrat de mariage excluant le droit à prestation compensatoire est
conforme à l'ordre public international français (Cass. civ. 1, 8 juillet 2015, n˚ 14-17.880, FS-P+B N° Lexbase : A7832NMZ ; cf. l'Encyclopédie "Droit du divorce" N° Lexbase : E0227E7K)
La seconde affaire retenue pour la présente chronique concerne la "force" de la prestation compensatoire.
En l'espèce, un couple s'était marié en avril 2000 en Allemagne, où il résidait, et un jugement avait prononcé son
divorce en juillet 2011. Dès lors que, au jour de l'introduction de la demande en divorce, les époux avaient (et ont
toujours), l'un et l'autre, leur domicile en France, leur divorce devait être régi par la loi française, conformément à
l'article 309 du Code civil (N° Lexbase : L8850G9N).
Pour rejeter la demande de prestation compensatoire de l'épouse, la cour d'appel de Metz avait retenu qu'aux
termes de leur contrat de mariage, reçu par un notaire, en Allemagne, en mars 2000, les époux avaient exclu "toute
prestation compensatoire selon le droit allemand ou tout autre droit". L'épouse avait ainsi renoncé, par avance, à
toute prestation compensatoire.
Ayant relevé le moyen d'office, en application de l'article 1015 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7861I4W),
la Cour de cassation a déclaré qu'en statuant ainsi, alors qu'il lui incombait de rechercher, de manière concrète, si
les effets de la loi allemande n'étaient pas manifestement contraires à l'ordre public international français, la cour
d'appel avait violé l'article 15 du Règlement n˚ 4/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 (N° Lexbase : L5102ICX)
et les articles 8, 13 et 22 du Protocole de La Haye du 23 novembre 2007 sur la loi applicable aux obligations
alimentaires. L'arrêt d'appel, rendu en septembre 2013, a ainsi été cassé, en ce qu'il avait rejeté la demande de
prestation compensatoire. Cette décision aussi est parfaitement logique.
Certes, il semblait résulter des stipulations de leur contrat de mariage que les époux avaient expressément entendu
opter pour l'application du droit allemand, quant aux conséquences générales de leur mariage, qu'ils avaient choisi
le régime matrimonial légal de la communauté de participation aux acquêts, selon le droit allemand, et exclu toute
prestation compensatoire, selon également le droit allemand ou tout autre droit. De plus, aux termes des dispositions
de l'article 3 de la Convention de La Haye sur la loi applicable aux régimes matrimoniaux en date du 14 mars 1978
(N° Lexbase : L9105IEX, publiée par le décret n˚ 92-1024 du 21 septembre 1992), le régime matrimonial est soumis
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à la loi interne désignée par les époux avant le mariage, en l'espèce le droit applicable en Allemagne, Etat dont le
mari a la nationalité. En outre, l'article 2 de la Convention de La Haye du 14 mars 1978 susvisée, entrée en vigueur
en France le 1er septembre 1992, s'applique à tous les mariages célébrés postérieurement à cette date (donc en
l'espèce), même si la nationalité, la résidence habituelle des époux ou la loi applicable en vertu de cette convention
ne sont pas celles d'un Etat contractant (Cass. civ. 1, 12 novembre 2009, n˚ 08-18.343, F-P+B+I N° Lexbase :
A9955EMN). Enfin, les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. On pouvait
donc conclure que l'épouse avait explicitement choisi le droit allemand pour régir les conséquences de son mariage
et qu'elle avait expressément renoncé, par avance, à toute prestation compensatoire, dans le contrat de mariage,
lequel est régi par le droit allemand.
Cependant, selon l'article 15 du Règlement n˚ 4/2009 du Conseil du 18 décembre 2008 : "afin de préserver les
intérêts des créanciers d'aliments et de favoriser une bonne administration de la justice au sein de l'Union européenne, les règles relatives à la compétence telles qu'elles résultent du Règlement (CE) n˚ 44/2001 (N° Lexbase :
L7541A8S) devraient être adaptées. La circonstance qu'un défendeur a sa résidence habituelle dans un État tiers
ne devrait plus être de nature à exclure l'application des règles communautaires de compétence, et plus aucun renvoi aux règles de compétence du droit national ne devrait désormais être envisagé. Il y a donc lieu de déterminer
dans le présent Règlement les cas dans lesquels une juridiction d'un Etat membre peut exercer une compétence
subsidiaire". De plus, les articles 8, 13 et 22 du Protocole de La Haye du 23 novembre 2007 sur la loi applicable
aux obligations alimentaires prévoient notamment, quant à eux, qu'"à moins que les parties n'aient été pleinement
informées et conscientes des conséquences de leur choix au moment de la désignation, la loi désignée ne s'applique pas lorsque son application entraînerait des conséquences manifestement inéquitables ou déraisonnables
pour l'une ou l'autre des parties" et "l'application de la loi désignée en vertu du Protocole ne peut être écartée que
dans la mesure où ses effets sont manifestement contraires à l'ordre public du for".
En droit français, les époux peuvent "transiger" à propos de l'attribution d'une prestation compensatoire, au cours de
leur procédure de divorce. Il revient ensuite au juge de valider leur accord, c'est-à-dire d'homologuer leur convention,
qu'il s'agisse d'un divorce par consentement mutuel ou d'un autre type de divorce. Il a été jugé que tant qu'aucune
procédure de divorce n'est engagée, les époux ne peuvent valablement transiger sur leur droit futur à une prestation
compensatoire. Une telle transaction est nulle de plein droit (Cass. civ. 2, 21 mars 1988, n˚ 86-16.598 N° Lexbase :
A7750AAB ; Cass. civ. 1, 3 février 2004, n˚ 01-17.094, F-P+B N° Lexbase : A2295DBM).
En l'espèce, il incombait donc au juge du fond de rechercher, concrètement, si le renoncement anticipé, dans un
contrat de mariage conclu à l'étranger, d'octroi d'une prestation compensatoire n'était pas manifestement contraire
à l'ordre public international français.
En théorie, cette décision oblige seulement les juges du fond à examiner si la convention conclue n'est pas contraire
à l'ordre public international français. Il reste possible que ceux-ci acceptent d'appliquer la convention et que l'épouse
n'obtienne pas de prestation compensatoire.
En pratique, on peut noter qu'il a déjà été jugé qu'était contraire à l'ordre public français une convention matrimoniale
de droit allemand fixant les obligations du mari après le prononcé du divorce (CA Paris, 24èm ch., A, 21 mars 2007,
n˚ 05/22 900 N° Lexbase : A3354DXI, JCP éd. N, 2007, 1257). Il est donc fort probable que l'épouse puisse, en
l'espèce, demander et, si les conditions d'octroi sont réunies, obtenir une prestation compensatoire. Comme celle
dans l'affaire précédente, cette dernière fait donc bien d'attendre encore quelques mois !
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