Fethullah Gülen : un pont entre islam et Occident

Transcription

Fethullah Gülen : un pont entre islam et Occident
Fethullah Gülen : un pont entre islam et Occident
Richard Penaskovic
Résumé
Depuis le 11 septembre, le monde occidental a été saisi par la peur de ce que les musulmans
vont maintenant faire. Pratiquement aucun journaliste ne parle d’islam modéré ou libéral, bien
que de nombreux musulmans se rattachent globalement à cette catégorie. Le présent papier
traite de la pensée de M. Fethullah Gülen et avance l’idée que Gülen peut être un pont permettant une meilleure compréhension entre islam et Occident, grâce à ses positions sur la paix, la
tolérance et le dialogue interreligieux et à sa vision optimiste des relations futures entre les
deux blocs précités. Je fonde mon argumentation sur cinq thèses :
Thèse 1 : nous vivons dans un monde global. Gülen affirme que nous vivons dans un
monde globalisé, totalement différent de ce qu’il était par le passé. Ce qui se produit dans un
endroit du monde est instantanément connu partout dans le monde, grâce à internet et au téléphone cellulaire. La technologie a contracté le monde.
Thèse 2 : islam et Occident se sont brouillés. La brouille entre islam et Occident a commencé avec les Croisades, suivies par l’invasion du monde musulman par les Mongols, remarque
Gülen. La civilisation occidentale s’est fondée sur les sciences physiques et a malheureusement succombé au matérialisme, son talon d’Achille.
Thèse 3 : le dialogue, et en particulier le dialogue interreligieux, est crucial. Gülen considère le dialogue comme un compromis entre deux parties ou plus, qui suppose respect, honnêteté et amour altruiste. Dans le dialogue, on doit s’imposer d’être intègre tout en rencontrant
l’autre comme un véritable autre qui n’est ni faussement semblable, ni trop différent. Pour que
le dialogue interreligieux réussisse, il faut oublier les blessures passées, ignorer les polémiques et se concentrer sur les points communs aux partenaires en dialogue.
Thèse 4 : l’amour peut tout vaincre. Gülen parle avec éloquence de l’amour, qui est pour lui
la force la plus puissante, la lumière la plus radieuse et le lien qui unit les êtres humains les
uns aux autres.
Thèse 5 : l’avenir semble prometteur. Gülen n’envisage pas de choc des civilisations entre
islam et Occident. En se concentrant sur le dialogue, la tolérance, la paix et l’amour, l’avenir
de la relation entre islam et Occident incite plutôt à l’optimisme.
Introduction
Depuis le 11 septembre, le monde occidental a été saisi par la peur de ce que les musulmans
vont maintenant faire. Pratiquement aucun journaliste ne parle d’islam modéré ou libéral, bien
que de nombreux musulmans sur la planète se rattachent globalement à cette catégorie. Le
présent papier traite de la pensée de M. Fethullah Gülen. J’y avance l’idée que Gülen peut être
un pont permettant une meilleure compréhension entre islam et Occident, grâce à ses positions sur la paix, la tolérance et le dialogue interreligieux et à sa vision optimiste des relations
futures entre les deux blocs précités. Je fonde mon argumentation sur cinq thèses, qu’on peut,
grâce à une lecture attentive, extraire de ses nombreux écrits.
Thèse 1 : nous vivons dans un monde global
Gülen prétend que nous vivons dans un monde globalisé, totalement différent de ce qu’il était
par le passé. Ce qui se produit dans un endroit du monde est instantanément connu partout
dans le monde, grâce à internet et au téléphone cellulaire. La technologie a contracté le monde
(Ameli, 2004, p. 324). Ceux qui pensent que tout changement radical dans un pays particulier
sera déterminé par ce seul pays en seront quitte pour un réveil brutal. Nous existons dans un
monde totalement interdépendant, un village mondial (Stiglitz, 2002, p. 9 ; Kellner, 2007, p.
54). Les événements du 11 septembre montrent que le monde est devenu un lieu unique. Les
attaques contre les États-Unis ont bouleversé le monde, sur une grande échelle. Par exemple,
dans les deux heures qui ont suivi les attaques terroristes sur les tours du Trade Center,
presque 80 % des Suédois étaient au courant. En effet, en Suède, aussi bien la radio que la
télévision nationales ont modifié leurs programmes pour couvrir l’événement (Larsson, 2005,
p. 34).
Gülen remarque que le monde connaît aujourd’hui une quantité de problèmes qui ne peuvent
être résolus que par de nombreux pays travaillant ensemble. Parmi ces problèmes, on peut
citer par exemple le réchauffement de la planète, la réglementation de l’espace, la surpêche
dans les mers et les océans, la pollution de l’eau et la solution au problème du terrorisme international (voir Gülen, 2000a, p. 240). Gülen réussit à mettre le doigt sur un phénomène que
les intellectuels et d’autres considèrent comme de plus en plus important, à savoir la mondialisation. Comme le mot « spiritualité », la mondialisation est un concept mal défini, un terme
générique. Mondialisation signifie des choses différentes dans des cultures et des régions différentes.
L’Occident voit souvent la mondialisation en termes uniquement économiques, comme la
circulation libre et sans entraves des capitaux, des biens, du travail et des services à travers les
frontières. Autrement dit, la mondialisation renvoie à une intégration des technologies, des
pays et des marchés à un niveau inconnu jusque là. Pourtant, au Proche-Orient et en Afrique
du Nord (région MENA – Middle East and North Africa), la mondialisation a pris un sens
différent. Elle y est perçue essentiellement en termes idéologiques, et donc combattue comme
nouvelle arme de l’impérialisme, même si certains, comme le roi Abdallah de Jordanie, ont
une vision positive de la mondialisation. Dans la région MENA, nombreux sont les gens qui
voient dans la mondialisation une menace pour leur indépendance culturelle, économique et
politique, malgré le fait que cette région reste globalement l’une des moins mondialisées dans
le monde (Looney, 2007, p. 342).
Gülen réfléchit la mondialisation en termes plus larges que seulement économiques et idéologiques. Pour lui, la mondialisation est un terme plus global. Il parle de la connectivité et
l’interdépendance dans tous les domaines de la vie : culture, écologie, économie, politique,
religion, social, technologie. Gülen serait satisfait si l’on disait que la mondialisation est le
processus par lequel le mode de vie quotidienne s’est uniformisé à travers le monde.
Comment, selon Gülen, le monde est-il devenu un village mondial ? Gülen explique la mondialisation par des avancées dans les domaines de la communication, de la science et de la
technologie (Gülen, 2004b, p.230). Il fait remarquer que, grâce aux progrès de la technologie,
plus précisément de la technologie électronique, à la fois l’acquisition et l’échange des informations se développent progressivement. L’internet constitue un exemple de la mondialisation. Grâce à internet, les gens du monde entier peuvent entre en relation. En même temps,
pourtant, ceux qui ne possèdent pas d’ordinateur sont laissés dans l’obscurité et ignorés. Des
régions entières sont parfois coupées du monde, par exemple dans cette partie de l’Amérique
du Sud arrosée par le fleuve Amazone, et inaccessible par la route.
Gülen a rencontré l’idée de mondialisation en réfléchissant à la nature de l’univers. Pour lui,
l’univers est clairement et indéniablement un tout indivisible. Tout être, à chaque niveau, est
indissociable des autres êtres. La physique quantique montre cette unité ou cette entièreté intacte de l’univers, qui intègre aussi les êtres humains (Gülen, 2000b, p. 4). Puisqu’il existe
une interdépendance de tous les êtres humains dans l’univers, ce qui fait exister une fleur doit
être responsable d’un arbre, remarque Gülen. Et ce qui fait exister un arbre doit être responsable d’une forêt. Un tel lien étroit, une telle interconnexion, signifient que tous les êtres dans
l’univers s’entraident.
Gülen trouve absolument fascinant l’ordre, l’organisation et l’harmonie du monde. Il ne pense
pas que cet ordre et cette harmonie viennent de la matière ou se produisent par hasard. Selon
lui, tout ce qui arrive dans l’univers se produit plutôt en respectant certaines lois.
L’événement le plus insignifiant ne peut se produire sans qu’intervienne dans l’équation Celui
qui possède une connaissance parfaite de l’univers et qui possède une puissance absolue. Celui-là est Dieu, le Créateur. Gülen prétend que Dieu se révèle lui-même dans le livre de la
nature qui, adressé à toute l’humanité, permet de connaître son Auteur (Gülen, 2000b, p.13).
Thèse 2 : islam et Occident se sont brouillés
Il faut, quand on parle de l’islam et de l’Occident, faire quelques distinctions importantes. En
premier lieu, il faut distinguer l’islam, qui est une religion, de l’islamisme, qui est une idéologie politique. Cette distinction est implicite dans les écrits de Gülen, par exemple dans son
essai intitulé De vrais musulman ne peuvent pas être terroristes (Gülen, 2002b, p. 95-98). En
tant que religion, l’islam met fortement l’accent sur la paix, l’amour et la tolérance. Pour
Gülen, l’amour est le liant de l’existence. Il remarque que Muhammad, homme affectueux,
était appelé « Habibullah », qui vient du mot habib, qui signifie « celui qui aime Dieu et est
aimé de Dieu ». Gülen rapporte plusieurs récits (hadith) du Prophète Muhammad qui démontrent qu’il n’y a pas de place pour la haine en islam ni dans le monde multicolore de son ambassadeur Muhammad, le Prophète, que son nom soit béni. Pour Gülen, tout le Coran repose
sur la tolérance et le pardon (Gülen, 2002b, p. 99).
L’islamisme, bien que drapé dans un imaginaire religieux et formulé dans une langue eschatologique, a plus en commun avec les idéologies laïques de la terreur qu’avec la religion islamique. Par exemple, de même que l’armée républicaine irlandaise (IRA) ne peut en aucune
façon être assimilée à l’Église catholique romaine, de même l’islamisme, en tant qu’idéologie,
ne peut être pensé dans le même souffle que la religion islamique (Desai, 2007, p. 59-87).
Un des aphorismes favoris de Gülen est le suivant : « Dans le véritable islam, le terrorisme
n’existe pas. » Dans la religion islamique, nul ne peut être un plastiqueur suicidaire, pas
même en temps de guerre. La religion islamique interdit une telle barbarie. Tuer une autre
personne équivaut, selon la religion islamique, au qufr ou à l’athéisme. Un vrai musulman ne
peut pas dire : « Je vais tuer quelqu’un pour aller au paradis. » Comment quelqu’un peut-il
être approuvé par Dieu alors qu’il ôte une précieuse vie humaine ? C’est, dans la religion
islamique, purement et simplement impossible (Gülen, 2004b, p.185).
En second lieu, quand Gülen parle d’islam, pense-t-il à l’islam coutumier caractérisé par une
combinaison de pratiques locales et de pratiques partagées par la plupart des musulmans autour de la planète, désireux de se soumettre à la volonté d’Allah, telle que révélée dans le Coran, ou pense-t-il à l’islam revivaliste ? Il faut cependant remarquer que cette tradition coutumière n’est pas uniforme puisque chaque région du monde islamique a produit sa propre version des pratiques coutumières. Par exemple, la tradition au Maroc comporte le culte des
saints dont certains musulmans prétendent qu’il n’a aucun fondement coranique. Gülen penset-il à l’islam revivaliste, l’alternative la plus courante à l’islam coutumier ? La tradition revivaliste, qu’on appelle aussi fondamentalisme ou wahhabisme, s’opposent aux déviations et
aux pratiques locales. Elle défend au contraire une insistance renouvelée sur la langue arabe
comme langue de la révélation, sur le caractère illicite des institutions politiques locales
(puisqu’elles usurpent l’autorité d’Allah), la remise en vigueur des pratiques des premiers
temps de l’islam et, enfin, l’autorité de revivalistes comme Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab
comme seul interprète qualifié de l’islam. Je prétends que Gûlen parle de l’islam dans la première de ces interprétations, celle d’un islam coutumier (Kurzman, 1998, p. 6).
Je voudrais aussi faire remarquer que Gülen pense que l’islam est devenu un mode de vie ou
une culture pour certains musulmans qui n’adhèrent pas à l’islam en tant que religion. Ces
musulmans ont restructuré l’islam conformément à leurs propres idées. Gülen résume ses sentiments à ce sujet en affirmant qu’il n’existe pas de monde islamique. Que veut-il dire ? Que
certains musulmans vivent l’islam à leur convenance si bien que c’est plus une culture musulmane qui domine qu’une culture islamique (Gülen, 2004b, p. 186).
Si le terme d’islam peut poser problème, il en est de même du terme d’Occident, qui a aussi
ses ambigüités. D’abord, le terme d’Occident peut être appréhendé géographiquement. En ce
sens, il se réfère à des pays où la majorité des habitants sont chrétiens et où prospèrent des
systèmes politiques pluralistes et des économies de marché libres. Historiquement, cet ensemble comprend le Canada et les États-Unis, l’Europe à l’ouest de l’ancienne Allemagne de
l’Est, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud et peut-être Israël (bien que la majorité des Israéliens soient juifs et non chrétiens).
Cependant, on peut aujourd’hui affirmer que les frontières géographiques du passé qui définissaient l’Occident ne tiennent plus et sont devenues poreuses. Après la fin de la guerre
froide, l’Occident a intégré la Russie, les élites urbanisées et possédantes d’Amérique latine,
et un Japon capitaliste et démocratique, de même que Taïwan et les riches états pétroliers du
Golfe, comme Dubaï (Abramsky, 2007, p. 88).
Ensuite, le terme d’Occident peut être pris au sens culturel comme cette partie du monde qui
partage un héritage judéo-chrétien, ou comme synonyme d’humanisme laïc et d’esprit des
Lumières. La question se ramène donc à ceci : le terme d’Occident se réfère-t-il à un état
d’esprit ou à un territoire ? Il est indubitable que, lorsqu’il aborde cette question, Gülen comprend l’Occident essentiellement en termes culturels et religieux. Pour lui, la civilisation occidentale s’est fondée sur les sciences dures, comme la physique et les mathématiques. Selon
lui, un gigantesque conflit s’est installé entre les sciences dures et la religion, conflit qui
n’était pas nécessaire. Gülen pense que l’Occident a succombé au matérialisme et à la laïcité.
Sur ce point, Gülen s’aligne sur la pensée identique d’autres penseurs musulmans, par
exemple Sayyid Qutb (Ayoub, 2007, p.49).
L’Orient a au contraire mis l’accent sur les valeurs morales, religieuses et spirituelles, tout en
envoyant promener, en même temps, les sciences dures et la technologie. Gülen remarque que
la brouille entre islam et Occident a commencé avec les Croisades, suivie par l’invasion du
monde musulman par les Mongols (Gülen, 2002b, p. 27). Les Croisades furent cruciales pour
installer le modèle d’une longue histoire de méfiance et de conflit entre islam et Occident
(Lewis, 2004, p. 47). Bien que Jésus enseigne, dans les Évangiles, l’amour du voisin, les croisés n’avaient apparemment jamais appris le sens de l’amour du voisin.
Les Croisades ont éveillé chez les musulmans une méfiance à entrer en dialogue avec les
chrétiens, mais de nombreux autres facteurs ont joué leur rôle. Ainsi, Gülen signale que, au
XXe siècle, les chrétiens ont tué plus de musulmans que les musulmans ont tué de chrétiens
au long de l’histoire (Gülen, 2002b, p. 33). Les attaques portées par les Européens ont fait
s’effondrer l’Empire ottoman, et le portrait qu’a dressé le christianisme d’un islam version
schématique et déformée du judaïsme et du christianisme contrarie de nombreux musulmans,
jusqu’à aujourd’hui. Dans l’espoir de construire un meilleur avenir, Gülen insiste sur le dialogue interreligieux, crucial selon lui pour surmonter le conflit historique entre islam et Occident. Gülen dit en effet : « Que commence la cicatrisation. » Tournons-nous maintenant vers
l’extrême importance de cette question du dialogue.
Thèse 3 : le dialogue, et en particulier le dialogue interreligieux, est crucial
Malgré la tension et les conflits entre musulmans et chrétiens depuis environ quatorze siècles,
Gülen présente le dialogue interreligieux comme une nécessité. À travers ses écrits, Gülen
insiste sur le fait que, pour que le dialogue interreligieux réussisse, nous devons oublier le
passé, ignorer les polémiques et nous concentrer sur les points que les deux religions ont en
commun (Gülen, 2002b, p. 34). Il remarque que toutes les religions révélées sont fondées sur
la paix, la sécurité et l’harmonie du monde. De même que Jésus appelait à « tendre l’autre
joue », Gülen nous exhorte à rendre le bien pour le mal et à ignorer les comportements discourtois (Gülen, 2000a, p. 192).
Les musulmans doivent-ils s’engager dans le dialogue avec les juifs et les chrétiens ? En se
fondant sur le Coran, Gülen répond par un « oui » retentissant. Au début du Coran, en 2 : 2-4,
les gens sont invités à accepter les prophètes précédents, à la fois des Écritures juives et du
Nouveau Testament et de leurs livres. Gülen interprète ce passage comme un message important pour établir un dialogue avec les juifs et les chrétiens. En 29 : 46, il nous est prescrit de
ne pas nous disputer avec les gens du Livre, sauf en utilisant des moyens meilleurs que la controverse. Le Coran nous fournit une méthode établissant comment mener le dialogue avec les
juifs et les chrétiens. À partir de sa lecture du Coran, Gülen pense que la tolérance doit non
seulement s’appliquer aux juifs et aux chrétiens mais s’étendre à tous les peuples (Gülen,
2000a, p. 260).
Je voudrais aussi indiquer que Gülen prétend qu’il y a en théorie autant de raisons pour les
musulmans et les juifs de se rapprocher pour dialoguer qu’il y en a pour les juifs et les chrétiens d’ouvrir le dialogue. Il n’y a eu de la part des musulmans aucune discrimination vis-àvis des juifs, aucune négation de leurs droits humains fondamentaux, et ni shoah ni holocauste. Gülen remarque que les juifs ont été les bienvenus en période difficile. Par exemple,
l’Empire ottoman a accueilli les juifs après leur expulsion d’Espagne (Gülen, 2002b, p. 33).
Gülen parle toujours de dialogue en relation à la tolérance, au pardon, à l’amour et à
l’ouverture du cœur à chacun. Il fait une distinction importante entre les questions fondamentales pour l’islam et celles qui sont secondaires. Le dialogue, la tolérance, l’amour, le pardon
et l’ouverture du cœur à tout sont des aspects fondamentaux en islam. (Gülen, 2004b, p.71).
Dans le dialogue avec les autres, Gülen affirme que les partenaires en dialogue doivent regarder ce qu’ils ont en commun plutôt que de se focaliser sur les différences. Il précise que les
questions qui nous séparent doivent être absolument évitées.
Gülen appelle le dialogue et la tolérance les deux roses des collines d’émeraude. Qu’est-ce
que Gülen entend exactement par dialogue ? Gülen comprend le dialogue comme une rencontre entre deux individus ou plus afin de discuter de questions particulières. Quel est le résultat du dialogue ? Il contribue à créer des liens solides entre les partenaires en dialogue.
C’est pour Gülen une activité qui prend pour axe la personne humaine. Dans le dialogue, ceux
qui discutent partagent leurs idées et leurs sentiments. La connaissance seule ne suffit pas.
Dans le dialogue, ils ouvrent aux autres leur esprit et leur cœur d’une manière compatissante
et aimante. Le dialogue n’est pas un objectif qu’on atteint seul. C’est seulement avec l’aide de
Dieu, dit Gülen, que nous pouvons nous concentrer sur les questions de dialogue et de tolérance (Gülen, 2004b, p. 55).
Quel est le but et le propos du dialogue ? Est-il de terrasser son partenaire de dialogue en
usant de procédés de logique et d’intuition supérieurs ? Pas du tout, répond Gülen. Le dialogue existe pour que la vérité émerge plus clairement du dialogue. On n’entre pas en dialogue pour l’emporter sur son partenaire de dialogue ni pour satisfaire son ego. Le but est au
contraire que de la conversation émerge la vérité. Dans le dialogue avec les autres, en particu-
lier dans le dialogue interreligieux, il ne faut pas négliger des points aussi importants que la
compréhension mutuelle, le dévouement à la cause de la justice et, par-dessus tout, le respect
de son partenaire de dialogue (Gülen, 2000a, p. 259).
Comment Gülen en vient-il à lier si étroitement tolérance et dialogue ? À propos de
l’importance de la tolérance et du dialogue, il emboîte le pas au Coran et à la sunna du Prophète. Nous lisons en 25 : 63 que les serviteurs de Dieu sont humbles et que, quand l’ignorant
s’adresse à eux, ils disent : « Paix ! ». Autrement dit, les serviteurs du Miséricordieux ne rendent pas le mal pour le mal. Ils prennent au contraire la tolérance et le dialogue comme principes de base pour agir avec ceux qui sont grossièrement ignorants. D’autres versets du Coran, comme 25 : 72 et 28 : 55, vont dans le même sens, à savoir que lorsque les serviteurs
d’Allah rencontrent des paroles ou un comportement laids, ils n’y prêtent pas attention et passent à côté dignement (Gülen, 2000a, p.257).
Gülen note que la vie du Prophète Muhammad fut une trajectoire de pardon, de tolérance et de
patience. Prenons la façon dont le Prophète traita Abu Sufyan, qui l’avait persécuté toute sa
vie. Bien qu’Abu Sufyan ait émis des doutes sur l’islam au moment de la conquête de la
Mecque, Muhammad déclara que ceux qui cherchaient refuge dans la maison d’Abu Sufyan
étaient autant en sécurité que ceux qui cherchaient refuge dans la Ka’ba. Quel épisode incroyable, qui cite la maison d’Abu Sufyan au même niveau que la Ka’ba, en termes de sécurité et de sûreté. Commentant cet épisode, Gülen remarque qu’une telle tolérance avait pour
Abu Sufyan plus de valeur que si on lui avait donné des tonnes d’or (Gülen, 2000a, p. 257).
En bref, Gülen voit dans le dialogue un compromis entre deux parties ou plus, qui implique le
respect, l’honnêteté et l’amour compassionnel. On doit dans le dialogue conserver son intégrité personnelle jusqu’à reconnaître l’autre comme un véritable autre, qui n’est ni faussement
semblable ni trop différent. Non seulement le dialogue interreligieux est-il crucial pour la paix
dans le monde aujourd’hui, mais il doit aussi y avoir un dialogue des cultures, c’est-à-dire un
dialogue entre la culture islamique et l’Occident.
Thèse 4 : l’amour peut tout vaincre
Gülen parle de l’amour en relation avec la compassion, le pardon et la tolérance. Pour lui, ce
sont les piliers du dialogue et des valeurs humaines fondamentales. L’amour a la capacité de
vaincre toute force, d’élever l’âme qui l’absorbe et de préparer l’âme au voyage vers
l’éternité. L’amour est donc la façon dont nous, humains, entrons en contact avec l’éternité.
Gülen dit avec éloquence de l’amour qu’il est la force la plus grande, la lumière la plus
rayonnante et le lien qui unit les humains les uns aux autres. Au plan individuel, l’amour est le
sultan qui règne sur le trône du cœur humain. Au plan social, rien n’est, dans un pays ou une
société, plus durable et réel que l’amour. Pour Gülen, il est axiomatique que l’amour doit être
aussi vaste que les océans. L’amour nous appelle à accueillir toute âme en notre sein.
Ceux qui ont la plus grande part à cet amour sont les plus grands héros sur terre. De tels héros
continuent à vivre après leur mort. Ces âmes éminentes allument chaque jour une nouvelle
torche d’amour dans leur cœur. En retour, les autres les aiment. Qu’est-ce qui rend si particuliers ces héros de l’amour ? Ils dépassent la plupart des autres gens par leur capacité à arracher
de leur cœur tout sentiment personnel d’animosité envers autrui (Gülen, 2000a, p. 253).
Comment agir avec ceux qui nous ont dénigrés ? Gülen nous recommande d’adopter
l’approche du poète Yunus, à savoir ne pas frapper ceux qui nous ont portés un coup, ne pas
répondre sur le même mode à ceux qui nous ont maudits, et ne pas nourrir de rancune cachée
contre ceux qui nous ont insultés. C’est en contradiction avec ce qui fait notre nature. C’est
pourquoi Gülen voit en Dieu, le vrai Bien-aimé, la source de ce type d’amour (mahabba)
(Gülen, 2004a, p. 149).
Aimer authentiquement Dieu signifie qu’on se tient dans la présence de Dieu, complètement
porté vers le Bien-aimé et n’oubliant pas que la complète union avec Dieu ne se produira que
dans l’au-delà. L’amour d’une personne pour Dieu varie selon le niveau de son obéissance au
Bien-aimé. Pour se rapprocher de Dieu dans un amour vrai, il faut combattre pour dominer ses
défauts et ses manques, affirme Gülen. Ceux dont l’amour atteint les niveaux suprêmes sont
illuminés par la lumière de l’être de Dieu et sont en contact avec le monde spirituel. Ces âmes
favorisées reconnaissent qu’elles sont une source d’inspiration pour ceux avec qui elles entrent en contact. Gülen a coutume de dire que la véritable identité et la personnalité de
quelqu’un viennent de son esprit intérieur. Plus les êtres humains sont emplis d’amour pour
Dieu, plus ils peuvent dire avec le prophète Abraham ; « Je n’aime pas les choses qui se
fixent. » (Gülen, 2000b, p. 107).
Imaginez à quoi ressemblerait le monde si des gens plus nombreux possédaient l’amour vrai,
spirituel. Que les choses seraient différentes si les leaders des pays possédaient un tel amour
profond, dynamique et transformateur. Si tel était le cas, ils résoudraient une montagne de
problèmes et il n’y aurait aucun choc des civilisations. Tel est le message de Gülen au monde
actuel brisé et fracturé, plein d’égoïsme, d’individualisme et d’avidité.
Thèse 5 : l’avenir semble prometteur
À la lumière de ce qui précède concernant l’amour, il n’est pas surprenant que Gülen ait de
l’avenir une vision optimiste et pleine d’espoir. Indubitablement, Gülen ne souscrit pas à la
thèse du choc des civilisations proposée par Sam Huntington. En insistant sur des notions
comme le dialogue, la paix et l’amour, Gülen espère beaucoup que l’islam et l’Occident résoudront leurs divergences à l’amiable, grâce au dialogue. En insistant sur le dialogue, la tolérance, la paix et l’amour, l’avenir des relations entre islam et Occident incite plutôt à
l’optimisme.
Que Gülen croie en la résurrection et au jugement dernier l’aide à voir la vie d’une façon qualitativement différente de celle des humanistes laïcs et de ceux qui pensent que la vie prend
fin dans la tombe. Pour Gülen, la vie sur terre nous prépare pour une vie éternelle avec Dieu,
au paradis. Il considère cette vie présente comme une épreuve pour l’espèce humaine. Nous
devons pour ainsi dire rassembler nos forces pour l’avenir en prenant soin des autres et en
manifestant des qualités comme l’amour, la douceur et la paix intérieure. Ceux qui vivent
dans la perspective de l’éternité sont capables de pardonner aux autres leurs offenses et
d’ignorer leurs défauts. Bref, Gülen reste convaincu que la vie humaine sur terre est absurde
et insensée si l’on ne croit pas fortement en la résurrection des morts (Gülen, 2000b, p. iii).
Gülen affirme que si nous regardons la vie par les fenêtres de Dieu, l’espérance est la dynamique d’action qui ne faiblit jamais. On peut considérer l’espérance comme la nourriture vivifiante des âmes qui vivent pour le bien d’autrui plutôt que de chercher à devenir les premières.
Gülen dit que l’espérance est, pour les âmes qui sont orientées vers les autres, une source
d’énergie intarissable. Finalement, ces expressions poétiques illustrent les réflexions de Gülen
sur l’espérance : « Je garde vivante mon espérance pour le monde et l’humanité, fraîche
comme les feuilles toujours vertes, et je ne cesse de regarder en souriant vers demain. »
(Gülen, 2004b, p. 234).
Quelques observations pour conclure
Je voudrais conclure ce mémoire par quatre observations dans l’esprit de Gülen.
De nombreux observateurs occidentaux voient aujourd’hui le monde islamique comme une
menace, de la même façon que le monde soviétique était considéré comme une menace pour
l’Occident pendant la guerre froide. En réalité, le monde islamique ne menace l’Occident ni
économiquement, ni militairement, ni politiquement (Robb, 2007, p. 7). De nombreux pays
occidentaux contrôlent le bien le plus précieux du monde musulman, à savoir le pétrole, et
souhaitent récupérer l’argent qu’ils ont dépensé pour cela, soit en créant des marchés sûrs, soit
en vendant des équipements militaires (Nasr, 2007, p. 374). Loin d’être une menace pour le
mode de vie occidental, le monde musulman n’est une menace que pour les intérêts occidentaux dans le monde musulman lui-même. Aussi les cassettes de récitation coranique ne sontelles par près de remplacer la musique rap dans la culture occidentale. Inversement Gülen
pourrait dire que la laïcité et le matérialisme de l’Occident, la soi-disant culture Coca-Cola,
est une menace pour les valeurs spirituelles et morales prônées par l’islam.
Le présent mémoire montre très clairement que les opinions modérées de Gülen sur la foi
islamique peuvent être un antidote efficace contre l’islamophobie qui balaie le monde, répétée
dans les médias occidentaux où les musulmans sont décrits de façon stéréotypée (Pratt, 2005,
p. 175). Je veux dire par là que les musulmans sont considérés comme mauvais du simple fait
qu’ils sont musulmans. Il s’ensuit que l’islam est perçu en Occident comme une religion pernicieuse et dangereuse, plutôt que comme une religion de paix, d’amour et de tolérance
(Larsson, 2005, p. 37). Si les intellectuels et les journalistes occidentaux lisaient les écrits de
Fethullah Gülen, ils comprendraient le vrai sens de l’islam, à savoir une religion de paix,
d’amour et de pardon.
Une lecture attentive des écrits de Gülen enseignerait au monde occidental une leçon essentielle : la tolérance. Malheureusement, l’Occident considère que son développement historique est la seule voie à suivre pour les autres cultures et civilisations. Le monde musulman,
par contre, remet en question de nombreuses hypothèses soutenues en Occident : supériorité
des lois faites par les hommes sur la loi divine, humanisme laïc ou négation de toute dimension transcendante dans l’existence humaine (à l’opposé de la foi islamique), et suprématie
des droits de l’homme sur les droits divins. De Gülen, l’Occident peut apprendre à être tolérant vis-à-vis du monde musulman, qui souhaite se développer conformément à ses propres
principes et à sa dynamique islamique (Nasr, 2007, p. 374). Le monde occidental pourrait
faire un minuscule premier pas en essayant de comprendre le monde dans une perspective
islamique (Shahrur, 2007, p. 353). Les musulmans à travers le monde se sentent outragés par
la perte de terres musulmanes en Palestine, par le fait de revendications historiques exclusives
niant la revendication de ces terres par les musulmans. Beaucoup de musulmans n’ont pas le
sentiment que les dirigeants des gouvernements occidentaux se soucient sérieusement d’un
bien-être amélioré pour la communauté musulmane, la ummah. Les puissances occidentales
ne se soucient d’un meilleur bien-être des musulmans uniquement si le faire coïncide avec les
intérêts économiques, politiques et militaires de l’Occident. Regardez par exemple l’attitude
de l’Occident à propos de la démocratie dans le monde musulman. L’Occident n’admet des
élections libres que dans la mesure où les vainqueurs s’alignent sur les intérêts occidentaux.
Que peuvent en penser la majorité des musulmans ?
Gülen a également quelque chose à dire au monde musulman. Les musulmans ne doivent pas
tenir l’Occident comme complètement laïc et matérialiste. La grande majorité des gens aux
États-Unis, par exemple, fréquentent régulièrement les églises et sont profondément religieux.
En outre, il existe des similitudes frappantes entre judaïsme, christianisme et islam. Elles sont
toutes trois des religions abrahamiques nées dans les déserts du Proche-Orient. Toutes trois
prêchent le monothéisme et considèrent Dieu comme transcendant, ineffable et dominant le
monde dont il est le créateur et le soutien. Nous avons un besoin urgent non seulement d’un
dialogue interreligieux mais aussi d’un dialogue entre islam et Occident. Gülen est d’avis que
notre existence même pourrait bien dépendre de son succès.
Richard Penaskovic
Professeur de la chaire Religious Studies and Immediate Past de l’University Senate et de
l’University Faculty de l’Université d’Auburn en Alabama, USA. Il a un BA en philosophie
(équivalent d’un MA en théologie) de l’Université de Würzburg, en Allemagne, et un doctorat
en théologie de l’Université Maximilians à Munich. Il est l’auteur de plus de 100 publications
et a participé à des programmes de radio et de télévision aux USA. Son dernier livre, Critical
Thinking and the Academic Study of Religion (Pensée critique et Étude universitaire de la
Religion), est diffusé par Duke University Press. Ses nombreux articles et ses notes de lecture
sont parus dans des journaux comme The Journal of the American Academy of Religion, Augustinian Studies, Theological Studies, The Journal of Ecumenical Studies, Louvain Studies
(Belgique), and The Heythrop Journal (Londres). Ses travaux de recherche actuels portent sur
le dialogue islamo-chrétien, la spiritualité et l’ecclésiologie.