L`ARGUMENTATION Les types d`arguments 2/3 - Reseau

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L`ARGUMENTATION Les types d`arguments 2/3 - Reseau
Jean-Louis Linas
1 - Les prémisses de l’argumentation 1/3
2 - Les types d’arguments 2/3
3 - La mise en œuvre de l’argumentation 3/3
« Ainsi tout raisonnement est une opération ternaire, j’entends tout raisonnement réduit à son maximum de simplicité… […] Le rapport c’est l’intelligence
elle-même dans son principe de vie. » […]
HAMELIN, Sur la nature du moyen terme, fragment
(in : annexe de « Essai sur les éléments principaux de la représentation »)
L’ARGU MENTATION
OU L’ ART DE CONVAINCRE
Les types d’ar guments 2/ 3
Les problèmes posés par l’argumentation ne sont pas abordés sérieusement dans
les programmes de philosophie, si ce n’est pour en confier l’exclusivité au raisonnement cartésien ; ce qui est, non seulement insuffisant pour construire une tête bien
faite, mais encore néfaste par son exclusive même. L’étude en trois parties de JeanLouis Linas se propose d’élargir ce problème aux autres formes de l’argumentation.
Une rhétorique qui en somme retrouverait ses lettres de noblesse, et redonnerait aux
intelligences, étiolées par un terrain par trop pauvre, jeunesse, vigueur et fécondité.
La vérité des principes, des faits et des présomptions doit bénéficier de l’accord de « l’auditoire universel », alors que les valeurs – si l’on
accepte de donner à ce terme un sens relatif, et
non un sens synonyme de principes – les hiérarchies et les lieux s’adressent à des « auditoires
particuliers ». Le plus souvent, l’effort argumentatif consiste à donner aux éléments sur lesquels
on s’appuie, le degré le plus élevé possible. Celui
qui qualifie la solution, qu’il considère comme
la meilleure, de solution « unique », transpose un
jugement de valeur en jugement de fait.
Classement : 3B52
« L’argumentation rhétorique consiste à
mettre en œuvre, de diverses manières, des
éléments quasi-logiques, ou bien fondés sur la
structure du réel, ou encore sur la dissociation
des notions » (PERELMAN et OLBRECHTS-TYTECA ;
Traité de l’argumentation).
Arguments faisant appel à la logique
Nous appellerons ici « quasi-logique » une
argumentation qui ne relève pas de la logique
formelle démonstrative telle qu’elle apparaît
dans les sciences (1).
** cf. le glossaire PaTer
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1) L’argumentation quasi-logique « peut soulever dans une thèse adverse des contradictions
ou des incompatibilités. La contradiction formelle rend le système incohérent » (Ibid.). Ainsi
HUSSERL réfute-t-il le scepticisme, en soulignant
que celui-ci tient pour vrai qu’il n’est pas possible de détenir la vérité ! L’incompatibilité montre
que les conséquences du système combattu
obligent à choisir entre deux assertions On dira
à un homme « de droite » qu’il conduit à mettre
en œuvre une politique « de gauche » (Ibid.).
Celui qui argumente a intérêt, pour se rendre
convaincant, à se porter à lui-même des objections sur la cohérence logique de sa thèse, en
clarifiant les notions dont il se sert, ou à préciser
suffisamment les règles qu’il admet.
2) Le ridicule est un argument qui accentue le
conflit entre une affirmation et une opinion admise. Souligner le ridicule d’une thèse, c’est militer en faveur du maintien de ce qu’elle
transgresse. « Une erreur de fait jette un homme
sage dans le ridicule » (LA BRUYÈRE, Les caractères, 47).
3) Les définitions ont été ainsi distinguées en :
définitions normatives qui indiquent la façon
dont on veut qu’un mot soit utilisé ; les définitions descriptives qui indiquent quel sens est accordé à un mot dans un certain milieu ; les
définitions complexes combinent, de façon variée, des éléments issus des espèces de définitions précédentes (Ibid.). Les définitions peuvent
être soit des prescriptions, soit des hypothèses
empiriques. Les définitions peuvent être soit justifiées à l’aide d’arguments, soit servir ellesmêmes d’arguments.
4) L’analyse peut être considérée comme « une
argumentation quasi-logique, utilisant soit des
définitions, soit une énumération qui limite l’extension d’un concept aux éléments dénombrés »
(Ibid.). Rappelons que l’extension d’un concept
Classement : 3B52
est le nombre d’éléments qu’il peut contenir :
« portée d’application d’un terme, ensemble des
êtres ou des objets auxquels peut s’appliquer un
concept. Exemple : vertébré s’applique à
l’homme, mais aussi aux mammifères, aux oiseaux, aux poissons, etc. » (Louis MILLET ET IsaPetite
encyclopédie
belle
MOURRAL ;
philosophique. Éditions universitaires).
5) La règle de justice exige « l’application d’un
traitement identique à des êtres ou des situations
que l’on déclare appartenir à une même catégorie » (PERELMAN et OLBRECHTS-TYTECA ; loc. cit.).
« Si ce n’est toi, c’est donc ton frère ».
6) L’argument de réciprocité est la transposition
d’un point de vue qui permet de reconnaître,
par le truchement d’une symétrie, une identité.
On peut emprunter un exemple au rhéteur
QUINTILIEN : « Ce qu’il est honorable d’apprendre, il est honorable aussi de l’enseigner ». Certaines règles morales s’établissent en fonction
de la réciprocité symétrique : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ».
7) La transitivité permet de conclure que si la
même relation existe entre un élément a et un
élément b d’une part et entre les éléments b et
c d’autre part, l’on peut conclure que cette relation existe entre les éléments a et c. Et c’est
ainsi que « les amis de nos amis sont nos amis ».
8) L’inclusion de la partie dans le tout souligne
que ce qui vaut pour le tout vaut également
pour chacune des parties. Nous sommes ici
proches d’un argument syllogistique. Si tous les
hommes sont mortels, SOCRATE, qui est un
homme, est donc mortel.
9) La division du tout en ses parties a une valeur
logique argumentative quand on est certain
d’avoir procédé à une division exhaustive ; « il
faut donc être sûr de son fait, sous peine de susciter immédiatement un contre argument »
(Ibid.). « En dehors de l’instinct et de l’habitude,
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il n’y a d’action directe sur le vouloir que celle
de la sensibilité » (Henri BERGSON ; Les deux
sources de la morale et de la religion).
armée qui dispose de bons services de renseignements et qui remporte des succès permet de
prévoir des succès futurs » (Ibid.).
10) Les arguments de comparaison tirent leur
valeur de l’élément de référence : « il est plus
beau qu’Adonis ». Ils sont étroitement dépendants de l’auditoire : « on aura intérêt, en présence de Français de dire qu’un pays est neuf
fois plus grand que la France, au lieu de dire
qu’il est une demi-fois aussi grand que le Brésil »
(PERELMAN et OLBRECHTS-TYTECA ; loc. cit.).
2) Un argument peut s’appuyer sur le rapport de
fin à moyen. Des fins peuvent être présentées
comme d’autant plus souhaitables que les
moyens pour les réaliser sont faciles. Ou bien
on insistera, inversement, sur la nécessité de recourir à certains moyens, en raison de la valeur
des fins qu’ils permettent d’atteindre. C’est ainsi
que le marxisme n’hésite pas à considérer que
« la fin (la société communiste) justifie les
moyens (la révolution sanglante) ». Pas besoin
de commentaires : le Goulag parle tout seul !
11) L’argument par le sacrifice invoque le renoncement que l’on serait prêt à subir pour obtenir un certain résultat. « Je ne crois que les
histoires dont les témoins se feraient égorger »,
écrit Pascal. Plus le prestige des témoins est important, plus l’argument acquiert de valeur persuasive.
12) Le recours aux probabilités peut avoir une
valeur argumentative lorsque les éléments mis
en balance ne sont pas immédiatement vérifiables. C’est le cas de l’argument du pari de Pascal : si vous avez la foi et que le paradis existe,
vous ne perdez rien ; dans le cas contraire,
vous perdez tout. C’est ainsi que Pascal entend
persuader ceux qui n’ont pas la foi : la valeur
d’une telle argumentation est limitée, il faut
bien le dire…
Arguments fondés sur
la structure du réel
Si les arguments précédents tiraient leur valeur de leur rapport plus ou moins étroit avec
certains procédés logiques, les arguments qui
s’appuient sur le réel cherchent à invoquer
celui-ci pour établir des rapports entre des jugements déjà admis par l’auditoire et ceux que
l’on cherche à faire valoir.
1) Le lien causal permet de transférer la valeur
d’une cause à son effet ou vice-versa. « Une
Classement : 3B52
3) L’argument du gaspillage consiste à dire que
puisque l’on a déjà accepté des sacrifices pour
une action commencée, ce serait pure perte que
de renoncer à poursuivre. Argument du banquier qui continue à prêter à son client insolvable pour l’instant, tout en espérant des jours
meilleurs…
4) La mise en garde contre les étapes ultérieures
d’un processus peut s’appeler l’argument de la
direction. « Si vous cédez cette fois-ci, vous céderez encore plus ultérieurement ; où cela va-til s’arrêter ? » (Ibid.). C’est, au fond, l’argument
du doigt dans l’engrenage.
5) L’argument par le dépassement s’appuie sur
le fait qu’au-delà d’un certain stade, on acquiert
quelque chose de radicalement nouveau (en
bien ou en mal). C’est ainsi que les stoïciens
mettent en garde contre l’excès de mépris pour
le corps qui risque d’aboutir au suicide.
6) La référence au réel peut souligner le rapport
la personne et ses actes. La valeur des actes sera
justifiée (ou combattue) par la valeur (ou l’absence de valeur) de la personne dont ils émanent.
Un héros aura toujours des actes « héroïques ».
« Tout ce que dit ou fait une personne mal famée
devient marqué d’un signe négatif » (Ibid.).
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7) L’argument d’autorité peut mettre en valeur
des autorités variables : tantôt, ce sera « l’avis
unanime », « les savants », les « philosophes »,
les « Pères de l’Église », les « Prophètes » ; tantôt
une autorité impersonnelle : « la physique », « la
doctrine », « la religion », « la Bible », etc.
8) Le freinage permet de diminuer ou d’augmenter l’effet d’un acte sur la personne qui en
est l’auteur. Dans un tribunal, on invoquera la
clémence pour le coupable, en raison de son
passé qui donne à l’acte délictueux un aspect
accidentel ou exceptionnel.
9) Il n’est pas rare de voir des arguments s’appuyer sur les groupes auxquels appartiennent
les personnes. Le comportement des nobles est
« noble » ; celui des chrétiens est « chrétien »,
celui des hommes, « humain ». La portée de ce
type d’arguments est, bien sûr, limitée, car ils
peuvent tourner aux sophismes : l’appartenance
à un groupe n’efface pas les variables personnelles.
10) Enfin, on pourra s’appuyer sur la structure
du réel en ayant recours à l’essence qui permet
de rattacher des événements variables à des
structures stables : la philosophia perennis, par
exemple.
Arguments qui cherchent
à fonder les structures du réel
Les principaux arguments qui s’appuient sur
la structure du réel ne doivent pas faire oublier
que d’autres s’efforcent de donner une intelligibilité au réel en lui attribuant des structures.
1) Le recours à l’exemple cherche à fonder une
règle par généralisation tacite. « De même que
la seule manière de témoigner du respect à celui
qui a faim est de lui donner à manger, de même
le seul moyen de témoigner du respect à celui
qui s’est mis hors la loi est de le réintégrer dans
la loi en le soumettant au châtiment qu’elle
prescrit. » (Simone WEIL ; L’enracinement).
Classement : 3B52
2) À la différence de l’exemple, l’argument par
l’illustration a pour rôle de renforcer l’adhésion
à une règle déjà connue et admise. Alors que
l’exemple doit être incontestable, l’illustration
doit frapper vivement l’imagination pour emporter l’adhésion. « Ce sont les difficultés qui relèvent les hommes. Aussi, quand survient une
difficulté, souviens-toi que Dieu, comme un
maître de gymnase, t’a mis aux prises avec un
jeune et rude partenaire » (ÉPICTÈTE ; Entretiens).
3) Le modèle est un argument utilisé pour fonder une règle générale ou inciter à une action
qui s’en inspire. Sainte THÉRÈSE sera inspiratrice
de la conduite chrétienne parce qu’elle-même
prenait JÉSUS comme modèle. Parfois le modèle
peut au contraire servir de repoussoir ; « on parlera alors plutôt d’antimodèle » (PERELMAN et OLBRECHTS-TYTECA ; Ibid.).
4) L’analogie stipule que A est à B ce que C est
à D. Elle est moins un rapport de ressemblance
qu’une ressemblance de rapport. HUSSERL considère que c’est par analogie que nous supposons
derrière le corps d’autrui une conscience semblable à la nôtre. Mais l’argumentation par
l’analogie est instable. Le même HUSSERL avoue
que cette « analogie » entre moi et autrui ne suffit pas à me donner la certitude absolue de
l’existence d’autrui ; encore moins un fondement suffisant pour la connaissance d’autrui.
Pour réfuter une analogie, un interlocuteur dira
qu’il s’agit d’une simple ressemblance, et il lui
sera facile d’insister sur les différences…
5) La métaphore est définie par QUINTILIEN : « un
heureux changement de signification d’un mot
ou d’une locution ». L’analogie, sur laquelle
s’appuie la métaphore, peut être explicitement
énoncée, comme dans cet exemple que nous
donne ARISTOTE dans son Art poétique : « Ce
qu’est la vieillesse à la vie, le soir l’est au jour.
On dira donc le soir vieillesse du jour et la vieil-
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lesse soir de la vie ». De par leur usure, les métaphores peuvent devenir « endormies » et ont
plus d’effet – lorsqu’on les « réveille » – que les
métaphores explicites. C’est ce qu’a bien vu
Bossuet dans son Sermon Sur l’ardeur de la pénitence : « Voyez cet insensé sur le bord d’un
fleuve, qui, voulant passer à l’autre rive, attend
que le fleuve se soit écoulé […]. Il faut passer
par-dessus le fleuve ; il faut marcher contre le
courant, résister au cours de nos passions, et
non attendre de voir s’écouler ce qui ne
s’écoule jamais tout à fait. »
Argumentation
par dissociation des notions
La dissociation des notions consiste à souligner que des éléments, indûment associés, doivent rester séparés ou distingués, en soulignant
leur incompatibilité ou le type de lien qui les
unit. Ce genre d’argumentation est souvent utilisé en philosophie.
1) Ainsi le couple apparence-réalité soulignera
que les apparences sont trompeuses. La célèbre
expérience du bâton plongé dans l’eau qui nous
semble courbe à la vue, droit au toucher, sera
tranchée en faveur du toucher, lorsque DESCARTES expliquera le phénomène de l’illusion
d’optique par la loi de diffraction des rayons lumineux dans des milieux différents. De cette loi
découle que le toucher a raison contre la vue.
Et il ne sera plus possible de se demander pourquoi ce n’est pas la vue qui a raison.
2) Les principaux couples philosophiques qui
se présentent le plus fréquemment dans la pensée occidentale sont fin/moyen ; principe/
conséquence ; essence/accident ; personne/
acte ; cause/occasion ; absolu/relatif ; objectif/
subjectif ; unicité/multiplicité ; norme/normal ;
universel/individuel ; général/particulier ; théorie/pratique ; connaissance/action ; infrastruc-
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ture/superstructure ; priorité/primauté… Un système philosophique se présente en général
comme un système de mise en rapport de couples philosophiques, ce qui signifie que les dissociations ne sont pas nécessairement
antithétiques.
3) Enfin, les définitions dissociatives permettent
de fournir le sens véritable, le sens réel d’une
notion, en le distinguant – voire en l’opposant
– de son usage habituel ou apparent. Ainsi, pour
Adam Smith, « le travail est la mesure réelle de
la valeur d’échange de toutes les marchandises ». Ou bien, pour Simone WEIL : « une pensée religieuse est authentique quand elle est
universelle par son intention » (L’enracinement).
Beaucoup d’antithèses sont des applications de
la définition dissociative. Ceux qui procèdent à
une définition dissociative prétendent généralement dégager le vrai sens de la notion. C’est
ainsi que S. WEIL écrit également : « On ne peut
trouver d’autre définition au mot nation que
l’ensemble des territoires reconnaissant l’autorité d’un même État » (Ibid.).
Ce recensement de quelques types d’arguments – les plus fréquents – reste sans effet tant
que ne se développe pas le discours argumentatif lui-même. Les effets persuasifs dépendent,
nous l’avons dit, du contexte dans lequel se produit un tel discours, ainsi que de l’auditoire visé.
Aussi n’est-il pas possible de s’arrêter là ; il reste
à donner une âme à ces procédés du raisonnement ; il reste à montrer comment ils sont mis
en œuvre.
Jean-Louis Linas
(1) Sur les possibilités d’utiliser une telle logique, voir la fiche précédente.
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