IDÉOLOGIE PRINCIÈRE DU MOYEN AGE SERBE ВлаДарсКа

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IDÉOLOGIE PRINCIÈRE DU MOYEN AGE SERBE ВлаДарсКа
Idéologie princière du
Moyen Age serbe
ВЛАДАРСКА ИДЕОЛОГИЈА
У СРПСКОМ СРЕДЊЕМ ВЕКУ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
Historiographie dynastique et idéologie
politique en Serbie au Bas Moyen Age
Essai de synthese de l’idéologie
de l’Etat médiéval serbe
(IDEOLOGIE, LEGITIMITE, SAINTETE)
S’il est vrai que l’homme, en tant qu’être religieux (homo
religiosus), «à mesure de découvrir le sens religieux de l’histoire,
échappe au nihilisme historique ou historiciste», et que «le sacré
n’est pas seulement une étape dans l’évolution de l’humanité, mais
un élément fondamental, inhérent à la structure de la conscience
humaine» (M. Eliade), la dimension spirituelle de l’idéologie
politique au Moyen Age ne doit être ni minorée à l’excès, ni subordonnée, ou simplement réduite, à un aspect pratique et fonctionnel. Le fait est cependant que toute philosophie ou théologie
politique suppose une interférence et une implication profondes
dans la vie politique et les institutions de l’Etat qu’elle interprète
et conditionne à la fois. Le cas de l’idéologie politique serbe illustre particulièrement bien cette relation ambiguë et complexe
entre théorie et praxis dans un Etat médiéval.
En tant que vecteur de l’idéologie de l’Etat, l’hagio-biographie
dynastique a traversé dans son évolution séculaire des étapes
Cf. D. Bogdanoviç, Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije -Moguç­nosti
jednog istraùivanja, in Filozofske studije XVI, Belgrade 1988, p. 7-28.
Pour l’expression de «théologie politique», voir : G. La Piana, Political
Theology, The Interpretation of History, Princeton 1943.
Pour cette expression : F. Kämpfer, O nekim problemima starosrpske
hagiobiografije - osvrt na prva ùitija Simeona Nemaqe, Istorijski
glasnik 2, Belgrade 1969, p. 29-51 ; P.S.Protiç, %itija srpskih svetaca kao
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
consécutives au devenir politique de la Serbie médiévale. Ces
étapes peuvent être définies suivant les événements majeurs qui
ont déterminé l’évolution des structures de l’Etat et de l’Eglise au
cours des trois siècles qui ont précédé la fin du Moyen Age, au
sein de l’aire géographique de la Serbie de cette période.
Nous distinguerons ainsi : 1. Le culte fondateur de l’idéologie
dynastique (fin XIIe — fin XIIIe siècle) ; 2. L’apogée de l’idéologie némanide et l’élargissement du culte dynastique (fin XIIIe
et début XIVe s.) ; 3. De la monarchie mystique à l’empire constitutionnel (milieu du XIVe s.) ; 4. La crise politique et le renouveau
de l’idéologie dynastique (fin du XIVe s.) ; 5. Le despotat — continuité de la tradition némanide et différenciation des pouvoirs et
des genres littéraires dans les sources dynastiques (fin XIVe — milieu XVe s.) ; 6. Milieu XVe — début XVIe siècle
Les textes narratifs et liturgiques en question sont l’œuvre de
quatre grands écrivains de cette période : l’archevêque Sava Ier,
Stefan le Premier Couronné, le moine Domentijan et un autre
moine athonite, nommé Teodosije. S’échelonnant du début jusqu’au dernier quart du XIIIe siècle, ils marquent l’instauration en
Serbie du culte de Siméon-Nemanja, puis de Sava Ier, avec le
développement, la jonction, et enfin le jumelage des deux cultes
fondateurs, qui forment la base de l’idéologie dynastique du
royaume némanide.
La souveraineté de l’Etat serbe fut acquise au cours d’une
longue lutte menée par le grand joupan Stefan Nemanja (11661196) contre le pouvoir suprême de l’empereur byzantin. Tant
izvor istorijski, Belgrade 1897 ; Arhiepiskop Danilo, %ivoti kraxeva i
arhiepiskopa srpskih, Belgrade 1935 (introduction de N. Radojéiç, p. XXVI) ;
cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita, Aspects
of the Balkans. Continuity and Change, Den Haag – Paris 1972, p. 243-284.
Cf. l’étude de S. Hafner sur cette première hagiographie de Siméon-Nemanja, écrite par Sava vers 1207 (et qui selon les prescriptions du typikon de
Studenica devait être lue une fois par mois aux moines) : S. Hafner, Studien zur
altserbischen Dynastischen Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3),
Munich 1964, p. 64-77. Edition des écrits de Saint Sava : V. Çoroviç, Spisi
Svetog Save, Belgrade - S. Karlovci 1928.
Pour les idées de Teodosije sur les institutions sociales et politiques en Serbie (sur le souverain, l’Etat, la noblesse et les Assemblées d’Etat, la société, la
patrie serbe et les mœurs) : N. Radojéiç, Teodosijevi pogledi na druètveno
ure$eqe u Srbiji, Ljubljana 1931 (résumé français), 17-38.
En 1207, suite à la translation de ses reliques depuis le Mont-Athos à Studenica. Sur le processus liturgique et les conditions de canonisation en Serbie
(écoulement de myron, odeur de sainteté, miracles et état de conservation inaltérée des reliques) et dans l’Eglise orthodoxe : N. Milaè, Da li su slovenski
apostoli Kiril i Metodije sveci ?, in Istina, Zadar 1888, p. 20-166 ; L.
Mirkoviç, Uvrèteqe despota Stevana Lazareviça u red svetitexa, Bogos­
lovxe II/3, Belgrade 1927, p. 161-177 ; Dj. Trifunoviç, in O Srbxaku, Belgrade
1970, p. 11-17.
L’instauration de ces cultes se situe sur la toile de fond de la littérature ecclésiastique en général. La question des canonisations des souverains en Serbie
est traité en premier lieu dans l’ouvrage de synthèse de L. Pavloviç, Kultovi
lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965 (cf. n. 62). Cf. D. Bogdanoviç,
Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p. 162-163.
Devenu, le 25 mars 1196, moine sous le nom de Siméon, il se retira dans sa
fondation pieuse, le monastère de Studenica, où il passa près de deux ans avant
de s’établir au Mont-Athos, en novembre 1197, d’abord au monastère de Vatopédi, puis en fondant le monastère de Chilandar, où il mourut “le 13 février
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Le culte fondateur de l’idéologie dynastique
(fin XIIe — fin XIIIe siècle)
Le XIIIe siècle, depuis le règne de Stefan le Premier Couronné (1196-1228), jusqu’au règne du roi Milutin (1282-1321),
vit l’instauration des deux cultes fondateurs, d’abord celui de
Siméon-Nemanja, auteur de la dynastie némanide, puis celui de
Sava Ier, créateur de l’Eglise autocéphale de Serbie. Les chrysobulles royaux, avec leurs préambules rhétoriques et narratifs, les
acolouthies et autres textes liturgiques, principalement les textes
hagiographiques relatifs aux deux cultes fondateurs, et enfin les
fondations royales avec leurs églises-mausolées et leurs compositions dynastiques, sont autant de sources plus ou moins contemporaines de tout ce programme idéologique qui était celui de la
théologie politique de l’Etat serbe.
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Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
que la puissance de Byzance du temps de Manuel Comnène fut
effective, le grand joupan, malgré de nombreuses tentatives diplomatiques et militaires, ne put s’affranchir de sa condition de
vassal. L’affaiblissement de Byzance après la mort du dernier
grand souverain de la dynastie des Comnènes coïncida avec un
regain de prestige pour le souverain de Serbie. Le mariage du
second fils du grand joupan avec une princesse byzantine, et l’attribution du titre de sébastokratôr au nouveau gendre impérial,
officialisèrent cette modification importante dans les rapports
entre les deux pays. Le préambule de la charte de fondation du
monastère serbe au Mont Athos fondé par Stefan Nemanja en 1198
révèle l’attitude du souverain serbe à l’égard de l’empereur. («Au
commencement Dieu créa le ciel et la terre et les hommes sur
elle, et Il les bénit en leur donnant pouvoir sur toute cette création.
Il établit les uns en tant que tsars [empereurs], d’autres en tant que
princes et d’autres comme souverains, donnant à chacun de paître
son troupeau en le protégeant de tout le mal susceptible de le
frapper. Pour cette raison, mes frères, le Dieu très-miséricordieux
institua les Grecs en tant que tsars, les Hongrois en tant que rois ;
chaque peuple eut sa part, et Il donna la Loi et établit les mœurs,
plaçant à leur tête les souverains selon la coutume et la Loi [et]
les départageant par Sa grande sagesse.10 C’est pour cela qu’[Il]
accorda, dans Sa grande et incommensurable miséricorde et Son
amour pour les hommes, à nos ancêtres et à nos aïeux le pouvoir
sur ces pays serbes, et en tout Dieu guidait les hommes pour leur
avantage, ne désirant pas leur dépérissement, Il m’a fait grand
joupan11, [moi qui fut] appelé au baptême Stefan Nemanja»).12
Tout en reconnaissant la hiérarchie des souverains chrétiens, il
polémique en quelque sorte avec cette conception byzantine en
revendiquant une souveraineté qui, selon lui, bien que limitée par
rapport à celle du basileus, n’en est pas moins issue du concept de
Droit divin.13 Ce texte, repris presque mot à mot, deux années plus
1199”. Pour la datation : F. Barièiç, Hronoloèki problemi oko godine
Nemaqine smrti, in Hilandarski zbornik 2, Belgrade 1971, p. 31-58 ; Lj.
Maksimoviç, O godini prenosa Nemaqinih mowtiju u Srbiju, in Zbornik
Radova Vizantoloèkog Instituta 24/25, Belgrade 1986, p. 437-444.
La doctrine du pouvoir séculier détenu par l’empereur, s’étendait en Occident
implicitement aux rois qui étaient «empereurs dans leurs royaumes» et pouvaient
ainsi prétendre à la plénitude du pouvoir à l’égard de leurs sujets : E. Kantorowicz, La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et
les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie (Recueil d’articles
de E. Kantorowicz), éd. PUF, Paris 1984, p. 45 n. 34.
10
Ostrogorsky cite cette phrase en remarquant : “…qu’aucun autre document
écrit hors de Byzance n’exprime aussi clairement le principe de différenciation
et de gradation des Etats”: G. Ostrogorski, Srbija i vizantiska hijerarhija
drùava, in Le prince Lazar – O knezu Laza­ru (Actes du symposium de Kruèevac 1971), Belgrade 1975, p. 131 ; cf. in S. Hafner, op. cit, le chapitre : Herrs-
cherurkunden als Ausgangspunkt und ideeller Kern der altserbischen Herrscherbiographien, p. 54-77.
11
Cette affirmation dans la charte de Siméon-Nemanja représente la première
mention connue de l’idée charismatique du souverain concernant les Némanides.
C’est un signe précurseur de l’idéologie officielle ultérieure. Elle ouvre la voie
aux écrits hagiographiques puisqu’elle place l’image du souverain dans le
contexte du plan divin et méta-historique. Cette idée est développée par Sava
dans le typikon de Chilandar «de même qu’il se rendit digne là-bas (sur le trône)
de son pouvoir souverain, ainsi le fut-il ici (à Chilandar)»: (éd. V. Çoroviç,
Spisi Sv. Save, Belgrade-Sr. Karlovci 1928, p. 27).
12
V. Çoroviç, op. cit. p. 1.
13
Cette polémique avec l’idéologie impériale de Byzance sous-entend que
tous les souverains procèdent du Droit divin, autrement dit qu’ils sont tributaires
de la volonté divine. L’entremise et le rôle d’intermédiaire pour l’empereur
byzantin qui aurait été l’intermédiaire privilégié entre Dieu et les autres souverains y est mis en cause sans que ce soit le cas pour son rang politique. Pour le
Droit divin à Byzance : R. Guilland, Etudes byzantines , Paris (PUF) 1959, p.
207-232. L’instauration d’une nouvelle légitimité dynastique à partir de la figure prodigieuse de Siméon-Nemanja, prince, puis moine, est significative de
cette «royauté centrée sur le Christ ; un idéal inséparable du royaume liturgique,
lié à l’autel, qui en définitive ouvrit la voie à une royauté légaliste et de Droit
divin». Cette conception est propre au légalisme qui fit son apparition en Europe occidentale au XIIe siècle : E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept
absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie,
Paris 1984, p. 85. Sur l’origine du portrait classique à Byzance du Saint empereur
Constantin le Grand : A. Guillou, Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée, ou
des origines juives de la morale sociale byzantine, in PRAKTIKA TOU ADIEQNOUS SUMPOSIOU H KAQHMERINH ZWH STO BUZANTIO, KENTRO
BYZANTINWN EREUNWN E.I.E., Athènes 1989, p. 29-42.
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Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
tard, dans la deuxième charte fondatrice de Chilandar, émise par
son fils le grand joupan et sébastocrator Stefan, le futur Stefan le
Premier Couronné, préfigure l’évolution de l’idée de souveraine­té
nationale qui sera développée en Serbie durant le XIIIe siècle.
L’affirmation de la souveraineté de l’Etat serbe au sein de la
communauté internationale, qui sera confirmée par la papauté en
1217 par l’octroi d’une couronne royale envoyée de Rome, n’apparaît donc pas simplement comme une conséquence de la crise
politique et idéologique qui a frappé Byzance après 1203-120414.
Ce fut l’aboutissement d’un long processus d’émancipation politique de l’Etat serbe. La crise byzantine n’a fait que faciliter cette
émancipation qui devait d’ailleurs se heurter aux ambitions politiques du roi de Hongrie.15
L’instauration de l’autocéphalie de l’Eglise de Serbie, qui
sera proclamée par l’empereur et le patriarche œcuménique à
Nicée en 1219, devait parachever ce processus. Ayant à sa tête
deux frères, Stefan le Premier Couronné et Sava le premier archevêque, tous deux fils de Siméon-Nemanja, la Serbie obtient donc
à partir de 1217 et 1219 la pleine reconnaissance de sa souveraineté16 de la part des deux parties de la chrétienté. Dans la titulature officielle du souverain serbe figurera désormais le titre d’auto­
kratôr17 issu de la titulature impériale byzantine mais dans une
acception spécifiquement serbe qui pourrait être définie comme
une souveraineté nationale et non pas universelle. Acception que
l’on pourrait résumer par la formule occidentale selon laquelle “le
roi était empereur en son royaume”.18
Ainsi, l’idéologie royale du XIIIe siècle ne fait que développer cette conception de la souveraineté insistant sur les deux aspects,
hiérarchique19 et charismatique,20 qui assurent conjointement la
Cf. I. Dujéev, La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur
la civilisation byzantine, in Cahiers de travaux et de conférences I -Christianisme byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 4-68.
15
Sur la campagne menée, par le roi de Hongrie André II contre la Serbie, à
propos du couronnement de Stefan le Premier Couronné : St. Stanojeviç, O napadu ugarskog kraxa Andrije II na Srbiju zbog proglasa kraxevstva, in
Glas Srpske Kraxevske Akademije (83) CLXI, Belgrade 1934, p. 107-130.
16
Plaçant le souverain au-dessus de la Loi, la souveraineté revendiquée par le
pape ainsi que par le roi en Occident tend à s’identifier à un droit, selon lequel
le souverain pouvait juger quiconque sans pouvoir être jugé par aucun : E. Kantorowicz, La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes juridiques et
les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie (Recueil d’articles
de E. Kantorowicz), éd. PUF, Pris 1984, p. 55 n. 72.
17
“Stefan roi et avec Dieu autokratôr serbe”: dans la charte délivrée à Dubrovnik
en 1200 ; “Stefan par la grâce de Dieu roi couronné et autokratôr de tout le pays
serbe et du Littoral”: dans la charte édictée vers 1200 au couvent bénédictin de
l’île de Mljet (A.V.Soloviev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade
1926, p. 17 ; 26). L’acception du terme samodryjycy (traduction calquée de
autokratôr) dans les formulaires des chartes royales en Serbie est proche de sa
signification littérale, c’est-à-dire souverain indépendant : G. Ostrogorski,
Autokrator i samodrùac, in Vizantija i Sloveni, Belgrade 1970, p. 321 ;
cf. : G. Ostrogorski, Autokrator i samodrùac, Glas Srpske Kraxevske
Akademije (84) CLXIV, Belgrade 1935, p. 95-188.
18
Selon la formule revendiquée pour le roi de France au consistoire de Poitiers
en 1308, le roi est : «en son royaume le vicaire temporel du-dit roi Jésus-Christ»
(cf. E. Kantorowicz, The King’s two Bodies, Princeton 1957, p. 91-92, 159161).
19
L’hérédité princière, comme dans les autres pays européens, est à l’origine
du pouvoir souverain en Serbie. Les premiers textes relatifs à Stefan (Siméon)
- Nemanja font toujours état de son extraction princière. L’un de ses frères aînés
fut grand joupan avant l’avènement de Nemanja et son genos serait issu du lignage princier qui aurait gouverné la Serbie depuis l’apparition des Serbes dans
les Balkans. Le principe de succession en ligne directe et en vertu de la primogéniture semble donc être la cause première de la transmission du pouvoir
souverain. Le fait est que Nemanja reprit le pouvoir de son frère aîné et qu’il
devait abdiquer en faveur de son deuxième fils Stefan. De même Manuel Comnène fut désigné par son père Jean II à lui succéder, de préférence à son frère
aîné Isaac. Sur le Droit de succession à Byzance : G. Ostrogorsky, Napomene
o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske isto­
rije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 195 sq., titre original :
Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der Komnenenzeit, in SüdostForschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Dès le début de la dynastie némanide
le successeur du trône était désigné du vivant du roi : M. Diniç, Odnos kraxa
Milutina i Dragutina, in ZRVI 3, Belgrade 1955, p. 75.
20
Dans la Vita de Siméon-Nemanja écrite par son fils le futur archevêque
Sava Ier, son charisme est indiqué par l’adjonction d’un titre que Nemanja ne
portait pas durant sa vie. Il s’agit du qualificatif de “bienheureux” acquis après
son trépas : «…Dieu qui œuvre pour le bien des hommes, ne souhaitant pas la
162
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Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
légitimité21 et la continuité22 du pouvoir souverain. Le caractère
sacré du charisme royal trouve sa légitimité par la sainteté de son
fondateur, dont le culte ne cessa de se développer tout au long du
XIIIe siècle. Descendants de Siméon-Nemanja, les rois némanides
sont les «détenteurs de son trône»23 ce qui n’est pas sans rappeler
la délégation24 du pouvoir suprême en la personne du basileus
byzantin. Diffusé à partir des fondations royales, foyers de la
spiritualité de l’Eglise serbe, le culte jumelé des deux fondateurs
de la dynastie et de l’Eglise, Siméon et Sava, devait avoir une
incidence considérable, non seulement sur les représentants des
couches supérieures de la société qui s’y réunissaient à l’occasion
des Assemblées d’Etat,25 mais vraisemblablement aussi sur les
couches les plus larges de la population. Les hagio-biographies
de Siméon et Sava parlent en effet de rassemblements populaires
à l’occasion des fêtes des deux saints, comme des vertus thauma-
perdition humaine, a investi notre seigneur et père, ce seigneur autocrator
[samodr¢j’nago g<ospo>d<in>a], véritablement trois fois bienheureux, nommé
Stefan Nemanja, du pouvoir souverain [q<a>r<y>stvovati] sur tout le pays serbe»
(p. 151). L’attribution de titres ignorés par les formulaires officiels (des chartes),
tels que «autokratôr» (pour Nemanja) ou «c<a>r<y>stvovati» (= régner en empereur), est une pratique courante de l’hagio-biographie dynastique. Elle dénote le caractère littéraire et théorique de ces textes par opposition à la terminologie juridique et officielle des formulaires diplomatiques (éd. V. Çoroviç,
Spisi Sv. Save, Belgrade-Sr. Karlovci 1928).
21
Pour les Byzantins : «deux voies menaient au pouvoir suprême : les uns le
recevaient dans la Porphyra en héritage paternel, avant même de prouver qu’ils
étaient dignes de cet honneur ; les autres l’obtenaient du destin comme prix de
leur vertu» (citation de Michel Chôniatès, in J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations
à Byzance (963-1210), Paris 1990 (Publications de la Sorbonne), p. 184). Quant
à Siméon-Nemanja, il réunit, d’après les auteurs serbes, les deux conditions :
issu du lignage princier, il accède à la sainteté par la vertu. Ainsi il fut «procréé
par» : «ceux qui régneraient sur le pays serbe… le plus jeune de ses frères par
naissance mais l’aîné par la grâce» […] «notre père [Siméon], saint, bienheureux
et théophore, sanctifié par cette même grâce divine, et il fut élu par Dieu […] ;
Il choisit ses bienheureux auxquels ce saint père devint semblable, ayant acquis
depuis sa jeunesse l’amour du service de Dieu par la vertu et la justice dans tous
les jours de sa vie» (Domentijan, Vita de Siméon-Nemanja, éd. Dj. Daniéiç,
Belgrade 1860 ; réimpression : Belgrade 1973 p. 2-4).
22
“Ainsi le Seigneur sut [le destin] de notre bienheureux père [Siméon-Nemanja], que Sa grâce reposerait sur lui et qu’il procréerait [un lignage] des très
croyants, que sa descendance apparaîtrait comme le Nouvel Israël et qu’ils seraient
finalement sanctifiés par une grande grâce» (Domentijan, Ibid.).
23
Le trône de Stefan Nemanja se trouvait à Ras (d’où Rassa, Rascia, autre
nom pour la Serbie depuis la deuxième moitié du XIIe s.). La légitimité du
pouvoir souverain y était confortée par l’antiquité du siège épiscopal de Ras dont
l’ancienneté est attestée dans les sources écrites au Xe siècle, et par les fouilles
archéologiques, depuis le VIe siècle. Le siège du grand joupan de Serbie Uroè
II à Ras est attesté dès 1149: J. Kaliç, Presto Stefana Nemaqe, in Prilozi
za Kqiùevnost, Jezik, Istoriju i Folklor LIII-LIV / 1-4, Belgrade 19871988, p. 21-30.
La délégation du pouvoir chez les Grecs procède d’une différenciation de
ce pouvoir par rapport au sacré. Ainsi, le roi indo-européen était un dieu, alors
que le roi homérique est un homme qui tient de Zeus sa qualification (E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris (Editions de
Minuit) 1989, p. 32-33). De même le basileus byzantin (désigné comme philo­
christos), ne détient pas un pouvoir semblable à celui du roi sacré (royauté sacrée
ou corporatiste, cf. M. Bloch, Les rois thaumaturges, 3 Paris 1983 ; E. Kantorowicz, The King’s two Bodies, Princeton 1957) en Occident, mais une délégation
selon le droit divin en tant que vicaire, lieutenant, délégué, du pouvoir de Dieu
sur terre (sur la fonction impériale : A. Guillou, La civilisation byzantine, Paris
(Arthaud) 1990, p. 95-100 ; cf. J.M.Hussey, Le monde de Byzance, Paris (Payot)
1958, p. 99-108). Le fait que ce soit la sainteté de Siméon-Nemanja qui légitime
le charisme dynastique, confère au roi némanide une délégation de ce pouvoir
souverain, de sorte que le roi n’est pas sanctifié en sa personne, mais seulement
en tant que bénéficiaire du charisme que la sainteté de son fondateur confère à
sa lignée et aux détenteurs de son trône.
25
Le travail de référence pour les Assemblées d’Etat en Serbie est celui de :
N. Radojéiç, Srpski drùavni sabori u sredqem veku, Belgrade 1940. La notion
même d’Etat (au sens de pouvoir = Dryjava = το κρατο∫ = imperium, en russe
gosudarstvo), prend une signification formée essentiellement d’un sens géopolitique : “pays de ton Etat”, ou bien juridique, alors qu’au sens d’etat (dryjava)
elle indique le droit de gestion (de gouvernement) sur un fief attribué aux particuliers (aux nobles) : T. Taranovski, Istorija srpskog prava u nemaqiçkoj
drùavi I, Belgrade 1931, p. 205-206. Sur la notion de l’Etat (au XVe siècle très
proche du sens actuel de corps politique organisé -lat. status), et sur les quatre
significations de ce mot dans la Serbie du Moyen Age : A. Solovjev, Pojam
drùave u sredqevekovnoj Srbiji, in Godièqica Nikole Çupiça XLII,
Belgrade 1933, p. 89-92. Cf. R. Fédou, Lexique historique du Moyen Age, Paris
1985, p. 57-58.
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24
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Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
turgiques de leurs reliques. Leurs portraits en donateurs26 dans les
églises où ils figurent comme pères27 fondateurs de la patrie28 pou­
vaient être contemplés par tout le monde. Les services religieux
célébrés à leur mémoire avaient, selon toute apparence, une fréquence hebdomadaire, tout au moins dans les principaux centres
de ce culte, les monastères de Chilandar, de Studenica et de Mileèeva,29 mais vraisemblablement aussi dans les autres centres
monastiques et ecclésiastiques en Serbie.30 Il n’est donc pas éton-
nant que, selon les hagio-biographies dynastiques, les armées
serbes voient les deux saints leur apparaître sur les nuées au cours
de certaines campagnes militaires, alors que la patrie était en péril.
Le deuxième volet fondamental de la réception serbe de
l’héritage byzantin est constitué par l’adoption des codes du Droit
civil et canonique accompagnés des exégèses des textes juridiques,
comme le «Nomocanon de Saint Sava» désigné le plus souvent
comme la «Korméija».31 Ce Code du Droit canon, qui serait une
compilation d’un protographe byzantin inconnu à ce jour, a joué
un rôle de tout premier ordre dans la vie de l’Eglise et de l’Etat
serbes jusqu’à la fin du Moyen Age. Les travaux de Serge Troicki
ont fait apparaître certains points essentiels de l’aspect idéologique
de ce Code dont la rédaction (datant de 1220, époque de l’instauration de l’Eglise autocéphale de Serbie), incombe aux soins de
Saint Sava. Régissant les rapports entre les deux pouvoirs, la
Korméija restaure une forme de symphonie archaïsante, caractérisée par un équilibre dyarchique particulièrement recherché,
propre à l’étroite solidarité des deux pouvoirs dans l’Etat némanide. La doctrine de ce Recueil juridique fondamental retarde
cependant sensiblement sur les conceptions contemporaines byzantines relatives à la nature des rapports entre l’imperium et le
sacerdotium. La théorie politique byzantine sur la souveraineté
universelle de l’empereur et la primauté du patriarcat de Constantinople s’estompe32 au profit d’une doctrine archaïque de l’Eglise
26
Pour les portraits dynastiques : S. Radojéiç, Portreti srpskih vladara u
sredqem veku, Skoplje 1934.
27
A titre de comparaison, voir le chapitre sur le patronage royal, pater patriæ,
des saints rois en Occident, notamment pour Saint Etienne de Hongrie et surtout
pour «Saint Venceslas qui unit en sa personne le patronage spirituel et politique
de la Bohême»: R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles
1984, p. 217 sq.
28
Le mot patrie (otycystv&e = patria) apparaît dans les textes les plus anciens
de l’époque némanide (fin XIIe siècle). Ayant au début une signification locale
du pays (parenté) d’origine de Siméon-Nemanja (Charte de fondation de Chilandar
1198/99, cf. A.V.Soloviev, Odabrani spomenici srpskog prava, Belgrade 1926,
p. 13), il acquiert rapidement le sens de territoire national, celui de l’Etat restauré par l’auteur de la dynastie némanide. Dans la Vita du bienheureux Siméon
par Sava Ier (archevêque de 1219 à 1234), le mot «patrie» figure deux fois
seulement, alors que dans la première acolouthie, composée par le même auteur
au plus tard à l’occasion de l’instauration de son culte à Studenica en 1207, le
même mot apparaît 7 fois. Dans la deuxième Vita, l’hagio-biographie de SiméonNemanja par Stefan le Premier Couronné (écrite vers 1216), le mot patrie
abonde, il n’y figure pas moins de 33 fois. Désignant le «pays serbe», l’»Etat de
ton pays», ce terme est généralement accompagné d’un adjectif possessif : «ta
patrie», «sa patrie», «ma patrie», se rapportant au souverain, détenteur du
«trône du pouvoir qui me fut donné par le Christ», ou du «trône de sa patrie»,
celui de «tout le pays serbe». Cf. pour la notion de otycestvo en Bulgarie : D.
Angelov, Bßlgarinßt v srednovekovieto (Svetogled, ideologia, duèevnost),
Varna 1985, p. 272 sq. n. 4.
29
Même l’hagio-biographie étendue de Siméon-Nemanja écrite par Domentijan fut utilisée à des fins liturgiques, comme dans le typikon de Mileèeva de
1345-1355 : Dj. Sp. RADOJIÅIÇ, Tvorci i dela stare srpske kqiùevnosti,
Titograd 1963, p. 79-85.
30
D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980, p.
160-163.
166
31
Sur ce Corpus iuris utrisque, source fondamentale du Droit et de l’esprit
juridique des peuples slaves orthodoxes durant de nombreux siècles, ainsi que
sur la traduction (faite par Sava Ier) et l’origine de ce Code et de ses commentaires : S. Troicki, Ko je preveo Krméiju sa tumaéeqima ?, Glas Srpske
Akademije Nauka CXCIII (96), Belgrade 1949, p. 119-142.
32
Les Codes (Eclogé, Epanagogé), les commentaires juridiques (Théodore
Balsamon et Démétrios Chomatianos), ou les articles (premier chapitre de la
VIIIe partie du Nomocanon de la Collection des Tripartita), qui font état de la
primauté impériale et ecclésiastique de Constantinople sont omis au profit des
Recueils juridiques qui insistent davantage sur la symphonie du sacerdotium et
de l’imperium, comme celui de Scholasticos en 87 chapitres : G.E.Heimbach,
Anecdota II, Lipsiae 1840, p. 208-209), reproduit, avec sa traduction serboslave (Velika pace inhxy ije vy celovqhxy &esta dara Boji&a wt vyfùn&ago
167
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
conciliaire dont l’instance suprême reste le Concile œcuménique.
C’est une idéologie de souveraineté politique et ecclésiastique,
fondée sur une théorie de «dyarchie symphonique» entre un Etat
et une Eglise nationale, qui ressort de la philosophie politique
définie par le premier archevêque de Serbie.
plus tard, l’instauration du culte du roi Stefan Deéanski, même si
elle devait s’opérer dans une perspective fort dissemblable, ne fit
que confirmer cette tendence de réactualisation du charisme dynastique.35 A la différence de la période précédente, le charisme
dynastique n’est donc plus fondé uniquement sur la perpétuation
du culte de Siméon-Nemanja, mais aussi sur la multiplication et
la codification de biographies royales écrites dans une perspective
de sainteté de leurs protagonistes, souverains très chrétiens, protecteurs de l’Eglise et champions de la vraie foi. Même la longueur
de ces hagio-biographies royales correspond à la conformité de
ces illustres personnages aux critères d’une hagiologie politique.
Elles culminent en étendue et en consistance dans les Vitæ de la
reine Hélène d’Anjou (épouse du roi Uroè Ier et mère des rois
Dragutin et Milutin), ainsi que dans celles des rois Milutin et
Stefan Deéanski. Cette série hagio-biographique ne devait s’interrompre qu’avec la biographie tronqué du roi Stefan Duèan.
L’apogée de l’idéologie némanide
et l’élargissement du culte dynastique
(fin XIIIe et début XIVe siècle)
La deuxième phase de l’idéologie politique en Serbie est
contemporaine de l’archevêque Danilo II. Elle correspond aux
règnes de Milutin (1282-1321) et de Stefan Deéanski (1321-1331).
Ce fut l’époque de l’apogée du royaume némanide, de la rédaction
des Vies des saints rois et archevêques serbes par Danilo II et par
son premier continuateur, et de la construction de quelques-uns
des plus remarquables édifices de l’architecture sacrée serbe,
Banjska, Graéanica, l’Archevêché de Peç, Deéani.33 Ce fut aussi
l’époque de l’apparition de la représentation picturale34 de la
Sainte lignée némanide («Lignée de sainte extraction»), sur les
murs des églises monastiques. Ce fut enfin l’époque de l’essor
généralisé de l’Etat serbe, qui commence à acquérir une place
dominante dans l’Europe de Sud-Est.
La réactualisation de l’idéologie dynastique qui reposait
sur le charisme du lignage royal (la sainte souche de Siméon-Nemanja), et l’instauration d’un nouveau culte dynastique, trois ans
après la mort du roi Milutin, semblent correspondre à la nécessité de légitimer la branche de Milutin en raison de la crise de
succession survenue aussitôt après sa mort. Une quinzaine d’années
De la monarchie mystique à l’empire
constitutionnel (milieu du XIVe s.)
Il est significatif que l’hagio-biographie dynastique ignore la
période impériale, de 1345 à 1371, qui correspond aux règnes des
tsars Duèan et Uroè, au point d’interrompre la biographie de Stefan Duèan avant la proclamation de l’empire.36 L’idée impériale
darovana clvhkol&obi&a, sùqenicystvo i q’rstvo…), cité par : S. Troicki, Crkvenopolitiéka ideologija Svetosavske krméije, Glas Srpske Akademije Nau­
ka CCXII, Belgrade 1953, p. 177-178.
33
Cf. S. Radojéiç, Archbishop Danilo II and the Serbian Architecture Dating
from the Early 14 th Century, in Serbian Orthodox Church 2, Belgrade 1966, p. 11-19.
34
V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, Peristil 21, Zagreb
1978, p. 53-55.
35
Ceci s’accorde, en définitive, assez bien avec la tendance générale dans
l’Europe de l’époque, qui se traduisait par la sacralisation de l’Etat : E. Kantorowicz, Christus-Fiscus, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 71-73.
36
La proclamation de l’empire eut lieu le 25 décembre à Serrès, et le couronnement fut fait par le patriarche de Serbie Joanikije et le patriarche de Bulgarie
Siméon, à Skoplje, à Pâques de 1346: “C’est ainsi que moi, petit-fils et fils, rejeton de la bonne [blagago] souche des saints et bons-confesseurs, mes parents
et aïeuls, le serviteur du Christ, appelé Stefan, dans le Christ Dieu très-croyant
empereur [tsar] de tous les Serbes et Grecs, ainsi que des terres bulgares, et de
tout l’Ouest [disou], du Littoral, de la Frugie [pays ou possessions franques]
ainsi que de l’Albanie, par la grâce et avec l’aide de Dieu, empereur autocrate…».
Après un rappel autobiographique qui inclut l’exaltation de la victoire serbe à
Velbuùd (1330), il proclame son accession à la dignité impériale : “A cette
168
169
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
s’accordait mal avec l’idéologie traditionnelle. La dernière partie
des “Vies des saints rois et archevêques serbes” ne parle des deux
tsars que pour exprimer un jugement sévère quand à leur œuvre
politique, en particulier celle de Duèan. Si les sources narratives
offrent un témoignage négatif,37 soit par leur silence, soit par la
condamnation de l’empire, les sources juridiques révèlent le double aspect de l’idéologie politique de cette période.38
Se référant aux saints fondateurs Siméon et Sava,39 les préambules des chartes impériales confirment le principe fondamental
de l’idéologie némanide, celui de la continuité charismatique de
la dynastie. Mais un autre genre de source est bien plus caractéristique pour cette période : c’est le Code de Duèan, qui re­présente
le monument juridique majeur du Moyen Age serbe. De même
que Frédéric II proclamait, dans son Liber augustaliæ, que le
devoir essentiel de la dignitas imperialis excellentiæ était de faire
des lois nouvelles exigées par le temps et les circonstances40, le
tsar Duèan tint à affirmer avant tout la base juridique de son empire.41 On peut observer ici une évolution similaire à celle qui se
manifestait dans d’autres parties de l’Europe où les influences
réciproques entre l’Eglise et l’Etat font apparaître la tendance du
constitutionnalisme à affirmer «le prototype parfait d’une monarchie
absolue et rationnelle fondée sur une base mystique».42
Le Droit romain n’était certes pas une nouveauté en Serbie
puisqu’il y avait déjà été introduit par les soins de l’archevêque
Sava Ier et par le biais du Droit canon présenté dans sa compilation
du Nomocanon (Nomokanony) dès le début du XIIIe siècle. Si la
particularité du Nomocanon (Zakonopravilo = m. à m. “la règle de
Loi”) de Sava Ier, par rapport au Droit byzantin contemporain,
était de préconiser un rééquilibrage des deux pouvoirs au détriment
de celui du prince, le Code de Duèan instaure la préséance de la Loi
sur le pouvoir. L’article 167 intitulé «Sur la justice (W pravdh)»,
sous-titré «Ordre impérial», stipule que : «Si l’empereur délivre
image, selon cette charité, Il [Dieu] me fit passer du royaume à l’empire orthodoxe, en me confiant, de même qu’au grand tsar Constantin, tous les pays et de
nombreuses régions, les côtes et les grandes villes de l’empire grec. Comme je
le disais auparavant, par la couronne impériale je fus couronné empereur en l’an
1346, le mois d’avril, le 16, au jour plein de joie grand et très illuminé de la
fête de Pâques…” (Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd.
et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 3). Sur la proclamation de
l’Empire serbo-grec (acte juridiquement fondé sur le fait que Stefan Duèan régnait
sur une très grande partie des territoires byzantins), et surtout sur la date de
cette proclamation, B. FerjanÅiç et S. Çirkoviç, Jovan Kantakuzin, in Vizanti­
jski izvori za istoriju naroda Jugoslavije VI, Belgrade 1986, cf. le chapitre
de Jean Cantacuzène sur la prise de Serrès par Duèan et sur son couronnement
impérial (la description de Nicèphore Gregoras est plus fournie, ibid. p. 262 sq.,
n. 125), p. 482 sq. et surtout le commentaire de B. Ferjanéiç n. 407.
37
A l’exception toutefois des Annales dites de Peç : éd. Lj. Stojanoviç, Stari
srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927, p. 82.
38
Pour le rapport de forces (territorial et économique en faveur de Byzance,
et militaire en faveur de la Serbie) entre les deux Etats, et surtout sur les prémices idéologiques et juridiques (Duèan en tant que «particeps» participant du
pouvoir sur l’Empire) de la proclamation de l’Empire par Stefan Duèan (REX
RASIAE et IMPERATOR ROMANIAE), voir : S. Çirkoviç, Srbija uoéi carstva,
in Dečani et l’art byzantin au milieu du XIVe siècle, Belgrade 1989, p. 3-13.
39
Pratiquement toutes les chartes émises par Duèan pour Chilandar reprennent
les formules consacrées pour parler de Saint Siméon et de la Sainte lignée : “De
même que Tu as élu la vigne plantée par Dieu dans la souche de Jessé […], arrière-petit-fils du seigneur autocrator [samovlastnago], Siméon le saint, Nemanja”, charte de 1343, Archives de Chilandar (A 4/8) ; “rejeton de la bonne
souche de mes saints aïeux, depuis le juste et le saint Siméon Nemanja, le Nouveau myroblyte…” (de 1347, 1348), puis en 1354: “…de mes très-lumineux
instructeurs, seigneurs et maîtres, le bienheureux Siméon et le saint Sava” (S.
Novakoviç, Zakonski Spomenici, Belgrade 1912, p. 418, 427), etc.
170
40
E. Kantorowicz, La souveraineté de l’artiste. Note sur quelques maximes
juridiques et les théories de l’art à la Renaissance, in Mourir pour la patrie,
Paris 1984, p. 49 n. 48.
41
“J’instaure ce Code [juridique] au nom de notre Concile orthodoxe, du trèssanctifié patriarche kyr Joanikije, de tous les évêques et ecclésiastiques, petits
et grands, et de moi-même, le très-croyant tsar Stefan, et de tous les nobles de
mon empire, petits et grands, [qui tous] furent consentants pour cette Loi”
(Zakonik Stefana Duwana cara srpskog 1349 i 1354, éd. et commentaires S.
Novakoviç, Belgrade 1898, p. 6).
42
E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines
médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 79 n. 4 ;
cf. B. Tierney, The Canonist and the Medieval State, Review of Politics XV,
1953, p. 378-388.
171
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
un acte soit dans la colère, soit par charité, soit par largesse envers
quiconque, et que cet acte contredise la Loi et ne soit pas conforme à la justice et à la Loi, telle qu’elle est définie dans la Loi
(Zakonniky = Code législatif), que les juges ne tiennent pas
compte de cet acte, qu’ils jugent et agissent selon la justice (pravdh)». Et dans l’article suivant § 168, il est dit que «Tous les juges
doivent juger selon la Loi, équitablement, conformément à ce qui
est écrit dans le Code, et non pas juger selon la crainte de l’empereur».43 Il s’avère ainsi que le pouvoir de Duèan tend à se définir moins par rapport au domaine spirituel que par rapport au Droit
constitutionnel. L’absolutisme du tsar est désormais moins limité
par l’autorité ecclésiastique que par la suprématie de la Loi.44 La
monarchie mystique des XIIIe-XIVe siècles aboutit donc, avec le
milieu du XIVe siècle, à une domination de l’esprit rationnel dans
le domaine juridique, et qui se traduit par un absolutisme constitutionnel et quasi-mystique.
le prince Lazar45, deuxième rénovateur de l’Etat serbe46 depuis
Siméon-Nemanja, recourut à l’autorité ecclésiastique pour légitimer la restauration du pouvoir central.47 Ayant rétabli la légalité
ecclésiastique par sa réconciliation avec le patriarcat œcuménique,48
Lazar renoue avec la synergie des deux pouvoirs en privilégiant
ses rapports avec l’Eglise et en favorisant le courant hésychaste.
Sa fin épique à la bataille de Kosovo fait de lui un défenseur de
la foi et de la patrie tout à la fois, et il devient le nouveau fondateur
de la légitimité dynastique.
Les textes liturgiques, hagiographiques et rhétoriques qui
apparaissent à peine deux ou trois ans après sa mort (1389), marquent l’instauration d’un nouveau culte dynastique. Ces textes
révèlent une nouvelle dimension du «Mystère de l’Etat» qui se
manifeste sous la forme d’une certaine démocratisation de la
sainteté. Elle s’étend en effet aux martyrs morts pour la patrie et
pour la foi aux côtés de leur prince à Kosovo. A l’instar du patriarche Danilo III,49 un auteur anonyme relate les paroles du
La crise politique et le renouveau
de l’idéologie dynastique (fin du XIVe s.)
43
Codex Imperatoris Stephani Dušan, vol. II. – Codd. mss. studeniciensis,
chilendarensis, hodesensis et bistriciensis (sous la direction de M. Begoviç),
Belgrade 1981, éd. D. Bogdanoviç, p. 214.
44
Les articles cités (§105 et §171, dans l’édition de Novakoviç) du Code de
Duèan placent la Loi au-dessus de toute ordonnance ou décret émis par l’empereur ultérieurement. Généralisant ce principe par rapport au Code de 1349, la
Constitution de Duèan s’achemine donc vers une séparation conséquente entre
pouvoir juridique et pouvoir exécutif : Zakonik Stefana Duwana cara srpskog
1349 i 1354, éd. et commentaires S. Novakoviç, Belgrade 1898, p. 80-81, 134-135,
249-250.
45
Sur le titre du prince Lazar : F. Barièiç, Vladarski éin kneza Lazara, in
O knezu Lazaru, Belgrade 1975, p. 45-62.
46
Pour la situation politique, économique et la continuité ou discontinuité par
rapport à la période némanide de l’Etat de Serbie restauré par le prince Lazar
(au cours des dix années qui précédèrent la bataille du Kosovo), voir : S. Çirkoviç, Srbija uoéi bitke na Kosovu, Kosovsko-Metohijski zbornik 1, Belgrade 1990, p. 3-20.
47
Le difficile problème de la légalité et du rang du pouvoir (central ou régional) du prince Lazar et de sa souveraineté est étudié dans le chapitre “L’idéologie du souverain et la réalité” de l’ouvrage sur le prince Lazar : R. Mihaljéiç,
Lazar Hrebexanoviç, Belgrade 1984, p. 72-100 ; ainsi que dans le Recueil de
travaux pluridisciplinaires : Le prince Lazar (V. Moèin, F. Barièiç, D. Bogdanoviç, G. Babiç, B. Ferjanéiç), Belgrade 1975.
48
Sur la réconciliation des Patriarcats constantinopolitain et serbe : F. Barièiç,
O izmirequ srpske i vizantiske crkve, Zbornik Radova Vizantološkog
Instituta 21, Belgrade 1982, p. 159-182.
49
Dans “Le Dit de prince Lazar”, daté de 1392/93 par : Dj. Trifunoviç,
Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i Kosovskom boju, Kruèevac 1968,
p. 71-72 ; éd. d’après le manuscrit du XVIe siècle, V. Çoroviç, Siluan i Danilo III, srpski pisci XIV-XV veka, Glas Srpske Kraxevske Akademije 86,
Belgrade 1929, p. 83-103.
172
173
L’empire de Duèan ayant éclaté au cours du règne de son
héritier Uroè Ier (1355-1371), dernier souverain de la lignée némanide, les restes de l’héritage impérial serbe traversent une
grave crise politique et idéologique, ouverte dès avant la mort du
dernier Némanide, et qui devait durer jusqu’au début du XVe
siècle. C’est au milieu des années soixante-dix du XIVe siècle que
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
prince, exhortant ses hommes avant la bataille — et qui : «en se
préparant à la guerre s’était bien dévoué pour Dieu et la patrie».
Avant la bataille de Kosovo où apparaît le thème de la rédemption
par la mort, pour la foi et la patrie : «…en prenant le Christ pour
modèle. En versant notre sang, rachetons la vie par la mort, et off­
rons sans ménagement les membres de notre corps pour être mis
en pièces pour la religion [za blagocyst&e = pour la piété] et pour not­
re patrie. Alors Dieu aura pitié de ceux qui resteront et ne laissera
pas exterminer notre peuple et notre pays jusqu’à la fin».50
La bataille est racontée brièvement : «Alors que la bataille
avait commencé, il y eut tant de fracas et de cris que la terre tremblait en ce lieu. Et tant de sang fut versé que les chevaux laissèrent
des traces dans le sang versé ; il y eut un nombre de morts incalculable et c’est alors que Amir [Murad] le tsar perse [turc] fut tué.
Puis ce magnifique homme, le saint prince Lazar [fut tué] aussi.
Une multitude d’Agarènes l’encerclèrent et le saisirent et il fut
emmené avec beaucoup de ses nobles comme des moutons à
égorger. C’est alors que sa tête honorable fut tranchée avec [celle
de] nombre de ses nobles, au mois de juin, le quinzième jour. Il
avait suivi l’exemple du Christ, en versant son sang pour Lui, et
il fut le nouveau martyr Lazar en ces jours [qui sont les] derniers,
et il amena une grande assemblée de martyrs à son Christ Dieu
dans la Jérusalem d’en haut, comme jadis Josué fils de Nun [avait
amené] les hommes de Dieu dans la Terre promise».51
C’est ainsi qu’à la faveur de profonds bouleversements politiques et sociaux, à la fin du XIVe siècle en Serbie, «la nation en
vient à chausser les bottes du prince»52, après que le souverain eût
endossé une tâche pontificale53 — en réconciliant les Eglises de
Serbie et de Constantinople.
Cette restructuration de l’idéologie princière s’opérait dans
un environement de grande précarité politique imputable aux
débuts de l’intrusion ottomane en Serbie. Son prince dut admettre
une limitation de sa souveraineté,54 en reconnaissant désormais la
suzeraineté du sultan. Cela explique l’incidence de la théologie
politique dans l’émergence d’une nouvelle forme d’Etat. Ainsi le
despotat de Serbie réussit-il à s’adapter aux nouvelles conditions
et à se maintenir pendant plus d’un demi-siècle.
Ce “pro patria mori” serbe ne fait pas l’opposition entre salut individuel et
salut de la communauté, pas plus qu’entre salut dans le siècle et salut éternel.
Le salut de la patrie est moins une négation de soi patriotique qu’un sacrifice
individuel (celui du prince, personnification de la patrie, ainsi que celui de ses
chevaliers), aux nom et place du peuple tout entier. Cf. pour le corporatisme, la
subordination de l’individu à la communauté et le sacrifice pour la patrie en
Occident : E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (Pro Patria Mori) dans la
pensée politique médiévale, in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p. 105-141 ;
De Lagarde, Individualisme et corporatisme au Moyen Age, Recueil de travaux
d’histoire et de philologie, 2e série XLIV (1937), 39. Le martyre du prince
serbe est comparable en revanche à un certain point de vue à celui de Henri de
Gand lorsqu’il compare un sacrifice civique à celui du Christ, ainsi qu’à celui
du futur pape Pie II écrivant que “le prince lui-même, qui est la tête du corps
mystique de l’Etat, est tenu de sacrifier sa vie quand le bien public l’exige”,
cité par : E. Kantorowicz, art. cit., p. 137 n. 57, 61.
50
174
Le despotat — continuité de la tradition
némanide et différenciation des pouvoirs
et des genres littéraires dans les sources
dynastiques (fin XIVe — milieu XVe siècle)
L’une des différences essentielles entre la première période
némanide et celle de l’apogée de l’Etat serbe (milieu du XIVe
siècle) se manifeste à travers la modification du rapport entre les
deux pouvoirs. Alors qu’au début du XIIIe siècle l’archevêque
Sava Ier en jette les bases juridiques en introduisant en Serbie le
51
S. Novakoviç, Newto o knezu Lazaru. Po rukopisu XVII vijeka spremio za wtampu Stojan Novakoviç, Glasnik Srpskog Uéenog Druètva XXI,
Belgrade 1867, p. 162-163 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Antologija stare srpske književnosti,
Belgrade 1960, p. 117-118, 328-329.
52
F.W.Maitland, Moral Personality and Legal Personality, in Selected Essays,
Cambridge 1936, p. 230.
53
Cf. E. Kantorowicz, Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines médiévales (bas Moyen Age), in Mourir pour la patrie, Paris 1984, p.
80-81.
54
Stefan Lazareviç (1389-1427), despote de Serbie depuis 1402.
175
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
Droit romain par le biais de la compilation du droit canonique et
civil du Nomocanon byzantin, c’est au milieu du XIVe siècle que
le tsar Stefan Duèan se fait le grand législateur du Moyen Age en
Serbie en promulguant son Code en 1349 à Skoplje, et en 1354 à
Serrès.55 Ce fut l’époque où le territoire de l’Etat serbe dépassait
largement ses frontières ethniques, et où l’idéologie politique
déborda son cadre traditionnel. L’expansion territoriale fulgurante due aux conquêtes de Duèan, la nécessité d’intégrer les
territoires byzantins au sein d’une administration centralisée, la
restructuration de l’administration (apparition de nombreux titres
byzantins) et l’élargissement de l’échelle sociale eurent pour effet
d’accroître la différenciation des deux pouvoirs. Alors que l’autorité ecclésiastique avait eu tendance à empiéter sur le domaine du
pouvoir séculier aux périodes précédentes,56 Duèan impose son
autorité à l’Eglise d’une manière ostentatoire en faisant élire son
logothète à la tête du patriarcat serbe.57 Il remplace les évêques
des territoires occupés, intervient dans les affaires monastiques ju­
sque sur le Mont Athos.58 Cet état de choses se reflète dans les
textes de la littérature dynastique par une différenciation des genres qui ne cessera de s’accentuer au cours des périodes suivantes.
La crise idéologique et dynastique qui marqua les débuts de
la période post-némanide ainsi que la volonté d’établir une relève
dynastique en Serbie, ou de récupérer la légitimité némanide en
Bosnie, eurent pour effet d’accélérer ce processus. Dès la fin du
troisième quart du XIVe siècle apparaissent des textes à vocation
profane, généalogies et annales (traduction de chroniques byzan-
tines) en particulier, alors que les textes ecclésiastiques relatifs aux
cultes dynastiques se définissent bien plus nettement dans le cadre
des divers genres de littérature hagiologique slavo-byzantine.59
C’est ainsi que la nouvelle hagio-biographie du roi Stefan
Deéanski, se situe nettement plus dans le cadre d’une hagiographie
«monastique» que dans celui d’un culte dynastique. A en juger
par cette hagiographie royale, le culte de l’ex-roi némanide s’apparente plus à une vénération locale et monastique, qu’à un culte
dynastique et national.
Les chapitres XIV-XVI de l’ouvrage de Konstantin, rédigé
en 1430/31, apportent une innovation importante, car ils renferment
le texte d’une généalogie dynastique. Dans cette partie de la biographie du despote Stefan, Konstantin présente une généalogie du
despote dans le but d’affirmer son ascendance némanide. Ayant
fait part de la légitimité charismatique de son souverain assurée
par la sainteté de son père, le prince martyr Lazar, Konstantin
s’efforce de démontrer sa légitimité hiérarchique à partir de l’origine némanide de sa mère, la princesse Milica. Il est significatif
que le concept de l’hérédité y acquierre une importance sans précédent non seulement du fait de l’apparition d’une généalogie,60
mais aussi du fait qu’il fasse remonter pour la première fois (dans
une biographie dynastique), l’origine de Siméon-Nemanja à un
empereur romain, Licinius (empereur d’Orient de 308 à 324 et
gendre de Constantin le Grand61).
Cela contraste avec les assertions de Camblak qui met en
opposition l’origine romaine des empereurs byzantins avec l’ori-
Cf. A. Soloviev, Le Droit byzantin dans la codification d’Etienne Douchan,
Revue historique de droit 7, (1928), p. 387-412.
56
Réconciliation de Stefan le Premier Couronné avec son frère le prince Vukan
par Sava, ce qui mit fin à la guerre civile en Serbie, et le rôle important que
tiennent dans le domaine politique et diplomatique Sava Ier et Danilo II.
57
Pratique courante à Byzance (R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in
Etudes byzantines, Paris 1959, p. 220), mais pas en Serbie où le puissant roi
Milutin n’avait pu imposer son candidat, Danilo II, comme archevêque.
58
G. Soulis, Tsar Stephan Dusan and Mount Athos, Harvard Slavic Studies II
1954, p. 125-139.
59
Cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita,
Aspects of the Balkans. Continuity and Change, Den Haag - Paris 1972, p. 243-284.
60
L’étude comparative de Ljubomir Stojanoviç a établi que cette généalogie,
ainsi que les 5 versions rédigées par la suite, reposent toutes sur un texte original
plus étendu qui aurait été composé par Konstantin et qui ne nous est pas parvenu : Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr.
Karlovci 1927, p. XII-XXIX, XXXIII.
61
La prétendue origine serbe de Licinius apparaît pour la première fois dans
la traduction slave de Zonaras (fin de la première moitié du XIVe s.) où les
Daces et leur chef Décébal sont par ailleurs également désignés comme Serbes :
Lj. Stojanoviç, op. cit., p. XIII-XIV.
176
177
55
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
gine charismatique de la légitimité némanide : «Ils [les Nemanjiç]
ne troublaient pas l’Eglise par des turbulences hérétiques et par
l’odeur hellénique62 [païenne] des sacrifices et des rites comme
[l’avaient faits] les fils et les neveux [les héritiers] de Constantin
le Grand.63 Ils gouvernaient en toute piété, avec sagesse selon Dieu
et par amour, par (la volonté de) Dieu, avec (leurs) armées le
reste du troupeau qui leur avait été confié» (Camblak, Vie de Ste­
fan Dečanski, p. 130).
Faisant suite aux diptyques64 des rois et archevêques de Serbie du XIIIe-XIVe siècles, les premières généalogies des souverains
serbes apparaissent dans le dernier quart du XIVe siècle. La première généalogie fut rédigée entre 1374 et 1377 dans le but d’attester la légitimité du roi des «Serbes et de Bosnie» Tvrtko Ier,
couronné avec «la couronne de Saint Sava», au monastère de
Mileèeva, en 1377.65 Les rédactions suivantes de cette généalogie
sont celle de Konstantin de Kostanec, puis une rédaction faite à
l’époque du despote Djuradj Brankoviç (1433-1446), une autre
écrite du temps des despotes Brankoviç de Srem (1506-1509), et
celle enfin qui fut renouvelée à l’instigation de la maison féodale
des Jakèiç entre 1563 et 1584.66
La différenciation des genres (reflet de la différenciation des
pouvoirs)67 dans la littérature dynastique au cours de la période
post-némanide est un fait particulièrement bien mis en évidence
dans le Recueil de Gorica, autographe de Nikon le Hiérosolimytain
rédigé en 1441/2.68 Ce volumineux recueil, à vocation quasi-encyclopédique, fut composé par ce moine érudit et cosmopolite à
l’intention de la princesse Hélène Balèiç. Outre de nombreux
textes historicistes, canoniques et patristiques d’inspiration hésychaste, il renferme deux textes dynastiques. C’est, d’une part, la
Vita abrégée de Siméon-Nemanja, une compilation de Nikon en
grande partie dépouillée de données historiques. Elle relègue en
effet au second plan la biographie politique au profit des traits
hagiographiques de l’auteur de la dynastie némanide. Et c’est,
d’autre part, une généalogie dynastique qui fait partie d’un genre
proche de ces chroniques lapidaires du royaume que sont les Annales de Serbie apparues vers la fin du XIVe siècle. Ces deux
textes s’inscrivent dans les deux genres principaux dans lesquels
s’exprimeront désormais l’idéologie et l’historisme dynastiques.
62
Une allusion à “l’obscurcissement dû à l’ombre de la sagesse de la langue
grecque” se trouve dans le Colophon des anciens manuscrits (ceux de Raèka
1305, de Peç, 1522, de Moraéa, 1614, qui est une copie d’un manuscrit de
1252, etc.) du Nomocanon de Saint Sava, cité par : S. Troicki, Ko je preveo
Krméiju sa tumaéeqima ? Glas Srpske Akademije Nauka CXCIII (96), Belgrade 1949, p. 120, 125-126.
63
Camblak fait peut-être allusion aux superstitions divinatoires et autres
qu’affectionnaient particulièrement certains empereurs des dynasties Comnène
et Ange, ou bien à l’iconoclasme. Le patriarche iconoclaste Jean, dit Giannis,
fut un fervent adepte des arts magiques et l’empereur Théophile recourait volontiers à ses services : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzan­
tines, Paris (PUF) 1959, p. 228sq.
64
Il est significatif que les diptyques aient été, à des époques différentes, le
point de départ tant des cultes que des généalogies dynastiques. Cf. pour les
cultes : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965,
p. 7-8 ; pour les dyptiques : S. Novakoviç, Srpski pomenici, Glasnik Srps­
kog Uéenog Druètva XLII, Belgrade 1875, p. 1-152.
65
Sur la «double couronne» et la légitimité némanide des rois de Bosnie : S.
ÇIRKOVIÇ, Sugubi venac (Prilog istoriji kraxevstva u Bosni), Zbornik
Filosofskog Fakulteta VIII-1 - Spomenica Mihaila Diniça, Belgrade 1964,
p. 343-370.
178
D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske kqiùevnosti, Belgrade 1980,
p. 208-209.
66
67
Il est peu probable que l’on puisse établir un parallèle avec la différenciation qui marque dès le XIIIe siècle en Occident l’institutionnalisation (début de sécularisation) de l’Eglise d’une part et l’exaltation de
la mystique politique de l’Etat d’autre part. Si un tel ordre d’idées ne
peut s’appliquer à l’Eglise de Serbie, les institutions politiques de Serbie
en revanche demeurent plus proches de celles des pays occidentaux.
L’image sublimée de l’ordre séculier instauré dans l’Etat et dans la cour
du despote Stefan Lazareviç, rapporté par Konstantin de Kostanec, n’est
pas sans rappeler la “mystique politique” (corpus mysticum de l’Etat) en
vogue en Occident : cf. E. Kantorowicz, Mourir pour la patrie (Pro
Patria Mori) dans la pensée politique médiévale, in Mourir pour la
patrie, Paris 1984, p. 131sqq.
68
Istorija Crne Gore 2/1 (D. Bogdanoviç), Titograd 1970, p. 372-378.
179
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Milieu XVe — début XVIe siècle
La disparition du despotat de Serbie, avec la conquête de sa
capitale Smederevo (1459) par les Ottomans, marque la fin de
l’Etat serbe au Moyen Age. Les principautés serbes qui se maintinrent
jusqu’à la fin du siècle ne connurent qu’un sursis trop précaire
pour tenter une restauration du pouvoir central et durent se contenter
de survivre devant l’imminence de l’occupation ottomane. C’est
en dehors des frontières de la Serbie médiévale, au nord du Danube
et de la Save, sur le territoire méridional de la Hongrie, — le seul
Etat qui put encore opposer une résistance effective au ras de marée
ottoman, — que fut transféré le dernier prolongement de l’Etat
serbe et de sa tradition dynastique. Sous le protectorat du roi de
Hongrie, avec leurs vastes fiefs peuplés d’immigrants serbes qui
avaient fui la conquête ottomane, les derniers despotes essayèrent
d’organiser la défense de la frontière méridionale de la Hongrie
face aux incessantes incursions des Turcs, jusqu’au moment où la
bataille de Mohacs (1526) marqua la fin du grand royaume magyar
de l’Europe centrale.
La continuité de la tradition dynastique s’exprime à travers
le culte des despotes Brankoviç en Hongrie méridionale, dans la
région frontalière du Srem. Les despotes y transfèrent la tradition
monastique, avec leurs fondations pieuses concentrés sur la montagne
de la Fruèka Gora, pic solitaire dans la plaine danubienne. Le
monastère de Kruèedol y devient le mausolée de la famille princière
selon la tradition némanide, et le centre de rayonnement de son
culte dynastique. Les textes hagiographiques et liturgiques voués
au culte du despote Stefan Brankoviç, de son épouse Angelina et
de ses deux fils, Maxime (Georges) et Jean, marquent une différ­
enciation encore plus nette par rapport à l’hagio-biographie tra­
ditionnelle. Ce sont des textes brefs et inspirés, empreints d’un
douloureux sentiment patriotique, mais parfaitement conformes
aux genres traditionnels de la littérature ecclésiastique. Cela
correspond au fait que les thèmes historiques sont désormais
180
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
véhiculés par les textes profanes, les annales, les généalogies et
autres chroniques lapidaires.69
Suite à l’apparition en Serbie de traductions de chroniques
(ou chronographies) byzantines, en particulier celles de Georges
Hamartolos (1347/48), et de Jean Zonaras (notamment la rédaction
serbe abrégée de 1407/8, connue sous le nom de «Paralipomènes»)70, l’attrait pour ce genre historiographique va croissant. Les
dates les plus importantes de l’histoire de Serbie, en commençant
par Siméon-Nemanja, vont être adjointes aux chronographies qui
font débuter l’histoire avec l’ancêtre universel Adam. A côté des
années du règne (selon la chronologie byzantine) figurent une
série de données comme : la construction des églises et des monastères, les batailles importantes, les phénomènes naturels inhabituels se prêtant à une interprétation irrationnelle, les catastrophes
naturelles. Les Annales sont classées en deux catégories d’après
leur ordre d’ancienneté : les Annales anciennes et les Annales plus
récentes. Composées initialement peu de temps après 1371 par un
auteur anonyme de Moravica, ces Annales apparaissent sous
forme de médaillons des souverains serbes. Intitulées Vies et œu­
vres des saints rois et empereurs serbes, les cinq rédactions des
Annales anciennes ne font pas véritablement partie du genre des
chronographies mais, comme leur titre l’indique, s’apparentent
davantage au genre hagiographique.
Les véritables Annales71 sont représentées par les quelques
cinquante rédactions remaniées des Annales plus récentes, qui
contiennent la chronologie des événements après la mort de Stefan
Sur la fonction idéologique de cet historisme de l’époque des despotes
Brankoviç, cf. S. Çirkoviç, Moravska Srbija u istoriji srpskog naroda, in
L’Ecole de la Morava et son temps, Belgrade 1972, p. 101-109.
70
Dj. Trifunoviç, Azbuénik srpskih sredqovekovnih kqiùevnih pojmova,
Belgrade 19902, p. 364-368; R. Mariç soutient que Zonaras fut traduit une première fois en slavo-serbe au début du XIVe siècle : R. Mariç, Tragovi grykih
istoriyara u delima Konstantina Filosofa, Glas Srpske Akademije
Nauka 190, Belgrade 1946, p. 23 n. 1.
71
Selon Djordje Trifunoviç, op. cit., p. 143-146.
69
181
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
Duèan (1355). Dans la plus importante étude consacrée aux Annales et Généalogies du Moyen Age serbe, Ljubomir Stojanoviç
a classé les Annales plus récentes en quatre groupes : les Annales
rédigées avant 1458, celles écrites vers 1460, et celles après 1460.
Le quatrième représente les textes rédigés au XVIe siècle. Puisant
les informations sur l’histoire de Serbie dans les hagio-biographies
et dans les généalogies dynastiques ainsi que dans les notices
historiques et les colophons des recueils anciens, les auteurs des
Annales rapportent aussi les événements contemporains.72 Par
rapport aux Annales russes, celles de Serbie sont moins riches en
données historiques.73 La comparaison entre les Annales russes et
serbes est d’ailleurs fortuite : les plus anciens textes historiques
en Russie sont les Annales créées dans le sillage de la Chronique
d’Hamartolos traduite en Russie dès le XIe siècle, alors que les
plus anciens textes historiques en Serbie sont les hagio-biographies
dynastiques, les Annales n’apparaissant que beaucoup plus tard,
après l’extinction de la dynastie némanide.
Un condensé de l’histoire des trois royaumes slaves orthodoxes, Russie, Serbie et Bulgarie, conséquence de la connexion de
leur patrimoine littéraire, fut rédigé à la fin du Moyen Age, en
Serbie, ou plus vraisemblablement en Russie. Au sein de l’Eglise
serbe, les textes hagio-biographiques et liturgiques consacrés aux
cultes dynastiques continuaient à être copiés, compilés, et imprimés. On créa même de nouvelles hagiographies royales (jusqu’au
début du XVIIe siècle) durant l’occupation ottomane des Balkans.
C’est ainsi que les écrits historiographiques trouvent leur aboutissement dans la volumineuse Chronique slavo-serbe du comte
Georges Brankoviç, puis dans la monumentale Histoire des peuples
slaves, Croates, Bulgares et Serbes… (1794 et 1795), de Jovan
Rajiç, ouvrage qui marque les premiers débuts de l’historiographie
serbe moderne. Mais cela s’inscrit dans un tout autre contexte
historique, fait partie d’une époque qui n’est plus celle du Moyen
Age et sort du cadre de l’idéologie de l’Etat serbe.
Il est néanmoins intéressant de citer ici une œuvre particuliè­
re, celle du Patriarche Pajsije Janjevac, qui bien qu’elle s’inscrive
dans le XVIIè siècle et donc hors de nos bornes chronologiques,
est fondamentale en ce qu’elle représente une rupture avec l’historiographie hagio-biographique. Les caractères particuliers de ce­l­
le-ci n’en apparaissent alors que plus nettement, par antinomie.
72
Cf. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr.
Karlovci 1927, p. XL-LVIII ; LXXXIV-LXXXVIII.
73
Dj. Trifunoviç, ibid.
182
Le Patriarche Pajsije Janjevac
(ou Pajsije de Peć)
— XVIIe siècle
La Vie du tsar Uroš
Né à Janjevo (Kosovo), vers le milieu du XVIe siècle, le
patriarche Pajsije (1614-1647) était, selon un chroniqueur, disciple
du patriarche de Serbie Jean (1592-1614). En 1612 il fut ordonné,
par le patriarche de Serbie Jean, métropolite de Novo Brdo et de
Graéanica. Après la mort de Jean en captivité (exécuté sur l’ordre
de la Sublime Porte) à Constantinople, le 14 octobre 1614, Pajsije fut élu patriarche de Peç au Concile de l’Eglise de Serbie à
Graéanica74.Pris en tenailles entre les répressions ottomanes et les
intransigeances du prosélytisme de la curie romaine et de l’empire d’Autriche, il se tourne vers la Russie orthodoxe et slave pour
ouvrir la porte à son influence culturelle75. Des trente-trois années
74
I. Ruvarac, O peçkim patrijarsima od Makarija do Arsenija III (15571690) (Sur les patriarches de Peç de Macarie à Arsène III (1557-1690)), Zadar
1888, p. 59-67, 308-309 ; R. Novakoviç, »O datumu izbora Pajsija za patrijarha« (Au sujet de la date d’élection de Païssié comme patriarche), Prilozi
za kqiùevnost, jezik, istoriju i folklor (Contributions à la littérature, la
langue, l’histoire et le folklore), XXXII, 1/2, Belgrade 1956, p. 77-86.
75
J. Radoniç, Rimska kurija i juùnoslovenske zemxe od XVI do XIX veka,
(La Curie romaine et les pays slaves du Sud du XVIe au XIXe siècle), Srpska
akademija nauka (Académie serbe des sciences), édition spéciale, CLV, odexeqe druwtvenih nauka (section des sciences sociales), nouvelle série, 3, Belgrade 1950 ; S. Dimitrijeviç, »Prilozi raspravi “Odnowaji peçskih pa-
183
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
de son pontificat sur les 44 diocèses de l’Eglise de Serbie on
garde de nombreux témoignages dans les chroniques et dans les
multiples notices (zapisi) manuscrites. A l’image de plusieurs de
ses prédécesseurs, il entreprit un pèlerinage en Terre Sainte vers
la fin de sa vie (1645-1645), pour mourir quelque temps après son
retour, le 2 octobre 1647.
Amateur éclairé des livres et des manuscrits anciens, Pajsije
déploie une activité de restauration et de copie du patrimoine
scripturaire. De même qu’au XVIe siècle Longin le Zographe avait
été l’un des pionniers de la sauvegarde et de la restauration du
patrimoine pictural, le patriarche Pajsije excelle dans la perpétuation de la tradition littéraire et théologique. Ainsi, c’est vraisemblablement à son instigation que fut copié en 1619 le fameux
Typikon de Studenica, fait d’après l’autographe de Saint Sava.
Son attachement aux livres anciens le conduisit tout naturellement à créer lui-même les rares ouvrages littéraires originaux
de son époque. C’est à un âge fort avancé, “en tant que vieillard
centenaire” qu’il rédigea en 1642 la Vie, puis l’Office du tsar Uroè
(1355-1371), dernier souverain avec qui s’éteignit la dynastie
némanide en Serbie76. L’office a été composé sur le modèle des
acolouthies des martyres. Il comprend des parties (kondakion, et
tropaire), composées beaucoup plus tôt (peu après 1595). Le tsar
Uroè est désigné dans cet office comme martyr, ayant subi de
multiples sévices et injustices, ainsi que comme «très bienheureux»
(Preblaàeni). Il y est souligné notamment qu’il souhaitait imiter
Saint Siméon-Nemanja et Saint Sava, ce en quoi il n’a pas manqué
de réussir, qu’il est un ornement du pays serbe, etc.
En dehors de ces deux ouvrages principaux, Pajsije est l’auteur
d’un office de Stefan le Premier Couronné (moine Simon), ou du
moins d’une partie de celui-ci. Il s’agit de Stefan (grand joupan
de 1196 à 1217 et roi de Serbie de 1217 à 1228), fils du grand
joupan de Serbie Stefan (Siméon) Nemanja (1165/6-1196), ayant
eu le nom monastique de Simon. Le tsar Uroè (qui est honoré
comme martyr). Il a dédié à saint Simon un office et une vie synaxaire (1628/1629) et au saint tsar Uroè un office, une vie synaxaire et une biographie (1641). Certains spécialistes lui attribuent
aussi un éloge à la mémoire du despote Stefan £tiljanoviç77.
La réactualisation du culte des souverains serbes du Moyen
Age est le trait marquant de l’œuvre littéraire de Pajsije78. En
1582 les reliques du tsar Uroš furent exhumées à Nerodimlje
(Kosovo) dans le diocèse que dirigeait Pajsije avant son élection
de patriarche, c’est-à-dire deux cent dix ans après la mort du
jeune empereur. Une douzaine d’années plus tard, en 1594, les
reliques de Saint Sava, premier archevêque et saint patron de
l’Eglise de Serbie, furent incinérées sur l’ordre de Sinan paša79.
Ces événements eurent un impact important sur les chrétiens des
Balkans à une époque marquée par la plus grande insurrection
trijarha s Rusijom u XVII veku”« (Contributions à la controverse sur les
“relations des patriarches de Peç avec la Russie au XVIIe siècle”), Spomenik
Srpske kraxevske akademije, XXXVIII, Belgrade 1900, p. 59-60.
76
I. Ruvarac, %itie cara Urowa od PaÖsiä, peçskog patriärha (16141646) (La vie du roi Uroè par Païssié, patriarche de Peç (1614-1648), Glasnik
Srpskog uéenog druwtva (Messager de la société scientifique serbe), XII,
Belgrade 1867, p. 209-232.
T. Jovanoviç, »Kratko povesno slovo o svetom Stefanu Wpixanoviçu« (Court discours historique sur saint Stéphane Äkiljanoviç), Manastir
Wiwatovac. Zbornik radova (Le monastère Äièatovac. Recueil des travaux,
Srpska akademija nauka i umetnosti, Balkanolowki institut, Matica
Srpska, Druwtvo istoriéara umetnosti Srbije, Belgrade 1989, pp.73-77.
78
T. Vukanoviç, Kult Cara Urowa (Le culte du roi Uroè), Skoplje 1938 ; $.
Sp. Radojiéiç, »Pajsije s pridvornim slavi cara Urowa« (Pajsije avec sa
curie fait louange de la sainte mémoire du tsar Uroè) Letopis Matice Srpske,
389, 5, Novi Sad 1962, pp.460-464 ; L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i
Makedonaca (le culte des saints chez les Serbes et les Macédoniens), Narodni
Muzej Smederevo, (Musée populaire de Smederevo), édition spéciale, livre I,
Smederevo 1965, p. 111-116.
79
R. Novakoviç, »Podaci o godini spaxivaqa mowtiju sv. Save u
“Brankoviçevom letopisuè” i u Pajsijevom “%itiju cara Urowa”«
((Renseignements sur l’année de l’incinération des reliques de saint Sava dans
la “Chronique de Brankoviç et dans la “Vie du roi Uroè” de Païssié), Prilozi
za kqiùevnost, jezik, istoriju i folklor (Contributions à la littérature, la
langue, l’histoire et le folklore), XXII, 1/2, Belgrade 1956, p. 255-262.
184
185
77
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
populaire des XVIe-XVIIIe siècles avant celle qui allait ébranler
le pouvoir ottoman à l’aube du XIXe siècle.
Même si l’intention de l’auteur était bien de placer cet ouvrage dans la continuité des hagio-biographies des archevêques et
des souverains serbes du Moyen Age, celle de tsar Uroè diffère
sensiblement de ses antécédents littéraires. La Vie de celui qui
était jusqu’alors le dernier souverain némanide resté sans la moindre biographie n’est pas un ouvrage exclusivement hagio-biographique : l’ouvrage est moins étendu que la plupart de ses précédents,
il commence par un bref précis historique destiné à expliquer “d’où
et de qui sont issus les Serbes”, une sorte de généalogie des Nemanjiç, un rappel sur le tsar Duèan (1331-1355), père du jeune
souverain. Son prétendu meurtre par le soi-disant honni roi Vukaèin,
le principal “apport” historico-littéraire de Pajsije, allait donner
de la matière à l’esprit et à la méthode critique de la jeune historiographie serbe du milieu du XIXe siècle. Pajsije évoque ensuite la fin tragique de Vukaèin, mort dans la grande défaite serbe
de la Marica (1371), puis parle du prince Lazar (généalogie), de
l’invention des reliques de tsar Uroè et de l’incinération de celles
de Saint Sava. L’introduction et la conclusion donnent les motivations habituelles de l’auteur lorsqu’il s’agit d’expliciter la
création de ce genre d’ouvrages. Très bon connaisseur de la littérature médiévale serbe, Pajsije se réfère aux hagio-biographies,
aux généalogies des rois et archevêques, aux Annales du royaume80.
D’une valeur historiographique fort limitée81, anachronique
par rapport à la création littéraire de son temps, l’œuvre de Pajsije se rattache à une époque révolue et, d’une certaine façon, à la
tradition épique vernaculaire. L’imaginaire légendaire supplante
la théologie politique de l’historicisme médiéval serbe. L’idéologie de la symphonie des deux pouvoirs complémentaires est
remplacée par une notion naissante du peuple historique dont la
mémoire collective est perpétuée par la continuité non plus d’un
Etat féodal mais par la permanence d’une Eglise nationale.
La Vie du tsar Uroè a été publiée d’après un ms daté de 1642
(année de sa rédaction originelle), désigné sous le nom de «Copie
de Velika Remeta». Une autre copie a été exécutée au monastère
de Jazak en 1748, avec des interpolations plus ou moins importantes. Une autre copie, avec l’office du tsar Uroè, fait partie de
la collection des ms du monastère de Kruèedol.
L’édition de Ruvarac est faite d’après ces ms, mais sans la
Généalogie, publiée séparément.
L’office à été maintes fois reproduit dans les différentes éditions de Srbljak82, comprenant seulement le canon du tsar Uroè,
avec des variantes selon les éditions (Belgrade, Rimnik, Moscou).
Dans le typikon de l’Eglise de Serbie, l’office du patriarche Pajsije est marqué par le signe de croix ainsi que d’un demi-cercle
rouge.
La traduction en serbe moderne des ouvrages du patriarche
Pajsije a été publiée à plusieurs reprises, la plus récente étant
celle préparée par Tomislav Jovanović83.
Dj. Slijepéeviç, »Pajsije, arhiepiskop peçski i patrijarh srpski kao
jerarh i kqiùevni radnik« (Païssié, archevêque de Peç et patriarche serbe
comme hiérarche et écrivain), Bogoslovxe, VIII, 2, Belgrade 1923, p. 123-144 ;
3, p. 241-283 et comme livre à part.
81
P. S. Protiç, %itija srpskih svetaca kao izvor istorijski (La vie des
saints serbes comme source historique), Belgrade 1897.
Dj. Trifunoviç, »Belewke o delima u Srbxaku«, O Srbxaku, Studije,
Srpska kqiùevna zadruga, Belgrade 1970.
83
Patrijarh Pajsije, Sabrani spisi (Les œuvres complètes ?), Biblioteka
Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige (Bibliothèque de la vieille littérature
serbe en 24 livres), livre XVI, Prosveta-Srpska kqiùevna zadruga, Belgrade 1993, p. 166. Traduction, préface et commentaire par T. Jovanoviç.
186
187
80
***
Dès lors qu’on tente de situer l’idéologie politique de la Serbie sur un plan international par rapport aux deux mondes de la
chrétienté médiévale, on doit noter une double similitude, qui
confirme la double appartenance idéologique de cet Etat situé à
82
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas Moyen Age
la jointure de ces deux mondes. Le principe d’hérédité84 comme
critère initial et décisif de la légitimité royale, l’idée même d’un
charisme dynastique, l’absence de l’armée et du peuple ainsi que
la faible influence de l’Assemblée (Sybory) des ordres dans l’intronisation et dans la cérémonie du couronnement royal, écartent
la royauté serbe d’un concept de pouvoir souverain du type byzantin.85 La constance dans la succession héréditaire jusqu’à
l’extinction d’une lignée dynastique, l’exclusion quasiment infaillible de toute tentative d’usurpation du trône par quelque
prétendant étranger au lignage royal,86 le caractère autocratique
du pouvoir royal, ainsi que le rôle purement consultatif du Conseil
et de l’Assemblée, et surtout l’exaltation du charisme dynastique
avec la caution de l’Eglise, renvoient plutôt à un concept monarchique de type occidental.
Mais c’est précisément cette Eglise nationale, fortement
centralisée et remarquablement bien organisée, puissante et riche,
bien encadrée par des ecclésiastiques formés très souvent à l’école athonite, avec son rôle souvent déterminant dans bien des domaines de la vie publique et privée (éducation, culture,87 arts et
lettres, médecine, Droit matrimonial, diplomatie…) et surtout
l’interdépendance ou même la synergie des deux pouvoirs, qui
confèrent le caractère orthodoxe et byzantin au pouvoir souverain,
à l’idéologie politique, à la conscience collective et historique et,
d’un point de vue général, au fait même de la civilisation médiévale de la Serbie. C’est ce qui explique pourquoi la byzantinisation
de la Serbie, notamment dans le domaine culturel et institutionnel,
soit inversement proportionnelle à la force et à l’influence politiques de l’empire constantinopolitain sur son déclin. L’instauration
de l’Archevêché autocéphale et l’organisation de l’Eglise s’opèrent
alors que l’empire des Rhomaioi se trouve refoulé en Asie Mineure, l’incidence des institutions byzantines s’accroît au faîte de
la puissance de Milutin et de Duèan,88 et le despotat de Serbie du
XVe siècle devient le creuset et l’un des derniers refuges de la
La transmission du pouvoir impérial dans l’ordre de primogéniture et de
masculinité n’était qu’une tradition à Byzance aussi, qui n’a jamais été régie par
une quelconque loi organique. Cette tradition était d’ailleurs loin d’être toujours
respectée car le Droit divin, l’armée, le Sénat et le peuple représentaient souvent
des facteurs décisifs lors d’un changement sur le trône, et souvent sans tenir
aucun compte de la tradition de succession héréditaire : R. Guilland, Le Droit
divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 210-216. Le principe dynastique s’affirme cependant fortement à Byzance du temps des Comnènes, cf. G. Ostrogorsky, Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G.
Ostrogorski, Iz vizantijske istorije istoriografije i prosopografije,
Belgrade 1970, p. 192-204, titre original : Bemerkungen zum byzantinischen
Staatsrecht der Komnenenzeit, Südost-Forschungen 8, Munich 1945, p. 261-270.
Sur ce «droit du sang» dont l’application fut particulièrement rigoureuse dans
le royaume capétien, voir l’excellent ouvrage de A.W.Lewis, Le sang royal,
Paris (Gallimard) 1986.
85
Cf. le chapitre sur la fonction de l’empereur dans l’Etat byzantin : A. Guillou,
La civilisation byzantine, Paris (Arthaud) 1990, p. 95-100 ; ainsi que celui sur
la doctrine impériale : L. Bréhier, Les institutions de l’empire byzantin, Paris
(Albin Michel) 1970, p. 49 sq.
86
*Sur l’institution du “jeune roi” en Serbie (Milka Ivkoviç, Ustanova “mladog kraxa” i sredqovekovnoj Srbiji, Istorijski glasnik 3-4, Belgrade
1957, p. 63-64), et sur la question, encore sujette à caution, de la co-régence du
dauphin Radoslav avec le roi Stefan le Premier Couronné (D. Sindik, O savladarstvu kraxa Stefana Radoslava, Istorijski éasopis XXXV, Belgrade
1988, p. 23-29). La seule véritable exception à cette règle fut l’association au
trône impérial de Uroè Ier, du roi Vukaèin Mrnjavéeviç (cf. R. MihaljÅiç, Kraj
srpskog carstva, Belgrade 1975, p. 64-99). Il est significatif que le défaut majeur -»jeunesse dépourvue de raison» – attribué par l’hagio-biographie dynastique au tsar Uroè est celle qui constitue pour les auteurs byzantins l’une des
trois principales raisons justifiant l’instauration d’une co-régence impériale :
J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210), Paris 1990 (Publications de la Sorbonne), p. 186-187.
87
Cf. A. Schmaus, Zur Frage der Kulturorientierung auf der Serben im Mittelalter, Sudoststudien 15 (1956) p. 179-201.
88
L’ introduction des titres et fonctions byzantines à la cour et notamment
l’instauration de la co-régence en la personne du “jeune roi» Uroè fut faite à la
suite de la promulgation de l’empire par Duèan. Sur l’association au trône à
Byzance : L. Bréhier, op. cit. p. 43-44 ; et surtout : G. Ostrogorsky, Sacarovaqe u sredqevekovnoj Vizantiji, in G. Ostrogorski, Iz vizantijske isto­
rije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970, p. 180-191, titre original : Das Mitkaisertum im mittelalterlichen Byzanz, E. Kornemann, Doppelprin­
zipat und Reichsteilung im Imperium Romanum, Leipzig-Berlin 1930, p. 166-178.
188
189
84
BOŠKO I. BOJOVIĆ
culture ainsi que des élites byzantines et bulgares. Il est significatif à cet égard que Stefan le Premier Couronné ait reçu une couronne envoyée par le pape, alors que les despotes du XVe siècle
reçurent leur investiture et leur couronne de Constantinople. Le
fait que l’entreprise impériale de Duèan ait encouru une condamnation sévère de la part des auteurs ecclésiastiques montre bien
que l’interdépendance des deux pouvoirs avait ses limites et que
l’Eglise de Serbie attachait plus de prix à sa légalité canonique
par rapport au Patriarcat œcuménique qu’aux intérêts immédiats
du souverain et de l’Etat.
Une présentation aussi sommaire de l’évolution du pouvoir
souverain, de l’Etat et de l’idéologie qui s’en rapporte, ne peut
avoir d’autre but que de fournir quelques éléments d’analyse et
d’indiquer toute la complexité du phénomène politique serbe dans
cette partie de l’Europe. Pareille enquête a ainsi pour but de soulever ou tout au moins d’indiquer quelques-uns des problèmes
majeurs dans un domaine qui exigerait des études plus fouillés.
Une recherche systématique et comparatiste à la fois devrait permettre non seulement d’éclairer davantage la nature du pouvoir
et de l’idéologie politique en Serbie médiévale, mais peut-être
aussi d’apporter quelque lumière sur les différences fondamentales entre deux concepts civilisateurs, ceux de deux mondes si
profondément divergents et pourtant inextricablement liés, que
sont au Moyen Age les deux parties de la chrétienté.
190
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
L’idéologie de l’Etat serbe
du
XIIIe au XVe siècle
Idéologie et puissance inscrite dans l’histoire
Située entre l’Adriatique, avec ses cités romanes, et le Danube et la Save qui formaient sa frontière avec le grand royaume
catholique de l’Europe Centrale d’une part, limitrophe d’autre part
de Byzance et du royaume bulgare à l’Est et de la Bosnie à l’Ouest,
la Serbie médiévale se trouvait au carrefour de courants culturels,
politiques et confessionnels fort divers.
La partie centrale et Nord-Ouest des Balkans, comprenant la
Serbie, la Bosnie et les régions limitrophes a gardé, tout au long
du bas Moyen Age, le caractère d’une plaque tournante entre
Byzance et l’Occident, entre le monde du christianisme romain et
celui du monde slave et oriental. D’où la complexité culturelle et
politique de cette partie de l’Europe et le caractère souvent éclectique des institutions de ces pays. D’où aussi la difficulté de situer
ces Etats balkaniques dans un contexte civilisateur plus large, par
rapport à l’Orient ou à l’Occident chrétiens.
Le système monarchique serbe, avec sa théologie politique
centrée sur une sanctification de la dynastie et jalonnée par de
nombreux cultes royaux, est sans doute la clef de voûte d’un
phénomène d’anthropologie politique et culturelle propre à ce
monde médiéval exposé à des courants si divers. A travers son
idéologie, l’Etat de Serbie a su se forger une synthèse qui fut
l’expression propre de sa civilisation médiévale.
Système de références, philosophie du monde et de la vie,
l’idéologie est un ensemble d’idées, de doctrines et de croyances
propres à une époque, à une société ou à une classe. L’idéologie
politique de l’Etat médiéval serbe, a non seulement fortement
marqué la civilisation serbe du Moyen Age, mais a laissé une
191
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
empreinte profonde dans la conscience collective des époques
ultérieures.
L’histoire des idées, des structures mentales et de la philosophie politique des Etats balkaniques n’a pas encore été suffisamment étudiée. Les études sur la spiritualité, la culture, la philosophie et l’idéologie politique de l’Empire byzantin, constituent un
domaine d’excroissance de recherche dans les sciences historiques
et sociales.
Dans l’étude de l’idéologie politique de l’Etat médiéval
serbe, le chercheur doit faire face à des difficultés considérables
dues non pas tant à la disparité des sources qu’à leur éparpillement
au gré des vents et marées de l’histoire ; à la carence d’études
philologiques récentes ; à la rareté de bonnes éditions critiques et
diplomatiques ; à l’absence de véritables programmes d’envergure, équipes et institutions de recherches dans ce domaine de
l’histoire des institutions, des idées et de la société médiévale.
tirer des conclusions hâtives, nous devons constater, devant la
carence des sources et l’état modeste des connaissances, que la
période pré-némanide constitue une zone de pénombre par rapport
à la période qui commence à l’avènement de la dynastie fondée
par le grand joupan de Serbie Stefan Nemanja (1166-1196).
L’étude de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe est
délimitée dans une période qui va de la fin du XIIe à la fin du XVe
siècle. Les sources écrites et iconographiques autochtones sur les
premières principautés serbes et sur le royaume de Dioclée sont
fort rares et faibles en informations dans ce domaine89. Sans en
L’iconographie “historique”90 des fondations pieuses a pour
Une relative abondance de sources écrites et iconographiques
à partir de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle est consécutive à l’institutionnalisation plus avancée et à la continuité des
fonctions de l’Etat et de l’Eglise, les deux piliers de l’ordonnancement de la société médiévale.
Les chartes des souverains de Serbie, avec leurs préambules
rhétoriques, autobiographiques et théologiques expriment avant
tout la position juridique de leurs signataires par rapport aux pays
et souverains voisins, ainsi que leurs prérogatives à l’égard des
institutions et sujets de leur pays.
Mise à part toutefois la Chronique du prêtre de Dioclée (XIe-XIIe s.), semilégendaire et encore très insuffisamment étudiée : F. Šišić, Letopis Popa
Dukxanina, Beograd-Zagreb 1928, (édition critique du texte) ; Barski rodoslov
– Xetopis Popa Dukxanina, (trad., introduction et annotation : S. Mijušković),
Belgrade 1988 ; N. Banašević, Letopis popa Dukxanina i narodna predaqa,
Belgrade 1971, p. 219-224 ; Dj. Sp. Radojičić, Legenda o Vladimiru i Kosari,
Bagdala, Kruševac 1967, p. 96-97 ; G. Ostrogorski, Sinajska ikona Sv. Jovana Vladimira, in id. Vizantija i Sloveni, Belgrade 1970, p. 159-169 ;
L’icône du Saint roi Jovan Vladimir le céphalophore (1731) dans le Musée de
Tirana – avec Vita (12 fig.) : L’arte albanese nei secoli, Rome 1985, tb. IX (cat.
432), p. 116.
L’étude de l’art sépulcral dynastique révèle une continuité de style pour les
tombes princières des XI-XIIIe siècles. De l’église sépulcrale (selon la Chronique du prêtre de Dioclée) des souverains de la Zéta, Michel († 1081), rois Bodin
(† 1104), Vladimir († 1116), Dobrosav (après 1104) et Gradihna († 1143), des
Sts. Serge et Vakh (Bacchus) de Skadar (rénové de font en comble par le roi
Milutin, 1282-1321), il reste si peu de vestiges qu’on n’y peut quasiment rien
apprendre sur l’art sépulcral de ce mausolée royal. Ainsi, l’église de St. Pierre
de Campo (deuxième moitié du XIe s.) près de Trebinje (avec la sépulture du
roi Radosav, frère de Michel, selon la Chronique de Bar), avec la chapelle adjacente de St. Paul (XIIe s.) représente le seul édifice funéraire dynastique de la
période pré-némanide. La chapelle de St. Paul abrite la sépulture du grand joupan
Desa (1162-1165), fils du joupan Uroš Ier de Raška, lequel était le neveu du
joupan Vukan (1083-1115), auquel le roi Bodin de Zéta avait donné le pouvoir
sur la Raèka. Le fait que la sépulture attribuée à Desa présente une similitude
importante avec celles des princes Miroslav (frère de Nemanja), à St. Pierre de
Bijelo Polje (fin XIIe s.), et Stefan Prvoslav (neveu de Nemanja) à Djurdjevi
Stupovi de Budimlje (vers 1200), révèle la survivance de la tradition dynastique
pré-némanide à l’aube du XIIIe siècle, alors que Nemanja inaugure à Studenica
un style de l’art sépulcral différent, et qui sera désormais celui de la dynastie
némanide : (Danica Popović, Srpski vladarski grob u sredqem veku, Belgrade
1992, p. 21-23, bibliographie).
90
V. Djuriç, Posveta Nemaqinih zaduùbina i vladarska ideologija, in
Studenica u crkvenom ùivotu i istoriji srpskog naroda, (Bogoslovxe XXXI,
Belgrade 1987), p. 13-25 ; idem, Istoriske kompozicije u srpskom slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele. I-III, ZRVI 8/2 (1965),
p. 69-90 ; ZRVI 10 (1967), p. 121-148 ; ZRVI 11 (1968), p. 99-127.
192
193
89
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
but d’introduire dans le rigoureux canon iconographique byzantin
la relation privilégiée du souverain de Serbie avec le Seigneur et
Créateur éternel.
La nécessité de se faire une place dans la hiérarchie des valeurs
du monde contemporain trouve cependant son meilleur reflet dans
les textes narratifs et hymnographiques consacrés aux souverains
et aux archevêques de Serbie. Rédigés essentiellement par les
moines et les ecclésiastiques, ces textes situent les princes des
deux pouvoirs dans une perspective hagiographique avec une
tendance à placer le devenir de l’Etat serbe dans le contexte de
l’histoire sacrée. Reflétant ce qu’on pourrait désigner par la Révolution religieuse et institutionnelle qui s’est opérée dans la
Serbie du XIIIe siècle, ces textes, imbus de la philosophie politique de l’époque, sont le mieux désignés pour nous informer sur
l’idéologie politique de l’Etat serbe au Moyen Age.
Suivant de plus près l’évolution politique et religieuse d’une
société médiévale, ces textes sont à même de nous aider à définir
une périodisation de l’histoire des idées et des institutions en
Serbie entre la fin du XIIe et la fin du XVe siècle.
des premières hagio-biographies et acolouthies dynastiques et
ecclésiastiques. Puis de la fusion des cultes fondateurs en celui
des deux pères (Siméon pour l’Etat et Sava pour l’Eglise) de la
Patrie. Période initiale d’une harmonie peu commune entre les
deux pouvoirs, dont le reflet le plus marquant, dans les textes
dynastiques, est le jumelage du culte dynastique et ecclésiastique ;
afin de signifier l’unanimité d’esprit dans la société et le consensus crée autour du culte des plus illustres personnages de l’Etat et
de l’Eglise.
La formation de la royauté némanide s’inscrit dans un processus socioculturel et politique d’une longue lutte d’émancipation
menée par les grands joupans de Serbie au cours du XIIe siècle et
de la crise politique et idéologique de l’empire byzantin culminant
par la chute de Constantinople en 120493. Dans sa charte (11981199) de fondation de Chilandar, l’ex-grand joupan Nemanja
définit avec précision la place du souverain serbe par rapport aux
puissances voisines :
«Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, puis les
hommes sur elle. Il les bénit en leur donnant pouvoir sur toute
cette création. Il établit les uns en tant que tsars (empereurs),
d’autres en tant que princes et d’autres comme souverains, donnant
à chacun de paître son troupeau en le protégeant de tout mal qu’il
pourrait rencontrer. Pour cette raison, mes frères, le Dieu très
miséricordieux institua les Grecs en tant que tsars, les Hongrois
en tant que rois, et chaque peuple eut sa part. Il donna la Loi et
établit les mœurs, plaçant à leur tête les souverains selon la cou-
1. La royauté et l’Eglise et leurs saints fondateurs
(XIIIe siècle)
Fin XIIe — fin XIIIe siècle : période de l’avènement de la
dynastie némanide, du royaume et de l’Eglise autocéphale de
Serbie ; période d’instauration du droit romain par le biais du droit
canon (Nomokanon ou Zakonopravilo de Sava Ier)91. Ce fut aussi
celle des premiers cultes dynastiques, instaurés à partir des grandes laures monastiques, les fondations pieuses des premiers souverains némanides, Studenica (vers 1186), Chilandar (1198), §iéa
(vers 1220), Mileèeva (avant 1228)92. Les années de la rédaction
91
“…cette même époque qui a été louée pour avoir soudainement découvert
l’individu sauvegarda aussi des systèmes entiers du droit écrit…” : P. Brown,
La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, Paris 1985, p. 260.
92
S. Çirkoviç, V. Koraç, Gordana Babiç, Le monastère de Studenica, Bel-
grade 1986 ; D. Bogdanoviç, V. Djuriç, D. Medakoviç, Chilandar, Belgrade
1978 ; M. Kaèanin, Dj. Boèkoviç, P. Mijoviç, §iéa. Istorija, arhitektura,
slikarstvo, Belgrade 1969 (résumé français et anglais, p. 203-225) ; S. Radojéiç, Mileševa, Belgrade 19712 ; G. Millet, Etude sur les églises de Rascie, L’art
byzantin chez les Slaves I-1, Paris 1930.
93
I. Dujéev, “La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la
civilisation byzantine”, Cahiers de travaux et de conférences I -Christianisme
byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 5-68.
194
195
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
tume et la Loi, les départageant par Sa grande sagesse”94.
Formulation reprise (entre 1200 et 1202) par son successeur
sur le trône, le futur roi Stefan le Premier Couronné (1196-1228).
La place modeste que s’assigne le grand joupan ne doit pas
nous écarter de la revendication essentielle exprimée dans ce
texte révélateur : la souveraineté du prince serbe au sein d’une
hiérarchie des Etats au sommet de laquelle se trouve l’empire et
le basileus byzantin. Aucun texte n’exprime une telle conformité
avec la hiérarchie politique byzantine (Ostrogorsky)95. Il n’en est
pas moins significatif cependant que le prince serbe tient à définir
sa place également par rapport au roi de Hongrie, pays qui fait
partie d’un autre système de hiérarchie politique en ce temps-là.
Cette attitude résume en elle-même toute l’ambiguïté d’une position quasiment médiane de la Serbie située entre les deux parties
de la Chrétienté médiévale, position qui imposait cette ambiguïté,
mais qui rendait d’autant plus impérieuse la nécessité de se définir
en soi même et par rapport au monde extérieur.
L’Europe du XIIe siècle est un monde de mutations profondes ;
c’est l’époque d’un tournant important dans l’histoire du Moyen
Age marqué par des “changements dans la structure et dans les
attentes de la société (…) entraînant un déplacement spectaculaire de la frontière entre l’objectif et le subjectif”96. Le renforce-
ment du pouvoir central en Serbie, dans la deuxième moitié du
XIIe siècle, correspond à ce “passage du consensus à l’autorité
qui est l’un des plus subtils de tout le XIIe siècle”, processus socio-politique et culturel dont parle Peter Brown97.
L’idéologie politique du Moyen Age serbe est fortement
marquée par la figure du fondateur de la dynastie némanide. Grand
joupan de Serbie (1166-1196), Stefan Nemanja agrandit et renforça son Etat avant d’abdiquer en faveur de son deuxième fils
Stefan, gendre de l’empereur byzantin. Devenu le moine Siméon,
il fonda la laure de Studenica, puis suivit son fils cadet, Sava, au
Mont Athos pour y fonder la laure serbe de Chilandar où il finit
ses jours en 1199. Sava, puis Stefan écrivirent tous deux la biographie de leur père dont le culte se développa quelques années à
peine après sa mort et notamment suite à la translation de ses reliques en Serbie, en 120798. Le moine athonite, Domentijan,
écrivit au milieu du XIIIe siècle une hagiographie de Sava devenu
le premier archevêque orthodoxe de Serbie, puis une troisième
hagiographie de Siméon-Nemanja, à la demande du roi Uroè Ier,
petit-fils de Nemanja99. A la fin du XIIIe ou au début du XIVe, un
94
La charte de fondation de Chilandar a été publiée à plusieurs reprises depuis
la première moitié du XIXe siècle, parmi les meilleures éditions : F. Miklosich,
Monumenta Serbica, Vienne 1858, p. 4-6 ; A. Solovjev, Odabrani spomenici
srpskog prava, Belgrade 1926, p. 11-14 ; Dj. Trifunoviç, V. Bjelogrliç, I. Brajoviç, Hilandarska osnivaéka povexa svetoga Simeona i svetoga Save, in
Osam vekova Studenice, Belgrade 1986, p. 49-60. Citation d’après l’édition :
Çoroviç, Spisi Sv. Save, Belgrade-Sremski Karlovci 1928, p. 1-4.
95
Ostrogorsky cite cette phrase en remarquant : “…qu’aucun autre document
écrit hors de Byzance n’exprime aussi clairement le principe de différenciation
et de gradation des Etats”: G. Ostrogorski, Srbija i vizantiska hijerarhija
drùava, Le prince Lazar - O knezu Lazaru (Actes du symposium de Kruèevac
1971), Belgrade 1975, p. 131.
96
P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 260.
“L’Etat laïc du XIIe siècle s’éloignait rapidement de cette image consensuelle de son rôle. Le gouvernement n’était plus un faiseur de paix selon cette
mode dépassée. Il était celui qui impose l’ordre et la loi” : P. Brown, La société
et le surnaturel, in idem, La société et le sacré, p. 259 n. 68. La lettre du pape
Innocent III (théologien et juriste de formation) à Philippe de Souabe (fin 1199
ou début 1200), en se référant à Melchisédech “développe les conceptions pontificales sur les rapports entre Empire et Eglise, présentés comme deux sphères
autonomes, mieux, indissolublement liées, comme la lune (l’Empire) l’est au
soleil (l’Eglise romaine), dont elle reçoit sa lumière”, O. Guyotjeannin, Archives
de l’Occident, sous la direction de Jean Favier, tome I, Le Moyen Age. Ve-XVe
siècle, Paris 1992, p. 359-362.
98
Lj. Maksimoviç, O godini prenosa Nemaqinih mowtiju u Srbiju,
ZRVI 24/25, Belgrade 1986, p. 437-444. “la règle veut qu’après sa mort, le
dépouille du saint retourne au monastère où il a longtemps vécu et où il a désiré
lui-même être enseveli”, Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins,
Paris 1993, p. 197.
99
Les mentions liturgiques de Saint Siméon et Saint Sava se généralisent dans
les ménologes et autres livres d’usage liturgique à partir de la fin du XIIIe siècle.
196
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97
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L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
autre moine athonite, Teodosije, rédigea une deuxième Vie de Saint
Sava qui inclut aussi l’hagio-biographie de Saint Siméon-Nemanja le Myroblyte100. L’Europe dans son ensemble vit au XIIIe
siècle (surtout dans sa première moitié) une montée en flèche des
cultes des saints rois et princes. Ce fut l’époque culminante des
souverains très-chrétiens canonisés par l’Eglise et vénérés par
leurs successeurs et leurs sujets101.
Les hagio-biographies de Siméon-Nemanja et les offices
consacrés à son culte (composés par Sava Ier, puis par Teodosije)
sont des textes révélateurs d’une philosophie politico-religieuse
articulée autour d’un culte princier102. Instauré par les soins de ses
deux fils, Stefan le Premier Couronné à la tête de l’Etat et Sava
Ier fondateur de l’Eglise autocéphale (1219) de Serbie, l’émergence du culte de Siméon-Nemanja marque une étape cruciale
dans l’évolution de la société serbe pour devenir une référence
clef dans le système monarchique de cet Etat médiéval. La dynamique de l’évolution politique et religieuse en cette fin du XIIe et
au début du XIIIe siècle est telle en Serbie qu’elle peut être assimilée à une révolution institutionnelle et culturelle. Le couronnement (1217) du grand joupan Stefan Nemanjiç par une couronne
royale envoyée de la part du pape Honorius III (1216-1227) marque le prestige accru, une sorte de reconnaissance internationale
du royaume de Serbie103. La consécration de Sava par le patriarche
de Constantinople, en 1219 à Nicée, comme premier archevêque
de l’Eglise de Serbie, définit sa structure ecclésiastique et détermine l’avenir de sa spiritualité. La compilation du Nomocanon
traduit par les soins de Sava Ier vers 1220, donne une assise juridique, basée sur le droit romain, à l’Eglise et à l’Etat serbe104.
Au XIVe siècle la mention de St. Siméon-Nemanja est légèrement moins fréquente que celle de St. Sava : D.E.Stefanoviç, Prilog prouéavaqu mesecoslo­
va XIII i XIV veka, Juànoslovenski filolog XLV, Belgrade 1989, p. 147-149.
100
Le pèlerinage auprès des reliques du saint et les guérisons miraculeuses
médiatisées par l’huile sainte exsudée de son tombeau sont assez fréquentes chez
les saints byzantins (Démetrius, Euthyme, Nikôn le Métanoeïte, et d’autres),
Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 195sq.
101
Ce qui s’accorde tout à fait avec ce “processus d’exaltation monarchique
qui commence au XIIIe siècle”, voir : G. Sabatier, Imagerie héroïque et sacralité monarchique, in La royauté sacrée dans le monde chrétien, sous la direction
de A. Boureau et C.-S. Ingerflom, Paris 1992, p. 115-127 ; J. Le Goff, Aspects
religieux et sacrés de la monarchie française du Xe au XIIIe siècle, ibid, p. 1928 ; K. Gorski, Le roi-saint : Un problème d’idéologie féodale, in Annales.
Economies, Sociétés, Civilisations, 24e année - N° 2, Mars-Avril 1969, p. 370376 ; R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984 ; cf.
la courbe statistique des saints couronnés en Orient et Occident chrétien :
D. Guillaume, Quand les chefs d’Etat étaient des saints, Parme 1992, p. 243.
102
“Le pouvoir des saints palliait les déficiences des ressources humaines. Ils
étaient de grandes centrales d’énergie dans le combat contre le mal ; ils comblaient
les vides existant dans la structure de la justice humaine” : R.W.Southern, The
Making of the Middle Ages, Londres 1953, p. 137.
198
2. La foi et la Loi: le début de dissociation des deux pouvoirs
(première moitié du XIVe s.)
2. La première moitié du XIVe siècle est celle de l’apogée de
la puissance serbe dans les Balkans, de l’essor constant dans le
domaine politique, économique et culturel, des conquêtes des rois
Dragutin et Milutin, du dessein impérial de Duèan, de la “byzantinisation” de certaines institutions en Serbie ; de la dyarchie mais
aussi du début de la segmentation des deux pouvoirs, du renforcement du pouvoir central et de l’instauration du constitutionnalisme basé sur le code juridique de Duèan. L’idéologie politique
de cette époque est marquée par l’institutionnalisation de la conti103
“Après le royaume de Chypre et celui de Serbie, aucun nouveau royaume
ne fut introduit au nombre des états européens jusqu’au début du XVIIIe siècle” :
S. Çirkoviç, La Serbie au Moyen Age, Paris 1992, p. 89-90.
104
Les Codes (Eclogé, Epanagogé), les commentaires juridiques (Théodore
Balsamon et Démétrios Chomatianos), où les articles (premier chapitre de la
VIIIe partie du Nomocanon de la Collection des Tripartita), qui font état de la
primauté impériale et ecclésiastique de Constantinople sont omis au profit des
Recueils juridiques qui insistent davantage sur la symphonie du sacerdotium et
de l’imperium, comme celui de Scholasticos en 87 chapitres: G.E. Heimbach,
Anecdota II, Lipsiae 1840, p. 208-209, reproduit, avec sa traduction serbo-slave :
Velika paqe inhxy ije vy qelovchxy &esta dara Boji&a wt vyfùn&ago darovana qlvhkol&obi&a, sùceniqystvo i cyrstvo…, par S. Troicki, “Crkveno-politiéka ideologija Svetosavske krméije”, Glas SAN CCXII (1953), p. 177-178.
199
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
nuité sacrée de la dynastie désignée comme la “Lignée de sainte
extraction”. Dans le domaine littéraire ce fut le temps de la codification des “Vies des saints rois et archevêques serbes” et dans
le domaine iconographique, l’apparition de la “Sainte lignée”
némanide105, assimilée à l’arbre de Jessé de l’iconographie chrétienne traditionnelle106.
La première moitié du XIVe siècle est une époque qui vit
l’apogée de la dynastie némanide. Après la bataille de Velbuàd
(1330) la Serbie devient la première puissance dans les Balkans.
Dans le domaine littéraire et iconographique cette évolution s’exprime par une idéologie politique qui révèle la conscience qu’avaient
d’eux même les contemporains de cette époque, les auteurs de
l’idéologie articulée autour du charisme de la “lignée de sainte
extraction” : les rois descendants de Saint Siméon-Nemanja107,
ainsi que les archevêques qui “détinrent le trône de Saint Sava”.
L’archevêque Danilo II (1324-1337) est l’un des personnages clef
de cette époque108. Il fut à l’origine de la codification des Vies des
saints rois et archevêques serbes ainsi que de la représentation
picturale109 de la “Lignée de sainte extraction” peinte sur les murs
des fondations pieuses royales et archiépiscopales selon le mode
de l’arbre de Jessé de l’iconographie chrétienne traditionnelle. Les
“Vies des rois…” font suite aux hagio-biographies du XIIIe siècle
qui conjuguent les thèmes idéologiques de la sainteté et du pouvoir.
Ayant pour référence charismatique les deux saints nationaux du
XIIIe siècle, Siméon-Nemanja et Sava Ier, les rois némanides sont
placés dans une perspective de sainteté sans pour autant être
considérés comme saints. Les premiers rois, successeurs de StefanSiméon-Nemanja, Stefan le Premier Couronné (moine Simon),
ses fils, Radoslav (1228-1234) — le moine Jean, Vladislav (12341243), et Uroè Ier (1243-1276) — le moine Simon110, ne sont pas
canonisés. Dans la génération suivante, Dragutin (1276-1282) est
décrit comme un roi ayant mené une sainte vie faite de mortifications, d’ascétisme et de zèle religieux. Il se fit moine111 (Teoktist),
mais ne fut pas canonisé ayant, selon son biographe, formellement
interdit toute vénération de ses reliques. Comme les descendants
de Dragutin perdirent le droit de succession au trône, son culte
perdit tout intérêt dynastique. La reine Hélène (dite d’Anjou),
épouse d’Uroè Ier et mère de Dragutin et de Milutin se fit moniale avant de mourir en odeur de sainteté. C’est l’archevêque
Danilo II qui semble avoir veillé à l’instauration de son culte, mais
105
V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, in I Kongres sa­
veza društava povjesničara umjetnosti SFRJ, Ohrid 1976, p. 53-55 ; idem Pe­
ristil 21, Zagreb 1978, p. 53-55.
106
L’arbre généalogique des Némanides (Loza Nemaqiça), peint selon le
modèle de l’Arbre de Jessée, est un thème iconographique en Serbie depuis le
début du XIVe siècle jusqu’à la fin du XVIe siècle. Sur l’arbre généalogique des
souverains serbes (XVe s.) découvert à Studenica (“volet droit du diptyque dont
la partie gauche est composée de l’Arbre de Jessée”) : V. Djuriç, Loza srpskih
vladara u Studenici, in Zbornik u éast Vojislava &uriça, Filoloèki
fakultet - Filosofski fakultet - Institut za kqiàevnost i umetnost,
Belgrade 1992, p. 67-81.
107
“…Stefan, roi Uroè II (Milutin), arrière-petit-fils de Saint seigneur Siméon,
le serviteur de mon Christ et de Sa Très Pure Mère” (dans la charte de fondation
de Graéanica) : éd. M. Pavloviç, Graéaniéka povexa, Glasnik SND III/1
Skoplje 1928, p. 126 (résumé français, p. 141).
108
Dj. Sp. Radojiéiç, Stari srpski kqiàevnici (XIV -XVII veka). Rasprave
i élanci, Belgrade 1942, p. 5-12 ; G.L.Mac Daniel, Prilozi za istoriju
“§ivota kraxeva i arhiepiskopa srpskih” od Danila II, Prilozi KJIF
XLVI/1-4 (1980), p. 42-52 ; R. Mircea, Les vies des rois et des archevêques et
leur circulation en Moldavie. Une copie inconnue de 1657, Revue des études
sud-est européenes IV, Bucarest 1966, p. 393-412.
109
V.R. Petkoviç, Loza Nemanjiça u starom àivopisu srpskom ; et V. J. Duriç,
Loza Nemaqiça u starom srpskom slikarstvu, in Zbornik radova I kon­
gresa Saveza druètava istoriéara umetnosti SFRJ, Ohrid 1976, p. 97-100,
et 53-55 ;
110
Sur le changement de prénom lors de l’entrée en religion ou lors de l’adoption du grand schème (µεγα σχιµα) dans la Serbie médiévale, notamment pour
les rois, princes et membres de leurs familles : Rad. M. Grujiç, Promena
imena pri monaèequ kod sredqevekovnih Srba, Glasnik SND XI/5 (1932),
p. 239-240.
111
“Certains font même profession monastique avant de mourir ; c’est visiblement mieux d’être enterré dans l’habit d’un moine ; cette coutume va durer
longtemps, surtout dans la noblesse, en Russie, mais aussi en Pologne et en
Lituanie” : Histoire du Christianisme VI (J. Kloczowski), p. 266.
200
201
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
sans canonisation formelle semble-t-il, car on ne lui connaît pas
d’office religieux qui marque une canonisation en bonne et due
forme. Le culte du roi Milutin est instauré (par les soins de Danilo II), trois ans après son trépas en odeur de sainteté. En dehors
de la Vie du roi Milutin112, Danilo II composa deux offices liturgiques consacrés aux saints archevêques Arsenije et Evstatije.
Vers 1380, le futur patriarche Danilo III (1390-vers1396)
composera l’acolouthie du saint roi Milutin. Ainsi le charisme
sacré des rois némanides se trouvera perpétué par un nouveau
culte dynastique qui confirme la réputation de la “Lignée de
sainte extraction”. Danilo II est également l’auteur des brèves vies
des archevêques Arsène113 Ier (1233-1263, †1266), Sava II (12641271), Danilo Ier (1271-1272), Joanikije114 Ier (1272-1276, †avril
1279) et Jevstatije Ier (1279-1286), qui font en quelque sorte
contrepoids au charisme royal des Nemanjiç. Ainsi la chronique
hagio-biographique du royaume serbe reflète par sa structure et
par son contenu idéologique, l’équilibre et l’interdépendance des
deux pouvoirs, séculier et spirituel, tous deux marqués du sceau
de la sainteté, déléguée, potentielle ou effective115. La sainteté
épiscopale se manifeste du vivant de l’archevêque à qui il arrive
de faire des miracles dès son vivant. Le roi, en revanche, n’est
jamais un thaumaturge de son vivant, ce sont ses œuvres pieuses,
son œuvre et sa vie, prises dans leur ensemble, son trépas116 et le
surnaturel lié à sa dépouille qui sont le critère d’une canonisation
éventuelle. Celle du roi Milutin marque l’apogée de l’idéologie
némanide, consécutive à une dyarchie étroite entre l’Eglise et
l’Etat depuis le début du XIIIe jusqu’au début du XIVe siècle.
D. Petroviç, §ivot kraxa Milutina od arhiepiskopa Danila II,
Zbornik Filosofskog fakulteta u Priètini VIII, Priètina 1971, p. 362376 ; Sur les similitudes stylistiques (continuité hagiologique) de Domentijan et
de Danilo II : V. Çoroviç, Domentijan i Danilo (Jedna glava iz “Juànoslovenske hagiografije”), Prilozi KJIF I/1 (1921), p. 21-33.
113
Les reliques de l’archevêque Arsène Ier étaient vénérées dans l’église des
Saints Apôtres à Peç, cf. L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, Smederevo 1965,
p. 74-75.
114
Avant de devenir archevêque, disciple de l’archevêque Sava II et higoumène de Studenica.
115
La relation entre le souverain et ses sujets en Serbie médiévale est qualifiée
par N. Radojéiç de “territoriale et non pas de consanguine (droit du sol et non
pas droit du sang) et mystique, basée sur la tradition et la religion” : N. Radojéiç,
Compte-rendu : “M. Mladénovitch, L’Etat serbe au moyen âge — Son carac­
tère, Paris (Bossuet) 1931, 8°, 210p.”, Glasnik SND XI/5 (1932), p. 254.
112
202
3. Déroute de certitudes et renouveau du consensus
(deuxième moitié du XIVe s.)
La deuxième moitié du XIVe siècle fut celle du rapide déclin
et de l’éclatement de l’empire de Duèan, de la fin de la dynastie
némanide (1371), d’une mise en cause du pouvoir central et du
début de la prédominance et des conquêtes ottomanes dans les
parties centrales des Balkans. Cette période fut marquée par une
profonde crise de conscience, une mise en cause sans précédent
du charisme dynastique et de l’autorité royale. D’une dissociation
inédite du pouvoir spirituel par rapport au pouvoir séculier. De
l’émergence du mouvement et de l’esprit hésychastes, de l’instauration d’un nouveau culte dynastique (celui du prince Lazar le
grand-martyr), de la restauration du pouvoir central et de son interdépendance avec le pouvoir spirituel. Dans le domaine littéraire ce fut le début de dissociation des textes dynastiques et
historiques en genres profanes, d’une part, et plus proprement
ecclésiastiques, d’autre part.
Les continuateurs anonymes ont poursuivi l’œuvre hagiobiographique de Danilo II en écrivant la vie de Stefan Deéanski,
la biographie tronquée de Duèan, ainsi que les vies des archevêques
et patriarches117. L’élévation des reliques du roi Stefan Deéanski
eut lieu une dizaine d’années après sa mort ; son culte clôt la
liste des souverains némanides canonisés au Moyen Age. Alors
que les Continuateurs de Danilo II poursuivaient la codification
des Vies des rois et archevêques… des changements importants
116
Le trépas du saint dans le monde byzantin relève souvent d’un “spectacle
public”, Elisabeth Malamut, Sur la route des saints byzantins, Paris 1993, p. 227-229.
117
Dj. Sp. Radojiéiç, Stari srpski kqiàevnici (XIV -XVII veka). Rasprave
i élanci, Belgrade 1942, p. 15-16 ;
203
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
survinrent dans l’esprit de cette chronique dynastique vers le
milieu du XIVe siècle. L’idéologie dynastique véhiculée par les
écrits des auteurs ecclésiastiques marque une rupture avec le
consensus entre les deux pouvoirs qui avait si fortement empreint
les périodes antérieures. L’exclusion décrétée par le patriarcat de
Constantinople118, à la suite de la proclamation de l’Empire serbogrec de Duèan (1345), et l’usurpation des diocèses grecs par des
évêques serbes, a dû toucher les consciences ainsi que les intérêts
de la hiérarchie ecclésiastique serbe. La biographie tronquée de
Duèan, interrompue avant la proclamation de l’Empire, ainsi que
les textes qui lui font suite témoignent que pour la première fois,
une partie au moins de la hiérarchie et les auteurs ecclésiastiques,
se sont désolidarissé de la politique officielle et même de l’idéologie dynastique. Ces changements devraient cependant être situés
dans un contexte plus large afin de mieux comprendre la crise
dynastique, institutionnelle et politique qui marque la deuxième
moitié du XIVe siècle.
Au faîte de la puissance de Milutin, les premières fissures
apparurent dans l’harmonie des deux pouvoirs, lorsque le Concile de l’Eglise de Serbie n’accepta pas le candidat du roi, le futur Da­nilo
II, pour l’élection du nouvel archevêque. Le renforcement du
pouvoir monarchique, surtout depuis la proclamation de l’empire,
s’accordait mal avec le délicat équilibre entre les deux pouvoirs.
Le “constitutionalisme” de Duèan instauré avec la proclamation (Zakonik 1349 et 1353) de son Code juridique basé sur le Dro­
it romain transmis par Byzance avait pour conséquence le renforcement de structures juridiques119 et sociales ce qui eut pour effet
l’affaiblissement du rôle d’arbitrage de l’Eglise.
Il faudrait prendre en compte un autre facteur, et non des
moindres, dans la dissociation des deux pouvoirs, jadis si solidaires, qui est l’institutionnalisation même du charisme sacré qui
commence avec la canonisation de Milutin et qui s’exprime par
la notion de “Lignée de sainte extraction”. Tant que le charisme
sacré dynastique se manifestait par la référence aux saints SiméonNemanja et Sava Ier, il était conforme à la notion de sainteté
personelle (individuelle), compatible avec le sens paradoxal et
extra-social du saint homme dans la chrétienté orientale120. L’institutionnalisation de la sainteté dynastique introduit un sens social121
et quelque peu impersonnel dans le charisme dynastique dont la
dimension sacrée était tributaire de l’aval de Eglise. En un mot,
l’idée de la “Lignée de sainte extraction” avait pour conséquence,
à terme, la sacralisation de la dynastie, de la monarchie et donc
de l’Etat, ce qui allait à l’encontre du domaine réservé de l’Eglise
en matière de sacré122.
118
Entre 1352 et 1353 : M. Al. Purkoviç, Srpski patrijarsi sredqeg veka,
Düsseldorf 1976, p. 40.
119
N. Radojéiç, Snaga zakona po Duèanovom zakoniku, 62 Glas SKA CX
(1923), p. 100-139. Cf. idem Die Gründe einer serbischen Entlehnung aus dem
byzantischen Rechte, Bulletin de la section historique de l’Académie Roumaine
XI, Bucarest 1924 (compte-rendu de B. Graniç, Glasnik SND I/1-2 (1932),
p. 497-505.
120
“la définition du sacré dans l’Empire romain d’Orient : ce qui est extérieur
à la société humaine”, en Occident : “ce sacré en discontinuité est ici profondément inséré dans la société humaine”, P. Brown, Chrétienté orientale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem, La société et
le sacré, p. 135. Sur l’individuation et la notion d’autonomie individuelle dans
la philosophie thomiste : E. Bréhier, La philosophie du Moyen Age, Paris 19712,
(Le principe d’individuation) p. 284-286 ; cf. sur l’individualisme aristotélicien
et la subjectivité mystique, T. Gregory, Escatologia e aristotelismo nella scolastica medioevale, in L’attesa dell’eta nuova nella spiritualità delle fine del Me­
dioevo, Todi 1962, p. 262-282.
121
Sur le “pouvoir des saints” dans la société, dans l’Antiquité tardive et dans
le Haut Moyen Age, “le sacré joue, plus qu’il ne l’a jamais fait dans l’Empire
romain d’Orient, un rôle constant à l’intérieur du droit et de la politique” (…)
“Nous touchons à un monde où nombre de relations fondamentales pour le
fonctionnement de la société sont assujetties à la loi du sacré”, P. Brown, Chrétienté orientale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence,
in idem, La société et le sacré, p. 136.
122
“…Europe occidentale où les crevasses béantes dans la structure de la
société laissaient le passage au vent de la religion, les Byzantins se montrèrent
capables de tenir le sacré dans les limites où ils en avaient besoin et, ce faisant,
ils préservèrent une part vitale de sa signification”, P. Brown, Chrétienté orien-
204
205
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
Quoi qu’il en soit, le déclin rapide de la dynastie après la mort
de Duèan au faîte de sa puissance, et la fin irrémédiable de la lignée
némanide avec la mort de son fils et successeur Uroè, dit le faible,
coïncident avec une mise en cause et une condamnation sévère de
Duèan et de son œuvre de la part des auteurs ecclésiastiques de la
deuxième moitié du XIVe siècle.
La crise du pouvoir monarchique et le trouble des consciences
qui accompagnèrent la fin de la lignée némanide, ne pouvaient
être surmontés sans un nouveau consensus politique et social. Le
prince Lazar entreprit avec succès la restauration du pouvoir central et renforça ses liens avec l’Eglise, patronna la réconciliation
du patriarcat de Serbie avec le patriarcat œcuménique (en 1375),
avant de trouver une mort héroïque en défenseur de la foi et de la
patrie lors de la bataille si mémorable de Kosovo (1389)123. Le
prince martyr fut canonisé trois années après sa mort. Une série
de textes124 contemporains témoignent de l’ampleur et de la rapidité avec laquelle un nouveau culte dynastique fut instauré.
Le culte du prince Lazar, instauré en 1392 au Concile présidé
par le patriarche Danilo III (1390-1396 ?)125, montre toute l’importance de la sainteté dans l’établissement d’une légalité dynastique. Le consensus crée à l’occasion de la fête d’un saint et notamment lors de la translation de ses reliques avait une importance particulière dans l’aplanissement de tensions au sein d’une
société médiévale126.
Le nombre relativement important de textes (une dizaine)
relatifs au culte du prince Lazar, à son héroïsme et à celui de ses
chevaliers127, écrits dans la foulée de l’extension de son culte, fait
apparaître un esprit nouveau dans l’idéologie monarchique de la
fin du XIVe siècle. Avec la diversification de leur forme d’expression littéraire, ces textes ont tendance à se conformer aux genres
distinctifs de littérature ecclésiastique ou profane.
tale et chrétienté occidentale dans l’Antiquité tardive : la divergence, in idem,
La société et le sacré, p. 138.
123
Sur les sources byzantines relatives à la bataille de Kosovo, N. Radojéiç,
Gréki izvori za kosovsku bitku, Glasnik SND VII-VIII/3-4 Skoplje 1930,
p. 163-174 (résumé français, p. 174-175).
124
Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i Kosovskom
boju, Kruèevac 1968.
125
Cf. Dj. Sp. Radojiéiç, Izbor patrijarha Danila III i kanonizacija
kneza Lazara, Glasnik SND 21, Skoplje 1940, p. 33-88 ; M. Al. Purkoviç,
Srpski patrijarsi sredqeg veka, Düsseldorf 1976, p. 127-134.
126
“L’arrivée d’une relique ou l’instauration d’une fête était la pierre de touche
206
4. Pluralité de vues — sécularisation et continuité
de l’idée dynastique
(première moitié du XVe )
La première moitié du XVe siècle fut l’époque d’une lutte
permanente pour repousser l’échéance de la conquête ottomane.
Ce fut paradoxalement une période de renforcement du pouvoir
central et de ses institutions, d’un développement rapide des villes
et de la civilisation urbaine, d’un essor économique considérable
et d’un épanouissement culturel, dû, en partie, à l’afflux des élites
byzantines et bulgares fuyant le raz-de-marée ottoman.
Dans un climat cosmopolite on cultive les acquis d’un passé
glorieux : ce sont désormais les étrangers qui entretiennent la
tradition dynastique dans le domaine littéraire ; ce sont ces réfugiés
d’infortune qui louent la Serbie, terre de refuge et rempart de
l’orthodoxie, et son passé jalonné de saints à la tête de l’Etat et de
l’Eglise. La solidarité orthodoxe devant la calamité turque a un
rôle de ciment dans le domaine culturel et idéologique.
La structuration de la société, la fluidité des élites et des populations, l’air des temps nouveaux, font qu’une vision uniforme
des relations à l’intérieur d’une communauté”, P. Brown, Reliques et statut social
au temps de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 181.
127
Qu’il aurait encouragé avant la bataille : “…en prenant le Christ pour
modèle. En versant notre sang, rachetons la vie par la mort et offrons sans ménagement les membres de notre corps pour être mis en pièces pour la religion
(za blagoqyasti&e) et pour notre patrie. Alors Dieu aura pitié de ceux qui resteront
et ne laissera pas exterminer notre peuple et notre pays jusqu’à la fin»: S. Novakoviç, Primeri kqiàevnosti i jezika staroga i srpsko-slovenskoga,
Belgrade 1904, p. 290.
207
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
et unitaire du monde cède la place à une approche polyphonique.
“L’exercice du pouvoir politique se passait de plus en plus d’ornements religieux”, par un “désengagement du sacré par rapport
au profane”128. La littérature officielle s’exprime désormais dans
des formes plus diversifiées faisant partie des genres plus proprement profanes ou ecclésiastiques.
Après une période trouble sous la domination d’un suzerain
ottoman (Bajazed Ier, 1389-1402), et une brève guerre civile après
la mort de ce dernier, le despote Stefan Lazareviç (le fils aîné de
Lazar), parvint à consolider son pouvoir en Serbie et à se dégager
de l’emprise du sultan en s’assurant la protection et en reconnaissant la suzeraineté du roi de Hongrie. En 1402, il avait été couronné avec la couronne de despote à Constantinople, lors de son
retour de la bataille d’Ancyre. La situation géopolitique dans les
Balkans et la position exposée de la Serbie d’alors exigeaient donc
non seulement une consolidation intérieure mais aussi un soutien
politique et institutionnel extérieur afin de pouvoir affronter les
épreuves d’un nouvel équilibre des forces dans cette partie d’Europe. La réussite dans ce contexte mouvant et plein d’embûches
rendait d’autant plus impérieuse une solide assise idéologique. La
solidarité avec l’Eglise, l’aval des grandes institutions monastiques,
en Serbie et au Mont Athos, avaient pour conséquence la généralisation du consensus crée autour d’un nouveau culte dynastique.
Ceci devrait expliquer, du moins en partie, le renforcement spectaculaire du pouvoir monarchique et de l’administration d’Etat
qui depuis le début du XVe siècle assurèrent un répit de plus d’un
demi siècle au despotat de Serbie.
La référence traditionnelle aux fondateurs de la monarchie
némanide demeure partie intégrante de l’idéologie politique de
cette époque. L’hagiographie du roi Stefan Deéanski le grandmartyr, par Grigorije Camblak, conforte la tradition némanide sur
un plan local sans atteindre le caractère d’une biographie dynastique129. Du fait que le despote Stefan avait une ascendance némanide du coté de sa mère, il pouvait se référer à une double filiation sacrée, dans les documents officiels et dans les textes des
chroniqueurs dynastiques. La biographie du despote Stefan Lazareviç, par Constantin de Kostenec, reflète pleinement cet état
d’esprit en faisant suite aux hagio-biographies dynastiques du XVe
siècle dans un contexte socioculturel et idéologique fort diffèrent130.
Une nouvelle hagiographie de Siméon-Nemanja fut rédigée
par compilation en 1441/2, pour Hélène Balèiç, sœur du despote
Stefan et fille du prince Lazar. Ces ouvrages hagio-biographiques
de la première moitié du XVe siècle reflètent une dissociation de
genres littéraires issus de la tradition dynastique antérieure. Alors
que les textes narratifs dynastiques du XIIIe et de la première
moitié du XIVe siècle faisaient une sorte de synthèse hagiographique et biographique, entre sainteté et pouvoir, spirituel et politique, chronique dynastique et historicisme ecclésiastique, les textes
narratifs de la première moitié du XVe siècle font partie de genres
bien plus distincts par rapport à cette dichotomie existentielle. Les
textes sur les souverains némanides font partie du genre plus
proprement hagiographique, alors que la biographie du despote
Stefan est la chronique biographique d’un souverain éclairé, plus
proche d’une biographie hellénistique que d’une hagiographie
médiévale. Ceci est sans doute une conséquence de la dissociation
128
Evolution qui s’assimile à ce que fut le cas en Occident du XIe-XIIIe siècles :
“les gouvernants qui ne pouvaient plus prétendre en appeler à une image archétypique et sans nuances du pouvoir, se mirent à exercer ce qu’ils détenaient effectivement de pouvoir réel d’une façon plus rationnelle, plus cultivée, et plus
efficace” : P. Brown, La société et le surnaturel, in idem, La société et le sacré
dans l’Antiquité tardive, Paris 1985, p. 247 ; cf. R.W.Southern, L’Eglise et la
société dans l’Occident médiéval, Paris 1987, p. 104sqq.
“apparut maintenant, à la onzième heure/proche de la fin des temps/ et de
l’achèvement des millénaires/ ce grand martyr et tsar/ rempart inébranlable de
sa patrie”, dans l’office de Stafan Deéanski par : Grigorije Camblak, Kqiàevni
rad u Srbiji, introduction et commentaires D. Petroviç, Belgrade 1989, p. 108.
130
Cf. Ninoslava Radoèeviç, Laudes Serbiae. The Life of Despot Stephan
Lazareviç by Constantine the Philosopher, ZRVI 24-25, 1986), p. 445-451.
208
209
129
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
des deux pouvoirs, au fait que le surnaturel s’est trouvé mieux
délimité131, à la sécularisation de l’Etat et à une structuration plus
avancée de la société à l’aube des temps nouveaux.
Brankoviç perpètrent la tradition de la monarchie serbe sous la
suzeraineté du roi en Hongrie méridionale. Ces despotes titulaires
tentent d’organiser un dispositif défensif contre les incursions
ottomanes pour le compte du roi de Hongrie, tout en gardant l’es­
poir de restaurer le despotat de Serbie comme avait réussi à le
faire le despote Djuradj Brankoviç (1427-1456) après une premi­ère
occupation ottomane de 1439 à 1444, grâce à la défaite de Murad
II (1421-1444 et 1446-1451) devant la coalition chrétienne.
Les despotes Brankoviç furent les derniers souverains de
l’époque médiévale canonises par l’Eglise serbe. Alors que les
cultes des plus illustres Nemanjiç et du prince Lazar s’étendaient
sur tout le territoire de l’Eglise orthodoxe de Serbie, ceux des
Brankoviç se réduisaient en général à celui de la région de Srem
en Hongrie méridionale.
Le nom du despote aveuglé Stefan Brankoviç132 est lié à la
vénération et au culte voué à lui et à sa famille dont tous les membres (mis à part sa fille Mara), ont été canonisés : son épouse
Angelina et ses deux fils Georges (Maxime) et Jean133. Dans l’iconographie ils sont le plus souvent représentés ensemble. Suite aux
signes surnaturels apparus sur sa tombe134, l’élévation des reliques
de Stefan est faite huit ans après sa mort135.
5. Fin du pouvoir séculier et résurgence
de la sainteté dynastique
(deuxième moitié du XVe s.)
La deuxième moitié du XVe siècle est marquée par un
déclin irréversible qui s’inscrit dans la fin de l’Etat serbe médiéval
devant l’imminence de la puissance turque dans l’Europe du sudest. Ainsi la fin d’une époque historique (le Moyen Age) coïncide
avec la disparition d’une réalité géopolitique millénaire : la civilisation du monde byzantin dans cette partie de l’Europe.
Dans les derniers “restes des restes” de la Serbie médiévale
subsiste l’espoir d’une survie et d’un renouveau lointain. La dernière dynastie, celle des despotes Brankoviç, renoue avec la tradition de la “Lignée de sainte extraction”. Le souverain et le
pontife se confondent dans le destin d’un homme, le despote
(Georges), devenu métropolite (de Valachie, puis de Belgrade)
Maxime Brankoviç, l’un des quatre des derniers Brankoviç qui
furent canonisés (fin XVe début XVIe siècle). Désormais la con­
science historique et collective des Serbes devenus sujets turques,
hongrois ou autrichiens sera véhiculée principalement par les
acolouthies (Srbljak imprimé au XVIe s.) et les hagio-biographies
dynastiques diffusées par l’Eglise serbe, ainsi que par les Annales
des rois, avant qu’une première historiographie moderne n’émerge au XVIIe siècle en langue slavo-serbe de l’époque.
Alors qu’en 1459 la chute de sa capitale, Smederevo, marque
la fin du despotat de Serbie, les derniers despotes de la dynastie
A titre de comparaison, voir pour l’évolution socio-politique dans l’Europe
occidentale aux XIe-XIIe siècles : “…voila une société qui en vient à accepter
une hiérarchie définie avec beaucoup plus de clarté, désignée explicitement en
fonction de divers degrés de contact avec le surnaturel”. “…le sacré lui-même
reçut des limites beaucoup plus nettes” : P. Brown, La société et le surnaturel,
in idem, La société et le sacré, p. 261, cf. ibid, p. 265.
Les jeunes princes Stefan et Grgur, fils du despote Djuradj Brankoviç, furent
donnés en otages aux Ottomans, avant d’être tous les deux aveuglés sur ordre
du sultan Murad II, le 8 mai 1441.
133
“…approchez, peuple serbe (…) afin de rendre grâce (aux saints Brankoviç) :
Réjouissez vous, très croyants rejetons royaux, nos prompts protecteurs et intercesseurs ardents», dans l’Office commun des saints despotes : Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 136-137.
134
Selon la notice du Pop Peja dans la Vita de Georges Kratovac (entre 1516
et 1539): “la lumière du ciel semblable aux rayons de soleil descendit sur sa
tombe à la stupéfaction de la multitude qui s’y trouvait. Et une deuxième fois
toute l’église fut couverte de la lumière venant des cieux. Suite à ces signes, ils
ouvrirent la tombe. O miracle! Ils le trouvèrent entier et non altéré avec ses
vêtements”: V. Jagiç, Jow newto o ùivotu svetoga &ur$a Kratovca, Glas­
nik SUD 40, Belgrade 1874, p. 123.
135
Réputées thaumaturges, ses reliques donnaient aussi la vue aux aveugles :
“Privé de vue et du regard de la prunelle, venant à toi il retrouva la lumière
210
211
131
132
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
Invitée par Matthieu Corvin, roi de Hongrie, Angelina vint à
Bude avec ses fils, portant les reliques de Stefan136, pour se voir
accorder la propriété des villes de Kupinovo et de Slankamen ;
Georges reçut, en 1486, le titre de despote et un vaste domaine
dans le Srem137. Au début de 1496, à l’insu de sa mère et de son
frère, il se fit moine dans l’église de St. Luc à Kupinovo, recevant
le nom de Maxime.
Le despote Jean, dernier despote titulaire à Srem (1496-1502),
se distingua par ses incursions en territoire ottoman138, avant de
mourir, le 10 décembre 1502. L’élévation des reliques du despote
Jean fut faite trois ans après sa mort, dans l’église139 de Saint Luc
à Kupinovo140.
Fin 1505 ou début 1506, Maxime et Angelina partirent avec
les reliques de Stefan et de Jean (†1502), à la cour du voïévode141
de Valachie Jean Radul le Grand (1495-1508)142. Ils y furent accueillis avec les plus grands égards car ils vinrent avec les reliques
de deux membres de leur famille ce qui est en soi déjà un fait
exceptionnel. En 1509, Maxime revint avec sa mère à Srem, pour
y bâtir avec l’aide du voïévode de Valachie Jean Neagoe Basarabe (1512-1521), le monastère de Kruèedol (entre 1509 et 1512).
L’église de ce monastère devint le mausolée dynastique où reposeront les corps de tous les quatre Brankoviç.
* * *
L’idéologie politique en Serbie médiévale pourrait être définie comme un système de références destiné à mettre en valeur le
pouvoir monarchique et la patrie dans une continuité historique.
D’où l’importance de la continuité du charisme dynastique consécutif à la sainteté de certains de ses plus illustres représentants.
charnelle”. “Illuminé par la lumière des cieux et enrichi des dons guérisseurs,
les pèlerins du tombeau de tes reliques acquièrent la santé”. Povesno slovo o
knezu Lazaru, despotu Stefanu Brankoviçu i knezu Stefanu £tixanoviçu (éd. I. Ruvarac), Letopis Matice srpske 117, Novi Sad 1874-1875,
p117-118. Dans l’acolouthie de Stefan Brankoviç composée de 1489 à 1491, sont
decrits plusieurs miracles : «Tel le rayon de Soleil, la lumière descendit sur ton
tombeau…» et «les hommes enragés et saisis de démons, amenés à toi devinrent
aussitôt domptés comme des brebis, libérés des esprits malins» (Srbxak 2,
Belgrade 1970, p. 150-153). Sur le rôle des possédés dans le culte des saints en
Occident : “ils formaient un groupe reconnu, attaché en permanence au sanctuaire” : P. Brown, Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours, in
idem, La société et le sacré, p. 180 n. 57, 58. Rôle important, car : “De cette
façon, ils amènent à nos esprits humains les saints de Dieu, de sorte qu’il n’y ait
aucun doute sur leur présence dans leurs sanctuaires”, De virtutibus Juliani, 30,
127, cité dans ibid, p. 194.
136
“L’arrivée de la relique était une occasion de mettre en lumière les mérites
personnels de celui qui la recevait”, P. Brown, Reliques et statut social au temps
de Grégoire de Tours, in idem, La société et le sacré, p. 182-183 n. 69.
137
Peuplé, en grande partie par les Serbes : “et selon la foi de ton cœur pur,
Dieu te fit venir avec ta famille dans le pays de tes hommes”; “…réjouis toi
sainte Eglise (serbe), de la Mère de Dieu, qui as au commencement Siméon et
Sava pour piliers, et à la fin, Stefan le despote et la bienheureuse Angeline”
(Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 72-73).
138
«Bienheureux Jean, tu a reçu la fonction du despote, et toi, (o) saint,
comme un militaire fort des armes doublement tranchantes (tu) te jettes sur les
Agaréens» (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 114).
139
On invoquait l’aide et protection du despote Jean dans la lutte contre les
Turcs (Agaréens) : “Nous te prions, très bienheureux Jean, protège nous, tes
serviteurs, devant l’invasion des fils Agaréens” (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 108).
Le culte du despote Jean fut transféré en Russie.
140
L’acolouthie parle de miracles sur la tombe du despote Jean et de la vertu
thaumaturge de ses reliques : «…un Agaréen possédé, car un démon vivant se
vautrait dans ses entrailles, lui infligeant beaucoup de misères et de souffrances… ;
emmené, il fut rapidement guéri». «Une femme possédée, jetée aux fers, qui fut
emmenée par ses parents.» «…emmenant les malades, et embrassant tes reliques,
les malades furent tous guéris : les aveugles trouvèrent la vue, les muets - la
parole, les estropiés sautaient en dansant» (Srbxak 3, Belgrade 1970, p. 92-95,
98-101, 104-105).
141
Voévode (duc) ou gospodar (seigneur) est le titre des princes souverains
dans les pays roumains.
142
Radul confia à Maxime l’organisation de la métropole de Valachie qu’il
dirigea de 1506 à 1509. Maxime réconcilia le voïévode Radul avec le voïévode
de Moldavie Bogdan le Borgne, dit aussi le Terrible (1504-1517) : “Alors que
les voïévodes Radul et Bogdan furent sur le point de s’affronter sur un champ
de bataille, comme ailé, tu survins bienheureux Maxime devant les deux armées
et leur donnas la paix” (A. Vukomanoviç, %ivot arhiepiskopa Maksima,
Glasnik DSS 11, Belgrade 1859, p. 125-130.) Pendant quelques temps Maxime
(†18 janvier 1516) fut le métropolite de Belgrade.
212
213
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ id é ologie de l’ E tat serbe du X I I I e au X V e si è cle
Cette conjonction du pouvoir et de la sainteté est tributaire d’une
caution de l’Eglise et d’une solidarité durable des deux pouvoirs.
La caution de l’Eglise est nécessaire non seulement pour l’établissement d’un culte royal, mais aussi dans sa perpétuation et sa
diffusion au moyen des textes liturgiques et hagiographiques
ainsi que par les compositions iconographiques. La réticence de
l’Eglise pour la sanctification de tout pouvoir profane se confirme
cependant du fait que le roi n’est jamais un saint vivant, un thaumaturge, alors que ces qualités peuvent être reconnues aux ecclésiastiques et aux évêques. La sainteté ne s’applique pas au roi de
son vivant, c’est la grâce qui touche la dépouille d’un souverain
mort en odeur de sainteté. Ainsi ce n’est pas le pouvoir profane
qui est sanctifié dans son exercice mais dans sa durée historique
et sa continuité dynastique. L’altérité de la sainteté personelle et
empirique, à l’opposé de l’institutionnalisation du surnaturel, fut
l’un des facteurs de dissociation des deux pouvoirs suite à la
crise dynastique de la deuxième moitié du XIVe siècle.
Les trois dynasties serbes du XIIe-XVe siècles eurent chacu­ne
leurs saints souverains canonisés au Moyen Age. Siméon-Nema­
nja, Milutin et Stefan Deéanski pour les Némanides. Prince Lazar,
père du despote Stefan Lazareviç, et enfin les quatre saints despo­
tes Brankoviç. Tous furent canonisés peu de temps après leur mort.
Les hagio-biographies des rois et archevêques de Serbie ont
longtemps tenu lieu de chronique du royaume. A partir de la fin du
XIVe siècle une histoire profane commence à se détacher du tronc
commun d’histoire dynastique et ecclésiastique à partir des Généa­
logies royales. Au XVe siècle ce sont les Annales avec les portraitsbiographies des souverains qui étayent l’histoire de la monarchie
serbe. Les formulaires diplomatiques et les portraits dynastiques
ont moins évolué durant ces siècles. Les textes narratifs que nous
désignons généralement comme hagio-biographies dynastiques
sont le meilleur révélateur de l’évolution de l’idéologie du pouvoir
séculier en Serbie, et notamment en rapport avec le pouvoir ecclésiastique. L’interdépendance et la solidarité de ces deux pouvoirs
est un trait marquant de la Serbie du XIIIe et de la première moi-
tié du XIVe siècles, au point de donner lieu à une idéologie où le
pouvoir et le sacré fusionnent dans la notion de “Lignée de sainte
extraction” des rois très chrétiens héritiers légitimes des saints
fondateurs de la dynastie et de l’Eglise de la patrie serbe.
Cette idéologie se perpétuera malgré des modifications notables, dues à l’évolution des institutions, des structures et des
mentalités suite aux crises politiques, et malgré des remises en
cause de l’échelle de valeurs de cette société médiévale. La dernière période est celle du retour au culte dynastique, la sainteté de
ses princes apparaissant comme le dernier recours d’un monde
condamné. La fin de l’Etat médiéval serbe marque un repli sur les
valeurs traditionnelles de l’idéologie dynastique, à l’aube d’une
époque où l’Eglise devra être le seul médiateur de la mémoire
collective et de l’identité historique d’une communauté exposée
durant plusieurs siècles à un environnement socio-culturel et
politique particulièrement défavorable.
214
215
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie
de l’Etat serbe au Moyen-Age
(XIIIe-XVe siècles)
L’étude de l’idéologie d’Etat dans les hagio-biographies
dynas­tiques des XIIIe, XIVe et XVe siècles a pour objet de présenter le système de l’idéologie politique de l’Etat médiéval serbe.
Dans la continuité des textes qui suivent les grandes étapes du
Moyen Age en Serbie, se dessine l’histoire d’une pensée politique
élaborée pour exprimer le bien-fondé et justifier la sou­veraineté
de l’Etat némanide au sein d’une hiérarchie de valeurs propres à
la chrétienté byzantine. Ainsi, l’idéologie des hagio-biogra­phies
royales devient-elle non seulement le miroir des structures mentales, mais éga­lement un critère de légiti­mité sacrée143 et un facteur
actif d’orientation politique. Fondateur de la dynastie némanide
(qui régna de 1166 à 1371), le grand joupan Stefan Nemanja,
canonisé sous le nom de Saint Siméon le Myroblyte, devient la
réfé­rence fondamentale du charisme sou­verain des rois de la «Lignée de sainte extraction», et se révèle un critère de légi­timité
dynastique pour tout souverain de Serbie.
143
Sur la connotation sacrée de la royauté indo-européenne, la vocation religieuse du rex et l’essence mystique du pouvoir royal : E. Benveniste, Le voca­
bulaire des institutions indo-européennes, Paris (Editions de Minuit) 1989, p.
9-15. Sur la théorie et la pratique des deux pouvoirs en Russie de Kiev : Ä.
N.Éapov, “SväÓenstvo” i “carstvo” v DrevneÖ Rusi v teorii i na praktike, VizantiÖskiÖ Vremenik 50, Moscou 1989, p. 131-139. Sur l’origine du
portrait classique à Byzance du Saint empereur Constantin le Grand : A. Guillou,
Du Pseudo-Aristée à Eusèbe de Césarée, ou des origines juives de la morale
sociale byzantine, in PRAKTIKA TOU ADIEQNOUS SUMPOSIOU H
KAQHMERINH ZWH STO BUZANTIO, ΚΕΝΤΡΟ ΒΥΖΑΝΤΙΝΩΝ
ΕΡΕΥΝΩΝ Ε.Ι.Ε., Athènes 1989, p. 29-42.
217
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
Une lecture attentive des textes hagiographiques se rapportant
aux souverains des XIII-XVe siècles permet de mieux comprendre
la nature particulière de l’Etat et de sa rela­tion avec l’Eglise,
ainsi que les choix politiques et les implications de cette culture
politique au carrefour de deux mondes chrétiens.
Instauré au XIe siècle, le culte du “roi martyr Jean Vladimir”144
de la Zéta appartient à une aire géographique, politique et ecclésiastique slavo-latine et occidentale145. Il présente néanmoins des
similitudes intéressantes avec certains cultes princiers russes de
la même époque146. Ce fut cependant le culte du fondateur de la
dynastie némanide, Siméon-Nemanja, instauré au début du XIIIe
siècle, qui marqua le plus l’idéologie dynastique des Etats serbes
jusqu’à la fin du Moyen Age. Le voisinage de la Hongrie et les
liens étroits entre les deux maisons régnantes, dus en particulier
aux liens de parenté plusieurs fois renouvelés entre les deux dynasties, sont sans doute à l’origine de l’incidence de l’idéologie
royale hongroise sur celle de la Serbie némanide147. Le rôle pré-
pondérant de l’Eglise orthodoxe de Serbie, depuis son accession
à l’autocéphalie en 1219, dans l’élaboration de l’idéologie dynastique est à l’origine de la byzantinisation progressive de l’Etat et
de ses institutions, notamment au XIVe et XVe siècles.
L’instauration de nouveaux cultes royaux au XIVe siècle (ceux
de la reine Hélène d’Anjou, du roi Milutin et du roi Stefan Deéanski), et surtout celui du prince martyr Lazar (canonisé en 1391),
marque le rôle de l’Eglise orthodoxe dans sa synergie avec le
pouvoir séculier. Le culte des despotes Brankoviç148 instauré à la
fin du XVe et au début du XVIe siècle ne fait que confirmer cette
continuité d’une sanctification dynastique si peu conforme à l’aire
byzantine à laquelle la Serbie appartient confessionnellement et
donc culturellement depuis le début du XIIIe siècle.
144
La filiation de Stefan Nemanja avec la lignée héritée de Jean Vladimir
(†1016), souverain de Dioclée, (Zéta) pays d’origine de Siméon Nemanja, tend
à faire croire à une incidence de cette tradition sur l’instauration d’un nouveau
culte dynastique en Serbie ; cf. S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen
Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964, p. 44sq.
145
Le culte du prince Jovan Vladimir de Dioclée est comparable à ceux des
saints rois et princes martyrs, qui ont proliféré en Europe du VIe jusqu’au milieu
du XIIe siècle, phénomène corollaire à celui de la royauté sacrée dans le Haut
Moyen Age (cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles
1984, p. 55-67).
146
Avec le martyre de Boris et Gleb, (le thème du prince “souffre-passion”
strastotyrpqi, de l’hagiographie russe), cf. R. Marichal, Premiers chrétiens de
Russie, Paris 1966, p. 153sq.
147
Instauré semble-t-il en 1083, à l’initiative du roi Ladislas (qui aurait été
lui-même canonisé en 1192), le culte d’Etienne Ier, roi de Hongrie (997-1038),
offre apparemment davantage d’éléments similaires que celui du prince martyr
serbe. Ce christianissimus rex décrit dans les trois traités hagiographiques
comme «l’un des rois choisis par Dieu qui échangea la couronne temporaire avec
la couronne éternelle», comme étant à l’origine de la poursuite de l’évangélisation, de l’organisation de l’Eglise et de la genèse de l’Etat ; bénéficiant de
l’appui des forces surnaturelles dans sa victoire sur les derniers païens ; «le chef
218
Les textes narratifs du culte fondateur
de l’idéologie dynastique
(fin XIIe — fin XIIIe siècle)
Faisant suite à l’œuvre et aux desseins politiques et spirituels
du grand joupan de Serbie Stefan Nemanja (1166-1196), cette
idéologie de l’Etat et de l’Eglise a pour origine l’œuvre politique,
diplomatique, culturelle et surtout littéraire de deux de ses fils,
Stefan le Premier Couronné et Sava, le premier archevêque de
et le maître des missionnaires», fondateur d’églises et de monastères, dont surtout
celle dédiée à la Vierge à Székesfehévar (et qui apparaît comme une sorte d’imitation de la Chapelle d’Aix), fut aussi un «prince chef de l’Eglise, comme il
l’était de la société civile» (R. Folz, op. cit, p. 76-83, 104-106). Le voisinage
avec la Hongrie, les liens de parenté établis au XIIe siècle entre le lignage des
Arpad et celui des grands joupans de Serbie (en 1129/30 : Jovanka Kaliç,
Raèki veliki ùupan Uroè II, Zbornik radova Vizantoloèkog insti­
tuta 12, Belgrade 1970, p. 22-23), la canonisation récente du Roi Ladislas en
Hongrie, enfin et surtout le nom commun de Stefan pour tous les souverains
serbes depuis Stefan Nemanja, plaident en faveur d’une incidence de l’idéologie
ainsi que du culte dynastique hongrois sur celui des Némanides.
148
Pour les cultes des despotes Stefan (1458-59), Jovan (1493-1502), Georges,
1486-1495 (Maxime) et de la despine Angelina († 1516/20), Brankoviç : voir :
L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo 1965, p. 133139, 146-155.
219
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
l’Eglise nationale. L’idée de la souveraineté politique au sein de
la hiérarchie des Etats du monde byzantin et celle de la large
autonomie de l’Eglise serbe par rapport au patriarcat œcuménique
est étayée par ce qui apparaît comme la sanctification d’un charisme souverain, à savoir le culte du fondateur de la dynastie, un
culte de saint issu de la communauté athonite, où il fonda la laure
serbe de Chilandar avant d’y achever sa vie dans la réclusion
monastique.
L’hagiographie de Saint Siméon — Nemanja écrite par Saint
Sava149, et faisant partie du typikon du Monastère de Studenica,
est la première œuvre de cette longue série littéraire que l’on
pourrait aussi qualifier d’«historiographie dynastique». C’est cet
ouvrage du premier arche­vêque de l’Eglise autocéphale serbe qui
marque l’instauration du premier culte dynastique némanide150.
Ce culte fournit la base de l’idéologie de la Sainte lignée sur laquelle repose l’idée de la légitimité du chef de l’Etat étroitement
surveillé et presque régulièrement favorisé par l’Eglise de Serbie.
Le culte de Saint Siméon, le plus important des cultes dynastiques,
acquiert une signification idéologique. L’éclosion de ce culte de
saint national per­met d’assimiler le fait historique serbe au concept
de «peuple élu» et, par conséquent, de l’intégrer dans une vision
eschatologique de l’histoire sacrée151.
L’hagio-biographie152 de Siméon-Nemanja par Stefan le
Premier Couronné153 représente une valorisation politique du culte
du fondateur de la dynastie. Conformément aux normes154 d’une
hagiographie développée, le culte de Nemanja y acquiert une
dimen­sion dépassant le cadre local du fondateur de Chilandar et
de Studenica ; il y est loué en tant que «père saint, diligent protecteur de la patrie». Ecrite dans une perspective politique, cette
deuxième Vita de Saint Siméon représente la particularité d’être
la seule hagiographie royale écrite par un laïc durant tout le XIIIe
et le XIVe siècles. C’est celle qui, de toutes les hagio-biographies
du XIIIe siècle, se rap­proche le plus d’un genre plus proprement
dit historiographique, sans perdre pour autant son caractère hagiogra­
phique. C’est ainsi qu’au début du XIIIe siècle, une quinzaine
d’années à peine après la mort de Saint Siméon, l’hagiographie
dynastique apparaît comme un genre fondamental de la littérature et de l’historiographie officielles155.
L’idée de la souveraineté de l’Etat y est incarnée par l’image
de Saint Siméon Nemanja, qui apparaît dans ces textes fondateurs
comme le «père rénovateur de la patrie», «protecteur de l’Eglise»,
«champion de la vraie foi», «extirpateur de l’impiété et de l’hérésie». En tant que saint patron de la dynastie et de l’Etat, il est
désigné comme le «maître du troupeau raisonnable qui lui fut
confié par Dieu»156 et son «diligent intercesseur devant le Christ».
L’œuvre de Siméon Nemanja est perçue comme un tournant civilisateur, sa sainteté comme un gage de la Grâce divine et toute
sa vie comme un modèle immuable pour ses successeurs. L’avènement de l’Eglise autocéphale trouvera sa consécration dans la
sainteté de son premier archevêque, Sava Nemanjiç, qui devient
le modèle des archevêques de l’Eglise de Serbie.
149
Spisi Svetog Save, (éd. V. Çoroviç), Belgrade - S. Karlovci 1928, p. 151-175.
Et cela à l’issue d’une époque (le XIIe siècle) qu’on a pu appeler «le siècle
des saints rois», et qui fut effectivement marquée par neuf canonisation royales
en Occident : R. Folz, op. cit, p. 113sq.
151
Cf. D. Obolensky, Six Byzantine Portraits, Oxford 1988, p. 139-140.
152
Pour le terme “hagio-biographie”, cf. F. Kämpfer, O nekim problemima
starosrpske hagiobiografije – osvrt na prva ùitija Simeona Nemaqe,
Istorijski glasnik 2, Belgrade 1969, p. 29-51.
153
§itije Simeona Nemaqe od Stefana Prvovenéanog (éd. V. Çoroviç),
in Svetosavski Zbornik II, Belgrade 1938, p. 3-74.
154
Sur la conformité au canon littéraire byzantin et l’apport créatif, l’«entelecheia»,
dans la littérature médiévale serbe, notamment à partir des ouvrages de Sava Ier
et Stefan le Premier Couronné : cf. S. Hafner, Kanon kao kategorija estetike zasnivaqa starosrpske literature, in Studenica et l’art byzantin autour
de l’année 1200, Belgrade 1988, p. 89-95.
155
Cf. I. Dujéev, La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle et ses
rapports avec la littérature byzantine, in L’art byzantin du XIIIe siècle (Symposium de Sopoçani 1965), Belgrade 1967, p. 109-115.
156
Pour les auteurs byzantins “En temps de guerre, Dieu donne la victoire à
l’empereur et lui fait dresser des trophées sur ses ennemis» (cit. de Théophylacte d’Ohrid : J-C. Cheynet, Pouvoir et contestations à Byzance (963-1210),
Paris 1990, p. 185).
220
221
150
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Domentijan, moine athonite du milieu du XIIIe siècle est
l’auteur des deux œuvres hagiographiques157 se rapportant à la vie
de Saint Siméon et de l’archevêque Sava158, qu’il écrivit à la demande du roi Uroè Ier (1243-1276). L’œuvre de Domentijan
marque une nouvelle étape importante, celle de l’instauration des
deux cultes parallèles des fondateurs de l’Etat némanide et de
l’Eglise nationale, le père et son fils. L’image du «Nouvel Israël»
y apparaît dans toute sa signification providentielle ; elle est désormais celle de la «patrie serbe.» L’idée de la «Sainte lignée» s’y
manifeste dans son acception générique de légitimité charismatique. Anachorète, dont la vie austère et la sagesse ont fait un starec
(γeρων) athonite de renom, Domentijan ne se contente pas de
raconter la vie de ses héros. Mystique, plongé dans la contemplation et dans la prière du cœur, il voit l’histoire récente de la Serbie
en visionnaire. L’œuvre et la vie des deux saints dont il a écrit les
hagiographies revêtent pour lui une signi­fication toute providentielle. C’est l’entrée de l’histoire nationale dans la catégorie de
l’histoire sacrée, mais aussi l’émergence du parallélisme de deux
cultes fondateurs, ceux des saints Siméon et Sava.
L’hagiographie de Sava Ier, écrite vers la fin du XIIIe siècle
par le moine Teodosije159, en plein essor de l’Etat serbe, est celle
du culte jumelé des deux saints nationaux Sava et Siméon. Le ju­
melage des deux cultes forme une étape importante dans la formation de l’idée dynastique de la Sainte lignée. Il marque aussi
un degré supérieur dans l’acceptation de la symphonie des deux
pouvoirs représentés symboliquement par les deux saints fondateurs. Dans sa volumineuse hagiographie de Sava Ier, qui com­prend
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
l’histoire de la vie de Siméon-Nemanja, alliant au procédé hagio­
graphique un remarquable talent romanesque, Teodosije rompt avec
le style rhétorique de Domentijan pour adopter un style de narrati­
on descriptive empreint d’un psychologisme expressif160. Considé­
ré comme la meilleure œuvre littéraire de tout le Moyen Age ser­be,
cette Vita a son prolon­gement liturgique sous la forme des offices
religieux du même auteur, consacrés au culte des deux saints161.
Il est significatif que la majeure partie de l’œuvre de celui qui fut
l’auteur le plus pro­lixe de la Serbie au XIIIe siècle, soit consa­crée
à ces deux saints nationaux. Près d’un siècle après Siméon-Nemanja, son culte est ainsi en plein épanouissement. La conséquence en est l’élaboration de l’idéologie de la Sainte lignée162.
L’expression liturgique des deux cultes fondateurs de la Serbie médiévale apparaît dans les textes hymnographiques163 appropriés, diffusés et mis en pratique à partir du monastère de Chilandar
au Mont Athos, du mausolée dynastique dans le monastère de
Studenica, ainsi qu’à partir du mausolée royal et lieu du culte de
Saint Sava au monastère de Mileèeva, trois parmi les plus importants centres spirituels et culturels de l’Eglise serbe. L’importance de l’œuvre temporelle et spirituelle du père et du fils, leur
remarquable solidarité dans l’action et leur communauté dans la
contemplation, ainsi que la continuité dans la réussite de leurs
entreprises avaient réellement de quoi frapper les esprits. L’idée
Domentijan, %ivot sv. Simeuna i sv. Save (éd. Dj. Daniéiç), Belgrade
1865.
158
Cf. A. Schmaus, Die literarhistorische Problematik von Domentians SavaVita, in M. Braun et E. Koschmieder, Slawistische Studien zum V Internation­
alen Slawistenkongerss in Sofia 1963, Opera Slavica IV, Goetingen 1963,
p. 121-142.
159
§ivot svetoga Save – napisao Domentijan (éd. Dj. Daniéiç), Belgrade
1860 ; réimpression : Teodosije, §ivot svetog Save, Belgrade 1973 (préfacé
par Dj. Trifunoviç).
160
Cf. Cornelia Müller-Landau, Studien zum Stil der Sava-Vita Teodosijes. Ein
Beitrag zum Erforschung der altserbishen Hagiographie, Slavistische Beiträge
57, Munich, Verlag Otto Sagner, 1972.
161
Deux acolouthies, trois canons et une louange aux saints Siméon et Sava, cf.
Teodosije, Sluùbe, kanoni i Pohvala (Traduction et introduction, D. Bogdanoviç),
Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige, Belgrade 1988, 381p. 4 tbs. hors texte.
162
A la même époque, celle de Philippe le Bel (1268-1314) en France, alors
qu’on “peut reconnaître que de plus en plus le royaume et la dynastie s’entourent
d’une atmosphère sacrale” (Philippe IV ayant pris “une part active au culte de
ses ancêtres”), le roi est le descendant de “saints ancêtres «sancti progenitores»:
A.W.Lewis, Le sang Royal, Paris (Gallimard) 1986, p. 178 n. 140 ; 179 n. 146, 191.
163
Srbxak – Sluùbe, kanoni, akatisti I-III (D. Bogdanoviç, S. Petkoviç,
Dj. Trifunoviç), Belgrade 1970.
222
223
157
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
de la solidarité des deux pouvoirs avait trouvé là une image fondatrice conforme aux aspirations d’un Etat médiéval.
gra­phique167 élaborée à partir du culte de Saint Siméon, l’optique
de l’historiographie dynastique avait toute raison de voir, dans un
cadre hagiographique, l’affirmation de la conti­nuité charismatique
de la royauté. Dans la perspective de l’archevêque Danilo II, la
sainteté est non seulement la vertu suprême, la confirmation du
charisme royal, mais aussi une condition de la légitimité dynastique, et parfois un critère pour départager les rivalités d’une lutte
pour le trône.
La “Lignée de sainte extraction” et l’élargissement du
culte dynastique (fin XIIIe — deuxieme moitié du XIVe siècle)
Dans la première moitié du XIVe siècle, l’apogée du Moyen
Age serbe se définit dans le domaine lit­té­raire par la systématisation des hagiographies des rois et archevêques dans l’œuvre de
l’archevêque Danilo II (1324-1337) et de ses continuateurs164.
C’est par les soins de ce remarquable prélat placé à la tête de
l’Eglise de Serbie, qu’apparaît éga­le­ment la représentation picturale de la Sainte lignée165. Les Vies des rois, dans le Recueil de
Danilo II, ne peu­vent cepen­dant pas être toutes classées strictement
dans la catégorie des hagiographies, surtout en ce qui concerne
les premiers rois dont il écrit la biographie (Radoslav (1228-1234),
Vladislav (1234-1243), Uroè Ier (1243-1276). Celles de la reine
Hélène et du roi Milutin (1282-1321) se rappro­chent par contre
bien davan­tage du genre hagiographique, surtout la fin qui décrit
le trépas du roi mort en odeur de sainteté. Milutin fut en fait le
premier roi dûment canonisé166, après le fondateur de la dynastie.
Mais les autres bio­graphies royales sont également conçues dans
une perspective de sainteté. Au bout d’un siècle de tradition hagio­
164
Danilo II, %ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh.
Danilo (éd. Dj. Daniéiç) Belgrade-Zagreb 1866 ; réimpression : Londres 1972.
165
Dont des parallèles se trouvent dans l’art plastique en Occident : S. Radojéiç, Portreti srpskih vladara u sredqem veku, Skoplje 1934, p. 38-43. Cf.
V. Djuriç, Loza Nemanjiça u starom srpskom slikarstvu, Peristil 21, Zagreb
1978, p. 53-55.
166
Pour le culte du roi Milutin, instauré suite à l’élévation moins de deux ans
après sa mort, donc en 1324, les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérées,
dégageant un bon parfum et ayant pouvoir de guérison), le transfert de ses reliques (vers 1460) à Sofia, son culte et ses reliques en Bulgarie (aujourd’hui dans
l’église de Sainte Kyriakie à Sofia), son culte en Russie et en Serbie (à Kosovo),
et ses portraits en donateur et l’iconographie de Milutin en Serbie, à Rome et à
Bari, voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca, Smederevo
1965, p. 91-97.
224
Les continua­teurs anonymes de Danilo II écrivent la Vita de
Stefan Deéanski168, la biographie tronquée du roi (et, depuis 1345,
empereur) Duèan, ainsi que les hagiographies de cinq archevêques,
dont celle de Danilo II lui-même. Quelle qu’ait pu être l’intention
initiale de son premier auteur et l’histoire de la formation du Recueil qui porte le nom de son seul auteur connu, ce volumineux
codex dynastique est l’ouvrage hagio-biographique et historiogra­
phique le plus complet du Moyen Age serbe. Au-delà des différences notables que l’on observe dans le style de ses auteurs
respectifs, il porte l’empreinte d’une continuité de méthode et
d’esprit. L’idée maîtresse en est la symphonie des deux pouvoirs,
sublimée dans la sainteté de ses meilleurs rois et archevêques,
sarments de la Sainte Souche, celle des saints Siméon et Sava,
dont la continuité providentielle est incarnée par le charisme de
la Sainte lignée.
Cf. D. Bogdanoviç, L’évolution des genres dans la littérature serbe du XIIIe
siècle, Byzance et les Slaves, in Mélanges Ivan Dujčev, Byzance et les Slaves.
Etudes de civilisation, Paris [1979], p. 49-58.
168
Pour le culte, instauré suite à l’élévation 7 ans après sa mort (1321), en
1328 (ou au plus tard vers 1339-43), les hagiographies et acolouthies (reliques
inaltérés, dégageant une odeur de sainteté et ayant pouvoir thaumaturgique), son
culte et ses reliques, sa fête (moyenne, de premier ordre) adjointe à celle de St.
Martin de Tours, ses portraits en donateur et son iconographie, les églises consacrées à Stefan en Serbie et enfin sur son culte en Russie, parmi les Albanais et
les catholiques à Kosovo, ainsi que sur une procédure de canonisation à Rome
de Stefan Deéanski, voir : L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca,
Smederevo 1965, p. 99-107, bibliographie.
167
225
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
L’institution de la royauté sacralisée n’est pas un phénomène
exceptionnel dans l’Europe du Moyen Age. Celle de la dynastie
némanide entretenue par les ecclésiastiques formés à l’école hagiorite est respectueuse des critères de la spiritualité byzantine.
Point de miracula in vita169 ni de sainteté héréditaire. Le charisme
dynastique vient avant tout de la sainteté du saint fondateur ainsi
que de la caution de l’Eglise à la légitimité du pouvoir central.
Protecteur de l’Eglise et champion de la vraie foi, le roi n’est pas
pour autant un saint. Même s’il multiplie les hauts faits spirituels,
comme le roi Dragutin (1276-1282) il ne sera pas forcément canonisé, comme ce fut le cas du roi Milutin. Le fait de se faire mo­
ine170 à la fin de sa vie n’est qu’un des facteurs particulièrement
bien vus pour une canonisation. De même que chez les caloyers
at­honites ou ceux des autres foyers de la spiritualité orthodoxe, ce
n’est que la glorification surnaturelle puis liturgique du défunt, et
la foi de l’Eglise en sa Grâce, qui représentent un véritable critè­re
de sainteté et par conséquent la raison légitime de la canonisation.
La notion du charisme héréditaire de la Sainte lignée171 est
donc apparentée à un concept plutôt théorique et abstrait qu’à une
véritable institution de la royauté sacrée. Elle se réfère avant tout
au double charisme de Siméon Nemanja, celui de la souveraineté
consacrée et confirmée par la sainteté. Son culte au monastère de
Studenica et le fait qu’il était jumelé au culte encore plus prestigieux de l’archevêque Sava Ier y jouèrent un rôle déterminant172.
Accompagnant le développement de l’hagio-biographie dynastique, les notions issues de l’héritage biblique et chrétien,
souvent similaires aux formules rhétoriques byzantines, telles que :
«apôtre de la patrie», «couronné par Dieu»173, «accomplissant
l’Ancienne et la Nouvelle Loi», ceint de la «double couronne»,
«gardien de la Loi», «guide de la patrie», «docteur de la vraie foi»,
«pasteur de la patrie du troupeau du Christ», «protecteur diligent
de sa patrie», «rempart de la patrie» comptent parmi les épithètes
attribuées à saint Siméon Nemanja en premier lieu. Les notions
de «sainte naissance»174, de «race lumineuse de la lignée royale»,
de «sainte race»175, de «sarment de la sainte extraction», de «souche bénie»,… pour les rois de la Sainte lignée, sont autant d’images illustrant les concepts de l’idéologie némanide. De même la
formule de «trône de l’Etat qui leur est confié par le Christ», de
l’Orient et de l’Occident dans une acception de géographie spirituelle, et surtout la notion de «peuple de Dieu», du «Nouveau
peuple élu»176, du «Nouvel Israël» pour la patrie serbe, apparais172
Pour cette notion hagiologique, cf. R. Folz, Les Saints rois du Moyen Age
en Occident, Bruxelles 1984, p. 117sq.
170
Trois empereurs byzantins, Michel IV (1034-1041), Isaac I Comnène (10571059) et Jean Cantacuzène embrassèrent la vie monastique de leur plein gré,
alors que neuf autres ne le firent que contraints et forcés. Nombreux furent
aussi les membres de la famille impériale qui choisirent cette voie (R. Guilland,
Les empereurs et l’attrait du monastère, in Etudes byzantines (recueil d’articles),
Paris (PUF) 1959, p. 33-51). Après Stefan Nemanja, les rois Stefan le Premier
Couronné, Dragutin et peut-être aussi Milutin, reçurent la tonsure sur leur lit de
mort ; seul Uroè Ier eut à le faire à la suite d’une abdication forcée, et enfin le
dernier Némanide en ligne directe Jovan Uroè de Thessalie qui prit cette décision
de son plein gré, ainsi que quatre princes de sang.
171
Sur la notion de la sainte lignée des sancti reges, en Hongrie, en France
(notamment la «sainteté engendrée»), et dans l’Empire occidental, cf. R. Folz,
Les Saints rois du Moyen Age en Occident, Bruxelles 1984, p. 142sq.
Sur le sentiment patriotique du temps de Second royaume bulgare, et notamment en rapport au culte des saints nationaux : D. Angelov, Bßlgarinßt v
srednovekovieto. Svetogled, ideologia, duèevnost, Varna 1985, p. 288sq.
173
Epithètes décernées habituellement aux empereurs byzantins : R. Guilland,
Le Droit divin à Byzance, in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 218.
174
Une expression similaire “saint rejeton de la sainte souche” est employée
par l’archevêque d’Ohrid Jacob pour l’empereur Jean III Vatatzès : Ninoslava
Rado£eviç, Nikejski carevi u savremenoj im retorici, Zbornik radova
Vizantoloèkog instituta 26, Belgrade 1988, p. 74.
175
Ces formules rappellent celles attribuées (dans un sermon anonyme prêché
à Paris en 1303) aux nobiles et sancti reges Francorum, dont «le sang est resté
parfaitement pur», et qui engendrent la sainteté car «ils ont engendré des rois
saints, sanctos reges»: Clovis, Childéric III (saint du fait d’avoir renoncé au
royaume, et embrassé la vie monastique), Charlemagne et Saint Louis (cité dans
A.W.Lewis, Le sang Royal, Paris 1986, p. 182, n. 162).
176
Cf. pour la notion de “peuple élu” appliquée aux Bulgares, attribuée à
Théophylacte d’Ohrid : D. Obolensky, Six Byzantine Portraits, Oxford 1988, p.
76-77 n. 199, cf. ibid. p. 70-71 n. 184.
226
227
169
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
saient avec une insistance croissante surtout à travers l’œuvre de
Domentijan, pour trouver leur pleine expression dans La vie des
saints rois et archevêques serbes de l’archevêque Daniel II (et de
ses continuateurs). Elles constituent désormais des lieux communs
dans toute la littérature dynastique des XIVe et XVe siècles.
La symphonie était rompue, et l’aveu d’un doute à l’égard de
la Grâce de la dynastie apparaît pour la première fois. L’extinction
de la lignée avec le tsar Uroè, les catastrophes militaires de Marica (1371) et de Kosovo (1389), sont perçues comme une conséquence méritée de la transgression des préceptes traditionnels des
saints Siméon et Sava. La crise dynastique et idéologique n’est
résorbée qu’après la réconciliation avec le patriarcat de Constantinople178 en 1375. Le haut fait d’armes et le martyre du prince
Lazar et de son armée à la bataille de Kosovo furent aussitôt interprétés comme un événement rédempteur.
Le cycle littéraire179 contemporain de l’instauration du culte
de martyr du prince Lazar180, deux ans à peine après sa mort au
cours de la bataille de Kosovo, reflète particulièrement bien cet
état d’esprit181. Apparus à une époque marquée par des profonds
bouleversements politiques, ces textes marquent un tournant crucial dans l’esprit et dans la forme de la littérature dynastique. Y
apparaît pour la première fois une différenciation de genres par
rapport à l’hagio-biographie de l’époque némanide. Alors que
l’hagio-biographie némanide reflète si bien en règle générale
l’unité de vue et la symphonie des deux pouvoirs, les textes du
cycle kossovien appartiennent soit aux genres profanes, soit aux
genres franchement ecclésiastiques.
Le sécularisation de la littérature dynastique est confirmée
par le fait qu’à la même époque apparaissent les textes appartenant
aux genres d’une historiographie dynastique profane182. Ce fut
Crise et renouveau de l’idéologie dynastique
(fin du XIVe siècle)
La symphonie des deux pouvoirs au sein de l’Etat némanide,
l’adhésion de l’Eglise à la consécration du charisme royal, l’œuvre
des auteurs ecclésiastiques dans l’élaboration de l’idéologie dynastique assurant un prestige infaillible au pouvoir central, ont été
un facteur non négligeable de sa stabilité et de la continuité de
l’essor de la Serbie au cours du XIIIe et de la première moitié du
XIVe siècle. Alors que la modification progressive du rapport des
forces dans les Balkans177, due en grande partie à l’affaiblissement
de Byzance, propulsait le royaume némanide sur le devant de la
scène internationale dans cette partie de l’Europe, l’idéologie
dynastique traditionnelle se trouva dépassée par ces événements
au moment de l’entreprise de Duèan qui annonça publiquement
ses prétentions à l’hégémonie balkanique en se proclamant empereur des Serbes et des Grecs (1345). La crise idéologique apparaît clairement dans les derniers chapitres des Vies des saints rois
et archevêques serbes. Il est significatif que la biographie tronquée
de Duèan s’interrompe peu de temps avant la proclamation de
l’empire pour faire place à une condamnation sévère de son œuvre.
Confrontée au choix entre le schisme avec l’Eglise œcuménique
et la solidarité avec le pouvoir séculier, l’Eglise de Serbie fait
preuve de sa force et de son indépendance d’esprit dans une période de troubles et de confusion après la mort de Duèan suivie
du morcellement de son Empire.
177
I. Dujéev, La crise idéologique de 1203-1204 et ses répercussions sur la
civilisation byzantine, Cahiers de travaux et de conférences I — Christianisme
byzantin et archéologie chrétienne, Paris 1976, p. 4-68.
178
D. Bogdanoviç, Izmireqe srpske i vizantiske Crkve, in Le prince
Lazar, Belgrade 1975, p. 81-91.
179
Dj. Trifunoviç, Srpski sredqovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom
boju, Kruèevac 1968.
180
S. Hafner, Der Kult des heiligen Serbistenfürsten Lazar, Südostforschungen
XXXI, Munich 1972, p. 81-139.
181
Cf. B. Bojoviç, Die genese der Kosovo-Idee in den ersten postkosovoer
hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des
Serbischen Mittelalters, in Die schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre folgen,
Belgrade 1991, p. 215-230.
182
Les Généalogies et les Annales royales : Lj. Stojanoviç, Stari srpski
228
229
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
tout d’abord le cas en Bosnie183 où le logothète du premier roi de
Bosnie Tvrtko Ier, un moine venu de Serbie, élabore une idée de
la légitimité royale, pour le compte de ce lointain descendant
némanide ; et ceci au moyen d’une généalogie royale suivie de la
notion de la «double couronne» du «roi des Serbes et de Bosnie».
Les Généalogies et les Annales royales serviront désormais en
Serbie à légitimer le pouvoir de ses souverains ou à asseoir les
aspirations des dynastes prétendants.
un écrivain professionnel et laïc. Composée par Constantin de
Kostanec185 vers 1430, cette biographie princière, tout en s’efforçant de faire une synthèse, en renouant avec les traditions dynastiques antérieures (la tradition némanide et celle du culte du
prince Lazar), rompt encore plus nettement avec l’esprit et le
style de l’hagio-biographie némanide en se rapprochant considérablement du procédé des chroniqueurs byzantins.
Continuité de la tradition némanide et différenciation
des genres littéraires dans les textes narratifs dynastiques
(fin XIVe — milieu XVe siècle).
Aussi la littérature qui fut celle des hagio-biographies royales
de l’époque némanide trouva désormais des moyens d’expression
au sein des genres bien distincts de littérature profane ou ecclésiastique. La différenciation s’accentue avec les œuvres dynastiques
du XVe siècle. La Vita de Stefan Deéanski par Camblak184 prolonge la tradition hagiographique de l’époque némanide au sens
strictement littéraire, mais elle ne fait plus vraiment partie de
l’historiographie dynastique officielle. Cette deuxième hagiographie du roi Stefan Deéanski, écrite vers 1403 par l’higoumène de
Deéani Grégoire Camblak, acquiert un caractère d’hagiographie
classique tout en perdant en grande partie le caractère d’hagiobiographie dynastique.
D’autre part, la remar­quable biographie dynastique du despote Stefan Lazareviç ne peut plus être classée dans le genre hagiographique. C’est avant tout une œuvre de mémorialiste profane, la première grande biographie dynas­tique serbe écrite par
rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci 1927.
183
S. Çirkoviç, Sugubi venac (Prilog istoriji kraxevstva u Bosni),
Zbornik Filosofskog Fakulteta VIII-1 - Spomenica Mihaila Diniça,
Belgrade 1964, p. 343-370.
184
§itije Stefana Uroèa III od Grigorija Mniha (éd. J.£afarik), Glas­
nik Druètva Srpske Slovesnosti XI, Belgrade 1859, p. 35-94.
230
Daté de 1441/2 et signé par son auteur, le Recueil de Gorica
contient le texte inédit de la Vita de Saint Siméon Nemanja par
Nikon le Hiérosolimytain. Compilation habilement composée pour
l’essentiel d’après les œuvres de Stefan le Premier Couronné et
de Teodosije, cette Vita rédigée par un moine érudit et cosmopolite peut être considérée, selon Dimitrije Bogdanoviç, comme un
ouvrage authentique dans l’esprit de la littérature médiévale. Avec
un historicisme présent quasiment du début jusqu’à la fin de son
Recueil de Gorica, la Vita de Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolimytain s’inscrit dans une double continuité : celle qui consiste à vouloir perpétuer l’idée de la souveraineté de l’Etat serbe par
la référence immuable à Siméon Nemanja ; et celle qui correspond
à la formule post-némanide, qui est d’inclure les thèmes dynastiques dans des modes d’expression plus conformes aux genres
classiques de la littérature slavo-byzantine.
Désormais l’historiographie dynastique et l’hagiographie
royale évolueront donc au sein de genres litté­raires bien distincts.
Ce furent, d’une part, les Généalogies et Annales royales, genre
historiographique qui reprenait aux hagiographies royales la
forme biographique des portraits royaux (sous une forme donnée
en miniature), ainsi qu’une idée globale de l’histoire nationale
avec l’image de Siméon-Nemanja, figure fondamentale de l’idéologie dynastique. Et, d’autre part, les textes cultuels : hagiographies,
offices religieux (acolouthies) et autres, témoignage de la conti185
K. Kuev et G. Petkov, Sßbrani sßéineniæ na Konstantin Kosteneéki,
Izsledvane i tekst, Sofia 1986.
231
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
nuité du culte des rois et archevêques au cours des dernières décennies, qui précédèrent l’instauration d’un nouvel ordre séculier,
culte perpétué durant l’occupation ottomane.
Ces changements majeurs survenus au sein de la littérature
dynastique dans un laps de temps d’un peu plus de cinquante ans,
entre la disparition des Némanides et l’avènement des despotes
Brankoviç, ne sont pourtant pas de nature à mettre en cause la
référence immuable à l’image fondatrice du saint auteur du lignage royal Siméon Nemanja. Moins dans les textes du cycle
kossovien que dans les préambules des chartes du despote Stefan
Lazareviç, et surtout dans les œuvres de Camblak et de Constantin, la référence à Siméon Nemanja et à Saint Sava est d’autant
plus présente dès lors qu’il s’agit d’accréditer la légitimité du
pouvoir souverain.
***
Les sources narratives, que nous avons désignées dans une
acception large comme littérature dynastique186, pour nous réferer
tout particulièrement aux hagio-biographies royales, représentent
une expression littéraire contemporaine du fait de civilisation
médiévale serbe187. Cette littérature constitue aussi et surtout la
source essentielle pour la connaissance d’une idéologie qui fut la
philosophie politique de l’Etat serbe depuis Siméon-Nemanja
jusqu’à la fin du Moyen Age. Ainsi, à côté des sources diplomatiques
qui définissent le plus fidèlement la réalité politique du pou­voir
souverain, des portraits monumentaux des donateurs royaux peints
sur les murs des fondations pieuses188, et des textes juridiques, qui
avec leurs commentaires, exégèses et préambules développent une
théo­rie des deux pouvoirs, les hagio-biographies dynastiques
représentent une synthèse de reférence pour idéologie politique
de la Serbie médiévale. C’est à la fois une théorie du pouvoir
souverain d’un Etat national, sa réalité politique à travers une
restitution mémorialiste, présentée dans une perspective historique
et historiciste extrapolée de ces concepts théoriques, et une in­
terprétation sublimée du passé et du présent avec leur prolongement
eschatologique. C’est aussi une somme cohérente de données et
d’idées politiques qui, partant de l’hagiographie dynastique,
aboutira, après plus de deux siècles de continuité, à une historiograp­
hie officielle de l’Etat de Serbie, incarné par le souverain national
avec son charisme dynastique. Si l’on peut, du point de vue de l’hi­
stoire événementielle, reprocher à ces œuvres un manque de mét­
hode historique et une absence de chronologie précise, on ne peut
nier en revanche leur richesse en idées politiques et historiques.
Elaborée généralement par des ecclésiastiques ou des moines,
souvent plus ou moins proches de la cour royale, cette philosophie
politique189, tout en ayant un caractère essentiellement théorique,
eut une incidence importante sur la vie politique, la culture et
même la spiritualité en Serbie, en Bosnie et dans la Zéta. Sans
acquérir la forme de traités politiques et théoriques, ces textes ont
fortement marqué la consciences des élites et contribué au développement de concepts abstraits, éthiques et historiques. Rapportant la vie des souverains sous une forme plus ou moins hagiographique ou biographique, sur le fond des événements majeurs du
royaume, ces textes sont ciblés sur les portraits historiques plus
ou moins sublimés des souverains et des prélats placés à la tête
186
Traductions, allemande : S. Hafner, Studien zur altserbischen Dynastischen
Historiographie (Südosteuropäische Arbeiten 3), Munich 1964 ; S. Hafner,
Serbisches Mittelalter. Altserbische Herrscherbiographien, Bd. 2 : Danilo II.
und sein Schüler, Die Königsbiographien, Graz-Vienne-Cologne 1976 ; et serbe,
dans la collection : Stara srpska kqiùevnost u 24 kqige, Belgrade 1988 et
1989, 18 volumes parus.
187
Cf. H. Birnbaum, Byzantine tradition transformed : The old serbian Vita,
in H. Birnbaum et S. Vryonis, Aspects of the Balkans : Continuity and Change,
La Haye - Paris 1972, p. 243-284.
188
Cf. Gordana Babiç, La peinture médiévale serbe, in L’aventure Humaine,
Paris-Milan-New York-Stuttgart, hiver 1989, p. 41-42 ; A. Grabar, Les cycles
d’images byzantines tirés de l’histoire biblique et leur symbolisme princier,
Starinar 20, Belgrade 1969, p. 133-137 ; V. DjURIÇ, Istoriske kompozicije u srpskom slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele,
Mélanges G. Ostrogorsky II, Zbornik radova Vizantoloèkog instituta 8/2,
Belgrade 1964, p. 53-68
189
D. Bogdanoviç, Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije -Moguçnosti
jednog istraùivanja, Filosofske studije XVI, Belgrade 1988, p. 7-28.
232
233
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
de l’Etat et de l’Eglise. Partant de concepts relatifs au pouvoir
royal, à la souveraineté de l’Etat, à la symphonie des deux pouvoirs,
à la vocation de la patrie dans l’économie de l’histoire sacrée, à
l’incidence de la sainteté et de la Grâce divine dans le charisme
dynastique, à la nécessité impérieuse pour le roi d’assumer la vraie
foi avec son système de valeurs dans le maintien de l’ordre social ;
ces textes reflètent aussi bien les structures mentales que celles de
la société dont ils sont issus.
***
Dès lors qu’on essaie de situer l’idéologie politique de la
Serbie sur un plan international par rapport aux deux mondes de
la chrétienté médiévale, on peut observer une double similitude,
qui confirme la double appartenance idéologique de l’Etat serbe
situé à la jonction de ces deux mondes. Le principe de l’hérédité190
comme critère initial et décisif de la légitimité royale, l’idée
même d’un charisme dynastique, l’absence de l’armée et du peuple ainsi que la faible influence de l’Assemblée des hiérarchies
(Sybory) dans l’intronisation et dans la cérémonie du couronnement
royal, écartent la royauté serbe d’un concept de pouvoir souverain
du type byzantin. La constance dans la succession héréditaire,
jusqu’à l’extinction d’une lignée dynastique, l’exclusion quasiment
infaillible de toute tentative d’usurpation du trône par quelque
prétendant étranger au lignage royal, le caractère autocratique du
pouvoir du roi, ainsi que le rôle purement consultatif du Conseil
et de l’Assemblée, et surtout l’exaltation du charisme dynastique
avec la caution de l’Eglise, renvoient plutôt à un concept monarchique de type occidental.
Mais c’est précisément cette Eglise nationale, fortement
centralisée et remarquablement bien organisée, puissante et riche,
bien encadrée par des ecclésiastiques formés très souvent à l’école athonite, avec son rôle souvent déterminant dans bien des domaines de la vie publique et privée : éducation, culture, arts et
lettres, médecine, Droit matrimonial, diplomatie… et surtout
l’interdépendance ou même la synergie des deux pouvoirs191, qui
191
190
La transmission du pouvoir impérial dans l’ordre de primogéniture et de
masculinité fut un usage à Byzance aussi, sans pour autant être régie par une
quelconque loi organique. Cette tradition était cependant loin d’être toujours
respectée car le Droit divin, l’armée, le Sénat et le peuple étaient souvent des
facteurs décisif pour un changement sur le trône, et souvent sans tenir compte
de la tradition de succession héréditaire : R. Guilland, Le Droit divin à Byzance,
in Etudes byzantines, Paris (PUF) 1959, p. 210-216. Le principe dynastique
s’affirme cependant fortement à Byzance du temps des Comnènes, cf. G. Ostrogorsky, Napomene o vizantijskom drùavnom pravu, in G. Ostrogorski, Iz
vizantijske istorije istoriografije i prosopografije, Belgrade 1970,
p. 192-204, titre original : Bemerkungen zum byzantinischen Staatsrecht der
Komnenenzeit, Südost-Forschungen 8, Munich 1945, p. 261-270. Sur ce «droit du
sang» dont l’application fut particulièrement conséquente dans le royaume capé­
tien, voir l’excellent ouvrage de A.W.Lewis, Le sang royal, Paris (Gallimard) 1986.
Le rapport entre les deux pouvoirs, séculier et ecclésiastique, serait peut-être
défini au mieux, comme à Byzance, par le terme “interdépendance”. Ainsi, de
même qu’à Byzance et en Bulgarie, le souverain est le garant de l’application
des lois et des canons, il a le pouvoir de convoquer et de présider les Conciles
généraux de l’Eglise nationale, comme l’attestent, outre les sources écrites, les
peintures murales des églises et autres représentations iconographiques. L’Eglise, quant à elle, est non seulement responsable des questions doctrinales et juridiques du domaine spirituel, mais exerce son autorité aussi sur le Droit matrimonial. Dans le domaine politique, son autorité cautionne la légalité du pouvoir
souverain (cf. J.M.Hussey, Le monde de Byzance, Paris (Payot) 1958, p. 104107). Cette interdépendance des deux pouvoirs, bien qu’inégale au profit du
souverain, fait que la plénitude du pouvoir autocratique du roi n’est possible
qu’avec l’assentiment de l’Eglise. Même le pouvoir législatif est tributaire dans
une certaine mesure de l’autorité ecclésiastique : l’introduction du Droit canonique et romain s’opère par les soins du premier archevêque (1219) de l’Eglise
de Serbie et le Code constitutionnel de Duèan est promulgué dans des Conciles
généraux (1349 et 1354) réunissant les hiérarchies de l’Etat et de l’Eglise. A la
différence de Byzance, où l’interdépendance des deux pouvoirs allait croissant
(notamment dans le domaine juridique : J.M.Hussey, op. cit. p. 110), un processus inverse semble s’opérer en Serbie. La connivence des deux pouvoirs est à la
base de la continuité némanide : archevêques issus de la famille royale, le cas
de l’archevêque Joanikije (1272-1276) qui suit son roi Uroè Ier (1243-1276)
dans l’abdication, le rôle éminent de Danilo II dans les affaires d’Etat, l’élection
même de Danilo II que le puissant roi Milutin ne réussit pas à imposer comme
archevêque de son vivant, tout cela montre la force de l’Eglise et le début de la
différenciation des deux pouvoirs. Aussi, les promesses d’Union de Milutin, puis
de Duèan, qui ne furent autre chose que d’habilles manœuvres politiques, auraient
très bien pu être également un moyen commode pour les souverains serbes de
s’assurer, au moyen de cette menace, un regain de solidarité de la puissante
234
235
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
confère le caractère orthodoxe et byzantin au pouvoir souverain,
à l’idéologie politique, à la conscience collective et historique.
Cela explique pourquoi la byzantinisation de la Serbie, notamment
dans les domaines culturel et institutionnel, est inversement proportionnelle à la force et à l’influence politiques de l’empire
constantinopolitain sur son déclin. Ainsi, l’instauration de l’Archevêché autocéphale et l’organisation de l’Eglise s’opère alors
que l’empire des Rhomaioi se trouve refoulé en Asie Mineure,
l’incidence des institutions byzantines s’accroît au faîte de la
puissance du roi Milutin (1282-1321) et du tsar Duèan (1331-1355),
et le despotat de Serbie du XVe siècle devient le creuset et l’un
des derniers refuges de la culture et des élites byzantines et bulgares. Il est significatif à cet égard que Stefan le Premier Couronné (1196-1228) ait reçu une couronne envoyée par le pape,
alors que les despotes du XVe siècle reçurent leur investiture et
leur couronne de Constantinople. Le fait que l’entreprise impériale de Duèan ait rencontré une condamnation sévère de la part
des auteurs ecclésiastiques montre bien que l’interdépendance des
deux pouvoirs avait ses limites et que l’Eglise de Serbie attachait
plus de prix à sa légalité canonique par rapport au Patriarcat œcuménique qu’aux intérêts immédiats du souverain et de l’Etat.
nombre important d’éléments d’analyse relatifs au phénomène
politique dans cette partie de l’Europe. Seule une recherche à la
fois systématique et dans un esprit comparatiste permettrait, non
seulement d’éclairer la nature du pouvoir et de l’idéologie politique en Serbie médiévale et dans les Etats balkaniques voisins,
mais aussi de mettre en lumière les différences majeures entre
deux concepts civilisateurs, ceux de ces deux mondes à la fois si
profondément divergents et si inextricablement liés que sont au
Moyen Age les deux parties de la chrétienté.
Au seuil du troisième millénaire, nous assistons à une faillite
généralisée de systèmes philosophiques et idéologiques issus du
siècle des Lumières. Ce phénomène pourrait annoncer le crépuscule d’un ordre d’idées qui se définissait en grande partie par
l’opposition à la vision du monde héritée du Moyen Age chrétien.
Il est intéressant de constater que le vide idéologique actuel coïncide en peu partout en Europe avec un regain d’intérêt pour le
passé et le patrimoine médiéval. Le paradoxe du monde moderne
est que l’homme transformé en nomade planétaire subit le contrecoup du déracinement en cherchant instinctivement à retrouver
son identité dans ce patrimoine qui pour le plus grand nombre de
nations européennes ne remonte guère au delà du Moyen Age.
Ainsi le contrecoup du choc de la modernité débouche sur une
résurgence de l’humeur et des ardeurs nationales, avec toutes les
dérives et les enrichissements que cela implique. C’est le fait
d’affiner la connaissance et de reconnaître les valeurs du patrimoine culturel en y découvrant les origines des nations de ce
Continent qui peut aider, tant à y révéler des valeurs communes
au-delà de bien des frontières, qu’à exorciser l’exclusive du mythe
des origines.
* * *
Une étude de l’évolution de la théorie du pouvoir souverain,
de l’Etat et de l’idéologie qui s’y rapporte, pourrait fournir un
Eglise de Serbie. L’attitude autocratique de Duèan vis à vis de l’Eglise, la
condamnation de son œuvre par celle-ci, et les changements fréquents de patriarches à la fin du XIVe siècle, marquèrent l’accentuation de ce processus
différenciateur. Le renforcement du pouvoir central et l’accentuation de l’autocratie au temps du despotat ne font que le confirmer, de sorte que le despote
Djuradj Brankoviç put décider souverainement de la non-participation du patriarche de Serbie au Concile de Florence (cf. M. Spremiç, Srbi i Florentiska unija crkava 1439 godine, Zbornik radova Vizantoloèkog insti­
tuta 24/25, Belgrade 1986, p. 413-422 ; et surtout : M. SPREMIÇ, Despot
&ura$ Brankoviç i papaska kurija, Zbornik Filosofskog Fakulteta,
Série A, tome XVI, Belgrade 1989, p. 163-177), sans que l’on sache même
quelle fut l’attitude de l’Eglise concernée par cette décision.
236
237
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
Une monarchie hagiographique
La théologie du pouvoir dans la Serbie médiévale
(XIIe-XVe siècles)
Alors que l’Empire byzantin, refoulé en Asie Mineure, subissait la plus grande crise de son histoire, l’émergence d’une nouvelle identité politique devait marquer les deux derniers siècles
du Moyen Age dans le Sud-Est européen. La partie centrale et
occidentale des Balkans qui était gouvernée par les dynastes serbes faisait théoriquement partie des principautés qui avaient reconnu la suzeraineté byzantine. Ces princes et roitelets, de Raèka
et de Zéta (Dioclée), pour ne mentionner que les plus importants,
avaient pour habitude de fomenter des complots contre l’Empire
en s’appuyant sur les puissances occidentales toujours jalouses
des richesses, des splendeurs et du prestige inégalable de Byzance.
A la différence de la Bulgarie, qui avait tenté d’imposer sa
succession à l’Empire constantinopolitain auquel elle devait une
grande partie de ses institutions et une partie plus grande encore
de son bagage culturel, la Serbie de cette époque charnière (fin
XIIe-début XIIIe s.) avait un héritage plus composite, notamment
sur un plan culturel et juridique. Elle tirait ainsi partie de la plus
grande marge de manœuvre que lui assuraient d’une part son
éloignement relatif des plus grands centres administratifs et culturels, et d’autre part le fait que la ligne de partage entre les deux
parties de la chrétienté traversait l’espace qu’occupaient les principautés serbes.
La période de rupture qui s’ouvrit dans l’histoire byzantine
dès le début de l’occupation latine de Constantinople coïncida
avec une période décisive pour la Serbie du bas Moyen Age. La
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239
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
carence des témoignages, la pauvreté des sources locales, la faiblesse de l’héritage de la période antérieure, font contraste à une
relative profusion de témoignages et de documentation dont
l’émergence se situe dès la fin du XIIe siècle.
La crise irréversible de l’Empire byzantin dans la partie septentrionale et centrale des Balkans coïncide avec l’émergence de
structures capables d’assurer une relève politique stable et cohérente. Ce phénomène géopolitique se traduisit par la création du
Deuxième Empire bulgare, pour la partie orientale, et du royaume
némanide pour la partie occidentale de la région.
La stabilité et la cohérence politique et idéologique devaient
s’articuler autour d’une synergie étroite entre les hiérarchies séculières et ecclésiastiques192, les deux piliers fondamentaux de
toute société médiévale. Dans les domaines structurel et conceptuel, la hiérarchie de l’Eglise avait fourni un apport intellectuellement déterminant. Ce fait est particulièrement valable pour la
Serbie où la formation d’une idéologie de la royauté et de l’Eglise est axée autour du cercle restreint du souverain et de ses deux
fils, dont l’un est le roi premier couronné, Stefan, et l’autre, Sava,
le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie.
En ce qui concerne l’appareil conceptuel et structurel de l’Etat
et de l’Eglise, les deux figures fondatrices se chargent de sa gestation, avec une initiative soutenue du côté ecclésiastique. Cette
prépondérance marquée de l’initiative ecclésiastique doit être
située sur le plan de la dynamique de la hiérarchie d’obédience
orthodoxe, phénomène d’autant plus remarquable que l’autorité
de l’Eglise de Constantinople se trouvait alors refoulée à Nicée
pour un bon demi-siècle. L’explication de ce paradoxe réside en
bonne partie dans les retombées culturelles et linguistiques de l’
œuvre cyrillométhodienne que les dirigeants séculiers et spirituels
ainsi que leurs ouailles slaves n’avaient pas fini de récolter.
Le patrimoine textuel et artistique de la fin du XIIe et du
début du XIIIe siècles apporte un témoignage explicite sur le
tournant culturel et confessionnel que connaît la Serbie de cette
époque. Les premiers textes vraiment originaux et de facture
autochtone apparaissent à cette époque-là. Les premières inscriptions slaves sur les peintures murales des églises, ainsi que l’éclosion d’un style architectural pour les églises monastiques, fondations pieuses des souverains de Serbie, témoignent de l’étendue
du chantier politique et artistique de l’époque.
Dans un milieu où la transmission écrite s’appliquait essentiellement à la réception des écrits byzantins, ainsi qu’à la reproduction des textes slavo-byzantins, l’apparition de textes originaux
représente une nouveauté qui tranche avec le vide quasi-total que
l’on enregistre en ce domaine dans la période antérieure.
Dans leur forme d’expression ces textes s’inscrivent dans la
tradition slavo-byzantine. Ils peuvent être classés en trois catégories : 1 textes normatifs, 2 textes liturgiques, 3 textes narratifs193.
La fonction première des ces écrits est d’agencer la vie de l’Eglise locale, institution qui devait servir de ciment et d’aiguillon à
une société médiévale.
La création de grandes institutions monastiques194, en premiers
lieux celles de Studenica en Serbie et de Chilandar au Mont Athos195,
συµφωνια (syglasi&e, lat. consonantia), “la célèbre “ symphonie byzantine ”
dont parle la VIe Novelle de Justinien”, T. £pidlik, La spiritualité de l’Orient
chrétien, Rome 1978, p. 161sq. ; cf. Corpus Iuris Civilis vol. III, Novellae (éd.
R. Schoell, G. Kroll) Berlin MCMXII, p. 36sq ; M. M. Petroviç, “Saglasje ili
“simfonija” izme$u crkve i dràave u Srbiji za vreme kneza Lazara”, in
Id., O Zakonopravilu ili Nomokanonu Svetoga Save, Belgrade 1990, p. 73-98 ;
Photius reformula cette notion dans l’Epanagogè, cf. Taranovski, Istorija
srpskog prava I, p. 235-236 ; D. Nicol, “La pensée politique byzantine”, in
Histoire de la pensée politique médiévale, Paris 1993, p. 64, 65 n. 3.
Radmila Marinkoviç, Svetorodna gospoda srpska. Istraàivaqa srpske
kqiàevnosti sredqeg veka (La seigneurie serbe de sainte extraction. Recherches
sur la littérature serbe médiévale), Belgrade 1998.
194
L. Mavromatis, “Le monastère reflet du royaume”, in Huit siècles du mo­
nastère de Chilandar, Belgrade 2000, p. 5-8.
195
Lj. Maksimović, «Hilandar i srpska vladarska ideologija» (Chilandar
et l’idéologie des souverains serbes), in Huit siècles du monastère de Chilandar,
Belgrade 2000, p. 9-16 (rés. angl.).
240
241
192
193
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
avec l’élaboration de leurs Constitutions (sous forme de Typika196,
adaptés des grands modèles byzantins) devait préfigurer l’accession
de l’Eglise locale à l’autonomie que lui avait accordée le Patriarcat œcuménique alors réfugié à Nicée. L’Eglise de Serbie est à
son tour dotée d’une Législation adéquate sous forme d’une adaptation serbe du Nomokanon byzantin197. Ce qui est remarquable
198
dans la Krmčija (Zakonopravilo) de Sava Ier , c’est qu’elle
s’écarte sensiblement, dans l’esprit et dans la lettre, du Droit canon
byzantin contemporain et cela dans le sens du Droit divin, plus
marqué que dans les versions connues du Nomokanon. Cela pourrait indiquer que la réalisation de la Krmčija aurait été faite à
partir d’une rédaction du Nomokanon antérieure, inconnue à ce
jour dans sa version originale. En tant que code juridique fonda-
mental de la Serbie du XIIIe siècle, la Krmčija, dans son esprit du
“Droit divin”, est un témoignage majeur de l’ampleur de la christianisation de la Serbie à partir du début du XIIIe siècle199.
A la suite des fondations pieuses monastiques, la vie spirituelle de l’Eglise est ponctuée de pratiques cultuelles à la mémo­ire
de leur fondateur. Les textes liturgiques sont adaptés et élaborés
à cet effet200. Rien de particulièrement original en ce sens par ra­
pport aux pratiques liturgiques byzantines. Même chose pour les
premiers textes narratifs destinés à étayer l’exemplarité de la vie
du saint fondateur, d’autant que ces textes sont intégrés initialement
aux Constitutions monastiques de ses fondations pieuses.
Là où la pratique commence à s’écarter des modèles byzantins,
c’est que le saint fondateur des institutions monastiques se trouve
aussi à l’origine de la dynastie régnante, «restaurateur de la patrie»,
prince séculier durant près de 40 ans avant de devenir humble
moine athonite. La dimension politique du culte du saint fondateur
apparaît bien plus explicitement dans la deuxième biographie de
Sveti Sava, Le typikon de Karyès de Saint Sava, Editions phototypiques 8,
Belgrade, 1985 (avec édition du texte, introduction de D. Bogdanoviç, et trad.
française).
197
Le plus important monument emprunté au droit byzantin fut le Nomokanon,
traduit par les soins de Sava vers 1219, cf. V. Çoroviç, “Svetosavski Nomokanon
i njegovi novi prepisi” (Le Nomokanon de St. Sava et ses copies nouvellement
découvertes), Bratstvo, 26 (1932), p. 21-43. V. Moèin, «Krméija iloviéka. Raèka
redakcija 1262. god.», in Ćirilski rukopisi Jugoslavenske Akademije, I dio, opis
rukopisa, Zagreb 1955 ; Zakonopravilo ili Nomokanon Svetoga Save, Ilo­
vaéki prepis, 1262. godina (éd. phototypique), Gornji Milanovac 1991.
196
Zakonopravilo ili Nomokanon Svetoga Save, Ilovaéki prepis, 1262.
godina (éd. phototypique), Gornji Milanovac 1991.Commentaires :
D. Bogdanoviç, Krméija Svetoga Save, in Sava Nemaqiç - Sveti Sava,
Belgrade 1979, p. 91-99.N.Milaè, Fotijev Nomokanon u Srpskoj Crkvi, Arhiv
za pravne i društvene nauke I, Belgrade 1906.V.Moèin, “Krméija iloviéka.
Raèka redakcija 1262. god.”, Ćirilski rukopisi Jugoslavenske Akademije, I dio,
opis rukopisa, Zagreb 1955.M.M.Petroviç, O Zakonopravilu ili Nomokanonu
Svetoga Save, Belgrade 1990, 170 p.S.Troicki, “Crkveno politiéka ideologija Svetosavske krméije i Vlastareve sintagme”, Glas Srpske Akade­
mije Nauka i Umetnosti 212, Belgrade 1953, p. 155-206.S.Troicki, “Kako
treba izdati Svetosavsku Krmyiju (Nomokanon sa tumaéeqima)”, Spo­
menik Srpske Akademije Nauka S´ ´, Belgrade 1952, p. 1-114.S.Troicki, “Ko je
preveo Krméiju sa tumayeqima”, 96 Glas CXCIII, Belgrade 1949, p. 119-142.
I.§uùek, Kormčaja kniga. Studies on the Chief Code of Russian Canon Law,
Orientalia Christiana Analecta 163. Pontificio Instituto Orientale, Roma 1964.
199
“L’orientation du droit serbe de la Krmčija est exemplaire pour la politique
ecclésiastique des Nemanjiç. Se différenciant des normes de réglementation des
rapports Eglise-Etat qui étaient en vigueur à Byzance, il renoue avec des concepts
archaïques en insistant sur la souveraineté de la Loi divine”, cf. D. Bogdanoviç,
in Sveti Sava, Sabrani spisi (Textes réunis), Belgrade 1986, p. 19 ; sur l’idéologie dans la Krmčija, voir : S. Troicki, “Crkveno politiéka ideologija
Svetosavske krméije i Vlastareve sintagme” (L’idéologie ecclésiastique et
politique du Korméija de St. Sava et du Syntagma de Blastares), Glas SANU 212
(1953), p. 155-206.
200
La date de composition de ce texte liturgique reste inconnue. Selon Domentijan, le premier hagiographe de Sava, cet office fut rédigé à l’occasion du
premier anniversaire du trépas de Siméon, en 1201. Cette affirmation est confirmée par Teodosije, l’auteur de la deuxième Vie de Saint Sava. Si tel était le cas,
il s’agirait là très vraisemblablement d’une version réduite des canons et des
stichères, accompagnée peut-être seulement de quelques éléments des vêpres.
La version intégrale aurait pu être composée à l’occasion de la translation à
Studenica en 1207. L’allusion à Studenica dans l’office semble conforter cette
hypothèse. La copie la plus ancienne de l’acolouthie de Saint Siméon par Sava
est datée du milieu du XIIIe siècle. Une nouvelle édition intégrale, avec traduction serbe, a été faite récemment par Tomislav Jovanoviç.
242
243
198
Edition :
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
ce dernier, écrite une dizaine d’années après la première vita par
le fils qui avait hérité le trône de Serbie.
l’Eglise locale et du royaume. Les textes liturgiques ont une importance toute particulière au sein du système de médiation de la
sacralisation des hiérarchies. Les offices religieux représentent,
en effet, le critère crucial pour une canonisation en bonne et due
forme selon les normes de l’Eglise orthodoxe. Alors que les rois
et archevêques peuvent avoir des biographies ou être représentés
avec des nimbes, tout en étant qualifiés de saints ou de bienheureux,
seuls les personnages gratifiés de textes liturgiques à proprement
parler, sont réellement vénérés comme saints ou bienheureux.
La présence dans l’espace et dans la durée liturgique est donc
le seul critère de valeur eschatologique. C’est aussi, et surtout dans
une perspective de longue durée, le média le plus porteur d’un
point de vue quantitatif. Il est bien évident que le plus grand nombre de fidèles et d’auditeurs est plus susceptible d’entendre les
hymnes liturgiques que de lire, d’entendre la lecture des vies des
saints, ou même de contempler les peintures murales ou les icônes,
dont seules les églises les plus représentatives étaient décorées.
L’usage d’une langue liturgique compréhensible par une large
majorité du public, sinon de son ensemble, prend ici tout son sens
et toute son importance.
Stefan Nemanja — le moine Siméon — et son fils Sava, qui
furent le premier à l’origine de la dynastie némanide, le second le
premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie, sont aussi
en tête de file des saints de l’Eglise locale201. Ils représentent les
maillons initiaux d’une sorte d’institution simultanément liturgique,
cultuelle et politique qui constitue l’originalité de la Serbie du bas
Moyen Age. Il s’agit d’une propension marquée, plutôt que d’une
règle générale, au culte des saints rois et archevêques. Cette pratique devait s’étendre à la suite des deux saints fondateurs à plusieurs autres rois, ainsi qu’à un plus grand nombre encore d’archevêques. La médiation littéraire et artistique de ces cultes était
assurée par les textes liturgiques et hagiographiques particulièrement soignées, ainsi que par une iconographie de plus en plus
élaborée202.
La série des hagio-biographies des souverains et des archevêques, ainsi que les compositions de donateurs dynastiques et
ecclésiastiques dans les fondations pieuses, révèlent une idéologie
des deux pouvoirs alliés dans un dessein consensuel : la sanctification des deux corps sociaux dans une perspective eschatologique.
Cette sanctification est aussi un paramètre d’orientation éthique
et mystique de l’ensemble de la communauté des fidèles-sujets de
201
Dorota Gil, “Izme$u sakralizacije i poilitizacije istorije i tradicije - sveti vladar Stefan Nemaqa» (Entre la sacralisation et la politisation de l’histoire et de la tradition — le saint souverain Stefan Nemanja), in
Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade
2000, p. 89-93 (résumé français, p. 94).
202
Zaga Gavrilović, «Premudrost i éovekoxubxe vladara u liénosti Ste­
fana Nemaqe. Primeri u srpskoj umetnosti sredqeg vekka» (La sagesse
et l’humanité du souverain dans la personne de Stefan Nemanja. Le exemples
dans l’art serbe du Moyen Age), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myro­
blite. Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 281-292 (résumé angl., p. 292).
244
La théologie politique de la royauté serbe du Moyen Age
implique un aspect hiératique propre aux institutions politiques et
religieuses de l’époque, mais aussi une évolution significative,
reflet des mutations que devait traverser la société serbe à l’approche d’une époque nouvelle. Les représentations écrites et
peintes de l’idéologie monarchique et ecclésiastique constituent
autant de reflets des polarisations au sein d’une société de plus en
plus contrastée, aux contradictions et nuances croissantes.
Les textes narratifs dont les plus importants sont de loin les
hagio-biographies, représentent un type de source de tout premier
ordre pour l’étude de cette mutation lente mais irréversible.
Le XIIIe siècle est tout entier marqué par les hagio-biographies
des deux saints fondateurs, Stefan Nemanja devenu Saint Siméon
245
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
le Myroblyte, le fondateur de la dynastie némanide203, ainsi que
par son fils cadet Sava, premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie.
gements de forme et non de fond de la pensée politique quant à la
légitimation du pouvoir souverain en Serbie206.
Les vertus traditionnelles de prince chrétien, défenseur de la
foi et de la tradition, de l’Eglise et de la patrie, sur une toile de
fond de références vétérotestamentairs, ornent la figure de législateur et d’évangélisateur, de militaire et de moine, de père protecteur de la patrie et de fils fidèle de l’Eglise, qui consacre sa vie
au profit de la patrie et soumet sa volonté aux desseins divins ;
l’idéal du souverain l’accompagne jusqu’après sa mort où il devient
l’intercesseur auprès du Christ pour l’ensemble de son peuple207,
désigné parfois comme le «Nouvel Israël»208.
On assiste ainsi à une extension progressive, même si généralement symbolique, de la sanctification, qui commence par le
souverain et l’archevêque, s’étend à la dynastie et à la hiérarchie,
puis au troupeau, désigné par une citation liturgique comme «Peuple élu» ou « peuple saint » dans le « sacerdoce royal du Christ »209.
La systématisation de la succession des hagio-biographies
dynastiques, avec le développement de la notion de la «Sainte lig­
née» némanide, caractérisent la première moitié du XIVe siècle.
Après une longue période de confusion et de crise de conscience liée à la rupture avec le Patriarcat œcuménique au milieu du
siècle et à la fin de la dynastie némanide en 1371, un renouveau
de légitimation du pouvoir central est en pleine gestation à la fin
du XIVe siècle avec le culte martyrologe du prince Lazare mort à
la bataille de Kosovo en 1389204.
Les références aux saints fondateurs et autres figures glorifiées
de la lignée némanide, allaient désormais se relayer avec le martyre de Kosovo, ainsi qu’avec les saints despotes Brankoviç205,
durant tout le XVe siècle, ainsi que lors des siècles obscurs de la
domination ottomane.
Si une différentiation des genres, entre littérature hagio-biographique, d’une part, et historiographie dynastique, d’autre part,
s’instaure à partir de la fin du XIVe siècle, elle marque des chanSur Stefan Nemanja et le saint roi Stefan de Hongrie, voir P. Rokai, “Sveti vladar, osnivaé dinastije i dràave Stefan Nemaqa i Sveti Stefan»
(Le saint souverain, fondateur de la dynastie et de l’Etat Stefan Nemanja et le
saint Stefan), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire et tra­
dition, Belgrade 2000, p. 95-98 (résumé angl., p. 99).
204
B. Bojoviç, “Die Genese der Kosovo-idee in den ersten postkosovoer hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideengeschichte des Serbischen Mittelalters”, Die Schlacht auf dem Amselfeld 1389 und ihre Folgen,
Belgrade - Düsseldorf 1991, p. 215-230 ; Id., “L’inscription du despote Stefan
sur la stèle de Kosovo 1403-4”, Messager orthodoxe 106 - Numéro spécial,
Paris, IIIe trimestre 1987, p. 99-102.
205
Continuateurs de la tradition némanide, les Brankoviç ont été durant plus
d’un siècle et demi les généreux donateurs de plusieurs monastères athonites,
en premier lieu ceux de Chilandar et de Saint Paul, cf. M. SpremiÇ, «Brankoviçi i Sveta Gora» (Les Brankoviç et le Mont Athos), in Druga kazivaqa o
Svetoj Gori, Belgrade 1997, p. 81-100.
B. Bojović, “ Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie
au Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval
serbe”, Südost-Forschungen 51, Munich 1992, p. 29-49.
207
Smilja Marjanoviç-Duèaniç, Vladarska ideologija Nemaqiça (L’idéologie monarchique des Nemanjiç), Belgrade 1998, p. 187-287.
208
Teodosije Hilandarac (éd. Dj. Daniéiç), %ivot Svetoga Save (La vie de
Saint Sava), Belgrade 1860 (réimpression, Belgrade 1973), p. 74, 88.
209
Grégoire Camblak, §itie na Stefan Deéanski ot Grigorii Camblak
(Vie de Stefan Deéanski de Grégoire Camblak), éd. A. Davidov, G. Danéev,
N. Donéeva-Panaiotova, P. Kovaéeva, T. Genéeva, Sofia 1983, p. 124. La formule “sacerdoce royal et peuple saint” est employée dès la fin du XIIIe siècle
dans l’Eloge de Saint Siméon et de Saint Sava, voir Teodosije, Sluùbe, kanoni
i Pohvala (Offices, canons et éloge), Belgrade 1988, p. 251.
D’après Jean Chrysostome : “Le gouvernement et le sacerdoce ont chacun
leurs limites, bien que le sacerdoce soit le plus grand des deux” ; Léon Diacre
explique la notion de l’équilibre du sacerdoce et de la royauté, “l’un confié par
le Créateur pour le soin des âmes, l’autre pour le gouvernement des corps”, par
cette formule qu’il attribue à Jean Tzimiskès (969-976) ; de même encore le
patriarche Athanase Ier, au XIVe siècle énonce que “le sacerdoce n’a pas été
donné au peuple chrétien pour le bien de l’empire, mais l’empire pour le bien
du sacerdoce”, cf. Nicol, “La pensée politique…”, p. 66 n. 1, 67, ainsi s’exprime
la continuité d’une conception d’équilibre ou de préséance de l’Eglise.
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203
206
BOŠKO I. BOJOVIĆ
’L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au Moyen-Age
Les recherches iconographiques sur l’idéologie dynastique
corroborent les résultats obtenus par l’étude des textes narratifs,
des documents et des textes juridiques. Les portraits dynastiques
dans les fondations royales210, destinées souvent à servir de lieu
de sépulture des souverains, confirment les idées exprimées dans
les textes tout en coïncidant souvent dans le temps avec leur création. Ceci est particulièrement vrai pour le cycle de “Joseph le
Magnifique” dans l’église de Sopoçani (milieu du XIIIe siècle),
qui illustrent les parallélismes bibliques avec leur symbolique
princière exprimée dans l’œuvre de Domentijan à la même époque.
L’expression picturale de la “Lignée de sainte extraction”, dans
les grandes fondations royales et archiépiscopales du début du
XIVe siècle, exécutée sur le modèle iconographique biblique de
la “Lignée de Jessé”, coïncide avec l’œuvre littéraire majeure de
l’archevêque Danilo II, Vie des rois et archevêques serbes211.
Le caractère christocentrique de ces conceptions est donc
transposé par la peinture murale des fondations royales et autres
institutions monastiques et ecclésiastiques à partir du début du
XIIIe siècle. Le caractère aulique de la royauté est exprimé par la
sublimation artistique des compositions dynastiques souvent re-
présentées selon le schéma de l’iconographie biblique et ecclésiastique classique. Ainsi les obsèques de la reine Anne à Sopo­çani
sont assimilées à la Dormition de la Théotokos, les grands Conciles d’Etat aux Conciles œcuméniques, la translation des re­liques
de Siméon-Nemanja à celle de Jacob, les portraits des rois Stefan
Deéanski et Stefan Duèan aux pieds du Christ à Deéani à la tra­
ditio legis, les illustrations des Hymnes de la Nativité et autres
textes liturgiques font figurer les souverains selon le modèle des
fêtes de Noël et de la Pâque à la cour de Constantinople212.
La plus importante particularité de la Serbie réside néanmoins
dans l’équilibre particulièrement recherché entre les deux autorités — la dyarchie des pouvoirs séculier et spirituel. Même si
cette symphonie des deux corps sociaux était surtout entretenue
au XIIIe siècle, avec une tendance à s’estomper progressivement
au profit du domaine séculier, elle demeure la marque distinctive
de la philosophie politique serbe213.
C’est de cette interdépendance que procède la profusion relative de textes narratifs ou rhétoriques, liturgiques et laudatifs,
des œuvres d’art architectural et iconographique, qui constituent
le riche et explicite patrimoine de la monarchie légitimée par la
sainteté. Le fait d’attribuer une finalité eschatologique à la royauté némanide promeut le pouvoir de fait en pouvoir de droit. Si le
prince détient le pouvoir séculier, le saint et l’Eglise détiennent
l’autorité morale et spirituelle, la concertation des deux autorités
étant la condition d’un consensus politique et social, éthique et
doctrinal.
210
Ch. Walter, “The iconographical sources for the Coronation of Milutin and
Simonida at Graéanica», in Vizantijska umetnost poéetkom XIV veka (L’art
byzantin au début du XIVe siècle), Belgrade 1978 ; V. DjuriÇ, «Ikonografska
pohvala Svetom Simeonu Nemaqi u Studenici» (Eloge iconographique de
Saint Siméon Nemanja à Studenica), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le
Myroblite. Histoire et tradition, Belgrade 2000, p. 267-277 (résumé français, p.
277-280) ; B. Todiç, «Predstave sv. Simeona Nemaqa, nastavnika prave ve­re
i dobre vlade, u sredqevekovnom slikarstvu» (Représentations de Saint
Siméon Nemanja, enseignant de la vraie foi et du bon gouvernement dans la
peinture médiévale), in Stefan Nemanja — Saint Siméon le Myroblite. Histoire
et tradition, Belgrade 2000, p. 295-304 (résumé français, p. 305).
211
On pourrait dire aussi pour les auteurs des textes narratifs ou poétiques
relatifs aux cultes dynastiques, qu’ils “ont fait preuve d’initiative et de compréhension : ils ont suivi une méthode byzantine, mais l’ont adaptée au cas particulier que leur offrait leur histoire nationale” A. Grabar, “Les cycles d’images
byzantines tirés de l’histoire biblique et leur symbolisme princier”, Starinar 20
(1969), p. 137.
212
V. Djuriç, “Slika i istorija u sredqovekovnoj Srbiji” (Image et Hi­
stoire dans la Serbie du Moyen Age), Glas SANU CCCXXXVIII (1983), p. 117133, résumé français, p. 133-144 ; Id., “Istoriske kompozicije u srpskom
slikarstvu sredqeg veka i qihove kqiùevne paralele” [I-III] (Les scènes
historiques dans la peinture médiévale serbe et leurs parallèles historiques),
Zbornik RVI 8 (1964), p. 69-90 ; 10 (1965), p. 121-148 ; et 11 (1968), p. 99-119
(résumé français, p. 119-127).
213
B. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagio-biographies dynastiques
du Moyen-Age serbe, Orientalia Christiana Analecta N° 248, Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, Roma 1995 (727 + LII pp.).
248
249
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Issue d’une nécessité de légitimation de pouvoir à une époque
charnière pour le devenir de la civilisation byzantine214, la royauté de Serbie médiévale s’est taillé un espace plus ou moins spécifique aussi bien dans le domaine séculier que spirituel, politique
que culturel. Le cas serbe présente naturellement plus d’intérêt dans
la forme que dans le fond. Le fait de pouvoir suivre, depuis sa
gestation jusqu’à sa maturité à l’aube de l’époque moderne, l’évolution d’une culture politique est d’un intérêt considérable215.
C’est aussi l’intérêt de pouvoir étudier une philosophie monarchique et essentiellement ecclésiastique par une référence
systématique aux textes, aux créations de l’art, en tant que faits
authentiques dans la continuité des phénomènes culturels.
214
P. Guran, “La légitimation du pouvoir princier dans les hagiographies
slavo-byzantines (XIe-XIVe siècles)”, Archæus. Etudes d’histoire des religions,
IV, Bucarest 2000, p. 247-324.
215
“This is to fail to differentiate between the hagiographer’s aim of edification
and the historiographer’s of information. It not merely ignores the literary
merit of the collection, which must be judged against its mediaeval background,
but is also incorrect from the historian’s point of view since without the collection less would be known of the archbishops. The Vitae regum et archiepisco­
porum Serbiae form a virtually unique collection combining elements of hagiography, biography and historiography which deserves both study and admiration” :
F. J. Thomson, “Archbishop Daniel II of Serbia Hierarch, Hagiographer, Saint.
With Some Comments on the Vitae regum et archiepiscoporum Serbiae and the
Cults of Medieval Serbian Saints”, Annalecta Bolandiane 111 (1993), p. 128.
250
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Bo{ko I. Bojovi}
Bo{ko I. Bojovi}
Hagiographie et littérature
ХАГИОГРАФИЈА И КЊИЖЕВНОСТ
253
BOŠKO I. BOJOVIĆ
T ransmission du patrimoine byzantin . . .
Transmission du patrimoine byzantin
et
formation des médiateurs d’identités autochtones
Délimitée au Nord par les cours de la Save et du Danube, à
l’Est par la mer Noire, au Sud par la mer Egée et à l’Ouest par les
mers Adriatique et Ionienne, la grande péninsule du Sud-est européen ne porte le nom de Balkans que depuis une époque assez
récente.
Désignée avant le XIXe siècle par des noms issus des conceptions néo-classiques, la péninsule avait pour adjectif les noms :
Hellénique, Grecque, Byzantine, parfois aussi Péninsule Romaine
ou encore Illyrienne. En même temps que ces noms tirés de l’Antiquité, certains cartographes et géographes occidentaux se servaient
de celui d’Empire Ottoman d’Europe, ou de Turquie d’Europe,
nom qui prévalut jusqu’au Congrès de Berlin en 1878. C’est au
commencement du XIXe siècle que, sous l’influence des idées
géographiques de Humboldt et de Ritter, se manifesta la tendance
à remplacer, dans l’étude des contrées de la Terre, les divisions
politiques ou historiques par les divisions basées sur les faits
naturels. S’inspirant de la conception erronée d’une chaîne de
montagnes centrale, le géographe A. Zeune donna, en 1808, à la
Péninsule Sud-Est européenne le nom de “Péninsule des Balkans”.
Ce nom est à la fois un héritage de l’époque ottomane et de la
géographie antique. Le mot turc de Balkan (= montagne) désigne
la chaîne montagneuse (l’antique Orbelus ou Hæmus, aujourd’hui
Rhodope, en Bulgarie) qui coupe en deux selon une direction EstOuest la partie orientale de la péninsule. Selon la conception de
la géographie antique (Strabon, Ptolémée), une chaîne montagneuse traverserait sans discontinuité la péninsule d’Est en Ouest.
254
255
BOŠKO I. BOJOVIĆ
T ransmission du patrimoine byzantin . . .
Cette conception est rejetée par la géographie moderne car elle ne
tenait pas compte de la grande dépression que forment les vallées
de la Morava et du Vardar (Axios), coupant la péninsule en deux
dans le sens Nord-Sud. Appelée à l’époque de la Renaissance
Catena mundi ou Catena del Mondo, cette “Chaîne centrale”
(Centralkette), bien que géographiquement arbitraire, séparait
néanmoins les pays balkaniques méridionaux, Grèce, Macédoine,
Thrace, des pays septentrionaux, contrées inhospitalières, au climat
continental rude, aux neiges abondantes et aux gelées excessives,
habitées selon les Hellènes par les Barbares. La notion de frontière culturelle et géographique est donc symboliquement inscrite
dans le nom même de la Péninsule Balkanique.
Cette notion d’altérité et de clivages entre le Nord barbare et le Sud civilisé, entre l’Orient orthodoxe et l’Occident latin,
entre les mondes grec et slave, musulman et chrétien, plus récemment entre le monde communiste et le monde libre, fait partie de
l’identité de la péninsule. Une unité culturelle faite de nombreux
dénominateurs communs n’en transcende pas moins ces clivages.
Reconnaissable notamment dans la vie quotidienne et dans la
culture populaire, cette unité fait que les Balkans ne sont assimilables au Levant ou à l’Asie Mineure, ni à l’Europe Centrale ou
Orientale, mais qu’ils sont surtout marqués par les particularités
géographiques et historiques qui leur sont propres. La spécificité
balkanique réside non seulement dans cette ambivalence entre
l’Orient et l’Occident, mais également dans une alternance de
modèles de société qui se sont relayés dans la longue durée des épo­
ques de son histoire. C’est une alternance entre des autarcies locales, en partie conditionnées par la nature du terrain, et de longues
périodes où la péninsule faisait partie de vastes empires polyethniques, qui a façonné ce paradoxe entre divergences et unité.
La péninsule balkanique a été durant une très longue partie
de son histoire ancienne (Antiquité, Moyen Âge, et même dès la
période préhistorique) l’une des matrices majeures des civilisations
du bassin méditerranéen et dans une continuité remarquablement
persistante, l’une des principales zones de transmission des cultu-
res méditerranéennes vers le Continent européen. Cette alternance entre inventivité autochtone et synthèse avec les valeurs
d’apport extérieur (issues principalement de la Méditerranée
orientale) est l’une des caractéristiques du génie grec, classique
et médiéval, avec un apport non négligeable de l’arrière-pays du
sous-continent balkanique. Ceci en tenant compte de la cohésion
entre la partie maritime et continentale des Balkans qui a souvent
été négligée et qui reste encore assez peu connue. Après avoir été
le point de départ de la grande synthèse hellénistique macédonienne, le reste de l’espace continental devint celui de la rencontre entre les deux grandes civilisations de l’Antiquité, grecque et
romaine. La période classique des grands empires prit fin avec les
débuts du Moyen Âge et la gestation des royautés issues des grands
déplacements de populations inaugurées par les invasions des
peuples eurasiatiques venus des plaines nord-orientales.
Les peuples slaves du Sud-est européen furent intégrés à la
sphère culturelle de ce qui fut la grande synthèse byzantine. Le
rayonnement éblouissant du millénaire byzantin était un facteur
civilisateur de cohésion culturelle qui transcendait profondément
les différences ethniques et linguistiques de ce carrefour des mondes que sont les Balkans. C’est néanmoins le Moyen Âge qui vit
l’éclosion et l’expansion de pays slaves issus du Commonwealth
byzantin. La crise de l’universalisme romano-byzantin fut corollaire de l’affirmation des Églises et des États nationaux qui sont
à l’origine des pays et États modernes. Comprimé entre les deux
Universalismes concurrents et en pleine expansion, entre l’islam
ottoman et l’Occident catholique, l’Empire byzantin et les royaumes balkano-slaves furent engloutis au XIVe-XVe siècle par le
raz-de-marée ottoman.
Après que le flux asiatique fut épuisé dans les plaines pannoniennes et aux confins des Alpes devant Vienne, la frontière entre
les Empires est-germanique et turc se stabilisa pour un temps sur
les rivières Save et Danube : frontière naturelle des Balkans qui
fut jadis la frontière de l’Empire romain, puis byzantin. Intégrés
dans le système administratif ottoman les pays balkaniques per-
256
257
BOŠKO I. BOJOVIĆ
T ransmission du patrimoine byzantin . . .
dirent leurs structures médiévales et leurs institutions politiques
et culturelles. Dans le nivellement uniformisateur d’un Empire
militariste, théocratique et féodal, ils furent inclus grâce au critère centralisateur des communautés confessionnelles. Seule
institution dûment reconnue par la Porte comme représentant légitime du “ milet ” chrétien, le Patriarcat de Constantinople devint
l’agent intégrateur des peuples chrétiens, sujets de deuxième zone
du sultan.
Telle était à peu près la situation des Balkans lorsque les
grands bouleversements géopolitiques issus du Siècle des Lumières inaugurèrent au début du XIXe siècle la restructuration idéologique et géopolitique qui fut à l’origine de l’Europe moderne.
L’approfondissement des connaissances sur la relation entre
ces deux composantes majeures du monde balkanique est un
facteur essentiel pour comprendre les rapports complexes au sein
des civilisations balkaniques et pour saisir la part de leurs particularités respectives ainsi que de leur homogénéité culturelle.
Espace de transfert et de médiation entre les grands ensembles
politiques et culturels qui se sont succédés sur ses flancs méridionaux et septentrionaux, puis orientaux et occidentaux, la péninsule balkanique a été depuis la plus haute antiquité une zone de
transition, de rencontre et de confrontation entre des courants
d’expansion aussi antagonistes que complémentaires. Véritable
pont lancé entre des mondes mal accordés et souvent hostiles,
l’aire balkanique avait alterné dans la longue durée des périodes
de turbulences et de drames douloureux, avec ses migrations, ses
exodes, ses déportations de populations entières, auxquels se
succédaient de longues périodes de stabilité et de prospérité, de
stratification de ses diversités et de cohésion de ses dénominateurs
communs. Byzance fut une expression des plus éclatantes de la
synthèse de différences longtemps peu compatibles, qui a fait de
la Méditerranée orientale un accomplissement des grandes civilisations qui s’étaient relayées sur ses pourtours. L’Empire ottoman
prit sa relève d’une manière plus efficace à ses débuts mais moins
heureuse quant à ses acquis civilisateurs au cours des derniers
siècles de son hégémonie. Il ne faut cependant pas sous-estimer
l’apport civilisateur du conquérant ottoman qui assura une ultime
cohérence politique, administrative, mais aussi culturelle aux
sociétés cloisonnées à l’issue de la crise du monde médiéval. Ne
pas oublier non plus le rôle de barrière que la puissance ottomane
joua devant les accès de fanatisme religieux qui se manifestèrent
périodiquement au Moyen Orient.
Si le courant cyrillo-méthodien avait marqué au IXe siècle
l’apparition d’un particularisme culturel au sein du cercle civilisateur byzantin, cette expression du rayonnement de la civilisation
romano-byzantine n’avait cependant pas produit une assise institutionnelle stable et durable avant le démantèlement du vieil
empire au début du XIIIe siècle. L’Empire byzantin parvint à rétablir son hégémonie sur les populations slaves sans jamais pouvoir
cependant éradiquer les ferments de révolte aboutissant à des
tentatives d’émancipation périodiques. La crise profonde de l’Empire à la fin du XIIe siècle aboutit au désastre de 1204, époque qui
devait marquer l’apparition d’institutions monarchiques slaves
relativement durables dans le cadre culturel et idéologique byzantin. Vers la fin du XIVe siècle ces royaumes vivent à leur tour une
crise irrémédiable ponctuée par la montée de la puissance ottomane qui allait supplanter au XVe siècle l’Empire byzantin. La
fin du Moyen Age conventionnel est donc marquée dans le SudEst européen par un bouleversement politique, institutionnel,
structurel et idéologique qui devait imprégner les consciences et
signifier la transition d’une époque révolue vers les temps modernes. Cette transition coïncide en grande partie dans le temps avec
celle qui s’opère dans le reste de l’Europe, mais avec des différences importantes dues en partie aux particularités de l’aire
culturelle concernée et encore plus aux conditions créées par
l’établissement de l’hégémonie ottomane.
Les premiers signes de changement se manifestent dans un
glissement progressif dans l’ordre de valeurs modèles. Si le Moyen
Age avait consacré la sainteté en tant que modèle de référence et
point suprême sur l’échelle des valeurs morales, dès la fin du
258
259
BOŠKO I. BOJOVIĆ
T ransmission du patrimoine byzantin . . .
XIVe siècle émerge un autre modèle de référence qui marque la
sécularisation des critères éthiques. C’est désormais le héros épique qui incarnera le modèle conforme à une éthique plus proche
de l’humanité que de la divinité. Cette évolution apparaît nettement
dans la littérature dès la fin du XIVe siècle, mais aussi à travers
les différents cycles de la poésie épique.
En tant que point culminant des valeurs incarnées dans une
vie humaine, le saint homme est progressivement supplanté par
un héros dont le modèle ne se situe plus sur une échelle temporelle établie entre l’humanité et la divinité, entre le monde et son
accomplissement eschatologique. Au saint roi, intercesseur auprès
de Dieu, succède un Marko kraljeviç, intrépide et justicier, rebe­lle
et indomptable, mais au bout du compte et par la force des choses
vassal loyal du sultan ; au saint anachorète dans la réclusion du
désert succède le haïdouck, ou le kleft, un hors-la-loi dans la
montagne et dans les bois. Si l’homme du Moyen Age se définit par
rapport à l’altérité eschatologique, celui de l’époque moderne se
définit plutôt par rapport à une altérité sociale — celle du seigneur
ottoman, le sultan et les fonctionnaires de son administration.
ration d’un système juridique autonome issu de la réception du
droit romano-byzantin mais adapté aux besoins locaux commence seulement au XIIIe siècle pour arriver à un début de maturation vers le milieu du XIVe siècle. Ayant supprimé les clivages
administratifs et juridiques entre les monarchies féodales du Moyen
Age, l’Empire ottoman instaure un ordre uniforme basé sur une
administration très centralisée et sur une loi religieuse islamique.
Les clivages de cette aire culturelle ne seront plus désormais ni
ethniques, ni linguistiques, ni féodaux, mais presque exclusivement
confessionnels. La suppression des Eglises autocéphales, c’est-àdire à bien des égards “nationales”, et leur soumission à l’autori­té
du patriarcat de Constantinople, restaure une forme d’unité culturelle que Byzance avait perdue depuis plus d’un demi-millénaire.
Les déboires du “milet” non musulman et la position défavorisée
de la raya chrétienne avaient suscité des solidarités et surmonté
les clivages que l’orthodoxie byzantine avait parfois favorisés.
Cette situation a sans doute facilité ce surprenant attachement au
patrimoine commun hérité d’une époque révolue. Un héritage qui
sert de prétexte et qui offre des éléments pour construire des récits
comprenant tout un code de valeurs et de règles de comportement,
formant ainsi aussi bien une éthique des rapports humains qu’une
idéologie de conceptions communément partagées.
En l’absence d’institutions culturelles laïques qui eussent pu
être patronnées par un Etat civil ou chrétien, la société du “milet”
chrétien a dû inventer des modes de régulation des rapports humains
et sociaux. Même s’il se réfèrent quelquefois aux Codes législatifs
médiévaux “Knjige Starostavne” chez les Slaves ou “Code de
Leka Dukadjin” chez les Albanais, ces codes éthiques, formes
rustiques de règlement de la vie sociale au sein d’un monde essentiellement rural, sont essentiellement transmis par une tradition
vernaculaire. Véhiculés par la littérature populaire, les éléments
de ces normes éthiques sont recueillis dès le XVIe, mais surtout
au début du XIXe siècle par les chercheurs et les voyageurs qui
les ont consignés par écrit sous les formes diverses de la tradition
populaire orale : les contes, les dictons, les lamentations, les fables,
* * *
Les dénominateurs communs de l’espace balkanique ne sont
pas seulement du domaine de la vie quotidienne — culinaire,
folklorique, mais aussi culturelle dans le sens plus restreint du
terme. Toute la culture médiévale longtemps pétrifiée par les
conditions particulières à l’époque de la domination ottomane, en
constitue un patrimoine sinon complètement commun, du moins
d’une nature très fortement convergente. La littérature ecclésiastique et dans une moindre mesure profane avait très tôt transcendé les barrières linguistiques. La réception de la littérature
byzantine, du droit romano-byzantin, constitue l’un des plus grands
apports favorisant la convergence entre la partie méridionale et
septentrionale des Balkans au Moyen Age. L’apparition et un
début d’épanouissement des littératures autochtones dans les pays
balkano-slaves ne se fait que vers la fin du Moyen Age. L’élabo260
261
BOŠKO I. BOJOVIĆ
T ransmission du patrimoine byzantin . . .
les chants, surtout les chants épiques. L’éthique héroïque de cette
tradition populaire, avec des personnages supra-nationaux tels que
Marko Kraljeviç, Starina Novak, Nasradin Hodàa, donne accès
aux codes de bon sens et de réalités communes à toutes les sociétés balkaniques. Les chants épiques constituent une tradition de
toute première importance pour la connaissance des échelles de
valeur d’une société que l’absence de législation écrite et d’institutions officielles hormis celle de l’Eglise, laisse dans l’opacité
d’un état de suspens entre les deux époques dans le temps et entre
les deux civilisations dans l’espace.
* * *
La réception du patrimoine byzantin dans l’aire balkanoslave a joué le rôle d’un ciment culturel. La médiation de la
culture romano-byzantine, dont les zones d’extension s’étendaient
bien au-delà de l’espace Sud-Est européen, était assurée par
l’Eglise romaine et par celle de Constantinople. Le fait que l’Eglise de Constantinople recourût au IXe siècle à la langue slave en
tant qu’agent médiateur de l’évangélisation des peuples barbares
constitua un puissant facteur d’intégration culturelle dans cette
partie de l’Europe. Les textes fondateurs de la civilisation chrétienne (bibliques, liturgiques, patristiques, hagiographiques, juridiques) furent traduits en une langue accessible à une majeure
partie des populations christianisées. Les arts plastiques (architecture, iconographie), au service de l’Eglise et du pouvoir séculier, témoignent de la réintégration de l’espace balkanique dans
l’ordre de valeurs du monde policé.
La hiérarchie des valeurs de la société médiévale tend à se
conformer à une structure monarchique issue des conceptions
judéo-chrétiennes et romano-byzantines. Les arts et lettres du
monde slavo-byzantin sont un des éléments majeurs des notions
idéologiques d’une aire culturelle intermédiaire située entre l’espace demeuré partie intégrante de l’Empire byzantin et celui de
la féodalité médiévale de l’Occident chrétien. L’assimilation de
la culture byzantine est un processus continu auquel s’ajoute vers
la fin du Moyen Age une interprétation locale des structures so-
ciales. Les cultes des saints jouent un rôle d’individuation au sein
des sociétés cristallisées autour des structures monarchiques.
L’autorité séculière et sacerdotale cultive les témoignages individuels et les manifestations collectives du bien fondé eschatologique de l’ordre établi. La pérennité de la mémoire et d’un destin
commun dans le temps imparti au genre humain confère aux institutions du pouvoir monarchique une légitimité qui s’inscrit dans
une continuité de longue durée.
La profusion des textes hagiographiques et leur adaptation
relativement précoce aux manifestations locales dans ce domaine
témoignent sans doute de la prépondérance du rôle de l’Eglise en
tant que facteur d’homogénéisation idéologique au sein des systèmes étatiques. De même l’apparition tardive des recueils législatifs, des genres historiographiques et autres écrits profanes, témoigne de la lenteur de la laïcisation de ces sociétés où l’Eglise
a si longtemps joué un rôle de cohésion plus important que celui
de l’Etat monarchique.
L’étude de l’évolution de la littérature slavo-byzantine, au
moyen d’une lecture attentive rendue possible par une approche
critique de l’histoire de ces textes, offre l’occasion d’aborder un
domaine d’investigations beaucoup trop délaissé jusqu’à maintenant. Il s’agit de l’histoire des sociétés concernées à travers l’évolution des courants de pensée que ces textes permettent de reconstituer avec plus au moins . Les éléments d’analyse supplémentaires, comme par exemple l’iconographie et d’autres objets de la
culture matérielle, entrent obligatoirement dans ce champ d’enquête, mais les textes narratifs, normatifs, liturgiques, offrent un
intérêt d’autant plus grand qu’ils ont été peu exploités, alors qu’ils
représentent une mine d’informations particulièrement abondante pour l’histoire non événementielle. L’étude du contenu de
ces textes, de leur diffusion et de leur fonction dans les sociétés for­
mées autour des institutions monarchiques est certes une entreprise considérable, si l’on tient compte de leur relative abondance
et de leur dispersion sur l’espace d’expansion de la culture byzantino-slave, mais seule une approche systématique permet d’en
262
263
BOŠKO I. BOJOVIĆ
T ransmission du patrimoine byzantin . . .
tirer profit de façon significative. C’est pourquoi une présentation,
aussi sommaire soit-elle, de quelques-uns de ces corpus de textes
représente un prélude indispensable aux recherches futures.
Lorsque la littérature et plus généralement la culture officielles perdirent leurs assises institutionnelles après la disparition des
Etats chrétiens des Balkans, un ordre nouveau fut instauré par une
autorité obéissant à des préceptes idéologiques et structurels différents et peu compatibles avec l’ancien ordre de valeurs. Les
communautés chrétiennes qui se trouvèrent dans cette situation
inédite étaient encadrées par l’autorité ecclésiastique de l’Eglise
orthodoxe qui avait retrouvé une nouvelle unité sous les auspices
d’une tutelle impériale restaurée par un pouvoir islamique. Repliées
sur elles-mêmes, avec l’Eglise désormais seule autorité assurant
la perpétuation de son identité et de ses valeurs héritées du Moyen
Age, les communautés chrétiennes eurent à engendrer des normes
éthiques adaptées aux nouvelles conditions. Ceci d’autant plus
qu’une certaine sécularisation de la société que l’on peut percevoir
dès la fin du XIVe et au XVe siècle avait néanmoins laissé présager une époque nouvelle. C’est ainsi que les communautés chrétiennes, en très grande partie reléguées dans une condition de
dépendance terrienne, engendrèrent une culture populaire avec
des dénominateurs communs issus de l’héritage transmis par les
institutions ecclésiastiques auxquelles devaient s’ajouter ceux
créés par l’unité administrative, économique et politique retrouvée
au sein du vaste empire ottoman. La connaissance de cette tradition
populaire, surtout vernaculaire, mais qui commence a être recueillie
par les hommes de lettres dès les débuts de l’époque moderne,
offre des éléments indispensables pour la compréhension de cette
longue transition entre le Moyen Age et l’époque moderne au
cours des siècles de la domination ottomane. Une approche critique dans l’étude comparative de ces traditions populaires est
d’autant plus indispensable que le grand éveil des nationalités du
XIXe et même au début du XXe siècle fournit prétexte à des interprétations aussi erronées qu’exclusives au service des idéologies
nationales.
Cette réinterprétation, aussi impartiale que critique et analytique, aussi comparatiste que synthétique, est d’autant plus indispensable que les sciences humaines au sein des institutions nationales ont beaucoup trop tardé à démystifier les aspects émotionnels
de ces traditions identitaires. Faut-il admettre que le droit à un
Etat représentatif — conséquence des périodes de crise des formations multiethniques, confessionnelles ou linguistiques — aboutisse à ces extrapolations abusives des replis identitaires, générateurs de mythes des origines et autres artifices des exclusives
nationales aussi réductrices que dangereuses et irrationnelles ?
L’avenir de ces communautés, aussi imbriquées qu’interdépendantes, peut-il s’inscrire dans cesinterprétations des valeurs traditionnelles aussi erronées que réductrices ? Ne vaudrait-il pas mieux
orienter les projets de ces sociétés vers des prémices convergentes
sans pour autant aucunement renier leurs couleurs locales et leurs
expressions particulières ? D’autant plus que des signes avant
coureurs d’une telle réorientation dans l’évolution des consciences
sont perceptibles depuis quelque temps.
Les médiateurs de ces identités nationales, autochtones et
même locales, qui se multiplient jusqu’à l’époque contemporaine,
seront relayés par des moyens modernes de communication et de
diffusion écrite, avec une tendance marquée à la singularisation,
et une insistance croissante sur les particularités, confessionnelles,
linguistiques ou ethniques et même dialectales ou locales. C’est
ainsi que s’achève un nouveau cycle d’évolution structurelle et
identitaire au sein d’un espace où des causes plus ou moins comparables ont déjà pu produire des conséquences relativement similaires. A partir d’un fonds commun romano-byzantin hérité de
l’Antiquité, l’histoire de l’époque médiévale traverse une période
de fragmentation en des monarchies plus institutionnellement
homogènes que culturellement cohérentes, pour aboutir à un
émiettement féodal qui avait précédé la conquête ottomane. L’agonie de l’Empire ottoman ayant engendré la fameuse «Question
d’Orient», les jeunes Etats-nations créés dans la mouvance des
restructurations européennes, exemplifiant la palingénésie mo-
264
265
BOŠKO I. BOJOVIĆ
derne et contemporaine dans l’espace Sud-Est européen, portent
toujours l’empreinte d’un décalage dans le temps par rapport aux
processus en cours dans les parties plus développées du continent.
Alors que l’histoire contemporaine a beaucoup trop montré la
faiblesse de la marge qui peut exister entre la reconnaissance de
la différence et l’intolérance, voire les conséquences dramatiques
des incompatibilités redécouvertes et exacerbées, ne faudrait-t-il
pas ne voir là qu’une étape inutilement douloureuse vers un nouveau reflux des processus d’intégration dans la mouvance de ceux
qui ont assuré stabilité et prospérité de la partie occidentale et
septentrionale de l’Europe ? Perspective qui peut sembler illusoire en une période marquée par la crise profonde que traverse
une grande partie du Sud-Est européen, mais dont on doit tenir
compte, du moins en tant qu’une relation de cause à effet analogue
à une rétrospective historique sur la longue durée. Au cours des
deux millénaires de son histoire l’espace balkanique a, en effet,
traversé des périodes nettement plus longues d’homogénéité politique, culturelle et économique que celles marquées par les rivalités exacerbées entre ces particularismes locaux et nationaux.
Ces particularismes, en tant que partie intégrante de son héritage
historique, ne sont pourtant pas incompatibles ni contraires aux
dénominateurs communs tout aussi légitimes même s’ils ont été
si abusivement occultés et si souvent ignorés par les replis identitaires qui marquent les périodes de crises. Si cette partie de notre
continent doit avoir un avenir meilleur c’est que la reconnaissance des différences ne doit pas faire obstacle à la redécouverte
des convergences. C’est également pour cette raison que l’étude
et la connaissance des sociétés du Sud-Est européen ne doit pas
s’inscrire uniquement dans une perspective historique et théorique
— c’est aussi bien une question d’actualité et d’immédiateté qu’un
gage d’avenir et de projet de société dans cette aire culturelle que
ne peut rester trop longtemps en dehors des processus en cours
dans la majeure partie du notre continent.
266
L a litt é rature autochtone des pays balkano - slaves
La littérature autochtone
des pays balkano-slaves
L’histoire des textes et textes de l’histoire
Les pays de l’Europe du Sud-Est dont la langue littéraire est
le slave (dont font partie les pays slaves et roumains) représentent
au Haut Moyen Age un espace intermédiaire échappant à l’influence directe, littéraire et linguistique, du latin et du grec. La
langue de la littérature écrite apparaît dans certains de ces pays au
neuvième siècle, principalement par l’intermédiaire de la culture
chrétienne du courant cyrillo-méthodien. Outre des textes traduits
du grec (textes bibliques, patristiques et juridiques) et d’autres
textes ecclésiastiques, on peut remarquer parmi les premières
œuvres originales de la littérature de langue slave les Vies et autres
textes dus aux fondateurs de la littérature vieux-slave et à leurs
premiers successeurs, créée et diffusée sur le territoire de la Bulgarie, celui du Premier empire bulgare.
Ces Vies représentent les textes narratifs hagiographiques,
genre littéraire le plus populaire au Moyen Age, tant en ce qui
concerne le monde oriental que la chrétienté occidentale. En raison
de l’origine ecclésiastique de la littérature slave (qui se prolonge
dans les terres moldaves et valaques jusqu’au XVIIe siècle), ce
genre littéraire prédomine dans les pays de l’Europe du Sud-Est
jusqu’à la fin d’un Moyen Age, qui dure en ces pays, en raison de
l’hégémonie turque, jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles.
Un autre corpus littéraire très important est représenté par les
Annales ou Chroniques qui procèdent principalement des besoins
dynastiques (comme généalogies dynastiques ou bien comme
compléments locaux aux chroniques universelles), et c’est pourquoi
elles présentent un caractère plus séculier et historiographique. Il
faut rappeler que ces deux genres de textes se mêlent parfois. Le
267
BOŠKO I. BOJOVIĆ
meilleur exemple en est fourni par les Vies des rois et des arche­
vêques serbes de Danilo II et de ses successeurs, au point que les
spécialistes parlent d’“hagio-biographies” (Kämpgen) ou bien
d’“historiographie dynastique” (Hafner). Il faut garder présent à
l’esprit que l’hagiographie sud-slave présente principalement un
caractère plus biographique ou même strictement historiographique, ce qui n’est pas le cas avec les vies des saints écrites en général dans le monde chrétien et c’est d’ailleurs pour cette raison
que le nom de “légendes des saints” ou un nom semblable est
beaucoup moins caractéristique de ces écrits dans cette partie de
l’Europe qu’ailleurs. Il faut en chercher la raison dans le fait que
ces Vies sud-slaves ont le plus souvent un contemporain pour
auteur ; ce qui signifie qu’elles présentent plus le caractère d’un
témoignage direct, surtout par rapport à une moindre présence des
Annales et de la littérature profane (à la différence non seulement
de la littérature occidentale ou byzantine, mais même de la littérature russe), ce qui implique que les Vies ne présentent pas seulement des caractéristiques de biographies, mais aussi celles de
chroniques, surtout lorsqu’il s’agit des principales personnalités
de la vie sociale (politique) et spirituelle
Pour une présentation sommaire de la littérature autochtone,
nous donnons ci-dessous un tableau du rapport entre la culture et
la monarchie correspondante dans cette partie de l’Europe, au mo­
ment de l’émergence de l’Etat et de la mémoire collective, puis de
la continuité historiographique jusqu’à l’aube de l’époque moderne.
L’étude, avec édition critique, et traduction dans des langues
de grande communication internationale (anglais, allemand, français) de ces textes représente une entreprise d’envergure considérable. Un Programme de recherche de cet ordre ne peut être organisé sans la concertation d’une importante équipe de chercheurs
spécialisés dans l’histoire des textes, historiens et philologues des
pays concernés et d’autres. C’est dans le but de susciter l’élaboration d’un Programme de recherche international d’études balkaniques dans ce domaine que nous avons esquissé ce recensement
provisoire des sources narratives appartenant au patrimoine littéraire du Moyen Age sud-slave.
268
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
La littérature autochtone
(hagiographique et historiographique)
en Bulgarie médiévale
La plus ancienne, et globalement sans doute la plus riche des
littératures sud-slaves, est la littérature de la zone d’extension de
la monarchie bulgare, non seulement à cause de l’ancienneté de
l’Etat bulgare, qui s’était forgé depuis la fin du VIIe siècle à travers
une lutte quasi continuelle contre Byzance216, mais avant tout en
raison du fait que l’initiative ecclésiale et littéraire de Cyrille et
Méthode a trouvé son véritable point d’extension dans le cadre du
royaume bulgare du IXe siècle et aussi du fait que le voisinage
immédiat de Byzance ainsi que la proximité de Constantinople
ont donné lieu en Bulgarie à une synergie des civilisations byzantine et slave217.
La littérature qui est apparue dans l’aire géographique de la
monarchie bulgare au cours du Moyen Age appartient pour une
grande part au genre des Vies de caractère presque exclusivement
“C’est sans doute un des grands paradoxes de l’histoire du Moyen Age dans
le Sud-Est européen : l’ennemi le plus acharné, au point de vue politique et
militaire, de l’Empire de Byzance était en réalité profondément imbu de la civilisation byzantine”, cf. I. Dujéev, “Relations entre les Slaves méridionaux et
Byzance”, Medievo bizantino-slavo (Storia e Litteratura, Raccolta di Studi e
Testi 113), vol. III, p. 210.
217
I. Dujéev, “Slavjansko-bolgarskie drevnosti IX-go veka” (Les antiquités
slavo-bulgares du IXe siècle), Byzantinoslavica 11 (1950), p. 6-31 ; Id., “L’héritage byzantin chez les Slaves”, in Etudes historiques à l’occasion du XIIe
Congrès international des sciences historiques. Vienne, août-septembre 1965,
vol. II, Sofia, 1965, p. 131-147 ; Id., “Les rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”, Medievo bizantino-slavo, cit., vol. III, p. 279 ; Vasilka
Tapkova-Zaimova, «Byzance et les structures étatiques dans les Balkans aux
IXe-Xe ss.», Byzantinische forschungen. Internationale Zeitschrift für Byzanti­
nistik, 18 (1992), p. 93-99.
216
269
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
ecclésiastique218; le genre historiographique des Annales et des
Chroniques est bien moins représenté. La première grande période des lettres slavo-byzantines est celle du Premier royaume
bulgare (IXe-Xe siècle), avec notamment la littérature hagiographique se rapportant aux saints Constantin-Cyrille et Méthode,
ainsi qu’à leurs premiers disciples. Une période intermédiaire
(XIe-XIIe siècle), est marquée notamment par les Vies anachorétiques d’un genre dit “populaire”. La dernière période est celle du
deuxième royaume bulgare (fin XIIe-fin XIVe siècle), qui est
celle d’un véritable épanouissement de la littérature bulgare. La
littérature des Vies de saints atteint, en effet, son apogée à la fin
du XIVe siècle, avec l’œuvre du patriarche Euthyme de Tuµrnovo
et de son école littéraire. La richesse et la valeur historico-littéraire de ces lettres slaves ne sont pas en opposition avec leur caractère d’épigone, en particulier si l’on prend en considération
l’ordre de valeurs esthétiques qui au Moyen Age donne toute leur
importance aux modèles consacrés au détriment de l’originalité
dans la créativité artistique et littéraire219. Cette particularité par
rapport à la littérature russe (Chroniques et autres écrits d’ordre
historico-littéraire) et, dans une moindre mesure, serbe (hagio-
biographies ou historiographies des souverains) du Moyen Age,
doit s’interpréter non seulement comme l’une des conséquences
de la similitude culturelle, mais comme le corollaire de la proximité géographique et institutionnelle immédiate de la Bulgarie
par rapport à la civilisation et à l’Empire byzantins.
La littérature bulgare se caractérise donc par une grande
abondance de textes ecclésiastiques et, parmi ceux-ci, ceux qui
ont le plus d’intérêt pour notre enquête sont les Vies des saints en
fonction de leurs cultes dans l’Eglise de Bulgarie. Ces hagiographies comportent des éléments biographiques importants pour
l’étude des mentalités, de l’idéologie officielle et de la culture
ecclésiastique et politique en général220.
L’historiographie bulgare médiévale (en dehors de traductions
des chroniques byzantines) se limite à un nombre de textes assez
restreint (généalogie royale, chronographie). Nous en donnons
une liste non exhaustive, énumérant néanmoins les plus importants
de ces textes ecclésiastiques et historiographiques.
Début de l’hagiographie vieux-slave (fin IXe-Xe siècle)
L’un des tout premiers ouvrages de la littérature vieux-slave
est la Vie de Constantin-Cyrille, texte d’une valeur stylistique et
littéraire considérable. Mais c’est sa qualité documentaire qui
donne la mesure de la valeur historique de ce récit hagiographique,
218
Sur les premières traductions (supposées ou réelles) des passio des martyrs
et autres textes hagiographiques en vieux-slave d’après les mentions des passages hagiographiques dans la Vie de Constantin-Cyrille (cf. Dujéev, “Les rapports
hagiographiques”, p. 268-270 ;Id., “Relations”, cit., p. 219-220). Ajoutons à ce
propos que la simple allusion aux épisodes hagiographiques dont parle Dujéev
dans cet article ne constitue pas, à notre avis, un indice suffisant quant aux premières traductions vieux-slaves dans ce domaine, et ceci pour la simple raison
que l’auteur de la Vie de Cyrille aurait pu les tirer de ses lectures grecques. Quant
à l’effet manqué “si cette passio n’était pas également connue, au moins partiellement, à ses auditeurs et lecteurs” (Dujéev, art. cit., p. 269), ceci nous semble
être une extrapolation insuffisamment convaincante et dont on ne peut que tirer
des hypothèses hasardeuses.
219
D. Angelov, Buµlgarinuµt v srednovekovieto. Svetogled, ideologija, duševnost
(Les Bulgares au Moyen Age. Mentalités, idéologie, sentiments), Varna, 1885 ;
I. Dujéev, “Les rapports littéraires Byzantino-slaves”, Id. Medievo bizantinoslavo, (Storia e Litteratura, Raccolta di Studi e Testi 113, vol. III), Rome, 1968,
p. 3-8sqq., 20.
Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, p. 267-279; Id., Iz starata buµlgarskata
knižnina I. Knižovni i istoričeski pametnici ot Puµrvoto Buµlgarsko carstvo
(L’ancienne littérature bulgare I. Les sources littéraires et historiques du Premier
empire bulgare), Sofia,1940 (deuxième édition 1943) ; St. Stanojeviç, “Akribija kod naèih starih pisaca” (La méthode de nos écrivains médiévaux), JIČ 3
(1937), p. 107-118 ; F. Halkin, “L’hagiographie byzantine au service de l’histoire”, in Thirteenth Internatiional Congress of Byzantine Studies, Oxford 1966,
publié en 1967 dans les Proceedings du Congrès, p. 345-354 (repris dans Id.,
Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles, 1971, p. 260-269 ;
Vasilka Tapkova-Zaimova, “Le double-think dans la communication littéraire
byzantino-bulgare”, MNHMH D. A. ZAKUQHNOU, MEROS B (SUMMEIKTA
9), Athènes, 1994, p. 347-355.
270
271
220
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
constat tout aussi valable pour la Vie de Méthode221. Composée en
vieux-slave, probablement en Pannonie, par un contemporain
(vraisemblablement peu après sa mort, le 14 février 869, et au plus
tard en 882222, peut-être par Clément d’Ohrid)223, presque complètement dépourvue d’éléments miraculeux, cette première Vie
vieux-slave224 est une source précieuse pour l’histoire de la christianisation des Slaves et d’autres peuples païens225. Comme sources principales dans l’élaboration de son ouvrage destiné à raconter sa vie et expliquer ses conceptions, l’auteur de cette Vie s’est
servi de la plupart des œuvres de Constantin que ce dernier avait
écrites en grec mais qui nous sont parvenues uniquement en traductions slaves226. Au vu du pays supposé de sa création, la Vie de
Constantin-Cyrille ne ferait pas partie de la littérature vieux-bulgare. Les Vies des deux apôtres des Slaves appartiennent certai-
nement au patrimoine commun des pays et peuples slaves, y
compris des Slaves non orthodoxes. C’est le rôle de la Bulgarie
dans la perpétuation de l’œuvre des deux frères thessaloniciens
qui fait que cette œuvre de valeur exceptionnelle appartient à bien
des égards en premier lieu à l’héritage culturel de la Bulgarie
médiévale227.
Constantin-Cyrille est né à Thessalonique en 827 ; il fit ses
études à Constantinople et reçut le surnom de Philosophe. Bibliothécaire de l’église de Sainte-Sophie, il fut aussi le secrétaire du
patriarche constantinopolitain. En 860/1, il est envoyé par l’empereur Michel III (843-867) comme missionnaire dans l’Empire
khazar. Avec son frère Méthode il crée en 862 l’alphabet slave
avant de partir évangéliser les Slaves de Moravie, en 863, à l’invitation de leur prince Rastislav. A l’issue de cette mission il est
convoqué avec Méthode par le pape Nicolas Ier à Rome (en 867)
où il porte les reliques de saint Clément (mort en martyr v. 101)
qu’il avait rapportées de sa mission à Cherson. Son récit sur la
recherche, l’invention et la translation de ces reliques comprend
des donnés historiques et surtout autobiographiques tout à fait
significatives228. Il plaide en faveur de la langue liturgique slave,
à l’aide de citations bibliques, comme par exemple I Cor. XIV,
5-40, puis, arguant de l’existence d’une dizaine de langues liturgiques autres que le grec, l’hébreu et le latin229. La liturgie slave
221
F. Dvornik, Les légendes de Constantin et de Méthode vues de Byzance,
Prague, 1933, p. 348 ; F. Grivec - F. Tomèiç, Constantinus et Methodius Thes­
salonicenses. Fontes, Zagreb, 1960, p. 13.
222
P. Meyvaert – P. Devos, “Trois énigmes cyrillo-méthodiennes de la “Légende Italique” résolues grâce à un document inédit”, Analecta Bollandiana 73
(1955), p. 433-440.
223
I. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, Medioevo bizantino-slavo, cit.,
vol. III, p. 94-95 ; A.-E. Tachiaos, “Some controversial points relating to the
The Life and Activity of Cyril and Methodius”, Cyrillomethodianum 17-18
(1993-1994), p. 44.
224
P. A. Lavrov, Materiali po istorii vozniknovenija drevneišei slavjanskoi
pismenosti (Les sources de l’histoire des anciennes lettres slaves), Leningrad,
1930 (réimpression phototypique, La Haye-Paris, 1966), p. 1-36 et 39-66 ;
T. Lehr-Splawinski, Zyvoty Konstantyna i Metodego (Les Vies de Constantin et
de Méthode), Poznan, 1959 ; Grivec – Tomèiç, Constantinus et Methodius
Thessalonicenses. Fontes [texte slave et trad. latine], p. 97-172 ; trad. française :
Dvornik, Les légendes, cit., p. 349-380.
225
“Toute l’activité de Constantin-Cyrille, de Méthode et de leurs disciples
était dirigée, d’une certaine manière, contre la doctrine dite des trois langues
sacrées, largement répandue au Moyen Age”, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 121 ; Id. “Il problema delle lingue nazionali nel Medio evo
e gli Slavi”, Ricerche slavistiche 8 (1960), p. 39-60.
226
I. Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 101-117 (avecd’importantes indications bibliographiques) ; Tachiaos, cit., p. 41.
227
Une Vie brève (Vita brevis) de Constantin-Cyrille fut composée au Xe
siècle en Bulgarie, J. Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija (Les textes anciens
bulgares de Macédoine), Sofia 1931, p. 284-288 ; B. Angelov, Iz starata buµl­
garskata, ruska i sruµbska literatura vol. I (Littérature ancienne bulgare, russe et
serbe), Sofia, 1958, p. 36-44.
228
T. Butler, “Saint Constantine-Cyrils’s “Sermon on the Translation of the
Relics of St Clement of Rome”, Cyrillomethodianum 17-18 (1993-1994), p. 1539 (avec l’édition du texte slave et sa traduction en anglais, p. 22-27, 28-39).
229
Ce qui prouve, entre autre, une excellente information historique de l’auteur
de la Vie de Constantin, car “l’analyse des indications fournies par Constantin
démontre que [pratiquement] tous les peuples dont il citait le nom possédaient,
en effet, une littérature liturgique propre” ; à Constantinople “les milieux les plus
éclairés entourant le patriarche Photius étaient favorables aux langues nationales
272
273
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
fut finalement approuvée par le nouveau pape Hadrien II. Ce fut
le dernier grand succès de Constantin-Cyrille, avant sa mort à
Rome le 14 février 869.
Composée par un auteur anonyme (vraisemblablement Clément
d’Ohrid), la Vie de Méthode230 est le deuxième ouvrage hagiographique important de la littérature originale en vieux-slave.
Créée en Bulgarie ou en Macédoine à la fin du IXe siècle ou
au plus tard en 916, cette deuxième Vie concerne plus particulière­
ment l’évangélisation des Slaves et fournit des indications importantes sur les premières traductions en vieux-slave. Elle semble avo­ir
eu au Moyen Age une diffusion moins importante que la Vie de Con­
stantin-Cyrille231. Les deux premières Vies paléoslaves ref­lètent des
particularités de l’hagiographie byzantine des VIIIe-IXe siècles,
avec des influences de la littérature patristique cappadocienne (IVe
siècle), notamment celle de Grégoire le Théologien232.
Né à Thessalonique, Méthode avait entamé une carrière militaire avant de devenir moine. Ayant créé avec son frère Constantin l’alphabet slave, il traduisit et organisa la traduction des livres
bibliques, liturgiques et canoniques indispensables à l’évangélisation des Slaves. Ayant rencontré de nombreux obstacles dans
cette entreprise, persécuté par le clergé allemand, il devient néanmoins l’archevêque de Pannonie et poursuit son œuvre jusqu’à sa
mort à Vélégrade le 6 avril 885.
Les Vies des deux apôtres233 des Slaves ont eu une diffusion
importante dans les pays de langue liturgique slave234, ce dont tém­
oigne le nombre considérable de leurs copies, notamment en Ru­
ssie. Quant à l’impact des Vies de ces deux saints sur l’hagiographie balkano-slave, il est encore difficile d’évaluer son importan­ce
par rapport à celle de l’hagiographie chrétienne en général, car un
grand nombre d’autres Vies de saints furent traduites du grec de­
puis la christianisation de la Bulgarie, puis des autres pays slaves
évangélisés par l’intermédiaire du courant cyrillo-méthodien235.
La Vie de saint Clément d’Ohrid, fut composée en grec par
l’archevêque Théophylacte d’Ohrid (fin XIIe- début XIIIe siècle)236.
La Vita brevis de saint Clément fut écrite par un autre archevêque
d’Ohrid, le grec Démétrios Chomatianos237. Le disciple le plus
illustre de Cyrille et de Méthode, Clément d’Ohrid, fut l’évangélisateur des Slaves balkaniques et l’organisateur de l’Eglise bulgare. Après la mort de Méthode (885), il rentra avec son collaborateur Naum en Bulgarie où il fut bien accueilli par le roi BorisMichel (852-889) avec les autres disciples de Cyrille et Méthode.
comme langues liturgiques et littéraires”, cf. Dujéev, “Problèmes cyrillo-méthodiens”, cit., p. 121, 122.
230
Lavrov, Materiali, cit., p. 67-78 ; Grivec - Tomèiç, Constantinus et Metho­
dius, cit., p. 173-238 ; V. Vavrinek, Staroslovenské životy Konstantina a Meto­
deje (Les Vies vieux-slaves de Constantin et de Méthode), Prague, 1963 ; trad.
française : Dvornik, Les légendes, cit., p. 381-393.
231
On dénombre, en effet, 59 manuscrits contenant le texte intégral ou partiel
de la Vie de Constantin et seulement 16 manuscrits de la Vie de Méthode, cf.
Dujéev, “Problèmes cyrillométhodiens”, cit., p. 92-93 n. 3, 4.
232
Dujéev, ibidem, p. 98-99 n. 1.
233
I. Dujéev, “Kuµm tuµlkuvaneto na prostrannite àitija na Kirila i Metodija”
(Le récit des Vies étendues de Cyrille et Méthode), in Hiljada i sto godini sla­
vjanska pismenost, Sofia, 1963, p. 93-117.
234
V. Vavrinek, “The Introduction of the Slavonic Liturgy and the ByzantineMissionary Policy”, in Beiträge zur byzantinischen Geschichte, 9.-11. Jahrhun­
dert, Prague, 1978, p. 263sq.
235
H. Birnbaum, “The Lives of SS Constantine-Cyril and Methodius. A Brief
Reassessment”, Cyrillomethodianum 17-18, (1993-1994), p. 7-14.
236
Une Vie de Clément d’Ohrid est composée en grec par Théophylacte d’Ohrid,
de même que Démétrios Chomatianos composa en grec une Vie brève de Clément
(I. Dujéev, “Slawische Heilige in der byzantinischen Hagiographie”, SüdostForschungen 19 (1960), p. 76-78). Cette Vie “étendue” est rédigée en grec d’après
une vie en vieux-slave, perdue (N. L. Tunickij, Materialy dlja istorii žizni i
dêjateljnosti učenikov svv. Kirilla i Mefodija I. Grečeskoe prostrannoe žitie sv.
Klimenta Slovenskago (Les sources pour l’histoire de la vie et de l’œuvre des dis­
ciples des sts. Cyrille et Méthode I. La vie étendue grecque de st. Clément le Sla­ve),
Sergiev Posad, 1918 ; P. Gautier, “L’épiscopat de Théophylacte Héphaistos archevêque de Bulgarie”, Revue des études byzantines 21 [1963], p. 159-178).
237
Le successeur de Théophylacte, l’archevêque Démétrios Chomatianos (v.
1216-1234), est l’auteur d’une Vie brève de saint Clément, traduite, semble-t-il
en slave à la même époque (Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija, cit., p.
314-321), indication infaillible, s’il en est, que la hiérarchie grecque de l’archevêché d’Ohrid perpétuait les cultes des Apôtres slaves, mais en favorisant le grec
en tant que langue liturgique et littéraire.
274
275
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
Son séjour dans la région de Preslav se situe entre 886 et 893. Au
moment où il fut élevé à la dignité épiscopale par le tsar Siméon
en 893238, il exerçait son enseignement à Kutmiéevica. A la suite
de cette nomination il s’établit en Macédoine, à Ohrid, pour y
déployer une large activité pastorale, littéraire et ecclésiastique.
Son activité suscita de nombreuses adhésions qui s’étendirent à
des milliers de disciples, à en croire son biographe. Auteur des
Vies de Cyrille et Méthode, il érigea deux églises et le monastère
de Saint-Pantéléimon dans la région d’Ohrid. L’église de ce monastère devint le lieu de sa sépulture. Un Eloge de Clément d’Ohrid239
fut composé par un auteur anonyme.
Disciple de Cyrille et Méthode, proche collaborateur et peutêtre frère de Clément d’Ohrid, Naum d’Ohrid fait partie de cette
deuxième génération des évangélisateurs des Slaves. D’après sa
deuxième Vie, il fut ordonné prêtre par le pape Hadrien, lors de
son séjour à Rome avec Constantin et Méthode en 867-868. Lorsque le tsar Siméon décrète à la Diète de 893 l’instauration de la
liturgie slave et le remplacement des livres grecs par leurs traductions slaves, Naum prend pour sept ans la relève de l’enseignement
à Kutmiéevica, après l’ordination de Clément et son départ dans
les régions de Prespa et d’Ohrid nouvellement rattachées à la
Bulgarie. Ayant rejoint Clément en Macédoine (v. l’an 1000), il y
déploie une importante activité d’enseignement et d’évangélisation ; c’est sur les bords du lac d’Ohrid qu’il construit le monastère qui porte son nom240. Une copie du récit de sa vie est conservée à Zographou, le monastère bulgare du Mont-Athos241.
Parmi les textes hagiographiques consacrés à saint Naum, il
faut compter en premier lieu la Vie de saint Naum d’Ohrid (†910),
Vie brève (première moitié du Xe s.) et une Vie du XIVe-XVe
(copie du XVIe s.)242.
Le Traité contre les bogomiles, de Cosmas le Prêtre, fut composé vers 969-972243. Cosmas était semble-t-il représentant d’un
esprit réformateur dans le monachisme bulgare dans la deuxième
moitié du Xe siècle. Il ne se contentait pas de dénoncer l’hétérodoxie bogomile, mais s’insurgeait également contre la corruption
de la vie monastique, ainsi que contre les excès de l’esprit ascétique et du zèle monacal. C’est ainsi qu’il prit la défense du mariage légitime contre tous ceux qui y voyaient une souillure. Pour
lui le salut était possible, dans le monde tout autant que dans le
monastère : “car beaucoup se sont perdus dans le désert et dans
les montagnes, qui y pensaient aux choses du monde, et beaucoup
se sont sauvés dans les villes et en vivant avec leurs femmes”244.
Son engagement d’ordre moral va dans le sens d’une importante
réforme de la vie monastique, pour laquelle il préconise une discipline beaucoup plus sévère.
Il aurait été l’inventeur (893/94) du nouvel alphabet slave, dit cyrillique,
qui imitait l’onciale grecque et qui vint remplacer l’alphabet glagolitique créé
par Constantin-Cyrille, cf. Dujéev, “Relations”, cit., p. 219 n. 2.
239
I. Dujéev, “Kliment Ochridski v nauénoto direne. Postiàenija i zadaéi”
(Clément d’Ohrid dans la recherche scientifique. Les résultats et les devoirs), in
Kliment Ochridski. Materiali za negovoto čestvuvane po slučaj 1050 godini ot
smurtta mu, Sofia, 1968, p. 21-31.
240
D. Glumac, “Neèto o àivotu Nauma Ohridskog” (Sur la Vie de Naum
d’Ohrid), Zbornik FF X/1 (1968), p. 129-139.
241
La plus ancienne Vie de st. Naum, composée par l’un de ses disciples anony­
me, est conservée dans un manuscrit du XVe siècle trouvé en 1906 au monastè­re
de Zographou (Mont-Athos) par Ivanov, Buµlgarski starini iz Makedonija, cit.,
p. 305-311.
242
Ivanov, cit., p. 306sqq. ; N. Zlatarski, “Slovenskoto àitie na sv. Naum ot
XVI v.” (La Vie slave de st. Naum — du XVIe siècle), Spisanie na Buµlgarskata
Akademija na naukite 30, Sofia, 1925.
243
Edition du texte vieux-slave : M. G. Popruàenko, Kozma presviter, bolgars­
kij pisatelj X veka (Cosmas le prêtre, écrivain bulgare du Xe siècle), Sofia, 1936 ;
traduction française et commentaires : H.-Ch. Puech - A. Vaillant, Le traité contre
les bogomiles de Cosmas le prêtre, Paris, 1945 ; voir aussi V. Kiselkov, Prezvi­
ter Kozma i negovite tvorenija (Le prêtre Cosmas et ses écrits), Sofia, 1943 ;
J. Begunov, Kozma prezviter v slavjanskih literaturah (Cosmas le prêtre dans
les littératures slaves), Sofia 1973, p. 19sqq. ; Id., “Serbskaja kompilacija XIII
v. iz “Besjedi” Kozmi Presvitera” (La compilation serbe du XIIIe siècle du
“ Discours ” de Cosmas le prêtre), Slovo 18-19 (1969), p. 91-107 ; cf. étude et
édition : D. Bogdanoviç, “Srpska prerada Kozmine besede u Zborniku popa
Dragolja” (Le remaniement serbe du “ Discours ” de Cosmas dans le Recueil du
prêtre Dragolj), Balcanica 7 (1976), p. 61-89 (rés. français 90).
244
H.-Ch. Puech - A. Vaillant, op. cit., p. 95-96.
276
277
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L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
Hagiographie anachorétique, Vies “populaires”
(XIe — Tuµrnovo)
Au XIIe siècle apparaissent les Vies dites populaires. Créées
généralement par quelque auteur anonyme, sans érudition, ces
Vies ont toujours pour sujet un anachorète. Le auteurs ne suivent
ni le schéma métaphrastique ni celui des Vies du type prologue.
Ces récits sont composés sans introduction, prières et conclusion
détaillée, écrits d’une manière claire, sans la rhétorique hagiographique habituelle, sans longues digressions théologiques, dans
une langue simple et intelligible pour tous. Les Vies populaires
sont écrites en grande partie sur la base de la tradition orale, des
légendes et des éléments apocryphes245.
La Vie de saint Prohor de Pčinja († deuxième moitié du XIe
siècle)246, est l’un des plus anciens textes faisant partie des Vies
populaires.
La Vie de saint Joachim d’Osogovo († fin XIe-début XIIe
siècle)247, est un autre récit anachorétique. Moine-ermite du XIe
siècle, saint Joakim d’Osogovo se retira du monde pour vivre en
solitaire, dans une grotte de la montagne d’Osogovo, en un lieu-dit
appelé Babin Dol. Suivi par de nombreux disciples, il fut à l’origine de la communauté monastique qui s’établit en ces lieux. L’un
de ses disciples, le moine Théodose, y construisit une église à
partir de laquelle se répandit le culte de ce saint dont la mémoire
est célébrée le 16 août.
La Vie de saint Gabriel de Lesnovo (XIe-XIIe siècle), est un
texte connu d’après une copie datée de 1330248. Saint Gavril de
Lesnovo était un maître bâtisseur du XIe-XIIe siècles. Dans son
village natal d’Ossiée (près de Gradetz, Palaneschko) il bâtit une
église dédiée à la Sainte-Mère de Dieu, avant de se faire moine
dans le monastère de Lesnovo dédié au saint Archange Michel.
S’étant consacré à la vie monacale et à la prière, il a également
reconstruit et enrichi les bâtiments de ce monastère.
Le premier récit de la vie de saint Jean de Ryla a été écrit
avant 1183, c’est une Vie dite “populaire”, composée dans une
forme simple et un style naïf et rudimentaire ; sans tenir compte
des règles métaphrastiques, elle comporte de nombreuses allusions
locales ainsi que des éléments apocryphes.
La deuxième Vie de ce saint a été composée en grec par
Georges Skylitzès, gouverneur byzantin de Sofia249. La rédaction
de cette version est faite entre 1166 et 1183 ; l’original grec ayant
été perdu, elle n’existe plus qu’en traduction bulgare. Deux Vies
brèves, du type prologue, de ce saint anachorète, ont été composées
fin XIIe-début XIIIe siècle250. C’est la Vie composée par le patriarche Euthyme qui représente la version la plus développée
(comme nous allons le voir plus loin) de la biographie de celui
qui fut le saint le plus vénéré du Moyen Age bulgare.
Né vers 875/80 (†18 août 946) au village de Scrino, près de
Doupnica (aux environs de Sofia), saint Jean de Ryla était d’une
origine modeste. Plongé dans la prière solitaire, il vécut vingt ans
en réclusion, dont douze dans une grotte de la montagne de Ryla,
avec pour seule compagnie les animaux sauvages. Découvert par
des bergers, il se fit connaître de visiteurs toujours plus nombreux.
Ayant fait de nombreux émules, il créa son monastère où il fut
visité par le roi bulgare Pierre (927-968), mais il refusa de le re-
I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et diver­
gence”, in Hagiographie, cultures et sociétés IVe-XIIe siècles, Paris, 1981, p. 539.
246
Edition du texte vieux-slave (ms. fin XVIIIe s.) : S. Novakoviç, “Péinjski
pomenik” (Le Mémento de Péinja), Spomenik SKA 29 (1895), p. 4-8 ;
247
Le plus ancien manuscrit (incomplet) de sa vie est daté du XVe siècle.
Edition du texte vieux-slave (ms. fin XVIe-XVIIe s.) : S. Novakoviç, “Prilozi k
istoriji srpske knjiàevnosti” (Contributions à l’histoire de la littérature serbe),
Glasnik SUD 22 (1867), p. 242-264 ; Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 405-418.
248
J. Ivanov, op. cit., p. 394-400.
La Vie de saint Jean de Ryla de type “prologue”(fin XII - début XIIIe siècle),
écrite par Georges Skylitzès (conservée uniquement en traduction vieux-bulgare, cf. éd. : J. Ivanov, “§itija na sv. Ivan Rilski” (Vie de st. Jean de Ryla),
Godišnik de l’Univ. de Sofia 32/13 [1936], p. 38-51), n’entre pas dans notre
champ d’investigation.
250
Ces premières Vies de Jean de Ryla ont été éditées et étudiées par J. Ivanov,
“§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki” (Vies de st. Jean de Ryla, avec les
notes d’introduction), Godišnik 32 (Université de Sofia) (1936), p. 1-108.
278
279
245
249
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L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
cevoir251. Après avoir laissé un testament à l’intention de ses
disciples il décéda en 946252. L’un de ses disciples aurait été l’auteur
de sa Vie originelle. Ses reliques furent transférées d’abord à Sofia, puis en 1183 par les Hongrois à Esztergom, ramenées de
nouveau à Sofia en 1187, d’où elles furent transférées à Tuµrnovo
après 1195. En 1469 ses reliques furent finalement transférées de
nouveau à Ryla ou elle reposent encore de nos jours. C’est à l’occasion de cette dernière translation que Vladislav le Grammairien
fit la première rédaction amplifiée de la Vie composée par le patriarche Euthyme253, ainsi qu’un épilogue ajouté dans une rédaction
d’une dizaine d’années plus tardive (1479) et présentant le caractère d’un récit autonome254.
Le “testament spirituel” de saint Jean de Ryla aurait été composé vers 941, mais ce texte n’est connu que par des copies bien
plus récentes, ce qui fait que les doutes subsistent quant à son
attribution255.
XIVe siècle : l’âge d’or de l’hagiographie bulgare
(Vies détaillées256)
La Vie de Théodose de Tuµrnovo a été composée par Calliste,
patriarche de Constantinople (1350-1354 et 1355-1363)257. Cette
Vie constitue aussi une source concernant les débuts de la conquête ottomane dans les Balkans, dont elle donne des éléments assez
intéressants.
Théodose de Tuµrnovo (†1363, à Constantinople) est un moine bulgare du XIVe siècle. Mécontent de la vie monastique qu’il
avait connue jusqu’alors, il devient le disciple de Grégoire le Sinaïte. Ayant séjourné au monastère de la Parorée (1337/38-1346),
puis au Mont-Athos, il visite Thessalonique, Mésembria et Constantinople, puis s’installe au monastère de Kelifarevo, près de Tuµrnovo,
où il crée un mouvement spirituel et un nouveau centre d’activité
littéraire, suivi par de nombreux disciples dont le futur patriarche
Euthyme (1375-1393)258.
Cf. Dujéev, “Relations”, cit., p. 215.
J. Ivanov, Sv. Ivan Rilski i negoviat monastir (st. Jean de Ryla et son monastère), Sofia, 1917 ; I. Dujéev, Rilskijat svetec i negovata obitel (Le saint de
Ryla et son couvent), Sofia, 1947.
253
Sur la tradition manuscrite de cette Vie, cf. E. Turdeanu, La littérature bul­
gare du XIVe siècle et sa diffusion dans les pays roumains, Paris 1947, p. 75-79.
254
J. Ivanov, “Sofijskata redakcija na Vladislavuµ-Gramatikovija raskazuµ za
vruµècaneto moètije na sv. Ivana Rilski otuµ Tuµrnovo vuµ manastira” (Le rédaction
de Sofia de Vladislav Gramatik du récit sur la translation des reliques de st. Jean
de Ryla), Spisanie (Sofia) 60 (1940), p. 67-94 ; Turdeanu, La littérature bulgare,
cit., p. 80-81 ; Borjana Hristova, Opis na Rukopisite na Vladislav Gramatik
(Description des manuscrits de Vladislav Gramatik), Veliko Turnovo, 1996,
p. 89, 165-177.
255
Ivanov, Sv. Ivan Rilski , p. 141sqq. ; Dujéev, Rilskijat svetac, p. 147sqq. ;
Id., “Ivan Rilski”, Nella raccolta Beleàiti Buµlgari, vol. I, Sofia, 1967, p. 467-485.
256
“Le type de Vie composée en style élevé et de longue durée s’est établi en
Bulgarie aux dernières décennies du XIVe siècle grâce à l’activité de l’Ecole de
Tuµrnovo. Jusqu’à cette époque, dans l’hagiographie bulgare le type dominant
de Vie c’est la Vie brève et la Vie de prologue” : I. Boàilov, “L’hagiographie
bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et divergence”, in Hagiographie,
cultures et sociétés IVe-XIIe siècles, Paris, 1981, p. 549 ; “Les écrits hagiographiques slaves (et en particulier bulgares) se distinguent, dans une certaine
mesure, des schémas byzantins uniquement dans les cas où il s’agissait non pas
des Vies de saints, dans le sens strict du terme, mais plutôt de biographies de
laïcs” (cf. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 277).
257
Ecrit en grec, cet ouvrage n’est connu que dans sa traduction vieux-bulgare faite vraisemblablement vers la fin du XIVe siècle, cf. V. Kiselkov, Žitieto
na Teodosij Tuµrnovski kato istoričeski pametnik (La Vie de Théodose de Tuµrnovo
comme source historique), Sofia, 1926 ; I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina
II. Knižovni i istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo (La littérature
bulgare ancienne II. Les monuments littéraires et historiographiques de deuxième empire bulgare), Sofia, 1944, p. XXIX, 212-228, 399-401. Le patriarche de
Constantinople, Calliste Ier (1350-1353 et 1355-1364), composa cette Vie de
l’hésychaste Théodose de Tuµrnovo (1300-1363), Id. “Slawische Heilige in der
byzantinischen Hagiographie”, Südost-Forschungen 19 (1960), p. 83-84. De
même pour une Vie de Grégoire le Sinaïte.
258
Une Vie, assez étendue, de Grégoire, composée par Calliste, patriarche de
280
281
251
252
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L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
La Vie de saint Romyle de Ravanica († peu après 1381) fut
écrite par Grigorije de Kalifarevo259. Originaire de Vidin, de mère
grecque et de père bulgare, disciple de Grégoire le Sinaïte, Romyle faisait partie de la confrérie du monastère de la Parorée. Né
à Vidin (Bulgarie), il meurt à Ravanica (Serbie), il partage son
existence entre le Mont Athos, Valona (Albanie), la Bulgarie et la
Serbie. La biographie de ce moine hésychaste ne manque pas
d’intérêt pour l’histoire balkanique vers la fin du Moyen Age. Il
se déplace fréquemment d’un pays à l’autre ; pour lui le monde
orthodoxe tout entier forme une seule patrie. Le récit de sa vie
n’offre aucune trace de frictions entre nationalités chrétiennes dans
les Balkans ; Grecs, Bulgares, Serbes et Albanais y cohabitent
harmonieusement. La Vie de cet ermite est aussi un témoignage
de la progression de la conquête ottomane dans le sud des Balkans
à cette époque. Les incursions ottomanes y menacent la vie monastique. Une intervention du tsar Ivan Alexandre leur redonne la
sécurité, mais la défaite de la Marica en 1371 plonge les moines
du Mont Athos dans la consternation et l’angoisse. Cette Vie
gréco-slave offre un tableau assez significatif des élites monacales
à l’approche de la domination ottomane260.
Le patriarche Euthyme, grand maître des lettres bulgares
Issu d’une famille appartenant à la noblesse bulgare, le patriarche Euthyme fut le disciple de Théodose de Tuµrnovo. Ecrivain
et patriarche de Bulgarie, il fut à l’origine de la célèbre école littéraire de Tuµrnovo. Témoin de la chute de Tuµrnovo et de la Bulgarie en 1493, il fut exilé par les Ottomans dans le monastère de
Baékovo dans le sud de la Bulgarie, où il mourut en 1404. L’ayant
écarté de sa charge apostolique, les Ottomans placèrent à la tête
de l’Eglise en Bulgarie, désormais intégrée dans le patriarcat de
Constantinople, un métropolite grec, Jérémie, en 1394261.
L’œuvre du patriarche Euthyme comprend des textes appartenant aux genres hagiographiques, épistolaires et liturgiques. Ce
sont : a) des Vies et panégyriques de saints ; b) quatre lettres dogmatiques ; c) des traductions de textes liturgiques du grec262. Ce
sont les textes hagiographiques qui ont le plus d’intérêt pour nous ;
les lettres doctrinales ne manquent cependant pas de présenter un
intérêt d’ordre historique. L’œuvre hagiographique d’Euthyme est
essentiellement constituée par les Vies des saints bulgares. Elles
sont rédigées selon les règles de l’hagiographie byzantine établies
au Xe siècle par Siméon Métaphraste263. Le modèle contemporain
de l’auteur a été fourni par les Vies composées par les patriarches
constantinopolitains, Calliste et Philothée. Euthyme composa ses
Constantinople, fut traduite en vieux-slave. On en possède une copie serbe du
XVe siècle ; sur Grégoire le Sinaïte († 1346), cf. Turdeanu, La littérature bul­
gare, cit., p. 5-7, 9, 11, 15, 34-38.
259 P. A. Syrku, “Monaha Grigorija àitie prepodobnago Romila, po rukopisu
XVI v.” (La Vie du bienheureux Romil par le moine Grégoire, d’après le manuscrit du XVIe siècle), dans Pamjatniki drevnei pismenosti i iskustva 136, St.
Petersbourg, 1900. La vie de cet hésychaste du XIVe siècle existe en version
slave (v. 1390/91) et grecque, à la même époque, sans qu’il soit possible de
définir avec certitude la langue de la version originale (éd. F. Halkin, “Un ermite des Balkans au XIVe siècle. La Vie grecque inédite de saint Romylos”,
Byzantion 31, 1961 (repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie
byzantine, Bruxelles 1971, p. 166-202) ; I. Dujéev, “Un fragment grec de la Vie
de st. Romyle”, Byzantinoslavica 7 (1938), p. 124-127 ; Id., “Un manuscrit grec
de la Vie de st. Romyle”, Studia historico-philologica Serdicencia 2 (1993), p.
88-92).
260
Dj. Sp. Radojiéiç, Grigorije iz Gornjaka, cit., p. 94 ; Turdeanu, La littéra­
ture bulgare, cit., p. 47-49 ; I. Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p.
282
278-279 n. 6 ; F. Halkin, “Un ermite des Balkans au XIVe siècle. La Vie grecque
de saint Romylos, mort à Rabenitza (Ravanica) peu après 1381”, in Actes du
XIIe Congrès international d’études byzantines, Ohrid 1961, t. 2, publié en 1964
(repris dans Id., Recherches et documents d’hagiographie byzantine, Bruxelles,
1971, p. 226-228).
261
Turdeanu, La littérature bulgare, p. 67-70.
262
Dont l’Acolouthie de l’impératrice byzantine Théophano (éd. E. Kaluàniacki, Werke des Patriarchen von Bulgarien Euthymius (1375-1393) nach den
besten Handschriften, Vienne, 1901, p. 225-277), épouse de Léon VI (866-912)
et restauratrice du culte des icônes à l’issue de l’époque iconoclaste, est attribué
à Euthyme, de même qu’il est l’auteur de l’office des saints Constantin et Hélène (éd. Kaluàniacki, op. cit., p. 103-146 ; cf. I. Dujéev, “Chilandar et Zographou
au Moyen Age”, in Id., Medievo bizantino-slavo vol. III, p. 503-504).
263
H. Delehaye, “Simon Metaphrastes”, American Ecclesiastical Review 23
(1900), p. 113-120.
283
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
ouvrages en vue d’une prédication prononcée dans les églises de
la capitale devant le tsar et les notables du royaume, à l’occasion
de la fête du saint ou de la sainte concernés. Les éléments narratifs
de ces Vies sont repris des récits plus anciens. Hormis le schéma
habituel qui suit les règles de l’art, ces sept hagiographies comportent chacune un récit de la translation des reliques à Tuµrnovo.
Le huitième ouvrage, fait à la demande du tsar £ièman, le Pané­
gyrique de saint Constantin et de sainte Hélène est le seul qui
déroge à cette règle264. Imprégnés d’idées hésychastes, ces récits
sont faits d’alternances entre le style rhétorique et une écriture
narrative.
et de la translation de ses reliques à Tuµrnovo organisée par le tsar
Kalojan (1196-1207). Hilarion de Muµglen s’était fait moine dès
son jeune âge. Devenu higoumène, il se distingua dans l’édification
morale et spirituelle de ses ouailles. C’est en 1134 qu’il fut nommé évêque de Muµglen par l’archevêque d’Ohrid. Il se fit connaître
par son enseignement contre les hérétiques et par ses polémiques
contre les bogomiles, au point de conseiller en matière théologique
l’empereur Manuel Ier Comnène (1143-1180) qui avait, semblet-il, failli embrasser l’enseignement hétérodoxe. Il mourut vers
1164 et fut enseveli dans l’église des Saints-Archanges qu’il avait
fait construire. Le patriarche Euthyme aurait composé sa Vie avant
1382267.
L’Eloge du saint. militaire Michel de Potuka, est un de ces
textes à la fois hagiographiques et laudatifs que le patriarche
Euthyme composa pour une lecture solennelle. Le récit concernant
Michel est celui d’un jeune guerrier bulgare qui combattait les
Turcs en Asie Mineure du temps des Croisades au XIIe siècle. Le
roi Kalojan transféra ses reliques dans l’église de l’Ascension de
Tuµrnovo265. L’ayant repris d’un prologue plus ancien, Euthyme lui
donna une forme nouvelle sans y apporter de changements importants quant à l’histoire du saint. Malgré l’existence et l’extension
considérable du culte des saints guerriers au Moyen Age (st.
Georges, st. Démétrios), et malgré quelques copies serbes et
moldo-valaques, ce culte ne semble pas avoir eu une diffusion
importante hors de la Bulgarie.
La Vie de saint Hilarion de Muµglen († 1164), s’enrichit du
récit de sa lutte contre le bogomilisme (par le patriarche Euthyme)266
L’Eloge de l’évêque Jean de Polyboton (Bulavadin) fait partie du même genre de textes hagiographiques qu’Euthyme composa en vue d’un usage liturgique268, c’est-à-dire afin d’être prononcés à l’occasion de la fête du saint. Évêque de Polyboton en
Phrygie (fin VIIe-début VIIIe siècle), Jean était, selon l’écrit
d’Euthyme, un modèle d’abnégation et de zèle religieux ; il fut
notamment un fervent adversaire des hérésies (en quoi il se rapproche d’Hilarion de Muµglen), et plus particulièrement de l’iconoclasme. Ses reliques avaient été transférées à Messine où elles
reposaient au moment où le tsar Kalojan organisa, au début du
XIIIe siècle, leur translation à Tuµrnovo269. C’est le tsar Jean Asen
II qui déposa les reliques du saint dans l’église des Saints-Apôtres
Pierre et Paul, où elles reposaient au moment où le patriarche
Euthyme lut son Eloge à l’occasion de la fête du saint, le 4 décembre dans l’Eglise bulgare.
264
Puisque c’est “le seul ouvrage hagiographique d’Euthyme qui ne soit pas
en rapport direct avec la martyrologie bulgare”, cf. Turdeanu, La littérature
bulgare, cit., p. 101.
265
Sur la translation des reliques de saint Michel le guerrier de Potuka, cf.
Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 442sqq.
266
Ed. : Dj. Daniéiç, “Rukopis Vladislava Gramatika pisan godine 1469” (Le
manuscrit de Vladislav Gramatik de 1469), Starine JAZU 1 (1869), p. 65-85 ;
Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 419sqq.
267
Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 82-84.
268
Ed. Kaluàniacki, Werke, cit., p. 181-202. L’unique copie de ce texte se
trouve dans le codex copié par le moine Gabriel de Neam®u, daté de 1438, cf.
Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 113sq.
269
Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle”, in
Id., Medievo bizantino-slavo vol. III, cit., p. 230-231.
284
285
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
La Vie de sainte Philothée (par le patriarche Euthyme)270 est
un autre ouvrage hagiographique produit par l’Ecole de Tuµrnovo.
Issue d’une bonne famille, Philothée naquit dans la ville de Molybot en Pamphylie. Mariée par ses parents à l’âge de quatorze
ans, elle convainquit son jeune mari de vivre dans la chasteté.
Après la mort de son mari elle se retira dans une île, affrontant les
tentations des démons et guérissant les malades. A l’approche de
sa mort, elle fit venir les clercs des alentours et leur conseilla de
ne pas se laisser abuser par les discours hérétiques. Transférées à
la basilique de Notre-Dame, ses reliques accomplirent de nombreux
miracles. Le tsar Kalojan organisa plus tard la translation de ses
reliques à Tuµrnovo, où elles furent déposées dans l’église de Notre Dame, dite Tumnièka. Cette Vie fait partie des ouvrages qu’Eu­
thyme écrivit avant la chute de Tuµrnovo en 1393. C’est entre 1393
et 1396 que ses reliques furent transférées à Vidin, où le métropolite Joasaph composa un panégyrique de la sainte, dans lequel
il emprunta une grande partie des éléments hagiographiques à
l’ouvrage d’Euthyme271.
connu et qui existe seulement en version vieux-slave274. Sainte
Parascève (Petka) d’Epivate est originaire du village d’Epivate
situé entre Selembrie et Constantinople. Ayant quitté son pays
d’origine, elle s’établit dans la petite ville de Kallikratéia, près
d’Epivate, pour y passer sa vie dans la prière et l’ascèse avant d’y
mourir (13, 14 Oct. Xe s.)275. La translation de ses reliques dans
le monastère de Tuµrnovo fut organisée deux ans après son décès par
le roi bulgare Jean Asen II (1218-1241). Après la conquête ottomane de Tuµrnovo en 1393, les reliques furent transférées à Vidin. A
l’époque de l’occupation ottomane, elles furent transférées à Belgrade (où elles restèrent probablement jusqu’en 1521), avant d’être
transférées à Constantinople. A la demande du prince de Moldavie,
Basile Lupu, les reliques furent transférées une fois de plus (en
1641), cette fois à Jassy en Moldavie276. Le périple des reliques de
la sainte à travers les siècles a donné l’occasion à de nombreux
remaniements de sa Vie, depuis la rédaction primitive du patriarche Euthyme, en passant par la première (un anonyme ou le patriarche lui-même) et la deuxième (Grégoire Camblak, v. 1400) ré­
daction amplifiée, comprenant les translations successives, jusqu’au
remaniement grec et aux traductions moldaves de la Vie277.
L’Eloge de sainte Nedelja est un autre texte hagio-laudatif de
la facture d’Euthyme. Il est consacré à sainte Cyriaque (=Nedelja)
de Nicomydie, martyre de l’époque de Dioclétien (303-311)272.
Ce culte de la martyre paléochrétienne fut largement répandu en
Bulgarie, comme en témoignent les peintures de l’église de Bojana (1259) près de Sofia.
La Vie de sainte Parascève la Jeune273 est encore un de ces
écrits hagiographiques dont le prototype grec nous est resté in-
La Vie, accompagnée d’un éloge (v. 1340), de saint Jean de
Ryla († 946), est l’un des plus importants écrits hagiographiques
composés par le patriarche Euthyme278. Faisant suite aux versions
et remaniements plus anciens, le thème hagiographique de st. Jean
270
Le texte de cette Vie rédigés par le patriarche Euthyme est édité par : Kalu­
àniacki, Werke, cit., p. 78-99. Un texte grec de la Vie de cette sainte n’est pas connu.
271
Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 87 (pour l’histoire du texte, p. 88-89).
272
F. Halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca, Bruxelles, 19573, p. 141.
273
Edition du texte vieux-slave : S. Novakoviç, “§ivot sv. Petke od patrijarha
Bugarskoga Jeftimija” (La Vie de Ste. Parascève par le patriarche de Bulgarie
Euthyme), Starine JAZU 9 (1877), p. 53-59 ; E. Kaluàniacki, Zur älteren Paras­
kevalitteratur der Griechen, Slaven und Rumänen, Vienne, 1899, p. 55-60 ; voir
également, Chr. Kodov, “Starite àitija ne sv. Petka Epivatska” (Les Vies anciennes de Ste. Parascève), Duhovna kultura 40/1 (1960), p. 21-23.
Dujéev, “Les rapports hagiographiques”, cit., p. 274-275.
F. Halkin, Bibliotheca Hagiographica Graeca, cit., p. 172.
276
Voir le témoignage d’un auteur ecclésiastique contemporain, P. Odorico,
avec la collaboration de S. Asdracha – T. Karanastasi – K. Kostas – S. Petmezas, ΑΝΑΜΝΗΣΕΙΣ ΚΑΙ ΣΥΜΒΟΥΛΕΖ ΤΟΥ ΣΥΝΑ∆ΙΝΟΥ, ΙΕΡΕΑ ΣΕΡΡΩΝ
ΣΤΗ ΜΑΚΕ∆ΟΝΙΑ (17ο ΑΙΩΝΑΣ), Publié par l’Association “Pierre Belon”,
sous la direction d’André Guillou, Paris-Athènes 1997, p. 162-164.
277
Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 90sqq., 95-101.
278
Ivanov, Buµlgarski starini, cit., p. 370-383 ; Id., “§itija na sv. Ivana Rilski,
s uvodni beleàki” (Vies de st. Jean de Ryla, avec les notes d’introduction), extrait
de Godišnik (Université de Sofia), t. 32/13 (1936), 108 pages ; I. Dujéev, “Euthyme de Tirnovo”, DHGE 16/90, (1964), p. 75-77.
286
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
de Ryla connaîtra d’autres additions et compilations, comme
l’Eloge (v. 1469, de saint Jean de Ryla par Démétrios Cantacuzène279, puis la Vie de sait Jean de Ryla, version remaniée avec
le récit de la translation des reliques (en 1469), par Vladislav le
Grammairien (l’autographe de 1479)280.
La Vie de saint Jean de Ryla (v. 875/80-945), le saint protecteur de la Bulgarie, a connu de nombreuses versions et remaniements. La plus accomplie est sans doute celle composée par le
patriarche Euthyme281. Après avoir raconté la vie du saint, Euthyme s’emploie à décrire les miracles de ses reliques qui ont été
transférées de Ryla à Sofia à l’époque du tsar Pierre (927-968),
puis de Sofia à Esztergom en 1183, pour être ramenées à Sofia en
1187 et finalement à Tuµrnovo après 1195. La Vie se termine par
une prière au saint invoquant son intercession pour obtenir la
miséricorde divine.
La rédaction amplifiée par Vladislav le Grammairien282 a été
faite à l’occasion du dernier transfert des reliques, de Tuµrnovo à
Ryla en 1469. L’Epilogue que ce lettré, le diacre Vladislav le
Grammairien, composa en l’honneur de cette ultime translation
des reliques fait également partie d’une autre rédaction de la Vie
du saint, incluse dans un volumineux Sbornik, connu dans la
version de 1479, ainsi que dans celle du Panégyrique de Marda­
rije de 1483283. L’Epilogue de Vladislav est une relation de la
translation rapportée par un contemporain, qui avait pu être un
témoin oculaire de ces solennités. Ce texte présente un caractère
autonome de notes ou de récit d’un voyage284. Parlant de la restauration du monastère de Ryla par le césar Hrelja, l’auteur recourt
à quelques références historiques, y compris sur les batailles de
la Marica et de Kosovo, puis de la chute de Tuµrnovo285. L’écrit de
Vladislav existe donc dans les rédactions différentes de la Vie du
saint, mais également sous forme de texte autonome, et dont des
copies sont connues en Moldavie et en Russie286.
J. Ivanov, “§itija na sv. Ivana Rilski, s uvodni beleàki”, Godišnik (Université de Sofia), t. 32/13 (1936), p. 86-102 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Un Byzantin,
écrivain serbe : Démétrios Cantacuzène”, Byzantion 29/30 (1960), p. 77-87 ;
Dj. Trifunoviç, Dimitrije Kantakuzin, Belgrade, 1963 ; I. Dujéev, “Démétrios
Cantacuzène, écrivain byzantino-slave du XVe siècle”, in Medievo bizantinoslavo cit., vol. III, p. 311-321.
280
Edition du texte vieux-slave : S. Novakoviç, “Prilozi”, p. 265-303 ; Kaluàniacki, Werke, cit., p. 405-431 ; voir aussi P. Nikov, “Vladislav Gramatik. Prenasjane moètite na sv. Ivana Rilski ot Tuµrnovo v Rilskija monastir” (Vladislav
Gramatik. Translation des reliques de st. Jean de Ryla de Tuµrnovo au monastère
de Ryla), dans Buµlgarska istoričeska biblioteka 1/2 (1928), p. 156-187 ; et surtout
Borjana Hristova, Opis na Rukopisite, p. 64-109, 165-177.
281
Cette version de la Vie de st. Jean de Ryla a été identifiée dans sept manuscrits, cf. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 75 ; éd. Kaluàniacki, Werke,
cit., p. 5-26.
282
L’essentiel de l’œuvre de traducteur, de compilateur et d’auteur de Vladislav est regroupé dans ses 4 volumineux recueils (rédigés en 1456, 1469, 1473 et
1479), comprenant plus de 4300 pages manuscrites avec quelques 250 textes en
tout (Jasmina Grkoviç-Major, dans Spisi Dimitrija Kantakuzina i Vladislava
Gramatika (Les textes de Démetrios Cantacuzène et de Vladislav Gramatik),
Belgrade, 1993, p. 23sqq. ; Borjana Hristova, Opis na Rukopisite na Vladislav
Gramatik, Veliko Tuµrnovo, 1996). De tous les écrits de cet érudit du XVe siècle,
la seule œuvre originale est justement celle consacrée à st. Jean de Ryla, connue
aussi sous le nom de “Récit de Ryla”. Par la thématique de cet écrit Vladislav le
Grammairien appartient à la littérature bulgare, ce qui n’est aucunement en
contradiction avec son origine serbe (né à Novo Brdo au Kosovo, vers 1425, il
passa la plus grande partie de sa vie dans le monastère de Matejéa dans les monts
de Crna Gora de Skoplje). Dans le Sbornik de 1473, Vladislav le Grammairien
dit avoir fait sa “traduction depuis le manuscrit grec en langue serbe” (koito
prevede ot grßcki rßkopis na srßbski ezik), cf. I. Boàilov, Stara Buµlgarska
literatura 3. Istoričeski s’činenija, Sofia, 1983, p. 113.
283
Edition : Kaluàniacki, Werke, p. 405-431 ; B. St. Angelov, “Stari slavjanski tekstove. Nova redakcija na povesta za Ivan Rilski” (Les textes slaves
anciens. Une nouvelle rédaction de la Vie de Jean de Ryla), dans Izvestija na
Instituta za Buµlgarska literatura 9 (1960), p. 247-255. Sur les deux versions de
cet écrit et la question de leur attribution, voir Jasmina Grkoviç-Major, art. cit.,
p. 23-27 (avec bibliographie).
284
Cf. J. Ivanov, StaroBuµlgarski raskazi, Sofia, 1935, p. 72 ; sur la “Rilska
povest na Vladislav Gramatik za prenesneto na moètite na sv. Ivan Rilski ot
Turnovo v Rila”,autographe de 1479 ; copie de Mardarie Rilski (1483) ; copie
du XVIIe s., du monastère de Zograf, cf. Borjana Hristova, Opis na Rukopisite,
p. 89, 165-177.
285
I. Boàilov, Stara Buµlgarska literatura cit., vol. III, p. 92-93.
286
Borjana Hristova, op. cit., p. 11sqq., 110-119.
288
289
279
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L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
Né probablement à Tuµrnovo, vers 1325-1330, Euthyme est
issu d’une famille riche, apparentée à la famille Camblak dont
faisaient partie Cyprien, futur métropolite de Kiev, et Grégoire,
cet autre grand homme de lettres bulgare dont l’œuvre appartient
aussi bien à la littérature bulgare que serbe, russe et peut-être
moldave aussi. Disciple préféré de Théodose, il entre à l’école
hésychaste de Kalifarevo dès son ouverture vers 1350. Après avoir
accompagné son maître à Constantinople où celui-ci mourut en
1363, Euthyme passe quelques années au Mont-Athos, à Zographou
et dans la skite de Selina. A l’issue de ce séjour il fut exilé, en
1371, par l’empereur Jean V Paléologue dans l’île de Lemnos,
pour regagner la Bulgarie quelques mois après afin de s’installer
dans le monastère de la Sainte-Trinité, près de Tuµrnovo (construit
par Jean £ièman en 1371-1372). C’est en ces lieux qu’il organise
son école de littérature religieuse avant d’accéder au trône patriarcal en 1375.
héros au profit de sa projection eschatologique fait partie des règles
de l’art telles qu’on peut les retrouver dans un bon nombre d’écrits
hagiographiques de cette époque, y compris un autre ouvrage
important du même auteur, la Vie de Stefan Deéanski, roi de Serbie (1321-1331), comme on le verra plus loin. La période était
pourtant riche en événements cruciaux de même que la personne
du patriarche, en tant que contemporain et responsable de l’Eglise, devait offrir plus d’un élément documentaire.
L’Epilogue à la Vie de sainte Parascève est un texte que Cam­
blak rédigea lors de son séjour en Serbie (fin du XIV-premières
années du XVe siècle). Cet ouvrage raconte la translation des re­
liques de la sainte de Vidin (Bulgarie) à Belgrade (Serbie). On y
trouve plus d’informations contemporaines que dans le Panégyrique du patriarche Euthyme. Il y est fait mention de la prise de
Vidin par le roi de Hongrie, Sigismund, allant affronter les Ottomans à Nicopolis (1396), puis de la prise de Vidin par les Turcs et
enfin il raconte le transfert des reliques que la veuve du prince La­
zar “saint et d’éternelle mémoire”, avec ses deux fils Stefan et Vuk,
et la veuve du despote Ugljeèa, avait réussi à obtenir du sultan.
L’Eloge du patriarche Euthyme est un texte composé par
Grégoire Camblak287 (auteur par ailleurs, entre autres œuvres, de
vingt-quatre homélies), vraisemblablement au début du XVe siècle. Cet ouvrage, rédigé une vingtaine d’années après la prise de
Tuµrnovo par les Ottomans (1393), décrit en particulier les derniers
jours du patriarche Euthyme, avant que le conquérant turc ne
l’envoyât en exil à la suite de la chute de la capitale bulgare. La
première partie comprend un développement hagiographique de
la vie du patriarche dans les règles de l’art : le périple spirituel du
saint homme, ses activités littéraires, mais avec trop peu d’éléments
factuels pour faire ressortir d’une façon authentique la personnalité du patriarche. Cette manière de désincarner l’image de son
L’Eloge de sainte Philothée288 (avec la translation de ses reliques de Tuµrnovo à Vidin), est écrit par Joasaph, métropolite de
Vidin. Composé entre 1393 et 1396 selon un schéma byzantin, ce
texte est pour l’essentiel une refonte de l’ouvrage du patriarche
Euthyme289. Pour le reste, cet écrit ne manque pas d’intérêt documentaire, puisque l’auteur raconte des événements contemporains,
dont le sac de la capitale bulgare en 1393 (chapitre IX et X) ; il
Ed. Archimandrite Leonid, “Nova gradja za bugarsku istoriju” (Sources
inédites pour l’histoire bulgare), Glasnik SUD 31 (1871), p. 258-291 ; cf.
E. Kaluàniacki, Aus der panegyrischen Litteratur der Südslaven, Vienne, 1901,
p. 28-60 ; Gregoire Camblak, Pohvalno slovo za Evtimij Tuµrnovski ot Grigorij
Camblak (L’Eloge d’Euthyme de Tuµrnovo par Grégoire Camblak), éd. P. Rusev
– I. Gulubov – A. Davidov – G. S. Danéev, Sofia, 1971.
Edition complète avec une introduction : Kaluàniacki, Aus der panegyrischen
Litteratur, cit., p. 89, 97-128 ; V. Kiselkov, “Mitropolit Joasaf Bdinski i slovoto
mu za sv. Filoteja” (Le métropolite Joasaph de Vidin et son écrit consacré à Ste.
Philotée), dans Buµlgarska istoričeska biblioteka 4/1 (1931), p. 169-206 ; P. Dinekov – K. Kuev – D. Petkanova, Hristomatija po starobulgarska literatura
(Chréstomatie de la littérature vieux-bulgare), Sofia, 19784, p. 453-457.
289
Ayant reçu son titre du patriarche de Constantinople (dont la métropole de
Vidin relevait depuis 1381), Joasaph est vraisemblablement un disciple du patriarche de Bulgarie, Euthyme, cf. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 147, 148.
290
291
287
288
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L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
fait notamment partie des témoignages sur la conquête ottomane
marqués par un état d’esprit fait de componction propre à ce
genre d’écrit290.
Lorsque le métropolite de Valachie, Néophyte le Crétois,
effectua sa visite pastorale à Curtéa de Arges où les reliques de
sainte Philotée reposaient, il ne trouva point de texte hagiographique consacré à la sainte. C’est pourquoi, ayant recours à la tradition rapportée par la population locale, Néophyte composa un
synaxaire de la sainte écrit en langue grecque. N’ayant plus grandchose à voir avec la Vie composée par Euthyme, cette tradition
consignée par Néophyte s’est largement répandue dans les pays
roumains depuis le XVIIIe siècle291.
doxie293. Traduit en Bulgarie du temps du tsar Boril, en 1211, il
contient des additions des XIe-XIIe siècles, puis surtout un complément le compte-rendu du concile de Tuµrnovo contre le bogomilisme et son extirpation de Bulgarie en ce début du XIIIe siècle294.
Une chronique de l’Eglise bulgare avec la succession des tsars,
des patriarches du XIIIe-XIVe siècle,jusqu’à Jean £ièman (13711393) et au patriarche Euthyme (1375-1393)295, adjointe à la fin
du XIVe siècle. Cette chronique succincte du royaume et de
l’Eglise bulgares répertorie les tsars depuis Asen II et les patriarches depuis son contemporain Joachim, y compris un grand nombre de métropolites bulgares. Les martyrs de la foi font suite dans
ces évocations pieuses, y compris celle du roi serbe Vukaèin Mrnjaéeviç et de son frère Ugljeèa, le despote de Serrès, tombés dans
la bataille de la Marica contre les Ottomans en 1371. L’identité
de l’auteur anonyme du Synodik, dans sa forme actuelle, un lettré
bulgare de la seconde moitié du XIVe siècle, n’a pu être établie
avec certitude. L’éditeur du texte propose l’attribution au patriarche Euthyme, hypothèse plausible mais qui n’a pu être attestée
d’une manière indubitable.
Le Répertoire (Imenik)296 des khan bulgares contient une
liste de treize des plus anciens souverains de Bulgarie dont les
deux premiers, au moins, sont légendaires, trois hypothétiques et
Textes historiographiques
Le Synodik du tsar Boril (traduit en 1211) est le plus important
texte historiographique bulgare de cette période intéressant notamment l’histoire du bogomilisme. Il a été identifié dans deux
copies datées du XIVe et de la fin du XVIe siècle292. A l’origine,
le Synodik est un répertoire de patriarches, mais aussi d’empereurs
byzantins, énumérés selon le critère de conformité confessionnelle et doctrinale, destinée à être lu dans les églises des sièges
diocésains le premier dimanche de Carême. Les patriarches, les
archevêques et autres hauts dignitaires de l’Eglise, ainsi que les
empereurs et impératrices y sont énumérés selon leur mérites au
profit de l’orthodoxie, ou bien, au contraire en faveur de l’hétéro-
290
I. Dujéev, “La conquête turque et la prise de Constantinople dans la littérature slave de l’époque”, in Medioevo bizantino-slavo, cit., vol. III, p. 347349.
291
Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 89-90.
292
Edition, M. G. Popruàenko, Sinodik carja Borila, Odessa, 1899, p. 3-96 ;
de même que : Id., Sinodik carja Borila (La Synodique du tsar Boryl), dans la
collection Buµlgarski starini VIII, Sofia, 1928, p. 2-96 ; Trad. bulgare (extraits) :
I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i istoričeski pametnici ot
vtoroto Buµlgarsko carstvo, Sofia 1944, p. 28-29, 44-46, 156-169 ; I. Boàilov,
Stara Buµlgarska literatura, cit., p. 77-80, 365-366.
293
Voir les indications chez V. Moèin, “Serbskaja redakcija Sinodika v nedeli
pravoslavija” (La rédaction serbe du Synodikon du dimanche de l’orthodoxie),
Vizantijskij vremennik 16 (1959), 17 (1960), 18 (1961), p. 317-394, 278-353,
359-360.
294
D. Obolensky, The Bogomils. A Study in Balkan Neo-Manichaeism, Cambridge, 1948, p. 234-249 ; F. Dvornik, Les Slaves. Histoire et civilisation de
l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, 1970, p. 497.
295
E. Turdeanu, La littérature bulgare, cit., p. 141-147 ; J. Gouillard, “Une
source grecque du Sinodik de Boril. La lettre inédite du patriarche Cosmas”,
Travaux & Mémoires 4 (1970), p. 361-372.
296
Connu par les trois manuscrits du XVIe siècle, édition : A. Popov, Obzor
hronografov russkoj redakcii, t. I, Moscou, 1866, p. 25-27 ; M. N. Tihomirov,
“Imenik bolgarskih knjazej” (L’Annuaire des princes bulgares), Vestnik drevnej
istorii 3 (1946), p. 81-90.
292
293
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L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
huit autres identifiés : Asparuh (v. 680-701), Tervel (701-718),
l’Anonyme (718-724), Sevar (724-739), Kormisoè (739-756),
Vineh (756-761), Telec 761-764), Umar (766). Le texte original
de ce répertoire fut probablement rédigé en grec. On ne connaît
pas la date de sa traduction slave. Les années du règne de ces
princes sont indiquées d’après le calendrier vieux-bulgare.
L’Explication de la vraie foi de Constantin le Philosophe,
ainsi que la Défense des Lettres slavonnes, écrit polémique de
Åernorizec Chrabuµr (début du Xe siècle)301 (ayant marqué époque qui fut celle des débuts de la langue littéraire slave), sont des
ouvrages caractéristiques de ce recueil de textes.
Vie du patriarche Joachim Ier (1235-† 1246)297
C’est le seul vestige important de l’ancienne historiographie
bulgare contenant un catalogue des khagans bulgares (deux versions, 963 et 1204)298.
Le Synopsis des peuples et des langues (avec des précisions
sur les différentes langues et alphabets), est un texte du début du
XIIIe siècle299.
Le Discours sur le roi Ivan-Alexandre dans le Psautier com­
menté, copie sur parchemin en 1337300, est un assez long texte
rhétorique, fort élogieux pour la personne du “grand Jean Alexandre, orgueil et gloire des Bulgares”.
C’est sur l’ordre du tsar Jean Alexandre (1331-1371) et pour
son propre usage qu’un recueil de textes (Sbornik) fut composé
en 1348 par le hiéromoine Lavrentij. Cette chrestomathie de textes de caractère hagiographique, dogmatique, édifiant, comprend
aussi des extraits des chronographes, ainsi que des écrits apocryphes y compris ceux de provenance bogomile. Les archaïsmes au
niveau de la langue et de l’orthographe indiquent l’origine ancienne de ce Sbornik..
297
I. Snegarov, “Neizdadeni starobuµlgarski àitija” (Les Vies vieux-bulgares
inédites), Godišnik na Duhovnata akademija Sv. Kliment Ohridski 3 (1953-1954),
p. 168sqq.
298
Dvornik, Les Slaves, cit., p. 498.
299
Dvornik, Les Slaves, p. 498.
300
Turdeanu, La littérature bulgare, p. 16-17 (avec des indications bibliographiques, n. 1).
294
Ecrits de Jean l’Exarque (l’éloge de St. Jean le Théologien,
sermons, Hexameron)302
traduction de la Source de la foi de St. Jean Damascène :
F. Dvornik, Les Slaves, p. 162
La vie du Saint roi Boris303.
Saint Boris-Michel, khan et roi de Bulgarie (852-889), est à
l’origine de l’évangélisation de son pays en 865304. Il laisse le
trône à son fils Vladimir pour prendre l’habit monacal. Devant
l’apostasie de Vladimir, il quitte le monastère pour destituer Vladimir au profit de son deuxième fils, Siméon (**). Après cette
excursion involontaire dans l’activité politique, Boris-Michel
revient à la vie monastique et meurt dans son monastère le 2 mai
907. Il fut canonisé par l’Eglise bulgare305.
301
K. Kalajdoviç, Ioanu ekzarhu bolgarskij, Moscou, 1824, p. 189-192 ;
Turdeanu, La littérature bulgare, p. 18 n. 5 ; K. Kuev, Černorizec HraBuµr,
Sofia 1967. Sur l’identité de Hrabar, que certains spécialistes identifient comme
êtant Naum d’Ohrid, cf. D. Glumac, “Neèto o àivotu Nauma Ohridskog”, Zbor­
nik FF X/1 (1968), p. 135-138 (avec des indications bibliographiques, résumé
en allemand p. 139).
302
I. Dujéev, “Ioan Ekzarch”, Istorija na Buµlgarskata literatura I,
Starobuµlgarskata literatura, Sofia 1962, p. 127-140 ; R. Aitzetmüller,
Das Hexaemeron des Exarchen Johannes I, Graz 1958 ; Ioan Ekzarch,
£estodnev (trad. bulgare et commentaires, N. Koéev), Sofia 1981.
303
V. Dragova, “Fragmenti ot starobulgarskoto Zitie na sveti knjaz
Boris v balkanski srednovekovni tvorbi”, Literaturoznanie i folklori­stika.
V éest na 70-godièninata na akd. Petur Dinekov, Sofia 1983, p. 100
304
I. Dujéev, “Les rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”, in Medioevo bizantino-slavo III, Rome 1971, p. 63-75
Cf. I. Dujéev, “Relations entre les Slaves méridionaux et Byzance”, in
Medievo bizantino-slavo 3, p. 213
305
295
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone en B ulgarie m é di é vale
Le Chronographe (“Lietopis”) est un recueil de chroniques
contenant, outre des textes byzantins (Constantin Manassès, Georges le Moine ou Hamartolos)306, la traduction d’une compilation
grecque aujourd’hui perdue ; elle a été amplifiée ensuite pour la
partie consacrée à l’histoire bulgare307. On connaît deux copies
contemporaines de l’archétype aujourd’hui perdu, celle de 1345
faite sur l’ordre du tsar Jean Alexandre, puis celle (v. 1344-1355)
de la Bibliothèque du Vatican. Cette deuxième copie comporte 69
miniatures avec 109 scènes au total, exécutées pour la plupart
selon des modèles byzantins, à l’exception de 19 scènes destinées
à illustrer les parties concernant l’histoire bulgare.
* * *
La plus grande partie de la littérature autochtone vieux-bulgare est composée de textes hagiographiques, dont certains représentaient de précieuses sources d’informations sur la civilisation
bulgare médiévale, surtout lorsqu’on tient compte du nombre
restreint des textes historiographiques qui nous sont parvenus.
L’hagiographie bulgare est généralement fidèle aux modèles byzantins : forme littéraire, schéma hagiographique, style, genres
principaux. La quasi-totalité des Vies des saints appartenant à la
littérature vieux-slave créée en Bulgarie après le Xe siècle présente un très haut degré de conformité aux règles hagiographiques
métaphrastiques. Le meilleur représentant de cette littérature
vieux-bulgare est le patriarche Euthyme avec son école littéraire
qui domine entièrement les lettres sud-slaves dans la deuxième
moitié du XIVe siècle310.
Les écrits hagiographiques vieux-bulgares se distinguent des
schémas byzantins uniquement dans le cas des Vies dites “populaires”, œuvres d’auteurs peu instruits et donc plus ou moins
étrangers à une influence directe de la littérature slavo-byzantine.
L’hagiographie vieux-bulgare constitue une manifestation éloquente de la symbiose culturelle qui s’est produite au cours du
XIVe-XVe siècle, notamment dans les milieux hésychastes byzantins et sud-slaves. Une symbiose ayant pour origine le courant
cyrillo-méthodien avec pour vecteur principal la littérature byzantino-slave. Ce qui fait qu’il n’est pas toujours possible de connaître l’origine linguistique de ces écrits. C’est ainsi que certaines
Vies des saints slaves ont été rédigées en grec (Vie de st. Clément
d’Ohrid par Théophylacte d’Ohrid), que certaines sont connues
dans les deux versions (Vie brève du même saint par Démétrios
Chomatianos, Vie de st. Romyle), alors qu’on connaît des Vies
dont l’original grec s’est perdu, ce qui fait qu’elles nous sont
Une Chronique dite «bulgare», écrite par un anonyme, retrace les événements du début du XIVe au début du XVe siècle308.
Se rapprochant par sa forme des chroniques brèves byzantines, la
seule copie de cet écrit, dont l’origine demeure inconnue, est
conservée dans un recueil manuscrit copié en Moldavie entre 1554
et 1561309.
Edition : I. Bogdan, Cronica lui Constantin Manases. Traducere mediobulga­
raµ faµcutaµ pe la 1350, Bucarest 1922 ; Turdeanu, La littérature bulgare, p.
17-18, 160-161.
307
L. Havlikova, “Les suppléments annalistes accompagnant la traduction
moyen-bulgare de la Chronique de Constantin Manassès et leur importance pour
la formation et la stabilisation de la conscience de nationalité et d’Etat aux XIIIeXIVe siècles”, in Rapports, co-rapports, communications tchécoslovaques pour
le Ve Congrès de l’AIESEE, Prague 1984, p. 145-161 (bibliographie).
308
I. Bogdan (étude et édition), «Ein Beitrag zur bulgarischen und serbischen
Geschichtschreibung», Archiv für slavische Philologie 13 (1891), p. 481-543 ;
traduction bulgare : I. Dujéev, Iz starata Buµlgarskata knižnina II. Knižovni i
istoričeski pametnici ot vtoroto Buµlgarsko carstvo, Sofia, 1944, p. 265-275.
309
L’attribution “bulgare” de cette chronique est contestée (Kaluàniacki,
Werke, cit., p. CIX n. 1 ; Id., Aus der panegyrischen Litteratur, cit., p. 18 n. 1),
y compris plus récemment par D. Nastase, qui fait la démonstration de l’origine
byzantine de ce texte historique, cf. D. Nastase, «Une chronique byzantine
perdue et sa version slavo-roumaine (La Chronique de Tismana, 1411-1413),
Cyrillomethodianum 4 (1977), p. 100-171. Les historiens bulgares attribuent
néanmoins cet ouvrage à un auteur anonyme bulgare (I. Dujéev, “La conquête
306
296
turque et la prise de Constantinople dans la littérature slave de l’époque”, in
Medioevo bizantino-slavo, cit., vol. III, p. 360-363).
310
I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et
divergence”, cit., p. 534-556.
297
BOŠKO I. BOJOVIĆ
parvenues uniquement dans leur traduction ou dans leur version
slave (Vie de Constantin-Cyrille), et enfin celles cumulant les deux
caractéristiques (Vie de st. Jean de Ryla par Georges Skylitzès).
Cette imbrication des hagiographies slaves et grecques (les auteurs
grecs ont utilisé les prototypes slaves lors de la composition de
ces Vies), est un phénomène dont la portée socio-culturelle n’a
sans doute pas encore été évaluée à sa juste mesure. Un phénomène transcendant les frontières linguistiques, culturelles et institutionnelles dans un domaine où l’exclusivisme idéologico-religieux byzantin allait souvent au détriment de l’universalisme
romano-chrétien. Il suffit, en effet, de rappeler que la hiérarchie
byzantine s’était montrée bien peu empressée d’inclure les saints
slaves dans le calendrier de l’Eglise œcuménique311.
Il est impossible d’exposer en quelques pages toute la richesse de la littérature vieux-bulgare et la complexité de son interdépendance avec la littérature byzantine. C’est dans la volonté
d’attirer l’attention sur l’intérêt d’entreprendre une étude d’envergure dans ce domaine, aussi bien pour les études slaves que pour
les études byzantines, que nous avons esquissé ce bref tour d’horizon d’un patrimoine littéraire encore trop peu connu dans les
langues modernes de grande communication internationale.
Le commentaire d’un auteur, ecclésiastique grec du XVIIe siècle, sur le
manque de vénération pour une sainte slave dans le Patriarcat de Constantinople
(fait à propos de la translation de ses reliques en Moldavie), est assez significatif
à cet égard, cf. P. Odorico, ΑΝΑΜΝΗΣΕΙΣ ΚΑΙ ΣΥΜΒΟΥΛΕΖ ΤΟΥ ΣΥΝΑ­
∆ΙΝΟΥ, cit., p. 164, 388.
311
298
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
La littérature autochtone
(hagiographique et historiographique)
des pays yougoslaves au Moyen Age
L’analyse des textes narratifs appartenant au genre désigné
comme “hagio-biographie dynastique” révèle leur teneur en idées
politiques. Elaborée généralement par des ecclésiastiques ou des
moines, souvent par des personnages plus ou moins proches de la
cour royale, cette philosophie politique312, tout en ayant un caractère essentiellement théorique, eut une incidence importante sur
la vie politique, la culture et même la spiritualité en Serbie. Sans
acquérir la forme de traités politiques et théoriques, ces textes
hagio-biographiques ont fortement marqué les consciences des
élites et contribué au développement de concepts abstraits, éthiques
et historiques. Rapportant les vies des souverains sous une forme
plus ou moins hagiographique ou biographique, sur le fond des
événements majeurs du royaume, ces textes représentent des
portraits historiques plus ou moins sublimés des souverains et des
prélats placés à la tête de l’Etat et de l’Eglise de Serbie. Partant
des concepts relatifs au pouvoir royal, à la souveraineté de l’Etat,
à la “symphonie” des deux pouvoirs, à la vocation de la patrie
serbe dans l’économie de l’histoire sacrée, à l’incidence de la
sainteté et de la Grâce divine dans le charisme dynastique, à la
nécessité impérieuse pour le roi d’assumer la vraie foi avec son
système de valeurs dans le maintien de l’ordre social — ces textes
reflètent aussi bien les structures mentales que l’organisation de
la société dont ils sont issus.
312
D. Bogdanoviç, “Politiéka filosofija srednjovekovne Srbije. Moguçnosti
jednog istraùivanja” (La philosophie politique de la Serbie médiévale. Lignes
directrices d’une recherche), Filosofske studije, 16 (1988), p. 7-28.
299
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
La littérature autochtone serbe débute au XIIe et surtout au
début du XIIIe siècle, lorsqu’apparaît la première Vie de type
développé : la Vie de saint Siméon Nemanja par Stefan le Premier
couronné. Ce type de littérature consacrée aux Vies se caractérise
par des hagio-biographies qui portent sur presque tous les souverains, depuis Stefan Nemanja jusqu’à Stefan Lazareviç. La sacralisation littéraire et cultuelle des souverains qui s’ouvrit avec saint
Jean Vladimir († 1016) et Siméon Nemanja († 1199) jusqu’à
Stefan Deéanski († 1331) et au prince Lazar († 1389), et en particulier la dynastie “de la sainte extraction” des Nemanjiç et des
Brankoviç de Srem, est une institution dynastique et ecclésiale
qui ne se trouve que dans la partie occidentale de la Chrétienté
(France, Hongrie, Angleterre). La continuité presque ininterrompue de ce mémorial ecclésial et dynastique accompagne le cheminement de la royauté serbe et reste liée étroitement au développement de l’idée politico-ecclésiale de la souveraineté de l’Etat
et de l’autocéphalie de l’Eglise. L’historiographie des Annales
brèves apparaît assez tard (à la fin du XIVe siècle) et tire son
origine des généalogies de souverains sous l’influence sensible
des hagio-biographies dynastiques.
Bien que la Vie du Saint prince martyr Jean Vladimir puisse
être considérée comme un texte précurseur de ce genre littéraire
balkano-slave, il convient de remar­quer que cette œuvre, créée au
XIe siècle dans la principauté de Dioclée313, ne fait pas partie de
la même tradition littéraire que les biographies hagiogra­phiques,
qui font leur première appa­rition au début du XIIIe siècle, avec
lesquelles aucun lien direct n’a pu être établi. La Vita du prince
Jean Vladimir (997-1016) ne nous est pas parvenue dans sa forme
originelle ni même dans la langue où elle fut sans doute écrite
initialement314. Cette toute première hagiographie royale balkanoslave aurait été composée dans les années vingt du XIe siècle par
un auteur anonyme habitant la principauté de Dioclée. L’œuvre
décrivant la vie du prince Jean Vladimir et sa mise à mort, en 1016
à Prespa, par le souverain bulgare Vladislav est incluse après 1167,
en abrégé, dans l’importante œuvre histo­riographique d’un autre
Diocléen anonyme de Bar315, connue sous les noms de Barski
Annales du prêtre de Dioclée
Créé dans la principauté de Dioclée qui devint le premier
royaume (1089) serbe du Moyen Age, cet ouvrage d’un anonyme
dit le “prêtre de Dioclée” fait partie d’une tradition littéraire autre
que celle des hagio-biographies royales de l’époque némanide.
L’auteur de cette chronique retrace dans sa première partie l’histoire d’un royaume mythique des Slaves méridionaux depuis leur
installation dans l’Illyricum byzantin. La deuxième partie est
composée d’une Chronique du royaume de Dioclée (XIe — XIIe
siècle) avec une valeur historique nettement plus importante, mais
encore très insuffisamment étudiée. Cette partie contient la Vie du
prince Jean Vladimir. La dernière partie (chapitre XXVII) est une
adjonction du XIVe siècle contenant le récit de la mort du roi
croate Zvonimir.
Cet écrit représentera le point de départ dans la formation de la rédaction
serbe du vieux-slave, Dj. Trifunoviç, Azbučnik srpskih srednjevekovnih književnih
pojmova (Lexique des notions littéraires serbes au Moyen Age), Belgrade, 19902,
p. 60-61 ; Id., Stara srpska književnost (Ancienne littérature serbe), p. 11 ;
D. Bogdanoviç, Istorija stare srpske knjiùevnosti (L’histoire de la littérature
serbe ancienne), Belgrade, 1980, p. 133-135.
314
“…ex sclavorumnica littera verterem in latinam…” (anonyme appelé prêtre de Dioclée “Presbyteri Diocleatis Regnum Sclavorum”) : F. £ièiç, Letopis
Popa Dukljanina (Annales du Prêtre de Dioclée), (étude et édition critique du
texte), Belgrade-Zagreb, 1928, p. 292 ; S. Mijuèkoviç, Ljetopis Popa Duklja­
nina (introduction, commentaires et traduction serbe), Belgrade, 1988, p. 107.
On pourra lire des extraits de la Vita de Jean Vladimir dans T. Butler, chap.
intitulé : “The Story of Vladimir and Kosara from the Chronicle of the Priest of
Duklja”, Monumenta serbocroatica. A bilingual Anthology of Serbian and
Croatian texts from the 12 th to the 19 th century, Michigan Slavic Publications
1980, p. 129-140.
315
Cette œuvre rédigée (entre les années vingt du XIe et la fin du XIIe siècle)
se compose d’une généalogie des souverains “Libellum Gothorum quod latine
Sclavorum dicitur regnum” (jusqu’au Xe s.), de la Vita abrégée du prince Jean
Vladimir (997-1016) et de la Chronique de Dioclée (XIe-XIIe siècles), cf. Bogdanoviç, Istorija, cit., p. 134, n. 30 ; N. Banaèeviç, Letopis popa Dukljanina i
narodna predanja (Les Annales du Prêtre de Dioclée et la tradition populaire),
300
301
313
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
rodoslov (Généalogie de Bar), Letopis popa Dukljanina (Annales
du prêtre de Dioclée) et de Il regno degli Slavi316, dans ses rédactions latines317 ou italiennes318. La biographie319 de saint Jean
Vladimir est en fait un récit de martyre à consonance chevale­
resque ; avec son côté romantique, elle fait penser à une inspiration
d’origine occidentale320. Une ascendance plus ancienne slavoserbe de l’ouvrage du Prêtre de Dioclée est d’autant plus intéressante qu’elle est probablement un des très rares témoignages sur
ces chroniques321 épiques archaïques (Liber ges­torum) en vers322
qui se maintinrent encore longtemps323 chez les peuples barbares
christianisés et qui ont dû représenter une source d’informations
sur l’histoire primitive des Serbes et des Croates pour l’œuvre de
Constantin Por­phyrogénète324.
Hagio-biographies de Siméon-Nemanja et de Sava Ier
Les hagiographies princières et royales serbes, qui n’ont pas
leur véritable équi­valent dans le monde chrétien de l’époque325,
ont eu initialement une fonction liturgique. C’est néanmoins dans
le cadre poétique de la litté­rature byzantine qu’il faut situer l’apparition d’une sorte particulière d’historicisme biblico-chrétien
propre à la littérature dynastique mé­diévale serbe326. Avec les autres
genres, liturgique et hymnogra­phique, elle est fonction de la canonisation des sou­verains de la sainte lignée Némanide, à commencer par le fondateur de la dy­nastie, Stefan Nemanja, devenu
le moine Siméon, et nommé dans le calendrier de l’Eglise Orthodoxe serbe, Si­méon le Nouveau Myroblyte.
Les premières de ces hagio-biographies sont créées (du début
à la fin du XIIIe siècle) en fonction du culte des deux fondateurs
de la dynastie némanide et de l’Eglise autocéphale de Serbie.
Belgrade, 1971, p. 13sqq. ; M. Medini, “Kako je postao ljetopis popa Dukljanina” (La genèse des Annales du Prêtre de Dioclée), Rad JAZU, 273 (1942) p.
113-156.
316
M. Orbini, Il Regno degli Slavi, hoggi corrottamente detti Schiavoni, Pesaro,
1601, p. 204-241 ; Dj. Sp. Radojiéiç, Tvorci i dela (“ Politiéke teùnje u srpskoj
srednjevekovnoj istoriografiji ”) (Auteurs et œuvres [“ Les aspirations politiques
dans l’historiographie médiévale serbe ”]), Titograd, 1962, p. 318-319, 323 ;
Trifunoviç, Stara srpska književnost, cit., p. 12.
317
Praesbiteri Diocleatis Regnum Slavorum, dans le cod. Vaticanus latinus 6958.
318
La traduction italienne publiée par M. Orbini, Il Regno degli Slavi, fut
mise à l’“index librorum prohibitorum” dès 1604, cf. £ièiç, Letopis Popa Duklja­
nina, cit., p. 28.
319
C’est une des parties les plus fiables, du point de vue historique, de l’ouvrage du Prêtre de Dioclée : ISN, t. I (Histoire du peuple serbe), (S. Çirkoviç),
Belgrade, 1981, p. 166-167 n. 20.
320
Sur la mention de Vladimir dans la chanson de Roland, voir H. Grégoire
– R. de Keysen, “La chanson de Roland et Byzance”, Byzantion, 14 (1939), p.
297 ; Dj. Sp. Radojiéiç, “Istoéna i zapadna komponenta starih juànoslovenskih
knjiàevnosti” (Les composantes orientales et occidentales des anciennes littératures sud-slaves), Glas SANU, 256 (1963), p. 7-8.
321
“…ce que j’ai lu et entendu dire de la part de nos pères et des anciens…” :
£ièiç, Letopis Popa Dukljanina, cit., p. 126 ; V. Jagiç, Historija književnosti
naroda hrvatskoga i srpskoga (Histoire de la littérature du peuple croate et
serbe), Zagreb, 1867, p. 113-117 ; N. Radojéiç, “Oblik prvih modernih srpskih
istorija” (La forme des premières histoires modernes des Serbes), Zbornik MS,
2 (1952), p. 2, 3, 47 ; ISN, t. II (M. Pantiç), p. 507.
322
Dj. Sp. Radojiéiç, “Un poème épique yougoslave du XIe siècle — les
«gesta» ou exploits de Vladimir, prince de Dioclée”, Byzantion 35 (1965), p. 528555 (=Mélanges Henri Grégoire).
Sur les origines de la poésie orale serbe, cf. ISN, t. II (M. Pantiç), p. 506-518.
Lj. Maksimoviç, “Struktura 32 glave spisa De administrando imperio” (La
structure du chapitre 32 du De administrando imperio), ZRVI (Recueil de travaux
de l’Institut byzantin de Belgrade), 21 (1982), p. 26-27 ; Dj. Sp. Radojiéiç,
“Legenda o Vladimiru i Kosari - njeni vidovi od XI do XIX veka” (La légende de
Vladimir et de Kosara et ses formes du XIe au XIXe siècle), Bagdala, 96-97 (1967).
325
“Les autres littératures slaves n’ont rien produit de semblable”, cf. P. Popoviç, “Sv. Sava”, Godišnjica NÅ, 47 (1938), p. 285. Sur les Vitæ des princes
russes, voir N. Serebrjanskij, Drevnerusskija knjažeskija žitija. Obzor redakcii
i tekstu, Moscou, 1915 ; Dj. Trifunoviç, “Znaéajnije pojave i pisci u srpskoj
srednjovekovnoj knjiàevnosti” (Créations et auteurs importants de la littérature
médiévale serbe), Književnost i jezik, 17/1 (1970), p. 5-17 (avec bibliographie
des éditions des hagiographies serbes).
326
Cf. S. Hafner, Serbisches Mittelalter. Altserbische Herrscherbiographien,
Graz-Vienne-Cologne, 1976, p. 16-18 ; F. Kämpfer, “Prilog interpretaciji Peçkog
letopisa” (Contribution à l’interprétation des Annales de Peç), Prilozi KJIF 35,
1-2 (1970), p. 67sq. ; ISN, t. I (D. Bogdanoviç), p. 330.
302
303
323
324
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
La Vie de Saint Siméon Nemanja par l’archevêque Sava Ier
(Saint Sava), fut incluse dans le Typikon de Studenica. C’est donc
une biographie du fondateur de ce monastère (1186) écrite (entre
1200 et 1209)327 par son fils, Sava, le premier archevêque de l’Egl­
ise autocéphale de Serbie. Cette première Vie du fondateur de la
dynastie némanide offre des informations importantes sur la carri­
ère politique du grand joupan de Serbie (1166-1196), mais sa ma­
jeure partie est consacrée à sa vie de moine (1196-1199), à la fon­
dation de Studenica (1186), de Chilandar au Mont-Athos (1198),
puis au récit de sa mort en odeur de sainteté en 1199328. Sava est à
l’origine de plusieurs traductions de textes byzantins indispensab­
les pour l’organisation de l’Eglise et pour son activité pastorale329.
Le développement du culte de ce saint à la suite du transfert de
son corps depuis le Mont-Athos en 1207, devait, selon les règles
du genre, jouer un rôle important dans l’affirmation de l’orthodoxie serbe. Le fait que ce culte avait, semble-t-il, reçu une certaine
caution de la communauté athonite conférait une sorte de légitimité de nature œcuménique à l’introduction de ce culte en Serbie,
alors que l’instauration et la reconnaissance liturgique de ce culte
attribuaient une caution eschatologique à la création d’une Eglise lo­
cale qui sera bientôt dotée d’une pleine autonomie hiérarchique.
Une dizaine d’annése après, le successeur de Stefan Nemanja sur le trône de Serbie, son fils puîné Stefan, écrit (vers 1216)
une deuxième Vie du fondateur de la dynastie némanide330. Nettement plus étendu que la Vie précédente331, cet ouvrage inaugure
le genre des Vies développées dans l’hagio-biographie médiévale
en Serbie. Conforme aux règles de l’hagiographie byzantine,
cette Vie fait cependant une plus large part à l’œuvre politique de
Nemanja. C’est par une série de miracles accomplis post mortem,
que l’auteur achève son ouvrage selon les règles de l’art, la translation des reliques de son père du Mont-Athos en Serbie ayant eu
lieu une dizaine d’années auparavant.
En écrivant son hagio-biographie de Saint Siméon, sans
doute pour les besoins de son culte332, Stefan a créé la première
vita conforme au type des ménées (et sy­naxaires)333, et susceptible,
par conséquent, d’être incluse dans n’importe quel recueil de vies
Sveti Sava, “Spisi sv. Save” (Ecrits de St. Sava), édition des textes avec
introduction de V. Çoroviç, Zbornik IJKSN 17 (1928), I-LXIII + 254 p. ; Sveti
Sava, Sabrani spisi (Ecrits réunis), trad. serbe revue, annotation et introd.,
D. Bogdanoviç, Belgrade, 1986.
328
Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle”, in
Id., Medievo bizantino-slavo, vol. III, Rome, 1971, p. 232-234, 240-241.
329
Sveti Sava, Le typikon de Karyès de Saint Sava, Editions phototypiques 8,
Belgrade, 1985 (avec édition du texte, introduction de D. Bogdanoviç, et trad.
française). Le plus important monument emprunté au droit byzantin fut le No­
mokanon, traduit par les soins de Sava vers 1219, cf. V. Çoroviç, “Svetosavski
Nomokanon i njegovi novi prepisi” (Le Nomokanon de St. Sava et ses copies
nouvellement découvertes), Bratstvo, 26 (1932), p. 21-43. Le Synodicon de
l’Eglise de Constantinople, fut traduit, soit au début du XIIIe siècle, soit, plus
probablement pour le Concile serbe de 1221, cf. V. Moèin, “Serbskaja redakcija
Sinodika v nedeli pravoslavija” (La rédaction serbe du Synodique du Dimancehe de l’orthodoxie), Vizantijskij vremennik, 16 (1959), p. 369, 392-393 ;
A. Solovjev, “Svedoéanstva pravoslavnih izvora o bogumilstvu na Balkanu”
(Témoignage des sources orthodoxes sur le bogomilisme dans les Balkans),
Godišnjak IDBH, V (1953), p. 55-56.
Stefan Prvovenéani, “§itije Simeona Nemanje od Stefana Prvovenéanog”
(Vita de Siméon Nemanja par Stefan Prvovenéani), édition et introduction par
V. Çoroviç, in Svetosavski Zbornik, t. II, Belgrade, 1938, p. 3-76 + 2 fcs. ; Stefan
Prvovenéani, Sabrani spisi (Textes réunis), trad. serbe (L. Mirkoviç), annotation
et introduction (Ljiljana Juhas Georgievska), p. 9-50, Belgrade, 1988 ; St. Stanojeviç, “O sklopu Nemanjine biografije od Stevana Prvovenéanog” (Sur la
structure de la biographie de Nemanja par Stefan Prvovenéani), Glas SND, 49
(1895), p. 1-18.
331
“Ces récits sont très séduisants dans leur sincérité simple et fraîche. Ils
montrent combien les conceptions chrétiennes avaient pénétré profondément
dans les esprits des Serbes du XIIIe siècle”, cf. F. Dvornik, Les Slaves. Histoire et
civilisation de l’antiquité aux débuts de l’époque contemporaine, Paris, 1970, p. 500.
332
L. Pavloviç, Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Les cultes des personnes
chez les Serbes et les Macédoniens), Smederevo, 1965, p. 296-301 ; Ljiljana
Juhas-Georgijevski, in Stefan Prvovenéani, Sabrani Spisi, cit., p. 13sq.
333
Pour les termes, ménées, µηναιον (mhsecyniky) et synaxaire, συναξιριον
(prology), voir Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 151-155, 317-321, avec bibliographie.
304
305
327
330
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
de saints ou de textes patristiques byzantins334, comme c’est le cas
du manuscrit de la Biblio­thèque Nationale de Paris (Parisinus
slav. 10)335, renfermant le seul texte intégral de l’écrit de Stefan
le Premier Couronné336.
Au milieu du XIIIe siècle, le moine athonite Domentijan écrit
la première Vie de l’archevêque Sava (achevée en 1243 ou, plus
vraisemblablement, en 1254)337 qu’il considère comme son maître
spirituel. Contemporain des faits de la vie de son héros, il décrit,
selon les règles du genre, sa jeunesse, sa vocation monacale, sa
vie au Mont-Athos, et surtout son œuvre d’évangélisation en
Serbie, ses voyages en Terre Sainte et son trépas en odeur de
sainteté.
A la demande du petit-fils de Nemanja, le roi Uroè le Grand
(1243-1276), Domentijan écrit une dizaine d’années plus tard (en
1264) une troisième Vie du fondateur de la dynastie338. Tirée pour
sa plus grande partie de sa Vie de Saint Sava, celle de Nemanja
offre néanmoins quelques éléments supplémentaires issus de la
tradition de l’instauration de son culte au Mont-Athos. Les deux
hagio-biographies inaugurent le parallélisme des cultes royaux et
ecclésiastiques en Serbie némanide339.
334
Cf. I. Dujéev, “La littérature des Slaves méridionaux au XIIIe siècle et ses
rapports avec la littérature byzantine”, in L’art byzantin du XIIIe siècle (Symposium de Sopoçani 1965), Belgrade, 1967, p. 109sqq. Concernant les recueils
patristiques contenant les hagiographies de Siméon-Nemanja, voir Ljiljana Juhas,
“Zbornici sa §ivotom Stefana Nemanje od Stefana Prvovenéanog” (Les recueils
contenant la Vie de Siméon Nemanja par Stefan le Premier couronné), Cyrillo­
methodianum, 5 (1981), p. 187-196.
335
T. Jovanoviç, “Inventar srpskih çirilskih rukopisa Narodne biblioteke u
Parizu” (Inventaire des manuscrits cyrilliques serbes de la Bibliothèque Nationale de Paris), Arheografski prilozi, 3 (1981), p. 304-305.
Une version incomplète fait partie du Recueil de Gorica (Goriéki zbornik),
rédigé par Nikon le Hiérosolomytain en 1441/2 (Archives de l’Académie Serbe
des Sciences et des Arts, code : 446). Cette version comprend seulement treize
premiers chapitres, incluant un certain nombre de modifications et d’interpolations.
Elle c’est avérée utile pour la critique du ms du XIVe siècle dont notamment la
compréhension de certains passages difficiles du seul ms en texte intégral.
Publié par Vatroslav Jagiç, un feuillet datant du XVe ou du XVIe siècle
(actuellement perdu), contient un extrait de l’œuvre de Stefan le Premier Couronné.
Il s’agit d’une partie de la liste des conquêtes de Siméon-Nemanja.
En dehors de plusieurs éditions du texte, la Vie de Siméon-Nemanja par Stefan
le Premier Couronné a été publiée en traduction serbe moderne, allemande et
française, avec ou sans commentaires et études.
337
Domentijan, Život sv. Simeuna i sv. Save (Vie de St. Sava et de St. Siméon),
éd. Dj. Daniéiç, Belgrade, 1865 ; Domentijan, Životi Svetoga Save i Svetoga
Simeona (Vies de Saint Sava et de Saint Siméon), traduction par L. Mirkoviç,
introduction et annotation par V. Çoroviç, Belgrade, 1938 ; M. P. Petrovskij,
“Ilarion mitropolit kievskii i Domentian ieromonah hilandarskii”, Izvestija
ORJAS, 13/4 (1908), p. 81-133 ; Dj. Trifunoviç, Domentijan, Belgrade, 1963 ;
A. Schmaus, “Die literarhistorische Problematik von Domentijans Sava-Vita”,
in Slawistische Studien zum 5. internationalen Slawistenkongress in Sofija 1963,
Götingen, 1963, p. 121-142.
338
Les deux plus anciens manuscrits de cette œuvre de Domentijan sont du
XIVe siècle : manuscrit du dijak (di&aky = οι διακο∫) Miha (années soixante du
XIVe s.) et celui du moine Marko, vers 1470/75 ; ils ne comportent que l’hagiogra­
phie de Saint Siméon, cf. Dj. Sp. Radojiéiç, “Sluùenje Domentijanom u XIV
veku” (L’utilisation des textes de Domentijan au XIVe siècle), Južnoslovenski
Filolog, 21 (1955-1956), p. 151-155, bibliographie : p. 411-413 ; sur les manuscrits des deux hagiographies (de Sava et de Siméon) par Domentijan, voir
Radmila Marinkoviç, in Domentijan, Život Svetoga Save i Život Svetoga Si­
meona (La Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon), Belgrade, 1988, p.
409-410.
339
Les Vies de Saint Sava et de Saint Siméon-Nemanja sont conservées dans
les manuscrits suivants :
La Vie de Saint Siméon-Nemanja
1) Le ms d’Odessa (Bibliothèque universitaire d’Odessa «Maxime Gorki»,
code : 1/97 [536]), copie faite par le diak (= scribe ou secrétaire) Miha dans les
années soixante du XIVe siècle, comprend la Vie de Saint Siméon seule.
2) Conservé dans la Bibliothèque Nationale de Belgrade (code : R F 17), le
ms dit de «Taha Marko» est une copie exécutée en 1370-1375 par le moine (taha
= moine) Marko.
3) Le ms dit de Jacimirski (Bibliothèque de l’Académie Roumaine des Sciences,
code : 134), appartenant à l’origine au monastère de Neamts, daté de la fin XIVedebut XVe siècle.
306
307
336
La Vie de Saint Siméon-Nemanja est conservée en une seule copie
intégrale. Ce ms fait partie d’un recueil de la Bibliothèque Nationale de
Paris (Cod. Slave 10), daté de la deuxième décade du XIVe siècle. Avec
la Vie de Saint Siméon-Nemanja, ce recueil contient une version du
Paterikon, la vie synaxaire de Siméon-Nemanja (version originelle),
ainsi que l’écrit sur les douze vendredis.
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
L’œuvre littéraire de Domentijan appartient exclusivement
au genre ha­giographique. On ne connaît pas de compositions
hymnogra­phiques qui puissent lui être attribuées, mais ses écrits,
surtout celui sur Saint Sava, sont compo­sés, en partie, dans un
style qui se rapproche des formes hymnographiques340. L’hagiographie de Saint Siméon par Do­mentijan a été, du moins au XIVe
siècle, utilisée à une fin liturgique, c’est-à-dire lue au cours de
l’office de la fête du saint341. La poétique de Do­mentijan est plus
éla­borée que celle de ses prédéces­seurs, Sava et Stefan le Premier
Couronné ; elle est plus complexe dans l’application des formes
rhéto­riques ainsi que dans la composition même de l’œuvre, plus
nuancée dans la caractérisation spirituelle des person­nages de
premier plan342. Les paraphrases et les réminiscences bibliques
longues et fréquentes ainsi qu’une syntaxe complexe et l’accumulation de sy­nonymes, sont des ca­ractéristiques du style dit “broderie de mots” ou “guirlandes de mots” (pleteni&a slwvesy),
propre à la littérature pané­gyrique byzantine et à la littérature
russe des XIVe et XVe siècles343. La lourdeur du style, recherché
et sa­vant, avec de fréquentes et longues digressions, méditatives
et mystiques, explique peut-être pourquoi la se­conde grande hagiographie de Saint Sava, qui sera écrite vers la fin du siècle par
Teo­dosije (encore un Serbe athonite, peut-être disciple ou, en tout
cas, épi­gone de Domentijan)344, connut une bien plus large diffusion345 et une plus grande popularité.
L’œuvre de Domentijan est avant tout celle d’un moine Athonite de son époque, imprégnée de la théorie et de la praxis spirituelle et anachorétique. L’expérience vécue, aussi bien de l’individu que de la collectivité, est celle de la mise en pratique des
enseignements des Pères et des écrits évangéliques et bibliques.
La perpétuation de la mission évangélique dans le Monde s’effectue par la manifestation de la lumière incréée, témoignage de la
présence de Dieu dans l’Histoire, ainsi que ce fut le cas à l’occasion de sa manifestation par le Christ lors de sa Transfiguration et
La Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja
4) le ms de Peç (désigné aussi comme ms de Petrograd ou de Leningrad),
bibliothèque «Saltikov-£éedrin» (Petrograd), code Gilyf. et daté du XVe-XVIe
siècle ; sa première description est due à Vatroslav Jagiç, «Opisi i izvodi iz
nekoliko juànoslavenskih rukopisa», Starine V (1873), p. 8-21.
5) Le ms de Vienne (Bibliothèque Nationale, Cod Slav. 57) daté du XVIe
siècle, contient la Vie de Saint Sava et la Vie de Saint Siméon-Nemanja. Il fut
l’objet de l’édition de Djura Daniéiç (Zagreb 1865). Une description récente de
ce ms est publiée par G. Birkfellner, Glagolitische und kyrillische handschriften
in Österreich, Vienne 1957, p. 244-246.
6) Le ms dit de Schaffarik, faisant partie du legs de P. J. Schaffarik (Musée
National de Prague, code : IX F 7 [£ 25]), daté également du XVIe siècle, conservé
dans un état sensiblement corrompu, contient également la Vie de Saint Sava et
la Vie de Saint Siméon-Nemanja. Les premières descriptions sont dues à Schaffarik
(1831, 1833 et 1865); une description relativement récente est faite par J. Vaèica
et J. Vajs, Soupis staroslovanskych rukopisu Narodniho Musea v Praze, Prague
1957, p. 210-211.
Daniéiç a publié l’œuvre de Domentijan (ses deux “vie” en 1865) et Lazar
Mirkoviç l’a traduit serbe moderne en 1938, avec les rééditions (Belgrade, NoviSad, 1970 et Belgrade, 1988). L’œuvre de Domentijan n’a pas encore d’édition
critique.
340
Dj. Trifunoviç, Domentijan, Belgrade 1963, p. 9-10 ; Kaèanin, Srpska
kqiùevnost, p. 152-177.
341
Dj. Sp. Radojiéiç, “Sluùeqe Domentijanom u XIV veku”, JF XXI (19551956), p. 151-155.
342
ISN I (D. Bogdanoviç), p. 337-338.
343
Le style “pletenie sloves” (ple$kein lo$gon) = sypleteni&emy vhtinskyfimi slovesyf (cf. Danilo II, éd. Dj. Daniéiç, Arhiepiskop Danilo i drugi,
%ivoti kraxeva i arhiepiskopa srpskih. Napisao arh. Danilo, BelgradeZagreb 1866, p. 163). Sur ce style, “broderie de mots”, issu des normes stylistiques
introduites dans l’hagiographie byzantine et orthodoxe par Siméon Métaphraste,
voir D. Petroviç, Kqiàevni rad Gligorija Camblaka u Srbiji, Priètina 1991,
p. 238-253 ; M. I. Muliç, “Serbskie agiografi XIII-XIV vv. i osobennosti
ih stilä”, TrudÙ ODRL XXIII (1968), p. 127-142 ; D. S. Lihaéev, IzabrannÙe
rabotÙ v treh tomah 1, Leningrad 1987, p. 111-121. Dj. Trifunoviç, Azbuénik,
p. 252-255. M. Muliç, Srpski izvori ”pletenija sloves“, Sarajevo 1975 ; D. S.
Lihaéev, Razvitie ruskoÖ literaturÙ X-XVII vekov, Leningrad 1973, p. 8390 ; Id., Poétique historique de la littérature russe, p. 269.
344
M. Diniç, “Domentijan i Teodosije”, Prilozi KJIF XXV (1959), p. 5-12.
345
Sept manuscrits des deux œuvres de Domentijan, contre une trentaine rien
que pour La vie de Saint Sava par Teodosije. Sur les éditions des hagio-biographies serbes, voir P. Popoviç, “Stare srpske biografije i qihova izdaqa”,
Prilozi KJIF V (1925), p. 226-233.
308
309
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
de sa Résurrection. La sainteté est une expérience indissociable
de cette émanation divine, un vecteur de son implication dans le
temporel et dans l’Histoire. C’est pourquoi la sainteté des membres
les plus représentatifs d’une communauté, le prince et le moine,
un souverain et un archevêque, permettent de transcender le cadre
temporel pour accéder à la condition sacerdotale et intemporelle
de l’Histoire. Les abondantes citations bibliques, surtout vétérotestamentaires et extraits de psaumes, les nombreuses métaphores
sur la lumière de l’Orient (étymologiquement et symboliquement
provenant “de source originelle”), les parallèles avec l’Histoire
sacrée, ainsi que des emprunts à Hilarion de Kiev et à son “Discours sur la Loi et la Grâce”, sont autant les manifestations d’une
érudition exemplaire, que d’une manière particulièrement recherchée d’étayer son propos. Avec son style difficile, alourdi par de
longues digressions scripturaires et théologiques, avec son abstraction des traits individuels et autres caractéristiques psychologiques, au profit des notions généralisatrices et impersonnelles,
Domentijan est d’une lecture difficile et quelque peu hermétique.
C’est pourquoi il fut beaucoup trop sévèrement jugé par les philologues et historiens, du XIXe siècle notamment, qui ne trouvaient
pas chez lui des réponses aux questions qu’ils lui posaient. L’œuvre de Domentijan est cependant un maillon majeur, et pas seulement pour le XIIIe siècle, dans l’élaboration de la théologie de
l’Eglise, ainsi que de la philosophie politique du royaume de
Serbie au Moyen Age.
dèle de ces deux saints représente le témoignage de la Grâce de
Dieu qui s’applique au royaume et à l’Eglise de Serbie346.
Le saint anachorète est le modèle de l’homme dont l’idéal est
de s’élever «à l’image et à la ressemblance du Christ» (Bogoupo­
dobljenije), de même que le Monde créé est destiné à accomplir
sa vocation de Royaume de Dieu. La mise en application de cet
idéal hagiographique est particulièrement élaborée chez Domentijan dans sa Vie de Saint Sava, et dans une moindre mesure dans
celle de Saint Siméon. La sainteté de Sava se révèle dans le Christ
de même que le Christ se reflète dans l’image de Sava. Le mo310
Avec près d’un demi-siècle d’écart, l’œuvre de Teodosije est
à bien des égards aux antipodes de celles de son prédécesseur
Domentijan. Avec son style expressif, imagé et vif, il brosse des
portraits psychologiques nuancés et parfaitement personnalisés
de ses protagonistes. Ces éléments réalistes et descriptifs, ainsi
que le sens poussé de l’individualisation, donnent lieu à des tableaux psychologiques exceptionnels des principaux personnages.
Par son style nettement plus abordable et captivant, son étendue
considérable, sa narration élaborée et riche en rebondissements,
ainsi que par l’émergence des éléments de style profane en alternance avec des thèmes religieux, l’ouvrage principal de Teodosije tient lieu d’un véritable roman médiéval.
Ecrite un demi-siècle plus tard (fin XIIIe-début XIVe s.), la
Vie de Saint Sava, par Teodosije347, est une Vie encore plus développée selon les règles métaphrastiques348. Le récit de la vie du
Lidija K. Gavrjuèina, «Predstavlenie ob upodoblenii Bogu kak jedro
ideal’noga obraza podviànika v àitijah Domentiana» (La représentation de la
ressemblance avec Dieu au centre de l’image idéale de l’anachorète dans les
Vitæ de Domentijan), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik posvećen
profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 139-158.
347
Teodosije Hilandarac, Život Svetoga Save - napisao Domentijan (Vie de
Saint Sava par Domentijan) éd. Dj. Daniéiç (attribution erronée de l’éditeur),
Belgrade, 1860 ; réimpression, Belgrade, 1973 (préfacée par Dj. Trifunoviç) ;
Dj. Sp. Radojiéiç, “O starom srpskom knjiùevniku Teodosiju” (Sur l’ancien
écrivain serbe Teodosije), Istoriski časopis, 4 (1954), p. 13-42 ; Cornelia MüllerLandau, Studien zum Stil der Sava-Vita Teodosijes. Ein Beitrag zum Erforschung
der altserbischen Hagiographie, Munich, 1972 ; étude et trad serbe moderne :
Teodosije, Žitije svetog Save (Vie de saint Sava) annotation et introd., D. Bogdanoviç, Belgrade, 1984.
348
Les manuscrits conservés de la Vie de saint Sava, d’après l’Inventaire de
Bogdanoviç, sont les suivants :Ms (daté de 1370-1375) dans un recueil de vie de
saints, comprenant entre autre la Vie de Saint Siméon-Nemanja par Domentijan,
l’Eloge de Saints Siméon et Sava par Teodosije, le Typikon de Chilandar de
Sava Ier, ainsi qu’une note du scribe, le moine (taha) Marko, 367 (NBS 17)
346
311
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
premier archevêque de Serbie comprend également la vie de son
père, Stefan Nemanja. Avec ses textes hymnographiques, l’œuvre
de Teodosije marque le jumelage des deux cultes fondateurs de la
Serbie némanide. En dehors des éléments structurels, stylistiques
et typologiques propres à l’hagiographie byzantine, une des caractéristiques importantes de cette Vie est également son “historicisme”, ce qui est en général un élément essentiel des hagiobiographies serbes médiévales, à cause duquel certains chercheurs
ont contesté leur appartenance au genre hagiographique349.
L’un des meilleurs écrivains du Moyen Age serbe, Teodosije
est également l’auteur d’une autre Vie de saint. C’est la Vie de
Saint Pierre de Koriša350, un anachorète serbe du début du XIIIe
siècle dans la montagne de Korièa, aux environs de la ville de
Prizren dans la région du Kosovo. Offrant assez peu d’informations
sur la vie politique et sociale de l’époque, cet ouvrage hagiographique est un modèle du genre. Il retrace le cheminement spirituel
d’un ermite dont le culte s’est répandu à partir de son lieu de réclusion et de sépulture. Teodosije composa cette Vie vers 1320, à
l’instigation d’un certain starec Grégoire, en vue de l’instauration
de la canonisation de l’anachorète, dont le culte s’était développé
depuis près d’un siècle à partir de ses reliques351.
Le sens du drame psychologique individuel et des rapports
humains émotionnels, n’apparaît pas moins dans la vie de saint
Ms faisant partie d’un ménée de fête (253 f°), comprenant une partie liturgique
(daté de 1525) avec les offices de Jefrem, Sava, Siméon, Arsenije, Jevstatije,
Nikodim ; et une partie hagiographique (deuxième quart du XVe siècle) avec les
vies des archevêques de Serbie Jefrem, Arsenije et Sava, ainsi que celle de
Siméon, 852 (NBS 18)
Ms dans un recueil de vie de saints daté du XVIe siècle 234 (PB 128)
Ms de 1508 (245 [SC 18/Moèin 24])
Ms (XVIe s.), 247 (Pljevlja 34)
Ms (premier quart du XVIe s.), 248 (NBS 32)
Ms (vers 1650), 315 (Pljevlja 104)
Ms Srbljak (recueil de textes liturgiques consacrés aux saints de l’Eglise de
Serbie), daté du milieu du XVIe siècle, avec les vies de Sava, Milutin, Stefan
Deéanski, vie synaxaire du prince Lazar, un Discours sur le prince Lazar, etc.,
1520 (MSPC Grujiç 91)
La seule édition de la Vie de Saint Sava par Teodosije a été publiée par Djura
Daniéiç d’après un ms daté du XVe siècle. Ce ms a été détruit lors du bombardement
de Belgrade par la Wehrmacht (le 6 avril 1941) qui avait occasionné la destruction
totale de la Bibliothèque nationale de Belgrade. En 1896-1898 une édition critique
était en préparation, par les soins de Djordje Djordjeviç et Dragutin Kostiç,
d’après la copie de Teodul (datée de 1336), ainsi que de celle de Marko (années
soixante du XIVe siècle. La mort de Djordjeviç (1898) a interrompu ce travail,
alors que le ms de Teodul, ainsi que la transcription du ms faite par Kostiç ont
depuis été perdus. Le meilleur spécialiste de l’œuvre de Teodosije, Dimitrije
Bogdanoviç, était très avancé dans l’entreprise considérable comprenant une
édition critique de l’ensemble de son œuvre, lorsqu’une mort prématurée interrompit
ce travail.
349
La Vie de Saint Sava est conservée dans plusieurs manuscrits dont le plus
ancien, le ms. de Teodul, daté de 1336 est perdu depuis la mort de son propriétaire en 1898. Sur ce ms. dont la partie qui a été photographiée est conservée
dans la Collection de Sevastijanov (Moscou, GBL), cf. Dj. Trifunoviç, “Teodu-
lov prepis Teodosijevog “§itija Svetog Save”” (La Vie de Saint Sava dans la
copie de Teodul), Hilandarski zbornik, 4 (1978), p. 99-108. L’édition de Daniéiç
est établie d’après un manuscrit daté du XVe siècle (datation discutable). Une
partie des autre ms. (ceux de Yougoslavie) sont répertoriés dans : D. Bogdanoviç,
Inventar ćirilskih rukopisa u Jugoslaviji /XI-XVII veka/ (Inventaire des manuscrits cyrilliques en Yougoslavie — XIe-XVIIe siècle), Belgrade, 1982, p. 39 n°
367 (1370/75, copie du scribe Marko, avec l’Eloge des Sts. Siméon et Sava),
p. 67 n° 852 (deuxième quart du XVe s.), p. 31 n° 234 (XVIe s.), n° 245 (1508),
n° 246 (extrait, XVIe s.), n° 247 (XVIe s.), n° 248 (XVIe s. incomplet), n° 249
(v. 1650), p. 105 n° 1520 (milieu du XVIe s.), p. 36 n° 315 avec l’Eloge des Sts.
Siméon et Sava (deuxième moitié du XVIe s.)
350
Edition du texte : S. Novakoviç, “§ivot srpskog isposnika Petra Korièkog”
(La Vie de l’anachorète serbe Pierre de Korièa), Glasnik SUD, 29 (1871), 320346 ; nouvelle édition : T. Jovanoviç, “Teodosije Hilandarac, §itije Petra Korièkog”, Književna istorija, 12/48 (1980), p. 635-681 ; étude et trad. serbe moderne : D. Bogdanoviç, dans Letopis MS 406 (1970), p. 69-87 ; V. Jerotiç,
“§itije Petra Korièkog u svetlu dubinske psihologije” (La Vie de Pierre de Korièa
à la lumière de la psychologie des profondeurs), Letopis Matice srpske, 407,
Novi Sad, 1971, p. 383-422.
351
Théodose composa également pour cette occasion un office particulier
composé de petites et grandes vêpres et matines où est chantée à Pierre seulement
un canon (4e ton). A la 6e ode du canon se lit le prologue de la vie du saint,
vraisemblablement aussi une œuvre de Théodose. La Vie et l’Office du St.
Pierre de Korièa sont conservées dans le Recueil manuscrit daté de 1570/80,
intitulé Pomenik koriški, cf. D. Bogdanoviç, Inventar, cit., p. 82 n° 1120.
312
313
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
Pierre de Korièa, que Teodosije visita afin de préparer la rédaction
de son ouvrage. Sa faculté d’observation de l’environnement
naturel, ainsi l’intérêt dont il fait preuve pour les tourments de
l’âme humaine352, donne une empreinte encore plus particulière à
cet ouvrage. Ce qui a donné lieu à une étude de psychologie profonde par un spécialiste de psychanalyse353.
Si l’on tient compte du nombre de ms qui sont parvenus jusqu’à notre époque, la diffusion de la Vie de Saint Sava depuis le
Moyen Age, notamment par rapport aux autres ouvrages idoines
du XIIIe siècle, dénote une appréciation assez considérable de la
lecture de Teodosije.
Le nombre, l’étendue et surtout la diffusion des textes liturgiques et rhétoriques de cet auteur prolixe et talentueux sont cependant bien plus importants encore. Parmi ces textes hymnographiques, les plus remarquables sont les deux offices, respectivement
celui de Saint Sava (fête le 14 janvier) et celui de Saint SiméonNemanja (fête le 13 février), composés sans doute au début du
XIVe siècle. Le nombre important des ms dès le troisième quart
du XIVe siècle, dénote une diffusion considérable de ces offices,
qui ont relativement rapidement dû éclipser leurs précurseurs liturgiques du XIIIe siècle.
Plusieurs canons «libres» furent également composés par le
même auteur. Ce sont, un Canon commun au Christ, à Sava et à
Siméon (6e ton), un Canon à Sava (4e ton), ainsi que le Canon
dans les huit tons à Sava et à Siméon (avec un canon pour chaque
ton, excepté le premier). La structure de ce dernier canon, dont le
schéma suit celui de l’Acathiste à la Mère de Dieu, révèle la fré-
quence hebdomadaire de sa célébration, ce qui est un cas inhabituel dans le cadre de la célébration d’un culte de saint. Ceci suggère qu’il a été utilisé dans le cadre d’une pratique particulièrement
intensive du culte des deux saints, autrement dit à Chilandar. Le
fait marquant que toutes les copies à ce jour conservées de ces
deux canons se trouvent actuellement dans le même monastère de
Chilandar, ne signifie pas qu’une pratique intensive du culte des
deux saints ne pouvait avoir lieu ailleurs, à Studenica, à Mileèeva
et en d’autres centres monastiques en Serbie.
Il est important de souligner le fait particulièrement notable
que l’écrivain le plus prolixe et talentueux du Moyen Age serbe
ait consacré la plus grande partie de son œuvre à la propagation
du culte des deux saints fondateurs, celui de la dynastie et de l’Etat
némanide et celui de l’Eglise autocéphale de Serbie. La conformité parfaite aux normes littéraires et liturgiques byzantines et
slavo-byzantines ne fait que mettre en relief cette singularité de
l’hymnographie liturgique, ainsi que de l’hagiographie de Teodosije354. Même s’il s’agit d’un auteur dont le style souligne une
forte personnalité d’expression, la particularité de l’œuvre de
Teodosije réside plus encore dans le contenu que dans la forme.
C’est celui d’un ordonnancement de la mémoire liturgique et
du temps historique autour des deux personnages qui se trouvent
à l’origine des pouvoirs séculier et sacerdotal. La hiérarchisation
de ces deux pôles de référence est de nature à favoriser la mise en
pratique d’un ordre de valeurs propre à confirmer une perpétuation
dans la durée, ce qui est une forme du devoir d’accès à l’éternité.
Cette didactique éthique et eschatologique se résume dans le long
titre original : “La vie et les exploits ascétiques avec son père, et
particulièrement les voyages ainsi que partiellement les récits de
miracles de notre saint-père Sava, premier archevêque et théolo­
gien serbe […]”, de même que Théodose justifie dans l’introduc-
Zorica Vitiç-Nedexkoviç, „Demonska iskuèeqa u Teodosijevom
«§itiju svetog Petra Korièkog»” (Les tentations démoniaques dans la
“Vie de St. Pierre de Korièa” par Teodosije), in Hilandar u osam vekova srpske
kqiàevnosti (Chilandar et huit siècles de littérature serbe), Belgrade 1999, p.
143-154.
353
V. Jerotiç, “§itije Petra Korièkog u svetlu dubinske psihologije” (La Vie de
Pierre de Korièa à la lumière de la psychologie des profondeurs), Letopis Ma­
tice srpske, 407, Novi Sad, 1971, p. 383-422.
352
314
354
Ainsi qu’une prédilection pour les textes classiques de l’hagiographie byzantine, comme celui de Cyrille de Skytopolis, dont la “Vie de saint Sava de
Jérusalem” rédigée au VIe siècle, a fourni des extraits repris dans l’introduction
de la Vie de Saint Sava.
315
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
tion la nécessité de composition de cette Vie par le fait qu’il faut
qu’il y ait des exemples de sainteté réalisée qui soient pour le une
incitation à la réflexion sur son propre état spirituel.
Elaboré à une époque où l’ordonnancement des pratiques
liturgiques s’exprime par une première traduction intégrale du
Typikon de Jérusalem, la théologie de Teodosije exerce aussi une
fonction d’institutionnalisation et de jumelage des deux cultes
fondateurs sur fond de symphonie entre les deux pouvoirs légitimités et sacralisés par la sainteté, comme il en ressort notamment
de son ouvrage rhétorique : “L’apologie de saint Siméon et de
saint Sava”355. La démarche intellectuelle et politique de Teodosije se situe donc à une époque charnière, où la pratique liturgique
renouvelée avait rendu archaïsante celle des deux cultes vieux
déjà d’un siècle356, à une époque où la «byzantinisation» des institutions et des arts en Serbie par le roi Milutin, a donné lieu à une
réactualisation de l’apologie dynastique et ecclésiastique. L’œuvre
de Teodosije est le jalon le plus significatif de l’évolution dans la
continuité de la théologie du XIIIe siècle vers celle de l’archevêque Danilo II au XIVe siècle.
hagio-biographique d’historiographie dynastique regroupe les Vies
(d’une étendue très inégale) des rois et des archevêques depuis la
première moitié du XIIIe siècle jusqu’à la deuxième moitié du
XIVe siècle358.
357
Danilo II, Arhiepiskop Danilo i drugi, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih.
Napisao arh. Danilo (Archevêque Danilo et les autres. Vies des rois et archevêques serbes) éd. Dj. Daniéiç, Belgrade-Zagreb, 1866 ; (= réimpression Londres,
1972, Introduction Dj. Trifunoviç) ; Arhiepiskop Danilo II, Arhiepiskop Danilo,
Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih (Vies des rois et archevêques serbes),
introd. N. Radojéiç (p. V-XXIX), trad. L. Mirkoviç, Belgrade, 1935 ; Danilovi
nastavljaéi, Danilov učenik, drugi nastavljači Danilovog zbornika (Les continuateurs de Danilo II. Le disciple de Danilo, les autres continuateurs du recueil
de Danilo II), (trad. serbe avec une introduction de G. Mc Daniel), Belgrade,
1989, p. 9-24.
358
Les copies le plus anciennes de cet ouvrage majeur de Danilo II appartiennent à la deuxième partie du XVe et du début du XVIe siècle. Un petit nombre
de copies contient le texte intégral de l’ouvrage, alors qu’un assez grand nombre
de ms contient les différentes vies issues du recueil original.
La plus ancienne copie connue à ce jour de l’ouvrage intégral est celle qui
avait été faite en 1553 au monastère de Mileèeva, pour être très peu de temps
après acheminée à Chilandar. Ce ms a fait l’objet de plusieurs copies antérieures,
dont une faite en 1763 pour le compte de l’historien Jovan Rajiç (BPB, N° 45) ;
une autre copie intégrale est faite en 1780 (BPB, 51).
Deux copies faites en Moldavie contiennent le texte intégral hormis la Vie de
Danilo II, lui même. L’un de ces ms est daté du milieu du XVIe siècle (Bibliothèque
Nationale de Varsovie, aks. 10780). Une copie (IX A6, cod. C [£]), Bibliothèque
Nationale de Prague, avait été faite pour le compte de Schaffarik. Le deuxième
ms, daté de 1567, est conservé dans le monastère de Suéevica en Roumanie.
Les autres ms contiennent une ou plusieurs biographies issues du recueil de
Danilo II. Le plus ancien, contenant les vies du roi Dragutin et la vie de la reine
Hélène, est daté de la fin du XVe siècle. Conservé jusqu’alors à la BN de Belgrade
(cod. 378 [21]) il fut perdu lors du bombardement allemand de 1941. Stojanoviç
a démontré qu’il s’agissait d’une version plus ancienne que celle qui avait servi
à l’édition de Daniéiç. Accompagnée de celles de Milutin et d’Hélène, cette
version ancienne de la Vie de Dragutin fait aussi partie d’un recueil copié au
milieu du XVIIe siècle, conservé dans la Bibliothèque Nationale de Sofia (cod.
267 [544]). Une version plus tardive de la Vie de Dragutin, avec la vie de la reine
Hélène, ainsi qu’avec une version abrégée de l’introduction de l’auteur, datée
de 1526, est conservée dans la Bibliothèque Saltikov-£éedrin (cod. Gilf. 55) à
Petrograd. La Vie de la reine Hélène est inclue également dans le Recueil du
hiéromoine Oreste, daté du 1536 (Hil. 482). Les Vies des archevêques sont inclues
dans un recueil de la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Zagreb (cod.
R4186). Il s’agit là du ms dit «de Milojeviç», comprenant en outre des parties
du Typikon de Studenica, et qui avait longtemps été considéré comme égaré.
316
317
Hagio-biographie dynastique de Danilo II et
de ses Continuateurs
L’hagio-biographie dynastique du Moyen Age serbe trouve
sa pleine expression dans l’œuvre de codification entreprise par
l’archevêque de Serbie Danilo II (1324-1337), contenue dans le
recueil intitulé Vies des rois et archevêques serbes357. Ce codex
355
L’Apologie de Sava et Siméon est archivé, toujours d’après l’Inventaire,
dans les manuscrits suivants : 157 (UB Çoroviç 19), 315 (Pljevlja 104), 367
(NBS 17).
356
M. Matejiç, “Himnografski lik svetoga Save” (L’image hymnographique de St. Sava), in Prouéavaqe sredqovekovnih juànoslo­
venskih rukopisa (Etudes des manuscrits médiévaux sud-slaves), Belgrade 1995, p. 261-285 (rés. angl. p. 286).
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
L’édition (due à Daniéiç) de l’œuvre de Danilo et de ses
continuateurs anonymes, faite à partir de trois manuscrits seule­
ment, alors que d’autres manuscrits plus complets et plus anciens
ont été trouvés de­puis359, ne permet pas de régler avec certitude la
question de la genèse de cette série de biographies. Il est communément admis actuellement que ce sont deux auteurs principaux,
Danilo II et son continuateur anonyme360, qui sont à l’origine361
de cette œuvre littéraire majeure du XIVe siècle serbe, conçue dès
le départ par son auteur initial comme une série de biographies
dynastiques et ecclésiastiques362.
Les Vies des rois, dans le Recueil de Danilo II (vers 13241337)363, ne peu­vent cepen­dant pas être toutes classées dans la
catégorie des écrits hagiographiques, surtout en ce qui concerne
les premiers rois dont il raconte la vie (Radoslav (1228-1234),
Vladislav (1234-1243), Uroè Ier (1243-1276). Celles de la reine
Hélène et du roi Milutin (1282-1321) se rappro­chent par contre
bien davan­tage du genre hagiographique, surtout la fin qui décrit
le trépas du roi mort en odeur de sainteté. Milutin fut en fait le
premier roi dûment canonisé364, après le fondateur de la dynastie.
Mais les autres bio­graphies royales sont également conçues dans
une perspective de sainteté. Au bout d’un siècle de tradition ha-
L’office de l’archevêque Arsène Ier, est conservé en 17 copies, et ce nombre
n’est sans doute pas définitif. La version longue est connue grâce à l’édition de
Sinesije §ivanoviç (Rimnik, 1761), faite d’après une copie (perdue depuis)
réalisée dans le monastère de Rakovac en 1714, alors que la version brève est
conservée dans les ménées. Les deux versions sont attribuées à Danilo II ; la
version brève a été rédigée afin d’être inclue dans l’office aux saints fêtés le 28
octobre. C’est du moins ce qui ressort de la forme particulière de l’office telle
qu’elle se présente dans le ms (N° 27) de la Bibliothèque du Patriarcat de Belgrade,
daté de 1623. Les stichères de l’office d’Arsenije y sont mélangés avec ceux des
autres saints fêtés le même jour.
Une copie (XVIe s.) de la version brève a été publiée par Ljubica £tavljaninDjordjeviç, dans Arheografski prilozi I (1979), p. 109-115, une Vita synaxaire
du saint correspondant y fait partie.
L’office de l’archevêque Eusthate, est aujourd’hui conservé en seulement deux
copies, dont celle de la Bibliothèque Nationale de Belgrade (code : Rs 18),
orthographe slavo-serbe. Absent de l’édition de §ivanoviç (de 1761), rédigé avec
une orthographe slavo-russe, cet office est inclu dans l’édition complétée de
Srbljak de 1861, faite par Mihailo le métropolite de Belgrade. Les différences
entre les deux variantes sont peu importantes, ce qui est en principe l’indice
d’une faible diffusion de ce texte.
Une dernière édition de Sbrljak a été faite en 1986, par le patriarche Paul de
Serbie.
Les continuateurs anonymes de Danilo II (1337-1340 & après 1475)
Les plus anciens ms des Continuateurs anonymes datent de la fin du XVe et
de la première partie du XVIe siècle. Les trois plus anciens de ces ms sont ceux
mêmes qui contiennent l’ensemble du recueil des Vies des rois et archevêques
dont l’histoire de texte est rappelée plus haut.
359
Sur les manuscrits des “Vies des rois et archevêques serbes” : Danilo
Drugi, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih – službe (Les Vies des rois et archevêques serbes - les offices), Belgrade, 1988, p. 268-269. Sur les Vies des
rois… (rédigées de 1313-14 à 1345, 1376 pour les patriarches), intitulées “La
vie, l’existence et l’histoire des actions agréables à Dieu des très pieux rois des
pays de Serbie et de la Côte (Jit&e i jizny <i> povhesti bogoougwdni dhani
Xristol&obivyfxy kraly srybskyfi i pomorskyfi zemli)”, voir I.-R. Mircea,
““Les vies des rois et archevêques serbes” et leur circulation en Moldavie. Une
copie inconnue de 1567”, Revue des Etudes Sud-Est Européennes, 4 (1966),
p. 393-412.
360
Le troisième auteur est un anonyme qui n’aurait écrit que les trois Vitae
très brèves, placées à la fin du recueil, celles des trois premiers patriarches de
Serbie.
361
Cf. Arhiepiskop Danilo, Životi kraljeva i arhiepiskopa srpskih od arhiepis­
kopa Danila II, cit., p. XXI-XXII.
362
Cf. Lj. Stojanoviç, “§itija kraljeva i arhiepiskopa srpskih od arhiepiskopa
Danila i drugih”, Glas SKA, 106 (1928), p. 97-112.
363 C’est par les soins de ce remarquable prélat placé à la tête de l’Eglise de
Serbie, qu’apparaît éga­le­ment la représentation picturale de la Sainte lignée, dont
des parallèles se trouvent dans l’art plastique en Occident : S. Radojéiç, Por­
treti srpskih vladara u srednjem veku (Les portraits des souverains serbes au
Moyen Age), Skoplje, 1934, p. 38-43. V. Djuriç, “Loza Nemanjiça u starom
srpskom slikarstvu” (La Lignée des Nemanjiç dans l’ancienne peinture serbe),
Peristil 21 (1978), p. 53-55.
364
Pour le culte du roi Milutin, instauré suite à l’élévation moins de deux ans
après sa mort, donc en 1324, les hagiographies et acolouthies (reliques inaltérées,
dégageant un bon parfum et ayant pouvoir de guérison), le transfert de ses reliques (vers 1460) à Sofia, son culte et ses reliques en Bulgarie (aujourd’hui dans
l’église de Sainte Kyriakie à Sofia), son culte en Russie et en Serbie (à Kosovo),
et ses portraits en donateur et l’iconographie de Milutin en Serbie, à Rome et à
Bari, voir : Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 91-97.
318
319
BOŠKO I. BOJOVIĆ
giographique365 élaborée à partir du culte de Saint Siméon, l’optique de l’historiographie dynastique avait toute raison de voir,
dans un cadre hagiographique, l’affirmation de la conti­nuité charismatique de la royauté. Dans la perspective de l’archevêque
Danilo II, la sainteté est non seulement la vertu suprême, la confirmation du charisme royal, mais aussi une condition de la légitimité dynastique.
Les continua­teurs anonymes de Danilo II écrivent la Vie de
Stefan Deéanski (1321-1331)366, la biographie tronquée du roi (et,
depuis 1345, empereur) Duèan (1331-1355), ainsi que les hagiographies de cinq archevêques, dont celle de Danilo II lui-même.
Quelle qu’ait pu être l’intention initiale de son premier auteur et
l’histoire de la formation du Recueil qui porte le nom de son seul
auteur connu, ce volumineux codex dynastique est l’ouvrage
hagio-biographique et historiogra­phique le plus complet du Moyen
Age serbe. Au-delà des différences notables que l’on observe dans
le style de ses auteurs respectifs, il porte l’empreinte d’une continuité de méthode et d’esprit. L’idée maîtresse en est la symphonie
des deux pouvoirs, sublimée dans la sainteté de ses meilleurs rois
et archevêques, sarments de la Sainte Souche, celle des saints
Siméon et Sava, dont la continuité providentielle est incarnée par
le charisme de la Sainte lignée némanide.
D. Bogdanoviç, “L’évolution des genres dans la littérature serbe du XIIIe
siècle”, in Mélanges Ivan Dujčev, Byzance et les Slaves. Etudes de civilisation,
Paris [1979], p. 49-58.
366
Pour le culte, instauré suite à l’élévation 7 ans après sa mort (1321), en
1328 (ou au plus tard vers 1339-43), les hagiographies et acolouthies (reliques
inaltérés, dégageant une odeur de sainteté et ayant pouvoir thaumaturgique), son
culte et ses reliques, sa fête (moyenne, de premier ordre) adjointe à celle de St.
Martin de Tours, ses portraits en donateur et son iconographie, les églises consacrées à Stefan en Serbie et enfin sur son culte en Russie, parmi les Albanais et
les catholiques à Kosovo, ainsi que sur une procédure de canonisation à Rome
de Stefan Deéanski, voir Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 99-107, bibliographie.
365
320
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
Kyr Siluan, les épîtres
Siluan, un auteur de la deuxième moitié du XIVe siècle dont
on connaît très peu d’éléments, était ecclésiastique et moine athonite, proche du starec Isaija, ainsi que de l’hésychaste Romil,
personnalités bien connues par ailleurs. Ayant concentré son attention sur cet auteur, Dimitrije Bogdanoviç, situe l’époque de la
rédaction de ses épîtres entre 1363 et 1371. Il avance l’hypothèse
qu’elles auraient pu être rédigées dans la Zéta, cette principauté
maritime qui servait de refuge aux nombreux Athonites fuyants à
cette époque devant la conquête ottomane. Sa correspondance
s’adresse à quelqu’un qui était vraisemblablement resté au Mont
Athos, hypothèse confortée par le fait que les deux seuls personnages qui ont pu être identifiés, Isaija et Romil, étaient à cette
époque dans la sainte montagne. Quant à l’identité du correspondant de Siluan, sur la base d’un passage où Siluan l’invite à observer l’enseignement de Romil, Bogdanoviç tire l’hypothèse qu’il
s’agirait de Grégoire le Sinaïte le Jeune367, dont on sait qu’il fut
le disciple de Romil depuis leur séjour à Parorie. Ce Grégoire est
l’auteur d’une vie de Romil, écrite vers 1376-77, incluant l’enseignement de son maître spirituel.
Peu connus et insuffisamment étudiés, les écrits de Siluan,
bien qu’ils soient peu nombreux et de faible étendue, offrent
néanmoins un intérêt particulier. Cet intérêt réside aussi bien dans
leur forme que dans leur contenu. Les textes épistolaires qui nous
sont parvenus sont à ce point rares, qu’ils méritent une attention
particulière. Surtout lorsque leur contenu est essentiellement
théologique. Les épîtres de Siluan présentent en ce sens un cas
pratiquement unique. Ces écrits épistolaires sont attribués à Siluan,
sans que l’on pût affirmer avec certitude qu’il s’agit du même
auteur que celui des versets de synaxaires de Siméon et de Sava.
Les écrits épistolaires de valeur littéraire, pour ce que nous
en connaissons, ne sont pas antérieurs au XVe siècle. Il s’agit
D. Bogdanoviç, £est pisaca XIV veka (Six écrivains du XIVe siècle),
Belgrade 1986, p. 31-32.
367
321
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
notamment de la “Lettre d’amour” (Slovo xubve), du despote
Stefan Lazareviç, ainsi que des lettres de Nikon et d’Hélène Balèiç
du Recueil de Gorica. Dans les deux cas il s’agit de textes d’une
grande valeur littéraire, surtout pour le texte du despote Stefan,
ainsi que d’une teneur plus théologique que personnelle, avec un
important niveau d’abstraction. Les écrits hagiographiques du
XIIIe siècle, notamment ceux de Domentijan et de Teodosije,
ainsi que de Danilo II (XIVe s.), incluent des passages et des extraits d’une intense teneur de rhétorique émotionnelle, mais ne
présentant pas une forme d’épître à proprement parler.
Les épîtres de Siluan situent au milieu du XIVe siècle notre
connaissance de lettres littéraires, théologiques et psychologiques
à la fois. Il s’agit d’une correspondance spirituelle, mais qui comporte une omniprésente charge émotionnelle. Les lettres expriment
le souhait d’une contemplation directe et permanente du prochain,
placé sur un niveau spirituel, puisqu’il est question de contemplation de l’âme.
Récemment découvertes368, ces 9 lettres sont néanmoins
écrites par un directeur ou plutôt un père spirituel, adressées à son
disciple, sans que son nom soit cité, alors qu’une fois il le désigne
comme “parrain”, dans la quatrième épître. Pas d’autres noms
dans le texte, à l’exception toutefois d’un certain Marko, un des
disciples proches de l’auteur qui se dit particulièrement attristé
par sa mort. Ainsi que la mention d’un certain kyr Isaija, père
spirituel de Siluan. Il pourrait s’agir du contemporain bien connu
starec Isaija, dont la vie a fourni un sujet hagiographique.
L’auteur ne cache nullement son attente impatiente d’une
réponse écrite de son correspondant. Il le sermonne même en
traitant la paresse épistolaire de manque d’amour du prochain. Le
but de l’épître est de maintenir un contact spirituel afin de connaîLe Recueil de Savina, dont elles font partie, est du genre de ces nombreux
mélanges de textes hésychastes qui servaient de vecteur de transmission de
textes anachorétiques en Serbie, généralement depuis le Mont Athos, cf. D. Bogdanoviç, £est pisaca XIV veka (Six écrivains du XIVe siècle), Belgrade 1986,
p. 18-19.
tre l’attitude et la disposition de son correspondant envers Dieu,
ainsi qu’envers le Monde d’ici-bas. Imprégné d’un raisonnement
d’orientation eschatologique et éthique, la première lettre est une
sorte d’introduction aux suivantes.
La septième lettre exprime la tristesse de l’auteur qui déplore le manque de foi de son correspondant qui lui avait fait part
de son scepticisme à l’égard des espoirs eschatologiques à propos
de la mort de Marko. L’interlocuteur sceptique est sermonné et
invité à plus de courage et, en attendant une rencontre proche, une
recommandation de suivre les préceptes édifiants d’un certain
Romyle.
La huitième lettre est empreinte de la crainte que les propos,
s’ils ne sont pas suivis d’actes, puissent avoir plus de mauvais que
de bons effets. La mort est délivrance, alors que le réconfort réside dans la connaissance de la vérité. Son intelligence n’est pas
apte à guider les autres vers le salut, car il est lui-même entaché
de passions.
Ces lettres sont composées selon les normes de l’art épistolaire byzantin, moins dans leur forme que dans leur esprit. Ceci
s’exprime par la présence des notions de base de “lettre amicale”
(φιλικη επιστολη), se basant sur l’idée d’union spirituelle (intellectuelle et émotionnelle) des correspondants à travers le média
épistolaire. Les lettres sont comparables à la bouche, l’homme
s’exprime par la parole, laquelle porte l’empreinte de sa personnalité, d’où l’idée de l’épître comme un miroir de l’âme, alors
qu’une lettre prend l’effet d’une présence virtuelle. Expression
d’une affection spirituelle, en signe de volontés et désirs convergents, l’épître assure une présence et un dialogue durables avec
les êtres bien-aimés (Epître, IV). Un haut niveau d’abstraction, de
dé-concrétisation et de généralisation est l’un des éléments stylistiques majeurs qui rapprochent ces lettres du genre épistolaire
byzantin, mais sans que l’on y trouve de longues formules de
politesse et autres métaphores rhétoriques, sans même les très
nombreuses citations scripturaires qui étaient alors de règle. Les
généralisations s’expriment par l’édification théologique, des
322
323
368
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
considérations communes à tout le monachisme orthodoxe. L’événement qui est à l’origine du raisonnement n’est jamais explicitement indiqué, on ne peut que le deviner. La dé-concrétisation
est telle qu’on est en droit de s’interroger sur la réalité d’une correspondance écrite en pensant à un exercice de style de type sophi­
stique si prisé à l’époque de l’antiquité tardive. Il s’agit sans dou­te
plutôt d’une correspondance qui tout en étant réellement échangée,
comme cela se faisait chez les Byzantins, devait servir aussi ultérieurement à une diffusion plus large. Cela expliquerait l’absence
de nom du correspondant, remplacé par une formule impersonnelle : “à ceux qui nous affectionnent (emplacement vide pour le
nom), nous envoyons salutations et respects” (épître V).
Quoi qu’il en soit, les neuf lettres de Siluan représentent un
cas limite et très accompli de l’art épistolaire théologique en vogue
à Byzance et très rarement représenté dans le patrimoine manuscrit en Serbie369.
qu’offre le personnage même dont il raconte la vie371. Le starec
(= gérôn) Isaïe, désigné aussi comme Isaïe de Serrès, est né vers
1300 dans la région du Kosovo. Vers 1330 il part pour le MontAthos, devient moine à Chilandar, puis higoumène du monastère
athonite russe ; Saint-Pantéléimon, en 1349. Entre 1353 et 1363,
il effectue plusieurs voyages en Serbie, en 1366, il se rend à la
cour du despote Ugljeèa à Serrès, puis séjourne quelque temps à
Chilandar. Il joua un rôle éminent dans la réconciliation entre
l’Eglise de Serbie et celle de Constantinople en 1375372. Mais sa
notoriété vient principalement du fait de sa traduction de PseudoDenys l’Aréopagite373. C’est au Mont-Athos qu’il traduisit en 1371
les écrits de Pseudo-Denys, “La hiérarchie céleste”, “La hiérarchie
ecclésiastique”, “La théologie mystique”, et “Les noms de Dieu”,
œuvres sur lesquelles repose une grande partie de la théologie
orthodoxe après le VIe siècle. La Vie de l’abbé Isaija, conservée
dans une seule copie manuscrite374, est l’œuvre d’un contemporain
anonyme, vraisemblablement l’un des disciples de cet ecclésiastique. Cette copie représente une version incomplète de la Vie du
La Vie du starec Isaija (Isaïe)
Œuvre d’un anonyme de la fin du XIVe siècle370, ce récit
hagiographique est un ouvrage important, non tant par son étendue
ni même par sa valeur littéraire et documentaire, que par l’intérêt
Connues dans un seul ms (recueil ms du monastère Savina, N° 22), composé de 292 ff° (21 x 13 cm), daté selon l’étude paléographique et l’examen des
filigranes de 1418.
Les versets du synaxaire de Saint Sava
La copie la plus complète est celle du Recueil de Pljevlja (N° 73 de monastère
de Sainte Trinité de Pljevlja), daté du dernier quart du XIVe siècle
Les versets du synaxaire de Saint Siméon
Dans le ménée de février, daté du début du XVIe siècle (SANU, N° 282), dans
un Srbljak de 1525 (NBS, 18), dans un synaxaire en vers du dernier quart du XVIe
siècle (Peç, 30), une copie plus ancienne (fin XIVe-début XVe s.), Musée des
arts plastiques (N° 610), comprend ces vers, mais dans une forme corrompue.
370
Le texte hagiographique de cet anonyme athonite existe en un seul
ms (Chilandar, N° 463). Il fait partie d’un recueil de 97 ff° (20 x 14,5 cm),
dont la Vie du starec Isaija commence au f° 90, la fin étant perdue. Les
filigranes de ce recueil ont pu être datés environ de 1434.
Dj. Trifunoviç, Pisac i prevodilac Inok Isaija (Auteur et traducteur, le
moine Isaï), Kruèevac, 1980 ; V. Moèin - M. Purkoviç, Hilandarski igumani
srednjeg veka (Les higoumènes de Chilandar au Moyen Age), Skoplje, 1940 ;
Dj. Sp. Radojiéiç, “Stihovi o inoku Isaiji” (Les vers sur le moine Isaïe), Letopis
MS 387/4 (1961), p. 361-365.
372
D. Bogdanoviç, “Izmirenje srpske i vizantijske Crkve” (Réconciliation des
Eglises serbe et byzantine), in Le prince Lazar - O knezu Lazaru, Belgrade, 1975,
p. 81-91 ; V. Moèin, “Sv. patrijarh Kalist i srpska Crkva” (Le Saint patriarche
Calixte et l’Eglise de Serbie), Glasnik SPC 27/9 (1946), p. 192-206.
373
V. Moèin, “O periodizaciji rusko-juànoslovenskih veza” (Sur la périodisation des relations littéraires russo-sudslaves), Slovo, n°11-12 (1962), p. 461-462 ;
G. M. Prohorov, “Avtograf starca Isaije” (L’autographe de starec Isaïe), Rus­
kaja literatura, 4 (1980), p. 183-185 ; Dj. Trifunoviç, “Zbornici sa delima
Pseudo-Dionisija Areopagita u prevodu inoka Isaije”, Cyrilomethodianum, 5
(1981), p. 166-171.
374
Celle du monastère de Chilandar (première moitié du XVe siècle), cf. éd.
V. Moèin, “§itie starca Isaii, igumena Russkago monastira na Afone” (La Vie de
starec Isaïe, l’higoumène du monastère russe au Mont-Athos), Sbornik RAOKJ
3 (1940), p. 125-167.
324
325
369
371
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L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
saint supposé, d’après la composition du recueil et la place que la
Vie d’Isaija y occupe, car on ne sait pas si la canonisation d’Isaija a été menée à son terme. Cette vie aurait pu être composée pré­
cisément en vue de la canonisation de ce moine bien connu des aut­res
sources et mort au Mont-Athos, sans doute peu après 1375.
Lazar»379; le «Dit à la mémoire (Povesno slovo) du prince Lazar»
intitulé : “Le récit à la mémoire (Poslhdovanï&o by pamety) du saint
et bienheureux prince Lazar qui fut le souverain de tout le pays
serbe”, est l’œuvre d’un auteur anonyme, écrite entre 1392 et 1398,
au monastère de Ravanica380. Plusieurs autres textes composés
généralement par les anonymes (fort probablement issus des milieux ecclésiastiques), dont nous ne mentionnons que les écrits
narratifs, vont compléter ce cycle hagio-biographique. C’est un
autre “Dit (Slovo) du prince Lazar”381; un «Eloge du prince Lazar»382; une autre «Vie et le règne du prince Lazar»383; puis un
autre texte laudatif, le «Discours d’éloge au saint et nouveau
martyr du Christ, Lazar» 384. Il s’agit là encore d’un texte ano-
Le cycle du martyrologe du prince Lazar
La profusion de textes littéraires de genres divers, ainsi que
celle de notices que l’on découvre encore dans des codices médiévaux375, témoigne avec éloquence de l’ampleur et de la rapidité376 avec laquelle le culte du Saint prince Lazar, canonisé en
1390/91, au même concile sans doute où fut élu le patriarche
Danilo III, s’est répandu en Serbie. Ce culte377 avait son centre
principal au monastère de Ravanica, fondation pieuse du prince,
où ses reliques étaient conservées, mais également à Ljubostinja,
fondation de sa veuve, la princesse Milica, où elle prononça ses
vœux pour y finir sa vie (1405) comme moniale (Jevgenija, ou
dans le grand habit, Jefrosinija).
La Vie du prince Lazar de type prologue, est probablement
le plus ancien de ces textes dédiés au culte du prince martyr378.
D’autres textes hagiographiques vont contribuer à la diffusion de
ce nouveau culte dynastique : ce sont le «Dit (Slovo) du prince
Dj. Trifunoviç, Najstariji srpski zapisi o Kosovskom boju (Les plus anciennes notices serbes sur la bataille du Kosovo), Gornji Milanovac, 1985
376
Attestée également dans de nombreux documents diplomatiques contemporains, cf. Mihaljéiç, Lazar Hrebeljanović – istorija, kult, predanje (Lazar
Hrebeljanoviç. Histoire, culte, tradition), Belgrade, 1984, p. 160-163.
377
Pavloviç, Kultovi lica kod Srba, cit., p. 116-126.
378
Dj. Sp. Radojiéiç (éd.), “Pohvala knezu Lazaru sa stihovima” (Eloge du
prince Lazar), Istoriski časopis 5 (1955), p. 249, avec 4 fac-similés. Le texte y
est daté entre 1390 et 1393. La classification (synaxaire des mois de mars-août)
est de Trifunoviç, qui propose une datation, entre 1390 et 1398 ; ce texte est
fréquemment adjoint à l’office du prince Lazar, cf. Trifunoviç, Spisi o knezu
Lazaru, cit., p. 16-20, 34-36 ; Bogdanoviç, Istorija kljiževnosti, cit., p. 194-195 ;
Id., “Poetika prologa stihovne redakcije” (La poétique du prologue en vers), in
VII Miedzynarodwy Kongres slawistow, Streszezenia referatów i komunikatów,
Varsovie, 1973, p. 834-835.
Daté de 1392/93 par Radojiéiç et Trifunoviç, cf. Radojiéiç, “Izbor patrija­
rha…”, cit. ; Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 71-72, L’édition se fonde sur un
manuscrit du XVIe siècle (cf. V. Çoroviç, “Siluan i Danilo III, srpski pisci XIVXV veka” (Siluan et Danilo III, ecrivains serbes du XIVe siècle), Glas SKA, 86
(1929), p. 13-103), ce texte est considéré comme “l’œuvre cultuelle la plus historiciste sur le martyr de Kosovo” : Mihaljéiç, Lazar Hrebeljanović, cit., p. 91.
380
Dj. Sp. Radojiéiç, Antologija stare srpske književnosti (Anthologie de la
littérature serbe ancienne), Belgrade, 1960, p. 117-118, 328-329 ; Trifunoviç,
Spisi o knezu Lazaru, cit., p. 78-112 ; S. Novakoviç (éd.), “Neèto o knezu Lazaru. Po rukopisu XVII vijeka spremio za ètampu Stojan Novakoviç” (Sur le
prince Lazar. D’après le manuscrit de XVIIe s. édité par Stojan Novakoviç),
Glasnik SUD, 21 (1867), p. 157-164 ; Id., Primeri književnosti i jezika, cit., p.
287-291.
381
A. Vukomanoviç (éd.), “O knezu Lazaru. Iz rukopisa XVII veka koji je u
podpisanoga” (Sur le prince Lazar, d’après le manuscrit détenu par l’auteur),
Glasnik DSS, 10 (1859), p. 108-118 ; Manuscrit à Chilandar n° 482.
382
Ecrit (1402) par Jefimija (veuve du despote Ugljeèa) le texte est brodé avec
du fil d’or sur un linceul de soie (66 sur 49 cm) qui avait servi à recouvrir les
reliques du prince L. Mirkoviç, Monahinja Jefimija (La moniale Euphémie),
Sremski Karlovci, 1922.
383
Ce texte (écrit vers 1402) s’apparente à un genre littéraire proche des Annales et Généalogies. Faisant partie des “Annales de Peç”, cf. “Peçki Letopis”,
dans Stojanoviç (éd.), Rodoslovi i letopisi, cit., p. 85-99.
384
L’unique manuscrit de ce texte, auquel manquait la fin, a brûlé dans l’incendie de la Bibliothèque Nationale de Belgrade (lors du bombardement nazi
du 6 Avril 1941).
326
327
375
379
BOŠKO I. BOJOVIĆ
nyme de la fin XIVe — début XVe siècle385. L’Epitaphe de la
stèle de Kosovo386 est l’un des rares écrits de genre et de provenance profane. Enfin, c’est encore un texte du genre laudatif,
l’Eloge au prince Lazar par Andonije Rafail Epaktit387, plus tardif
d’une trentaine d’années par rapport aux écrits précédents, qui
clôt cet ensemble thématique intitulé le Cycle littéraire de la bataille
de Kosovo.
Le cycle littéraire consacré au prince Lazar Hrebeljanoviç,
mort à la bataille de Kosovo en 1389, constitue un chapitre à part388
dans l’hagio-biographie médiévale serbe. La relève dynastique de
cette deuxième moitié du XIVe siècle, les débuts de la conquête
ottomane et la crise de conscience suscitée par le schisme avec
l’Eglise de Constantinople ont marqué cette époque de transition
et de bouleversements majeurs en Serbie et dans les Balkans. Les
textes hagio-biographiques, laudatifs et liturgiques de cette époque
sont consécutifs à l’instauration du culte du prince Lazar quelques
années à peine après sa mort sur le champ de bataille.
La Vie de Saint Stefan Dečanski, le Mégalomartyr par
Grégoire Camblak
La portée idéologique de l’hagiographie de Stefan Deéans-
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
ki par Grigorije Camblak389 (rédigée vers 1402) est importante.
C’était l’analogie cultuelle entre Stefan Deéanski et le prince
Lazar, tous les deux canonisés comme martyrs, qui devait aider à
rétablir la continuité de la légitimité dynastique fortement liée à
la Sainte lignée Némanide. L’œuvre de Camblak390, créée au début
du siècle, appartient à une nouvelle époque historique qui sera
celle de la fin de la civilisation médié­vale orthodoxe dans les
Balkans. Elle marque en même temps la fin d’une époque littéraire391, celle des hagiographies royales classiques en Serbie.
La Vie de Stefan Dečanski (1321-1331) par Grégoire Camblak392, moine érudit d’origine bulgare393, est une hagio-biographie
tardive de ce roi canonisé près de soixante-dix ans plus tôt. Très
différente et parfois en contradiction avec la première Vie de ce
roi saint, elle offre cependant assez peu d’informations historiques
par rapport à celle qui avait été composée par le Continuateur
anonyme de Danilo II. Composée plus en fonction d’un culte
local que d’un culte dynastique et officiel, l’intérêt de cette Vie
vient de ce qu’elle permet de suivre l’évolution d’un important
Sur l’attribution incertaine de ce texte (Danilo III), cf. D. Bogdanoviç,
“Slovo pohvalno knezu Lazaru” (Le Discours d’éloge au prince Lazar), Savre­
menik 37 (1973), p. 265-274 ; Id., Istorija književnosti, cit., p. 193 n. 4.
386
Attribuée au despote Stefan Lazareviç (1389-1427), l’analyse stylistique a
confirmé cette attribution : Trifunoviç, Spisi o knezu Lazaru, p. 284-288 ;B. Bojoviç, “L’épitaphe du despote Stefan sur la stèle de Kossovo”, Messager ortho­
doxe (numéro spécial), 3 (1987), p. 99-102.
387
Edition d’après un manuscrit, fin XVe-début du XVIe siècle (collection
Hiljferding de la bibliothèque Impériale de Petrograd), cf. Lj. Stojanoviç, “Pohvala knezu Lazaru”, Spomenik SKA, 3 (1890), p. 81-90 ; nouvelle édition
(critique) avec l’étude fouillée de Dj. Trifunoviç, “Slovo o svetom knezu Lazaru Andonija Rafaila” (Le Discours sur le prince Lazar d’Andonije Rafail),
Zbornik IK, 10 (1976), p. 147-179.
388
Dj. Trifunoviç, Srpski srednjovekovni spisi o knezu Lazaru i kosovskom
boju (Les écrits médiévaux serbes sur le prince Lazar et la bataille du Kosovo),
Kruèevac, 1968.
Trad. serbe : Stare srpske biografije XV i XVII veka (Les biographies serbes
anciennes des XVe-XVIIe siècles), III, Camblak, Konstantin, Pajsije (traduction
L. Mirkoviç, introduction P. Popoviç), Belgrade, 1936, p. 3-40.
390
Sur la bibliographie des travaux relatifs à Camblak, voir Petroviç, Književni
rad Gligorija Camblaka u Srbiji (Les travaux de Grégoire Camblak en Serbie),
Priètina, 1991, p. 13-32
391
Sur la littérature hagiographique à Byzance, en Serbie et en Bulgarie, cf.
Ibid., p. 98-133.
392
J. £afarik (éd.), “§itije Stefana Uroèa III - od Grigorija Mniha” (Vie de
Stefan Uroè III de Grégoire le Moine), Glasnik DSS, 11 (1859), p. 35-94. Cet
ouvrage se singularise des autres écrits du genre. La Vie de Stefan par Camblak
a été l’hagiographie dynastique la plus lue après la Vie de Saint Sava par Teodosije, ce dont témoigne le grand nombre de copies conservées en Serbie et dans
d’autres pays. Sur la tradition manuscrite et les éditions de la Vie de Stefan, voir
D. Petroviç, Književni rad Gligorija Camblaka u Srbiji, cit., p. 93-97, 179-180.
393
Dans la plus ancienne copie de la Vie de Stefan par Camblak (datée vers
1433, Recueil N° 99 des Archives de Deéani), l’auteur est désigné comme ayant
été higoumène du monastère de Deéani, cf. Petroviç, Književni rad, cit., p. 71-89
n. 21.
328
329
385
389
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
culte royal dans des conditions nouvelles d’une époque bien différente de celle qui fut marquée par le règne de la dynastie némanide.
cohérente397. Jefrem y est décrit comme un grand prélat, non pas
en tant que gestionnaire des affaires de l’Eglise, mais avant tout
comme un saint homme, un hésychaste, un ascète et un guide
spirituel accompli. A la différence du Continuateur anonyme de
Danilo II et d’autres auteurs de la fin du XIVe et de la première
moitié du XVe siècle, qui s’accordent dans la condamnation inconditionnelle de l’œuvre de Duèan, Marko parle du schisme
entre l’Eglise de Constantinople et celle de Serbie (1354-1375)
en termes neutres et posés. Ecrivant onze ans après la bataille de
Kosovo, l’évêque Marko parle de la bataille mémorable en termes
moins exaltés que la plupart des autres textes de l’époque, sans
s’écarter cependant de l’interprétation communément admise pour
comprendre cet événement lourd de conséquences avec une causalité fort caractéristique de l’époque. Le mauvais tournant historique du Kosovo est la conséquence de “nos péchés”, alors que
l’issue se trouve dans le repentir et l’expiation, dont le martyre du
prince Lazar est un exemple édifiant.
La Vie du patriarche Jefrem
La Vie du patriarche Jefrem394, anachorète d’origine bulgare
à la tête de l’Eglise serbe (1375-1379 et 1389-1392), fait partie
de ces hagio-biographies des archevêques et patriarches qui font
pendant aux hagio-biographies des rois et autres souverains de
Serbie. Marko (né en 1359/60 dans les environs de Peç), évêque
de Peç (1390/92-après 1411), fut le disciple de Jefrem pendant
vingt-trois ans, depuis son entrée dans la vie monacale jusqu’à la
mort du patriarche, le 15 juin 1400. Composée par cet auteur dont
on connaît plusieurs autres textes de moindre importance (dont
l’acolouthie de Jefrem)395, cette Vie s’assimile au genre hagiographique du synaxaire plutôt qu’à une Vie de type développé. C’est
en fait une Vie-synaxaire élargie et en partie versifiée qui a une
fonction liturgique et qui s’insère dans l’office des matines après
la sixième ode du canon. On suppose cependant que cette Vie fut
composée initialement en prose avant d’avoir été versifiée pour
être inclus dans l’acolouthie du saint patriarche396. Dépouillé de
citations savantes, relativement riche en informations biographiques
et historiques, c’est un texte fort abondant au sujet de l’expérience spirituelle du saint, composé avec une grande maîtrise et
un sens poussé de l’équilibre entre la forme et le contenu. La
narration est concise, claire, sans digressions alourdissantes et fort
Biographie du despote Stefan Lazarević
par Constantin de Kostenec
C’est sous le règne du despote Djuradj Brankoviç, que Constantin écrivit, entre 1433 et 1439, à l’instigation du patriarche Nikon
et des magnats de la cour, son œuvre principale : l’hagio-biographie
du despote Stefan Lazareviç398. Au premier abord, cette œuvre
biographique se rapproche, plus qu’aucune autre dans la littéra-
Ed. Dj. Trifunoviç, “§itije svetog patrijarha Jefrema od episkopa Marka”
(La Vie du patriarche Jefrem par l’évêque Marko), Anali Filološkog Fakulteta,
7 (1967), p. 67-74.
395
L’acolouthie de l’archevêque Nikodim, le Synaxaire de Gerasim et de Jefimija (ses parents qui ont avec plusieurs de leurs enfants embrassé la vocation
monacale), puis l’inscription de ktètor pour l’église de Saint Georges, cf. D. Bogdanoviç, Šest pisaca XIV veka (Six auteurs du XIVe siècle), Belgrade, 1986,
p. 163-210.
396
Bogdanoviç, Šest pisaca XIV veka, cit., p. 45-46.
397
M. Kaèanin, Srpska književnost u srednjem veku (La littérature serbe au
Moyen Age), Belgrade, 1975, p. 324, 326.
398
Ed. : V. Jagiç, «Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota srpskog» (Constantin le Philosophe et sa Vie de Stefan Lazareviç, despote
serbe), Glasnik SUD, 42 (1875), p. 223-328 ; G. Svanne, Konstantin Kosteneykii i ego biografija serbskogo despota Stefana Lazareviéa (Constantin de Kostenec et sa biographie du despote serbe Stefan Lazareviç), Starobulgarska litera­
tura, 4 (1978), p. 21-38 ; nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec :
K. Kuev - G. Petkov, Subrani sučineniæ na Konstantin Kosteneéki (Les œuvres
réunies de Constantin de Kostenec), Sofia, 1985, 574 pp.
330
331
394
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
ture médiévale serbe, de la méthode historiographique classique.
La culture hellénique et l’œuvre de Plutarque ont exercé une in­
fluence certaine sur Constantin399, auteur de la dernière grande
biographie princière serbe.
La Vie du despote Stefan Lazarević (1389-1427) par Constantin de Kostenec400, un homme de lettres bulgare qui avait fui en
Serbie devant la conquête ottomane, est sans doute l’une des
créations les plus remarquables dans la longue succession des
hagio-biographies des souverains serbes. Par sa narration descriptive, ses références classiques, par sa reconstitution historique
assez précise et compétente, c’est davantage une chronique du
règne de son héros qu’une hagio-biographie traditionnelle. La
volonté expresse de placer le despote Stefan dans une perspective
de continuité de la sainteté dynastique, ainsi que la volonté à
peine moins clairement affichée de servir d’argument pour une
canonisation éventuelle de son prince, ont un côté qui peut paraître paradoxal par rapport à ses modifications d’approche littéraire.
Ecrite moins de quarante années après celle du roi Stefan Deéanski, la Vie du despote Stefan se trouve à bien des égards aux antipodes de l’ouvrage de Camblak. Les schémas hagiographiques
cèdent la place à un portrait assez fidèle et singulièrement réaliste par rapport aux images plus au moins hiératiques de rois
saints. C’est le portrait d’un prince éclairé, pragmatique, et vertueux
d’une manière plus chevaleresque que monacale.
Ces transformations considérables dans la narration d’une
biographie officielle portent l’empreinte de l’esprit du temps et
des bouleversements profonds qui se font jour dans la société
serbe de la première moitié du XVe siècle. La période des troubles
à la fin du XIVe siècle, celle qui a précédé le règne du despote et
marqué ses débuts était en effet une période de transition. Les
troubles de succession dynastique, la déliquescence du pouvoir
central, un climat d’insécurité croissante et le début de la conquête ottomane ; une urbanisation rapide et le pouvoir de l’argent
relayant progressivement le pouvoir foncier, auront finalement
raison de l’époque némanide, empreinte de la symphonie des deux
pouvoirs au détriment du rôle privilégié de l’Eglise401.
Incluant des changements fort significatifs, cette évolution ne
devait cependant pas se confirmer par la suite, et la biographie du
despote Stefan Lazareviç reste une exception dans la littérature
dynastique et officielle. L’Etat serbe n’avait plus que quelques
dizaines d’années de plus en plus difficiles à traverser avant d’être
submergé par la conquête ottomane en 1459. Le dernier souverain
important du XVe siècle, le despote Djuradj Brankoviç (14271456), n’a jamais eu la moindre biographie, officielle ou non. Les
faits essentiels de l’histoire serbe étaient depuis la fin du XIVe
siècle relatés par les Annales et les Généalogies des souverains.
C’est ainsi que la dernière Vie de Siméon-Nemanja fut composée en 1441/2, par un moine érudit, Nikon le Hiérsolomytain402,
qui écrivait pour le compte de la princesse Hélène Balèiç, fille du
prince Lazar. C’est une compilation de Stefan le Premier Couronné et de Teodosije pour l’essentiel, mais composée dans un
esprit nouveau par rapport à ces prototypes — la séparation de
l’hagiographique et de l’historique. C’est ainsi que cette Vie de
399
“Cette biographie représente […] la meilleure réalisation littéraire des
Slaves méridionaux, au Moyen Age, tant par son contenu que par sa forme”, et
“une source historique de toute première importance, non seulement pour l’histoire serbe, mais aussi pour l’étude des événements […] dans la péninsule des
Balkans pendant l’époque en question”, selon I. Dujéev, “Rapports littéraires
entre les Byzantins, les Bulgares et les Serbes aux XIVe et XVe siècles”, in
L’Ecole de la Morava et son temps, Belgrade, 1972, p. 97 ; voir aussi, Id., “Les
rapports hagiographiques entre Byzance et les Slaves”, in Medievo bizantinoslavo, cit., vol. 3, p. 267-279.
400
V. Jagiç (éd.), “Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota srpskog”, cit., p. 223-328 ; G. Svanne, Konstantin Kostenečki, cit., p. 21-38 ;
nouvelle édition de l’œuvre de Constantin de Kostenec : K. Kuev – G. Petkov,
Subrani sučinenija na Konstantin Kostenečki, Sofia, 1985.
332
Il est intéressant de rappeler à ce propos que la crise de l’Eglise serbe
coïncide dans le temps avec ce qui fut la plus grande crise de la papauté au Moyen
Age, à la fin du XIVe et au début du XVe siècle.
402
Etude, édition critique du texte et traduction française : B. Bojoviç, L’idéo­
logie monarchique dans les hagio-biographies dynastiques du Moyen Age serbe,
Rome, 1995, p. 209-300.
401
333
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
Nemanja est presque entièrement dépouillée de ses parties historiques au profit d’une synthèse hagiographique, faite d’un portrait
hiératique, complètement sublimé, du fondateur de la dynastie
némanide.
précédées par les pomenyiky (diptyques)406, listes des noms dynastiques à usage liturgique407. Plusieurs rédactions ulté­rieures ont com­
plété cette gé­néalogie primitive par des données dynas­tiques sur
les Lazareviç, les Brankoviç et enfin les Jakèiç au XVIe siècle408.
Les Annales sont classées en deux catégories d’après leur
ordre d’ancienneté : les Annales anciennes et les Annales plus
récentes. Composées initialement peu de temps après 1371 par un
auteur anonyme de Moravica, ces Annales apparaissent sous
forme de portraits succincts “en médaillon” des souverains serbes409.
Intitulées Vies et œuvres des saints rois et empereurs serbes, les
cinq rédactions des Annales anciennes ne font pas véritablement
partie du genre des chronographies mais, comme leur titre l’indique, s’apparentent davantage au genre hagiographique.
Les véritables Annales410 sont représentées par les quelques
cinquante rédactions remaniées des Annales plus récentes, qui
contiennent la chronologie suivant la mort de Stefan Duèan (1355).
Dans la plus importante étude consacrée aux Annales et Généalogies411 du Moyen Age serbe, Ljubomir Stojanoviç a classé les Anna­
Vies brèves et offices des saints despotes Branković
On ne connaît pas d’hagiographies «développées» des Brankoviç, despotes de Srem. Ce sont des textes hymnographiques,
des acolouthies et des Vies brèves, jiti&e de type synaxaire qui
furent créées en fonction de leurs cultes. L’acolouthie403 de Stefan
Brankoviç a été écrite, dans le plus pur style rhétorique des XIIIXIVe siècles, dit «guirlande de mots», entre 1486 et 1502. La Vie
de type synaxaire est, par contre, d’un historicisme qui rompt avec
le style rhétorique, traditionnel dans ce genre littéraire404. Inspi­rée
de sentiments patriotiques, renfermant un grand nombre de données
biogra­phiques et historiques, l’acolouthie405 de l’archevêque
Maxime est écrite en 1523, sept ans après sa mort. Sa Vita synaxaire est plus historique que celle de Stefan, se rapprochant
davantage encore du genre narratif des An­nales ; elle fait partie
des vitae synaxaires les plus longues. Ces textes représentent, en
fait, une brève histoire des Brankoviç de la Hongrie méridionale,
derniers descen­dants, se­lon l’auteur, de la sainte lignée des Nemanjiç.
Edition du texte slavo-serbe avec traduction serbo-croate, dans Srbljak 2,
Belgrade, 1970, p. 409-463 ; Dj. Trifunoviç, dans O Srbljaku, Belgrade, 1970,
p. 324-327.
404
ISN, t. II (D. Bogdanoviç), p. 496-497.
405
Ed. Srbljak 2, cit., p. 465-499 ; Trifunoviç, dans O Srbljaku, cit., p. 328330.
S. Novakoviç, “Srpski pomenici XV-XVIII veka”, Glasnik SUD, 42 (1875),
p. 1-152.
407
Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 241-243.
408
ISN, t. II (D. Bogdanoviç), p. 142 ; S. Novakoviç, Hronograf, carostavnik,
trojadnik, rodoslov, Glasnik SUD, 45 (1877), p. 333-343 ; A. Iviç, Rodoslovne
tablice srpskih dinastija i vlastele (Tables généalogiques des dynasties et des
seigneurs serbes), Belgrade, 19252.
409 L’une des plus anciennes rédactions est celle du recueil copié en Moldavie entre 1554-1561, rédigé vers 1490 et couvrant la période entre 1355 et 1490,
cf. E. Turdeanu, La littérature bulgare du XIVe siècle et sa diffusion dans les
pays roumains, Paris, 1947, p. 160-161.
410
Selon Trifunoviç, Azbučnik, cit., p. 129-130. Sur les “Annales (Letopis) de
Brankoviç”, voir R. Novakoviç, Brankovićev Letopis, Posebna izdanja SANU,
339, Odeljenje druètvenih nauka, t. 35, Belgrade, 1960 (résumé en allemand,
p. 177-180).
411
Sur les Généalogies, voir Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi
(Les Généalogies et les Annales serbes anciennes), Belgrade-Sr. Karlovci, 1927 ;
Dj. Sp. Radojiéiç, Književna zbivanja i stvaranja kod Srba u srednjem veku i u
tursko doba (Les faits littéraires chez les Serbes au Moyen Age et à l’époque
334
335
Les généalogies royales et les Annales
du royaume de Serbie
Les généalogies royales font leur apparition en Serbie seulement dans les dernières décennies du XIVe siècle ; elles ont été
403
406
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
les plus récentes en quatre groupes : les Annales écrites avant 1458 ;
celles écrites vers 1460 ; celles écrites après 1460 ; le quatrième
groupe représente les Annales écrites au XVIe siècle. Puisant leurs
informations sur l’histoire de la Serbie dans les hagio-biographies
et dans les généalogies dynastiques ainsi que dans les notices
historiques et les colophons de recueils anciens, les auteurs des
Annales rapportent aussi les événements contemporains412.
C’est ainsi que la mémoire écrite devait trouver pour une
longue période son expression dans des genres historico-littéraires
bien distincts. Les derniers ouvrages du Moyen Age serbe dans
ce domaine témoignent particulièrement bien de cette séparation
entre le sacré et le profane dans la littérature offi­cielle. Séparation,
amorcée dès la fin de la dynastie némanide (1371), pour s’inscrire pro­gressi­vement au sein du cycle littéraire consacré au
prince Lazar, et trouver sa pleine expression au XVe siècle.
derne le césaro-papisme et le papo-césarisme. La synthèse serbe
entre l’Eglise et l’Etat dans la culture politique et spirituelle est
définie avec le plus de concision par le terme de “symphonie” des
deux pouvoirs, concept qui reçoit un contenu juridique et politique
à partir du Recueil de lois (Kormčija) de saint Sava en 1220.
Cette union symphonique entre les deux pou­voirs — le pouvoir
temporel et le pouvoir spirituel — présentait pour le Moyen Age
un côté positif, car elle rapprochait, et jusqu’à un certain point
neutralisait la puissance de deux autocraties semi-despotiques. La
symphonie entre l’Eglise et l’Etat se présente comme l’une des
caractéristiques de la civilisation serbe du Moyen Age, au point
qu’on a pu la qualifier — non sans une certaine exagération
d’ailleurs, car la théorie ne s’identifie pas à la réalité, — de “monarchie ecclésiastique”413. L’accord entre les deux structures sociales dominantes reste l’idée conductrice de l’idéologie politicoecclésiale, prenant une part considérable dans l’équilibre des
rapports sociaux, en vertu du principe selon lequel “les structures
mentales sont le reflet des structures sociales” (G. Dumézil) et
inversement. Et l’équi­libre interne de l’expression monumentale
serbe — architecturale et iconographique — (qui lui donne une
valeur universelle) est bien lui aussi le reflet de cette “symphonie”.
En ce qui concerne le point dont nous nous occupons ici, ce sont
les hagio-biographies des souverains et des archevêques serbes
qui possèdent la plus grande signification comme moyen de rétablissement et de maintien de la conscience propre, culturelle,
politique et historique au Moyen Age serbe. En tant que reflet le
plus exemplaire de la synthèse et de la symphonie de la civilisation
serbe du Moyen Age, elles représentent par leur continuité littéraire et historiosophique autochtone un phénomène significatif
dans l’Europe du Moyen Age.
* * *
Sous l’influence des institutions dynastiques de l’Europe
occidentale et de la spiritualité de la civi­lisation chrétienne de
l’Orient, l’Etat serbe se trouvait en situation de parvenir à un
certain degré de synthèse à partir d’un éclectisme d’influences
diverses, dépassant toute tentative de syncrétisme de la bi-polarisation du monde chrétien et tendant à se rapprocher plutôt du
modèle byzantin. Cette synthèse ne concernait pas seulement une
appropriation créative de modèles universels, mais aussi une
résolu­tion autochtone des questions principales qui se posaient au
monde du Moyen Age, telle que la question du rapport des deux
pouvoirs — le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, — ques­tion
qui a été résolue principalement, tant en Orient qu’en Occident,
sur la base du principe d’un rap­port de forces créant plus ou moins
une inégalité entre les deux parties principales des structures sociales. C’est de cette inégalité que sont nés ces monopoles autocratiques du pouvoir qui s’appellent dans l’historiographie moottomane), Novi Sad, 1967, p. 157-189.
412
Cf. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, cit., p. XL-LVIII ;
LXXXIV-LXXXVIII ; voir aussi ICG t. II/2 (D. Bogdanoviç), 386-392.
336
413
J. Kloczowski, dans Histoire du Christianisme 6, Paris, 1990, p. 252.
337
BOŠKO I. BOJOVIĆ
La littérature croate en langue slave
L’attitude du clergé latin, de l’archevêché de Split et de la
papauté, à l’égard de la liturgie slave (surtout entre le XIe et le
XIIIe siècle) a eu des conséquences néfastes pour le développement
d’une littérature slave qui demeurera limitée aux textes liturgiques
plus ou moins tolérés pour le bas clergé et touchant surtout les
couches populaires. Le soutien des rois croates à cette attitude de
l’Eglise romaine (surtout après les Conciles de Split en 925, en
928, puis en 1060, supprimant l’archevêché slave de Nin et interdisant toute langue liturgique autre que le latin et le grec), empêcha la constitution d’une Eglise croate qui aurait pu engendrer une
littérature hagiographique et biographique croate sur des thèmes
historiques. L’annexion du royaume croate par la Hongrie (entérinée en 1102), d’une part, et la mainmise de Venise sur les villes
importantes et la plus grande partie du littoral adriatique croate,
d’autre part, furent sans doute l’une des conséquences de cet état
des choses. Ce qui explique la faible étendue du patrimoine littéraire croate autochtone issu du Moyen Age qui nous est parvenu414.
La tradition d’un Etat croate se maintint dans quelques textes
tardifs dont il faut chercher l’origine dans une résurgence de la
tradition glagolitique du clergé slave (dans l’ordre bénédictin
notamment) reconnue par le pape Innocent IV au XIIIe siècle (en
1248), sans doute pour contrecarrer l’expansion de l’hérésie bogomile et surtout dans l’esprit des temps nouveaux qui se répand
dans les régions maritimes avec l’influence venant de l’Italie.
La littérature croate du Moyen Age est composée dans sa plus
grande partie de textes ecclésiastiques dont le genre hagiographique tient une part importante. Ces textes hagiographiques, les
apocryphes, bréviaires liturgiques, sont généralement des traductions slaves de textes latins et, dans une moindre mesure, de
texte de provenance byzantine ou plutôt slavo-byzantine. Les deux
extraits du proto-évangile de Jacques (dans quatre bréviaires gla414
Dvornik, Les Slaves, cit., p. 158-160.
338
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
golitiques), des extraits de la Vie de Constantin-Cyrille, la Vie de
St. Wenceslas, la Vie de St. Clément, la Passion apocryphe de
l’Apôtre André, font partie de ces écrits de provenance slave ou
slavo-byzantine415; de même que des textes hagiographiques
d’origine latine, comme ceux sur les saints Nicolas, François
d’Assise, et bien d’autres, ne font pas partie de ce qu’on pourrait
considérer comme un littérature autochtone créée sur le territoire
de la Croatie à l’époque médiévale.
Les plus importants textes narratifs croates témoignent de
la difficulté d’affirmer une identité historique à une époque difficile pour tous les pays balkaniques. Ces textes sont souvent partagés entre la culture latine des villes et l’aspect plus autochtone
des autres textes traitant de l’histoire croate :
Historia Salonitana par l’archidiacre Tomas (XIIIe siècle, en
latin)
Note du prêtre Martince de Grobnik sur la bataille de Krbava
(1493)
Mémoires de Miha Medijev de Barbezanis (pour Split) et de
Paulus de Paulo (pour Zadar) — XIVe s. (en latin)
Récit de la mise à mort du roi Zvonimir — adjonction tardive (début du XIVe siècle) dans le “libellus Gothorum quod latine Sclavorum dicitur regnum” (chapitre XXVII)416
Annales brèves dans le Zbornik de Frère £imun Klementoviç
(début XVIe siècle)
Annales brèves dans le Zbornik de Frère Petar Milutiniç (XVIe
siècle)
Annales brèves dans le Zbornik de Frère £imun Glaviç £ibenéanin (XVIe siècle)417
415
E. Hercigonja, Povijest hrvatske književnosti, t. 2 (Histoire de la littérature croate), Zagreb, 1975, p. 265sqq., 272.
416
Traduite en latin par Marko Maruliç, et adjointe à la Chronique du prêtre
de Dioclée, sous le titre de “Regnum Dalmatiae et Croatiae gesta”, Istorija na­
roda Jugoslavije (Histoire des peuples yougoslaves), t. I, Belgrade, 1953, p.
716-717.
417
V. Jagiç, Historija književnosti naroda hrvatskoga i srpskoga, cit., p. 115-
339
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
Alors que les Ottomans occupent les Balkans, les esprits
éclairés en Dalmatie se font l’écho des traditions populaires et
ecclésiastiques du patrimoine slave. Au XVIe siècle, le dominicain
de Dubrovnik, Mavro Orbini écrit “Il regno degli Slavi”, une
histoire des royaumes sud-slaves. Au XVIe siècle, les pêcheurs
des îles dalmates chantent les poèmes épiques sur les anciens rois
serbes. Dans les villes dalmates (aux XVIe, XVIIe et XVIIIe s.),
les poètes de la Renaissance et de la Contre-Réforme, comme
Hektoroviç (XVIe), Gunduliç (XVIIe), Kaéiç-Mioèiç (XVIIIe),
chantent les légendes populaires des royaumes croate et serbe. Un
évêque de Dalmatie (Ivan Tomko Mrnaviç), écrit au XVIIe siècle
(en 1631) une Vita de Sava Nemanjiç418, premier archevêque orthodoxe de Serbie.
L’élimination de la liturgie slave par l’Eglise catholique et
son interdiction aux conciles de Split de 925, 928 et 1060, ont
abouti à l’étouffement de la littérature originale sur le territoire de
la Croatie du Moyen Age. Les quelques œuvres qui se sont conservées appartiennent à la fin du Moyen Age et au début des Temps
modernes, et elles ont une valeur qui concerne moins la littérature et l’histoire que l’édification de l’Eglise et le patrimoine de
la Croatie du Moyen Age. Lorsqu’il fallut choisir entre l’autorité
de Rome et celle de la hiérarchie des villes romaines du littoral
dalmate, d’une part, et, de l’autre, le clergé slave croate, les souverains croates furent influencés par des facteurs externes, ce qui
a vraisemblablement contribué à la faible durée de leur monarchie
(submergée par le royaume hongrois dès 1102) et pas simplement
à l’étendue du patrimoine littéraire croate au Moyen Age.
Vestiges de la littérature médiévale en Bosnie
C’est la Bosnie qui, après la Bulgarie, devient à partir du XIIe
siècle le creuset privilégié d’une hétérodoxie d’inspiration dualiste419, surtout après que les adeptes de ce mouvement hétérodoxe furent définitivement chassés de Serbie par le grand joupan
Stefan Nemanja à la fin du XIIe siècle. La controverse sur le caractère confessionnel et doctrinaire de «l’Eglise des chrétiens de
Bosnie» demeure ouverte, faute de sources bogomiles locales
(autres que les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç) qui puissent
attester explicitement son caractère hétérodoxe420. A défaut de
120 ; Fr. Poljanec, Historija stare i srednje jugoslovenske književnosti (Histoire
de la littérature ancienne et moyenne yougoslave), Zagreb, 1939, p. 144-147.
418
Sous le titre : Regia Sanctitatis illyricana foecunditas, A Ioanne Tomco
Marnavitio, Bosnensi edita, Roma 1930 ; puis : De Vita & Scriptis Joannis
Tomci Marnavitii : Paulovich Lucich. J. J., Vita S. Sabbae abbatis Stephani
Nemaniae Rasciae Regis Filij auctore Joanne Tomco Marnavitio. Opera & Stu­
dio…, Venise, 1789, p. 9-21 ; sur cet ouvrage et son auteur, voir I. KukuljeviçSakcinski, “Knjiàevnici u Hrvatah s ove strane Velebita àivevèi u prvoj polovini XVII vieka : Ivan Tomko Mrnaviç” (Les écrivains croates de ce coté de
Velebit au XVIIe siècle), Arkiv, 9 (1868), p. 242-265 ; N. Radojéiç, “O àivotu
Svetoga Save od Ivana Tomka Marnaviça” (Sur la Vie de saint Sava par Ivan
Tomko Marnaviç), in Svetosavski Zbornik, t. I, Belgrade 1936, p. 3-66 + VI pl.
Désignée habituellement et peut être abusivement comme “bogomile”, par
analogie avec les dualistes bulgares, alors que les adeptes de cette Eglise locale
se désignaient eux-mêmes exclusivement par le vocable de “krstjani” (=chrétiens).
De la part de leurs voisins orthodoxes et catholiques il étaient désignés par contre
par les noms péjoratifs de “babuni” et de “patarins”. Sur les débuts du bogomilisme dans les Balkans, voir M. Loos, “La question de l’origine du bogomilisme.
Bulgarie ou Byzance, Actes, t. III, Sofia, 1969, p. 265-271 ; A. Schmaus, “Der
Neumanichäismus auf dem Balkan”, Saeculum 2 (1951), p. 271-299 ; D. Dragojloviç, “Poéeci bogomilstva na Balkanu” (Les débuts du bogomilisme dans
les Balkans), in Bogomilstvoto na Balkanot vo svetlinata na najnovite istražuvanja,
Skoplje, 1982, p. 19-28 (résumé français, p. 29), avec bibliographie récente.
420
Ce qui ne laisse d’autre choix que de s’en remettre aux traités anti-bogomiles en essayant de deviner ce qui derrière leur propos partisans représente le
véritable particularisme hétérodoxe de l’enseignement, des pratiques religieuses
et liturgiques des Eglises dualistes. Le “Sermon du prêtre Cosmas” est sans
doute l’un des meilleurs ouvrages dans ce domaine. On en relèvera notamment
l’aspect social dans l’interprétation qu’il propose de ce mouvement hétérodoxe.
La copie manuscrite russe de ce texte est de 1491/92, alors que la version serbe
est datée du XIIIe siècle, voir J. Begunov, Kozma prezviter v slavjanskih litera­
turah (Cosmas le Prêtre dans les littératures slaves), Sofia, 1973, p. 19sqq. ; Id.,
“Serbskaja kompilacija XIII v. iz “Besjedi” Kozmi Presvitera” (La compilation
serbe du XIIIe siècle des «Discours» du Prêtre Cosmas), Slovo 18-19 (1969), p.
340
341
419
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
pouvoir se prononcer sur ce problème et sans entrer dans des spé­
culations infiniment controversées,421 limitons-nous à un bref aper­
çu sur le caractère de la littérature ecclésiastique de cette principauté insérée entre les deux mondes de la chrétienté divisée.
Trouvant son point de départ dans l’influence exercée par le
courant cyrillo-méthodien (de même que dans les autres pays
sud-slaves), la littérature en Bosnie présente certaines particularités paléographiques et des nuances dialectales d’un caractère
archaïsant par rapport au reste de la littérature vieux-slave. C’est
en premier lieu la persistance de l’alphabet glagolitique, qui cède
cependant progressivement la place à l’alphabet cyrillique. C’est
ainsi que même les évangéliaires des XIVe-XVe siècle font apparaître des traces de protographes glagolitiques avec des caractéristiques propres aux plus anciennes traductions slaves. Une autre
caractéristique des textes hérités de cette région balkanique est la
présence de locutions proches de la langue vernaculaire et ceci
dans une mesure sensiblement plus importante que dans les textes
ecclésiastiques créés dans les zones restées sous la juridiction de
l’Eglise de Serbie422.
L’isolement géographique de cette région des Balkans, en
dehors des grandes voies de communication, l’autarcie de ses
structures politiques et surtout ecclésiastiques, puis l’hostilité plus
au moins ouverte de ses voisins catholiques et, dans une moindre
mesure, orthodoxes, constituent autant de facteurs majeurs qui
expliquent la faible transmission du patrimoine culturel et surtout
littéraire de cette formation sociale. La conquête ottomane de la
Bosnie en 1463 et la disparition de la hiérarchie de l’Eglise autonome de Bosnie au XVe siècle423 au profit des structures religieuses des trois grandes confessions universelles ont certainement
été à l’origine de cette rupture. C’est ainsi qu’il est impossible de
savoir si une continuité en matière de littérature autochtone avait
existé dans le cadre de la principauté de Bosnie.
Le patrimoine médiéval littéraire de la Bosnie contient essentiellement des recueils424 liturgiques avec des livres du Nouveau
91-107 ; cf. étude et édition : D. Bogdanoviç, “Srpska prerada Kozmine besede
u Zborniku popa Dragolja” (Le remaniement serbe du Discours de Kosmas dans
le Recueil du pope Dragolj), Balcanica 7 (1976), p. 61-89 (rés. français 90) ;
A. Solovjev, “Svedoéanstva pravoslavnih izvora o bogumilstvu na Balkanu” (Le
témoignage des sources orthodoxes sur le bogomilisme dans les Balkans),
Godišnjak IDBH 5 (1953), p. 11, 24-29 ; D. Tashkovski, Bogomilism in Macedo­
nia, Skopje, 1975, p. 45 ; G. G. Litavrin, “O socialnih vozrenijah Bogomilov. Nek­torie
itogi izuéenija naéalnogo perioda istorii eresi” (Sur les conceptions sociales des
bogomiles. Contribution à l’histoire de la période initiale de l’hérésie), in Bogo­
milstvoto na Balkanot vo svetlinata na najnovite istražuvanja, cit., p. 31-38.
421
Cf. pour la bibliographie ancienne sur l’Eglise de Bosnie : J. £idak, “Problem
bosanske Crkve u naèoj historiografiji od Petranoviça do Gluèca” (Le problème
de l’Eglise de Bosnie dans notre historiographie de Petranoviç à Gluèac), Rad
JAZU, 259 (1940), p. 37-182 ; Id., “Pitanje «Crkve bosanske» u novijoj literaturi” (La question de «l’Eglise de Bosnie» dans la littérature recente), Godišnjak
Istoriskog društva Bosne i Hercegovine, 5 (1953), p. 139-160. Pour la bibliographie récente, cf. D. Dragojloviç, Krstjani i jeretička Crkva bosanska (Les «krstjani» et l’Eglise hérétique de Bosnie), Belgrade, 1987, p. 17-26. Les travaux ré­cents
semblent s’orienter vers une interprétation moins polémique et controversée
quant au caractère doctrinaire de l’Eglise de Bosnie. Certains, comme ceux de
Dragojloviç et de Fine ont même tendance à minimiser (un peu trop à notre avis)
le caractère dualiste de l’hétérodoxie bosniaque, ainsi que le rôle historique de
l’Eglise de Bosnie, J. V. A. Fine, The Bosnian Church : A New Interpretation,
New York - Londres, 1975 ; Id., “Uloga Bosanske crkve u javnom àivotu srednjovekovne Bosne” (Le rôle de l’Eglise de Bosnie dans la vie publique de la
Bosnie médiévale), Godišnjak DIBH, 19 (1967). Bien que discutable en bien des
points, l’interprétation de Fine mérite l’attention car elle permet de concilier les
thèses traditionnellement opposées : selon son étude il faut faire une distinction
nette entre l’Eglise autonome et le mouvement dualiste en Bosnie.
342
Istorija naroda Jugoslavije, cit., t. I (D. Pavloviç), p. 564-565 (bibliographie,
p. 570-576).
423
Sur l’histoire de l’Eglise des “krstjani” de Bosnie, cf. S. Çirkoviç, Istorija
srednjevekovne bosanske države (Histoire de l’Etat médiéval en Bosnie), Belgrade, 1964, p. 101-112; Id., “Die bosnische Kirche”, Accademia nazionale dei
Lincei 361 - Quad. 62, Rome, 1964, p. 547-575 ; S. H. Aliç, “Bosanski krstjani
i pitanje njihovog porijekla i odnosa prema manihejstvu” (Les krstjani de Bosnie
et la question de leur origine et de leur rapport au manichéisme), in Bogomilstvoto
na Balkanot, cit., p. 187-189.
424
La structure liturgique de ces recueils atteste leur origine exclusivement
orthodoxe. La langue, l’écriture et l’orthographe sont celles de la rédaction ser­be
du slavon de l’Eglise avec à peine quelques nuances locales, graphiques et dialectales, P. Djordjiç, Istorija srpske ćirilice (Histoire de la cyrillique serbe),
Belgrade, 1971, p. 130-131, 133-143 ; D. Dragojloviç, «Istorija stare bosanske
422
343
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
Testament. L’Apocalypse en fait systématiquement partie. L’absence quasiment générale des livres vétérotestamentaires, mis à
part un psautier dans le Recueil de Hval425 et quelques brefs extraits,
pourrait être un indice majeur, par défaut, du caractère hétérodoxe éventuel de cette Eglise locale. Très peu d’apocryphes, sans
grand intérêt ni originalité par rapport à ceux répandus dans
l’Eglise orthodoxe. Avec les gloses426 de l’Evangéliaire de Sreçkoviç (perdu) et peut-être le contenu à peine connu du feuillet de
Monteprandona, qui seuls semblent pouvoir offrir quelques éléments explicites de doctrine hétérodoxe,427 ce sont en définitive
des supports trop fragiles pour permettre d’en tirer une conclusion
cohérente428.
L’analyse philologique des gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç corroborent l’origine géographique de ces commentaires
rédigés dans une région d’implantation traditionnelle de l’Eglise
bosniaque (“dialecte iékavien” de Bosnie centrale). Les mêmes
particularités dialectales et locales apparaissent dans le texte de
l’Evangéliaire daté par Speranski du XIVe siècle, alors que les
gloses sont datées encore plus approximativement des XVe-XVIe
siècles429. Si l’origine géographique de ce manuscrit semble être
hors de doute (malgré certaines réserves émises par Jaroslav
£idak)430, il conviendrait de modérer les conclusions de Soloviev
sur le caractère dualiste de certaines ses gloses, même si l’empreinte bogomile n’est pas contestable dans la majeure partie de
points relevés dans la conclusion, dont notamment : 1) l’attitude
intransigeante envers l’Eglise catholique (qualifiée de sataniste)431,
son “chef” et ses “juristes” ; 3) les âmes humaines sont des anges
dévoyés par Satan ; 4) les âmes sont prisonnières du monde ; 5)
c’est la miséricorde divine seule qui peut les en délivrer et non
pas l’eucharistie ; 6) les pêcheurs ne doivent pas être facilement
pardonnés ; 7) Jean Baptiste est désigné comme “Jean le Porteur
d’eau” et son baptême est considéré comme sans valeur. Parmi
les douze points relevés par Soloviev certains sont d’un caractère
hétérodoxe plus discutables, notamment le n° 2) selon lequel le
Satan est le “prince de ce monde”, puisqu’on rencontre cette notion
du “Cosmokrator” (par opposition au Pantokrator) dans les textes
patristiques; 8) la “religion de Judas” est une autre notion discutable telle qu’elle se présente dans l’interprétation de Soloviev ;
et le n° 9) le commentaire sur le miracle des cinq pains est plus
knjiùevnosti I» (Histoire de la littérature ancienne en Bosnie, I), Književna isto­
rija, XVI - 61 (1983), p. 124.
425
Dj. Daniéiç, “Hvalov rukopis” (Le manuscrit de Hval), Starine JAZU, 3
(1871), p. 1-146 ; V. Djuriç, “Minijature Hvalovog rukopisa” (Les miniatures
du manuscrit de Hval), Istoriski glasnik, 1-2 (1957), p. 39-51.
426
Ed. M. Speranski, “Ein bosnisches Evangelium in der Handschriftensammlung Sreçkoviç’s”, Arhiv für slavische Philologie 24 (1902), p. 172-182 ;
S. M. Çirkoviç, “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”
(Les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç et la doctrine de l’Eglise de Bosnie),
in Bogomilstvoto na Balkanot, p. 207-221 (rés. allem. p. 221-222).
427
Çoroviç, Historija Bosne, cit., p. 175-189 ; cf. A. Solovjev, Vjersko učenje bo­
sanske Crkve (La doctrine de l’Eglise de Bosnie), Zagreb, 1948 ; Dvornik, Les
Slaves, cit., p. 166-158 ; D. Kniewald, “Vjerodostojnost latinskih izvora o bosan­
skim krstjanima” (La crédibilité des sources latines sur les krstjani de Bosnie), Rad
JAZU, 270 (1949), p. 115-276 ; J. £idak, Studije o “Crkvi bosanskoj” i bogumil­
stvu (Les études sur l’»Eglise de Bosnie» et sur le bogomilisme), Zagreb, 1975 ;
Dragojloviç, «Istorija stare bosanske knjiùevnosti I», cit., p. 96-113, 120-125.
428
Sur les recueils de textes bibliques originaires de Bosnie médiévale, voir
Lj. Stojanoviç, “Jedan prilog k poznavanju bosanskijeh bogumila” (Contribution
à l’étude des bogomiles de Bosnie), Starine JAZU, 18 (1886), p. 230-232 ;
R. M. Grujiç, “Jedno evandjelje bosanskog tipa XIV-XV u Juànoj Srbiji” (Un
Evangéliaire du XIVe-XVe s. de type bosniaque en Serbie méridionale), in Belićev
zbornik t. II, Belgrade, 1937 ; V. Vrana, “Knjiàevna tentatives u sredovjeénoj
Bosni” (Les efforts littéraires en Bosnie médiévale), in Napretkova Povijest
Bosne i Hercegovine t. I (1942).
344
429
Herta Kuna, “Jeziéke karakteristike glosa u bosanskom jevandjelju iz
Sreçkoviçeve zaostavètine” (Les caractéristique linguistiques des gloses de
l’Evangéliaire du legs de Sreçkoviç), Slovo, 25-26 (1976), p. 213-230.
430
J. £idak, “Problem bogumilstva u Bosni” (Le problème du bogomilisme
en Bosnie), Zgodovinski časopis, 9 (1955), p. 159 (= Id., Studije o Crkvi bosans­
koj i bogumilstvu (Etudes sur l’Eglise de Bosnie et sur le bogomilisme), Zagreb,
1975, p. 87-108).
431
Çirkoviç suppose que l’attitude critique bogomile envers l’Eglise catholique
dans la glose sur la parabole (Luc 16 : 1-11) pourrait s’étendre à tous les adversaires des bogomiles, cf. Id., “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”, cit., p. 216.
345
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
proche des métaphores qu’on trouve dans les apocryphes. Le
caractère hétérodoxe de ces gloses se recoupe avec le compterendu d’un ecclésiastique catholique de 1623, où il est question
de livres d’origine bosniaque qu’on pouvait semble-t-il trouver
chez les pauliciens bulgares et dont “le texte est conforme aux
préceptes de l’Eglise catholique, alors que les commentaires et les
gloses sont hérétiques”432. Il est important de souligner que malgré
les quelques réserves qu’on a pu formuler, l’essentiel de l’analyse de Soloviev ne peut être mis en cause.
Tenant compte de tous les arguments des travaux publiés
depuis et reprenant l’analyse de ces gloses, Sima Çirkoviç conclut
encore récemment au caractère hétérodoxe dualiste de ces textes.
L’analyse de Çirkoviç est essentiellement fondée sur une comparaison entre les gloses de l’Evangéliaire de Sreçkoviç avec la
critique de l’enseignement de l’hétérodoxie dualiste que l’on peut
trouver exposé chez les auteurs orthodoxes, en premier lieu Démétrius Zigabène et Cosmas le Prêtre. Il résulte de cette comparaison que l’enseignement de ces gloses diffère sensiblement de
la doctrine critiquée par les auteurs orthodoxes. Le dualisme radical et la problématique cosmogonique mythologique du bogomilisme ancien cèdent ici la place à un dualisme nettement plus
modéré empreint d’une orientation théologico-moralisatrice433.
C’est pourquoi l’Evangéliaire de Sreçkoviç avec ses gloses revêt
une importance considérable, puisqu’il représente dans un texte
autochtone et théologique le dernier stade d’évolution de l’hétérodoxie dualiste en Bosnie médiévale. Du point de vue du thème
qui nous occupe ici, cet ouvrage présente une signification presque
aussi importante, puisqu’il s’agit d’un texte unique en son genre
parmi ces si rares vestiges de la littérature autochtone dans cette
partie des Balkans.
Le traité historiosophique intitulé : «Sur les trois royaumes
de la terre» est aussi un texte à consonance dualiste, conservé dans
plusieurs copies bulgares et serbes, issues vraisemblablement d’un
protographe écrit en Macédoine au XIe siècle434. Bien qu’il ne soit
pas attesté en Bosnie, ce texte s’apparente bien à un esprit proche
de l’hétérodoxie slavo-balkanique. Appartenant au genre des légendes médiévales, cet écrit contient un certain nombre d’idées
politiques inspirées de concepts dualistes mais aussi millénaristes435.
L’histoire de l’humanité y est divisée en trois parties436 : l’empire
grec, qui est celui de la révélation de Dieu le Père, l’empire germanique, comprenant la révélation du Fils de Dieu, et enfin, le
royaume slave (bulgare ou serbe, selon les versions), coïncidant
avec la révélation du Saint Esprit. Une liste de 72 nations, classées
en trois catégories : vrais-croyants (les orthodoxes), semi-croyants
(les catholiques)437 et infidèles (les Ismaélites) est donnée après le
préambule438.
Cité par : Solovjev, Vjersko učenje bosanske Crkve, cit., p. 44.
S. M. Çirkoviç, “Glose Sreçkoviçevog Jevandjelja i uéenje bosanske Crkve”,
cit., p. 219-221.
Dj. Sp. Radojiéiç, “Ost und West in der Geschichte des Dankens und der kul­
turellen Beziehungen”, in Festschrift für Eduard Winter zum 70. Geburtstag, Ber­lin
1966, p. 41-44 ; Id., “Juànoslovenski stari tekst o tri carstva na svetu” (Un texte
sud-slave ancien sur les trois empires universels), Bagdala, 8/93 (1966), p. 2.
435
Dans un ordre d’idées similaires, l’histoire divisée en sept millénaires, la
version serbo-slave “O buduwteh premudroga Lava» : cf. Dj. Sp. Radojiéiç,
Razvojni luk stare srpske književnosti (L’évolution de la littérature serbe ancienne), Novi Sad, 1962, p. 259.
436
C’est une variante du schéma historiciste qui représente l’un des lieux
communs de la mythologie sociale et millénariste. En Europe occidentale ce fut
notamment le cas des enseignements joachimistes ainsi que de celui des prophe­
tae Amauriciens, Cf. V. Moèin, Joahizam i istočna teologija (Le joachimisme et
la théologie orientale), Belgrade, 1936 ; N. Cohn, Les fanatiques de l’Apoca­
lypse, Paris, 1983, p. 113-116, 164-165.
437
Allemands, Francs, Hongrois, Indiens, Jacobites, Arméniens, Saxons,
Polonais, etc. Une interprétation d’un déterminisme naïf et simpliste, propre aux
notions dualistes, est donnée en guise d’ethnogénèse des nations. Le terme de
“semi-croyants” est attribué en Serbie aux catholiques. C’est ainsi que les textes
juridiques du Moyen Age serbe diffèrent de leurs modèles byzantins puisqu’ils
n’attribuent pas aux catholiques le qualificatif d’“hérétiques” (comme dans le
Syntagma de Blastarès par exemple), mais de “semi-croyants”, pour le Code de
Duèan, voir A. Solovjev, Zakonodavstvo Stefana Dušana cara Srba i Grka (La
législation de Stefan Duèan empereur des Serbes et des Grecs), Skoplje, 1928,
p. 165-167 n. 2.
438
R. Grujiç, “Legenda iz vremena cara Samuila o poreklu naroda” (Une lé-
346
347
432
433
434
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
L’absence de textes narratifs (historiques et hagiographiques),
justifie d’autant plus de porter brièvement l’attention sur un acte
juridique, le testament de gost Radin439, un haut dignitaire de
l’Eglise de Bosnie au XVe siècle. Ce document offre peu d’intérêt
d’un point de vue littéraire et historiographique, mais renferme
quelques informations précieuses sur le caractère doctrinal de
l’Eglise de Bosnie. Le fait le plus notable à cet égard est que cet
ecclésiastique lègue une somme pour l’édification d’une église,
chose inconcevable pour un hérésiarque dualiste. La seule déduction qu’on peut en faire est que soit le dualisme bosniaque était à
cette époque plus au moins complètement édulcoré, soit il faut
d’adhérer à l’hypothèse de Fine selon laquelle l’Eglise de Bosnie
n’avait jamais été véritablement dualiste et que le bogomilisme
en Bosnie doit être attribué à un nombre restreint d’adeptes extérieurs à l’Eglise locale et n’ayant pas eu un rôle significatif dans
la société bosniaque440 de cette fin du Moyen Age.
Quant à l’idéologie dynastique en Bosnie, elle est tributaire
de la tradition némanide, comme il ressort de la généalogie royale qui fut rédigée au moment de l’instauration du royaume par
Stefan Tvrtko Ier, couronné par le métropolite orthodoxe David
(en 1377)441, au monastère de Mileèeva, fondation pieuse du roi
némanide Stefan Vladislav (1234-1243) et lieu de culte de Saint
Sava Ier442.
C’est entre 1374 et 1377 que fut écrite, pour les besoins politiques du souverain de Bosnie Tvrtko Ier (1353-1391), la première généalogie dynastique, le premier rodoslovïe443, intitulé :
Histoire abrégée des souverains serbes444. Créée pour asseoir la
légitimité dynastique du premier roi de Bosnie Tvrtko Ier, qui
aurait été couronné avec la “couronne de saint Sava”, cette généalogie a été écrite dans un milieu monastique ; elle cherche à
prouver l’ascendance antique, ainsi que les attaches illustres de la
lignée némanide.
Dans la Bosnie du Moyen Age les choses se déroulèrent
sensiblement à l’inverse de ce qui se passait en Croatie. Sans égard
aux déclarations périodiques de loyauté que faisaient sans résultat
quelques Nemanjic, les souverains penchèrent pour une Eglise
particulière, se singularisant par une autarcie locale, avec des
apports hétérodoxes plus au moins prononcés. Ce couplage entre
une Eglise locale et l’autorité du prince a agi en faveur du renfor-
gende de l’époque du tsar Samuel sur l’origine des peuples), Glasnik SND XIII
(1934), p. 198-200.
439
Ç. Truhelka, “Testament gosta Radina. Prinos patarenskom pitanju” (Le
Testament de gost Radin. Contribution à la question des patarins), Glasnik ZMBH,
23 (1911), p. 355-376 ; A. Soloviev, “Le testament du gost Radin”, in Mandićev
zbornik, Rome, 1965, p. 141-156.
440
J. V. A. Fine, The Bosnian Church : A New Interpretation, p. 1-6sq. ; Id.,
“Zakljuéci mojih poslednjih istraàivanja o pitanju Bosanske crkve” (Les conclusions de mes dernières recherches sur la question de l’Eglise de Bosnie), in
Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 127-133.
441
Sur le couronnement royal de Tvrtko Ier et la notion de la «double couronne» alliant la légitimité sacrée némanide à la souveraineté du roi de Bosnie,
voir S. Çirkoviç, “Sugubi venac (Prilog istoriji kraljevstva u Bosni)” (La «Double couronne» — Contribution à l’histoire de la royauté en Bosnie), Zbornik FF,
8/1 (=Spomenica Mihaila Dinića), (1964), p. 343-370.
Les sources orthodoxes rédigées dans l’aire juridictionnelle de l’Eglise de
Serbie sont d’une importance considérable pour l’étude du bogomilisme dans la
partie occidentale des Balkans, d’autant plus que l’extension territoriale de la
Bosnie au XIVe siècle s’est faite en partie au dépens du royaume némanide
(annexion de Hum) ; ce qui eut pour conséquence l’inclusion de diocèses de
l’Eglise orthodoxe serbe dans la principauté de Bosnie. Sur ces sources (notamment le “Synodikon de l’orthodoxie”, la rédaction serbe de Cosmas le Prêtre, le
“Nomokanon” de Sava Ier, etc.), voir E. P. Naumov, “Serbskie srednevekovie
istoéniki o bogomilstve. K ocenke ih svidetelstv v istoriografii” (Les sources
médiévales serbes sur le bogomilisme. Vers une enquête de leurs place dans
l’historiographie), in Bogomilstvoto na Balkanot, cit., p. 89-95 ; D. Dragojloviç,
“Marginalne glose srpskih rukopisnih Krméija o neomanihejima” (Les gloses
sur les néo-manichéens dans les Nomokanon manuscrits serbes), Jugoslovenski
istorijski časopis, 1-2 (1972).
443
Ibid., Trifunoviç, Abučnik, cit., p. 286-287.
444
Ed. Lj. Stojanoviç, Stari srpski rodoslovi i letopisi, Belgrade-Sr. Karlovci
1927 ; Dj. Sp. Radojiéiç, «Doba postanka i razvoj starih srpskih rodoslova» (La
genèse et l’évolution des Généalogies serbes anciennes), Istorijski glasnik, 2
(1948), p. 21-36.
348
349
442
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
cement du pouvoir central, et la principauté de Bosnie commença
alors une ascension qui devait permettre à Tvrtko Ier de prendre
en 1377 le titre de “roi des Serbes et de Bosnie”. La divergence
est peut-être encore plus accusée dans le caractère propre de
“l’Eglise bosniaque” dont l’autarcie a constitué un terrain favorable pour l’apparition de l’hérésie dualiste de ce que l’on a appelé
les Bogomiles. Sans vouloir entrer dans la controverse sur le caractère hétérodoxe ou autarcique de l’Eglise bosniaque, ainsi que
de l’hérésie qui est apparue en Bosnie et que les orthodoxes appelaient les “babounes” (babunyf) et les catholiques-romains les
“patarins”, reste le fait de l’isolement dans lequel s’est maintenue
cette Eglise locale à l’égard de la chrétienté tant occidentale
qu’orientale. Les tentatives des Croisés ne réussirent pas à imposer le modèle occidental en Bosnie, mais lorsque devant le danger
turc, les souverains bosniaques commencèrent à embrasser la
confession catholique au XIVe et surtout au XVe siècle, la décadence de l’Eglise bosniaque devait constituer un facteur de rapide
islamisation d’une partie importante de la population aussitôt après
la conquête turque. L’autarcie de l’Eglise, et auparavant de la
culture, en Bosnie, a eu des conséquences semblables, voire plus
importantes encore, à celles qu’a eues l’“internationalisation” de
l’Eglise et de la monarchie en Croatie, sur le patrimoine culturel
et notamment littéraire.
*
*
*
Si l’on peut parler avant tout, dans les pays slaves des Balkans et pour en rester aux genres littéraires classiques du Moyen
Age, d’une réception de la théologie et de l’historiographie byzantine ou latine ainsi que du reste de la littérature chrétienne, on
peut parler au début du XIVème siècle d’une réception de la littérature byzantino-slave dans les pays roumains. En ce sens, le
phénomène culturel roumain devait jouer un rôle important, à la
fin du Moyen Age et plus tard, dans la conservation puis dans la
transmission (surtout vers la Russie) des littératures bulgare et
serbe mais aussi du reste de l’héritage culturel slavo-byzantin. La
littérature des principautés roumaines de Moldavie et de Valachie
a donné à cette époque aussi des œuvres de nature originale, appartenant au genre des biographies et surtout des Annales. Il faut
rappeler que l’Etat des pays roumains n’a jamais été totalement
détruit par l’hégémonie turque et il faut garder à l’esprit que l’héritage culturel byzantino-slave et la mémore historique qui s’y
rattache ont été entretenus par les écrits historico-littéraires et
ecclésiastiques, de même que des souvenirs authentiques de signification locale ou bien pan-orthodoxe ont joué un grand rôle
dans la formation de l’identité nationale roumaine à l’époque
moderne, tant dans le domaine de l’Eglise que dans celui de
l’Etat.
350
351
Transmission de la mémoire collective
et formation de la pensée historique
Cet examen succinct de la littérature slave autochtone au cours
du Moyen Age balkanique suscite par ailleurs quelques considérations d’ordre général. Afin de mieux cerner le cadre thématique
de ce que nous avons désigné par “littérature autochtone” il convient
de situer ce patrimoine littéraire dans son environnement historique, politique et culturel. La littérature byzantino-slave apparaît
dans un contexte socio-culturel du IXe siècle indissociable de la
christianisation des Etats ayant opté pour une liturgie et pour la
langue littéraire slave telle qu’elle était diffusée par le mouvement
cyrillométhodien. Ce choix devait impliquer, en principe, en
même temps l’adoption du christianisme propagé par l’Eglise de
Constantinople. Il s’est avéré par la suite, et surtout dans une
perspective de longue durée historique, que cette adhésion aux
conceptions byzantines de l’Eglise, de son organisation et de son
rapport à l’Etat, devait se confirmer et même s’accentuer. La corrélation entre littérature slave et Eglise orthodoxe d’obédience
constantinopolitaine est d’une évidence notoire, mais l’interdé-
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
pendance que l’on peut constater entre cette culture d’origine et
de facture essentiellement ecclésiastiques et les structures politiques
et profanes demeure encore fort insuffisamment connue. C’est
pourquoi l’étude de ce que nous appelons la littérature autochtone
balkano-slave nous apparaît comme une filière de recherche hautement incitative et de perspective fort prometteuse. Ceci précisément pour l’intérêt que présentent, au-delà de tous les dénominateurs communs, les différenciations historiques et littéraires que
l’on peut également déceler entre les pays balkano-slaves.
Si l’espace Sud-Est européen constitue la première, la plus
proche zone d’extension de la civilisation byzantine sur le sol
européen, le rayonnement de la Deuxième Rome s’y est effectué
de manière sensiblement variable. C’est précisément l’étude des
textes hagiographiques de facture ou d’adaptation locales qui
pourra permettre d’identifier et d’explorer ces disparités susceptibles de nous faire avancer dans la connaissance des corrélations
entre structures mentales et agencement de la société encore si
incomplètement connue pour le Moyen Age slavo-balkanique.
Au chapitre des dénominateurs communs et des éléments
convergents on peut relever une série de points significatifs. La
littérature cyrillométhodienne est donc de facture ecclésiastique
et de nature religieuse. Si l’Eglise locale obéit aux critères universels de l’Eglise, l’introduction du christianisme, sa position institutionnelle en tant que religion officielle et sa force en tant que
pilier de la société médiévale, sont tributaires du bras séculier du
pouvoir monarchique. Elle se présente donc autant comme la religion du prince, facteur majeur de continuité étatique et de stabilité du pouvoir central, que comme un médiateur de valeurs universelles, spirituelles, civilisatrices, culturelles et supra-nationales
transcendant les frontières politiques, les intérêts et les rivalités
monarchiques. Dans la mesure où l’Eglise est dépendante de son
obédience constantinopolitaine, elle est théoriquement au service
de l’universalisme chrétien tel qu’il est personnifié par l’empire
des Romées, la cité de Constantinople et surtout par l’empereur
byzantin. Mais à l’inverse, dans la mesure où l’Eglise locale est
autonome, c’est-à-dire autocéphale, elle s’aligne sur la politique
du prince et défend les intérêts de sa monarchie. Or c’est précisément cette connivence, cette “ symphonie ”, entre le prince et
l’Eglise qui a le plus donné lieu à l’élaboration de la littérature
balkano-slave. Cette connivence se manifeste dans la faveur princière accordée aux institutions ecclésiastiques qui rejoignent les
phénomènes socio-culturels propres au Moyen Age : culte des
saints, translations de leurs reliques, édification et donation de
fondations pieuses, mécénat en faveur des œuvres sociales, caritatives et culturelles. Cette complicité des deux pouvoirs a donc
été à l’origine de la majeure partie du patrimoine culturel et notamment littéraire slavo-byzantin, en Bulgarie, en Serbie et dans
les Pays roumains. Là où la concertation au sein de la dyarchie
des deux pouvoirs était moins évidente, plus ambiguë ou même
dissonante, en Croatie avant son intégration dans le royaume de
Hongrie en 1102, ou en Bosnie (plus au moins autonome ou indépendante du XIIIe-XVe siècle), le patrimoine littéraire de facture autochtone est incomparablement moins étendu, ou en tout
cas de caractère étroitement local au sens plus restreint et régional
du terme.
La souveraineté reconnue du prince, la continuité du pouvoir
central, l’autonomie de l’Eglise locale, le patronage princier sur
les institutions ecclésiastiques, et a fortiori, la concertation des
deux pouvoirs dans la continuité des structures monarchiques,
sont des conditions essentielles de l’existence d’une littérature
autochtone. En tant que médiatrice d’identité collective, cette
mémoire, à l’origine écrite et entretenue sur une base religieuse,
est la condition préalable de l’apparition et de la continuité d’une
mémoire historique.
Parmi les thèmes identifiés dans ce domaine de recherche
citons les questions les plus importantes : la question de l’Etat et
de sa nature ; celle du pouvoir et de son origine, de son caractère
et de ses limites ; celle de la structure du “peuple” ou, selon la
terminologie moderne, de la société, du souverain, de son pouvoir
et de sa fonction dans la royauté, de sa légitimité ; la question du
352
353
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L a litt é rature autochtone des pays yougoslaves au M oyen A ge
sens de l’Etat et du pouvoir dans une perspective méta-historique
autant qu’historique ; celle de l’homme en tant qu’être politique
(au sens aristotélicien du terme) ; celle des rapports entre les
hommes et dans la société ; l’idée de la communauté ; la question
de la liberté et de sa stratification, ainsi qu’à ce propos, le problème de l’assujettissement et des limitations de la liberté ; celle
de la communauté internationale et de l’Etat dans l’oikouménède
son ordre hiérarchique, etc., ainsi que le problème de la guerre et
de son apologie ou de sa condamnation ; puis l’ensemble des
questions sur l’Eglise en tant que corps social, sur sa relation avec
l’Etat, le souverain et le pouvoir, et sur son attitude envers la
communauté et envers l’homme avec ses droits et ses responsabilités, et cela sur un plan profane autant que spirituel.
En dehors d’un fonds commun, les littératures balkano-slaves
présentent des disparités non moins significatives dont il convient
de relever quelques points parmi les plus marquants. C’est l’hagiographie bulgare et l’hagiographie serbe qui peuvent servir de
meilleur exemple de ces dissemblances. L’hagiographie bulgare
est, en effet, nettement plus liée aux cultes des saints qu’à leurs
portraits historiques. En dehors des apôtres et évangélisateurs
cyrillométhodiens dont l’hagiographie vieux-slave a produit quelques portraits d’un historicisme assez immédiat et provenant de
témoignages plus au moins authentiques, l’hagiographie vieuxbulgare présente un caractère plus didactique que documentaire.
Les Vies des saints anachorètes, confesseurs, martyrs, évêques et
autres responsables de l’Eglise, présentent bien entendu des éléments d’une valeur historique importante aussi, mais ce sont des
écrits bien plus proches de leur modèle hagiographique byzantin,
notamment sous son aspect intemporel. Ces textes sont, d’autre
part, plus proches des cultes des saints, de la translation de leurs
reliques, témoignant du rôle important que le culte de la sainteté
jouait dans la collectivité au sein du monde chrétien de la Bulgarie de cette époque et de son individuation collective. C’est à cet
égard que l’étude de ces textes présente le plus grand intérêt.
L’hagiographie serbe dans sa plus grande partie présente un
caractère plus séculier, à la fois plus narrativement factuel et plus
politiquement idéologique. La nature plus historique qu’eschatologique de ces ouvrages, dont certains ont l’envergure de véritables
romans médiévaux, provient d’une relative immédiateté de témoignage à l’origine de leur création. Les Vies des souverains et
pontifes de la Serbie médiévale sont autant de reflets fidèles des
structures mentales au sein de cette société fondée sur une hiérarchie
de valeurs sacralisées personnifiées par les vertus spirituelles des
ses plus illustres représentants. Ce type de sacralisation dynastique
est quasiment inconnu dans le reste du monde orthodoxe. Il est un
fait hautement révélateur quant à la nature même de la société
serbe issue d’une synthèse entre les structures sociales d’un type
plus proche de la féodalité occidentale, en conjonction avec une
superstructure culturelle reposant sur la spiritualité orthodoxe. Les
carences toujours considérables, lorsqu’il s’agit de situer le fait
historique sud-slave à la charnière des deux mondes chrétiens,
peuvent être sensiblement compensées par l’étude et la publication
des ces textes narratifs autochtones.
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
E schatologie et histoire
Eschatologie et histoire
Caractérologie de l’hagiographie
sud-slave du Moyen-Age
« La caractérologie
rompt l’égocentrisme naturel
et contribue à la tolérance »,
P. Ricœur, Philosophie de la volonté
Avec pour origine le mouvement cyrillo-méthodien, la littérature slave commence à se répandre dans le Sud-Est européen
dès la fin du IXe siècle. Le genre hagiographique y acquiert une
place de choix, à commencer par les Vies des fondateurs mêmes
des lettres slaves, sans compter les Vies des autres saints du calendrier liturgique. Alors que les textes liturgiques sont essentiellement liés aux institutions ecclésiastiques, la littérature narrative,
et notamment hagiographique, était souvent davantage tributaire
du mécénat issu du pouvoir séculier.
De même que le saint homme remplit une fonction sociale
souvent liée aux rapports avec le pouvoir séculier, l’hagiographie
reflète une dichotomie entre l’histoire sacrée et l’histoire profane.
Même si cette dernière n’est souvent qu’une toile de fond peu
perceptible dans la vie du saint, elle se situe néanmoins dans un
contexte historique concret et reconnaissable. Dans les sociétés
balkano-slaves du Moyen Age la différenciation entre la littérature monacale et celle des élites cultivées est moins marquée que
dans la littérature byzantine, de même que la diglossie entre la
langue liturgique et littéraire, d’une part, et la langue vulgaire,
d’autre part, est bien moins tranchée que dans les cultures de
langue grecque et latine.
356
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
E schatologie et histoire
Par rapport à la littérature, à la pensée théorique, et d’une
façon plus générale à la culture gréco-byzantine, le contexte
culturel des Slaves présente une autre particularité dont il est im­
portant de tenir compte : on n’y trouve point de débat entre pensée
et culture antique, néoplatonicienne et profane d’une part, et ensei­
gnement de l’Eglise d’autre part, dichotomie qui a favorisé à By­
zance le dialogue et la polémique avec les conceptions issues de
la spiritualité chrétienne. C’est pourquoi aussi, la littérature slavobyzantine est bien moins créatrice dans le domaine de la pensée
théorique et de l’abstraction spéculative. La compréhension du mon­
de et de l’histoire humaine y est plus empirique et pragmatique.
C’est aussi la raison pour laquelle la Vie du saint y est l’expression
majeure et quasiment exclusive de l’expérience spirituelle.
La réclusion anachorétique, le pathos du merveilleux et l’exaltation spirituelle cèdent ici le pas à une éthique biblique de tendance vétérotestamentaire, souvent teintée d’historicisme. Sur une
toile de fond d’universalisme byzantin se profile la vie de l’Eglise locale avec ses particularités culturelles, ses autoreprésentations
collectives, ses aspirations partisanes et ses prétentions historiques,
sa légitimation éthique et eschatologique, y compris une certaine
fierté qui touche à l’exclusivité du Nouveau Peuple élu.
A l’issue de sa longue période néophyte, la pensée slavo-byzantine s’exprime parfois en terme de purisme évangélique et
monacal, dédaignant les « brumes stériles du paganisme grec »,
des « superstitions pernicieuses des empereurs byzantins », sans com­
pter leurs infidélités envers l’Eglise et sa tradition apostolique.
C’est ainsi que dans sa Vie de Stefan Deéanski, écrite vers
1402, Grégoire Camblak445 met en opposition l’origine romaine
des empereurs byzantins avec l’origine charismatique de la lignée
némanide :
“Ils [les Nemanjiç] ne troublaient pas l’Eglise par des turbulences hérétiques et par l’odeur hellénique446 [païenne] des sacrifices et des rites, comme [l’avaient fait] les fils et les neveux [les
héritiers] de Constantin le Grand”447. Ils gouvernaient en toute
piété, avec sagesse selon Dieu et par amour, par [la volonté de]
Dieu, avec [leurs] armées le reste du troupeau qui leur avait été
confié” (Camblak, Vie de Stefan Dečanski, p. 64).
Cette réception de la littérature byzantine constitue le tronc
commun de la littérature byzantino-slave, ainsi que sa partie la
plus importante et la plus répandue par le fait de l’étendue de sa
circulation. A ce patrimoine commun à toute la chrétienté orientale s’ajoute une production littéraire locale très inégalement répartie selon les genres de la littérature ecclésiastique, très largement
dominante par rapport aux écrits profanes. A l’examen des recueils
de textes slavo-byzantins, on relève un large éventail d’écrits
Grégoire Camblak, §itie na Stefan Deéanski ot Grigorii Camblak
(éd. A. Davidov, G. Danéev, N. Donéeva-Panaiotova, P. Kovaéeva, T. Genéeva)
Sofia 1983 ; cité dans B. I. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagio-bio­
graphies dynastiques du Moyen-Age serbe, N° 248 “Orientalia Christiana Ana­
lecta”, Pontificium Institutum Orientalium Studiorum, Rome 1995, p. 522 n. 10, 610.
Une allusion à “l’obscurcissement dû à l’ombre de la sagesse de langue
grecque” se trouve dans le colophon des anciens manuscrits (ceux de Raèka,
1305 ; de Peç, 1522 ; de Moraéa, 1614, qui est une copie d’un manuscrit de
1252, etc.) du Nomokanon de Saint Sava, cité par : S. Troicki, “Ko je preveo
Krméiju sa tumaéeqima ?”, Glas SAN CXCIII (96), (1949), p. 120, 125-126.
447
Dont Julien « l’Apostat » qui fut le seul neveu de Constantin à avoir survécu aux purges sanguinaires de son fils Constance II (337-361) et qui rétablit
le paganisme (361-363), cf. J. Meyendorff, Unité de l’Empire et divisions des
Chrétiens. Paris 1993, p. 21. Camblak fait peut-être aussi allusion aux superstitions divinatoires (Ch. Diehl, “La civilisation byzantine”, in Id., Etudes byzan­
tines, Paris 1905, p. 139) et autres qu’affectionnaient particulièrement certains
empereurs des dynasties Comnène et Ange, ou bien à l’iconoclasme. Le patriarche iconoclaste Jean, dit Giannis, fut un fervent adepte des arts magiques, et
l’empereur Théophile recourait volontiers à ses services, cf. R. Guilland, “Le
Droit divin à Byzance”, in Id., Etudes byzantines, 228sq. ; G. Dagron, “Le saint,
le savant, l’astrologue : Etude de thèmes hagiographiques à travers quelques
recueils de « Questions et réponses » des Ve-VIIe siècles”, in Hagiographie, p.
146 sq. ; Id., “Rêver de Dieu et parler de soi. Le rêve et son interprétation d’après
les sources byzantines”, in I sogni nel Medioevo, Rome 1985, p. 40-52.
358
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
E schatologie et histoire
patristiques, édifiants, rhétoriques, des cosmogonies et autres
physiologues. Faisant partie de ces vastes recueils d’érudition
pieuse, ou bien regroupée dans ceux dédiés aux vies des saints,
l’hagiographie détient une place de choix448.
Par rapport au vaste patrimoine hagiographique commun au
calendrier chrétien, la production des Eglises locales n’est certes
pas très impressionnante ; néanmoins elle est loin d’être négligeable. Il serait fort instructif de dresser une typologie de cette production littéraire. Encore faudrait-il pouvoir la différencier par
rapport au tronc commun de l’hagiographie byzantine. Ce qui
n’est pas chose aisée, du fait que la production originale est le plus
souvent parfaitement bien intégrée dans la forme d’expression
gréco-byzantine traditionnelle. C’est en ce sens que l’hagiographie
balkano-slave est peut-être la plus sous-exploitée, car elle présente un intérêt historique qui va bien au-delà de toute son importance d’ordre philologique, esthétique et littéraire.
A défaut d’une production historiographique, bien moins
importante et surtout beaucoup plus tardive, l’hagiographie balkano-slave présente un intérêt d’autant plus important qu’elle est
l’expression la plus aboutie et la plus représentative de la création
littéraire des Slaves méridionaux. On peut s’interroger sur la carence de chroniques locales, des textes narratifs de nature historique et profane, ce qui a sans doute incité Likhatchov à récuser
toute originalité, ou «valeur locale», à la littérature balkano-slave449,
ce qui est somme toute injustifié ou du moins d’une appréciation
très excessive. La raison de cette lacune en matière d’historiographie réside sans doute dans la discontinuité institutionnelle dans
l’histoire bulgare450, ainsi que dans l’apparition tardive – début du
XIIIe siècle – d’une littérature spécifiquement serbe. Une discontinuité qui se rapporte de manière bien plus tranchée aux institutions
profanes qu’à la vie liturgique, avec ses institutions monastiques
et une continuité de transmission littéraire au sein du vaste monde slavo-byzantin.
De là tout intérêt de différencier non seulement l’hagiographie
balkano-slave par rapport à la matrice byzantine, ainsi que par
rapport à la communauté littéraire slave, mais aussi de caractériser
les deux littératures balkano-slaves, à savoir l’hagiographie bulgare et l’hagiographie serbe. Par-delà tout leur aspect commun dû
non seulement aux origines cyrillo-méthodiennes, mais aussi à
une circulation sans entrave de barrière linguistique, ce sont leurs
différences marquantes qui relèvent d’un intérêt particulièrement
significatif.
La réception du patrimoine byzantin dans l’aire balkanoslave a joué le rôle d’un ciment culturel et institutionnel. La médiation de la culture romano-byzantine, dont les zones d’extension
s’étendaient bien au-delà de l’espace Sud-Est européen, était assurée par l’Eglise romaine et par celle de Constantinople. Le fait
que l’Eglise de Constantinople recourût dans la deuxième moitié
du IXe siècle à la langue slave en tant qu’agent médiateur de
l’évangélisation des peuples barbares constitua un puissant facteur
d’intégration culturelle dans cette partie de l’Europe. Les textes
fondateurs de la civilisation chrétienne (bibliques, liturgiques,
patristiques, hagiographiques, juridiques) furent traduits en une
langue accessible à une majeure partie des populations christianisées. Les arts plastiques (architecture, iconographie), au service de
l’Eglise et du pouvoir séculier, témoignent de la réintégration de
l’espace balkanique dans l’ordre de valeurs du monde civilisé.
La hiérarchie des valeurs de la société médiévale tend à se
conformer à une structure monarchique issue des conceptions
448
G. Podskalsky, Theologichte Literatur des Mittelalters in Bulgarien
und Serbien 865-1459, C. H. Beck’sche Verlagsbushhandlung, Munich
2000, 578 pp.
449
D.S. Likhatchov, Poétique historique de la littérature russe, Paris
1988, p. 12, 13.
450
G. Prinzing, Die Bedeutung Bulgariens und Serbiens in den Jahren
1204-1219 im Zusammenhang mit der Entstehung und Entwicklung der
byzantinischen Teilstaaten nach der Einnahme Konstantinopels infolge
des 4. Kreuzzuges, Munich 1972 ; Istorija na Bälgarija (Histoire de la
Bulgarie) t. 3, Sofia 1982, p.115sqq.
360
361
BOŠKO I. BOJOVIĆ
E schatologie et histoire
judéo-chrétiennes et romano-byzantines. Les arts et lettres du
monde slavo-byzantin sont un des éléments majeurs des notions
idéologiques d’une aire culturelle intermédiaire située entre l’espace demeurée partie intégrante de l’Empire byzantin et celui de
la féodalité médiévale de l’Occident chrétien. L’assimilation de
la culture byzantine est un processus continu auquel s’ajoute vers
la fin du Moyen Age une interprétation locale des structures sociales. Les cultes des saints jouent un rôle d’individuation au sein
des sociétés cristallisées autour des hiérarchies monarchiques.
L’autorité séculière et sacerdotale cultive les témoignages individuels et les manifestations collectives du bien fondé eschatologique de l’ordre établi. La pérennité de la mémoire et d’un destin
commun dans le temps imparti au genre humain, confère aux
institutions du pouvoir monarchique une légitimité qui s’inscrit
dans une continuité de longue durée.
La profusion des textes hagiographiques et leur adaptation
relativement précoce aux manifestations locales dans ce domaine
témoignent, sans doute, de la prépondérance du rôle de l’Eglise
en tant que facteur d’homogénéisation idéologique au sein des
systèmes étatiques. De même l’apparition assez tardive des recueils
législatifs, des genres historiographiques et autres écrits profanes,
témoigne de la lenteur de la laïcisation de ces sociétés, où l’Eglise a si longtemps joué un rôle de cohésion plus important que
celui de l’Etat monarchique.
L’étude de l’évolution de la littérature slavo-byzantine, au
moyen d’une lecture attentive rendue possible par une approche
critique de l’histoire de ces textes, offre l’occasion d’aborder un
domaine d’investigations quelque peu délaissé jusqu’à maintenant.
Il s’agit de l’histoire des sociétés concernées à travers l’évolution
des courants de pensée que ces textes permettent de reconstituer
avec plus au moins d’opportunité. Les éléments d’analyse supplémentaires, comme par exemple l’iconographie et autres objets de
la culture matérielle, entrent obligatoirement dans ce champ d’enquête, mais les textes narratifs, normatifs, liturgiques, offrent un
intérêt d’autant plus grand qu’ils ont été peu exploités, alors qu’ils
représentent une mine d’informations particulièrement abondante pour l’histoire non événementielle. L’étude du contenu de
ces textes, de leur diffusion et de leur fonction dans les sociétés
formées autour des institutions monarchiques est certes une entreprise considérable, si l’on tient compte de leur relative abondance et de leur dispersion sur l’espace d’expansion de la culture
byzantino-slave, mais seule une approche systématique permet
d’en tirer profit de façon significative.
Issue de l’héritage littéraire slavo-byzantin, la littérature
médiévale serbe dans sa plus grande partie fait donc partie intégrante de l’aire de civilisation byzantine. La pensée religieuse,
omniprésente au Moyen Age, tient en Serbie par conséquent essentiellement de la réception de la littérature byzantine, héritière
de la théologie de l’Orient chrétien. Les textes bibliques, liturgiques, canoniques, hagiographiques et patristiques qui avaient été
transmis par le courant cyrillo-méthodien, ont été très tôt diffusés
sur les territoires où apparut au XIIe siècle la variante serbe de la
langue littéraire slave. L’hégémonie politique byzantine, puis
pendant une courte période bulgare, la constitution d’un premier
royaume assorti d’un archevêché d’obédience romaine dans la
partie occidentale (fin du XIe siècle), et surtout, l’absence jusqu’au
début du XIIIe siècle de toute autonomie diocésaine dans la partie
placée sous obédience de l’Eglise orthodoxe, expliquent cette
apparition tardive de l’expression linguistique et littéraire propre
au Moyen Age serbe. Ce creux institutionnel peut donc expliquer
le peu de témoignages textuels pouvant attester le début de manifestation des particularités dialectales et phonétiques qui caractérisent la rédaction serbe du vieux-slave. Le fait que les premiers
manuscrits dont nous disposions, L’Evangéliaire de Marie (Xe-XIe
s.)451, Evangéliaire de Vukan (fin XIIe s.)452, et surtout l’Evangéliaire de Miroslav (v. 1185)453 qui se caractérisent par une ortho-
362
363
451
Ed. V. Jagiç, Quattuor evangeliorum versionis palaeo slovenicae codex
Marianus glagoliticus, Berlin-St. Peterburg 1883 (repr. Graz 1960).
452
Ed. phototypique avec étude, J. Vrana, Vukanovo jevan$exe, Belgrade 1967.
453
Ed. phototypique Lj. Stojanoviç, Miroslavljevo jevandjelje, Vienne 1897,
BOŠKO I. BOJOVIĆ
E schatologie et histoire
graphe et des particularités dialectales bien établies issues de la
prononciation et de la morphologie serbo-slave, témoignent néanmoins d’une longue tradition locale dans la transmission manuscrite des textes ecclésiastiques.
La fin du XIIe et surtout le début du XIIIe siècle voient apparaître les premiers textes autochtones (originaux) issus à cette
époque du cercle restreint de la famille régnante, représenté par
le grand joupan de Serbie, Stefan Nemanja (1166-1196), avec ses
deux fils, Stefan le Premier Couronné (1196-1228) et Sava (1220†1235) le premier archevêque de l’Eglise autocéphale de Serbie.
Les chartes princières, avec leurs préambules de théologie
politique, les Règles monastiques, les textes hagiographiques,
liturgiques et surtout le grand recueil du droit canon, le Nomoka­
non (Zakonopravilo) de Sava Ier, plus quelques textes épistolaires
constituent l’héritage littéraire de cette première période.
La littérature serbe du Moyen Age exprime sa pensée théologique en premier lieu dans les textes liturgiques (les acolouthies)
et hagiographiques attachés aux cultes des saints de l’Eglise de
Serbie, ainsi que dans les adaptations des recueils du droit canon
aux exigences de l’Eglise locale. Les autres genres de textes tels
que ceux qui sont développés notamment par les docteurs de
l’Eglise, sont transmis sous formes de traductions avec leurs com­
pilations dans les recueils des pères de l’Eglise. Dans un premier
temps, ces recueils furent repris directement à partir des traductions
antérieurement effectuées dans la foulée du grand courant cyrillométhodien, c’est-à-dire qu’ils furent recopiés à partir de l’éventail
déjà considérable de la littérature slavo-byzantine.
La plus grande partie de la littérature autochtone vieux-bulgare est composée de textes hagiographiques, dont certains représentaient de précieuses sources d’informations sur la civilisation
bulgare médiévale, surtout lorsqu’on tient compte du nombre
restreint des textes historiographiques qui nous sont parvenus.
L’hagiographie bulgare est généralement fidèle aux modèles by-
zantins : forme littéraire, schéma hagiographique, style, genres
principaux. La quasi totalité des Vies des saints appartenant à la
littérature vieux-slave créée en Bulgarie après le Xe siècle présente un très haut degré de conformité aux règles hagiographiques
métaphrastiques. Le meilleur représentant de cette littérature
vieux-bulgare est le patriarche Euthyme et son école littéraire qui
domine entièrement les lettres sud-slaves dans la deuxième moitié du XIVe siècle454.
Les écrits hagiographiques vieux-bulgares se distinguent
sensiblement des schémas byzantins dans le cas des Vies dites
“populaires”, œuvres d’auteurs peu instruits et donc plus au moins
étrangers à une influence directe de la littérature slavo-byzantine.
L’hagiographie vieux-bulgare constitue une manifestation éloquente de la symbiose culturelle qui s’est produite au cours du
XIVe-XVe siècle, notamment dans les milieux hésychastes byzantins et sud-slaves. Une symbiose ayant pour origine le courant
cyrillo-méthodien avec pour vecteur principal la littérature byzantino-slave. Ce qui fait qu’il n’est pas toujours possible de connaître l’origine linguistique de ces écrits.
L’apparition du synaxaire («prolog») sud-slave455, sans dou-
nouvelle édition, Belgrade 1998 ; voir l’étude : J. Vrana, L’Evangéliaire de
Miroslav, Gravenhage 1961.
I. Boàilov, “L’hagiographie bulgare et l’hagiographie byzantine : unité et
divergence”, cit., p. 534-556.
455
Le synaxaire (συναξαιριον) slave (“prolog”, du grec προλογο∫) apparaît
en Russie, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, avec la traduction du synaxaire grec, avec l’adjonction de quelques vies de saints russes. Dans les pays
sud-slaves, le synaxaire intègre les vies des saints anachorètes, Jean de Ryla,
Prohor de Péinja, Joachim d’Osogovo, Gabriel de Lesnovo, Starec Isaïe (fin
XIVe s.), de Sainte Parascève, mais aussi de saints princes et archevêques,
comme le tsar Pierre, Siméon-Nemanja, des rois Stefan Milutin et Stefan
Deéanski, du prince Lazar, des archevêques Sava Ier, Arsène Ier, du patriarche
Jefrem. La rédaction de vies brèves de type synaxaire ou prologue, s’épuise à la
fin du XVe et au début du XVIe siècle avec celles des saints despotes Brankoviç
et finalement au milieu du XVIIe siècle par les vies de Siméon-Nemanja et du
tsar Uroè (V. Moèin, «Slovenska redakcija prologa Konstantina Mokisijskog u
svjetlosti vizantijsko-slavenskih odnosa XII-XIII vijeka» (La rédaction slave du
prologue de Constantin de Mosikion à la lumière des relations byzantino-slaves
des XIIe-XIIIe siècles), Zbornik Historijskog instituta JAZU 2 (1959), p. 17-68 ;
L. P. §ukovskaja, «Tekstologiéeskoe i lingvitiéeskoe issledovanie Prologa»
364
365
454
BOŠKO I. BOJOVIĆ
E schatologie et histoire
te à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle, pose des questions
de datation et d’origine encore insuffisamment élucidées. Composé pour l’essentiel de Vies brèves traduites d’après le synaxaire grec456, mais aussi d’un certain nombre de Vies de saints slaves,
ce ménologe hagiographique joua un rôle important dans l’hagiographie balkano-slave457, mais également russe et roumaine. Le
fait que les tsars de l’empire bulgare restauré aient accumulé depuis
la fin du XIIe siècle dans leur capitale, Tarnovo, un nombre important de reliques, avait sensiblement favorisé le culte des saints
au profit des écrits hagiographiques. C’est ainsi que la translation
des reliques de Saint Jean de Ryla en 1195 fut accomplie par le
tsar Asen Ier (1185-1196). Celles des évêques Hilarion de Muglen
et Jean de Polyvote, de Sainte Philotée et de Saint Michel de
Potuka furent rapportées à l’issue des campagnes de Thrace et de
Macédoine du tsar Kalojan (1197-1207). De même que l’acquisition des reliques de la Sainte Parascève d’Epivat par Asen II
(1218-1241), donna lieu à la rédaction de récits relatant ces événements mémorables. Le culte du Patriarche Joachim Ier († 1246),
de Théodose de Tarnovo, ainsi que, parmi d’autres, celui de Romil
de Vidin, détenaient une part importante dans le culte des saints
dans la capitale bulgare. L’insertion de vies brèves relatives à ces
cultes dans les synaxaires eut une incidence majeure dans l’intégration des synaxaires byzantins dans la littérature slave. Le caractère officiel de ces cultes, ainsi que la probabilité de leur inclusion simultanée dans le ménologe byzantin impliquent le rôle
qu’ils furent appelés à jouer pour la légitimation des pouvoirs
temporel et spirituel du royaume bulgare restauré.
L’insertion dans le synaxaire, ainsi que la fréquence de ces
vies issues des cultes pratiqués depuis Tarnovo, dont notamment
ceux de Sainte Parascève (fêtée le 14 octobre), devenue alors la
protectrice de la capitale bulgare, de Saint Jean de Ryla (19 oct.),
ainsi que celle de Saint Michel de Potuka (le 22 nov.), dit aussi
«le militaire bulgare», et le récit de la translation des reliques de
l’évêque Hilarion de Muglen (le 21 oct.), sont l’un des critères de
l’apparition du synaxaire bulgare458.
Le parallèle entre deux modèles de saints anachorètes, tel
qu’il apparaît dans les Vies de Saint Jean de Ryla par le Patriarche
Euthyme (fin XVe s.) et de Saint Sava par Teodosije (fin XIIIe s.),
est révélateur quant à la particularité, ainsi qu’à la différenciation
au sein de l’hagiographie balkano-slave. Ces deux Vies ont pour
auteurs les hagiographes les plus représentatifs de leurs époques
respectives. Ayant pour fondement le schéma narratif traditionnel
pour une grande partie des vies anachorétiques depuis la Vita de
Saint Antoine par Athanase d’Alexandrie (réclusion, puis éloignement progressif et tentations diaboliques dans la voie de la connaissance de Dieu — «bogopoznanje» — comme consécration d’une
(Recherches textologiques et linguistiques du Prologue), in Slavjanskoe jaziko­
znanie. IX Meždunarodni s’ezd slavistov. Dokladi sovetskoi delegacii, Moscou
1983, p. 110-120 ; D. Bogdanoviç, «Dve redakcije stihovnog prologa u rukopisnoj zbirci manastira Deéana» (Deux rédactions du prologue avec des versets
dans la collection des manuscrits du monastère de Deéani), in Uporedna istraživanja
I, Belgrade 1975, p. 37-72 ; P. Simiç, «Redakcije prologa i mesecoslovi tipika»
(Les rédactions du prologue et les ménologes du typikon), Bogoslovlje 20 (1976),
p. 93-110 ; G. Mihaila, «Pervoe peéatnoe proizvedenie Grigorija Camblaka i
slavjano-ruminskija tradicija i ego rasprostranenii» (La première production
littéraire de Grégoire Camblak dans la tradition slavo-roumaine et sa diffusion),
Starob’lgaristika VI/4, Sofia 1982, p. 16-20 ; E. A. Fet, «Prolog», in Slovar’
knižnikov i knižnosti Drevnei Rusi I, Leningrad 1987, p. 376-381 ; Dj. Trifunoviç, Azbučnik srpskih srednjovekovnih književnih pojmova (Lexique des notions
littéraires du Moyen-Age serbe), Belgrade 1990 (2e éd.), p. 317-321 ; Tatjana
Subotin-Goluboviç, «Sinaksar» (Synaxaire), dans Leksikon srpskog srednjeg
veka, Belgrade 1999, p. 667-668).
456
J. Noret, “Ménologes, synaxaires, ménées. Essai de clarification d’une
terminologie”, Annalecta Bollandiana 86 (1968), p. 21-24 ; H. Delehaye, Syna­
xaires byzantins, ménologes, typica, Variorum Reprints, Londres 1977, 322 pp.
457
G. Petkov, Stiènijat prolog v starata b’lgarskata, sr’bska i ruska literatura
(XIV-XV vek). Arheografija, tekstologija i izdanije na proloànite stihove (Le
Prologue en vers dans l’ancienne littérature bulgare, serbe et russe. Archéographie,
textologie et édition des vers des prologues. XIVe-XVe siècles), Plovdiv 2000,
560 pp. ; « Prolog », in Repertorium Fontium Historiae Medii Aevi, vol IX/3
(— Po-Q —), Rome 2002, p. 359-361.
366
458
G. Petkov, “Bugarska proloèka àitija u srpskim pukopisima stihovnog prologa» (Les vies synaxaires bulgares dans les recueils manuscrits des synaxaires
serbes), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbornik posvećen profesoru
Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 393-399.
367
BOŠKO I. BOJOVIĆ
E schatologie et histoire
vie d’anachorète, et enfin, le retour à la vie cénobitique afin de
faire profiter les autres de leur expérience spirituelle), les deux
Vies développent un certain nombre de topoi parallèles. Tous deux
issus de familles pieuses, dès le début de leurs parcours de renoncement au monde, ils sont confrontés à des situations similaires.
L’environnement de Jean le prend pour un hypocrite incapable
d’assumer les tâches de tout un chacun, alors que les parents de
Pierre blâment son incapacité à prendre part aux joies de ses jeunes congénères. Le détachement affectif se manifeste de manière
particulièrement saisissante dans les deux cas, lorsque le premier
renie son neveu et surtout lorsque Pierre s’abstient de prendre en
charge sa sœur orpheline, malgré les adjurations de leur mère459.
Cependant, les différences entre les deux Vies dénotent bien les
particularités des hagiographies sud-slaves. Plus proche de son
modèle égyptien, ainsi que la plupart des Vies serbes la Vie de
Pierre accuse en même temps un caractère littéraire autonome.
Chronologiquement proche de son héros, Teodosije semble avoir
rédigé son récit essentiellement à partir d’une tradition orale qui
aurait pu lui être transmise par un ou plusieurs des contemporains
de l’anachorète. Ainsi que la plupart des Vies bulgares, à l’exception de celles de l’époque cyrillométhodienne, la Vie de Saint Jean
de Ryla est par contre issue d’une tradition scripturaire longue de
plusieurs siècles. La démarche littéraire du Patriarche Euthyme
se situe plutôt dans un cadre anthologique, alors que celle de
Teodosije est de perpétuer par écrit un témoignage encore vivant,
bien que largement influencé par les lectures édifiantes auxquelles
il faut ajouter la vocation didactique de l’auteur.
459
Nina Gagova, Irena £padijer, «Dve varijante anahoretskog tipa u juà­
noslovenskoj hagiografiji» (Deux variantes du type anachorétique dans
l’hagiographie sud-slave), in Slovensko srednjovekovno nasledje. Zbor­
nik posvećen profesoru Djordju Trifunoviću, Belgrade 2001, p. 159-171.
clésiastique et de nature religieuse. Si l’Eglise locale obéit aux
critères universels, l’introduction du christianisme, sa position en
tant que religion officielle et sa force dans la société médiévale,
sont tributaires du pouvoir monarchique. Elle se présente donc
autant comme la religion du prince, facteur majeur de continuité
étatique et de stabilité du pouvoir central, que comme un médiateur
de valeurs universelles, spirituelles, civilisatrices et culturelles,
transcendant les frontières politiques, les intérêts et les rivalités
princières. Dans la mesure où l’Eglise est dépendante de son
obédience constantinopolitaine, elle est théoriquement au service
de l’universalisme chrétien tel qu’il est personnifié par l’empire
des Rhomées, la cité de Constantinople et surtout par l’empereur
byzantin. Mais à l’inverse, dans la mesure où l’Eglise locale est
autonome, c’est-à-dire autocéphale, elle s’aligne sur la politique
du prince et défend les intérêts de sa monarchie. Or c’est précisément cette connivence, cette “ symphonie ”, entre le prince et
l’Eglise qui a le plus donné lieu à l’élaboration de la littérature
balkano-slave. Cette collusion se manifeste dans la faveur princière accordée aux institutions ecclésiastiques qui rejoignent les
phénomènes socio-culturels propres au Moyen Age : culte des
saints, translations de leurs reliques, édification et donation de
fondations pieuses, mécénat en faveur des œuvres sociales, caritatives et culturelles. Cette complicité des deux pouvoirs a donc
été à l’origine de la majeure partie du patrimoine culturel et notamment littéraire slavo-byzantin, en Bulgarie et en Serbie, ainsi
que plus tard dans les Pays roumains.
La souveraineté du prince, la continuité du pouvoir central,
l’autonomie de l’Eglise locale, le patronage princier sur les institutions ecclésiastiques, et a fortiori, la concertation des deux
pouvoirs dans la continuité des structures monarchiques, sont des
conditions essentielles de l’existence d’une littérature autochtone.
En tant que médiatrice d’identité collective, cette mémoire écrite
et entretenue sur une base religieuse, de consonance eschatologique, est la condition préalable de l’apparition et de la continuité
d’une mémoire historique.
368
369
Au chapitre des dénominateurs communs et des éléments
convergents, on peut relever une série de points significatifs. La
littérature cyrillo-méthodienne est essentiellement de facture ec-
BOŠKO I. BOJOVIĆ
E schatologie et histoire
En dehors d’un fonds commun, les littératures balkano-slaves
présentent des disparités non moins significatives. C’est l’hagiographie bulgare et l’hagiographie serbe qui peuvent servir de
paradigme de ces dissemblances. L’hagiographie bulgare est, en
effet, davantage liée à l’aspect eschatologique des saints qu’à leurs
portraits historiques. En dehors des apôtres et évangélisateurs
cyrillo-méthodiens, dont l’hagiographie vieux-slave a produit
quelques portraits d’un historicisme assez immédiat et provenant
de témoignages sensiblement authentiques et contemporains,
l’hagiographie vieux-bulgare présente un caractère plus didactique
qu’événementiel. Les Vies des saints anachorètes, confesseurs,
martyrs, évêques et autres hauts dignitaires de l’Eglise, présentent
néanmoins des éléments d’une valeur historique significative. Ce
sont des écrits plus proches de leur modèle hagiographique byzantin, notamment sous son aspect intemporel. Ces textes sont,
d’autre part, plus proches des cultes des saints, ils témoignent du
rôle important que le culte de la sainteté jouait dans la collectivité au sein du monde chrétien de la Bulgarie de cette époque et
de son individuation collective.
L’hagiographie serbe dans sa plus grande partie présente un
caractère plus historique, à la fois plus narrativement factuel et
surtout politiquement idéologique460. La facture plus historique
qu’eschatologique de ces ouvrages, dont certains ont l’envergure
de véritables romans médiévaux, provient d’une relative immé-
diateté de témoignage se situant à l’origine de leur création. Les
Vies des souverains et pontifes de la Serbie médiévale sont autant
de reflets des structures mentales au sein de cette société fondée
sur une hiérarchie de valeurs sacralisées, personnifiée par les
vertus spirituelles de ses modèles de légitimité sacrée461. Ce type
de sacralisation dynastique est quasiment inconnu dans le reste
du monde orthodoxe. Il est un fait hautement révélateur quant à
la nature même de la société serbe issue d’une synthèse entre les
structures sociales d’un type plus proche de la féodalité occidentale, en conjonction avec une superstructure ecclésiastique et cul­
turelle reposant sur la spiritualité orthodoxe. Les carences toujours
considérables, lorsqu’il s’agit de situer le fait historique sud-slave,
et notamment serbe, à la charnière des deux mondes chrétiens,
peuvent être sensiblement compensées par la connaissance de ces
textes de caractère la fois historique et hagiographique, ou biographique, avec parfois des éléments autobiographiques, mais
toujours de consonance et surtout d’inspiration eschatologique.
460
Sur les Vies des rois et archevêques serbes, de Danilo II et de ses Continuateurs, voir l’excellente étude dont nous reprenons la dernière partie de la
conclusion : “This is to fail to differentiate between the hagiographer’s aim of
edification and the historiographer’s of information. It not merely ignores the
literary merit of the collection, which must be judged against its mediaeval
background, but is also incorrect from the historian’s point of view since without
the collection less would be known of the archbishops. The Vitae regum et ar­
chiepiscoporum Serbiae form a virtually unique collection combining elements
of hagiography, biography and historiography which deserves both study and
admiration”, cf. F. J. Thomson, “Archbishop Daniel II of Serbia Hierarch,
Hagiographer, Saint. With Some Comments on the Vitae regum et archiepisco­
porum Serbiae and the Cults of Medieval Serbian Saints”, Analecta Bolandi­
anna 111 (1993), p. 128.
461
B. Bojoviç, “Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIeXVe siècles)”, in L’empereur hagiographe. Hagiographie, iconographie, liturgie
et monarchie byzantine ou postbyzantine, sous la direction de Bernard Flusin et
Petre Guran, Bucarest 2001, p. 61-72.
370
371
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L’ I N S C R I P T I O N D U D E S P O T E S T E FA N S U R L A S T È L E D E K O S O V O 1 4 0 3 - 1 4 0 4
L’INSCRIPTION DU DESPOTE STEFAN SUR
LA STÈLE DE KOSOVO 1403-1404462
Ces mots furent écrits sur la stèle de marbre de Kosovo :
Attribuée au despote Stefan Lazareviç463, cette épitaphe est
un texte que son caractère laïque distingue de la plupart des autres
écrits consacrés à la gloire du prince martyr. L’idée fondamentale
de ces vers ne diffère pas de celle qu’expriment les autres textes
sur le prince Lazar, mais l’accent est nettement déplacé vers le fait
militaire et patriotique plutôt que vers un sacrement religieux.
Homme qui foules de tes pas la terre serbe,
que tu sois d’ailleurs ou de ce pays,
qui que tu sois et d’où que tu sois ;
abordant ce champ
appelé Kosovo,
quantité d’ossements sans vie
désolation pétrifiée, tu verras
et, au milieu, en signe de croix
et comme un étendard érigé debout,
tu m’apercevras.
Ne passe pas outre en m’ignorant,
telle une chose vaine et vaniteuse,
mais, je t’en prie, viens et approche-toi,
ô bien-aimé,
462
Traduction d’après l’édition du manuscrit (XVIe siècle, Recueil n° 167 de
la Bibliothèque du Patriarcat de Belgrade) : Dj. Trifunoviç, Despot Stefan
Lazareviç - Kqiàevni radovi , Belgrade 1979, p. 145-146, 158-160.
463
L’analyse stylistique de Trifunoviç a confirmé cette attribution : Trifunoviç,
Spisi o knezu Lazaru, p. 284-288 ; B. Bojoviç, “L’épitaphe du despote Stefan
sur la stèle de Kossovo”, Messager orthodoxe (numéro spécial) III Paris (1987),
p. 99-102.
372
373
BOŠKO I. BOJOVIĆ
considère les mots que je t’offre,
afin de comprendre
la cause, la raison et le sens de ma présence ici,
car en vérité je te le dis,
de même que l’inspiré,
en substance, je vous apprendrai ce qu’il en fut.
Il fut ici, jadis, un grand souverain,
merveille de ce monde et monarque serbe,
appelé Lazar, le grand prince,
rempart vertueux de piété inébranlable,
étendue de connaissance divine et profondeur de sagesse,
esprit ardent et protecteur des étrangers,
nourricier des démunis et compassion des humbles,
miséricorde des offensés et consolateur,
aimant tout ce qui est la volonté du Christ.
Il se range à Ses côtés, lui-même de son propre choix,
avec tous les siens, innombrable multitude,
guidés par son bras.
Hommes braves, hommes téméraires,
hommes véritables par leurs faits et gestes,
resplendissant comme les étoiles brillantes,
semblables à la terre couverte des fleurs colorées,
parés d’or et ornés de pierres précieuses ;
multitude de chevaux de choix sellés d’or,
splendides et magnifiques chevaliers.
L’ I N S C R I P T I O N D U D E S P O T E S T E FA N S U R L A S T È L E D E K O S O V O 1 4 0 3 - 1 4 0 4
ainsi qu’à un festin somptueux ou vers une salle d’apparat,
d’un même mouvement fondit sur l’ennemi,
écrasant le dragon véritable,
mettant à mort la bête féroce,
le puissant adversaire,
l’hadès insatiable,
le vorace Amurad et son fils,
rejeton venimeux de la vipère,
le chiot du lion et de Chimère,
et beaucoup d’autres avec eux.
O, prodige des desseins de Dieu !
L’intrépide martyr fut capturé
par les mains iniques des Agaréens,
et subit dignement lui-même l’épreuve finale,
devenant le martyr du Christ,
le grand prince Lazar.
Il fut décapité par la main de cet assassin,
le fils d’Amurad.
Ceci s’accomplit :
en l’an 6897 [1389], indiction 12,
au mois de juin le 15e jour, mardi,
à la 6ème ou à la septième heure [12-13h],
je ne le sais,
Dieu le sait.
Tel un bon pasteur et guide,
des très nobles et glorieux,
il conduit avec sagesse les agneaux du Logos,
pour que, trouvant leur bonne fin dans le Christ,
de la couronne des martyrs s’étant rendus dignes,
ils communient à la gloire céleste.
C’est ainsi que cette immense multitude,
avec leur bon et grand seigneur,
l’âme hardie et la foi inébranlable,
374
375
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
Le « Dit d’Amour » du prince et despote
Stefan Lazarević
Prince et despote Stefan Lazarević (1389-1427)
Stefan Lazareviç fut sans conteste l’un des plus intéressants
personnages sur le trône de Serbie au Moyen Age. Fils du prince
Lazare (†1389), le martyr de Kosovo, et de la princesse Milica
(†1405, moniale Eugénie depuis 1395), tous deux canonisés plus
tard par l’Eglise de Serbie, Stefan monta sur le trône de Serbie à
un âge très jeune — il n’avait pas plus de 12 ans464.
Après le désastre de Kosovo, qui vit la mort de son père, mais
aussi du sultan Murad Ier, sa mère dut assurer la régence jusqu’en
1395 au nom de son jeune fils, alors que sa sœur Olivera dut être
donnée en mariage au nouveau sultan Bayezid Ier. L’avance ottomane avait franchi une étape importante, avec la conquête de
l’important fort serbe de Golubac sur le Danube : elle menaçait
désormais non seulement les Balkans, mais également l’Europe
Centrale465. Bientôt (en 1398), le jeune prince dut déjouer les intrigues fomentées contre lui à la cour du sultan, devenu son suzerain, s’y rendre avec sa mère et regagner les faveurs de son beaufrère. Avec son détachement de cuirassiers serbes, Stefan devait
se distinguer à la bataille d’Angora (juin 1402) en tentant à plusieurs reprises d’empêcher la capture de Bayezid qui s’obstinait
Jovanka Kaliç, Srbi u poznom srednjem veku (Les Serbes au Bas Moyen
Age), Belgrade 1994, p. 57-59.
465
C’est en 1393 que la capitale Bulgare Tărnovo fut prise par les Ottomans,
le tsar £ièman exécuté, l’un de ses fils se convertit à l’islam, l’autre se réfugia
en Hongrie, alors que le patriarche bulgare Euthyme fut déposé de ses fonctions
et emprisonné. En 1398 Bayezid entreprend une campagne de guerre en Bosnie.
Le désastre de la Croisade à Nicopolis en 1396 avait parachevé cette avancée
ottomane, commencée à Marica en 1371 et à Kosovo en 1389.
464
376
377
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
à ne pas quitter le champ de la bataille perdue. Lors de son retour
en Serbie via Constantinople il y fut couronné despote par l’empereur Jean VII Paléologue466. C’est lors de ce séjour dans la cité
impériale qu’il épousa Hélène, fille du seigneur de Méthylène
(Lesbos), Franchesco II Gatiluzzi.
Alors que la vie du despote fut décrite en détail par son biographe Constantin de Konstenec467, on connaît fort peu de détails
de sa vie privée et encore moins sur ce mariage et son issue. On
sait que la vie du couple ne fut pas couronnée d’une descendance,
mais on ignore quelle fut la fin du mariage, décès ou divorce. Le
silence du biographe du despote en cette matière, si prolixe par
ailleurs, semble bien indiquer un échec, sous forme de séparation
ou autre, probablement relativement peu de temps après le mariage. Ce qui expliquerait le silence complet des autres sources
sur les conséquences de ce mariage princier.
Le fait est que le despote ne se remaria point, alors que nombre de rois et princes étaient connus par leurs mariages multiples,
le droit canon orthodoxe tolérant jusqu’à trois mariages.
Chevalier hors pair, polyglotte et homme de lettres, amateur
des arts et commanditaire d’œuvres littéraires et artistiques, prince et législateur énergique et persévérant, diplomate et cosmopolite, c’est lui qui fit de Belgrade la capitale de la Serbie, et c’est
lui aussi qui fut l’instigateur de la plus importante expansion de
l’exploitation minière et des échanges commerciaux entre la Ser-
bie et les cités marchandes italiennes notamment ; enfin son règne
assura à la Serbie l’ultime répit avant la conquête ottomane au
milieu du XVe siècle. Premier chevalier de l’ordre du Dragon
fondé en 1408 par le roi de Hongrie468, il fut aussi l’un des tout
premiers pairs du royaume469. Avec ses chevaliers aguerris dans
les guerres en Asie et en Europe, il remportait les concours de
somptueux tournois organisés par la cour de Hongrie, comme
celui du printemps 1412. Il fut à la fois le dernier prince du Moyen
Age et, d’une certaine manière, le premier prince de la Renaissance dont l’émergence devait être stoppée dans les Balkans par
la conquête ottomane.
Son biographe le décrit comme un prince autoritaire mais
juste, particulièrement pointilleux sur le cérémonial et l’ordre de
préséance, entouré d’une aura à la fois aulique et chevaleresque,
mais aussi mystique, car il fait la comparaison de sa gestion administrative avec la hiérarchie du royaume de Dieu. Un silence
révérencieux y était de mise, musique et éclats de voix proscrits,
alors qu’aucun de ses grands seigneurs n’était autorisé à le regarder dans les yeux. Avec une exportation de métaux précieux en
constante progression, corollaire d’une expansion des importations
de marchandises de luxe, le despote disposait de grandes richesses
et l’opulence de sa cour n’avait pas grand-chose à envier à d’autres
cours princières et royales de cette époque de l’éveil des sens et
des esprits.
Confirmé en 1410 par Manuel II Paléologue, ce titre (le plus haut à Byzance après celui de basileus), offrait au despote Stefan l’occasion d’utiliser dans
ses actes le titre de samodràac (autocrator), à partir de 1405 (Jovanka Kaliç, op.
cit., p. 74).
467
Ed. : V. Jagiç, «Konstantin Filosof i njegov ùivot Stefana Lazareviça despota srpskog» (Constantin le Philosophe et sa Vie de Stefan Lazareviç, despote
serbe), Glasnik SUD, 42 (1875), p. 244-328 ; nouvelle édition de l’œuvre de
Constantin de Kostenec : K. Kuev — G. Petkov, Subrani sučineniæ na Konstan­
tin Kostenečki (Les œuvres réunies de Constantin de Kostenec), Sofia, 1985, p.
361-429 ; M. Braun, Lebensbeschreibung des Despoten Stefan Lazarević von
Konstantin dem Philosophen im Auszug herausgegeben und übersetzt, Wiesbaden 1956.
468
Fin 1403-début 1404, c’est-à-dire dès après la mort de son beau-frère et
suzerain Bayezid (mort en captivité en 1403), le despote Stefan devient l’allié
et le vassal du roi de Hongrie Sigismund (en 1411 empereur du Saint Empire
germanique), en contrepartie il obtint Belgrade et la région de la Maéva. En 1406
Stefan fait savoir à Venise qu’il n’est plus vassal ottoman et qu’il est prêt à
prendre les armes contre le sultan (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 65-67).
469
Une lettre, datée du début 1404, du roi Sigismund (depuis 1411 empereur du
Saint Empire Romano-Germanique), adressée au duc de Bourgogne Philippe, fait
état d’une vassalité établie avec le despote de Serbie, lequel aurait d’ores et dé­jà
entrepris des actions de guerre contre les Ottomans, (Jovanka Kaliç, op. cit., p. 67).
378
379
466
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
Homme de lettres et commanditaire avisé de traductions savantes et autres copies de manuscrits470, sa biographie représente
le premier ouvrage sécularisé faisant suite à la longue série des
hagio-biographies princières et royales de l’époque antérieure.
Ayant été l’objet d’un culte de saint local depuis le XVIe siècle,
Stefan Lazareviç fut canonisé par l’Eglise orthodoxe serbe en
1927471.
En termes de textes plus proprement littéraires que les spécialistes lui attribuent avec plus ou moins de pertinence, il s’agit
tout d’abord de l’épitaphe de la stèle de Kosovo474, qui aurait été
érigée vraisemblablement en 1404 sur les lieux mêmes de la bataille. Ayant pour sujet la bravoure et la mort héroïque du prince
Lazar son père à la tête de ses chevaliers tombés dans la bataille
mémorable contre le conquérant ottoman lors de la bataille de
Kosovo (15 juin 1389), c’est l’un des plus anciens textes littéraires à la fois en vers et d’une facture laïque, héritage de la Serbie
médiévale. C’est en effet pour la première fois que dans un texte
littéraire en Serbie, le ton laudatif cède place au pathos héroïque
d’une facture chevaleresque.
Ceci est certainement bien moins le cas pour les Pleurs sur
le prince Lazar, dont seuls les quatre premiers vers sont conser-
Auteur de textes législatifs et littéraires
En prince législateur et auteur de textes littéraires, il est à
l’origine des actes normatifs dont on lui attribue la rédaction. La
plupart de ses chartes (six sur neuf) comprennent des préambules
particulièrement élaborés, qui selon la tradition diplomatique
serbe472, contiennent des éléments autobiographiques, théologiques
et historiques.
Le plus important de ses actes normatifs reste néanmoins la
Loi des mines, recueil de lois régulant la condition sociale et le
travail des mineurs en Serbie de cette époque473.
Nonobstant toutes les destructions qui ont notamment touché les Archives
et les bibliothèques avec leurs collections de manuscrits, on connaît aujourd’hui
18 recueils de manuscrits faits à l’instigation du despote, cf. Dj. Trifunoviç,
Despot Stefan Lazarević - Književni radovi (Despote Stefan Lazareviç - œuvres
littéraires), Belgrade 1979, p. 80-87, 177-191, 222-237.
471
L. Mirkoviç, « Uvrètenje despota Stevana u red svetitelja » (La canonisation
du despote Stefan Lazareviç), Bogoslovlje II (1927), p. 161-177 ; L. Pavloviç,
Kultovi lica kod Srba i Makedonaca (Les cultes des saints chez les Serbes et les
Macédoniens), Smederevo I965, 131-133 ; B. Bojovic, op. cit., p. 659sq.
472
A. Solovjev, « Manastirske povelje starih srpskih vladara » (Les chartes
monastiques s anciens souverains serbes), Hrišćansko delo IV/3 (1938), p. 178 ;
Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 103-108.
473
Découverte dans les années 1950 avec une partie du Statut de Novo Brdo
- 1412), avec son préambule et son prologue autobiographiques, la “Loi des
mines” est un code minier qui a eu un rôle important au XVe siècle et plus tard
dans l’expansion de l’exploitation minière dans les Balkans, y compris à l’époque ottomane, Zakon o rudnicima despota Stefana Lazareviça [Jus Metallicum
despotae Stephani Lazareviç], éd. N. Radojčić, Belgrade 1962, pp. 35-57 ;
B. Djurdjev, « Kada i kako su nastali despota Stefana Zakoni za Novo Brdo »
(Quand et comment ont été crées les Lois du despote Stefan pour Novo Brdo),
Godišnjak Društva istoričara Bosne i Hercegovine 20 (1974), p. 41-63 ; Id.,
« Turski prevod rudarskog Zakona za Novo Brdo despota Stefana Lazareviça »
(Traduction turque de la Loi minière pour Novo Brdo du despote Stefan Lazareviç), Prilozi za orijentalnu filologiju 25 (1976), p. 113-131 ; Biljana Markoviç,
« Zakon o rudnicima despota Stefana Lazareviça. Prevod i pravnoistorijska
studija » (La Loi des mines du despote Stefan Lazareviç. Traduction, étude
historique et juridique), Spomenik SANU CXXVI (1985), p. 1-56, résumé français, p. 57-58.
474
Commémorant la grande bataille de 15 juin 1389, l’épitaphe de la stèle de Ko­
sovo est conservé dans un manuscrit daté entre 1573 et 1588. Ecrit manifestement
au début du XVe siècle, la plupart des spécialistes attribuent ce texte au despote
Stefan. Lj. Stojanoviç, Stari srpski zapisi i natpisi (Les anciennes inscriptions et
notes serbes), t. III, Belgrade 1905, n° 494 p. 44-45 ; V. Jerkoviç, « Natpis na mra­
mornom stubu na Kosovu » (Inscription sur la stèle de Kosovo), Zbornik istori­je
književnosti 10 (1976), 139-146 ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 195-198. Dj. Sp.
Radojičić, « Svetovna pohvala knezu Lazaru i kosovskim junacima », Južnoslovenski
filolog XX (1953-1954), p. 124-142, (= in Id. Tvorci i dela stare srpske književnosti,
Titograd 1963, p. 159-169) ; Id., « Knjiùevna stremljenja despota Stefana Lazareviça », in Id., cit., p. 202-204 (= Letopis Matice srpske 377 (1956), p. 583-601) ;
Pour les travaux littéraires du despote Stefan Lazareviç, voir Despot Stefan La­
zareviç, Slova i natpisi, Belgrade 1979 (textes, commentaires et étude, p. 121137, D. Bogdanoviç) ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 145-146, 158-160 ; B. I. Bojoviç, L’idéologie monarchique dans les hagio-biographies dynastiques du MoyenAge serbe, Rome 1995, pp. 190-191, 603, 643.
380
381
470
BOŠKO I. BOJOVIĆ
vés475. C’est un texte plus laudatif qu’héroïque, mais dont l’attribution à Stefan Lazareviç est moins pertinente que pour l’épitaphe
de Kosovo.
Le Dit d’amour476 est sensiblement le texte poétique le plus
intéressant, mais aussi le plus intriguant parmi tous ceux qu’on
attribue au prince-poète. Adressé à un proche dont le nom n’est
pas conservé, empreint d’une exaltation à la fois amoureuse et
mystique, d’une esthétique lyrique, ce poème est d’une sémantique
se prétant aux interprétations non dépourvues d’équivoques.
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
Le Dit d’amour (Slovo ljubve)
1.
2.
Dans un recueil liturgique manuscrit grec du monastère de la Transfiguration aux Météores (datation entre troisième quart du XVe siècle et 1521), voir
Dj. Trifunoviç, (éd., trad. et commentaire), op. cit., p. 47, 61, 198-202. Le premier
à avoir fait une brève description de ce ms (N. Veis, Τά χιρόγραφα των Μετεώρων,
t. I, Athènes 1967, p. 196), l’avait cependant daté du XVIIIe siècle.
476
S. Novakoviç, “Srpsko-slovenski zbornik iz vremena despota Stefana
Lazareviça” (Un recueil slavo-serbe de l’époque de Stefan Lazareviç), Starine
JAZU (1877), p. 7-14 ; Dj. Sp. RadojiÅiç, « Knjiùevna stremljenja despota Stefana Lazareviça », in Id., Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd 1963,
p. 198-200 (= Letopis Matice srpske 377 (1956), p. 583-601) ; Id., « Postanak
’Slova ljubve’ despota Stefana Lazareviça » (La création du « Discours d’amour »
de despote Stefan Lazareviç), Književne novine, 8 février 1963 ; D. Bogdanoviç,
“O Slovu xubve despota Stefana Lazareviça”, Pravoslavna misao 12
(1969), p. 93-102 ; Id., Istorija stare srpske književnosti (Histoire de l’ancienne
littérature serbe), Belgrade 1980, p. 200-201.
475
382
3.
Stefan le despote ;
Au plus doux et au plus aimé ;
De mon cœur indissociable ;
Amplement — et doublement désiré ;
De Mon empire sincèrement ;
(dire le nom) ;
Salutation aimable dans le Seigneur ;
Avec abondance de gratifications ;
De la part de notre mansuétude.
Été et printemps furent créés par le Seigneur ;
Ainsi que le poète le dit ;
Avec moult de leurs merveilles –
Aux oiseaux leur vol rapide et plein de gaîté ;
Et cime des monts ;
Étendue des forêts ;
Largesse des champs ;
Et légèreté des airs ;
Son de ces voix enchanteresses ;
De grâce terrestre embellie ;
Des fleurs bien-odorantes et luxuriantes ;
Ainsi que la nature humaine elle-même ;
Renouvellement et épanouissement ;
Qui pourrait l’exprimer de manière adéquate.
Mais tout cela ;
Ainsi que d’autres prodiges divins ;
Dont la raison clairvoyante elle-même ;
383
BOŠKO I. BOJOVIĆ
Ne peut saisir l’étendue ;
L’Amour surpasse ;
Ce qui n’est que justesse ;
Car Amour est le nom de Dieu ;
Ainsi que Jean fils du Tonnerre l’a dit.
4.
5.
6.
7.
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
8.
Aucune place au mensonge dans l’Amour ;
Car Caïn, étranger à l’amour, dit à Abel :
« Allons aux champs ».
Coulant d’eau claire et quelque peu tranchant ;
L’Amour à l’œuvre ;
Toute vertu surpasse ;
Joliment David l’exprima :
« Pareil au chrême sur la tête, dit-il ;
Qui descend sur la barbe d’Aron ;
Semblable à la rosée de l’Hermon ;
Qui s’épanche sur les Monts du Sion ».
Jeunes hommes et vierges ;
Aptes à l’amour ;
Aimez d’amour ;
Mais franchement et sans appréhension ;
Afin de ne pas entacher votre jeunesse ;
De par laquelle notre nature (humaine) ;
S’associe à la Divinité ;
Afin que le Divin ne s’insurge :
« N’attristez point — dit l’Apôtre ;
l’Esprit Saint Divin ;
Par lequel vous êtes scellés dans le baptême ».
384
9.
Nous fûmes ensemble ;
Proches l’un de l’autre ;
De corps ou d’esprit ;
Fussent montagnes ou rivières ;
Qui nous éloignèrent.
David ne dit-il pas :
« Monts de Gelvulon ;
Que la pluie ni la rosée vous exècrent ;
Car Saül et Jonathan vous ne préservâtes ».
Oh l’innocence de David ;
Entendez rois, entendez ;
Pleures-tu Saoul, le sauvé ?
Car je trouvais David — dit Dieu ;
Homme cher à mon cœur.
Que les vents se confrontent aux rivières ;
Pour les assécher ;
Ainsi qu’il en fut de la mer pour Moïse ;
Ainsi qu’il en fut des juges pour Jésus ;
Jourdain en fit pour l’Arche de l’Alliance.
10.
Afin que de nouveau nous nous réunîmes ;
Nous rencontrant ;
Une fois de plus nous unissant d’amour ;
En Christ même notre Seigneur ;
Auquel toute gloire avec le Père ;
Et Esprit Saint ;
Aux siècles des siècles,
Amen.
385
BOŠKO I. BOJOVIĆ
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
Rédigé vraisemblablement en 1409, à Belgrade, le Dit sur
l’amour, fut découvert dans un manuscrit que la datation situait
dans la première moitié du XVe siècle. Djura Daniéiç, premier
éditeur de ce texte, était convaincu qu’il s’agissait d’un autographe
du despote Stefan, qui aurait été écrit à Belgrade au début du
siècle. Le manuscrit a été victime de l’incendie de la Bibliothèque
Nationale de Belgrade, entièrement détruite par des bombes incendiaires, lors du bombardement nazi du 7 avril 1941. L’étude
paléographique a néanmoins permis de situer la datation du manuscrit dans le deuxième quart du XVe siècle477.
En 1978 Djordje Trifunoviç a découvert une deuxième copie
du texte de despote Stefan, inclus dans un recueil de textes conservé dans le Musée du Patriarcat de Belgrade et qui avait appartenu
jadis au monastère de Kruèedol (fondation pieuse et mausolée des
derniers despotes de Serbie, érigé entre 1513 et 1516)478.
C’est la notion d’amour hérité de la transmission vivante de
la spiritualité orthodoxe, et non pas seulement sa transmission
littéraire, qui est à l’origine de ce texte. La concision et la simplicité d’expression ont permis au despote d’accorder sa sensibilité
esthétique avec les lois du genre épistolaire. C’est donc une esthétique ayant pour aboutissement une expression spiritualisée de
l’expérience du monde et des rapports humains qui ressort des
vers de ce prince.
Le contenu structurel de l’ouvrage peut être distingué comme
suit : après une partie introductive, les sections 2-3 s’expriment
sur ce qu’est l’Amour, les sections 4 à 6 sur les faits d’amour, alors
que les 7-10 véhiculent une sorte de message d’amour. Cette
structure tripartite est réalisée dans l’esprit de la rhétorique médiévale480.
Le contenu sémantique est plus discutable, la notion de l’union
(συμφύω) ou réunion des deux êtres est néanmoins un topoi de la
littérature slavo-byzantine médiévale. C’est ainsi que dans une
lettre type serbe de cette époque, il est question de « l’âme aimée »,
qui ne doit en aucun cas « te séparer de mon amour tant que nous
serons parmi les vivants, mais ayons toujours l’unité de pensée et
d’âme... », etc.
L’union des âmes (ou des esprits) dans le Royaume de Dieu est
une autre grille de lecture de ce texte. Dans ce cas il rejoindrait l’in­
stigation exprimée dans l’Épitaphe du Kosovo, ou les chevaliers pro
patria mori — par l’amour — « communient à la Gloire d’en haut ».
Le nom de celui à qui le texte avait été adressé n’ayant pas
été conservé, il s’agirait donc d’une sorte de modèle auquel il
suffisait d’ajouter un destinataire. On a spéculé sur celui à qui
l’épître du despote pouvait se rapporter. C’est le propre frère cadet
du despote qui serait le destinataire de ce texte épistolaire481.
Le Dit d’amour de Stefan Lazareviç est le premier texte
dédié à l’amour dans la littérature serbe du Moyen Age. Même si
bien d’autres textes issus du patrimoine scripturaire slavo-byzantin présentent des passages plus ou moins élaborés sur l’Amour479,
celui du despote Stefan est le seul à lui être entièrement dédié.
Dj. Daničić, “£ta e pisao visokij Stefan” (L’écrit de Stefan l’altier), Glasnik
Društva srbske slovesnosti XI (1859), p. 166 ; Id., “Pohvala knezu Lazaru”
(L’éloge du prince Lazar), Glasnik DSS 13 (1861), p. 358-368, 166 ; S. Novakoviç, Primeri književnosti i jezika staroga i srpsko-slovenskoga (Les exemples de littérature et de langue ancienne et serbo-slave), Beograd 19043, pp.
576-578 ; Voir aussi Biljana Jovanoviç-StipÅeviç, Lucija Cerniç, in Izložba
srpske pisane reči (Exposition des écrits serbes), Belgrade 1973, n° 191, 192 p.
58-59.
478
Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 155-156, 173-174.
479
C’est ainsi que Saint Sava dans le Chapitre premier du Typikon de Chilandar
(fin XIIe s.), cite abondamment l’Apôtre Jean à ce sujet ; l’Amour est la motivation première de Saint Siméon Nemanja dans l’acolouthie (stychère 8) qui lui
est dédiée par le même auteur ; Domentijan dans sa Vita de Saints Siméon et
Sava se sert de métaphores comparables ; de même que la reine Hélène (d’Anjou),
Constantin de Kostenec, et bien d’autres encore. (Dj. Trifunoviç, op. cit., p.
118-119).
477
386
G. Karlsson, Idéologie et cérémonial dans l’épistolographie byzantine,
Uppsala 1962, p. 69.
481
L’hypothèse est de Dj. Sp. Radojičiç, « Knjiùevna stremljenja despota
Stefana Lazareviça », in Id., Tvorci i dela stare srpske književnosti, Titograd
1963, p. 200sq. ; Dj. Trifunoviç, op. cit., p. 121.
480
387
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L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
Les rapports difficiles et conflictuels entre les deux jeunes
princes ont alimenté ces spéculations, car rien n’a pu confirmer
ces allégations. Le despote ayant rallié le prince Moussa dès 1409,
alors que son frère Vuk s’allia au sultan Soliman lors de la bataille
de Kosmodion (le 15 juin 1410), c’est la guerre civile entre les
héritiers de Bayezid Ier qui fournit l’arrière-plan et le contexte
politique du conflit dynastique en Serbie.
Cette guerre pour le trône de Serbie opposait non seulement
Stefan à son frère Vuk, mais aussi la dynastie Lazareviç aux descendants de Vuk Brankoviç, le grand magnat de la Macédoine et
du Kosovo, mis à mort par les Ottomans en 1397. Neveu du despote, l’aîné de la lignée Brankoviç Djuradj disputait le pouvoir à
Stefan depuis son accession à la dignité de despote en 1402. Le
frère cadet de Djuradj, Lazare, avait par contre rallié son oncle en
guerre contre son propre frère. Le conflit se solda par la mort des
deux cadets faits prisoniers et exécutés (fin juin 1410), sur l’ordre
du prince Moussa (sultan de 1411 à 1413), et la réconciliation de
Stefan avec Djuradj (qui rentra de son exil de Thessalonique en
1412), ce dernier ayant obtenu la succession du trône de la part
de Stefan qui n’avait pas de descendance et ne pensait apparemment
pas en avoir.
Même si l’on ne sait que peu de chose sur sa vie privée, il y
a tout lieu de croire que le despote vivait en solitaire. On ne lui
connaît aucune liaison ou projet de mariage, celui avec Hélène
Gatilusi482 ayant été selon toute probabilité d’assez courte durée.
Si le contenu même du texte cité exclut une adresse du sexe
opposé, il permet en revanche d’élargir le cercle d’intéressés
potentiels aux deux neveux en plus du frère du despote, Djuradj
Brankoviç, l’héritier du trône, nous apparaissant comme une possibilité assez pertinente. A moins qu’une autre copie du Dit sur
l’Amour, avec le nom de celui à qui il s’adresse, ne soit trouvée
un jour, nous resterons réduits aux supputations.
La bonne interrogation serait néanmoins de savoir quelle est
la nature de relations entre l’auteur et le destinataire de ce texte.
Si l’identité de ce dernier aurait pu nous aider a y voir plus clair,
le contenu sémantique et la charge aussi bien émotionnelle que
mystique de l’écrit ne permet pas de trancher la question.
482
Fille de Franchesco II Gatiluzzi (1384-1404), seigneur de Lesbos (Mytilini), appartenant à la lignée génoise qui régna sur cette île de 1355 jusqu’en
1462, date à laquelle elle fut occupée par les Ottomans. Sa petite-nièce, Catherine Gatiluzzi, fille de seigneur de Lesbos Dorino Gatiluzzi, fut l’épouse (14411442) de Constantin XI Dragasès (1448-1453). « À son avènement en 1384,
Francesco II était particulièrement bien affilié à bien de grandes familles européennes. Il était neveu de l’empereur byzantin Jean V. Par sa grand-mère maternelle, Anne de Savoie, il était deuxième cousin d’Enguerrand de Coucy, le
comte de Bedford, et deuxième cousin d’Amadeo VII, comte de Savoie. Par sa
grand-grand-mère maternelle, Marie de Brabant, il était le troisième cousin de
Wenzel, empereur d’Allemagne (Saint Empire germanique), et d’Anne, reine
d’Angleterre. Charles VI, roi de France, était son troisième cousin. Francesco II
avait également eu un certain nombre d’ancêtres illustres, y compris les empereurs
Paléologues de Byzance, les rois Arpad de Hongrie, les empereurs Lascaris de
Nicée, les rois Rupenid et Hethumid d’Arménie, les rois Angevins de Jérusalem,
le roi Stephan d’Angleterre, Frédéric Barberousse, ainsi que les comtes Dampierre de Flandre et les comtes de Champagne. II était également descendant
d’un frère du pape Innocent IV et d’une sœur du pape Adrien V. Francesco II
(+26 oct. 1404) (avec son épouse inconnue), avait six enfants. Les filles étaient
Eugénie (+1440), mariée à l’empereur Jean VII Paléologue, qui n’a pas eu de
descendence, ainsi qu’Hélène, mariée à Stefan Lazareviç, despote de Serbie, et
Catherine, mariée à Pierre Grimaldi, baron de Bueil. Les fils, Jacopo (+1428),
successeur de son père comme seigneur de Lesbos, marié à Valentina Doria, est
mort sans descendence ; Dorino I, qui fut le successeur de Jacopo comme seigneur
de Lesbos, et Palamede, qui a succédé à son grand oncle célibataire, Nicolas I,
comme seigneur d’Ainos en 1409 ». Pour cette généalogie, voir : William Addams Reitwiesner, The Lesbian ancestors of Prince Rainier of Monaco, Dr Otto
von Habsburg, Brooke Shields and the Marquis de Sade, http://members.aol.
com/eurostamm/lesbian.html.
Voir aussi, A. Iviç, Rodoslovne Tablice srpskih dinastija i vlastele (Tables
généalogiques des dynasties et de la noblesse serbe), Novi Sad, 1928 ; D. Schwennicke, Europäische Stammtafeln, vol. III, t. 1, Marburg, 1984, tb. 188 ; D. Spasiç, Pретходна генеалошка-просопографска скица ђеновљанске породице
Гатилузи (Esquisse préliminaire de la famille génoise Gatilusi) : Serbian Society
for Heraldry, Genealogy, Vexillology and Phaleristics, Belgrade 1997, 27 pp.
Djenovljanska porodica Gatiluzi, Vizantija i Srbija u drugoj polovini 14. i prvoj
polovini 15. veka — porodiéne veze (Genoan family of Gatiluzzi, Byzant and
Serbia in the second half of 14 th and firrst half of 15 th century – family ties).
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
Н а п и с а н о н а с р п с ко м
и л и о б ј а в љ е н о у с р п с ко м п р е в од у :
1. „§itije svetoga Simeona Nemaqe od Nikona Jerusalim­ca“,
in Studenica u crkvenom ùivotu i istoriji srpskog naroda – Stude­ni­
ca dans la vie de l’Eglise et dans l’histoire serbe, Beograd 1987, str. 37-46.
2. „Geneza kosovske ideje u prvim postkosovskim hagio­graf­
sko-istorijskim spisima. Ogled iz istorije ideja srpskog sredqeg veka“ – “Die Genese der Kosovo-idee in den ersten post­kosovoer
hagiographisch-historischen Schriften. Versuch aus der Ideen­geschichte
des Serbischen Mittelalters”, (na srpskom i na nemaékom : Kosovska bit­
ka 1389 i qene posledice – Die Schlacht auf dem Am­selfeld 1389 und
ihre Folgen, Beograd – Düsseldorf 1991, str. 15-28 & 215-230).
3. „Druètvena eshatologija sredqovekovne utopije.Ogled o
heteredoksnim ideologijama srpskog sredqeg veka“, Sveti knez
Lazar, 14-15, Prizren 1996, str. 119-133.
4. „Autohtona kqiàevnost zemaxa jugoistoéne Evrope na slo­
venskom jeziku“, Srpski kqiàevni glasnik 1994 (IV), Beograd, str.
31-37.
5. „Monarhistiéka ideologija u sredqovekovnoj Srbiji“,
Ekonomika 371-372, Beograd 1995 (11-12), str. 60-62.
6. „Sindrom trougla na raskrèçu svetova“, in Srbi i Evropa,
Istorijski institut SANU, Beograd 1996, str. 413-425 (résumé
anglais, p. 426-429).
7. „Proèlost teritorija. Kosovo i Metohija do velike seobe“,
Sveti knez Lazar 17, Prizren 1997, str. 123-152.
Prvobitno objavxeno : “L’eschatologie sociale de l’utopie médiévale. Essai
sur les idéologies hétérodoxes du Moyen Age sud-slave”, Zeitschrift für Balkanologie
32/2, Wiesbaden 1996, p. 117-130.
“La littérature autochtone sud-slave au Moyen-Age : transmission de la mémo­ire
collective et formation de la pensée historique. Histoire des textes et textes de l’histoire”,
in Conference of Heads of Balkan Studies Institutes and Projects and Bal­kan experts
of Southeast Europe, Belgrade May 8-11 1996, p. 12-15..
Prvobitno objavxeno : “Kosovo-Metohija du XIe au XVIIe siècle”, Balkan
Studies 38/I, Thessalonique 1997, p. 31-61.
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
Na stranim jezicima:
giografska i istoriografska – na jugoslovenskom prostoru), Etu­des
balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les
mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 47-82.
16. « Eschatologie et histoire. Caractérologie de l’hagiographie
sud-slave du Moyen-Age (IXe-XVIIe s.) » (Eshatologija i istorija.
Karakterologija sredqevekovne juànoslovenske hagiografije),
in Les Vies des saints à Byzance. Genre littéraire ou biographie histori­
que. Actes du IIe colloque international philologique. Paris 6-8 juin
2002, Centre d’études byzantines, néo-helléniques et sud-est européennes, E.H.E.S.S, Paris 2004, p. 243-280.
17. « L’inscription du despote Stefan sur la stèle de Kosovo 1403-1404 », Messager orthodoxe 106 — Numéro spécial, Paris, IIIe trimestre 1987, p. 99-102.
18. « “Le discours d’amour du despote Stefan Lazarevic” (début
du XVe siècle) — poésie spirituelle ou amour platonique ?», in Corris­
pondenza d’amorosi sensi. L’erotismo nella letteratura medievale, Gênes
2006, 11 pp.
8. “Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au
Bas Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval
serbe” (Dinastiéka istoriografija i politiéka ideologija. Uvod
u prouéavaqe ideologije srpske sredqovekovne Dràave), SüdostForschungen 51, Munich 1992, p. 29-49.
9. “L’idéologie de l’Etat serbe du XIIIe au XVe siècle” (Ideologija srpske Dràave XIII-XV veka), Septième Congres international
d’études du sud-est européen (Thessalonique, 29 août — 4 septembre
1994). Rapports, Athènes 1994, p. 249-271.
10. “L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe
au Moyen-Age (XIIIe-XVe siècles)” (Dinastiéka hagiobiografija
i dràavna ideologija srpske sredqovekovne Dràave – XIII-XV
vek), Cyrillomethodianum XVII-XVIII, Thessalonique 1994, p. 73-92.
11. “Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-XVe
siècles)” (Hagiografska monarhija : sredqovekovna Srbija – XIIXV vek), in L’empereur hagiographe. Hagiographie, iconographie,
liturgie et monarchie byzantine ou postbyzantine, sous la direction de
Bernard Flusin et Petre Guran, Bucarest 2001, p. 61-72.
12. “Transmission du patrimoine byzantin et médiateurs d’identités
autochtones (Introduction)” (Recepcija vizantijske baètine i mediatori autohtonog identiteta), Etudes balkaniques. Cahiers Pier­
re Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes hellénique et
balkanique 4 (Directeur scientifique André Guillou, éd. “De Boccard”),
Paris 1997, p. 5-15.
13. “La littérature autochtone des pays balkano-slaves au MoyenAge. Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée
historique. L’histoire des textes et textes de l’histoire”(Autohtona
kqiàevnost balkanoslovenskih zemaxa u sredqem veku. Transmisija kolektivnog pamçeqa i nastajaqe istorijske svesti. Uvod),
Etudes balkaniques. Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinai­
res sur les mondes hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 17-18.
14. “La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)
en Bulgarie médiévale” (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i
istoriografska- u sredqevekovnoj Bugarskoj), Etudes balkaniques.
Cahiers Pierre Belon. Recherches interdisciplinaires sur les mondes
hellénique et balkanique 4, Paris 1997, p. 19-44.
15. “La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)
des pays yougoslaves au Moyen-Age” (Autohtona kqiàevnost – ha392
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
САДРЖАЈ
Table de matières
Уместо предговора/Avant-Propos ...................................................... 7
Hagiografija i istorija
(Hagiographie et histoire)
1. §itije svetoga Simeona Nemaqe od Nikona Jerusalimca
(L’hagiographie de Saint Siméon Nemanja par Nikon le Hiérosolymitain).. 13
2. Geneza kosovske ideje u prvim postkosovskim
hagiografsko-istorijskim spisima. Ogled iz istorije
ideja srpskog sredqeg veka (Genèse de l’idée de Kosovo et
es premiers textes sur le martyre du prince Lazar) .................................... 27
3. Druètvena eshatologija sredqovekovne utopije. Ogled
o heteredoksnim ideologijama srpskog sredqeg veka
(L’eschatologie sociale de l’utopie médiévale. Essai sur les idéologies
hétérodoxes du Moyen Age sud-slave) .................................................... 47
4. Autohtona kqiàevnost zemaxa jugoistoéne Evrope
na slovenskom jeziku (La littérature autochtone des pays
balkano-slaves au Moyen-Age) .............................................................. 67
5. Monarhistiéka ideologija u sredqovekovnoj Srbiji
(L’idéologie monarchique dans la Serbie du Moyen Age) ......................... 77
6 Sindrom trougla na raskrèçu svetova (Le syndrome de
triangle à la croisée des civilisations) ...................................................... 91
7 Proèlost teritorija. Kosovo i Metohija do velike
seobe (Le passé des territoires: Kosovo-Metohija du Moyen Age
aux grandes migrations) . ..................................................................... 119
394
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BOŠKO I. BOJOVIĆ
L e « D it d ’ A mour » du prince et despote S tefan L azarević
Idéologie princière dans le Moyen Age serbe
17. L’INSCRIPTION DU DESPOTE STEFAN Lazareviç SUR
LA STELE DE KOSOVO 1403-1404 (Zapis na kosovskom stubu
despota Stefana Lazareviça) .......................................................... 373
Vladarska ideologija u srpskom sredqem veku
8. Historiographie dynastique et idéologie politique en Serbie au Bas
Moyen Age. Introduction à l’étude de l’idéologie de l’Etat médiéval
serbe (Dinastiéka istoriografija i politiéka ideologija. Uvod u
prouéavaqe ideologije srpske sredqovekovne Dràave) ................. 157
9. L’idéologie de l’Etat serbe du XIIIe au XVe siècle
(Ideologija srpske Dràave XIII-XV veka) . ..................................... 191
18. Le « Dit d’amour » de despote Stefan Lazarevic (début du XVe
siècle) — poésie spirituelle ou amour platonique ? (Slovo Xubve
despota Stefana Lazareviça – duhovna poezija ili platonska
xubav ?) ............................................................................................ 377
10 L’hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe
au Moyen-Age (XIIIe-XVe siècles) (Dinastiéka hagiobiografija i
dràavna ideologija srpske sredqovekovne Dràave – XIII-XV vek).. 217
11 Une monarchie hagiographique, la Serbie médiévale (XIIe-XVe
siècles) (Hagiografska monarhija : sredqovekovna Srbija – XII-XV
vek) ................................................................................................... 239
Hagiographie et littérature
Hagiografija i kqi§evnost
12. Transmission du patrimoine byzantin et médiateurs
d’identités autochtones (Recepcija vizantijske baètine
i mediatori autohtonog identiteta) . ............................................. 255
13. La littérature autochtone des pays balkano-slaves au Moyen-Age.
Transmission de la mémoire collective et formation de la pensée
historique. L’histoire des textes et textes de l’histoire (Autohtona
kqiàevnost balkanoslovenskih zemaxa u sredqem veku. Transmisija
kolektivnog pamçeqa i nastajaqe istorijske svesti) .................... 267
14. La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)
en Bulgarie médiévale (Autohtona kqiàevnost – hagiografska i
istoriografska – u sredqevekovnoj Bugarskoj) . ............................. 269
15. La littérature autochtone (hagiographique et historiographique)
des pays yougoslaves au Moyen-Age (Autohtona kqiàevnost –
ha­giografska i istoriografska – na jugoslovenskom prostoru) .... 299
16. Eschatologie et histoire. Caractérologie de l’hagiographie
sud-slave du Moyen-Age (IXe-XVIIe s.) (Eshatologija i istorija.
Karakterologija sredqevekovne juànoslovenske hagiografije) .... 357
396
397
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CIP
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