archives berberes - Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc

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archives berberes - Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc
L E S
ARCHIVES
BERBERES
Publication du Comité d'Études Berbères
de Rabat
Volume II - Fascicule 1
Année 1917
MARRIAGE CEREMONIES IN MOROCCO
L'article que nous publions a cette place est la traduction d'un extrait de
Marriagt Ctrtmanits in Morocco, du professeur Westermarck, livre qui, lors
de sa publication, en 1 9 1 4 , fut accueilli avec la plus grande faveur par le
monde savant.
Conçue et poursuivie avec l'esprit hautement philosophique qui caractérise lci> travaux de l'éminent professeur du Londres et d'Helsingfors, enrichie de nombreuses citations et références, cette œuvre dont l'auteur a
recueilli les matériaux sur place, au milieu de populations encore dirhciletnent accessibles, intéresse à la fois le sociologue, l'ethnologue et le linguiste : elle restera le modèle des travaux de ce genre.
N o s lecteurs sauront donc gré, comme nous-mêmes, i M. Westermarck
et à M M . Macmillan, de Londres, ses éditeurs, de la bienveillante courtoisie
avec laquelle ils nous ont permis de donner, pour le plus grand profit des
berbérisants étrangers a la langue anglaise, une traduction due A la plume élégante et fidèle de Madame }. Arin, de divers extraits de ce livre remarquable à tous égards.
A . B.
CHAPITRE
I
L E S FIANÇAILLES E T L E CONTRAT D E
MARIAGE (^Aqi m-nïkùlj)
La loi musulmane considère essentiellement le mariage (nikâh)
comme un contrat civil, dont la validité dépend d'une demande
faite par l'une des parties, et de son acceptation par l'autre.
Lorsqu'il est contracté pour une femme qui n'est plus sous
l'autorité paternelle, il est nécessaire qu'elle y donne son consentement, soit expressément, soit à tout le moins tacitement, si
elle est vierge ; en ce dernier cas, son silence ou son rire est
interprété comme consentement •. Mais, selon le rite mâlikite
que suivent les Marocains, une femme ne peut se marier sans la
permission de son wali ( t u t e u r ) , qui est, en première ligne, son
fils d'un précédent mariage ; en seconde ligne, son petit-fils (le
1
1. Araeer A l i , M.ibommahii Law, 11 (Calcutta. 1 9 0 8 ) , pp. J î 4 . 3 3 5 . 3 4 )
sq. ; Milliot, L.I femme uiiitultiMiit au Maghreb (Paris, 1 9 1 0 ) , p. toi sq.; Sidl
Halil, Muhtaiar, $ 4o(Russell and Abdullah al-Ma'mun Suhrawardy, A Mattual
of tht Law of Marriagt from l)<e MuktoaiJr of Snti Ktxiiil [London, 1. d . ] ,
p. i a ) .
a. Sidl Halil, op. cil., < 19 ( p . 5> L'ue femme de condition basse
cependant se marier sans wali (ib!d.,$ 3 7 , p- " ) •
peut
fils de son fils); en troisième ligne, son père, ou, à leur défaut,
un de ses parents paternels dans l'ordre suivant : le frère germain, le neveu, le grand-père, l'oncle, le cousin. Si elle n'a
aucun de ces parents, son walï est le qadi. L'intervention d'un
tuteur est requise, dit M. Araeer A l i , a pour suppléer à l'incapacité présumée de la femme de comprendre la nature du contrat, d'en arrêter les termes et autres choses de semblable portée,
et pour empêcher la jeune fille d'être victime d'un aventurier peu
scrupuleux ou d'épouser un individu qui, moralement ou socialement, ne lui conviendrait pas* ».
Par contre, si la femme esc encore sous la puissance paternelle,
son consentement n'est pas requis. Chez les Hanafites, le droit
qu'a le père de marier sa fille s'éteint dès qu'elle est nubile >,
mais il n'en est pas ainsi chez les Malikites. Chez eux, elle ne
cesse d'être sous son autorité que lorsqu'il est mort ou lorsqu'elle
a été expressément émancipée par lui de son v i v a n t , ou lorsqu'elle se maiie (à moins que son mariage n'ait eu lieu et n'ait
été dissous avant qu'elle ne soit nubile, ou qu'il n'ait été dissous,
sans avoir été consommé, avant qu'elle n'ait passé un an dans la
demeure de son époux), ou enfin, d'après quelques juristes,
lorsqu'elle a atteint l'âge de trente ans au moins .
4
5
Chez les Sunnites, dont font partie les Malikites, il est de
règle qu'une proposition ou déclaration précède l'acceptation,
afin de manifester de façon concluante l'intention des parties '.
Leurs juristes recommandent l'usage de la Fatihah, chapitre initial du Kor an, lors de la conclusion du mariage, mais ils ne considèrent pas, comme les Chl'ites, que l'emploi en soit, en
aucune mesure, obligatoire?. Le contrat de mariage renferme les
1. Stdi Halil, op. cit.,
î i ( p . 9).
2. Ameer Ali, op. cit.. p. 3 3 $ . Cf. MiUiot, op. cit., p. 1043. MilUot, op. cil., p. 8 1 .
4. L'émancipation peut toutefois n'avoir pour but que de lui permettre de
se choisir un mari, tandis que U geiaucc de ses biens reste sous le contrôle
paternel. La tutelle matrimoniale n'est p.\s lice nécessairement à la garde des
biens et à leur administration (ilusscll et Abdullah al-Ma'mun Suhrawardy,
op. cit., p. 7, n. 2 ) .
5. Sld! Halll, op. i-i/., 0 24 sq. (p. 6 sq.); Miluot, op.
pp. 7 9 , 80, 87 sq.
6. Amccr Ali, op. cil., p. 5 J 5 7. Ibiii., p, 3 2 9 . Cette recommandation est d'ailleurs généralement suivie.
Voir Gaudefroy-Deinombynes, Las cii fmonits du waruige cArç Us indigèua de
l'Algtitt (Paris, 1901°), p. 1 S, et <Abd El-'Aiix Zenagui, Récit M iiaUcte
engagements que prend le mari, ainsi que le chiffre du douaire,
la nature de son paiement, des clauses relatives à la garde des
enfants et autres questions analogues '. Il n'est pas nécessaire que
ce contrat soit consigné par écrit; un contrat de mariage verbal
et un engagement verbal quant au douaire sont tout aussi
valables au regard de la loi qu'un contrat écrit *. Mais la loi sunnite exige la présence d'au moins deux témoins pour attester la
conclusion du contrat — pour témoigner qu'il a été fait régulièrement et conformément aux conditions posées pour la réalisation contractuelle du mariage ' ; et les Malikites précisent que les
témoins doivent être « des hommes d'une réputation bien établie * ».
Au Maroc, la règle universellement suivie est que les parents
d'une jeune fille la marient sans lui demander son consentement . Il n'est pas rare non plus qu'ils arrangent à leur guise le
5
tleniciuien, dans Journal asiatiipie, sér. X, vol. IV (191)4), p. 74 (Tleracen) ;
Latic, Ma mit 1 s aiul Ciisloius of Ht Mahnt ligyptians (London, 1 8 9 6 ) , p. 1 7 4 ,
et Idem, Ariibian Society in Ibe MiJdleAget (London, 1H83), p. 2 3 1 (Egypte) ;
Snouck Hurgronje, Meklrj, II (L-i H.ive, 1 8 8 9 ) , p. i 6 a , B u r t o n , Peuonal Karmin* of a PHarimage to Al-Madinah and Meccab (London, 1 8 9 8 ) , p. 23 (Médina);
C . T . Wilson, Peatant Life tn tltt Holy Luid (London, 1906), p. 112 ; Guys,
CHDCI viché algéiitntn 5 v / M (Paris, 18y 4), p. Î O O ( A l e p ) ; Jaftur Shurreef
Qanoo»-e-islam, or tht Cusloms of Die Miissiilniiuis of luditi (Madras, 1 8 6 3 ) ,
p. 6 1 .
1. Ameer Ali, op. Jt., p. 3 2 8 .
a. Ibid., p. soj.
j . Ibid., p . 3 2 5 .
4. Sidl Halil, op. cil., S s (p. a ) .
5. En Algérie, d'après M. Villot (Merun, coutumes et institutions du indigents
de P Algérie [Alger, 1 8 8 8 ] . p. 7 6 ) , « l'indépendance de la jeune fille est nulle
dans la pranque »• De même A Tunis (Sellami, Li fewrne musulmane, dans
Revue Tunisienne. III [ 1 8 9 6 ) , p. 4 3 5 ) et dans bien des régions de la Palestine (Klein. Mitteilungen über Leben, Sitten und Gebrauche ¡1er Felladmi
in Palastina. dans ZeihcJiiift des Deutschen Pahtetlinj-Vereins, VI [ 1 8 8 3 ] ,
p. 88 sq.), la jeune fille n'a pas voix au chapitre. Mais les Bédouins du
désert diffèrent totalement de tous les indigènes musulmans de Palestine en ce
qu'ils hissent leurs filles libres d'accepter ou de refuser une demande en
mariage (Robinson Lces. Tlx tl'iluess of tlx Wilderne« |Londres, 1 9 0 9 ] ,
p. 1 2 0 ) . Che« les Anzch, on consulte la jeune fille et l'on ne conçoit pas
qu'elle puisse se marier contre son pré (Burckh.uJt. Xoles on tl>e Bcdonint and
ll'iilxibw (Londres. i 8 j o | . p. 6 1 ) A la Mecque, « die Junglrau wird nur selten
Mir Heirath genothigt : es pexiemt sich aber durchaus das« ve seh auffuhrt, als
fugte sie sich den Planen ihres Vaters nur aus Gehorsam » (Suouck Hurgronje, op. cit., II, 1 5 7 ) . Wellhausen écrit sur les anciens Arabes {Die Eh*
— 4 —
manage de leur â l s , même adulte, et la coutume peut lui imposer de déférer à leurs désirs '. Lorsque, comme dans bien des
parties du Maroc, il y a stricte séparation entre les deux sexes,
cette intervention des parents ne peut guère être considérée
comme une gène par le jeune homme, d'autant plus qu'il
pourra aisément divorcer si sa femme ne lui agrée pas ; quant à
la jeune fille, il lui serait difficile de choisir entre des prétendants
qu'elle ne connaît point. Dans les tribus où le père vend réellement sa fille, son choix est naturellement influencé par le prix
offert, mais même ailleurs le mariage touche aux intérêts du père
autant qu'a ceux de la fille. Dans un pays comme le Maroc, les
relations de famille ont une grande importance, non seulement
au point de vue de la position sociale d'une personne, mais même
de sa sécurité.
Que l'initiative ait été prise par le jeune homme lui-même
ou par ses parents, la demande en mariage n'est pas faite par lui
ni, généralement, par son père, mais par quelque homme influent
ou par des amis que Ton a priés de s'entremettre
Ceux-ci sont
bei den Arabern, dans Nochriclitrn von dir Königlichen Gesellschaft ätr Wissenscbaßen *u Gottingen, 1 8 9 3 , no. 1 1 , p. 4 3 1 sq.) : c D e r Val) d. i. der Vater,
Bruder oder Vetter der Braut unter dessen Mund (Vilâ)sie stebt, verlobt sie
Natürlich wird oft die Tochter von liebenden Eltern gefragt, ob sie den Freier
haben will, a
1. Chez les Arabes de Moab, » en vertu du pouvoir presque absolu du père
dans la famille, on s'accorde a lui reconnaître la faculté de disposer de l'avenir
de ses enfants. C'est en effet le père du jeune homme qui traite directement
avec le père de la jeune fille... S'il s'agit du mariage d'un jeune garçon, très
souvent les conditions sont arrêtées entre les parents a son insu, sans qu'il ait
été consulté, et parfois il ne connaît m i m e pas sa future épouse. Mais dés qu'il
atteint l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, il commence a faire valoir ses droits,
et on est obligé de tenir compte de sa volonté. S'il déclare fermement qu'il ne
veut pas de tel parti proposé, malgré toutes les combinaisons antérieures et les
espérances des parents, le mariage n'aura point lieu » (Jaussen, Coutumes des
Arabes au pays d* Moab [Paris, 1 9 0 8 ] , p. 4 3 ) . A la Mecque : « es kommt vor,
dass der Jüngling sich zu den durch seinen Vater vorgenommenen Verhandlungen wegen seiner Ehe ziemlich passiv verhalt, obgleich kein Zwang ausgeübt wird » (Snouck Hurgronje, op. cit., II, 1 5 7 ) .
2. Chez les anciens Arabes aussi, le prétendant employait souvent un Intermédiaire (Wellhausen, toc. cit., p. 4 3 3 , n. 1 ) . Au Caire, d'après Burckhardz
(Arabie Proverbs [London, 1 8 3 0 ] , p. 1 1 3 ) , a quand une jeune fille est demandée en mariage, un ami ou un parent, ou le sheikh du jeune homme (celui qui
l'a instruit en lisant le Koran), va chez le père de la jeune fille et traite le
marché dont elle est l'objet ». Chez les Touaregs, la demande est faite par un
nommés en arabe battâbm, sing. bd((db, et la demande est appelée \j6\ba. Des amies s'occupent aussi bien souvent des démarches
préliminaires ; mais la })a\\àba professionnelle ou marieuse, bien
qu'elle ne soit pas inconnue au Maroc, y joue un râle moins
important que dans d'autres parties du monde musulman; elle y
est surtout employée par les hommes qui n'ont pas de famille '.
Le fiancé s'appelle en arabe inmiUeh et la fiancée mméïïka.
Après ces remarques générales, passons à la description des
pratiques et des cérémonies qui accompagnent les fiançailles et
le contrat de mariage dans les différentes tribus et les diverses
régions du Maroc. Ces récits se rapportent à des unions entre
jeunes gens dont les parents sont encore vivants. Ils mettent en
relief l'un des traits caractéristiques des Marocains, leur empressement à avoir recours à des mandataires et à des intermédiaires
chaque fois qu'il y a chance de refus ou de discussion, et leur
crainte des questions directes et des réponses nettes.
saint homme ou quelque autre personnage important (Bissuel, Ijtt Touareg du
Kord, p. 1 0 5 , cité par Gaudefroy-Dcmombynes, op. cit., p. 11 n . ) . Dans
l'Inde ancienne, « das Anhalten um die Braut beim Vater oder den sonstigen
Verwandten geschah durch besondere Brautwerber, die aus den nächsten
Anverwandten des Bräutigams genommen wurden » (Haas, Die Heirathsgebràuclx der alten Inder, dans Indische Studien, de Weber, v. ( 1 8 6 2 ) , p. 2 9 1 .
Voir aussi ibid., pp. 1 8 1 , 2 3 6 , 2 7 6 , 2 8 8 , 2 9 2 , 2 9 3 , 3 8 0 , 4 1 1 ; Winternitz, Das
alündische Hocrueits rituell, dans Denkschriften der Kaiserl. Akademie der Wissenschaften, Philosopliiscb-bistoriche Classe, XL (Wien, 1 8 9 2 ) , pp. 2 ! , 39 sq.).
Des coutumes similaires ont existé et subsistent encore en Europe (Weinhold,
DU deutschen Frauenin dem Mittelalter,! (Wien, 1 8 8 2 ) , p. 3 1 6 sq. ; V. Schnieder, Die Hochmuts brauche der Esten und einiger andrer finniscli-ugriscber Volktrscliaflen, in Vergleichung mit denen der indogermanuellen Volkei (Berlin, 1 8 8 8 ) ,
p. 32 sq. ; Sattori, Sitte und Brauch, I (Leipzig, 1 9 1 0 ) , p. $ 2 .
t. Cf. Salmon, Les mariages musulmans à 'langer, dans Archives marocaines,
I ( 1 0 0 4 ) , p. » 7 $ ; Michaux-Bellaire et Salmon, EI-QCJI el Kebir, ibid., II
( 1 9 0 4 ) , 1 1 0 . II, p. 6 7 . Dans . - I I I Account cf South-Wtst Barbaiy (London, 1 7 x 3 )
écrit par un homme qui a été esclave au Maroc et édité par Ockley, il est dit
(p. 7 6 ) : « Les personnes employées à négocier cette grave affaire sont quelques
vieilles matrones décrépites que leur „Ige met à l'abri de tout soupçon d'avoir
commerce avec notre sexe : c'est en elles qu'il leur faut mettre toute leur confiance et il» doivent agir suivant leurs plans et leurs instructions, s'ils veulent
que l'affaire réussisse ; pourtant elles sont souvent si menteuses, par solidarité
feminine ou moyennant un petit présent, qu'elles font les plus grands éloges
de celles qui ne les méritent guère. » Quant a u \ marieuses de profession chez
les Musulmans d'autres pays, voir, v.g., Lane, Ai Mau Society ni the Middle
Ages, p. 2 2 4 sq. ( E g y p t ) ; Mrs. Meer Hassan A l i , Ohsn wttwns on the Mussulmannjof India. I (London, 1 8 3 2 ) , p. 3 5 0 sq.
—
6
—
A Fez, dès qu'un jeune homme atteint l'âge auquel ses parents
estiment qu'il doit se marier et que le père a les moyens de subvenir aux frais des noces et à l'entretien du nouveau ménage,
on commence les préparatifs de son mariage. Quand ses parents
ont trouvé une jeune fille qui lui convient, sa mère, avec
quelques autres femmes de la famille, va voir la mère de la jeune
fille et lui fait des ouvertures. Celle-ci ne peut naturellement
rendre réponse avant d'avoir consulté son mari ; aussi prie-t-elle
la mère du jeune homme de revenir à un jour fixé. Si elle ou
son mari s'opposent à l'union, elle donne pour excuse que leur
tille va épouser son cousin, même lorsqu'il n'en est pas ainsi;
car les Marocains aiment mieux dire un mensonge que paraître
impolis '. S i , au contraire, le père et la mère sont favorables à la
demande, elle informe la mère du jeune homme du chiffre que
son mari exige pour leur fille, et cette réponse est communiquée
au père du jeune homme. Si la somme excède de beaucoup celle
que ce dernier a l'intention de payer, sa femme retourne et essaye
d'obtenir une réduction. Si elle échoue définitivement, l'affaire
en reste là ; si au contraire il y a de réelles chances de succès, son
mari demande à deux ou plusieurs hommes respectables qui ont
la baraka (sainteté) — chérifs ou lettrés — de l'accompagner pour
négocier avec le père de la jeune fille. Ils vont le voir, non pas
chez lui, mais à l'endroit où il a ses occupations ou à sa boutique ; ils l'interpellent en ces termes : S-salàmu 'álihim, daif
illláh, u Paix sur vous, hôte de Dieu », et lui demandent de les
suivre à la mosquée. L à , ils abordent la question du prix qu'il
réclame pour sa fille, et il énonce un chiffre, par exemple trois
cents douros. Suivant les instructions données d'avance par le
père du jeune homme, qui, lui-même, ne prend pas part directement aux négociations, ses amis font des objections et offrent une
somme moindre, deux cents douros par exemple, somme que le
père de la jeune fille déclare à son tour trop petite ; il s'en suivra
probablement que le prix sera fixé à environ deux cent cinquante.
Cette question réglée, ils font tous la /ti/'/w *, et alors le père de
I. En Palestine, dît le Rcv. C. T. Wilson (op. cil., p. 10S sq.), « morue si la
demande est inacceptable, elle reçoit rarement, je crois, un refus direct; mai<.
dans les négociations qui suivent, on e&ige quelque condition impossible .1 remplir, un douaire exorbitant p.\r exemple, ce qui met fin a l'affaire. »
1 . La cérémonie de la faHpa comiste dans l.i récitation d'une prière les mains
étendues et les paumes retournées. Le Dr. Vassel (Uiber murokkanischt Pro-
— 7 —
la jeune fille rentre chez lut pour informer sa femme de l'arrangement. Les femmes de la maison poussent des cris stridents
mais la jeune fille se cache modestement et ne voit pas son père
de plusieurs jours. Le père du jeune homme prévient également
sa femme de ce qui s'est passé, et dans sa maison aussi les femmes
poussent les mêmes cris. Quant au jeune homme, il se tient éloigné de son père. Il n'y a jamais eu la moindre conversation
entre eux à ce sujet, et c'est seulement d'une manière discrète et
réservée que sa mère lui laisse entendre qui sera sa femme, sans
qu'il ait jamais vu la jeune fille qu'on lui a choisie, à moins
qu'elle ne soit sa cousine.
Quelques jours après que la demande a été agréée,environ dix
ou douze femmes de la famille du jeune homme ou de ses
proches, dont sa mère, vont rendre visite à la mère de la jeune
fille, qui leur offre du thé, des aliments et du miel ; le but du
miel est de rendre la fille douce envers la famille de son futur
mari, de façon qu'il n'y ait pas de disputes entre eux ». Ce repas,
ceupraxis [Sonderabdruck aus den Mittbeilitugeu des Semiuai s fitr Orientalist}»
Sprachen r« Berlin, Jahrg. v. Abth. ii, 1 9 0 2 ] , p. 1 9 ) dit qu'il ne faut pas la
confondre avec la fûtiba ou chapitre initial du Koran. Pourtant il est assez
probable qu'elle tire son nom de ce chapitre, bien qu'an Maroc elle n'en comprenne pas nécessairement la récitation. Voir Marçais, Textes arabes de Tanger
(Paris, 1 9 1 1 ) , p. 1 6 5 , 1 1 . 3 ; Snouck Hurgronje, op. cit.. II, 3 5 , spécialement
n. 2 .
1. Ce cri est appelé en arabe tgdrit et en berbère laghrit (chleuh), tigbrdtin
(Ait Yûsi), asgnri (Ait Saddén), lililau (Ait Waràin), timuiil ( A t Ubahti), ou
tiiwriiixn (Ait W i r y â g a l ) . Le D r . Jansen (Mitteilungen über die Juden in
Marrokho, dans Globus, L X X I , [ 1 8 9 7 ] , p. 360, n 7) dit qu'il a durch äusserst
schnelle, horizontale oder seitliche Bewegung der Zungenspitze zwischen den
I.ippenwtnlcehi hervorgebracht wird, wobei ein schriller Trillerlaut entsteht,
der fast wie ein hundertmal äusserst schnell wiederholtes « lu » klingt...
(etwa m der Tonhöhe des zweigestrichenen f oder Iis), ungefähr i / i b i s 3/4
Minute (solange der Atem vorhält) dauert und plötzlich mit einem sehr klirren, sich wie « . . . it » anhörenden Abschnapp-I.autc zum dreigestrichenen
c oder eis hinaufschnellend schliesst ».
2. Bien que le miel soit ainsi employé avant le mariage comme portebonheur, il n'est jamais servi aux noces mêmes, sa consommation étant une
pratique traditionnelle des funérailles. (Dan» l'ancienne Grèce, le miel jouait
un rôle prépondérant dans le culte des morts . voir Samter, Familienfeste der
Gtied>en und Romei [Berlin, 1 9 0 1 ] , p. 8 4 . ) Le marié cependant fait parfois
usage du miel comme aphrodisiaque. Cf. Doutté. \Itndketl' (Paris. 1 9 0 5 ) ,
p. 335 : « Le miel, sauf certains cas spéciaux, est souvent, chez les Musulmans
et spécialement chez les Marocains, considéré comme étant de mauvais augure,
— 8 —
auquel prennent part d'autres femmes que la mère, s'appelle lémlet 1- a'hya, parce que 1' ce abandon » de la jeune fille est alors
définitif. Elle ne paraît pas dans cette circonstance, mais se cache
de façon a ne pas être vue.
Le vendredi suivant, le père du jeune homme et celui de la
jeune fille, accompagnés d'un certain nombre d'amis, se retrouvent
au moment de la prière de midi ou de celle de l'après-midi dans
une mosquée, de préférence celle de Mûlai Idris, ou dans la zàwia
de la confrérie à laquelle appartient le père du jeune homme.
Après la prière, a lieu la cérémonie suivante, appelée fâPtyi. Le
père
du jeune homme et ses compagnons sont rassemblés
en un endroit, le père de la jeune fille et les siens dans un
endroit voisin ; alors un homme du premier groupe — de préférence le barbier de la famille, mais jamais le père du jeune
homme — va se placer entre les deux groupes, qui font cercle
autour de lui. Il dit : Fàffyi, et étend les mains à la manière
habituelle, les paumes en l'air ; tous ceux qui l'entourent suivent
son exemple. Les mains toujours* dans cette position, il regarde
autour de lui et arrête ses yeux sur un chérif ou un autre homme
possédant la baraka, qu'il prie de terminer la cérémonie en lui
disant : Ht'em ya sîdi. L'homme ainsi interpellé passe les mains
sur son visage et sa poitrine, les baisant légèrement lorsqu'elles
frôlent sa bouche, et le même geste est répété par toutes les personnes présentes, celle qui se trouve au centre disant : L-JMtiuiû
li UàU ràbbi 1-àlanAn, « Gloire à Dieu, maître des mondes ».
Alors on étend de nouveau les mains et l'on répète la première
cérémonie. Les compagnons du père du jeune homme s'avancent
vers lui et lui tendent la main droite en disant : Mbâràk mes'Ôûd,
a Sois béni et heureux », à quoi il répond : Allah ibârck fik,
« Que Dieu vous bénisse ». Les hommes de l'autre groupe en
disent autant au père de la jeune fille. Ensuite chacun des deux
pères reçoit pareil hommage de la pan du groupe opposé, puis
tous se retirent.
Dans l'après-midi du même jour, le jeune homme envoie un
vêtement neuf à sa future épouse et, au coucher du soleil, elle
lui fait porter de petites tables (miàdï) chargées de sucre, de
beurre trais, de lait, de menthe (jtâ'na'), de ka'b g^el (croiset même si, durant la noce, on en fait circuler, on iSite qu'il passe sous les
yeux de la jeune mariée. »
— 9 —
sants faits d'une pâte d'amandes piiées, de sucre et de cannelle,
recouverte d'une couche de pâtisserie extrêmement légère), et de
griba (gâteaux de farine, de sucre et de beurre). En renvoyant
ces tables, le jeune homme doit déposer sur l'une d'elles une belle
robe dont il fait cadeau à sa fiancée. Le soir, on donne un repas
dans la maison de son père, avec des musiciens et des invités.
Après le souper, des ngàgef — négresses libres dont l'occupation
est d'assister les femmes les jours de fête — déguisent le jeune
homme en mariée avec des vêtements qu'elles ont apportés.
Ensuite, on le fait asseoir sur des coussins placés sur un matelas
en face de la porte, et il reste là les yeux baissés, comme s'il
était une mariée. L'une des ngàgef chante : Fâinkum yâ shah lâ'ru? « Où êtes-vous, ô amis du fiancé? » Alors les amis du jeune
homme entrent dans la chambre. Une nggàfa lui donne un peu
de lait à boire; une autre, une assiette de dattes à la main, lui en
met une dans la bouche. Puis elles donnent du lait et une datte
à chacun de ses amis qui, tour à tour, mettent de l'argent sur son
front, en le fixant avec de la salive, tandis qu'à l'étage supérieur
les femmes, ainsi que les ngàgef, poussent des cris stridents. L'une
de celles-ci enlève aussitôt l'argent du front du jeune homme *.
On suppose que le lait qui lui est offert rendra sa vie « blanche »,
tandis que les dattes représentent la richesse, suivant la formule
de bénédiction courante: Allah if àmmar u i' âmmar, « Que
Dieu vous donne des dattes et l'abondance » (littéralement
« qu'il remplisse » ) . Cette fête est appelée Ulirfàfha, « la nuit de
hjiît'ba ».
Dans le pays, aucune explication ne m'a été fournie sur la coutume de déguiser le jeune homme en mariée. On retrouve des
déguisements à l'occasion des mariages dans diverses autres contrées
et beaucoup d'auteurs ont suggéré que leur but était de
t. « La coutume de coller des pièces sur le front du marié est commune A
plusieurs races d'Orient, entre autres aux Turconi.ins qui habitent les villages
aux environs de Mosoul » ( L a y a r J , Dhcovents in tir Rimis ofS'nmvItaiiJ Baby7nii [London, i 8 ) } J , p. 206).
a. Voir V. Schroeder. op. ctt.. p. 68 sq. : Crawley, The Mystic Rote ( L o n don, 1 9 0 2 ) , p. 3 7 1 sq. : Famcll. SociologiCiil Hvpollvses conceming 11K Position of ïï'omtu in Aucient Religion, dans AiJ'iv fin R/ligioiinvissenseluft,
V I I ( 1 9 0 4 ) , pp. 7 5 , 89sq. ; Frarer, Tolfiuism an.i iixogann, I V ( L o n d o n . 1 9 1 0 ) ,
p. 2 5 5 sq. ; Fehrle. Die kultisJv Reuschlvit 11/1 Alteitnm (Giessen. 1 9 1 6 ) ,
p. 9 2 ; Samter, Gebuil, Hochait unJ Tï\/(Leipzig, Berlin, 1 9 1 1 ) , p. 9 1 sq.
Dans l'ancienne C o i , suivant Plutarque {Quaestiones Graecae, j 8 ) . le marié était
—
ÏO
—
tromper les esprits malins qui rodent à cette époque autour du
jeune couple
Suivant une autre théorie, celle de Y « inoculation », émise par M. Crawley, chacun des mariés revêtirait l'habillement du sexe opposé, afin d'amoindrir le danger sexuel en
portant la même sorte de vêtements que « la personne aimée et
crainte ». La première explication ne peut guère s'appliquer à la
coutume de Fez de déguiser le jeune homme en mariie, puisqu'on
suppose que la mariée est hantée par les mauvais esprits autant,
ou même plus, que le marié lui-même; cette coutume cadre
mieux avec la théorie de M. Cnrwley, suivant laquelle la plus
grande assimilation possible entre le marié et la mariée remplira
le mieux le but de neutraliser le danger sexuel. Au Maroc, nous
verrons dans quelques endroits de la campagne la mariée contrefaire les allures d'un homme en portant son châle rejeté sur
l'épaule gauche, revêtir les habits masculins lorsqu'elle abandonne
son ancien foyer, ou se faire peindre sur la figure des dessins
qui ressemblent à des favoris. On peut supposer avec plus de
vraisemblance que ces coutumes sont des moyens de protection
contre les esprits dangereux ou plus spécialement contre le mauvais œil. Il en est de même, dans une plus large mesure, lorsque
3
habillé de vêtements de femme lorsqu'il recevait son épouse ; tandis qu'A
Sparte après que ln mariée avait été emmenée par son mari, « la demoiselle
d'honneur la recevait, lui coupait les cheveux au ras de la tète, lui mettait un
vêtement et des souliers d'homme et la plaçait sur une couche dans une
chambre obscure » où elle devait attendre l'entrée du marié (idm, Lycurgus,
X V . 4 ) . Che* les Juifs égyptiens au moyen Age, « le marié s'habillait de
\ctetnents féminins et les jeunes gens portaient des robes de Jeunes filles et
se teignaient les ongles avec la teinture de henné en vogue », tandis que
a la mariée portait un casque et, sabre en main, conduisait la procession et la
danse » (Abrahams, Jeivish Life in Un MiJdle Ages [London, 1 8 9 6 ] , p. 1 9 5 ) .
Chez les peuples des Célébcs méridionales, à un moment donné, le marié revêt
les liabits que la mariée vient do dépouiller (Matthes, Bijdragen toi de Ethnologie i-aii Zuid-Celebes ['sGravenhage, 1 8 7 5 J , p. 3 3 ) . C h e i les Massai, dans
l'Afrique orientale, d'après Thomson (Thiough Masai Land [London, 1 8 8 7 } ,
p. 2 5 8 ) , le fiancé devait porter les vêtements d'une jeune fille pendant un mois.
J, Gruppe, Grinhisclv Mythologie uml Rtiigionsgêschithte (Munchen, 1906),
p. 903 ; Nilsson, Gu'rbiscbe Ftsle tvn religuwr SeJeutung mil Ausschhiss der
nllischen (Leipzig, 1906, p. 37a : Schwally, Dtr Mligt Krieg im allai Isrtttl
(Leipzig, 1 9 0 1 ) , p. 7 6 ; Reinach," Cultts, wylhes tt religions, I (Paris, 1 9 0 $ .
p. 1 1 6 ) ; Samter, Gtbuit, HAh^it uml 7 W , p. 93 <q. : Frazer, op. al.. I V .
aJ72. Crawley, of. cit., p. 3 7 1 sq.
d'autres que les principaux intéressés ' revêtent ou imitent le costume de marié ou de mariée, pratique qui se rencontre aussi,
comme nous le verrons, dans les cérémonies nuptiales au
Maroc.
Dans l'après-midi du jour de la fht*ba, la jeune fille va au
bain, et le soir ses parents donnent dans leur maison un repas
auquel ont été conviées des pareutes. Outre ces invitées nommées fytdiar (sing. faudra), des ngàgef et des (aiéalaf (musiciennes) y assistent aussi. La jeune fille est vêtue d'un riche costume que les tigàgej ont apporté et on l'assied sur des coussins
placés sur un matelas, en face de la porte. Exactement comme
pour son fiancé et dans le même but, une ngàgfa lui fait boire
un peu de lait et une autre, une assiette de dattes à la main, lui
en met une dans la bouche. Ensuite elles donnent du lait et une
datte à chacune des l}\â{ar, et celles-ci décorent le front de la
jeune fille de pièces d'argent qui sont enlevées par les ngâgef.
Ajoutons que si les parents d'une jeune fille refusent de la
donner en mariage à un homme très désireux de l'obtenir et
qu'il fasse des tentatives réitérées pour les amener à accéder a ses
vœux, on suppose qu'une malédiction prononcée par le prétendant éconduit l'empêchera de se marier jusqu'à ce que le mauvais sort ait été écarté d'elle de la manière suivante : on remet
sa chemise au mftdden un vendredi pour qu'il la mette en haut du
minaret (jdin'a) à dix heures, lorsqu'il va changer le drapeau
bleu pour le blanc. Il hisse la chemise au lieu de ce dernier, la laisse
hissée jusqu'au début de la prière de midi, puis la renvoie à la jeune
tille qui la revêt le jour même. Si cela n'est pas efficace, l'un des
membres de la famille apporte un peu de terre prise dans sept
endroits différents, savoir : à l'entrée d'un moulin, dans un four
banal, dans un bain public, dans une mosquée, dans la pièce où
le juge rend ses sentences (/•* tiihàkiiut del-qddi), dans une hôtellerie (/<Wrfiy), et au croisement de deux rues,—• ces endroits étant
choisis parce qu'ils sont foulés aux pieds par beaucoup d'hommes.
Ensuite, ou apporte de l'eau prise aux sanctuaires de sept saints.
La jeune fille en boit un peu, s'en lave la figure, et ce qu'il en
reste est mélangé à la terre qui, une lois sèche, est enveloppée
dans un petit morceau d'étoffe et suspendue sur sa robe. On
i. C f . Crookc, Popiihir Religion an.l Folk-Leur <if Xoitlvi» Imito. II (.Westminster, 1 8 9 6 ) , p. 8; Sartori, op. fit., I, 7; : F n i e r , op. cit., I V , 2 5 6 sq.
— 12 —
croit que l'eau sainte la rendra très séduisante et qu'elle se mariera
bientôt.
Chez les Andjra, un jeune homme qui désire épouser une certaine jeune fille en parle à son oncle ou à sa tante afin que ses
parents en soient informés. Si ces derniers sont opposés à cette
union et refusent de prendre des arrangements à ce sujet, le fils
peut cependant obtenir ce qu'il veut en menaçant de commettre
quelque action peu honorable qui leur causerait des ennuis.
Mais il peut aussi se faire que les parents prennent les devants et
fassent prévenir leur fils de leur dessein par un tiers. S'il n'y
consent pas, le projet est abandonné ; s'il accepte, il exprime son
contentement par cette phrase : Htima i'ârfn, « ce sont eux qui
savent le mieux. » Alors sa mère rend visite à la mère de la jeune
fille pour lui faire part de la demande projetée. Si celle-ci y est
contraire, elle répond que sa fille est déjà fiancée, qu'elle le soit
ou non; tandis qu'un Marhabâ bikutn, « Soyez les bienvenus »,
est un signe certain qu'elle est favorable à l'union. Les deux mères se
mettent d'accord sur le jour où la demande doit être faite, et
alors il n'y a guère de doute qu'elle ne soit acceptée, car le
mariage d'une jeune fille est en pratique arrangé le plus souvent
par sa mère. Au jour dit, le père du jeune homme, accompagné
du fqïh (maître d'école) du village et de deux autres notables, rend
visite au père de la jeune fille, apportant avec lui des bougies et
du sucre ou du beurre salé et du miel. Us le saluent par ces
mots : DaifnA UàJ), « [Je suis] l'hôte de Dieu », à quoi il répond :
Marhabâ bihim, « Soyez les bienvenus. » Après qu'il leur a offert
du thé et des gâteaux, le fqïh lui demande s'il est au courant de
l'objet de leur démarche : « Vous êtes les bienvenus », dit-il,
« quelle que soit l'affaire qui vous amène. » Le fqïh explique le
but de leur visite et le père de la jeune fille répond : Us-salgm,
àna a'iwà ' ht Ha a' \àbà lit llab, « Soit, je la lui ai donnée si Dieu
la lui a donnée. » Le fqïh demande au père quelles sont ses conditions. Celui-ci dit : a La coutume que les gens suivent sera
celle que nous suivrons. » Il va consulter sa femme, et ensuite
répond aux questions du fqïh d'après ce qu'elle lui a conseillé.
1
I. Cf. Hhiilyab, traduction anglaise, I, 71 (citée par Ameer A l i , op. cit.. H,
3 2 9 ) . — « L e mariage est contracté par une déclaration et un consentement,
tous deux exprimés au prétérit. »
Lorsque le fqlh demande le chiffre du fdaq, le père répond, par
exemple, quarante douros. Le fqlh affirme que c'est trop et en
offre, par exemple, trente; et quel que soit le chiffre qu'il propose, il sera accepté. Lorsqu'ils se sont mis d'accord sur le fdaq,
le fqïh demande : « Que désirez-vous d'autre ?» — Le père
répond : « Je désire la hdlya (cadeau). » — L e fqlh : « Que serace ? » — Le père : « Un beau bœuf. » — Le fqth : « Oh ! pas un
gros. » — Le père : « Une grande cruche (qds'a) de beurre salé. »
— Le fqth : « Une petite suffira. » — Le père : « Une jarre
Qat^jtya) d'huile. » — Le fqlh : « Oh ! non, une demie. » —
Le père : « Trente mttdd de blé. » — Le fqth : « Seulement
quinze. » Le père : « Dix paires de pantoufles » (destinées aussi
bien à la jeune fille qu'à d'autres membres de sa famille). —
Le fqlh : « Rien que cinq. » — On décide aussi que la jeune fille
aura un hdyfk ou deux pour son habillement, un tapis (yarbtyà),
un coffre de bois (jôadûq), un miroir (wira), un matelas (iH^ànbà),
et des draps de Ht; tout cela est considéré eomme faisant partie
du fdaq et devant figurer dans le contrat écrit. Lorsqu'ils se sont
mis d'accord, on fait fàfha, sous la direction du fqlh. Ce jour
est appelé nhâr l-ktnàl, « le jour de l'achèvement ».
Un jour ou deux après, les hommes du village du jeune homme
viennent chez lui, tirent trois salves dans la cour et félicitent
ses parents en leur adressant la phrase consacrée, Allah ik(mmel
bi l-hàir 1 On leur sert du thé et du ktlsksn ; mais avant le repas
les célibataires, pour se faire donner de bonnes choses, disent à
la mère du jeune homme : « Oh ! une telle, tante une telle,
nous allons voir maintenant comment seront les noces de ton
fils. Nous sommes heureux qu'il se marie. Puisse Dieu nous laisser vivre et jouir de la paix (Allah yâhvlna u tixlnnhia) jusque là,
si Dieu le veut. » Cette journée s'appelle nhâr l-mà'mla, et le
repas donné dans la maison du fiancé 1-mlâk. S'il n y a pas de
repas, les célibataires du village se saisissent du jeune homme, le
placent dans une sorte de hamac qu'ils suspendent entra deux
arbres et l'y laissent jusqu'à ce qu'il leur offre un repas.
A chaque fête religieuse, le jeune homme envoie à sa fiancée
un foulard de soie (tèbniya) et du henné, et, à la Grande Fête, un
mouton et du beurre salé en plus; en retour, il reçoit un vêtement '.
I. Chez les Musulmans de l'Inde, les tîanoes échangent des présent» le Jour
l
— 4 —
Si un jeune homme n'obtient pas la jeune fille qu'il désire
épouser, les autres jeunes gens du village le bafouent en tirant
des coups de fusil devant sa maison et en criant : TakkHk lakkrik,
qâlet' lâwab, fiân ma nardâwah, bad ahôr arâivab, « Coucou, coucou ; elle a dit Non ; un tel ne nous plaît pas ; amène-nous quelqu'un d'autre. » De honte, l'amoureux dcçu abandonne le village
pour quelque temps ou s'enferme dans sa maison pendant quelques
jours. Une coutume du même genre existe dans la tribu montagnarde du Jbel lâ-Hbîb, où j'ai entendu les cris des jeunes gens
deux soirs de suite.
Chez les TJlad B u - ' A z J z , un jeune homme qui veut se marier
demande généralement l'avis de sa mère. Si l'on a en vue plus
d'une jeune fille et qu'il semble difficile de décider laquelle conviendrait le mieux, la mère prend autant d'épingles de bois qu'il
y a de jeunes filles, chacune étant représentée par une épingle,
et prie un homme ou un jeune garçon d'en tirer une afin de trouver la meilleure épouse pour son fils. La demande est faite par
un chérif ou par le ieb, chef du village, qui, accompagné de
quelques autres villageois influents, rend visite au père de la jeune
fille. A son salut, Daif àllàh, « [Je suis] l'hôte de Dieu », celuici répond en ces termes : « Màrhàba bi daifâllâb; birhi hàtta lâklu,
ifàrraj àllàh, « Sois le bienvenu, hôte de Dieu ; asseyez-vous
jusqu'à ce que vous ayez mangé ; Dieu dissipera tous les ennuis. »
Le porte-parole du groupe dit qu'ils s'assiéront s'il y a des raisons de le faire, mais qu'autrement ils s'en iront. Si le père de
la jeune fille, qui naturellement sait ce qui les amène, n'a pas
l'intention de donner sa fille en mariage au jeune homme, ou
bien il le leur dit franchement, ou bien, s'il veut être poli, il dit
qu'il la donnera si ses conditions sont acceptées. Dans ce cas, les
gens s'en retournent dès qu'ils ont goûté des mets qui leur sont
offerts ; mais s'il consent en déclarant que, bien que sa fille lui
soit chère, ils le lui sont encore plus, l'accord est scellé par une
fàiba après le repas de sîksu qu'ils mangent ensemble.
Quand les fiançailles ont été faites, les parents du jeune
homme, en compagnie des femmes mariées du village ainsi que
d'amis, portent à la famille de la jeune fille un cadeau composé
de la Giandc Fête, et raemc à l'occasion de chaque fetc religieuse qui a lieu
avant leur mariage (Mrs. Meer Hassan Ali, op. cit., I, } 6 6 ) .
d'un mouton ou d'un taureau, de blé et de beurre salé- En le
portant, les femmes font entendre le cri strident appelé Xèirtt,
nom qui est aussi donné au présent. Lorsqu'ils sont arrivés, elles
écrasent le grain, et durant cette opération elles répètent leurs
cris perçants, auxquels les autres femmes présentes joignent les
leurs. Sous le moulin, on met une pièce d'argent qui a été envoyée
par le jeune homme pour rendre les choses « blanches », c'est-àdire de bon augure et qui, ensuite, est prise par la jeune fille ou
sa mére. Quand la mouture est terminée, le père du jeune homme
remet à la mère de la jeune ûlle une petite somme d'argent —
un douro ou même moins — pour distribuer à toutes les femmes
présentes, ainsi qu'aux autres femmes du village. Cet argent
s'appelle mit^ûnt
; la mu^ûna est une pièce marocaine qui
ne vaut pas même un centime. Avant le départ des visiteurs, on
leur offre un repas. Le jeune homme lui-même n'est pas venu
avec eux. Si sa fiancée habite dans un autre village, il ne l'a probablement jamais vue, mais il ln choisit sur la recommandation
de sa mère ou de sa sœur.
Au prochain jour de marché, le jeune homme achète de la
viande, des dattes, du henné et des étoffes de coton et de soie
pour offrir à sa fiancée. Alors il va lui-même à son village,
accompagné de ses amis célibataires, mais il n'entre pas dans sa
tente. En échange de ce cadeau qui est appelé l-tgbiéda, la jeune
fille envoie au jeune homme un plat de rffsa — des poulets bouillis avec des oignons, du poivre noir, du sel et du beurre, et servis avec des morceaux de gâteaux légers appelés rgaif— ou, si
elle est d'une famille pauvre, simplement du stksu avec de la
viande posée dessus. Quand le jeune homme et ses amis ont
achevé leur repas, ils laissent dans le plat vide (gâs'a) un peu
d'argent qui est pris par la mère de la jeune fille pour être
employé à l'achat du trousseau. Cette visite, avec ces présents et
ce repas, se répète à chaque fête religieuse jusqu'à ce que les
noces soient célébrées — cela peut durer un an ou deux, ou
même plus longtemps, si la fiancée est très jeune. De bons
parents, m'a-t-on dit, marient leurs filles alors qu'elles sont encore
enfants, et les pères marient leurs fils lorsqu'ils ont quinze ou
seize ans. Les mariages précoces sont vus favorablement parce
qu'ils empêchent les désordres sexuels.
Chez les Arabes des Hiâina, si un père désire marier son fils à
une certaine jeune fille, le jeune homme ne fait pas d'objection,
— 16 —
niais se soumet ; toutefois, ce n'est pas son père qui l'informe du
projet, mais il l'apprend par d'autres. Lorsque le père va faire la
demande, il prend avec lui un chérif pour remplir le rôle d'intermédiaire, et si le père de la jeune fille ne veut pas la donner en
mariage, les autres parents mâles de la jeune fille sont incités par
des présents, appelés riswa (« pots-de-vin » ) , à le persuader de
changer d'avis. Parfois on a recours à un sacrifice comme moyen
de persuasion. Chez les Hiaina aussi, les fiançailles sont suivies
d'une fàfba, et ultérieurement un repas appelé ^-^gari? est offert
chez le père de la jeune fille.
Des indigènes de langue arabe, nous allons passer aux tribus
de langue berbère, en commençant par quelques-unes qui appartiennent au groupe des Braber.
Chez les Ait Saddën, il n'est pas rare qu'un père arrange le
mariage de son fils avant que celui-ci ait atteint l'âge de la
puberté, surtout lorsqu'il s'agit d'un fils unique. La jeune fille,
qui peut être beaucoup plus âgée que son fiancé, est alors conduite à la demeure du père, bien que les noces ne soient célébrées qu'au moment où le jeune homme devient majeur ; et si
elle est enceinte avant cette époque, le père présumé est le jeune
homme et nul autre. Bien plus souvent cependant le contrat de
mariage est fait quand le fils est adulte. Il peut alors faire luimême le premier pas en demandant à quelqu'un d'informer son
père de son désir d'épouser une certaine jeune fille. Chez les Ait
Sdddén, tous les jeunes gens et les jeunes filles d'un même v i l lage se connaissent bien. Par les nuits de clair de lune, ils ont
l'habitude de danser Falvidus ensemble, et les vendredis, quand
les femmes et les jeunes filles vont chercher des fagots dans les
taillis, les jeunes gens les rejoignent souvent. Us connaissent
aussi des jeunes filles d'autres villages qu'ils ont rencontrées aux
marchés ou aux mariages, ou dont ils ont fait la connaissance
lorsque, écoliers, ils allaient, pendant les vacances, de village en
village avec un ou deux ânes quêter du blé, du beurre, des œufs
et de l'argent pour en faire présent à leur maître. Le jeune homme
peut aussi parler de son amour â sa mère, mais jamais il n'en
parlerait directement à son père. Si celui-ci ou le père de la
jeune fille s'oppose à cette union, le jeune couple peut réaliser
son désir en s'enfuyant dans un autre village ou une autre tribu
pour ne revenir que lorsque le mariage est chose acceptée. Alors
-
î?
-
les noces sont célébrées à leur retour, ou du moins on offre aux
gens du village un plat de tfà'âni {sîksii) dans la mosquée comme
annonce officielle du mariage. Mais si le fils est fort et le père
dans l'impuissance, on ne fait nulle attention à l'opposition de
celui-ci ; quant au désir de la mère, on n'en tient aucun compte.
Ces Berbères ont peu de respect pour leur parents, différant sur
ce point de beaucoup de tribus de langue arabe ; chez eux, il
n'est pas rare qu'un fils frappe sa mère et se batte avec son père.
Cependant, la véritable coutume est que le père choisisse une
épouse pour son fils, même adulte. Il le fait sans en rien dire au
jeune homme, qui n'apprend que par sa mère ce qui se passe, et
s'il n'a pas déjà lui-même fait un choix, il accepte la décision de
son père. Ce dernier envoie son épouse et quelques autres femmes
du village à la maison ou à la tente de la famille de la jeune fille,
pour instruire la mère de ses projets. Ces femmes s'appellent
timsiitrin ; elles remplissent le même rôle que les ba\\âbat chez
les Arabes. La mère de la jeune fille doit, naturellement, parler
de l'affaire à son mari, niais on ne se préoccupe en aucune façon
des désirs de la jeune fille. Elle peut cependant dans une certaine
mesure influencer les événements. Si elle aime le jeune homme,
elle revêt de beaux habits et s'assied auprès des timsiitrin en
essayant d'être aussi séduisante que possible ; au contraire, s'il lui
déplaît, elle prononce des paroles malséantes et de mauvais
augure qui ne devraient pas être employées à cette occasion ', ou
se comporte comme une femme qui assiste à des funérailles, se
déchirant la figure et se barbouillant de bouse de vache. Il peut
en résulter qu'aucune autre démarche ne soit tentée, de peur
qu'un mariage conclu dans de pareilles circonstances ne soit malheureux. Il arrive aussi parfois que la jeune fille empêche le
mariage projeté en s'enfuyant à ce moment, ou même le jour
fixé pour les noces.
i. Au Maroc, comme dans d'autres pays, certains mots doivent être évités
dans certaines occasions. Ainsi les Ait SAddOn insistent pour que le matin, ou
en présence d'un chérif, un plat de terre
(H/IIH
O U ,
s'il est petit, tn/jn! soit
appelé Ami il ou tùmlilt (« blanc » ) , et une marmite (lnu"urr) de terre li'imlilt.
tiïhnij(Jsslg •'///) aliitiftâb
De même, le matin, une aiguille a coudre (tusiiutt) doit être appelée
taht
(« petite ouvreuse » ) , une grosse aiguille
(« ouvreuse » ) , le goudron (jiàtofî)
hérisson
( I H H )
U'ârssbab ( *
(inii'rbflli
Mrbàh («
celui qui procure du profit ») un
(«celui qui apporte Juprolit »> et un renard (ih'iè)
celui qui n'a pas de matin » ) .
a
— i8 —
Si la mère de la jeune fille est favorable au mariage, elle s'efforce d'influencer son mari en chantant les louanges du jeune
homme et de sa famille ; et si, malgré tout, il s'oppose à la
demande, elle laisse entendre aux HmsiUr'm par quels moyens on
pourrait l'amener à revenir sur sa décision. Elle peut conseiller au
père du jeune homme d'envoyer un chérif pour lui persuader de
changer d'avis ou recommander défaire 'arsur lui. Dans ce dernier cas, le père du jeune homme, accompagné d'un autre homme,
de préférence le fqïh du village ou le chef deschasseurs (ijfb nâ
mua), va le matin de très bonne heure devant la maison de la
famille de la jeune fille et y sacrifie secrètement un animal.
Celui-ci n'est pas offert comme présent, mais comme moyen de
contrainte ' ; aussi l'animal est-il abandonné par le père de la
jeune fille, qui en devine la provenance. S i , enfin, il accepte de
donner sa fille au jeune homme, sa femme en informe la famille
de ce dernier et les préparatifs du mariage commencent sérieusement.
Le père du jeune homme et quelques-uns de ses amis,
hommes respectés, ou ces derniers seuls, ce qui est souvent le
cas, rendent visite au père de la jeune fille qui offre en leur honneur un repas avec beaucoup d'invités. Ces négociateurs sont
appelés collectivement lïnùibt. Après avoir mangé, ils parlent de
leur mission, et le prix de la mariée (ffijaq) est débattu. Le maître
de maison indique la somme qu'il désire pour sa fille ; l'un des
lémttbt objecte qu'elle est trop élevée; mais après quelques marchandages, on arrive à s'entendre; cependant on ne fait pas
fâtha à ce moment. Même si le père du jeune homme est présent,
la discussion est menée par quelque autre, et, s'il est connu comme
irritable, on lui persuade de ne pas paraître. Lorsque les négociations sont terminées, il offre chez lui un bon repas aux limiity et
l'on fixe un jour pour une autre visite au père de la jeune fille.
Le chiffre du stfaq est alors un peu réduit par les ïëuùibt qui
réclament une commission qu'ils ne reçoivent jamais, mais qui
est simplement déduite de la somme à payer. Cette commission
peut n'être que de quatre ou cinq douros, mais elle peut aussi
i. Le '<lr est employé comme moyen de contrainte, car ¡1 est regarde comme
transiérant une malédiction conditionnelle à la personne qui en est l'objet (voir
Westerruarck, L\\r ci IIK
Ti-tunfeii-nct of Comlitioml Cm as tu Moia\o,
dans JiUhiopolcgical Eua)> piestnUd to
B. Tyloi [Oxford, 1 9 0 7 ] , p. $ 6 1
iq.).
s'élever à dix et même à vingt. Ce jour-là, une partie du ffdaq
est payée au père de la jeune fille, ne fût-ce que quelques douros,
et il offre un repas à ses hôtes, auxquels se joignent les notables
de son village. Ensuite on fait lafâtha, l'un des Itmièht implorant
les bénédictions d'usage, et c'est pourquoi la cérémonie tout
entière a pris le nom de Ifâtha. La présence du père du jeune
homme n'est pas nécessaire.
Bien que l'affaire soit alors décidée, il y a encore les fiançailles
officielles, célébrées dans une cérémonie qu'on appelle Yasgùrt et
qui a lieu à quelque temps de là, après un laps variant de quelques
jours à une année, lorsque le père du jeune homme est en mesure
de payer le reste du ffdaq et les autres dépenses nécessaires. Les
Umitbt font alors une nouvelle visite au père de la jeune fille, et
cette fois ils sont accompagnés, non seulement par le père du
jeune homme s'il veut venir, mais par sa mère, ses frères et
sœurs, et d'autres hommes et femmes de son village, parents ou
non. Ils apportent avec eux une quantité considérable de farine
et de beurre salé, un mouton vivant, un ou deux pains de sucre,
un paquet de bougies, du henné, un foulard de coton (àlhtan)
et une chemise (ttiamir). Le mouton est égorgé à leur arrivée ;
des mets sont préparés par les femmes du groupe, aidées par
celles de la famille de la jeune fille ; dans la soirée, on sert un
repas auquel on invite tantôt quelques hommes du village seulement, tantôt un plus grand nombre de personnes, y compris
des femmes et des enfants. Après le repas, un parent de la
jeune fille — mais ce ne peut être son père, qu'elle évite pendant ces jours-là — vient à elle et propose qu'elle le nomme son
luhtl (de l'arabe 1-tiktï), ou député, et alors entre lui et l'homme
que le fiancé a préalablement choisi comme son luNl a lieu le
dialogue suivant :
1
Le hibtl du jeune homme ( A ) appelle le luhtl de la jeune fille :
A flan, a flan, a flan, « O un tel, ô un tel, ô un tel » (mentionnant le nom du père de la jeune fille, dont le luhtl de celle-ci
tient la place. Le lithllàc la jeune fille ( B ) répond : N'àm, n'a m,
n'àm, « O u i , oui, oui ». — A : Dftf lldh, d/lf liàh, dilf llàh, « [ J e
suis] l'hôte de Dieu, [je suis] l'hôte de Dieu, [je suis] l'hôte de
i. Le hihtl, cependant, n'est pas toujours choisi par le jeune homme ou la
jeune fille qu'il repn.'sente, et u place peut être prise sans désignation spéciale
par un homme qui connaît les formalités de la cérémonie.
— 20 —
Dieu. » — B : Marhabâ, marhabâ, marhabâ <M/ llab, « Sois le
bienvenu, sois le bienvenu, sois le bienvenu, hôte de Dieu l » —
A : Tlabt lek, \labt lek, \\ab\ men âllàh » mennik, « Je vous ai
demandé, je vous ai demandé, j'ai demandé à Dieu et à vous. »
B : A 'fit lek, a 'fit lek, a '(et lekila tqbel iârfi, « Je vous ai donné,
je vous ai donné, je vous ai donné si vous acceptez mes conditions. » — A : Qbelt, qbelt, qbelt â rdit, « J'ai accepté, j'ai accepté,
j'ai accepté et consenti. » — A : Miat 'abd, o Cent esclaves. » —
A : N'àm, « Oui. » — B : Miat 'éuda, « Cent juments. » — A :
N'àm,* Oui » — B : Miat nâ 'ja, « Cent brebis. » — A : N'àm,
a Oui » — B : Mtat bégra, « Cent vaches. » —A : N'àm, a Oui ».
— B : Miat bâgla, « Cent mules. » — A : N'àm, « O u i « ; etc.
Après quoi l'argent est compté, mais une petite partie du ffdaq
peut rester due jusqu'à ce qu'on emmène la mariée de chez elle,
pourvu qu'une personne digne de confiance se porte caution.
Alors un homme tire un coup de fusil, signal des trois tigirdtin,
ou trilles consécutifs, qui complètent la cérémonie, et que
modulent soit l'une des femmes, soit trois d'entre elles simultanément. C'est de ce cri, que les Ait Sàddén appellent asgirt, que
la cérémonie entière tire son nom.
Chez les Ait Ndèr, les parents choisissent des épouses pour
leurs fils à leur insu. Le fils en est avisé par d'autres, à moins
que ses propres soupçons ne l'amènent à découvrir la vérité. S'il
n'a pas d'objections à faire à cette union, il laisse les choses
suivre leur cours ; dans le cas contraire ses parents seront informés de son mécontentement par quelque ami à qui il a peut-être
nommé la jeune fille qu'il désire épouser. Chez les Ait Ndër, les
garçons et les filles des mêmes alentours se connaissent bien entre
eux, et il peut arriver que celle que le jeune homme souhaite
pour femme soit déjà enceinte de ses œuvres. Un fils ne parle
jamais à ses parents de son désir de se marier; il peut en parler
à un ami, qui en instruit son père, mais la plupart du temps il a
honte même d'en agir ainsi. Cependant on ne le marie pas contre
son gré. Il n'en va pas de même pour une fille ; elle est informée
de son futur mariage par sa mère, et elle est obligée d'obéir.
Avant que les parents du jeune homme fassent leur choix, la
mère visite une ou plusieurs tentes dans lesquelles il y a des
jeunes filles à marier, pour les voir et savoir comment vit la
famille. Quand elle a trouvé une jeune fille qu'elle juge être une
— 21 —
compagne convenable pour son fils, le père, à son tour, va à la
tente faire lui-même son enquête. Si lui aussi est satisfait de la
jeune fille, il demande au père de celle-ci de venir avec lui hors
du village et c'est là qu'il fait la demande. Le père de la jeune
fille peut se montrer dès lors disposé à donner sa fille, mais bien
souvent il s'y refuse d'abord, alléguant comme excuse que la
mère n'y consent pas. Si la demande n'est pas acceptée, le père
du jeune homme n'abandonne pas cependant tout espoir. Il
reviendra probablement accompagné de deux autres hommes, et
plusieurs fois successives, s'il est nécessaire. Pour donner plus de
poids à sa requête, il demande à un chérif de venir avec lui, et,
dans bien des cas, il sacrifie un animal comme 'nr a l'extérieur de
la tente du père de la jeune fille pour forcer son consentement.
Lorsque le père paraît un tant soit peu favorable à la demande,
le prix de la mariée, dont il n'a pas été question jusque là, est
débattu en présence des amis. Le père de la jeune fille demande
d'abord combien l'autre partie veut donner ; naturellement, il
trouve la somme que l'on énonce trop petite, et réclame un prix
plus élevé. Les amis présents essayent de s'interposer, et le prix
sera fixé à une somme intermédiaire entre celles suggérées par
les deux parties ; autrement les négociations peuvent être rompues. Si la demande est acceptée, les hommes du village du jeune
homme vont à la tente de son père pour offrir leurs félicitations
et leurs souhaits de bonheur. On leur sert des mets, ainsi naturellement qu'aux amis des autres villages, qui ce jour-là et les
jours suivants s'y rendent dans le même but.
Plus tard, le père du jeune homme, accompagne de cinq ou
six amis, de son épouse et d'une autre femme, porte aux parents
de la jeune fille un mouton, un mudd ou plus de farine, une
jarre (âqsri) contenant quatre ou cinq livres de beurre salé, deux
pains de sucre, du sel, des bougies et du bois. Ils sont bien
accueillis par le père de la jeune fille, tandis que la mère, qui
prétend ne pas vouloir se séparer de sa fille, ne leur souhaite la
bienvenue que lorsqu'elle a été apaisée par un peu d'argent. Les
deux femmes font un feu et préparent un plat d'afltàl (j %/r)avec
du beurre, pendant que le père du jeune homme égorge le mouton et découpe la viande, puis convie quelques hommes mariés
du village au repas qui va être servi dans la tente. Avant, ou
quelquefois après le repas, le père du jeune homme ou, s'il ne
sait pas comment conduire la cérémonie, quelque autre homme
(
— 22 —
qu'il désigne pour le représenter, étend les paumes des mains
pour la jalfra, et les autres hommes suivent son exemple. Alors
un dialogue a Heu entre les deux pères, très analogue à celui de
Vasgârt des Ait Sdddcn : le père de la jeune fille réclame
aoo juments, brebis, vaches, chèvres et esclaves maies et femelles
pour sa fille, et l'autre partie accepte ces conditions. On appelle
les bénédictions divines sur les intéressés, après quoi Tune des
femmes pousse un cri perçant et l'un des hommes tire un ou
deux coups de fusil.
Les Braber des Ait Warain trouvent bon de marier leurs
enfants très jeunes, même avant qu'ils aient l'âge de la puberté,
d'une part pour les préserver des tentations, d'autre part pour
accroître la force de la famille en ayant des petits-enfants de
bonne heure. Si l'on marie un fils dès l'enfance, il n'a naturellement pas voix au chapitre; autrement il peut prier un ami d'informer son père, ou sa soeur d'informer leur mère, qu'il désire
épouser telle jeune fille* Si le père est opposé à cette union, le
fils montre son déplaisir en refusant de faire ce qu'on lui
demande — par exemple de garder le bétail ou de conduire la
charrue — sous prétexte qu'il est soutirant, ou même en dérobant à son père du blé, de l'argent ou un mouton. Ix père s'en
venge-t-il en battant le jeune homme, il peut arriver que celuici le tue, et dans ce cas il n'y aura pas de talion si le meurtrier
est fils unique ou s'il n'a qu'un frère, qui, naturellement, n'aimerait pas i rester seul après avoir vengé la mort de'son père. Bref,
le fils adulte choisira lui-même sa femme, tandis qu'une fille
doit accepter l'homme auquel ses parents la destinent, et c'est
sa mère qui l'informe de leur décision.
Si père et fils s'accordent sur le choix d'une jeune fille, le
premier va voir le père de celle-ci pour discuter l'affaire. Ce dernier refuse-t-il de donner sa fille, le père du jeune homme
demande à quatre chérifs de parler en sa faveur, et un second
refus serait mal vu ; cela n'arrive d'ailleurs presque jamais. Après
cet arrangement préliminaire, il fait une autre visite au père de la
jeune fille, accompagné cette fois par sa femme et quatre chérifs,
et apportant avec lui deux animaux chargés de grain, une grande
jarre Qâidurt) contenant quelque trente livres de beurre salé, et
un mouton. A son arrivée, il égorge le mouton comme Vtr pour
rendre la promesse antérieure plus solide ; mais ceci n'empêche
—
-
pas le mouton d'être servi avec le s№sn à un repas auquel les
voisins sont également invités. A cette occasion, le prix de la
mariée (jfdâq) est débattu et, après le marchandage habituel,
fixé avec l'aide des chérifs. Les femmes poussent un cri strident,
Milan; c'est pourquoi l'on donne ce nom à toute la cérémonie;
puis le père de la jeune fille demande à l'un de ses amis de tirer
un coup de fusil comme annonce et confirmation de l'accord. On
fait aussi fréquemment la ftillvt lors de cette réunion, mais pas
toujours.
Chez les At Ubahti, les parents ne marient pas leurs enfants
avant l'âge de la puberté, mais ce sont eux qui arrangent les
mariages. Si le père et la mère ne s'accordent pas sur le choix
d'une épouse, la mère, m'a-t-on dit, n'en arrive pas moins quelquefois à ses fins. Accompagnée d'une de ses parentes, elle va
visiter une tente où elle pense qu'il y a une jeune fille qui conviendrait à son fils ; elle emporte avec elle quelques miches de
pain et un présent pour la famille ; si ses espérances ne se réalisent pas, elle va à une autre tente dans le même but. Lorsque
le jeune homme désire épouser une certaine jeune fille, il en
parle à une des femmes de sa famille qui ensuite fait part à sa
mère de son inclination ; mais si la mère n'en tient pas compte,
on dit que le fils n'a qu'à obéir.
Lorsque la jeune fille a été choisie, le père du jeune homme
envoie aux parents quatre ou cinq hommes respectables de ses
proches ou de ses amis pour remplir le rôle de négociateurs. Ces
hommes, que l'on appelle imahdâbfn, disent aux parents, qui sont
tous deux présents, qu'ils viennent de la part d'un tel leur demander leur fille en mariage pour son fils. Les parents expriment
leurs craintes que le jeune homme ne fasse pas un bon mari
et qu'il ne soit capable de battre sa femme; ce i quoi les
imahdâliïn répondent qu'ils se trompent complètement, que c'est
un brave garçon et qu'ils ont tort de refuser une offre aussi
bonne. A la fin les parents consentent, on fait \&fallvt et tous
prennent un repas ensemble.
Alors le père du jeune homme se rend à la tente des parents de
la jeune fille, accompagné des hiiahddlvn et de quelques autres
hommes, dont le fqîh,du village, s'il y en a un. Il emporte avec
lui un mouton qu'il égorge à l'entrée de la tente ; c'est un sacrifice de 'âr, mais l'animal est cependant mange ensuite par l'assem-
— a
4
—
blée. On les reçoit en leur souhaitant la bienvenue, puis on discute l'affaire, mais purement pour la forme. Le père de la jeune
fille demande au père du jeune homme combien il est prêt à
payer pour sa fille. Celui-ci répond qu'il paiera la somme que
l'on demandera, quelle qu elle soit. Le pore de la jeune fille
exige invariablement cent douros et une esclave, ce à quoi le
père du jeune homme souscrit sans aucune intention d'acquitter
la totalité du prix. Quand il compte l'argent — soit immédiatement s'il l'a apporté avec lui, soit plus tard — il s'arrête,
par exemple, à cinquante douros. Le père de la jeune fille lui dit
de continuer et de parfaire la somme. Mais a ce moment les
iiHûbJJlvn interviennent: l'un dit : « Il me revient dix douros
pour ma part s ; un autre : « Il y en a dix pour moi », et ainsi
de suite. Alors on ne réclame plus rien. Les déclarations faites
par les imahdâbtn sont toutes fausses ; ils ont préalablement convenu avec le père de la jeune fille de la somme qui doit être versée réellement, et de là vient que l'autre sait où s'arrêter. Mais
si la jeune fille est de bonne famille, on peut être obligé de payer
les cent douros intégralement.
Ensuite le père du jeune homme rend de nouveau visite au
père de la jeune fille, en apportant des cadeaux qui consistent en
trois moutons vivants, dont il égorge l'un à son arrivée ; une
jarre (jàqbuit) de beurre salé pesant de quatre à six livres, un
ou deux pains de sucre, du thé vert, une livre de bougies, trente
tiqordiyin d'orge et dix de froment, un tiuaU de Fex de blé moulu,
et ce qui reste à payer de la somme d'argent. Il est accompagné
par une dizaine d'hommes environ et quelques femmes de sa
parenté ; le rôle de celles-ci est de préparer le grand repas qui
va être servi dans la tente de la famille de la jeune fille, et auquel
sont aussi conviés les voisins. Alors a lieu une cérémonie officielle de fiançailles, tout à fait semblable à celle des Ait Saddén et
des Ait Ndtr, et l'une des femmes pousse un cri strident, ilniuHl,
nom qui est aussi donné à la cérémonie en question. Au retour
du père du jeune homme et de ses compagnons, un repas appelé
Ibàrwih est donné dans sa tente le jour même et le jour suivant.
Les hommes de son village et des villages voisins y viennent
apporter leurs félicitations au jeune homme et à sa famille. On
tire beaucoup de coups de fusil et les invités sont régalés de bons
plats. Mais le jeune homme lui-même n'est pas présent en cette
- 2) —
circonstance. II évite son père depuis le jour où commencent les
préparatifs de son mariage; il ne le revoit qu'après les noces, et
alors lui baise la tête. Pendant tout ce temps, le fils ne mange
ni ne dort sous la tente de son père.
On m'a dit que dans la tribu voisine, chez les At Zihri, il
arriveque les parents marient leurs fils, encore tout jeunes, a des
femmes tellement plus âgées que ces maris-enfants qu'elles pourraient être leurs mères. L'épouse prend soin de son mari .comme
s'il était son fils, et lorsqu'il atteint l'âge de la puberté elle est
mère depuis longtemps. Le mari et le fils aîné de la femme
peuvent être presque du même âge; néanmoins ce dernier
appelle le mari de sa mère « père » et celui-ci l'appelle « fils ».
La raison de ces mariages est le désir d'avoir aussi tôt que possible
de grands enfants, à cause de l'existence du talion. Mes informateurs étaient des hommes des At Ubâhti, mais leurs récits concordent en substance avec ceux donnés par M. Mouliéras .
1
Chez les Ruâfa des Ait Wâryagal, les mariages sont arrangés
par les parents, assez souvent avant que les enfants aient atteint
l'âge de la puberté. Toutefois les noces ne sont célébrées que lorsque le jeune couple peut fonder son nouveau foyer ; jusque la les
époux vivent dans leur demeure respective, sans avoir de rapports
l'un avec l'autre et sans même se rencontrer. Mais si la fortune
des parents le permet, on célèbre leur mariage et ils s'établissent
ensemble alors qu'ils sont encore enfants. Ici encore, les mariages
précoces procèdent du désir d'avoir des fils, ce qui est d'une
extrême importance dans une société où règne la vendetta ; de
plus, si un homme, à sa mort, ne laisse que des filles, ses frères
ou ses neveux prennent possession de sa maison. Les jeunes
gens ne se connaissent que s'ils sont cousins ou voisins.
La mère du jeune homme ou du jeune garçon rencontre la
mère de la future fiancée au marché des femmes pour lui faire
une demande officieuse. Si cette dernière est favorable au projet,
elle répond que l'affaire doit être discutée par les deux pères
qui, bientôt après, viennent ensemble au marché des hommes,
tous deux accompagnés par des amis. Lorsqu'ils ont consommé
ensemble la nourriture apportée par le père du jeune homme,
i.
Mouliéras, Une tribu ZMIe ,in<i-mu<uhiane au Maroc (les Zkarà) (Paris,
1 9 0 $ ) . p. 91 sqq.
—
36
—
ce dernier fait demander, par l'un de ses amis, au père de la jeune
fille de la donner en mariage à son fils. Le père de la jeune fille
répond qu'il le fera si ses conditions sont acceptées. Il demande
une somme d'argent, ainsi qu'une certaine quantité de blé, de
haricots, d'huile, etc., pour la jeune fille. Après quelques marchandages, on parvient à s'entendre; le père du jeune homme
se lève et baise le père de la jeune fille sur la tête ; celui-ci en
fait autant, et les autres suivent leur exemple.
Quelques jours après cette rencontre, la mère du jeune homme,
accompagnée de deux ou trois autres femmes, rend visite à la
mère de la jeune fille en apportant du pain enveloppé dans un
foulard, amenair, nom qui est aussi donné à ce présent. Plus
tard le père du jeune homme et ses parents — hommes, femmes
et enfants — portent à la famille de la jeune fille ce que l'on
appelle Yamejjrï, consistant en viande crue, en pain et en huile ;
les hommes tirent des coups de fusil et les femmes poussent des
cris stridents (sriwrlwen'). Après un repas dont le pain et l'huile
font les frais, ont lieu les fiançailles officielles ; le père de la
jeune fille fait montre de prétentions exagérées, auxquelles un
fgth qui représente l'autre partie consent pour la forme. On fait
alors lafàtha et il y a beaucoup de coups de fusil, de sriwrhuçn
et de danses exécutées par les jeunes filles.
Si un homme désire épouser une certaine jeune fille et que le
père de celle-ci s'oppose à cette union, il peut le contraindre à y
consentir en sacrifiant un mouton comme 'âr devant sa maison.
Mais ceci n'est pas considéré comme un bon moyen pour obtenir une femme, car on croit qu'il peut arriver malheur à une
personne qui en amène une autre à accueillir favorablement sa
requête en usant du 'âr à son égard, la malédiction atteignant,
dans ce cas, celui qui sollicite et non celui qui est sollicité.
Chez les Chleuh des Ait TAméldu, quand un jeune homme
désire se marier, il peut choisir sa femme parmi les jeunes filles
de son village, qu'il connaît naturellement depuis son enfance ;
il peut encore préférer une jeune fille d'un autre village, où il a
quelque ami qu'il prend comme confident. Ils conviennent qu'ils
épieront ensemble la jeune fille qui lui est recommandée, lorsqu'elle ira visiter quelque marabout. Les deux amis se cachent
au bord de la route, de façon que le jeune homme puisse voir
son visage et se faire une opinion sur sa démarche, qui est aussi
considérée comme une chose importante. S'il est satisfait de son
extérieur et qu'en outre il entende dire qu'elle est experte à tisser et à préparer les aliments, il demande à un ami de s'enquérir
auprès du père s'il serait disposé à la donner en mariage. Si les
parents consentent, après avoir eu des renseignements satisfaisants sur le caractère du jeune homme, l'ami parle aux
parents du désir de leur fils, auquel ils peuvent acquiescer tout
de suite ou répondre qu'ils ne sont pas encore prêts a le
marier. Dans le premier cas, son père charge deux ou trois
hommes, parmi lesquels l'ami qui a servi d'intermédiaire, de
faire une demande de la part de son fils. Quand ces hommes,
appelés inddlabtn (sing. andaib), vont remplir leur mission, ils
emportent pour la jeune fille un bijou d'argent et une grande
quantité de henné et de dattes, dont le père distribue une partie
parmi ses voisins pour annoncer les fiançailles de sa fille. Il n'y
a aucun marchandage quant à la dot (âincrivas), puisqu'elle est
fixée une fois pour toutes par la coutume. Avant de se retirer,
les indâlabin disent quel jour ils reviendront avec Vdmerwas —
ou du moins la moitié; c'est ce jour-là que le contrat de mariage
est scellé par une fàlha conduite par lefqtb,ii l'issue d'un repas.
Alors les inditiabfn informent le père de la jeune tille du jour où
le mariage aura lieu.
Une jeune fille ne peut pas s'opposer à l'union arrangée par
ses parents; mais si son père est mort, elle désigne elle-même son
lukih Si un fils vieillit sans montrer aucune inclination pour le
mariage, ses parents peuvent faire les premiers pas, et dans ce
cas il se rend généralement à leurs désirs.
Outre les cérémonie* qui viennent d'être décrites, un contrat
de mariage écrit est souvent rédigé par deux 'iidiîl, ou notaires,
devant témoins, soit avant les noces, quand le fdaq ou une partie
du fdaq est payé, soit, comme c'est l'usage chez les Andjra, par
exemple, le jour où la mariée est conduite à sa nouvelle
demeure. Ce document lui-même est appelé sdaq. Mais, comme
nous l'avons dit, il n'est pas requis pour la validité de l'union, et
dans bien des tribus berbères le contrat de mariage n'est presque
jamais dressé par écrit ; la cérémonie de la fàthi en est la seule
confirmation.
Au Maroc, les mariages entre cousins du côté paternel sont
— 28 —
fréquents, tant chez les Arabes que chez les Berbères Un homme
est même considéré comme ayant un certain droit à la main de
sa cousine. A u x Andjra, il m'a été dit qu'on doit lui demander
s'il veut l'épouser avant de la donner à un autre, et que, si cette
démarche n'est pas faite, il est en droit d'empêcher son mariage,
fût-ce le jour des noces, en l'enlevant de force du palanquin nuptial ; chez les Ulad B u - ' A z î z , un homme qui a contracté mariage
avec la cousine paternelle d'un autre homme peut être contraint
par ce dernier de renoncer à elle s'il est dédommagé de ses
dépenses, mais à condition qu'elle n'ait pas encore cohabité avec
lui. Dans le Rîf, il y a des exemples d'un oncle tué par son neveu
pour avoir marié sa fille à un autre homme. Le fdaq payé pour
une cousine paternelle est souvent moindre que le fdaq ordinaire ;
cependant, il arrive aussi qu'un homme essaye d'empêcher son
neveu d'épouser sa fille en élevant des prétentions excessives.
Les mariages entre cousins paternels sont populaires parce
qu'ils conservent la propriété dans la famille *, et surtout dans
les familles de chérifs parce qu'ils gardent le sang pur. On dit
aussi qu'ils sont favorables au bonheur domestique. Li bjd bfni
'dmmu 'âyyid min géhnu, « Celui qui épouse la fille du frère de
son père célèbre la fête avec un mouton de son propre troupeau » :
il connaît le mouton qu'il égorge. Ou : « alors qu'épouser
une femme étrangère, c'est boire de l'eau dans une cruche de
terre, se marier avec une cousine, c'est boire dans une tasse » :
on sait ce que l'on boit. Un mariage de ce genre donne aussi
au mari plus de pouvoirsur sa femme, puisque, si elle s'enfuit,
son père ou son frère la ramèneront ; et il a de plus l'avantage
qu'elle ne peut maudire son mari en maudissant ses ancêtres
sans se comprendre elle-même dans la malédiction. Épouser sa
cousine confère à un homme un mérite religieux : en le faisant, il
sera épargné au jour de la Résurrection ; en même temps il remplit une sorte de devoir. Li y%rjed ^ebbdlat' n-nàs yfrfed dyiilu,
« Celui qui emporte le fumier des gens emporte le sien » : un
i. Cf. Fischer,
Zum
IVoritou iw
Marokkanisclien,
Seminars fur Oiitvtahwht Sprachtu an dtr Konigl.
dans Mitllxilungtn iet
Universilat r« Berlin, Jahrg.
I I . IVulasiathche Stmlien (Berlin et Stuttgart, 1 8 9 9 ) , p. 2 8 2 ; Doutté, op. cil.
P- î J 9 i. Pour un motif semblable chez les anciens Arabes, voir KitUb-til-agân'i,
éd. BulSk, V I I I , i i j , cité par Goldziher, Ettdogainy ami Polygamy among Oie
Arabs. dans TU Aai.lemy. X V I I I ( 1 8 8 0 ) , p. 26.
— 29 —
homme ne doit pas laisser sa propre cousine non mariée en pre*
nant pour épouse une autre femme.
Cependant les mariages entre cousins sont aussi considérés
comme ayant des inconvénients. A Fez, on m'a dit qu'il conduisent facilement à des disputes entre la famille du mari et
celle de la femme, qui toutes deux veulent se mêler de la vie
conjugale du couple ; c'est pourquoi les jeunes filles qui
désirent se marier, lorsqu'elles visitent le tombeau de Sidi
Mbârak ben 'Abâbu, à la sortie de la porte Bab 1-Gîsa, invoquent
le saint en ces termes : A sidi Mbdrdk ben 'Abàbii a 'fini r- râjtl
bla hbàbâ, « O Sidi Mbàràkben 'Ababu, donnez-moi un mari sans
amis ». On croit généralement que les mariages entre cousins
donnent des enfants débiles et font le malheur de la famille
Un
proverbe dit : 'Auwiak yâ'nuiùk 11 b,âlâk yâjjlik u ba'ad infn
diminâk la yfblik, « Le frère de votre père vous aveuglera et le
frère de votre mère vous ruinera; tenez-vous loin de votre sang
afin qu'il ne vous apporte pas des infortunes ». Un Berbère du
Grand Atlas me dit une fois: « Comment un homme peut-il
aimer une femme avec laquelle il a grandi depuis son enfance?»
J'ai aussi entendu un argument du même genre allégué contre un
mariage avec une jeune fille du même village. A u x Andjra, où
je séjournais, un homme était fiancé à une cousine qui vivait
dans une maison voisine, et j'ai entendu exprimer l'opinion qu'il
était honteux qu'il épousât une jeune fille qu'il voyait constamment. On disait que même des cousins ne devraient pas se voir
beaucoup avant de se marier.
1
L'idée qu'un homme a droit à épouser sa bint 'amm, ou cou1. Un poète îles Mu 'allaqât donne dans son testament l'avis suivant A ses
enfants : « Ne vous marie* pas dans votre propre famille, car cela suscite une
inimitié domestique » (Kitob~a!-agJnT, I X , 1 8 5 , cité par Goldzihcr, loc. cit.,
p. 2 6 ) . Comme l'observe Wcllhausen (loe. cit., p. 4 . J 7 ) , l'inimitié dont il est
parlé dans ce passage signifie probablement des « Zvistetuwischen den Familien des Mannes und der Frau, die durch Einnnschung der ScWiegcreltcrn
hervorgerufen worden ».
2. C'était aussi l'opinion des anciens Arabes que les enfants de mariages entre
parents sont chétiis et maigres. Ainsi, un poète en chantant les louanges d'un
héros, dit de lui : « C'est un héros, non enfanté par la cousine (de son père) ;
il n'est pas débile : car la semence des proches donne des fruits faibles. » Dans un
proverbe d'Al-Mevdlnï (II, p 2511), il est dit : « iF.pou»e/.,) l'éloignée, n'épousez
pas la proche (en parenté). » Voir Gold/iher. /or. cit., p. 26 ; Wilken, Dut Malriarcbal(tlas Mit/tarecbt)frci dtn jlttii Aiabcin (Leip/.ig, 1SK4), p. 58 sq.
sine paternelle, est commune à tout le monde musulman
et il
existait aussi chez les anciens Arabes Wcllhausen remarque que
les mariages entre cousins y servaient le dessein de resserrer les
liens de parenté ' et qu'il en était de même des mariages contractés à l'intérieur d'un même village . Au Maroc, les mariages
entre habitants d'un même village sont encouragés par les
Berbères du Rif, qui, pour écarter de la communauté tout élément étranger, refusent le droit d'hériter à une femme qui quitte
son village ; cependant les mariages entre personnes de différents
villages ne sont pas rares parmi eux. Presque partout au Maroc,
on rencontre fréquemment des mariages de ce genre. Les
mariages entre membres de tribus différentes sont naturellement
4
1. D'après Burckhardt (Bédouins and Waitabys, pp. 1 5 4 , 64 si].), «tous les
Bédouins d'Arabie reconnaissent le droit de priorité du cousin germain d'une
jeune fille; le père ne peut refuser de la lui donner en mariage s'il offre un prix
raisonnable, et ce prix est toujours un peu moindre que celui qu'on exigerait
d'un étranger... Il n'est pas obligé de l'épouser, mais elle ne peut, sans son consentement, devenir la femme d'un autre. Si un homme permet a sa cousine
d'épouser son amant ou si un mari répudie sa femme fugitive, il dit généralement : «Elle était ma pantoufle et je l'ai rejetée I » V o i r aussi Burton.qp. cit.,
I I , 84. Chez les paysans de Palestine, si une jeune fille est donnée en mariage a
un autre, son cousin considère même qu'il a le droit de l'enlever de force à la
procession nuptiale (Klein, loc. cit., p. 84. Voir aussi Robinson Lces, op. cit.,
p. I Z I ; C. T. Wilson, op. cit., p. 1 0 7 sq. ; Jaussen, Coutumes des Aiabts au
pays de Moab, p. 45 sq.). Pour les mariages entre cousius en Egypte moderne,
voir Lane, Modem Egyptiam, p. 1 7 0 sq. : Idem, Ainbiau Socielj, p. 2 3 7 ;
Klun/inger, Vpper EgyptÇLondon, 1 8 7 8 ) , p. 1 9 6 . Pour des mariages similaires
en Algérie, voir Gaudefroy Demombynes, op. cit., p. 7. V o i r aussi Burckhardt,
Arabie Pi orerbs (London, 1 8 3 0 ) . p. 1 8 1 ; Snouck Hurgronjc, Mekianiscbe
Spricbavrteruiul Redensarten (Hj.ig, 1 8 8 6 ) , p. ty.
2. Robertson Smith, Kiusbip aud Marriage in Early Arabio (Cambridge
1 8 8 5 ) , pp. 8 j , 1 3 8 , 164 , Wcllhausen, loc. cit., p. 4 3 6 sq. ; Wiliten, op. cit.
p. 59. Chez les ancieus Arabes, nia bien-aimée est appelée, en fait, et même
quand il n'y a entre elle et sou amant jucun lieu de parenté, 'bint 'amm'(cousine), et le beau-père, bien que n'étant pas l'oncle de son gendre, est appelé
" amm' (oncle)» (Cold/iher. Av. cit., p. 26}. Chez les Bédouins d'Arabie de
nos jours, Uni •amm « en langage poli signifie épouse» (Burton, op. cit.,
II, 84).
3. L'histoire arabe du roi persan Ardesuir nous dit que, parmi d'autres
maximes de morale il donnait à ses légistes, ses secrétaires, ses officiers et ses
cultivateurs, l'avis suivant : * Vous pouvez; épouser vos proches parentes, car
le sentiment de la famille demeure ainsi vivace » (Goldziher, loc. cit., p. 16).
4. Wellhauscn, loi. cit., p. 4 ) 7 sq.
-
Jî
-
1
bien moins fréquents ; mais même Berbères et Arabes s'entremarient parfois lorsqu'ils sont très en contact les uns avec les
autres. On m'a dit que chez les Braber du nord un assez grand
nombre d'hommes ont épousé des femmes de tribus arabes v o i sines ou de Fez, alors qu'il est très rare que l'une de leurs femmes
épouse un Arabe.
Une stricte endogamie n'est cependant pas chose inconnue au
Maroc. On signale que les At Zihri, connus pour leur exclusivisme, ne se marient qu'entre eux et s'interdisent tout rapport
sexuel avec des personnes étrangères ; chez les Ait Hassan, fraction (Jctqbili) des Ait Warain, aucun étranger n'est même admis
à une noce. Il y a, de plus, des interdictions de mariage visant
des tribus déterminées, des subdivisions de tribus ou des villages,
et qui sont connexes à d'autres particularités de leurs rapports
sociaux. Ainsi il y a ce que l'on appelle (adet ou fraternité entre
les lnfduak (Fcuaka) et les Igliwa dans le Grand Atlas, ce qui
implique qu'aucun mariage n'est permis entre eux, et aussi que
si un membre de l'une de ces tribus cherche un refuge dans l'autre,
il ne peut être touché. J'ai rencontré la même institution chez
les Brâber des Ait Ndêr, des Ait Yiisi et des Ait Saddën, qui la
nomment lâJa; mais les obligations qu'elle impose sont chez eux
plus nombreuses que celles dont j'ai entendu parler chez les
Chleuh. Outre le tabou du mariage et l'inviolabilité des réfugiés, il y a des prohibitions strictes d'employer de mauvaises
paroles, de dire des mensonges et de commettre aucun crime,
quel qu'il soit, ainsi que de vendre et d'acheter entre membres
1
i. Chénier, qui écrivit son livre sur le Maroc veis la lin du dix-huitième
siècle, dit que «les tribus éparses dans le pays ne pratiquent d'ordinaire que le
mariage entre membres d'une même tribu et rarement entre membres do tribus
différentes » (Ï7.v Prisent Sl,ule of llv Unique oj . U O / i v u i . I |London, 1 / 8 8 ] , p.
1 5 0 ) . Cliez les lllotet losTliq, d*après M M . M1ch.1us-Bell.11rc et Salmon {Us
Tiiluis aitilvs Je h volKe tin TAloih, dans les Aichves iinVKiûtits, VI [ 1 9 0 6 ] ,
p. 2 3 1 ) , « les mariages se contractent généralement entre gens du même douar,
ou au moins de la même fraction II arrive cepend.iut quelquefois, surtout chez
les gens riches, qu'un niarijae est contracté entre jeunes gens de deux fractions différente! de la même tribu. Ce qui est mliiunieiit plus rare, c'est le
marijgc entre gens de deux tribus différentes » Von aussi Michaux-Bcllaire,
Quelque* tiifrui Ji «/<i;//.irw» ./«• /<< itjuw JII HM, dans les Ai chats maroiiiines, X V I I ( 1 9 1 1 ) 1 P 7
, J
3 . Cf. Mouliér.is, Vue Iniii ycn,'le ,mii-inusiiliii.uit auM,iuv(let Zktira),p. 8 a .
Les affirmations ci-dessus m'ont été faites par des cens des At L'bihti.
des groupes liés par le tcuja; et Ton croit que la transgression
d'une de ces lois entraine un malheur grave. Les gens qui appartiennent à des collectivités entre lesquelles le \aq\a existe sont
considérés comme étant plus que des frères les uns pour les
autres. Si un membre de l'une d'elles rend visite à un autre, il
reçoit l'hospitalité la plus large; on lui offre la nourriture qu'il
aime, il est aussi respecté qu'un chérif, et il est pris comme arbitre
par les parties en querelle; cependant le tàda n'implique pas le
devoir d'assistance mutuelle en cas de guerre. Depuis une époque
ancienne, le \à&a existe entre les Ait Siddén et les Ait Wâllâl,
qui appartiennent aux Ait Ndër ; on prétend qu'il a été institué
par un saint appelé Sîdi Buteyib qui, croit-on, infligerait des châtiments sévères à ceux qui en enfreindraient les lois. Dans la
tribu des Ait Y ù s i , il y a tàia entre le igff ' des Ait Y â h y a u Yusf
(composé de cinq villages), dans la section (f rba'~) des Ait Arrba',
et le igiS des Ehinàjcn (composé de deux villages), dans le hba,
des Ait Mâhlûf ; entre le igff des Ait Daûd (composé de quatre
villages), dans la hba' des Ait Hâlli, et le village Ait Hând u
' A l i , chez les A i t Màhlûf, et entre les villages des Ait Brahim et
des Ait Zz'àihum, tous deux appartenant aux Ait Mâhlûf. Dans
les temps anciens, il y avait aussi tàda entre toutes les tribus des
Ait Yùsi et des Ait Siddén, mais il y a longtemps que cela a
cessé ; cependant, même actuellement, des personnes de ces tribus se donnent entre elles les noms de u-lâd.a (masc. sing.), ultà$a (fém. sing.), ait-tàq\a (masc. p l u r . ) ou ist-tâda (fém. p l u r . ) .
Il arrive communément au Maroc, aussi bien chez les Arabes
que chez les Berbères, qu'un homme épouse la veuve de son
frère, de façon que ses enfants et ses biens ne tombent pas sous
l'influence d'un homme étranger à la famille. Il n'est cependant
pas obligé de l'épouser, et son offre de le faire ne doit pas nécessairement être acceptée *. D'après la loi musulmane, comme
1 . Igff (plur.
igfail ;
littéralement « os » ) est une subdivision d'une plus
grande unité sociale uomméc rrba' (plur. Idrbiî);littéralement ci quart », qui est
lui-même une division de la IdqhiU ou tribu. Un igff se compose d'un certain
nombre de villages, ou quelquefois seulement d'un unique village habité par
des gens qui sont parents du coté paternel.
2. Cf. Doutté, op. cit., p. 5 3 9 ; de Segonzac, Voyages au Maroc, 1899-1901
(Paris, 1 9 0 4 ) , p. 1 2 7 . Sur la position d'une veuve chez les Arabes de Moab,
M. Jaussen (op. cit., p. 48) écrit : « En principe, clic doit devenir la femme
nous l'avons vu, une veuve ou divorcée a normalement le droit
de disposer de sa m a i n ; mais dans quelques tribus berbères,
aussi bien au Maroc qu'en Algérie
elle est sous la tutelle de
son père aussi entièrement qu'elle l'était avant son mariage. On
m'a signalé que chez les Ait Ndèr, son père, ou, s'il est mort,
son frère, peut la revendre à l'homme qu'il choisit, tandis qu'à
Fez la femme elle-même est libre d'accepter l'offre ou de la
rejeter.
Dans certains cas exceptionnels, cepL'ndant, il va de soi qu'un
homme épouse sans pax-enient la \ c u \ e de son frère; ou, si le
mort n'a pas de frère, sa veux e peut être \ endue par les femmes de
sa belle-famille, sa belle-mère en première ligue, puis sa belle-soeur
et sa bclle-fïllc. Ceci arrix-e lorsqu'une femme mariée s'est enfuie
de chez son premier mari et a obligé un autre homme à l'épouser.
Les Briiber ont une coutume qui donne ce privilège spécial aux
femmes mariées. Chez les Ait Sâddèïi. par exemple, une femme
qui ne veut pas rester avec son mari peut se réfugier dans la maison ou dans la tente d'un autre homme et embrasser le piquet
qui supporte le toit ou l'un des piquets verticaux de la tente, ou
bien, s'il n'y a pas de piquet, saisir le moulin à bras et le tourner comme pour moudre. Alors le propriétaire de la maison ou
de la tente est contraint de l'épouser et de payer cinq cents douros au mari abandonné. S'il ne peut verser cette somme et que
ses parents ne puissent l'y aider, il peut, au moyen de sacrifices
de 'tir, récolter chez autrui « l'argent de la rançon » (Icfdtt);
il peut encore abandonner son village et les alentours, ou décider un chérif et quelques autres hommes à se rendre à la demeure
du frère du mari, qui a droit *ur elle, et très souvent l'épouse Si la veuve ne
veut absolument pas, elle retourne chez sou pere. même si elle appartient a une
autre tribu. » C l i c / les Anzeh, d'après BurcMiardt (Ridouuis tind ll'tibJbyt,
p. 64), « si un jeune homme laisse une veine, son fi ère oiïre généralement de
l'épouser ; la coutume n'oblige ni lui ni elle a contracter celte union et il ne
peut l'empêcher d'épouser un autre homme Cependant il arrive raremen t
qu'elle refuse ; car une telle union maintient l'intégrité de la propnétC familiale, a Chez les Arabes du paganisme, mie veuve était dévolue .1 son beaufrère ou a son beau-fils (Robcrtson Smith, op ,.7 . n 8i> -q
\VeIlli.iu«eu, lot
. p. 4 5 5 ) . D'jutie p.ut. l'Islam défendu a u \ homme* Je iccevoir en héritage une femme contie sa volonté(AV<„ .. IV 2;). et d e,»ouser leurs i w a t r e s
(iHd.AV, zd). mais il appiouva le nui .âge a v e ia ve..\e J un fieie.
1. Hanoteau et Letotirneuv:, Iji Kabylit rt Its ecnitumtt kabylts, II (Paris,
1S75). pp t j i . 156, 159.
— 34 —
du mari délaissé et à y accomplir ce qu'on nomme Vam'drqab
(l'arabe l'argiba), le plus terrible de tous les sacrifices de 'ùr
qui consiste à couper les tendons des jarrets d'un bœuf Autrement un conflit est probable. Si l'offensé et son village ne sont
pas assez forts pour combattre le nouveau mari et son parti, le
premier demande secours à un autre village au moyen d'uu 'tir
puissant; il sacrifie un taureau comme am'ârqab à la porte de
la mosquée, ou bien il y conduit sa fille vêtue d'une vieille toile
de tente (ablàs ou tahlâst), ou bien il s'y rend sur son cheval
dont le cou est entouré d'un vieux morceau de toile de tente, ou
bien il enlève la .selle de son cheval et là il la met sens dessusdessous. Mais il peut aussi arriver qu'au lieu de se battre, l'offensé enlève une femme du village dans lequel son épouse s'est
réfugiée et qu'il fuie avec sa proie dans une autre tribu. Eu ce
cas le mari, le père ou le frère de la femme enlevée, afin de la
recouvrer, insistera pour que l'on paye les cinq cents douros, ou,
si le nouveau mari et sa famille ont quitté le pays, recueillera chez
les autres habitants du village la rançon nécessaire.
On trouve des coutumes similaires chez les Ait Y û s i , les Ait
Wdrain, les Ait N'der et d'autres Briiber, mais la compensation a
payer au premier mari varie considérablement dans les diverses
tribus, et même dans les différentes fractions d'une même tribu.
Chez les Ait Wàrain, elle était, dit-on, de deux cents douros.
Les Ait Yûsi et les Ait Ndcr ont convenu de vingt et un douros
si la femme a fui de l'une des tribus ,\ l'autre, et les Ait Y i s i et
les Ait S.tddën de soixante-dix douros : mais récemment encore,
le prix n'était que de la moitié de cette somme. Si une femme
mariée appartenant aux Ait N'der s'enfuit chez les Zémmur, son
mari peut réclamer une vache avec un veau, et si elle se sauve
dans une tribu arabe, trente-cinq douros; mais les autres Braber;
tels que les Ait Sâddën et les Ait Y û s i , n'ont fait aucune convention de ce genre avec leurs voisins arabes, par la simple raison
qu'aucune de leurs femmes ne préférerait un Arabe à un homme
de sa propre race. Chez les Ait Y ù s i , le prix fixe par la coutume
varie dans les différents Idihi', ou quarts, de la tribu. Il est de
i. Voir Westernurck d.in-, .4ni!'i,^dn;iûil /.»s.n>
.-«.-"/.v/ lo F.. H. T\ki.
p. 365 sq. La raison poir l a q u é e on tranche les tendon* îles jarrets du bueui'
semble être l'intention de douner à l'animal l'apparence d'un suppliant. Quelquefois la \ictime est un cheval, ou, die* les Ait Yusi et Béni Mgild. un
chameau.
— 35 —
cinquante douros entre les Ait Arrba', et les Ait Mâhlûf; de
quatre-vingt-six entre Ait-HaTi d'une part, Ait A r r b a ' , Ait
Mâhlûf ou Ait F r i g u d'autre part ; de cent entre Ait Arrba' et Ait
F r l g ô u ; et de cent vingt entre Ait Mcs'oùd u 'Ali et Ait Arrba',
Ait Mâhlûf ou Ait Frfg*u. Chez les| Ait A r r b a ' , le prix est de
cent quatorze douros. Toutes ces stipulations détaillées prouvent
que la pratique en question est assez répandue. J'ai connu un
vieillard d'une bonne famille des Ait Yiisi, qui, au cours de sa
vie, avait été contraint d'épouser trois femmes en fuite. L'obligation est la même, que l'homme chez lequel la femme a cherché
asile soit célibataire ou marié, et quel que soit le nombre de ses
femmes.
w
Cette singulière coutume est fondée sui l'idée que quelque
malheur grave atteindrait l'homme s'il n'épousait pas une femme
qui cherche ainsi refuge auprès de lui. En se saisissant du piquet
de son habitation ou en tournant son moulin à bras, elle fait
'âr sur lui, c'est-à-dire qu'elle lui transfère une malédiction conditionnelle. Mais bien que la crainte superstitieuse soit la base
de cette coutume, son observance est en même temps regardée
comme un point d'honneur ; chez les Ait Warain. un homme
qui refuserait d'épouser la fugitive serait traité de Juif. On tient
aussi pour nécessaire qu'il ait avec elle des rapports sexuels dès
la première nuit. Ces mariages ne comportent pas d'autre cérémonie.
Ed\V.
WtSTIRMARCK.
(Traduit de l'anglais par J. Arin.)
UNE
RÉPUBLIQUE
DE
PIRATES
Avant même la fondation de Carthage qui est du ix* siècle
avant l'ère chrétienne, les hardis navigateurs qu'étaient les Phéniciens avaient déjà franchi le détroit de Gibraltar, appelé alors
les colonnes d'Hercule, et essayé de trafiquer avec les peuplades
du littoral de la côte occidentale du Maroc. Ne connaissant pas
la langue des indigènes, ils procédaient pour les échanges d'une
façon singulière. Ils débarquaient leurs marchandises diverses et
le sel, alors denrée précieuse, sur certains points du littoral
abordables, puis regagnaient leurs navires et attendaient; les
indigènes arrivaient, reconnaissaient les marchandises, les estimaient, plaçaient à côté un tas de poudre d'or puis se retiraient
à leur tour ; les marchands revenaient et si le tas de poudre d'or
leur paraissait suffisant, l'emportaient et s'embarquaient ; l'affaire
était terminée ; si le tas ne leur paraissait pas suffisant, ils ne
touchaient ni à l'or, ni aux marchandises, et se retiraient en
attendant que les indigènes vinssent grossir le tas.
Les Phéniciens fondèrent plusieurs comptoirs d'une durée
inconnue et il faut arriver au grand voyage du Carthaginois
Han non, connu sous le nom de périple d'Hannon, pour avoir
des données précises sur ce que fut, à cette époque lointaine, une
sérieuse reconnaissance de la côte marocaine. Le voyage d'Hannon constitua une véritable expédition maritime, d'une portée
géographique et commerciale considérables, car il eut, pour conséquence, l'entrée du Maroc dans les limites du monde connu
d'alors.
« Après avoir franchi les colonnes (le détroit de Gibraltar) et
navigué au delà pendant dix jours, raconte l'amiral carthaginois,
dans son périple qui s'effectua vers l'an 4 7 0 avant notre ère, et
navigué au delà pendant deux jours, nous fondâmes la première
ville que nous nommâmes Thymiathérium ; une grande plaine
s'étendait aux environs; de là nous naviguâmes à l'ouest. »
« Il suffit de regarder une carte des côtes du Maroc, dit Vivien
de Saint-Martin, dans son remarquable ouvrage, L'Afrique, du Nord
dans l'antiquité, pour voir que cette indication précise d'une
direction, prise à l'ouest, n'est vraie qu'à partir du Bouragrag. »
Le site de Thymiathérium a dû être donc i l'embouchure du
Bou-Regrcg, dans l'emplacement de Sla ou de Rabat. La ville
existait encore au i v siècle avant l'ère chrétienne, car elle est
mentionnée dans le a périple de Scylax », mais il n'en est plus
question, ni dans Polybe, ni dans aucun autre document de
l'époque romaine : fut-elle détruite ? changea-t-elle de nom ? ou
devint-elle une bourgade misérable et sans importance ? Nous
l'ignorons, et il est probable que nous l'ignorerons toujours.
e
On retrouve plus tard une ville, appelée Sala, que les Romains,
dans leurs explorations le long de la côte Atlantique, après la
défaite de Carthage, fondèrent à l'embouchure du Bou-Regreg,
mais Sala n'était pas l'ancêtre de la ville berbère Sla, notre Salé
d'aujourd'hui.
Sala occupait l'emplacement des ruines actuelles de Chellah
qui se dressent, pittoresques, sur la rive gauche du Bou-Regreg, au
flanc d'un coteau.
Les anciens auteurs, comme Edrisi, comme Léon l'Africain,
sont d'accord sur ce point et cet accord se retrouve parmi les
vo3 ageurs modernes. Tissot nous rapporte, d'après Léon
l'Africain, que les colons aisés de Sala venaient passer l'été dans
des villas au bord de la mer sur l'emplacement du Salé d'aujourd'hui.
Cette résidence d'été que les Romains appelèrent « Sala la nouvelle » finit par constituer peut-être sur les restes de l'ancienne
colonie carthaginoise et sûrement avec des apports berbères ou
autres, une véritable cité maritime qui survécut à Sala (Chellah)
et que les habitants continuèrent d'appeler par contraction S'Ià :
cela n'a rien de surprenant, et nous verrons plus loin comment
Rabat fut appelée Salé le neuf, au commencement du xvn*
siècle.
Pour en finir avec l'ancien Sala (Chellah) nous dirons que
c'était la dernière ville romaine de la Mauritanie occidentale .et
que le dernier poste romain se trouvait A 16 milles au delà de
Salé en un point appelé Ad mercurios.
Le médecin principal Bernard, ancien médecin de région, à
Rabat, m'a montré, un jour, au cours d'une promenade, une
sorte de rectangle de moellons uniformes et noircis par l'âge, sur
le monticule, entre la source d ' A i n - R ' b o u l a et celle d'Aïn-Attik
qui alimentent toutes les deux Rabat: ce seraient peut-être là les
vestiges de ce dernier poste???
Chellah, l'ancienne Sala romaine,dont nous ne voyons que des
r
-
38
-
ruines, eut des fortunes diverses : elle fut, dit-on, détruite par
les Portugais, d'après l'auteur d'un ouvrage espagnol « de Marruecos » qui cite même le chef de l'expédition, Jacob de L a m touna, puis rebâtie par le sultan Almohade Yacoub El Mansour,
ensuite abandonnée et ravagée peut-être, au cours des guerres
dynastiques, pour devenir enfin la nécropole des sultans merinides,
entourée comme de satellites des marabouts sacrés que les habitants de Rabat honorent d'un culte particulier.
*
Salé est donc une ville de haute antiquité, peut-être contemporaine des Carthaginois, plus tard station romaine, faubourg de
Sala, puis ville berbère.
Elle eut des fortunes diverses. Sa position exceptionnelle à
l'embouchure d'un fleuve entre le Maroc Nord et le Maroc Sud;
attira sur elle l'attention des sultans successifs.
Elle fut ainsi souvent le siège de grandes concentrations de
contingents pour des expéditions intérieures au cours des luttes
interdynastiques; c'est de Salé que partirent aussi quelques-unes
des grandes expéditions en territoire espagnol, et dans la longue
et fastidieuse chronique des guerres berbères, le nom de Salé
revient comme un leit-motif.
Salé prit une importance assez considérable vers le milieu du
X siècle ; elle fut, en effet, le boulevard de la dynastie Irénidc,
les Beni Iren, branche de l'antique tribu des Zenata.
Vers 1 1 9 7 , l'émir Almohade Yacoub El Mansour fonda Rabat,
au pied de la citadelle sise .sur le promontoire de la rive gauche
du Bou-Rcgreg et qui portait déjà le nom de R'bat cl Fath, couvent (fortifié) de la victoire. Ce R'bat el Fath est cité chez les
chroniqueurs comme Ibn Khaldoun, par exemple, antérieurement à l'arrivée au pouvoir de la dynastie almohade. Yacoub cl
Mansour détermina remplacement de la ville et encercla ses
limites d'une enceinte fortifiée en même temps qu'il faisait élever l'énorme mosquée dont la tour Hassan reste une des remarquables reliques. Rabat fut le point d'appui des Almohades, en
face de Salé, qu'occupaient les Beni Mérin.
Après la chute des Almohades, Rabat, née de b veille, n'a
plus d'histoire, et Salé reste au premier plan. Avec l'arrivée des
chérifs saadiens, deuxième moitié du xvi" .siècle, Rabat se cone
— ?9 —
fond même avec Salé, et fort probablement les deux villes
jumelles eurent un même pacha.
Mais ce n'est pas 1 ce passé rapidement et incomplètement
exhumé que Rabat-Salé, Salé surtout, a dù son renom européen.
Ce passé n'est pas plus intéressant que celui d'autres comptoirs
phéniciens, carthaginois ou romains,qui devinrent des cités probablement heureuses puisqu'elles n'eurent p.is d'histoire.
Salé sort brusquement des brumes du passé au commencement du x v i r siècle et acquiert un renom sinistre tel que n'en
eut jamais un autre point quelconque des eûtes barbaresques, si
ce n'est Alger, un peu plus tard, et, aujourd'hui encore, Salé a le
triste honneur de résumer tout un passé de piraterie, dont les
cotes de Barbarie furent le théâtre pendant près de trois siècles,
et on dit couramment : Salé la ville des pirates.
Salé ne mérite « ni cet excès d'honneur, ni celte indignité ».
Avant l'ordonnance de bannissement prise par Philippe III au
commencement du w u ' siècle, et qui eut pour l'Espagne des
conséquences tout aussi fâcheuses que la révocation de 1 edit de
Nantes chez nous, on peut aflîrmer que Salé n'existait pas
comme port de pirates, et cependant la piraterie sévissait sur les
côtes d'Espagne et du Maroc, et les galions espagnols revenant des
Indes en savaient quelque chose.
En réalité, des forbans de toute nationalité avaient cherché
refuge dans quelques-unes de ces baies si inhospitalières de la
côte marocaine.
Ils s'étaient imposés par leur audace aux populations riveraines
qui les toléraient ; il avait fini par s'établir, entre ces populations
et eux, une sorte de louche complicité que la vente facile et à
bon compte des marchandises volées et le commerce encore plus
lucratif des captifs, rexendus comme esclaves, avaient contribué à
consolider. Deux de ces havres étaient surtout renommés, l eddalah et El-Mnmoia qui devait occuper l'emplacement de Méhédya, à l'embouchure du Sebou.
Les pirates de haute mer surveillaient la r o u u des Indes occidentales, se lançaient A l'abordage des lourds galions chargés de
toutes sortes de produits, mettaient a rançon ou emmenaient en
esclavage les passagers et ce qui restait de l'équipage, et soutenaient, parfois, contre les navires de î.x m a r r i e rovale, d e s combats sanglants. Ht c'est ainsi, qu'au cours du \ w siècle, les côtes
de la Berbérie occidentale acquirent ce renom sinistre que leur
:
4
o —
valut l'entreprenante audace de cette tourbe de forbans internationaux.
L'édit de Philippe III qui chassait d'Espagne tous ceux qui ne
voulurent pas abjurer l'islamisme eut pour conséquence l'exode
de milliers de familles qui vinrent chercher asile sur les côtes de
l'Afrique du Nord et toute une colonie d'Andalous vint se fixer
à Rabat. Ils y apportèrent la civilisation du Midi de l'Espagne et
la haine de tout ce qui était espagnol. De là, à la piraterie,
comme juste et impitoyable revanche, il n'y avait qu'un pas et
ils le franchirent, et les navires de commerce espagnols n'eurent
pas de pires ennemis que les Rabati d'alors. Ils acceptèrent les
pachas que leur envoyèrent les sultans de l'époque, mais ces
pachas, enfermés dans la Casbah, n'avaient qu'une autorité
nominale et précaire. Puis un second flot d'arrivants vint grossir les Andalous, ce fut les Homacheros, originaires surtout de
l'Estramadure, plus combatifs et plus orgueilleux encore que les
Andalous.
La cité devint bientôt trop petite, des querelles intestines éclatèrent et les Homacheros, pour assurer leur maîtrise sur la cité
contre les Andalous, n'hésitèrent pas à appeler, d'un peu partout, les « moriscos » ou réfugiés d'Espagne ; ils chassèrent le
pacha, agrandirent la ville qui fut appelée Salé le neuf, pour la
distinguer de Salé le vieux de la rive droite et s'organisèrent :
ce fut la République des Pirates, avec un divan ou assemblée de
notables que l'Europe dut bel et bien reconnaître, chez laquelle
elle envoya des missions officielles et qui traita avec les États de
Hollande, l'Angleterre, même avec la France de Richelieu. Donc
Salé entrait dans l'histoire moderne, non pas le Salé que nous
connaissons aujourd'hui, mais bien Rabat ou Salé le neuf, et la
réputation de Salé est une réputation usurpée.
La République des Pirates eut son heure de célébrité mondiale : la France essaya à plusieurs reprises, en négociant des
rachats d'esclaves, en se faisant l'habile intermédiaire entre la
République et le sultan de l'époque, de s'assurer sa neutralité; les
Pays-Bas recherchèrent son alliance contre les Espagnols. L ' E s pagne resta l'ennemie.
Les rapports des capitaines français de l'époque parlent de
vaisseaux de Salé de deux cents tonneaux, armés de vingt pièces
de canon et montés par quatre-vingts hommes d'équipage ; mais
malgré leurs richesses, les pirates de Salé le neuf ne poussèrent
pas bien loin l'industrie du bâtiment de guerre. Ils étaient avides
de piller, avides de jouir, mais ne connurent jamais l'organisation du travail, l'amélioration de leur outillage.
Un capitaine français, le capitaine Foucque, écrit en 1609 dans
un de ses rapports : a Toutes leurs richesses ne pourraient achever une galère, si ce n'est par la faveur et l'intelligence qu'ils
ont avec leurs pensionnaires confédéré* et associez qui leur
envoyent le bois, les charpentiers, les masts, les avirons ou rames,
le fer, les clous, les chaînes toutes faites pour enferrer les chrétiens. »
Ce qu'il y a de plus remarquable, en effet, dans l'histoire de
cette république, c'est qu'elle trouva les plus extraordinaires
complicités et que la piraterie devint une sorte de société en commandite dont les représentants les plus notoires furent des juifs
qui faisaient la navette entre la Hollande et le Maroc, et furent
les courtiers de cette industrie d'un nouveau genre. Ils achetaient,
pour le compte des pirates de Salé, qui payaient sans marchander et étaient considérés comme des clients sinon très recommandablcs, du moins comme très productifs.
Nous citerons un fait, entre mille, pour montrer l'importance
de Salé dans les préoccupations des États de Hollande. En 1 6 3 s ,
deux capitaines hollandais, après avoir capturé deux navires de
Salé, commandés par deux raïs (capitaines de navire)importants,
avaient vendu en Galice un grand nombre d'hommes d'équipage
et ramené aux Pays-Bas les deux capitaines prisonniers avec plusieurs de leurs compagnons.
A la requête d'un certain David Pallache qui était à l'époque
tantôt l'homme d'affaires du sultan, tantôt celui des Pays-Bas,
tantôt celui des Salétins et qui est mêlé à toutes les négociations,
le divan de Salé présenta une requête aux États qui ordonnèrent
l'emprisonnement des deux capitaines hollandais, la mise en liberté
immédiate des deux rais et de leurs compagnons, et le paiement
aux susdits Salétins de cinq cents florins en dédommagement
des pertes qu'ils avaient éprouvées.
Salé gênait tellement les pêcheurs de Terrc-N'euve qu'il fut
question en France, au commencement du règne de Louis X I I I ,
d'assurer tous les ans la sécurité de cette pèche par l'envoi d'une
forte escadrille de garde devant Salé, pour empêcher la sortie des
pirates, pendant la période de pêche.
Mais le vieux Salé, le Salé d'aujourd'hui, m'objectera-t-on,
n'était pas resté neutre et inactif au moment où Rabat se transformait en république et organisait la guerre de course? Je
n'hésite pas à croire que les Rabati durent trouver, à Salé, des
complices, des ressources, des engagés ; les Berbères étaient trop
amateurs de pillage pour laisser passer pareille occasion.
L'accord ne fut pas toujours parfait, loin de là, et un vendredi,
raconte un chroniqueur de l'époque, pendant que les hommes
du vieux Salé étaient dans les mosquées, les Rabati essayèrent
un coup de main sur Salé pour piller les maisons et enlever les
femmes et les esclaves des bourgeois du vieux Salé. Fort heureusement, l'alarme fut donnée à temps et les Rabati durent
repasser le fleuve en désordre.
Cependant, vers 1 6 3 7 , un puissant chérif, EI-Ayachi, appelé
par les Hornacheros de Salé le neuf qui avaient réclamé son aide
contre les Andalous, redevenus maîtres de la Casbah et dont l'insolent autoritarisme ne connaissait plus de bornes, voulut essayer,
à la faveur de cette guerre civile, d'en finir avec Salé et faillit
réussir.
Les Andalous ne s'en tirèrent qu'en acceptant la suzeraineté du
sultan d'alors, Moulay el Ouadid,en accueillant le pacha qu'il leur
envoya et en faisant leur paix avec les Hornacheros.
Une fois le danger passé, la République des Pirates secoua le
joug, mais les jours de son indépendance étaient comptés; menacée i nouveau par E l - A y a c h i , elle appela à son secours les Dilaïtes
dont la Zaouia s'était révélée puissante et rapidement populaire.
Sidi Mohammed El Hadj,Ie chef des Dilaïtes, devint le suzerain
effectif et redouté devant lequel le divan de Salé-Rabat dut baisser pavillon.
Les Dilaïtes furent les maîtres incontestés des deux Salé et le
vieux foyer des pirates s'éteignit, encerclé d'ailleurs, de toutes
parts, par les possessions européennes. Dès l'avènement de Moulay Isiruïl, le grand sultan contemporain de Louis X I V , les
Anglais occupaient Tanger; les Espagnols Ccuta, Badiset Melilla;
les Portugais Larache, Ar/ila et la fameuse El Maniora rivale des
Salé en exploits de piraterie maritime. Moulay Ismaïl et ses successeurs s'efforcèrent à une politique de réalisation. Ils cherchèrent d'abord à recouvrer les villes maritimes et y réussirent,
à l'exception de Ceuta et Melilla, puis travaillèrent à conserver
l'intégrité de l'empire et à l'organiser d'après la méthode turque.
Il est fort probable que leur politique consista A éviter avec
— 43 —
l'Europe de nouveaux conflits et qu'ils ne durent pas encourager
la piraterie qui pouvait amener des représailles de la part des
Européens et de nouvelles guerres. Plus tard le développement
des marines européennes, la police des mers mieux faite et avec
des moyens plus puissants, la prise d'Alger, qui eut un immense
retentissement, rendirent illusoire tout essai de retour vers les
pillages fructueux, et le bombardement de 1 8 5 r, par une escadrille française, prouva aux Salétins que la menace de l'Europe
n'était pas un vain mot, bien que ce bombardement peu efficace
méritât le nom d'avertissement sévère plutôt que de bombardement, d'autant que les batteries de Salé ripostèrent énergiqueraent. L'escadrille, craignant un changement de temps, leva
l'ancre dans la nuit, et les gens de Salé, étonnés de sa disparition
subite, allèrent criant partout que les vaisseaux des Roumi
avaient attiré sur eux la colère du prophète et que les abîmes
insondables des flots s'étaient ouverts pour les engloutir.
Puis les deux villes vécurent la vie monotone et ralentie des
vieilles cités marocaines décadentes et s'enveloppèrent du fanatisme et de la méfiance traditionnelle contre toute ingérence des
Roumi dans leurs affaires.
Mais quelque chose survécut du naufrage de leur passé, ce
furent l'amour du lucre et l'esprit des affaires, et c'est par là que
l'Européen reprit contact avec ces milieux réfractaires. Les relations commerciales s'établirent peu à peu et bientôt, devant
l'anarchie intérieure menaçante, la révolte des tribus, l'impuissance du pouvoir central, la France prit ce rôle de protectrice du
Maroc qu'elle exerce maintenant, dans la plénitude de sa toutepuissance. Rabat et Salé, aujourd'hui, échappent à l'enlisement
physique et moral qui les menaçait, elles ont secoué leur poussière séculaire et s'acheminent lentement vers des destinées nouvelles.
LV
MAURAS.
IBN EL KHATIB LISAN ED DIN
SA VIE ET S O N ΠU V R E
HISTORIQUE
OBSERVATIONS
Bien que l'étude qui va suivre ne concerne pas uniquement le
Maroc, on a pensé qu'elle pouvait prendre place dans cette
revue, parce qu'elle a trait a une époque intéressante au plus haut
point, dans l'histoire de ce pays. C'est l'époque où les Mérinides
se disputaient avec les chrétiens les derniers restes de l'Espagne
musulmane aux mains des souverains dont les efforts ne pouvaient
arrêter la retraite brillamment soutenue de l'Islam.
Ibn el Khatib, d'ailleurs, vécut longtemps au Maroc, et, raconter sa vie, c'est parler longuement de l'empire que la France,
aujourd'hui, couvre de son égide.
La figure éminemment curieuse du vizir Lisân ed Din demanderait une plume plus experte que b mienne pour apparaître
dans tout son relief.
Lisán ed Din fut tour à tour historien, poète, voyageur, critique littéraire, sans cesser jamais de remplir des fonctions politiques. Il eut a lutter contre les intrigues nouées autour de lut
par les dévots rigoureux et jaloux qui poussaient déjà l'Islam au
fanatisme et à la superstition. Xe voulant pas leur faire des concessions, il ne put leur résister; il tomba sous leurs coups et
mourut leur victime. Mais sa vie montre bien, à ceux qui en
doutent encore, que l'Islamisme ne fut pas toujours la religion
étroite el mesquine telle que nous la voyons après des siècles
d'ignorance et de servitude.
BIBLIOGRAPHIE
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BOIOT'Hi. -- Ensayo Ho-biMiofrúfico tohv das HUturUtàora y dégrafas
arahlfo-ftfxiûoltt. MADRID. I8cj8.
Cet ouvrage, d'une utilité incontestable pour l'étude de la littérature historique d'Espagne, manque trop souvent de précision. On aimerait aussi y trouver plus d'originalité ; l'auteur se contente trop souveut de longues citations
empruntées aux arabisants espagnols ou étrangers. Sa bibliographie sur Ibn el
Khattb est très incomplète.
BROCKELMANK. — Gtsdiichte
der
aiabisclten Litltratur. Weimar, 1 8 9 7 - 9 8 ;
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CASIRJ. —Bibliotlxca aiabiio-hispatki esiiirialcmis. Matriti, 1 7 6 0 - 1 7 7 0 . Contient de nombreuses erreurs. On y trouve le texte complet ou des extraits de
plusieurs ouvrages d'Ibn cl Khattb ; la traduction latine les accompagne bien
souvent.
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littérature Je l'Espagne pendant le
woyen-dge, 3e éd. L e y d e , 1 8 8 1 .
DOZY. — Si.riptoruiu ainbuiu loti de Abbadidn, 3 volumes. Lugd. Bat. 1 8 4 6 63.
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M A Q Q A M . — Kafh el Tib. L e Q j ù r e , 1 3 0 2 hig.
Voici les sources auxquelles Maqqari a puisé pour la rédaction des deu*
volumes de son ouvrage consacrés à Lisan ed Din :
1« Kildb el Ubai, d'Ibn Khaldoun .
a» Fardid el Djoiunun fi mèli
^1'
» y >'j I.
^v~»
na^aniaui wa iydbou t\-Zamdu
dont l'auteur est le prince Isma'il b. You-
souf b. Ahirur, tils du roi Mohammed Kl Qâtm bi A m r Allah, qui résida a
Fas(Maq. III, 2 ) :
30 Abna' el 'Chin
-Uà' d'il Haiiz b. cl Hadjar .
40 Kitdb et-moud el and fi lai àdjim d^twi e- Sou\onJ,
al Aqldm uii'l Qaiid,
d'Aboû Yahya Mohammed b. 'Açim, grand qâdl de Grenade, fils de l'auteur
-
46
-
delà lohfat qu'il a lui-mime commentée. Ce livre était comme une suite de
l'ihâto" ; son auteur fut appelé Ibn el Khattb second (Maq., I I I , 4 8 5 ) ;
50 Les ouvrages d'Ibn el Khattb lui-même, car, dit-il, « personne ne sait
mieux ce qui se passe dans une maison que son propriétaire » (III, 3 ) .
MERCIER. — Histoire lie l'Afrique septentrionale. Paris, 1888.
M U L L E R ( M . - J . ) . — Beitragtqir Geschicble der Westl. Araber. Munich, 1 8 7 6 .
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N I C H O L S O N .
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1907.
Q A D I (JBN B L ) . — Djadwatel Iqtibas. Fas, 1 5 0 9 hig.
ROSAKIO GKBGORIO. — Regum Aglabidantnt
Siciliaeimperarunt,séries
inRerum Arab.
el
Fatamidarum qui Africae et
quoeadhist. sicil. spectant,ampl., coll.
op. et stud. Panormi, 1 7 9 0 .
SIMONBT ( L E R C H L N D I y ) . — Crettomatia arabigo espailola. Granada, 1 8 8 1 .
S I M O N K T .
—
Dearipcion del reino de Granada btijo la dominaciou de lot
mse-
ritas sacada de los auto/es arabes y seguida del iexlo inedito de Molxxmmed ibn
Aljathib. Madrid, 1 8 6 0 .
Une deuxième édition de ce livre imprimée à Grenade en 1 8 7 2 ne contient
pas le texte arabe.
SCHACK. — Poésie und Kun\t dei
Arabei
m Spanien wul Sicilien, 2 vol.
Stuttgart, 1 8 7 7 .
Cet ouvrage a été traduit en espagnol ; la troisième édition de la traduction
a été imprimée a Madrid en 1 8 8 1 .
E S . S O Y O U T I . —Dictionnaire des leùcograplies et grammairien*. L e Caire,
1326.
W U S T E N F B L D , — Geschicbtsreiber der Araber und ihre fVerke. Gottingen,
1882.
V I E D ' I B N E L KHATTB
- Les ancêtres de Lisân ed Din, les Banû Salmân, appartenaient
à la tribu yéménite de Mornd dont un certain nombre d'individus vint de Syrie en Andalousie quelque temps après la conquête
(Maq. I I I , 1 0 ) .
C'est, en effet, à Grenade et dans la région environnante que
le gouverneur Abù'l Khattâr ibn DlierAr établit le contingent
« djund » de Damas, « à cause de la ressemblance des deux pays »,
disent les auteurs arabes (Simonet, 2 2 ) .
Ibn el Klutîb était donc d'origine arabe.
Voici son arbre généalogique dressé d'après Maqqari (III, 3 - 7 ) :
1. d'IbD el Khatib.
— 47 —
Ahmed es Salmànî ibn el Wazir
' A l i es Salmânî
Sa'id el Khatlb
I
•Abdallah
I
Sa'id
I
'Abd Allah ibn el Wazîr
I
Mohammed ibn el Khatib.
Ahmed es Salmâni naquit à C o r J o u e . Sa famille portait alors le
surnom de Banû'l Wazir. Il quitta cette ville à la suite de la
révolte du Faubourg (Ramadan 198 = mai 8 2 4 ) et alla s'établir
à Tolède. Il revint plus tard dans l'Andalousie centrale et un de
ses fils, ' A b d er-Rahman, fut qâdi de Bagha (Priego ?).
Un de ses descendants, Sa'îd, s'établit à Loja où il exerça les
fonctions de prédicateur (khatib), ce qui fit donner à ses fils le
surnom de Banû'l Khatîb. C'était un homme pieux qui, paraîtil, avait un talent tout particulier pour lire le Qpràn (Maq., III,
4 ) . Il fut chargé par Ibn Hùd el Mutawakil d'une mission auprès
de la reine de Castille dont le souverain de Murcie sollicitait l'appui (Maq. 1. c ) . Plusieurs membres de sa famille furent tués
lors du sac de Loja par les chrétiens (Maq., III, 4). Il mourut
en 683 = 1 2 8 4 (Maq.. HT, 3 ) .
Un de ses petits-fils, qui portait le même nom que lui, alla
demeurer à Grenade où il s'allia aux plus nobles familles de la
ville. Compromis dans un complot contre .Mohammed I, il fut un
moment emprisonné (Maq., 111. | ) .
Mohammed II el Faqili, (ils ci successeur de Mohammed I, lui
confia d'importantes fonctions; k m a ' i l b. Yusuf dans le Faraid et
1
1. Je n'ai ttouvi' nulle part mention Je cet événement.
Djuman lui donne tantôt le titre de secrétaire et tantôt celui de
qâîd; pour Simonet (Descripción, p- 1 2 ) il fut général de cavalerie. Le souverain lui aurait môme confié l'éducation de son fils
sans l'opposition de la mère de l'enfant qui craignait sa sévérité
( M a q . , III, 4 ) .
' A b d Allah, fils du précédent et père de Lisùn ed-Dîn, naquit à
Grenade en Djumadâ I 672 = nov.-déc. 1 2 7 3 (Maq., III, 7 ) .
il reçut les leçons d'Abû'l Hasan el Baliïtî, d'Abû 'Abd Allah ben
Sam'ùn et d'Abû Dja'far b. ez-Zobayr dont il fut l'élève préféré;
de nombreux docteurs d'Orient lui délivrèrent l ' i ' â j z a . Il fut
poète et médecin et se distingua par sa science et sa vertu.
e r
1
L'Ihâra et le Tâdj el Muhalla d'Ibn el Khatfb renferment
quelques-unes de ses compositions poétiques (Maq., m, 4 ) .
Pour des raisons qui nous échappent •— sans doute quelques
difficultés avec le roi Abû'l Djuyûch — 'Abdallah se rendit à Loja
( M a q . , III, 5 1 ) . II avait, à ce moment, repris le surnom d'Ibn el
Wazîr, porté autrefois dans sa famille. Nous ne savons pas exactement ce qu'il fit à Loja, mais le rôle qu'il y joua et dont
nous niions parler fait supposer qu'il occupait des fonctions de
quelque importance.
E n Chavvâl 7 1 2 ( = janv.-fév. 1 3 1 4 ) Abû'l Walîd Isnia'll
Nasr*, marchant sur Grenade, se présenta devant Loja (Demombynes, note 7 0 ) . ' A b d Allah, sans doute, pour se venger d'Abû'l
Djuyûch, chercha à se rendre utile à Isma'il : il y réussit en lui
facilitant la prise de la ville. Le prétendant victorieux ne l'oublia
pas et lui réserva une bonne part dans les récompenses qu'il distribua généreusement. 'Abd Allah devint intendant des vivres à
Grenade et même, d'après Simonet, gouverneur de cette ville.
Dans le Faràyd il est appelé a raïs » et secrétaire (Maq., III, 3,
4 , 5 , 5 1 ; Descripción, 1 2 ) .
A la suite des guerres civiles qui troublèrent le règne de
Mohammed I V , il tomba en disgrâce et tous les biens amassés
par sa famille furent confisqués (Simonet, /. c ) .
Il mourut a la bataille de Tarifa le lundi 7 Djumàdà I' 7 4 1 =
2 9 octobre 1 3 4 0 (Maq., m , 3 ) .
Abu 'Abdallah Mohammed ibn el Khatfb Lisân cd Dîu naquit
à Loja (Boigues, Maq., 111, }, 26) le 25 radjab 7 1 5 = 15 nov.
1. Autorisation d'enseigner.
2. Cousin d'Abû'l Djuyûch dont il prit la place. V. Demotnbynts, p. 2 7 .
— 49
~
1 3 1 3 ( M a q . , I I I , 3 9 ) . C'est par erreur que C a s i r i ( I I , 1 6 1 , 1 6 2 )
donne Cordoue comme Heu de sa naissance et Simonet (p. 1 2 ) ,
Grenade.
Le surnom oriental de Lisan ed Din lui fut donné, sans doute,
à cause de « son éloquence et de l'élégance de sa plume » (Simonet, /. t . ) . A quelle époque commença-t-il à le porter ? Nous
l'ignorons.
Maqqàrî prétend l'avoir également entendu nommer dans le
Magrib Dzù'l Wizârataïn, Dzû'l 'Omratn, Dzû'l Mayitataïn,
Dzû'l Qpbra'ïu.
Le surnom de Dzù'l Wizârataïn, littéralement a l'homme aux
deux ministères », est très commun dans l'histoire politique et
littéraire de l'Espagne musulmane. Nous citerons entre autres
personnages l'ayant porté : Ibn Zaidoûn, Ibn 'Abdoûn, Ibn
Abî'l Khiçâl, Ibn el Hâkim el Lakhmi.
Weijers (apud Boigues, I J 5 ) traduit ce surnom par « chef des
officiers d'épée et de plume ». Il faut rapprocher de Dzù'l Wizârataïn, Dzû'r-riâsataïn, titre porté par Fadl b. Sahl, vizir du khalife abbaside El Mamoùn, « parce qu'il réunissait dans sa main la
plume et l'épée » (Desvergers, L'Arabie, 4 1 6 ) .
Nous avons encore un équivalent de ce surnom dans « raïs
arbâb es-soyûf wa'l aqlâm », chef des gens de plume et d'épée
(Maq., III, 4 0 ) .
Au temps des « petites dynasties », dit Maqqari, le titre de
a dzù'l wizârataïn » était porté par celui des vizirs qui représentait le souverain. Le titulaire devait être très versé dans les
belles-lettres » (Maq., I, 1 0 1 ) .
Ibn el Khatib, atteint d'insomnie chronique, ne pouvait dormir la nuit, et profitait de ses veilles forcées pour travailler : de
la le surnom de « Dzù'l 'Omraïn n qui a deux vies (Maq., III,
42).
Maqqari nous dit, dans le tome I I I , p. 42, qu'il donnera plus
loin l'explication des deux surnoms, Dzû'l Mayitataïn et Dzû'l
Qobraïn; il ne semble pas s'être souvenu de sa promesse; mais il
est évident qu'il faut chercher cette explication dans le fait que
Lisan ed Din fut enterré deux fois
A en croire les deux vers suivants qti'Abi'i'i lladjdjad| Yùsof
el Djozàmi lui adressait, Ibn el Khatib devait être d'un physique
agréable :
— 50 —
mètre basit.
« Les voyageurs que j'interrogeais faisaient les plus grands
éloges de Mohammed ben el Khatib »
« Quand je le rencontrai, non, par D i e u ! ce que mes oreilles
avaient entendu n'était pas au-dessus de ce que mes yeux virent »
(Maq., III, 4 7 9 ) .
Ibn el Khatib se distingua tout jeune par les belles qualités qui
avaient été l'apanage de ses ancêtres (Maq., I I I , 3 9 ) . Rien ne lui
manqua, d'ailleurs, de ce qui pouvait faire ^fructifier ce patrimoine familial.Le soin de son éducation fut confié aux docteurs
les plus versés dans le droit, la théologie, la philosophie, les
mathématiques, la médecine (Simonet, 1 2 ) .
Il étudia le Qorân sous Abu 'Abdallah b. 'Abd el Maoùla el
' A v v A v â d et Abù'l Hasan el Qaïdjâtîj ce dernier lui enseigna
aussi la langue arabe dont il poursuivit l'étude en même temps
qu'il entreprenait celle du droit et de l'exégèse coranique, avec
l'imam Abu 'Abd Allah b. el Fakhkhâr, le premier grammairien
de son temps. L'imàm Abu Zakariya Yahiya b. Hodzail, pour
lequel il nourrissait beaucoup d'affection, l'initia aux secrets de la
médecine, des mathématiques, de l'astronomie et de la philosophie (Maq., III, 3 J , 5 2 ) . Les belles-lettres lui furent tout particulièrement enseignées par son prédécesseur au poste de chef du
secrétariat, Abù'l Hasan b. el Djayi.ib(Maq., I I I , 3 9 ) .
Il serait fastidieux de citer tous les savants dont Ibn el Khatib
entendit les leçons, car il ne perdit jamais l'occasion de s'instruire ; à Fas, à Miknàsa, à Salé, partout où l'appellent ses fonctions ou son plaisir, il recherche la fréquentation des personnages
connus par leur science ou leurs vertus. Nous mentionnons seulement parmi les plus célèbres :
Abu 'Abd Allah b. Mar/ùq de Tlemceu, mort au Qaire en
7 8 1 heg. =: 1 3 7 9 - S 0 (Maq., HT, 7 1 1 ) ;
A b u 'Abd Allah Mohammed b. Djàbir, ué àGuadix, mats qui
vécut surtout à Tunis (Maq., I I I , 1 0 9 ; Boigues, n° 2 7 9 ) ;
Abu 'Abd Allah Mohammed el Maqqari, grand qàdî de Fas,
aïeul de l'auteur du Nafli et T i b (Maq., III, n o ) ;
Abû'l Qdsim b. Djozaï, tué à la bataille de Tarifa le 9 Djumâdâ I , 7 4 1 = 3 1 oct. 1 3 4 0 ) (Maq., III, 2 7 2 ) ;
Mohammed b. Salmûn (Maq., I I I , 3 7 4 ) ;
Abu 'Abd Allah h. Bakkàr, grand qàdî (Maq., III, 1 9 7 ) ;
Abû'l Qàsim Mohammed el Hasani, de Ceuta, commentateur
de la Khazradjiya (Maq., III, 1 0 2 ) ;
A b u Dja'far Ahmed b. Ibrahim b. e/-Zobaïr (Maq., III,
239);
Abu 'Abd Allah b. Bibach, lexicographe distingué (Maq., III,
197);
Abu Ishàq b. Abi Y a h y â ( M a q . , 111, 1 9 8 ) .
Ibn el Khatib excellait dans les compositions littéraires en
prose et en vers et, sur ce terrain, il ne craignait personne,
disent ses biographes. Aussi se rangea-t-il de bonne heure parmi
la pléïadc de poètes qui « louaient les princes et les rois ». Ses
panégyriques de ta famille des Banoii-Xasr furent lus dans tout
le monde musulman (Maq., III, 5 2 ) .
Un passage de son IhUa fait supposer qu'il avait quelque
connaissance de la langue espagnole. II y donne, en effet, la traduction des mots * — 1 » : « Voilà celui qui . 1 l'oreille coupée » ,
qui est bien celle qui convient à : He 1 macho! dont les mots
arabes ne sont que la transcription. Ajoutons que le personnage
qui porta le surnom de ^S~** était chrétien et n'avait qu'une
oreille.
KnHn Lisân ed-Din possédait un talent de cdlligraphc fort
apprécié par ses contemporains (Maq., III, 4 S 1 ) .
Nous avons vu que le père de Lisàn ed Din, axant encouru la
rigueur de Mohammed IV, se vit confisquer tous ses biens. Il est
probable qu'il retrouva la faveur du sou\crain. car son fils dit
dans YlbtUti (ap. Maq., III, j o ) : « .Mon père me laissa une haute
situation et une réputation étendue; bien accueilli partout, j'étais
l'objet des attentions de tout le monde. » Ibn cl Khatib entra
donc dans la vie sous les auspices les plus favorables. La notoriété de sa famille et ses qualités personnelles le désignaient pour
la scène politique où nous verrons qu'il tint un mie brillant.
Le sultan Aboû'l HaJj d|.idi (1 3 3 î-t ^ 5 4 ) a w n t goûté les
louanges que le jeune poète lui adressait, le pr:i à son service et
le fit inscrire au nombre des secrétaires du palais. Le chef de ces
- - 52 —
secrétaires était alors Abû'I Hasan ben el Djayiàb, un des
maîtres d'ibn el Khatfb et son protecteur.
Daus les PtvUgoniéHcs (pp. 198-199 éd. Baûlaq 1284 liég.),
Ibn Khaldoùn nous fait connaître les occupations des secrétaires
d'État sous les Abbassides. Il est probable qu'elles étaient à peu
près les mêmes partout. Il nous apprend qu'au diwàu du sceau
était confiée la mission de rédiger, en présence du souverain, les
décrets ou ordonnances rendus en répouseaux pétitions adressées
au conseil. Ces fonctions exigeaient de la part de ceux qui avaient
à les remplir, un style élégant et une profoude connaissance des
finesses de la langue arabe. Dja'far le Barmekide fut le modèle le
plus accompli de ce que devait être un secrétaire d'Etat.
N'aturellemeut, le soin de la rédaction devait incomber au
chef des secrétaires. Les agents placés sous ses ordres n'étaient,
sans doute, chargés que des copistes ; tout au plus devait-on confier aux plus habiles la rédaction de notes de peu d'importance. C'est dans ces travaux qu'ils acquéraient le maniement élégant et aisé du style officiel et s'initiaient au langage
diplomatique. Ceux qui ne parvenaient pas aux honneurs de la
direction vieillissaient sur le a qalam », mettant toute leur ambition à figurer, en une calligraphie artistique, la prose pompeuse
de leur chef, fiers toutefois d'un emploi qui faisait d'eux des gens
de cour.
A Grenade, il y avait deux secrétaires principaux : le « secrétaire des messages » JjL-,J'
j
et le « secrétaire de la
bride »
« ^ tf. Le premier, désigné ordinairement par le
simple titre de « kàtib », jouissait d'une grande considératiou ;
mais malheur à lui s'il n'était pas à la hauteur de sa tache 1 toute
la faveur du roi ne le mettait pas à l'abri des critiques les plus
acerbes. \jc second ne pouvait être ni juif ni chrétien (Maq., I,
101).
S'il faut en croire Ibn es Sabbàgh el 'Aqili (Maq., Ul, 436), les
secrétaires espagnols jouissaient d'une réputation toute particulière : « Ixs secrétaires d'Andalousie, dit-il, sont les maîtres de
tous les autres, n
Voici en quels termes Ibn el Khatib définit ses fonctions auprès
d'Abu'l Hadjdj:\dj Yuiof : a Le sultan me prit comme secrétaire particulier avant que je ne fusse sorti de l'adolescence et que
je n'eusse atteint l'âge viril' ; il me confia le commandement militaire et les fonctions de vizir. Il m'employa dans les ambassades
auprès des rois, me chargea de le représenter dans sa capitale, et
mît dans mes mains son sceau et son sabre '. Il se reposa sur moi
pour la sécurité de la capitale, la sûreté de son trésor, la garde de
son gynécée et de ses appartements particuliers * (Maq., III, 40).
Qu'on nous permette ici de jeter un coup d'oeil en arrière
afin de mieux faire connaître la situation du royaume de Grenade au moment où Ibn el Khatib allait en diriger les destinées.
Au milieu des difficultés qu'ils rencontrèrent dans leur établissement, les premiers princes nasirides semblent avoir hésité
dans le choix d'un allié entre les Castillans et les Mérinidcs. On
les voit se tourner tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, cherchant
un jour le secours des chrétiens de la Péninsule, sollicitant le
lendemain une aide des Musulmans d'outre-mer.
C'est ainsi que Mohammed II el Faqîh abandonna Tarifa aux
Mériuides qui en firent le centre de leurs opérations sur le continent, puis, quelque temps après, aida les chrétiens a reprendre
cette ville. Son successeur, Mohammed III el Makhloù', qui, dès
son avènement, avait envoyé une ambassade au sultan de Pas,
Aboù Ya'qoûb se ravisa ensuite, et s'efforça d'établir avec Ferdinand TV des relations d'amitié (Demombvnes, note 67).
Mais comme il n'entrait pas dans les projets du roi de Castille
d'être l'ami fidèle dis Musulmans, il saisit la première occasion
pour envahir l'Andalousie et venir assiéger Algésiras. KtFrayé, le
nouveau souverain de Grenade Aboû'l Ujûyoûch se tourna du
côté d'Aboû Rabi' qui, cependant, venait de lui prendre Ccnta
(Dcmombynes, note 69).
A partir de ce moment, les relations entre Grenadins et Castillans sont définitivement rompues. A peine le successeur d'Abu'l
Djoyoûch, b i n a i ! I, est-il monté sur le trône que le roi chrétien vient l'assiéger dans sa capitale ( 7 1 9 - - ' Î 1 9 ) ; l'issue de
cette expédition fut d'ailleurs malheureuse pour ce dernier et les
musulmans se vengèrent en faisant des incursions sur le territoire de leurs ennemis (Demombvnes, 28, et appendice II).
Le règne de Mohammed IV, troublé par des guerres civiles,
fut favorable aux chrétiens qui. reprenant l'offensive, se lancèrent
1 . It avait
mx
moins vingt ans. puisque Aba'l Htd|dj.uij monta
en ; « j ( = uu-jtV
j explication d e 1 W 1 \ W i r a t a t n .
sur le trône
— 54 —
de nouveau sur les frontières du royaume de Grenade. Mohammed IV dut se rendre en personne au Maroc afin d'obtenir le
secours d'Aboù'l Hasan, le sultan mérinide. Celui-ci envoya en
Espagne des troupes commandées par son fils Aboû Mâlik. Les
soldats mérinides reprirent Gibraltar aux chrétiens, et s'en
retournèrent dans leur pays ( 7 3 3 = 1 3 3 2 - 3 3 ) (Demombynes,
29).
Mais la situation du roi de Grenade était difficile. Placé entre
l'ambition conquérante du roi de Castille et l'amitié intéressée
du sultan de Fas, il avait encore à ménager dans ses états les
sentiments des Banûl 'Ola, ennemis jurés des souverains de
F a s ' . Cette fois, la colère des Banù'l ' O l a , furieux de le voir
s'allier à Abû'l Hasan, coûta la vie à Mohammed IV : ils le
firent assassiner pendant qu'il revenait de Gibraltar à Grenade et
lui donnèrent pour successeur Abû'l Hadjdjâdj Yoûsof. Le
nouveau roi sut venger sou frère et assurer son propre repos en
exilant les Banû'l 'Ola à Tunis (Demombynes, 2 9 , 3 0 ) .
Vers 1 3 3 7 , Abû'l Hadjdjâdj, devant les attaques continuelles
des chrétiens, sollicita le secours du sultan Abû'l Hasan qui lui
envoya encore son fils Abu Mâlik. Celui-ci à la tête des troupes
zenatas et des « volontaires » fit une incursion contre les chrétiens. Comme il revenait, satisfait du résultat de son expédition,
il fut surpris pat ses ennemis et mourut avec un grand nombre
des siens (Demonibynés, 3 0 ) .
Désireux de venger la mort de son fils, Abû'l Hasan réunit
des troupes et des navires et se disposa à passer en Espagne. Le
6 cbawal 740 (5 avril 1 3 4 0 ) la Hotte musulmane, après avoir
battu les chrétiens, transporta en Espagne le souverain mérinide
et son armée. Abû'l Il.1s.1n fut reçu à Algésiras par Abû'l
Hadjdjâdj.
A quelque temps de là, les deux souverains marchèrent sur
Tarifa dont le siège commença le 3 Mohnrrem 741 (29 juin
1 3 4 0 ) . Le 7 dmmada II 7 4 1 (28 novembre 1 3 4 0 ) eut lieu la
bataille dont le résultat fut si désastreux pour les musulmans.
Les femmes du sultan Abû'l Hasan furent tuées dans leurs
tentes et son lils Tachfin resta prisonnier (Demombynes, 30 et
note 89). Comme nous l'avons dit. le père de Lisân ed Dîn
1. Les B.i'iii'] -Ola (icsccfldjiertt des princes mérinides exilés par le sultan
Abu Vùsof Ya qub dont ils menaçaient la sûreté (Demombvnes, 22).
trouva la mort dans ce combat. Poursuivant leurs succès, les
chrétiens allèrent enlever El Qala'a (Alcalá la Real) aux Grenadins, puis vinrent mettre le siège devant Algésiras.
Il est probable qu'Ibn el Khatîb assistait à la bataille de Tarifa
et peut-être même prit-il part à la malheureuse incursion qui
coûta la vie a Abu Mâlik. Il nous a dit, en effet, avoir exercé
sous Abû'l Hadjdjadj les fonctions de « qâïd » ; or ces fonctions,
toutes militaires, devaient lui faire une obligation de se trouver
où l'on se battait. En outre, il est naturel de penser que devant
Tarifa il se trouvait aux côtés du roi dont il était un des familiers.
c
Nous savons du moins qu'en R c b i II 744 (août-septembre
1 3 4 3 ) il accompagnait son souverain marchant au secours d'Algésiras assiégé par les chrétiens. Il profita du séjour qu'il fit à
Malaga, à cette occasion, pour réunir le « diwân » d'Ahmed ben
Çafuân qu'il rencontra dans cette ville. Sur sa demande, l'auteur l'autorisa, lui et son fils, à faire connaître cet ouvrage. La
licence (« idjâza ») inscrite sur l'ouvrage même était datée du
6 rebi' I I 7 4 4 (28 août 134.3) (Maq., III, 4 2 6 ) .
Les musulmans résistaient courageusement dans Algésiras. Le
sultan Abû'l Hasan, désireux de secourir les Andalous, s'était
rendu en personne à Ceuta pour y préparer des vaisseaux et des
troupes. Mais sa flotte fut battue par les chrétiens et il dut se
résoudre à guetter l'occasion de faire passer, a travers les navires
ennemis, quelques hommes et de l'argent. Il put ainsi envoyer
en Espagne un de ses fils qui vint camper à deux parasanges des
assiégeants.
Bientôt il ne resta plus dans la place que deux mois de vivres.
Le roi de Grenade demanda alors au sultan mérinide l'autorisation
de traiter. Cette autorisation lui fut accordée, et les chrétiens
entrèrent dans Algésiras le 26 mars 1 3 4 4 , après que les défenseurs en furent sortis. Une trêve de 10 ans ' fut stipulée, mais le
roi de Grenade dut se reconnaître vassal de la Castille et s'engager à verser un tribut de douze mille pièces d'or (Maq., II, 5 3 9 542 ; Mercier, I I , 289 ; Dcmombynes, 30).
La paix signée, Lisân ed Din regagna la capitale avec la cour.
En R e b i ' I 748 (= juin-juillet n 4 7 ) nous le trouvons à
Almería (JKi{a I, n é ) . Comme nous aurons l'occasion de le
1. Mercier dit 15 ans.
- > 6
-
remarquer, il dut beaucoup aimer les voyages où il trouvait des
occasions d'exercer ses qualités d'observateur sagace.
A cette époque, Lisân ed-Dîn était déjà l'objet des louanges de
ses contemporains. Nous en avons une preuve dans une pièce de
vers qu'Abû Y a h i y â Mohammed el Balânî lui adressait en Cha ban 749 (= octobre-novembre 1 3 4 8 ) à l'occasion de la circoncision de ses enfants (Maq., I I I , 4 3 7 ) En 749 (= 1 3 4 8 - 4 9 ) mourut le vizir Ibn el Djayiâb, chef des
secrétaires. Ce personnage, qui aimait beaucoup Lisân ed-Din,
avait dû le désigner au roi pour lui succéder. Nous savons déjà,
d'autre part, qu'Abû'l Hadjdjâdj était très bien disposé à son
égard. Aussi ne sommes-nous pas surpris d'apprendre qu'à la fin
de Chawàl 749 (= fin janvier 1 3 4 9 ) , Ibn el Khatîb devenait premier secrétaire et ministre du roi de Grenade (Maq., 1 1 1 , 4 2 , 5 2 ) .
Son pouvoir était grand et il sut en profiter au mieux de ses intérêts : oc II avait toute la confiance du souverain qui lui laissa le
soin de choisir les candidats aux emplois publics aux conditions
qui lui convenaient ; il amassa ainsi une fortune considérable »
(Maq., m , 5 2 ) .
c
Ce devait être l'usage de donner à prix d'argent les emplois
publics, carMaqqari ne fait suivre ce passage d'aucune réflexion
désobligeante à l'égard d'Ibn el Khatîb. Nous ne serons pas plus
sévères que lut !
A la mort du malheureux sultan Abû'l Hàsan, Ibn el Khatîb
fut chargé de porter les compliments de condoléances de son
souverain au nouveau sultan du Maghrib, Aboû I n â n . Nous
n'avons pas de détails sur cette mission, mais Maqqari ( I I I , 52)
nous apprend qu'il s'en acquitta à merveille.
Le I
chasvâl 7 5 5 ( = 1 9 octobre 1 3 5 4 ) , jour d e l a fête d e l a
rupture du jeûne, le roi Aboû'l Hadjdjâdj était assassiné pendant
la grande prière que les musulmans célèbrent ce jour-là en commun. Il procédait à la dernière « rak'a » lorsqu'un nègre sortant
des rangs des fidèles se précipita sur lui et le frappa d'un poignard. Transporté mourant au palais, il ne tarda pas à rendre le
dernier soupir. On l'enterra l'après-midi dans le cimetière du
palais à côté de son père Aboû'l Walid. Ibn el Khatîb prit la parole
pour célébrer ses vertus (Maq., III, 4 2 ) . Quant à l'assassin, qui
fut arrêté sur-le-champ, il ne répondit que par des paroles inintelligibles aux questions qu'on lui posa et on en conclut qu'il était
e r
fou. Il fut livré à la populace qui le massacra et brûla son corps
(Demombynes, 3 0 , note 9 4 ; Maq., III, 4 2 ) .
D'après Ibn Khaldoun (Demombynes, note 9 4 ) , le bruit courut que l'assassin n'avait pas agi spontanément. Il est probable
que ce bruit n'était pas sans fondement. On ne voit pas bien
quel intérêt pouvait avoir un malheureux esclave nègre à la mort
du roi *. Au contraire, bien des gens à la cour devaient souhaiter cette mort dans l'attente des largesses que tout nouveau souverain ne manquait pas de distribuer à ses amis.
Aboû'l Hadjdjâdj ne faisait d'ailleurs que continuer la triste
série des princes qui s'étaient succédé sur le trône depuis
Mohammed II el Faqlh : tous étaient morts de mort violente,
sauf un, Mohammed III, qui avait été déposé.
Cet événement modifia la situation de Lisin ed D m . L'affranchi
Ridouân, chambellan d'Aboû'l Hadjdjâdj et, avant lui, de
Mohammed I V , chef des esclaves chrétiens et tuteur des princes
royaux (Maq., III, j o , $2), fit proclamer Aboû 'Abd Allah
Mohammed, fils du défunt, et gouverna en son nom. Il le tint
môme enfermé pendant cinq ans, au dire d'Ibn Khaldoun
(Demombynes, 3 1 ) . Lisàn ed Din vit ses fonctions réduites à
celles de vizir (Maq., III, 5 2 ) . Toutefois, bien qu'amoindri, son
rôle dans l'état fut encore important: « Ridouân, dit Maqqarl, en
fit son lieutenant et l'associa à son autorité. » Leur action
fut, d'ailleurs, bienfaisante, car Maqqari nous dit que sous leur
administration, le royaume de Grenade connut de beaux jours
Maq., I I I , 5 2 ) .
Les éloges que Lisàn ed Din adresse ù Ridouân dans Ylhâta
( I , 3 2 9 ) sont une preuve des bons rapports qu'il entretint avec
lui.
Dans ce livre ( I I , 5), Ibn el Khatîb nous expose en ces termes
sa situation sous Mohammed V : •< Dès le début de son règne,
j'occupai auprès de lui l'emploi que m'avait confié son père,
notre maître (que Dieu soit miséricordieux pour l u i ! ) . Je me
tenais à ses côtés, j'étais chargé de la correspondance officielle
que je rédigeais en prose et en vers, je répondais aux requêtes, je
remettais les robes d'honneur. Le roi m'entretenait familière-
1. Je ne m'arrête pas a la
au trône ("Demombynes, 3 1 ) .
version qui fait de l'assassin un prétendant
- -
5
8
-
ment ; mes fonctions tenaient de celles du secrétaire et de celles
du vizir. Mon autorité était renforcée par un commandement
militaire. J'avais particulièrement pour mission de représenter le
roi au palais et dans la capitale. Je dirigeais l'État et je le fortifiais par la paix. J'étais indépendant dans mes fonctions; mon
influence et ma fortune étaient manifestes. Plus tard, ma puissance s'accrut, mon autorité s'affermit; mes rapports avec le
souverain devinrent plus intimes. Le roi m'éleva de la catégorie
des familiers au rang des vizirs, me traita avec des égards inouïs
et m'honora d'une intimité qui ne pouvait être dépassée. »
Il dit encore ailleurs : « Lorsque le sultan (Aboû'l HadjdjAdj)
mourut, son fils (Mohammed V) accrut la considération dont je
jouissais, éleva ma situation et ne prit d'autre conseiller que
moi » (Maq., III, 4 0 ) .
Il y a, on va le voir, une certaine contradiction entre ce que
nous ditLisân edDin et ce que nous savons par d'autres sources.
Lisàn ed Din grandit l'importance de sa situation sous Mohammed V avec le désir de paraître plus qu'il n'a été. Ibn Khaldoun
dit en effet : « Mohammed ( V ) fut gouverné par son affranchi
K i d o u â n . . . Celui-ci gouverna à sa place, dirigea l'État malgré
l u i . . . etc. » (Demombvnes, 3 1 ) . Si réellement il en fut ainsi
(et nous n'avons aucune raison de mettre en doute les parolesd'Ibn Khaldoun qui sont désintéressées), nous ne voyons pas
trop comment Ibn el Khaùb aurait pu tenir du roi la situation
qu'il prétend avoir été la sienne.
Il est possible que Mohammed, qui devait supporter difficilement le joug du terrible chambellan, ait cherché à gagner la
sympathie d'Ibn el Khatîb pour le lui opposer plus tard. On
comprendrait alors l'affection qu'il lui marquait; mais il ne pouvait pas lui faire partager une autorité qu'il n'avait pas.
Vers la fin de cette année (755 = 1 3 5 4 - 5 5 ) » Ibn cl Khatîb fut
envoyé en mission auprès d'Aboû 'Inan, sultan de Pas. Il était
chargé d'informer officiellement ce prince des événements qui
venaient de se produire à Grenade, de le féliciter au nom de son
roi de ses succès dans le Maghrib central , et, « suivant la coutume des princes andalous », de solliciter son appui contre les
chrétiens (Maq., III, 52 ; Ihitti, II, 6).
1
1. Abu ' InAn venait de renverser les 'Abd el Wadites et son autorité s'éteud.iit jusqu'à Roupie.
— 59 —
Il partit au commencement de Dzoû'l qa'da (= décembre
1354-janvier 1 3 5 5 ) accompagné d'une suite nombreuse choisie
parmi les personnages les plus distingués d'Andalousie. A la dernière étape avant Fas, il reçut une lettre d'Abû 'Abd Allah
Mohammed ib Marzûq le Tlemccnicn, premier ministre d'Abû
'Inân. Le porteur de la lettre lui amenait comme cadeau un cheval tout harnaché. Lisân ed Dîn ne demeura pas en reste de courtoisie épistolaire et envoya sa réponse le 27 dzoû'l qa'da = 12
janvier 1 3 5 5 (Maq., I I I , 4 3 9 ) .
Le 2 8 , il fut reçu par le roi : « Il s'avança vers le sultan et se
tint debout devant l u i ; puis, lorsque le cortège de ministres
andalous et de savants qui l'accompagnaient se fut approché, il
demanda l'autorisation de réciter une poésie en présence des confidents du souverain. Cette autorisation lui fut accordée et il
récita debout les vers suivants :
k O vicaire d'Allah ! bras du destin ! puisse-t-il (Allah) t'élever
tant que la lune brillera dans les ténèbres I
« Puisse sa main éloigner de toi les malheurs contre lesquels
les hommes sont impuissants.
« T o n visage est pour nous dans l'adversité, comme un flambeau dans la nuit; ta main, comme la pluie dans le désert aride.
« Sans toi, personne ne se fût établi sur la terre d'Andalousie
et n'y eût prospéré.
« On peut dire que l'Andalousie ne vit que de ta grandeur.
« Ses habitants, depuis que tu les as secourus, n'ont pas oublié
tes bienfaits et ne se sont pas montrés ingrats.
« Ils sont inquiets sur le bonheur qu'ils te doivent, m'ont
envoyé vers toi et attendent. »
Ces vers émurent le sultan qui invita Ibn el Khatîb à s'asseoir
et lui dit : a Tu ne t'en retourneras vers eux qu'avec tout ce
que tu sollicites », puis il le combla de bienfaits et lui accorda
ce qu'il demandait » (Maq.. III, 5 2 ) .
L'accueil du roi impressionna profondément les assistants.
Abû'l Qâsim ech-Cherif, une des autorités d'El Maqqarî, qui faisait partie de la suite du vizir, dit qu'il ne connaît d'autre
exemple d'ambassadeur ayant obtenu ce qu'il désirait avant d'exposer l'objet de sa mission (Maq., III, 5 2 ) .
Lisân ed Dîn dut rencontrer à Fez de nombreux savants que
la générosité du sultan y attirait. Parmi ceux qui composaient
habituellement la société du souverain mérinide. Thn Khaldoun,
— 6o - qui vivait lui-même à la cour, à ce moment, cite les suivants: Ibn
aç-Sarlar Abu Abd Allah Mohammed, un des docteurs de
l'époque les plus verses dans la connaissance du Qprâu ; £1 Maqqari Abu 'Abd Allah Mohammed, grand qâdî ; Ech-Charif el
Hasani, très versé dans la métaphysique et la science des traditions ; El Bordjl Abu'l Qàsim Mohammed b. Yahiyâ, secrétaire
du sultan, chef de la chancellerie, secrétaire d'État et, plus tard,
qâdî de l'armée; Ibn 'Abd cr Razxâq Abu 'Abd Allah Mohammed, savant d'une grande valeur {Autobiographie, XXXIV).
\a réputation dTbn el Khatîb et l'éloquence qu'il avait
déployée devant le sultan durent inspirer au monde savant de
l-'as le désir d'entendre ses leçons. Ibn Khaldoûn fut peut-être
alors un de ses auditeurs dans les réunions littéraires qui se
tenaient chez le sultan {Autobiographie, XXXV). Il dit, en effet,
dans son autobiographie, qu'il prit des leçons de plusieurs cheikhs
du Maghrib, « ainsi que des cheikhs espagnols oui venaient à
Pas remplirais missions politiques ».
Lisân ed Din ne demeura pas longtemps à Pas. Rappelé sans
doute par les occupations de sa charge, il reprit le chemin de
l'Espagne, enchanté des résultats de son voyage. Il arriva k Grenade au milieu de Moharrem 7 5 6 = janv.-fév. 1 3 5 5 (Ibdfa, II,
7 ) . Il dut être désagréablement surpris du changement qui s'était
produit à la cour pendant son absence. S'il faut en croire Ibn el
Ahmar dans le FaniîdQAïq., IV. 2 5 0 ) , Lisân ed Din ne retrouva
A son retour que l'ombre du pouvoir qu'il avait laissé à son
départ ; c'était là l'œuvre de Ridouàn qui allait bientôt éprouver
à son tour les caprices de la fortune.
(
Mohammed V avait un frère, Isniâ'il, qu'il tenait enfermé
dans un château voisin de son palais, par mesure de sûreté
personnelle, fsmà'il était d'ailleurs installé très confortablement
et ne manquait de rien, dit Ibn el Khatîb. Ce prince avait un
caractère faible et n'était pas dangereux par lui-même, mais les
ambitions qui reposaient sur sa tête justifiaient les précautions
prises S son égard (Maq., III, 5 0 ; Dcmombynes, 8 2 ) .
Sa mère qui avait réussi à venir habiter le même château,
tenait, peut-être par une préférence maternelle, à le faire asseoir
sur le trône et intriguait dans ce but. la.* jour de la mort de son
mari, elle s'était emparée d'une somme considérable qui se trouvait dans la chambre royale et appartenait au trésor (Maq., III,
•I 0- Elle avait donc de l'arcent. il ne lui manquait que de*
hommes : elle eut tôt tait d'eu trouver. Elle s'entendit avec son
gendre, le raïs Abu 'Abdallah Mohammed b. Abi'l Walid, de la
deuxième branche des Bani Nasr (Maq., III, $o), dont les
ancêtres avaient à plusieurs reprises disputé le trône aux descendants de Mohammed ech-Chcikh : « C'était un homme énergique et résolu, dit Ibn el Kbatib (traduit par M. Demombynes,
(p. 50) qui, par son entrain et ses conversations familières, savait
agir sur les hommes et trouver un appui parmi ceux qui étaient
mécontents du pouvoir ou que l'ambition agitait. » Le raïs, aidé
par un nommé Ibrahim b. el Fatb et par un de ses parents, le raïs
Abu Sa'id, recruta avec l'argent de sa belle-mère les hommes
nécessaires à l'exécution du projet (IMfa, II, 1 6 : Maq., III, 5 2 ) .
Sous le prétexte de rendre visite à sa tille, la veuve d'Abû'l
Hadjdjàdj put, sans éveiller les soupçons, régler avec son auxiliaire tous les détails du complot (/M/tf, II, 1 6 ) . Lisân cd Oin
accuse le régent Ridouàn de s'être montré négligent dans cette
circonstance, « il aurait pu, dit-il, s'apercevoir des intrigues de la
mère d ' I s m i ' i l . . . mais Dieu pour l'exécution de ses arrêts rend
insensés les hommes raisonnables *.
Ijc 27 ramadan 760 =• 22 août 1 3 5 9 , le complot était prêt.
Dans la nuit du 27 au 28, les conjurés au nombre d'une centaine se réunirent près d'un pont jeté sur le Darro contre une
aile de l'Alhambra. Il y avait à cet endroit, dans le rempart du
palais, une brèche faite en vue d'une réparation non encore exécutée. Munis d'échelles apportées à cette intention, les conjurés
escaladèrent le mur par la brèche, rencontrèrent un corps de
garde qu'ils réduisirent au silence, puis se dirigèrent vers la porte
dite d'KI Moutà', qui n'était pas gardée. Cette porte franchie, ils
se lancèrent dans le palais en criant et en brandissant des torches
allumées. Une partie des gardes et des domestiques du palais se
joignit à eux, l'autre s'enfuit épouvantée. • Chacun ne pensait
qu'a son salut ». dit Lisan cd Din (IM/ii. I. 2*X).
Une fois maîtres des lieux, les assaillaïusgmdés par leurs c h e f s
se divisèrent en deux bandes; tandis que les uns ayant à leur tète
le raïs allaient chercher Isma'il, les autres se précipitaient dans les
appartement* de Ridouàn. I!> en bridèrent les portes et faisant
irruption à l'intérieur massacrèrent le régent au milieu Je sa
famille. Ils pillèrent ensuite tout ce qu'ils trouvèrent chez lui
(Ihlfa, I, n 8 . II. t a ; Demombvncv Sa et suivante*; Maq., III,
II, jo).
— 62
-
Isma'îl fut amené à l'Alhambra pour y être prodamé : « on
le lit monter à cheval tout tremblant, les traits altérés, murmurant des paroles inintelligibles au milieu de ses gouvernants
dont les uns poussaient des cris d'allégresse et les autres criaient
la formule : « Je cherche auprès de Dieu un abri contre Satan. »
On lui avait mis dans la main un sabre à la façon des femmes qui
jouent avec des couteaux ou des ballerines des lieux de spectacle. On battit les tambours du roi et l'on prit aux écuries les
chevaux pour les monter ! La troupe se dirigea ensuite vers les
arsenaux et se partagea les armes. L'affaire était terminée 1 »
(II,\i(o, F, 2 3 9 ) .
Tandis que cette tragédie se déroulait dans l'Alhambra, le sultan Mohammed et son fils se trouvaient à côté, dans le jardin
d'F.l 'Arif, « célèbre par l'épaisseur de ses ombrages, le charme de
ses eaux co urautes et la brise suave et fraiche que l'on y respire »,
dit un auteur musulman. Il ne dut qu'à cette circonstance d'éviter le sort de son chambellan. Lorsqu'il entendit des cris et le son
du tambour il voulut rentrer au palais pour voir ce qui se passait : i! en trouva toutes les issues gardées ; a des lances le menacèrent et des flèches furent lancées contre lui ». Comprenant
l'étendue de son malheur, il revint en arrière, éperdu, ne sachant
que faire. Mais « Dieu lui rappela les virils exemples de sa
famille » et il reprit son sang-froid. Seul, avec quelques-uns de
ses gens, il ne pouvait songer à recouvrer de vive force le trône
qu'il venait de perdre. Il prit donc le parti de fuir. Vêtu de ses
vêtements d'intérieur, il sauta sur un cheval et partit à travers la
campagne vers Guadix, suivi de quelques cavaliers et couvert
par la nuit. Celui qui hier encore était souverain de Grenade « ne
possédait plus à cette heure que sa personne » (JHia, II, 1 2 ;
Maq., III, 4 4 , 5 0 ; Demombvnes, 82 et suivantes).
Mohammed arriva à Guadix le matin même ayant lassé les
cavaliers que le raïs avait mis à sa poursuite. Ixs habitants lui
tirent le meilleur accueil et lui prêtèrent serment de fidélité,
a Pleins d'affection pour lui, ils auraient préféré perdre tous
leurs biens que de l'abandonner » (Maq.. III, 44 ; Demombvnes,
82).
Comme son souverain, I.isin edDin fut favorisé par la chance,
u Uirs de cet événement, nous dit-il. je me trouvais dans ma
maison de campagne ou je m'étais rendu scion la coutume des
gens de mon rang. J'évitai donc la mort, mais je n'échappai pas
au malheur 1 ( / ' v i v . 11. 1 3 ) .
-
6-3
-
Nul doute que, s'il se fut trouvé au palais dans la sanglante
nuit les gens du rais ne l'eussent point épargné. Il fut toutefois bien traité par le nouveau roi qui lui conserva son emploi
à la cour, n'osant pas se priver tout do suite de ses services. Mais
cette situation nu dura pas. Bientôt, le roi, a l'instigation de
son entourage, ordonna la confiscation des biens d'Ibn el K h a tîb, et le fit jeter lui-môme en prison, où il fut l'objet d'une
étroite surveillance (Maq., III, 40, $ ? ) • « L A ' » vit s'évanouir une
(bruine incomparable, sans pareille en Andalousie, par l'abondance des revenus, l'ardeur des animaux, la prospérité des terres,
l'éclat des armes, le luxe des vêtements, la richesse des meubles,
le nombre des livres, sans parler des vases, tapis, ustensiles, verreries, parfums, trésors, tentes, bâtiments, etc. » (Maq., III, 4 0 ) .
T o u t cela fut vendu à vil prix et dispersé (Maq., I, 4 0 ) .
Les parents du roi et sa suite eurent une large part des
dépouilles d'Ibn el Khatîb. II est même certain que son immense
fortune fut pour quelque chose dans la disgrâce qui le frappa ;
elle n'en fut pas, toutefois, l'unique cause, comme il le dit.
(Maq., III, 40). Les nouveaux maîtres de Grenade devaient douter de la fidélité de ses services et craindre qu'il ne se servit
de son influence pour travailler au retour de Mohamed V '. Il
faut aussi tenir compte des jalousies suscitées par sa rapide élévation. Dans cette petite cour de Grenade, combien d'ambitions
devaient s'agiter autour d'un trône toujours chancelant I Combien
de haines devaient naître des espérances déçues, des cupidités non
satisfaites ! Cette poignée de musulmans pressés chaque jour
davantage par leurs ennemis ne songeaient pas au danger qui les
menaçait, ne pensaient pas à l'éventualité d'abandonner un jour
cette belle Andalousie qu'ils aimaient tant. D'ailleurs, les Andalous étaient si peu musulmans I lui longue fréquentation des
chrétiens, l'influence du milieu physique avaient profondément
altéré leur caractère primitif: leurs vêtements mémo n'étaient
plus ceux de leurs pères*. L a m e dos conquérants s'était transform é e ; la conscience religieuse avait perdu sa rigidité; le sentiment de l'intérêt personnel primait celui de l'intérêt collectif.
Cependant les troupes d'Isma'il assiégeaient Guadix dont les
1. Ibn Khaldoua (.Maq.. III. , r ) Jh q:ic l.i>jn et l)!n tu: cnip'Noniié parce
qu'il avait été le lieutenant de Kidouau et un des piiier» de 1"lut.
2 flii S j ' I J l'ap. Maq.. I, 1 «»5 » nnu< a p p i r d
J«. M<n :cmpi le» prince»
et îe> x i l d . i t » >'.;ah'!'a:em ^oiv.r.'.i. ¡ 0 cir.i.:uT.« ^u:? \01sn-.
murs protégeaient le sultan déchu. Les habitants lidèles à leur serment refusaient de reconnaître l'usurpateur (Iha(,t, II, 1 2 ) .
Mais la résistance ne pouvait se prolonger indéfiniment et le jour
n'était pas loin où la place serait emportée d'assaut ou obligée
de se rendre faute de vivres. Mohammed le comprit et chercha
du secours au dehors.
Il s'adressa d'abord au roi de France, Charles V (Maq., III, 4 5 ;
Demoiubynes, 8 4 ) . H espérait que ce prince, ennemi de Pierre
le Cruel, lui fournirait de l'aide contre Isma'il, allié de ce dernier. Cet espoir fut déçu, et l'ambassadeur qu'il lui adressa,
revint sans avoir rien obtenu (Deuioiubyues 8 5 ) . Mohammed se
tourna alors vers le Maghrib et implora le secours d'Ahoû Salem
qu'il avait autrefois accueilli i Grenade. Ibn el Khatjb, de son
côté, faisait entendre ses plaintes au sultan de Fas. Le vizir de
ce prince, Ibn Marzoùq, qui avait autrefois accompagné son
maître en Andalousie et s'était lié d'amitié avec Ibn el Khafîh,
fut, dans ces circonstances, très utile aux victimes du raïs Mohammed . Il sut montrer à son maître qu'il serait de bonne politique
de faire venir à Pas le sultan déchu, dont la présence deviendrait
une arme contre le gouvernement de Grenade. Nous savons, en
effet, qu'il y avait en Espagne de nombreux princes mérinides exilés. Ces princes, soutenus par les Grenadins, pouvaient toujours
susciter des embarras à celui de leurs parents qui régnait à Fas.
Abu Salem entra dans les vues de sou ministre et fit demander à Grenade, pour Mohammed V, l'autorisation de s'embarquer. Le nouveau gouvernement ayant accordé cette autorisation,
le sultan dépêcha un de ses conseillers Abùl Qâsim ech-Charii
le Tlemcenien, chargé de ramener l'ex-roi. Cet envoyé était en
outre porteur d'une lettre autographe de son souverain demandant la liberté de Lisait ed Din et la posant comme condition de
son alliance avec les Andalous (Maq., III, 40, 50, 5 3 ; Ilkifa, II,
•3.)
Abù'l QAsim ed Charil se rendit d'abord à Grenade, là, il lit
élargir Lisân ed Din et revint avec lui à Guadix. où il arriva le
10 Dzoù'l Hidjdja 760 (— 2 nov. 1 3 6 9 ) , jour de la fête des
sacrifices (Maq., Il, 65, 48, 5 1 ) . Le lendemain, le cortège se
mettait en route pour gagner Marhilla (Maq., 111. |>) où devait
avoir lieu l'embarquement. I.es habitants de Guadix accompagnèrent en foule, les uns à pieds, les autres à cheval, celui
qu'ils considéraient comme leur roi.
6>
-
On passa par Alpucntc, Lojà, Antequera, Coin ; dans
toutes ces localités la population montrait la peine que lui causait le malheur du roi Mohammed (Maq., III, 45 ; l\}à\a 1 3 ) . Le
24, les exilés s'embarquèrent à Marbilla sur des- vaisseaux que
Pierre de Castille avait mis a leur disposition [Ihâ{a, II, 2 3 ) ' . Ils
s'arrêtèrent quelque temps à Ceuta (//w/if, U, 1 3 ) pour organiser
la caravane qui devait les amener à Fa», puis prirent le chemin de
cette ville.
Le 6 mobarrem 761 (— 28 nov. 1 3 5 9 ) ils parvenaient au terme
de leur voyage. Ijc sultan Abu Salim au milieu d'un cortège
imposant vint lui-même les recevoir hors de la Ville-Neuve. De
part et d'autre l'on mit pied à terre au moment des salutations,
puis, remontant achevai, les deux souverains et leur suite se rendirent au palais, où un grand repas était préparé. Lorsque chacun
eut occupé sa place, Mohammed étant eu face d'Abù Salim; Ibn el
Kharib se leva et récita la fameuse « Qacida » en « ra » dans
laquelle il demandait pour son roi et pour lui-même la protection
du souverain et de Fès.Ce poème était si bien tourné qu'il arracha
des larmes aux auditeurs, au dire d'Ibn Khaldoun qui assistait à la
réception. Le sultan mérinide y fut sensible et promit l'assistance
qu'on lui demandait, « Ce lut un grand jour», dit Ibn cl Kharib.
Mohammed et sa suite furent comblés d'honneurs et de cadeaux;
son vizir fut particulièrement touché par les faveurs d'AbùSalim, qui lui assigna une pension, lui octroya des terres et le fit
asseoir à la première place de son conseil (Maq., III, 40, 4 5 , 48,
i $ i etsniv.; Demombynes, 85; /7w/<i, II, i j ) .
Lisàn ed Din vécut quelque temps a Fas dans l'intimité du sultan. Il devait s'occuper de littérature et de science ne pouvant
dépenser son activité dans les aflaires politiques. Nous savons
qu'Ibn Khaldoun copia pour lui, à cette époque, des poésies d'EI
Bordji (Maq., III, 4 4 4 ) .
Ibn cl Kharib ne tarda pas h s'ennuyer à Fas; soit qu'il eût
tiré de cette ville tout le profit intellectuel qu'elle pouvait lui
offrir, soit qu'il jugeât son existence trop monotone, soit encore
qu'il escomptât les avantages pécuniaires qu'une tournée dans le
pays pouvait lui rapporter, il demanda l'autorisation Je voyager
dans les provinces de l'Empire. Le suitan acquie>ç.i .1 son désir.
1. Ibn Khaldoun < * ? . Maq.. III. J I ) dit que la traversée eut heu en Dxoùl
Qa'.lj" M*qqari rel*ve l'crei'-- V o i Dfniom:--?-;''. -
—
U —
et ordonna aux gouverneurs de se montrer généreux envers
l'hôte distingué qu'ils allaient recevoir. Oisons tout de suite que
cet ordre fut exécuté à la lettre et que Lisân ed Dln réalisa dans
son voyage une fortune respectable (Maq., DU, 5 3 ) . Nous pouvons
d'ailleurs supposer que dans le tracé de son itinéraire, il se laissa
guider autant par la richesse des provinces que par des considérations moins matérielles.
Il se rendit d'abord à Miknisa. Cette ville, une des plus importantes du Maghrib el Aqsa, était la résidence de nombreux
savants avec lesquels il entretint de bonnes relations (Maq., ITT,
180). Il faut, toutefois, faire une exception pour le qâdi Ibn AH
Rommàna. Ce personnage s'étantabstenu devenir à sa rencontre,
comme durent le faire les notabilités du pays, Lisân ed Dîn lui
adressa une lettre de reproches qui commençait par ces vers :
a Ibn Abl Kommâna m'a fait un mauvais accueil, il m'a fui
et s'est gardé de moi.
a II m'a caché ses graines, n'ignorant pas que j'étais son hôte
et que j'avais droit à ses égards.
a Mais il a pensé qu'en véritable Occidental je ne me nourrissais pas de graines de grenade s (Maq., III, 77).
Lisan ed Dîn ne laissa pas que d'Être enchanté du l'accueil des
Mikuàsiens et demeura plusieurs jours dans la ville (Maq., IV,
1
24).
De Miknàsa, il se rendit dans la région de Marrakech « pour
y visiter les hommes pieux et y voir les monuments du passé »,
dit-il lui-même. Nous n'avons aucun renseignement sur son
séjour dans la capitale de Yousof ben Tachfïn. Nous savons
seulement qu'il profita de son passage dans le pays pour visiter
le tombeau d'iil Mo'tamid à Aghmâtoù la tristesse du lieu et les
souvenirs qu'il évoquait lui arrachèrent des larmes (Maq., IV,
183).
A l'issue de ce voyage, Ibn et Khatîb entra dans une période
de ferveur religieuse et de recueillement, ou bien, lassé des agitations de la vie politique, il voulut jouir en paix de la fortune que les
libéralités un peu forcées de ses hôtes lui avaient constituée.
D'ailleurs, son goût pour l'étude devait lui faire envisager agréablement une existence exempte de soucis et qu'il pourrait consacrer entièrement aux occupations de son choix.
1. Ibn el Khatib je-uc sur le mot rommHua qui signifie « grenade ».
Quoi qu'il en fût, il ne revint pas à Fas mais choisit pour
résidence le « riWt » de Sale. A son arrivée, son premier soin
fut de visiter' les sépultures des princes mérinides. Sur le tombeau du sultan Abû'l Hasan il récita un poème en « ra » dans
lequel il implorait l'intercession de ce prince pour rentrer en possession de ses propriétés de Grenade et le priait d'intervenir en
sa faveur auprès du sultan Abû'l Sâlcm (Maq., III, 48, s* : I V ,
3 1 , 1 3 5 ) . Le souci des intérêts matériels, ou le voit, ne le quittait
pas.
Il s'établit ensuite dans une « ziouia « e t v vécut tranquille
•< dans la retraite et ne manquant de rien »(//jw/rr, II, 1 4 ) .
Il se trouvait si bien dans sa nouvelle situation qu'il se
proposait d'y demeurer jusqu'à sa mort, après avoir accompli le
pèlerinage des lieux saints. C'est au moins ce qu'il dit dans une
lettre adressée à Ahoù Salem et datée du 11 redjeb 761 = 2 8 mai
1360 (Maq., I I I , 3 9 3 ) . Par cette même lettre, il priait le sultan
de lui faire restituer les biens confisqués par le rais Mohammed
et, afin de toucher son auguste correspondant, il évoquait encore
le souvenir du « grand sultan Abû'l Ilasan >. Sa prière fut
exaucée et quelques jours plus tard, le 24 radjah -- to juin, le
souverain l'informait qu'il avait fait partir pour Grenade, deux
envoyés chargés d'obtenir la satisfaction qu'il réclamait (Maq., m.
389). Un mois après, Ibn e! Khatib apprenait par A b u Sàlem
lui-même la chute de Tlcmcen tombée aux mains des Mérinides.
Il se hâta de répondre par un écrit de circonstance. (Maq., III,
1 9 ) et célébra dans une « qacida > la victoire désarmées de son
protecteur.
L'ex-roi de Grenade, Mohammed, ne renonçai: pas au trône.
Sur ses instances et grâce à l'entremise d'I'rn Khaldoûn(r/H/aWograpine, X L I I ) qui était au mieux avec le sultan. A b u Salem
consentit à lut prêter son aide pour une tentative de restauration.
Le 17 chawwal 762 (20 août r } 6 r ) au matin, Mohammed et
sa suite quittèrent Fas. A b u Salera entouré de sa cour, reçut
dans le jardin de Maçara les adieux de ses hôtes. Une foule
nombreuse, sortie de la ville, regardait avec émotion le cortège
des Andalous s'éloigner (Maq.. III. 47 : V<à{û. H, 1 4 ) .
Un mois plus tard, le 20 dxoù'1 qa'da 763 (= 21 septembre
t. A C h e r * .
— 68 —
1 3 6 1 , le vizir 'Omar b. 'Abd Allah b. 'AH et le chef de la milice
chrétienne, Garcia, renversèrent A b u Salem et le remplacèrent
par son frère A b u 'Omar Tâchftn. Le malheureux A b u Salem
essaya en vain de résister. Abandonné par ses soldats et par ses
partisans au nombre desquels se trouvaient les vizirs Mas'oud
b. Rahou et Solamiân ben Daôud dont nous aurons à reparler, il
dut fuir et se cacher dans la campagne. Quelques jours après,
ses ennemis le découvrirent et l'amenèrent à Fas où il eut la tête
tranchée (/{fcifrf, I. 1 7 8 ; Mercier, Tl, 3 1 9 ) . Après une période
d'anarchie de plusieurs mois, le prince Abu Zeyân Mohammed
remplaça sur le trône Abu 'Omar Tâchlin.
Le nouveau sultan continua a Lisân cd Din, qui était venu de
Salé lui présenter ses hommages (Maq., III, 300), les faveurs dont
il était l'objet de b part d'Abû Salem. Le Näß el Ttb (III, 3 7 7 )
renferme une lettre dans laquelle le prince lui renouvelle l'attribution d'une pension de cinq cents dinars « ochri » à prendre
sur les revenus de la ville de Salé, affranchit de tous droits d'entrée
les objets de consommation qui lui sont destinés et exempte de
tous impôts les terres qu'il fait cultiver. Cette lettre est datée du
10 rabi' Il 763 —- 6 février 1 3 6 2 .
Pendant qu'au Maroc les prétendants se disputaient le trône
de Fas, en Espagne Mohammed faisait des progrès vers Grenade.
A son arrivée en Andalousie, il s'était d'abord rendu à la cour
de Castille, mais ne trouvant pas auprès de don Pedro le
secours sur lequel il comptait et qui, peut-être, lui avait été
p r o m i s , il avait prié Ibn Klialdoun d'intervenir auprès du vizir
'Omar b. 'Abdallah afin d'obtenir Ronda alors possession mérinide. Il pensait attendre dans cette ville l'occasion de rentrer à
Grenade (Maq., III, 5 3 ) . Ayant obtenu ce qu'il désirait, il
demeura quelque temps inactif puis, après s'être emparé de
Malaga, il se disposa à marcher sur la capitale.
Devant le succès de son compétiteur auquel, du reste, le pays
était favorable, le raïs Mohammed qui s'était fait proclamer après
avoir fait mettre à mort Isma'il (Maq., III, >o) considéra sa
situation comme perdue. Il réunit ses trésors et ses armes et alla
chercher un refuge à Scvillc, chez le roi chrétien. Il y fut suivi
1
1. Le ioi Je Ottilie demandait avec insistance le retour de Mohammed
(Mi«)., III.
\-)et ne cessait de ravager !e» frontière» du
.M>C . III. h j
royaume d'Isma'il
-
6
9
par le « chef des auxiliaires », Idris ben 'Abdallah, sa garde et ses
partisans, c'est-à-dire tous ceux qui pouvaient craindrs des représailles de la part du souverain légitime. Mais le roi de Castille trompa leurs espérances ; il lit exécuter le raïs et ses
compagnons et fit emprisonner Idris b. 'Abdallah avec quelques
antres cavaliers'. D'après Gayangos, les prisonniers musulmans
durent se battre les uns contre les autres : ceux qui ne prirent
pas part à cette lutte odieuse furent vendus comme esclaves. Ixs
tètes des morts furent expédiées à Mohammed Y qui les fit exposer sur les remparts de I'Alhambra à l'endroit 011 les conspirateurs avaient jadis pénétré(ltyla. II. 1.1; Demombynes, 69, 70).
Après la fuite du raïs, Mohammed V s'était dirigé vers Grenade aux acclamations des Malagats; il rentra dans sa capitale le
samedi 20 djumâda II763
16avril 1362)(//*/{«, II, 15 ; Maq.,
III, S î ) . Ihn el Kharib lui écrivit pour le féliciter (Maq., IV,
106).
De retour au pouvoir, Mohammed V mit A la tête des
« défenseurs » leur ancien chef Yâhiyà b. 'Omar et prit pour
conseiller intime son fils 'Othmân (77«f/if. IT, 20; Dcmombvncs,
îORn quittant le Maroc, Mohammed V avait laissé a Fas quelques
membres de sa famille, dont son fils Abu \VtVx. Le nouveau sultan de Fas les retint prisonniers comme gage de la restitution de
Ronda (Ifalta. II, 1 j ) . Knfin, un accord intervint entre les deux
souverains et le vizir 'Omar b. "Abdallah chargea Ibn cl Kharib
de ramener à leur père les princes îusirides (Maq., III, 5 3 ) . Ce
fut peut-être Mohammed V lui-même qui pria Lisan ed Dîn
d'accepter cette mission.
Quoi qu'il en ait été, Ibn et Kharib ne fut pas enchanté, il le
dit du moins, de l'obligation qu'on lui faisait de retourner à Grenade. Il n'osa ou ne put cependant refuser, et quitta sa retraite
de Salé pour prendre le chemin do l'Espagne (Maq., III, •(>). Il
arriva à Grenade le 2oCha'ban763 (« 14 juin 1 3 6 a ) (/fw'/n, II,
1 5 ) ; il fut reçu par son souverain avec des manifestations de la
plus vive affection - Le jour de son arrivée, il récita une magnifique « qacida » en « Mm « qui est une de ses plus belles
oeuvres poétiques. Le sultan émerveillé demanda, dit-on. qu'on
t. Pour tenir tes engagements envers Mohammed V. dit Ibn Khaldoun
ap. Maq.. m. JJ.
-
7
o —
l'inscrivit sur les mura de l'Alhambra où on pouvait encore la lire
au temps d'Kl-Maqqarî (Maq., IV, 1 7 4 ) .
Mais en acceptant la mission dont on l'honorait, Lisân ed
Dîn n'entendait pas prendre rengagement de demeurer à Grenade, ci, des sou arrivée il lit connaître sou intention d'accomplir le pèlerinage à la Mecque (Maq., III, 41 ; llklta, JJ, 1 7 ) .
Ce devait être, sans doute, chez lui un projet arrêté depuis
longtemps car à cette époque il avait déjà manifesté à plusieurs
reprises son désir de satisfaire le pieux devoir qui pousse les
musulmans vers la Ka'aba. Il est probable que suivant l'habitude
des Occidentaux il aurait profité de son voyage pour entendre
les leçons dos maîtres de la Syrie et de l'Egypte et visiter les
bibliothèques de ces pays. La curiosité du lettré se joignait souvent, dans ces occasions, à la foi du croyant.
Mais le roi qui tenait à ses services s'efforça de le retenir auprès
de lui. 11 sut faire valoir de bonnes raisons dans lesquelles les
promesses durent avoir leur place, cir Lisân cd Dîn se laissa convaincre. Il resta donc à Grenade comme vixir, et d'autant plus
puissant, qu'il avait mis peu d'empressement à accepter cette
charge. Nous pouvons supposer qu'il avait posé de telles conditions au roi que celui-ci en les acceptant avait abdiqué entre ses
mains une grande partie de son autorité ; aussi cette deuxième période do sa vie politique vit-elle l'apogée de son pouvoir (Maq.,
III, 4 1 . 5 3 ; Ilxila, II, 1 7 ) . o Son oeil s'étendait jusqu'au Maghrib », dit Ibn Khaldoûu (ap. Maq., 1 1 , $ 5 ) . « Le roi régnait,
moi je gouvernais », semblc-i-il dire lui-même dans 17/w/u, II,
17)-
Comme nous l'avons déjà vu, le chef des • défenseurs », était
Yàhiya b. 'Omar, dont le fils 'Othmân, après avoir considérablement aidé Mohamed V à remonter sur le trône, était devenu
un des premiers personnages de la cour (JhUa, il, 20 ; Demombynes, 33 ; Maq., III, 1 5 4 ) . Lisân cd-Din vit avec dépit la faveur
dont jouissaient ces deux personnages et résolut de les écarter. 11
représenta au roi combien sa confiance était mal placée et quel
danger les princes mérinides faisaient courir à son pouvoir.
Mohammed V prêta l'oreille à ses observations et suivit les conseils qu'il lut donnait. 'Othmân et son père furent éloignés de la
cour, puis enfermés dans une prison d'Alméria(23 ramadan 764
— 6 juillet M 6 i ) - Quelques années après ils étaient exilés et
- 7»
- Ic champ devint libre pour Lisân ed Dîn » (Maq., III, 54 ;
Dcmombynes, 3 3 ; Ibdta, II, 20
Si, dans cette affaire, Lisân cd Dîn fut pousse uniquement par
le désir égoïste de dominer seul l'esprit de son souverain, nous
ne pouvons que le blâmer de n'avoir pas su résister à l'entraînement du l'ambition. Cependant Ibn Khaldoûn (apud Dcmombynes, 3 3 ) e n parlant d''Othmân et dcYahiya dit que des intrigues
furent la cause de leur disgrâce. Ces intrigues, n'en auraient-ils
pas été eux-mêmes les auteurs et le danger que Lisân ed Dîn
faisait pressentir i Mohammed n'était-il pas réel ? On pouvait
tout craindre de la part de ces princes déportés en Espagne à
cause précisément des troubles qu'ils suscitaient à tout instant
au Maroc. Peu leur importait la légitimité du souverain et la
sûreté de l'Etat. « ... Condottieri de savoureuse figure, qui,
comme leurs congénères d'F.uropc, vont en toute indépendance
où il y a de grands coups à donner et de bon butin à recueillir »
(Dcmombynes, 70) ils ne doivent pas nous inspirer une trop
grande confiance. En somme, il faut reconnaître, que la sûreté
de l'Etat était mieux sauvegardée par Lisân cd Dîn que par
Yahiya et 'Othmân. Le caractère militaire du « chef des défenseur. », la force dont il disposait, la mentalité un peu 'spéciale
que l'on s'accorde â reconnaître à ces « condottieri » mérinides,
et surtout le prestige de leur origine n'étaient pas précisément
des gages de fidélité.
Maintenant Ibn el Khatibestle plus haut personnage de l'Etat.
Il domine l'esprit du roi, qui lui abandonne l'administration du
royaume et compte ses fils parmi ses commensaux intimes. « Ibn
el Khatfb, dit Ibn Khaldoûn, faisait la pluie et le beau temps
(litt. « l'ouverture et la fermeture ») ; tous les visages étaient
tournés vers lui, toutes les espérances reposaient sur lui, les
grands et le peuple se pressaient à sa porte » (apud Maq., III,
Le pays n'eut pas a se plaindre de son administration; Grenade connut une prospérité qui rappelait les plus beaux jours des
Omayades, et cette période de son histoire n'est pas la moins glorieuse. Rien n'échappa à l'attention de Lisân ed Dîn. Il fit restaurer les murailles des villes frontières ; remettre en état les
vieilles forteresses et édifier de nouvelles défenses là où elles
1 . I . 7 W / i ' ne donne pa* l a causes de 1« dUgrAcc de cespenonna-es.
— 72 —
étalent nécessaires ; sur son ordre, l'on construisit partout des
citernes, précaution utile dans un pays sujet à de grandes sécheresses. A Grenade, le palais de l'Alhambra vit ses murailles restaurées ; et « afin de perpétuer le souvenir de son roi » le vizir
fonda un collège et un hôpital '. L'armée et la marine furent
aussi, et d'une façon toute particulière, l'objet de ses soins (Ibd(a,
» , 1 8 , 29)-
Si nous comparons la situation du royaume de Grenade a celle
que présente i ce moment le Maghrib affaibli par les luttes des
prétendants, ou encore à celle de la Castille déchirée par les
guerres civiles du triste régne de Don Pedro, nous reconnaîtrons
que l'homme qui faisait briller d'un si vif éclat les derniers
restes de l'Espagne musulmane est digne d'occuper une place
de choix dans l'histoire de la péninsule.
Même en faisant la part des circonstances favorables à son
gouvernement telles que la faiblesse des Etats voisins où les prétendants qui se disputaient le pouvoir sollicitaient l'appui du
prince nasiride, et en tenant compte de la vitalité extraordinaire des populations musulmanes d'Espagne si bien adaptées au
pays, il reste encore à Ibn el Khatib le mérite d'avoir su profiter
habilement de la situation pour alTenuir une autorité jusqu'alors
chancelante et grouper autour d'elle les énergies d'hommes forts
mais à l'esprit exceptionnellement frondeur.
En Rebil 764 (= déc. 1362-janv. 1 3 6 3 ) , Ibn Khaldoùn arriva
en Espagne. En froid avec le vizir 'Omar b. 'Abd Allah il avait
dû quitter le Maroc et Mohammed V, reconnaissant des services
rendus, lui avait réservé le meilleur accueil. Lorsqu'il débarqua
à Gibraltar il reçut d'Ibn el Kbadb une aimable lettre dans
laquelle il se réjouissait de sa venue et lui exprimait sa satisfaction
de la manière la plus cordiale (Autobiographie, XL1II). « Le 8
Rcbi, I ( = 25 décembre), dit Ibn Khaldoûn, je m'approchai delà
ville et le sultan qui s'était empressé de faire tapisser et meubler un
palais pour me recevoir, envoya au devant de moi une cavalcade
d'honneur composée des principaux officiers de sa cour. Quand
j'arrivai en sa présence il m'accueillit d'une manière qui montrait
combien il reconnaissait mes services et me revêtit d'une robe
d'honneur. Je me rerirai ensuite avec le vizir Ibn Khatîb qui me
1. Une inscription comraéraorarive de U fondation de cet établissement le
trouve a l'Alhambra. Kl le porte le* dates de nsoharrem 767 à ckmwwdl 76S
(sept IJ6{ 1 mai
(Demomhyrw». (X).
conduisit au logemcut qui m'avait été destiné. Dès ce moment,
le sultan me plaça au premier rang parmi les personnes de sa
société ; je devins son confident, le compagnon de ses promenades a cheval et de ses parties de plaisir. »
L'année suivante, Ibn Khaldoun fut chargé de se rendre a la
cour de Castillc pour négocier un traité de paix. Quand il revint,
ayant mené à bien sa mission, le roi lut marqua sa satisfaction
en lui octroyant tes revenus du village d'El Bira (Autobiographie,
XLIV). Quelques jours après eut lieu la fête du « Mouloud ».
L'anniversaire du la naissance du prophète était a cette époque
célébré avec une grande pompe par les rois du Maghrib et de l'Andalousie (Maq., IV, 1 9 3 ) . A cette occasion, Ibn Khaldoun récita
devant le sultan un poème de sa composition (Aiitobiograplric,
XLV).
On voit que le futur auteur du KilAb tl 'Ibar avait en Andalousie beaucoup de succès et soit en politique, soit en littérature rien ne lui manquait qui pût éveiller la jalousie de Lisan ed
Dîn. Celui-ci, en effet, ne tarda pas à concevoir des inquiétudes
sur les intentions secrètes d l b n Khaldoun. Il sut toutefois cacher
ses craintes et leurs relations, en apparence au moins, restèrent
cordiales. Il en fut ainsi jusqu'au milieu de 768 = 1 3 6 4 - 6 5 . Nous
empruntons à Ibn Khaldoun lui-même le récit des causes qui
l'obligèrent a quitter l'Espagne : « Mes ennemis secrets et des
gens qui ne vivaient que dans la délation parvinrent à exciter sa
méfiance à mon égard en dirigeant son attention sur mon intimité avec le sultan et sur l'extrême bienveillance que le prince
me témoignait. Malgré la haute influence que le vizir possédait
et la grande autorité qu'il exerçait sur toute l'administration de
l'Etat, il céda à la jalousie et je pus m'apercevoir de ses sentimenu a un léger degré de gêne qu'il trahissait malgré lui » ( y / « / i > biograpbii).
Ibn Khaldoun résolut de quitter Grenade en prenant un prétexte « afin de cacher au roi la conduite de son vizir et de ne
pas troubler la bonne intelligence qui régnait entre eux » {Autobiographie).
Il ne faut peut-être pas prendre au pied de la lettre les assertions d'Ibn Khaldoun : • Qui n'entend qu'une cloche, n'entend
qu'un son », dit le proverbe. Il est très possible qu'Ibn Khaldoun,
en quête d'une situation, ait eu réellement l'intention de prendre
-
71 —
la place d'Ibn el Khatfb en s'insinuant dans les bonnes grâces du
roi. Les intrigues auxquelles il fut mêlé au Maroc nous permettent
de supposer qu'il ne fut pas aussi innocent qu'il veut bien le
dire. De toutes manières il est certain qnc la nature de ses multiples talents cri faisaient un hôte dangereux pour la tranquillité
du vizir de Mohammed V.
Nulle part, au moins à ma connaissance, LisJn cd Dln ne
fait la moindre allusion aux craintes que lui inspira la conduite
d'Ibn Khaldoùn à cette époque. S'il eut des raisons pour douter
de sa loyauté il fut assez discret pour les taire.
D'ailleurs cet incident n'altéra pas profondément leurs sentiments réciproques. Le jour où Ibn Khaldoùn quitta Almeria il
reçut du vizir une lettre fort aimable et si bien tournée que
Maqqarl (IV, 1 2 6 ) déclare n'en avoir jamais vu de pareille.
Plus tard, Ibn cl Khatib lui adressa & Biskra deux lettres remplies
de compliments et de protestations d'amitié (Autobiograpbit,
»97)-
En 767 ~— 1 3 6 5 - 6 6 , la guerre commença avec les chrétiens.
Devant les « compagnies blanches » de Duguesclin, le roi Pierre
avait réclamé le secours de son allié Mohammed, qui entreprit
aussitôt une série d'expéditions contre les partisans d'Henri de
Transtamare (Demombynes, 34).
En moharrem = septembre-octobre 1 3 6 5 eut Heu la « grande
expédition » de Jaen. Les musulmans s'emparèrent de cette ville
où ils firent de nombreux prisonniers et un butin considérable
(Ihdfa, il, 5 3 ) . De (à ils se dirigèrent vers titrera (premiers jours
de rebi'I = fin novembre) qui ne put leur résister et fut
détruite en partie (Ibd(a, II, 5 3 ) . Après avoir dévasté les campagnes environnantes, le roi conçut le projet d'enlever Cordoue,
qu'il ne pat prendre malgré tons ses efforts.
Cet échec n'arrêta pas les incursions des musulmans en terre
chrétienne.
En cha'bao 767 (= avril-mai 1 3 6 6 ) , ils prenaient Patenta,
puis Bazgha ' et enfin le mois suivant Hiznajar (Ihdfa, II, 4 8 ) .
L'année suivante, a la même époque, c'est Utrera qui reçoit
leurs coups pour avoir massacré des prisonniers musulmans
(Ihûta, II, 5 6 ) .
En Dzû'l Ilidjdja 7 7 0 = juillet-août 1 3 6 9 , on lisait dans
1 Je n'ai pu identifier cette localité Faut 11 Hre il 'J « Priego » >
— 75 —
les mosquées du royaume une proclamation, rédigée probablement par Ibn el Khatib, invitant les musulmans à prendre part
à une expédition contre Algésiras. Les fidèles répondirent en
masse et tandis que les vaisseaux allaient bloquer cette ville par
mer, l'armée prenait la route du sud. Le sultan du Maghrib, Abd
el 'Axiz, envoya des secours aux Grenadius. Le siège commença le 23 dxu'l qa'da ; deux jours après la ville se rendit
(Ibdta, U, 5 8 ) .
Dans le courant de R c b i ' j j t — octobre 1 3 6 9 , les musulmans firent une expédition dans les environs de Sèvillc, résidence royale. Ils prirent F.stepona et Marehena, sauf les citadelles. Le butin recueilli à Marehena fut si considérable qu'il fit
baisser le prix des denrées chez les musulmans tandis que le
contraire se produisait chez les chrétiens. L'armée musulmane
n'alla, d'ailleurs, pas au delà de cette ville (Jbà{a, II, 5 8 ) .
La guerre prit fin en 1 3 7 0 , et Henri II signa avec le roi de
Grenade une trêve de vingt ans.
Si nous nous sommes étendus sur ces guerres entre Grenadins
et Castillans, c'est qu'elles occupent une période importante de
l'existence de Lisân ed-Dîn. Bien que nous n'ayons pas de
preuves certaines il est très probable qu'il dut prendre une part
active à la plupart de ces « razzias ». Ses fonctions dans l'Eut
auprès du sultau l'y obligeaient doublement et d'ailleurs en
faisant le récit de ces guerres il emploie souvent le pronom de
la première personne.
Cependant sa haute situation et la faveur dont il jouissait
auprès du sultan faisaient naître dans son entourage des jalousies haineuses qui, longtemps inactives, finirent par se manifester en de calomnieux propos.
Noos ne savons pas exactement de quelle nature furent les
premiers rapports dont il fut l'objet auprès du roi de la part du
qfcdl Ibn el Hasan et autres grand personnages (Maq., III, 7 4 ) .
Maqqari nous dit seulement que Mohammed V u'en tint aucun
compte (III, $ 4 ) . D'après ce qu'il nous apprend par la suite,
nous sommes en droit de supposer qu'elles avaient surtout trait
à ses opinions religieuses. C'était, en effet, l'accusation la plus
grave que l'on pût porter contre lui, la seule, peut-être, qui eût
quelque chance d'être prise en considération. A cette époque, les
sentiments religieux des musulmans étaient exaspérés par les
luttes incessantes soutenues contre les chrétiens et par les humiliations qne ceux-ci leur avaient fait subir. Le roi lui-même était
sévère sur la question religieuse : il l'avait montré en faisant
une guerre acharnée aux idées qui, i cette époque encore, menaçaient la pureté de la foi : « Il fit disparaître l'hérésie et s'acharna
contre les hérétiques et les « xindiq « 0 dont les chefs avaient
compromis la vraie religion. Il les fît poursuivre,des témoignages
furent produits et ils furent persécutés : l'on n'entendit plus parler d'enx » (Ifaita, II, 3 9 ) .
Le rot déçut l'espoir des ennemis de son vizir en faisant la
sourde oreille a leurs malveillantes insinuations. Lisân ed Din
ne fut pas inquiété, et ses relations avec son souverain demeurèrent ce qu'elles étaient auparavant.
Cependant, ayant eu connaissance des intrigues qui se
nouaient autour de lui, Ibn el Kharib entrevit le jour où sa
fuite deviendrait nécessaire. Il songea dés ce moment â se créer
hors de l'Andalousie des amitiés puissantes, à se ménager un
asile contre le danger dont il se sentait menacé.
Il y avait alors â la tète des « défenseurs » * le prince mérinidc'Abder-Rahman b. Abl Ifcllouscn. Ce prince après une vaine
tentative contre 'Abd el 'Azix s'était réfugié à Grenade avec son
ex-vizir Ibn Mas'oûd b. Masat. Ibn el Khatib l'avait fort bien
reçu et avait engagé le roi à lui confier le poste qu'il occupait.
'Abd el 'Azfx vit avec déplaisir la faveur dont Mohammed Y
honorait son ennemi. Bientôt après, il surprit une correspondance échangée entre Abd er-Rahman et des gens de son entourage. Il en conçut des soupçons contre Abd er-Rahman, soupçons qui ne firent qu'exciter son ressentiment contre le roi de
Grenade (Ibâia, II, a o ; Maq., III, 54 ; Demombynes, 3 6 ) . Ibn
el Khatib offrit alors au sultan de Fas de faire emprisonner son
ennemi s'il voulait bien lui réserver un emploi â sa cour le jour
où il le lui demanderait. 'Abd el 'Aztz accepta ces conditions par
une lettre autographe que son secrétaire, Aboû Yahiyâ b. Abi
Médian, porta â Grenade. Usant alors de son influence, Lisân ed
Din obtint du roi l'incarcération d'Abd er-Rahman et d'Ibn Masal qui restèrent en prison pendant tout le règne d'Abd el 'Aziz.
(Maq., m , $ 4 ) .
1. Libre» penseur*.
a. Troupe de volontaires qui avaient passé le détroit pour se battre contre
tes chrétiens.
D'après Ibn Khaldoun (Autobiographie), c'est 'Abd el 'Axh
lui-même qui aurait demandé à Mohammed V de mettre le chef
des « défenseurs » hors d'état de lui nuire. S'il en futainsi,nous
pouvons supposer que le roi de Grenade n'accéda à sa demande que
sur les instances de Lisan ed Dm. De toute manière, il paraît certain
que ce dernier acquit dans cette afiaire des droits a la reconnaissance d"Abd el ' A m .
Ibn et Kharib se ménageait par ailleurs d'autres ressources :
au dire d"Àbd Allah et Toûnisi (Maq., IV, 19), il envoyait fréquemment de flatteuses épltres au sultan de Tlemcen, Aboû
Hammou, car « il pressentait sa disgrâce et se préparait un
refuge », dit l'auteur qui nous fournit le renseignement.
Malgré l'insuccès des premières attaques, les adversaires d'Ibn
el Khaçib ne désarmèrent pas et leurs coups chaque jour plus
pressés, finirent par faire brèche dans l'esprit du roi. Ihnel Kharib
s'en aperçut ( M a q . , III, 7 4 ) et résolut de luir. Il rît en secret
ses préparatifs et, sous le prétexte d'une inspection sur les
frontières, il partir avec son fils 'Ali, escorté d'une troupe de
cavaliers (Maq., III, 5 4 ) .
Arrivé devant Gibraltar, alors aux Mérinides, il envoya au
gouverneur la lettre d''Abd cl 'Azfx dont il était porteur. Le gouverneur, déjà prévenu, sortit à sa rencontre et le fit entrer dans
la ville. Il fit ensuite préparer un navire qui transporta Lisàn de
Dln à Ceuta (Maq., III, 5 4 ) . Avant de quitter l'Espagne, l'exilé
volontaire adressa à son souverain une longue lettre dans laquelle
U exposait les motifs de sa conduite (Autobiographie).
A Ceuta, Ibn el Khatîb reçut le meilleur accueil des autorités
auxquelles le sultan avait donné des instructions. Après un court
séjour dans cette ville, il se rendit à Tlemcen où se trouvait
'Abd el'Axîz. On lui fît une réception magnifique : a Le sultan
fit monter à cheval ses familiers et les envoya à sa rencontre. Il
lui donna auprès de lui un poste où il trouva la sécurité et le
bonheur, et lui confia dans l'État des fonctions élevées qui le
rendirent puissant » (Maq., III, 5 4 ) . Afin que rien ne lui manquât, son protecteur envoya chercher sa famille restée en
Espagne (Maq., I. c).
Sa fuite donna beau jeu & ses ennemis. A peine eut-il quitté
l'Espagne qu'ils redoublèrent leurs efforts pour achever sa ruine.
1. Ihn Khiqin
-
7
8
-
Tous ses écrits furent examinés par eux avec l'intention bien
arrêtée d'y trouver des chefs d'accusation. Il leur fut facile de
relever des passages pouvant être défavorablement interprétés
pour leur auteur au point de vue étroitement orthodoxe. Ibn cl
Kharib, en effet, alHchait certaines opinions qui sortaient du
cadre ordinaire des croyances musulmanes. Un mysticisme outré
ou une incrédulité partielle le désignait à l'attention des « docteurs », vigilants gardiens des pures doctrines de l'Islam. Il fut
accusé de a Zcndaqa » et, comme tel, jugé et condamné par le
grand qàdl de Grenade, Abou '1 Hasan (Maq., III, 5 5 ) .
Lisiu ed Din répondit à ses ennemis par deux ouvrages intitulés l'un : L'escadron embusque, qui traitait des hommes du
viu* siècle ; l'autre, LenUvemciit de la muserolle, où il peignait
le qádi Abou' 1 Hasan. Tous les deux, mais surtout le dernier
étaient dirigés contre lu qàdi Abou' 1 Hasan qui s'y trouvait
fort maltraité.
Ibn el Kbatib chercha eu outre à se veuger du roi Mohammed en engageant le sultan 'Abd cl 'Aziz à s'emparer de l'Andalousie (Maq., III, s;, 5 8 ) . Devant ces menées qui le menaçaient
directement, Mohammed n'eut plus aucun ménagement et,
cédant aux avis pressants de son entourage, il dépécha le qàdl
Aboù 1 Hasan auprès d'Abd cl 'Azia pour l'informer de l'accusation qui pesait sur son protégé et pour le prier de le faire
juger ou de le lui remettre. Le qâdj appuyait sa demande de
cadeaux précieux. Mais 'Abd cl 'Azlz refusa d'exercer aucune
poursuite contre Ibn el Khatib, oc voulant pas violer l'hospitalité qu'il lui avait accordée. Il fit à l'ambassadeur cette réponse :
« Pourquoi, le sachant coupable, ne l'avex-vous pas puni alors
qu'il était à Grenade ? Quant à moi, je puis vous affirmer que
tant qu'il sera mon hôte, il ne lui sera fait aucun mal. > Puis,
loin de l'inquiéter, il multiplia les faveurs dont lui, ses fils ci
ses compagnons étaient l'objet.
Lisan ed Din s'installa a Fas, et, riche des largesses du sultan, se préoccupa de vivre luxueusement, faisant élever de somptueuses demeures et planter de magnifiques jardins.
Il échangea à cette époque avec le qAdt Aboûl ' Hassan une
correspondance dans laquelle ils exprimaient tous deux, avec
violence, leurs sentiments réciproques (Maq., l u , 6 4 ) .
Mais les événements allaient bientôt se tourner contre lui, et
le malheur qui semblait le poursuivre vint le relancer dans sou
— 79 —
asile. La série «les circonstances qui devaient amener sa triste tin
commença par la mort dn sultan mérinide : 'Abd cl 'A-lx mourut le 23 octobre 1 3 7 2 et le pouvoir passa de nouveau au vizir
Ibn d G h i x î qui fit proclamer le prince Es Said, jeune enfant « qui
n'avait pas encore perdu ses premières dents », dit Ibn Khaldoun.
Ibn el KharJb, alors à Tlemcen avec la cour, regagna Fas en
même temps que le vixir et l'armée. II conservait les faveurs du
gouvernement mérinide qui refusa une deuxième fois de le livrer
au roi de Grenade. Dès lors, il ne quitta plus Fas où il s'occupait à bâtir et a planter (Maq., III, 5 5 , 5 6 ) .
Peu de temps après le retour du régent à Fas, Ibn Khaldnûn
arriva dans cette ville. Il fut très bien accueilli par Ibn el Gbâzl
qui lui réserva une place au Conseil (ÂntiAnograpbie). I~a
présence d'Ibn Khaldoun ne dut pas être fort agréable à Lisait cd
Din. Bien qu'en apparence leurs relations se fussent conservées
cordiales, il est certain qu'Ibn el Kharib, du fait de sa situation
d'exilé, dut se trouver gêné en face d'Ibn Khaldoun qu'il avait
pu autrefois regarder du haut de sa grandeur. Aussi est-il probable qu'il pensa à chercher une autre retraite et que, dans cette
intention, il tourna ses regards vers le sultan de Tlemcen Aboù
Haramou qui, après la mort d"Abd el *Aziz, était remonté sur
le trône. En effet, vers la fin de 774 = 1 3 7 7 3 » il adressa une
poésie à ce prince pour le féliciter (Maq., III, 1 8 8 ) a l'occasion,
sans doute, de ses succès sur son compétiteur Aboti Zeyân.
3 -
IbnelKhatîb n'avait cependant pas à se plaindre d'Ibn clGhàzi
qui agissait avec beaucoup de loyauté et résistait toujours aux
sollicitations du roi de Grenade (Maq., III, 9 2 ) .
Ses affaires cependant prirent bientôt une tournure malheureuse. Mohammed V, qui cherchait a se venger du gouvernement
de Fas, mit en liberté Abd er-Kahman b. Ifclloûsen et son vixir
Ibn Masat. Le régent, pour répondre à cette provocation, songea
à envoyer en Espagne un d«s principaux membres de la famille
des Banoû '1 Ahmar et à lui fournir des troupes et de l'argent
pour qu'il entrât en compétition avec Mohammed V. Celui-ci,
apprenant ces projets, prit les devants, et se dirigea vers le littoral du détroit à la tète de ses troupes et accompagné d'Ibn
Ifelloûsen. Après avoir mis le siège devant Gibraliar.il donna au
prince mérinide des navires qui le débarquèrent, avec son vizir,
au pays de Bot'ouiya où il fut proclamé sultan (Maq., m, $ 6 ;
Demombynes, 3 6 ) .
— 8û —
Ibn el Gbixl craignant que le roi de Grenade ne fit quelque
tentative sur Ceuta nomma comme gouverneur de cette ville
son cousin Mohammed b. 'Othman en qui il avait une pleine
confiance. Il marcha ensuite contre 'Abd er-Rahman chez les
Bot'ouiya, mais, après quelques jours de lutte, il revint à Fas par
Taza dont 'Abd er-Rahman s'empara derrière lui (Maq., III,
La cause du retour d'Ibn el Châzi dut être la nouvelle des
événements qui venaient d'avoir lieu à Ceuta. Voici ce qui s'était
passé dans cette ville : Mohammed b. 'Othman sollicité par le
roi de Grenade qui lui faisait remarquer que la proclamation d'un
enfant (Es Sa'ïd) était illégale et, gagné sans doute par des
cadeaux, avait proclamé sultan, sur les indications de Mohammed V, un des fils d'Abou Salem, Aboû'l 'Abbâs Ahmed, alors
détenu à langer. Mohammed V avait promis de soutenir le prétendant par des troupes et de l'argent ; il demandait en échange
la place de Gibraltar, la remise des autres princes mérinides
prisonniers a Tanger, et celle d'Ibn el Khatib lorsqu'elle serait
possible.
Mohammed b. 'Othman se rendit alors a Tanger, délivra
Aboû'l 'Abbâs Ahmed et le fit reconnaître par la population de
Tanger et de Ceuta ; il donna ensuite au gouverneur de Gibraltar l'ordre de remettre la place au roi de Grenade. Celui-ci lui
envova une troupe de « défenseurs • et de l'argent (Maq., NI,
S
6).'
Ibn el Ghâzl essaya de circonvenir son cousin et de le ramener à sa cause ; les négociations étaient entamées lorsqu'il apprit
que les princes mérinides, dont il avait été question dans l'accord
intervenu entre le roi de Grenade et Mohammed ben 'Othman,
avaient été envoyés en Espagne. Il renonça alors à toute tentative d'arrangement et marcha sur Taza qui, nous l'avons vu,
était aux mains d'Ibu Ifelloùsen : il y rencontra une résistance inattendue (Maq., HI, 5 6 ) .
Sur ces entrefaites, Aboû'l 'Abbâs reçut d'Andalousie des
secours consistant en sept cents archers et une nouvelle troupe
de « défenseurs ». En même temps, Mohammed V faisait dire i
Ibn Ifelloùsen de se joindre â son cousin pour tâcher de s'emparer
de Fas. Aboû'l 'Abbâs se dirigea alors sur cette capitale à la tète
de ses partisans. On était alors au milieu de l'année 7 7 5 ( = r 1 3 7 3 7 4 ) (Maq., m, 56 et suiv.).
A la nouvelle de la marche d'Aboû'l 'Abbàs, Ibn el Ghaz! leva
le siège de T a n et revint vers Pas où il campa sur la colline
d'El'Arafc; puis, apprenant qu'Aboù'I 'Abbàs était au Zarboûn,
il résolut de l'attaquer avant sa jonction avec 'Abd er-Rahmau et
marcha contre lui. Arrivé à proximité de ses ennemis, il voulut
essayer une surprise et tenta d'enlever leur camp par un coup de
main; mais la position était trop forte et l'attaque échoua. Ibn
el Ghàsl défait, battit en retraite, et vint s'enfermer dans la ville
neuve de Fex; à son appel, la tribu des iloscm vint planter ses
tentes dans les oliviers qui entourent la ville, afin d'en empêcher
le siège (Maq., III, 5 7 ) .
'Abd cr-Rbanun, obéissant aux ordres d'ibn el Abniar. prit
lui aussi le chemin de Pas. Les deux prétendants se rencontrèrent
sur les bords de l'O. cn-Kadja où ils se prêtèrent serment de
fidélité. Ils s'approchèrent ensuite de la capitale et vinrent camper sur la colline d'Hl 'Aràfe (dzoù'l qa'da 775 — avril-mai
1 3 7 4 ) . Ibn el Ghàzl fit un dernier etl'ort pour les repousser et,
dans une sortie vigoureuse, courut les chances du combat ; il fut
battu une fois de plus, et dut s'enfermer dans la ville neuve pour
ne plus en sortir. Aboù'l 'Abbàs demeura sur la colline tandis
qu"Abd cr-Rahman allait s'installer de l'autre côté, en face de lui.
Ils entourèrent la ville d'un mur et s'acharnèrent contre les assiégés. Mohammed V leur lit encore parvenir des secours (Maq., III,
57).
Pendant le siège, les propriétés rurales d'Ibn cl Khatib furent
pillées et saccagées (Maq., /. f.).
Enfin, toute résistance étant devenue inutile, Ibn el Ghàzi
accepta les ouvertures de son cousin Mohammed b. 'Othman qui
lui montrait la vanité de ses efforts. 11 se rendit auprès d'Aboû'l
'Abbàs pour lui faire sa soumission et le reconnaître comme souverain. Après lui, les notables de la ville s'empressèrent d'aller
présenter leurs compliments au nouveau maître (Autobiographie,
Maq., III, 5 7 ) : * ... les fonctionnaires publics, dit Ibn
KhaldoAn (/. r . ) , tels que les jurisconsultes, les hommes de
plume et les hommes d'épée se rendirent auprès d'eux (Aboû'l
'Abbés e t ' A b d c r - R a h m a n ) ; ensuite, on permit à tout le monde
sans exception d'aller visiter les deux sultans, et je profitai de
l'occasion pour les voir. »
Le 6 moharrem 776 ( — 1 7 juin 1 3 7 4 ) , Aboù'l 'Abbàs lit son
entrée solennelle dans la ville de P a s ' . Il laissa la plus grande
initiative à son vizir Mohammed b. 'Othman qui disposa à son
gré des affaires du royaume secondé par son lieutenant, Solaimàn b. Daoud (Maq., III, 5 7 ) .
Le malheureux Lisân cd Dîn rencontrait eu la personne de
Solaimân b. Daoûd un ennemi déplus. Solafmàn avait, en cllet,
une rancune personnelle a satisfaire contre lui. En voici l'origine.
Pendant son séjour à l-'xs, Mohammed V avait promis a Solaimân le poste recherché de chef des «défenseurs ». Lorsque ce
prince fui de retour a Grenade, Solaimân vint réclamer l'exécution de la promesse qui lui avait été faite. Le roi était disposé à
tenir sa parole, mais Ibn el Khatlb s'y opposa, objectant que le
poste réclamé ne pouvait être confié qu'a un prince mérinide.
Solaimân en conçut un violent dépit, et attendit patiemment
l'occasion de se venger. Étant gouverneur do Gibraltar, il échangea avec Ibn cl Khatib une correspondance dans laquelle ils exprimaient tous les deux les sentiments haineux qui les animaient
(Maq., III, 5 9 ) .
Nous avons vu qu'Aboû'l 'Abbàs avait promis â Mohammed V
de lui remettre, en cas de succès, son ex-vizir. Arrivé au pouvoir
il n'avait aucune raison pour ne pas remplir son engagement.
D'ailleurs, Solaimân était lâ pour veiller à ce que son ennemi
ne s'échappât point, et, d'autre part, le roi de Grenade était trop
à craindre pour qu'Aboû'l 'Abbàs cherchât à se soustraire à une
obligation qui, en somme, lui coûtait peu. Ibn el Khatib fui
donc bientôt arrêté et emprisonné (Maq., III, s 8 ) .
lorsqu'il apprit la détention de Lisân ed Din, Mohammed Y
envoya à Pas son secrétaire et son vizir Aboû 'Abd Allah b.
Zemrok avec mission de faire connaître les charges qui pesaient
sur lui et d'activer l'instruction (Maq., HT, 59).
(2e personnage étant devenu un des ennemis les plus acharnèS
de LisAn cd Din, après avoir été un de ses adulateurs les plus
empressés. « C'est Là la coutume des hommes : ils tournent avec
la fortune, se dirigeant où elle se dirige, buvant & la coupe
qu'elle tend a (Maq., III, 26). Il avait su se rendre utile à
J
1. Le même Jour, 'Abd er-Rahroau prit la route ds Marrakech, capitale du
royaume qui lui avait été attribué.
a. Tous les princes mérinide» lui avaient été envoyés et, parmi eus, le
jeune Es-Sa'id. Il lui était donc facile de susciter de» prétendant* toc|oura dangereux dans ce pays.
-
8
3
Mohammed V quand celui-ci était à Fas et le prince, de retour
à Grenade, l'avait attache à son service. Il avait prit ensuite sa
place occupée autrefois par lisait ed Din ' (1М(а, II, 2 2 3 ) .
I b n e l Khatib se montra, en prison, d'une fermeté admirable.
Comme El Mo'tamid, il consacrait à la poésie les loisirs imposés
par la captivité. Voici une élégie qu'il composa sur sa mort prochaine. Elle renferme des lieux conununs'sur le passé, si fréquents
chex les poètes arabes et nos poètes du moyen-Age, mais la
fierté triste des derniers vers laisse au lecteur une impression qui
lui rend l'auteur sympathique :
* Nous nous sommes éloignés et le gite cependant était proche
et, silencieux, nous apportons des avis.
« Nos âmes se sont éteintes d'un seul coup comme, au
moment du « qounoùt », s éteint la voix qui prie.
« Nous étions puissants, nous ne sommes plus qu'ossements';
nous prenions des aliments et nous sommes aliment nousmêmes.
« Soleils d'un ciel de gloire, nous avons disparu, et l'horizon
nous pleure.
« Que de guerriers vaincus par des femmes!
« Que d'hommes fortunés vaincus par la fortune !
« Qpe de gens portés au tombeau dans des haillons, dont les
vêtements remplissaient les coffres !
« Dis a mes ennemis : « Ibn el Khatib est parti ; il a vécu I
Mais quel est celui qui vit éternellement ? »
« Dis h celui d'entre eux qui se réjouit de ce qui m arrive :
« La joie est aujourd'hui pour qui ne doit pas mourir. »
De tous ceux qu'il avait obligés, bien peu pensèrent a lui
lorsqu'il tomba dans le malheur. Seul, peut-être, Ibn khaldoùn
fit quelques efforts pour le sauver. Oubliant les différends qui
les avaient sépares, il sollicita eu sa faveur l'intervention de
Wanzaminàr b. 'Arif, chef berbère qui avait rendu des services à
Aboûl 'Abbâs, et celle d'Ibn Masaî. Mais ce fut en vain. Le
1
1. Sbqqari est heureua de лога apprendre qu'lbn Zemrok trouva dans une
tin mallieureufc la Juste punition de «conduite envers Ibnel Kha|tb(Maq.,HI,
»«.97).
a. Allusion au voyageur qui t'approche de U ville dont il voit les pre
mi ère* maisons.
]. П y a la un jeu de mot sur
ment*.
1
^.'Jàs qut signifie r puissants « et • o««#-
-
8
-
A
malheureux Lisân ed Dtn ne devait plus sortir vivant de sa prison (Autobiographie, 2 9 7 ) .
A la demande d'Ibn Zcmrok, le sultan 'Aboù'l Abbâs fît comparaître Ibn cl Khattb devant un tribunal composé de hauts
dignitaires de l'État. L'accusé dut fournir des explications sur
certains passages du « Raouàat et-la'rij* l'un de ses ouvrages. Il
se défendit avec énergie et habileté et dut, plus d'une fois, confondre ses juges par la promptitude et la subtilité de ses
réponse*. Malgré leur insistance, il refusa toujours de se reconnaître coupable. A la fin, exaspérés par ses dénégations et sa
ferme assurance, ils se laissèrent aller a toutes sortes de violences.
Le malheureux fut insulté, battu, misa la torture. Enfin, le tribunal ayant délibéré sur la peine qu'il convenait de lui appliquer
rendit une sentence de mort (Maq., III, 5 9 ) .
Dans sa soif de vengeance, Solalmàn n'attendit pas que la
décision des juges fût régulièrement exécutée. Il recruta parmi
les valets des envoyés du roi de Grenade une troupe d'individus
sans nom auxquels il adjoignit quelques-uns de ses propres serviteurs, puis il envoya tout ce monde, pendant la nuit, à la prison d'Ibn el Khatfb. La, après avoir brisé les portes qui le protégeaient encore, ils s'emparèrent de lui et l'étranglèrent. Au
matin on l'enterra dans le cimetière de la porte dite « Bab- cl
Mahroûq » (Maq., III, 5 9 ) .
La haine de ses ennemis ne s'arrêta pas là. Le surlendemain,
on trouvait son corps sur le bord de la tombe, les cheveux consumes, le visage noirci ; à côté, se voyaient les traces d'un
foyer. On remit la triste dépouille dans le trou et l'on rejeta pardessus la terre qui l'avait couverte une première fois : « Ce fut la
fin de tes épreuves », dit Maqqarl, 1H, 59.
Cette profanation causa dans la ville une légitime indignation.
Le peuple n'hésita pas a l'attribuer aux sicaircs de Solaim&n;
celui-ci, les iîens et jusqu'aux membres du gouvernement furent
l'objet de la réprobation générale (Maq., IU, $ 9 ) .
Le tombeau de Lisàn ed Din existait encore au temps de Maqqarl qui le visita souvent. Il était situé dans un bas-fond prés
de la porte appelée autrefois « Bftb-ech Charf'a », c'est-à-dire
« porte de la Justice », puis, plus tard, « Bab el Mahroûq », porte
du Brûlé. Au dire des habitants de l as, cette porte devait ce dernier nom au fait que le corps d'Ibn el Kharlb avait été brûlé non
loin de là. Maqqari prétend que les Fasis sont dans l'erreur et
:
m
affirme que la dénomination de « Bab cl Mahroûq » provient de
ce qu'an temps des Almohades un rebelle condamné au supplice
dn feu fut exécuté a cet endroit (Til, 84).
Au moment de résumer ce que nous venons de dire sur Ibn cl
KhatJb, il me semble qu'une comparaison s'impose entre cet
écrivain et le grand historien Ibn Khaldoun.
En effet, adonnes tous deux aux lettres et i la politique, tour
a tour encensés ou proscrits, ils connurent l'un et l'autre l'ivresse
du succès et l'amertume du malheur. Enfin, lorsque s'éteignit
cette activité qui les caractérise, ils laissèrent tous deux aux
lettres arabes les marques d'un talent fécond et utile.
Sur un point toutefois, ils différent profondément. Tandis
qulbn Khaldoûn passe d'une cour i l'autre au gré des événements, sans trop songer jamais à batir sa fortune, c'est une
préoccupation constante, chez Lisan cd Din, d'amasser tout ce
que la faveur des princes peut lui procurer ; la perte de ces biens
le touche au moins autant que ses déboires politiques. 11 aime
bien vivre, peu soucieux de pratiquer l'ascétisme des soûfis dont
il s'est complu, cependant, à exposer les doctrines. Nous le voyons
a Salé et à Fas oublier dans les douceurs d'une existence tranquille et luxueuse les satisfactions du pouvoir.
La violence des haines déchaînées contre Ibn el KharJb étonne
et on est porté i leur chercher dans sa conduite d'autres causes
que l'envie et la jalousie de ses ennemis. Cependant, au dire de
Maqqarl, Iba el KharJb se montra toujours obligeant envers tout
le monde et l'équité était sa règle de conduite. Amis et ennemis
recevaient indistinctement satisfaction auprès de lui (Maq., III,
484). D'un caractère généreux, il aimait a pardonner à ceux qui
l'avaient offensé. Il avait coutume de dire lorsqu'on parlait
devant lui des châtiments infligés par les princes à leurs serviteurs : « Que leur eut coûté le pardon I » (Maq., III, 98).
H montra dans l'exercice du pouvoir les qualités qui le distinguaient dans l'intimité et refusa toujours de commettre la
moindre illégalité. A ce propos, Maqqarl rapporte l'anecdote suivante qu'il cite d'après Aboû Yahiya b. 'Asim : « Mon maître,
dit celui-ci, le qadi Aboû'l 'Abbas Ahmed b. AbVl Qasem el
Hasard m'a raconté que le rais Aboû'Abd Allah b.Zemrok entra
chez le cheikh Dzoa'l WizarataTn Aboû 'Abd Allah Ibn el KhatJb pour lui demander son autorisation au sujet de diverses affaires
dont il était lui-même habituellement chargé par ordre du vizir, et
— 86 —
dont la solution devait, pour la plupart d'entre elles, tourner i
son profit personnel. Le vizir lui donna l'autorisation demandée,
sauf sur un point qui reposait sur la violation d'une ancienne
coutume. Dzoû'l Wizûratarn dit : « Non, par Dieu 1 rais Aboû
'Abdallah, je n'autorise pas cela, car nous ne sommes dans ce
palais que pour observer les usages. »
Maqqarï ajoute toutefois que les événements qui accompagnèrent la chute de Mohammed V altérèrent les sentiments de
Lisàn cd Din qui perdit ses scrupules.
Je voudrais ici laver Ibn cl Khadbdu reproche que lui adresse
Pons Boigucs d'avoir cherché la ruine de sa patrie (Ensayo, 340).
C'est mal connaître les musulmans que d'employer, eu ce qui
les touche, le terme de patrie avec le sens que nous donnons à ce
mot. Le sentiment de la nationalité n'existe pas c h u eux, et
Arminjon a dit très justement (p. 7 3 ) : « . . . une conquête
soudaine et rapide, les diverses applications de la loi religieuse
qui est le fondement de l'Islam, s'opposaient a la formation de
tout sentiment national et ne permettaient pas la conception de
quoi que ce fût qui pût ressembler à l'idée de patrie. » Dans le
concept des musulmans, la terre est partagée en territoire des
croyants ou « dâr el islam » (pays de l'Islam) et en territoire
des infidèles ou « dâr cl harb » (pays de guerre). La patrie, ici,
c'est l'Islam, et tant que l'on reste dans son sein on est en règle
avec sa conscience. Lus musulmans ne pouvaient donc pas considérer comme un crime de lèse-patrie le fait de passer du service d'un prince musulman au service d'un autre prince musulman.
Tout au plus pourrait-on accuser Ibn el Khatfb d'ingratitude
si, au moment où il engagea 'Abdel 'Aatz & dépouiller Mohammed V de ses États, il n'avait été l'objet de la part du roi de
Grenade de poursuites qui lui donnaient le droit d'oublier des
bienfaits antérieurs, bienfaits payés, d'ailleurs, par des services
réels.
Ibn el Kliarlb aurait vraiment agi avec déloyauté si, étant à la
cour du roi de Grenade, il avait intrigué avec'Abd el 'Aziz contre
le maître qu'il servait. Mais il n'en fut pas ainsi, et c'est après
son départ qu'il donna au sultan de Fas le conseil qu'on lui
reproche. A ce moment, il était libre; en quittaut l'Andalousie,
il avait rompu tout engagement envers Mohammed V; il lui
écrivit, d'ailleurs, loyalement pour l'informer des causes qui
avaient motivé sa détermination.
-
8
7
-
Malgré quelques ombres fielleuses, Ibn cl Kliatfb est une des
grandes figures de l'histoire musulmane. Rompu aux affaires
politiques auxquelles il s'exerçait depuis qu'il avait atteint l'âge
viril, homme de cour et homme de lettres, habile à manier
l'intrigue, orateur distingué, il se faisait craindre encore par la
verve caustique de sa plume alerte et féconde.
Tant qu'il fut debout, personne n'osa l'attaquer en face, et
ceux qui devinrent ses plus grands ennemis étaient alors ses
plus xélés adulateurs. Quand, enfin, il tomba, écœuré et lassé,
tous ces flatteurs de la veille crièrent haro sur celui qu'ils ne craignaient plus. Chacun lui jetait au visage sa joie de le voir
vaincu, l'expression desa rancune satisfaite. Deux voix seulement
s'élevèrent dont les accents n'étaient pas des insultes ; celle d'Ibu
Khaldoun et celle d'Ibn Khatima : la première pour le défendre,
la seconde pour le consoler (Ibdta, I, 1 2 4 ) .
Et tous ces gens qui le bafouaient avaient été l'objet de ses
bienfaits, avaient goûté, par lui, aux largesses du roi : « Dieu
nous préserve de la méchanceté des gens à qui nous avons fait
le bien 1 » (Maq., IV, 3 7 4 ) .
DE
AJLDÉCOA.
BIBLIOGRAPHIE
ë d w . Wbsthimarck. — The Maorish Conception oi Holineu
(Baraka) and Cérémonies andBeliefa connected with Agriculture, certain dates of the aolar year, and the weather
in Morocco. (lelsingfors, Akademiska Bokhandeln.
Dans un ouvrage récemment publié à Helsingfors, Jji conwptim marocaine dt la samttU {baraka), l'éminent sociologue finnois, le professeur Westermarck, apporte des documents très précieux sur cette question d'un intérêt vital pour ceux qui se sont
occupés de la religion populaire et de la superstition chez les
peuples de l'Afrique du Nord.
L'auteur nous explique comment cette puissance mystérieuse
est passée de Dieu à son Prophète, du Prophète — car elle
h'biritt — à ses descendants directs, et de ceux-ci à d'autres,
soit qu'elle leur ait été transmise par son possesseur, soit qu'ils
la lui aient volée ; c'est qu'en effet, elle peut être ravie au saint
contre sa volonté.
La baraka n'est pas la propriété exclusive d'êtres humains ; des
animaux, des végétaux, une foule même de choses inanimées
la possèdent également. Le caractère sacré qui s'attache i certains
arbres, sources ou pierres, semble résulter d'une combinaison de
cette croyance avec des vestiges de topolâtrie.
Quelques saints détiennent une si grande baraka qu'ils sont
de véritables thaumaturges, mais la plupart ont un pouvoir
moins prodigieux. Très souvent, on est arrivé à faire de la
baraka du chérif ou du marabout une spécialité. Les uns guérissent telle ou telle maladie : a Tanger, Sldi Muhamraed-i-Haddj
guérit la fièvre, chez les Ulad Rafâ, Lalla Fâtna Ummu les maladies d'estomac des jeunes enfants. D'autres savent adoucir l'humeur de maris tyranniques ou procurer aux jeunes filles un mari
selon leurs désirs, comme Sldi Mbàrîk ben 'Abftbu, à Fei, e t c . .
L'effet désiré peut être obtenu par simple contact avec le saint
ou la chose sainte, mais le pèlerinage au sanctuaire, l'offrande et
surtout le sacrifice sont tenus pour plus efficaces. Cependant
BIBLIOGRAPHIE
si l'on craint de ne pas voir ses vœux se réaliser, il est un moyen
de persuasion moins humble qui « fait froncer le sourcil et
secouer la tête aux saints dans leur tombe », nous voulons parler du 'âr.
L'auteur élucide magistralement la nature de cet acte qui i m plique une malédiction au cas où celui qu'on implore se refuserait a exaucer la prière, quelque peu impérieuse, qui lui est
adressée. Ce moyen a d'autant plus d'efficacité qu'on établit an
contact matériel entre le saint et le suppliant par l'intermédiaire
d'un objet en relation avec le corps de celui-ci; mais le meilleur
conducteur de la baraka est le sang ; c'est donc le plus souvent
au sacrifice qu'on aura recours, sacrifice différent de celui qu'on
appelle siara, puisque la victime ne peut être mangée que dans certaines conditions, mais qui peut en procéder, car dans les deux
sacrifices ce sont des animaux de même sorte qui sont offerts.
La baraka est extrêmement sensible aux influences extérieures.
La présence d'un infidèle, d'une femme, surtout en état d'impureté, l'amoindrit ou l'annihile ; clic peut même réagir de façon
néfaste sur la personne qui l'a altérée et, de bienfaisante, devenir
terrible.
Les influences impures ne sont pas les seules i l'impressionner et l'on cite des cas où le choc de deux baraka est nuisible.
Ainsi deux électricités de même nature se repoussent.
Cette force sacrée devient aussi redoutable lorsqu'elle est trop
grande : certaine nourriture est si sainte qu'il n'en faut pas manger, ou très peu, sous peine de voir éclater son estomac.
Une croyance très curieuse de baraka excessive, qu'on nomme
qa%qû{a, se rencontre dans différentes tribus berbères. Chrx les
Ait Warain, à Demnat, e t c . on croit que les imûmncn (jnun)
trop bienveillants font croître le tas de grain sur l'aire et qu'un
malheur frappera la famille du fermier ou que ceux qui mangeront de ce grain périront, si un sacrifice n'est pas offert. Le
même phénomène peut se produire pour le beurre et pour
l'huile, et pour détourner la malédiction latente un sacrifice
s'impose.
Ces exemples et beaucoup d'autres'qu'il serait trop long de
citer ici, viennent confirmer les théories de Doutté sur le sacre :
« le sacré, c'est du magique au service de la religion, tantôt bon,
tantôt dangereux, toujours redoutable '. » C'est bien ainsi que
1. Bd. Dmittc, .VficV *> Rtlifhu Aim îAfrique in .V<W. p 1 5 0 .
BIBLIOGRAPHIE
9°
nousapparatt la baraka qui a une importance fondamentale daus
la religion populaire et la magie nord-africaine. « Il n'y a qu'une
autre idée qui puisse contrebalancer son influence, c'est l'idée du
bas (le mai ' . ) »
C'est entre ces deux pôles de la croyance populaire, entre la
puissance salutaire qu'il faut se concilier et l'influence mauvaise
qu'il importe d'écarter, que l'on trouve le mobile de la plupart
des rites et cérémonies qui forment le fond de la vie indigène
au Maroc dans tous les domaines. La vie agricole en offre un
riche tableau et les pratiques de cet ordre ont été étudiées par le
même auteur dans une monographie intitulée : CMmonies et
croyances relatives à tagrictdturt, à certaines dates de Tannée solaire,
et ait temps, au Maroc.
Les cérémonies agricoles se rapportent presque toutes à la culture du blé et de l'orge. Labours, semailles, moissons s'accomplissent selon un rituel déterminé qui varie peu, à quelques
détails près, dans les diverses tribus. En général on cherche à
protéger contre les mauvaises influences le grain, les animaux et
les instruments qu'on emploie, et à attirer sur le travail et les
céréales les bénédictions du ciel, par un repas composé de mets
à base de grain, par la récitation de la fatiha et de certaines
phrases consacrées par lesquelles on demande à Dieu de mettre
Satan en fuite.
C'est sur l'aire que le grain est le plus exposé au mauvais œil
et où il a la curieuse propriété de pouvoir augmenter de poids
et de volume ; de ces croyances découlent une foule de pratiques
pour le mettre i l'abri du bas, accroître sa baraka, et l'idée d'un
sacrifice pour apaiser les puissances malfaisantes au cas où cette
baraka deviendrait excessive.
Le grain étant un produit d'une vertu telle, tout naturellement
ses dérivés, comme la farine, la levure, le pain, participent de
sa sainteté et sont employés en magie pour obtenir des effets
heureux, tandis que son résidu, le son, a un pouvoir magique
néfaste.
Ta culture des autres céréales ne donne lieu qu'à peu de cérémonies de bien moindre importance où l'on retrouve certains
traits communs avec celles relatives à la culture du blé et de
l'orge.
i . lid w . Wcnermarcl»,
Tbr JWiw
M *
(ùmefptkui
of Hctinett (Bûrtht), p. i J } .
BIBLtOGKAPHIR
9*
Beaucoup de pratiques agricoles sont réglées par certaines
dates de l'année solaire. Le premier jour de cette année (en
arabe, 'am jdld, en berbère, yennaTr, nnaTr, e t c . . ) le labour
est tenu pour néfaste, et les hommes au lieu d'aller aux champs
vont chasser ou jouer a la balle. Ce jour-là, on prépare et on
échange, de maison à maison et de tente à tente, une nourriture
spéciale faite de grain bouilli dans l'eau, assaisonné de diverses
manières. Il serait mauvais de faire du couscous à cette occasion,
mais l'on doit manger beaucoup pour que l'année soit bonne et
les récoltes abondantes. C'est aussi un jour où l'on se purifie
(application de henné, e t c . . ) et où l'on chasse tes mauvaises
influences ; c'est dans ce but qu'une mascarade a lieu dans
quelques tribus: elle représente le plus souvent des bètes de somme
conduites par des Juifs et les aumônes qu'on offre à ceux qui la
composent semblent bien avoir aussi pour objet la purification.
Il faut également s'abstenir de tout travail dans les champs au
début de certaines périodes critiques, telles que l'hayyan ou elhsûm (25 février au 4 mars), époque de vent, neige et pluie
salée qui marque la fin de l'hiver et à laquelle, d'après une
croyance marocaine et algérienne, le monde périra ; lanafah ou
ntah ( 2 3 mars au 4 avril) et les premiers jours d'août qui sont
compris dans les quarante jours de smnim ( 1 2 juillet au 20 août),
de peur qu'un malheur arrive ou que les récoltes perdent leur
baraka.
Au contraire, pendant Je nîsan ( 2 7 avril au 3 mai), il tombe
une pluie bénie qui profite aux gens, aux animaux et aux
récoltes, et tout ce qui nait, mûrit ou est préparé en octobre est
doué d'une si grande baraka que si l'on réunit dans un plat la
chair d'un agneau né à cette époque avec des produits de ce mois,
le plat se brisera. De toutes les fûtes saisonnières, la 'ansara est
la plus importante. L'auteur l'avait déjà étudiée dans son mémoire
Midsummer cusloms in Marocco (Folklore, XVI, 1 9 0 $ , p. 2 8 - 4 7 ) .
Mais il y a ajouté d'autres faits recueillis au cours de récents
voyages et de nouvelles hypothèses que ces faits lui ont suggérées.
Les cérémonies les plus répandues sont, comme en Algérie ', les
feux et les bains et aspersions. M. Westermarck incline à croire
1. Ed. Douttc, MngU H Rtligiù», p. > 6 { - ; 6 8 ; id , MorrMecb, p. )77-)Ri.
Dcstaiog, FéUs H coutumes saitounlim ck*\ let BemSmms, dans frtiu africain*,
vol. I. (190*!).
9*
BIBLIOGRAPHIE
que ce sont des coutumes berbères, communes aux peuples
méditerranéens, car elles n'existent presque pas dans les tribus
arabes du Maroc qui n'ont pas eu un contact intime avec des
tribus berbères, qu'elles tendent à disparaître chez les plus islamisées parmi celles-ci et que l'orthodoxie les condamne.
Il combat l'hypothèse de Mannhardt et Fraxer qui pensent que
ces feux sont des rites solaires. En effet au Maroc spécialement
on attribue une grande vertu à la fumée plutôt qu'à la flamme,
et il est peu vraisemblable que les Marocains demandent du
soleil en plein été. Il est d'avis que ce sont, comme les rites de
l'eau qui ont lieu à cette occasion, des rites purificatoires. L'abondance des récoltes dépend en grande partie de la pluie ; aussi
n'est-il pas surprenant qu'au Mjghreb où la sécheresse se prolonge pendant de longs mois on ait inventé tant de moyens de
l'obtenir du ciel.
A côté des cérémonies orthodoxes, prière de l'istisqa, sacrifices,
etc.... il en est beaucoup qui touchent à la magie et nous trouvons un grand nombre d'entre elles relatées dans cet ouvrage.
La plupart sont basées sur la magie sympathique, et le rite le plus
en honneur est celui de la cuiller à pot, nommée par les Berbères
Tsgûnja (dagûnja, cuiller de bots), que l'on habille et que l'on
porte, tout en prononçant des incantations, soit dans le village,
soit à un marabout, soit à une rivière ou une source où elle est
noyée. Bien que le nom donné à cette effigie dans les tribus de
langue arabe soit nettement le nom berbère, il serait peut-être osé
d'attribuer cette origine à cette coutume, car on la retrouve cher
différents peuples et, en particulier, chez les Arabes du Moab.
Ixs jeux de balle, les mascarades et les luttes sont souvent employés pour obtenir un changement dans le temps ; il existe
également des pratiques pour faire lever ou calmer le vent et
pour faire cesser la pluie, mais il est inutile de dire qu'elles sont
bien moins nombreuses que celles en usage pour faire tomber du
ciel cette baraka.
Le professeur Westermarck ne s'est pas borné, on le voit, à
une simple notation de faits très justement observés sur place. Il
a, comme il se le propose dans son introduction
recherché
l'idée qu'ils cachent, s'ils ont une origine autochtone ou non,
• . E . Westermarck, CtrtmmUa tmi Btliffs coHUêcttd viUh Africklturt, etrtain ialm of Ibt soUr yntrtht, wtalbtr fa Morocto, p. j-4.
B1HLIOG1APH I B
93
et, dans ce cas, retracé leur histoire autant qu'il est possible,
tiche particulièrement ardue et délicate au Maroc où Berbères et
Arabes, sans compter l'élément nègre, se sont compenetres. Avec
une grande prudence, il a tiré de ses observations des conclusions justes autant que mesurées, en attendant qu'une connaissance encore plus approfondie des populations berbères maghrébines et des Arabes et Berbères d'autres pays ait permis de formuler des hypothèses d'un caractère plus général qui, pour le
moment, paraîtraient aventurées.
f.
Aux.
Mélangea africaine et orientaux, par René BASSKT, doyen
de la Faculté des Lettres d'Alger, correspondant de l'Institut,
i vol. in-8, 390 pp., Paris, J. Maisonneuve et fils, 1 9 1 5 .
Les écrits des savants sont très souvent publiés au hasard des
périodiques et revues et les travailleurs ne peuvent, la plupart
du temps, retrouver ces documents indispensables à leurs études.
Pour aplanir cet obstacle, auteurs et éditeurs devraient réunir
en volumes ces articles dispersés.
Les M/langes africains et orientaux, ouvrage groupant quelquesuns des articles de M. René Basset publiés par lui de 1882 a
1907, répondent donc à un véritable besoin.
La personnalité de l'auteur, son grand renom, l'essor qu'il a
imprimé à l'étude de l'histoire, de l'ethnographie, du folklore et
de la linguistique des populations nords-africaines et musulmanes sont connus et nous dispensent d'indiquer plus longuement la source précieuse qu'offre ses « mélanges » pour les arabisants et les berbérisants. Il nous faudrait disposer de nom
breuses pages de cette revue pour analyser, même brièvement,
tous les articles de ce volume. Nous nous contenterons d'en
indiquer les principaux.
Le premier chapitre « l'Algérie arabe » nous résume les invasions successives des conquérants arabes jusqu'à l'arrivée des
Turcs. Cet aperçu historique fait partie de « l'Algérie et ses
monuments », collection que le Gouvernement général de la
colonie publia en 1900 à l'occasion de l'Exposition universelle.
Il est difficile de retracer si rapidement et avec tant de clarté,
une période d'environ sept siècles.
« Un prétendu chant arabe populaire » (ch. III), critique fine
94
BlBUfX.RAlMlIH
et spirituelle, nous met en garde contre certaines « trouvailles s
risquant d'induire un erreur sur le folklore algérien.
Par >< les Tolbas d'autrefois » (chap. IV), nous sommes initiés
à la vie des étudiants algériens dans les anciennes médenus.
(Chap. XI). Deux études, l'une sur « l'Islam » de M. de Castries, l'autre sur « le Mahométisme », de M. Cara de Vaux, et
(chap. XII) une troisième étude sur « deux philosoplxs arabe* »
d'après M. Cara de Vaux, permettent à M. Basset d'indiquer certaines sources où les auteurs auraient pu utilement se documenter.
l-e chap. XIH sur « la Reine de Saba », a propos d'an livre de
MM. I-e Roux, sert de transition entre les études sur les peuples
musulmans et celles des apocryphes éthiopiens (XIV ut XVI), des
littératures copte et syriaque (XVII et XVIII).
Le Maroc n'est pas oublié.
Au chapitre II remarquable et unique travail d'ensemble sur
k la littérature populaire berbère et arabe dans le Maghreb et chez
les Maures d'Espagne ». Nous trouvons de curieux détails sur les
complaintes berbères qui fleurissent dans le Sous Marocain sous
le nom de lqist (histoire) et les contes et chansons arabes du
Maroc.
Dans les « Notes de voyage » (chap. V) nous remarquons une
pittoresque et exacte description de Mclilla.
« Les a Cheikhs du Maroc au xvr* siècle » (V bis), compte
rendu bibliographique, est, en réalité, une véritable étude historique sur les Chorfas Saadiens, champions de ta réaction islamique contre l'invasion portugaise et espagnole. En un résumé
net et documenté, M. Basset nous montre la décadence des
Mérinidcs ayant perdu toute autorité. 11 nous précise ensuite les
causes de l'influence des confréries religieuses préparant involontairement l'accès du pouvoir aux Chorfas Saadiens, dont ta dynastie lutta victorieusement contre l'étranger et tint tète aux
Turcs, maîtres de l'Algérie.
Nous ne saurions trop féliciter l'éminent savant du service
qu'il a rendu à la science et â ta littérature par la publication
de son beau volume.
Souhaitons de voir bientôt ses autres articles, si nombreux
encore, réunis en de nouveaux « mélanges africains et orientaux ».
NKHUL.
BIBLIOÜRAPIIIK
95
Annuaire et Mémoire du Comité d'études historiques et
identifiques de l'Afrique occidentale française, i vol.
5 9 ?•> Dakar, 1 9 1 6 .
l
M. Clozel, gouverneur général de l'Afrique Occidentale française dont on connaît la longue et brillante carrière africaine,
constitua en décembre 1 9 1 5 le Comité des éludes historiques et
scientifiques de l'Afrique Occidentale française.
Cette création répondait 1 un véritable besoin. Ainsi, sous la
la direction du gouverneur général, président du Comité, on
allait pouvoir coordonner les recherches et études scientitîques et
historiques pour en centraliser les effets.
Malgré les difficultés inhérentes a un début, surtout pendant
la crise actuelle, le Comité su mit résolument à l'œuvre et vient
du (aire paraître son annuaire et mémoires de 1 9 1 6 en un beau
volume imprimé dans la colonie.
L'archéologie, l'histoire, l'ethnographie, le folklore, sont traités avec une science qui fait le plus grand honneur aux auteurs
des articles. Ce beau résultat fait bien augurer de l'avenir.
Une part importante, particulièrement documentée, a été
réservée à l'ethnographie et au folklore.
Il y a là sur des populations a> ont échangé tant du rapports
avec celle du Maroc, des études permettant de faire certaines
comparaisons fort instructives sur les mœurs, lus coutumes et
les usages sociaux.
M. P. Marty, l'érudit officier interprète, chargé dus Affaires
musulmanes au Gouvernement général du l'Afrique Occidentale
française, nous montre la parfaite unité dus pays maures de cette
contrée. Ce mémoire est d'autant plus intéressant pour nous,
que la Mauritanie, constituée en commissariat indépendant, a
tendance à s'accroître vers le Maroc. De plus elle doit sa pacification aux brillantes opérations militaires du général Gouraud,
aujourd'hui notre Résident.
La note de M. Delafosse, l'éminent administrateur en chef
des colonies, sur les manuscrits arabes acquis en 1 9 1 1 et 1 9 1 3
par M. Bounel de Mézières dans la région du Toinbouctou-Oulata n'est pas sans intérêt pour les rxurocanisants. Nous y
voyons sous le n° 1 des documents contenant des détails biographiques sur des écrivains de Fea et de Marrakech ; sous le n° 5
un livre de dévotions composé vraisemblablement au Maroc ;
96
BIBLXOCkAPHIK
sous les a"* 26 et 53 l'histoire des événements survenus dans les
régions de Tombouctou et des Oulata pendant la domination
marocaine.
M. Delafosse traite encore la « question de Ghana et la Mission Bonnel de Méxières ». Par sa documentation claire et précise il arrive à nous donner une idée exacte de cette importante
question historique dont certains points n'avaient pu être encore
élucidés.
Il nous aurait fallu une place moins mesurée pour donner
le compte rendu que méritent les études de ce volume. Du
moins avons-nous tenu à en signaler l'importance et les services
qu'elles peuvent rendre aux arabisants, berbérisants et ethnographes du Maroc.
NBIII.IL.

Documents pareils