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REFLEXIONS SUR LA NORME
DOMINIQUE LECOURT 1
L’idée que la médecine pourrait se présenter comme une “ science ”, au
sens où les sciences physiques peuvent se dire “ scientifiques ” n’est certes pas
nouvelle ; elle ne remonte pourtant pas à la nuit (égyptienne ou grecque) des
temps de la thérapeutique. Elle est absolument “ moderne ”, comme l’a montré
Georges Canguilhem
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qui la présente comme le résultat d’un véritable “ séisme
épistémologique ”. La Praxis medica publiée par Baglivi en 1696 se réfère au
Chancelier Bacon pour prôner la démarche inductive en médecine. Tel apparaît le
prodrome. Le séisme se déclenche et finit par bouleverser une première fois le
paysage cent ans plus tard avec la publication par Edward Jenner (1749-1823) des
résultats obtenus en matière de vaccination contre la variole. L’exigence, ou
l’espoir, ne tarde pas à se faire jour d’un mode de “ calcul de l’espérance et du
risque qui se substituerait, en matière de décision thérapeutique, à la simple
sagacité du praticien éprouvé ”.
Ce
programme
se
trouve
solennellement
énoncé
par
le
grand
mathématicien et astronome français Pierre-Simon Laplace, prophète éloquent
d’une vaste conception newtonienne du monde, où il appelle la médecine à venir
prendre rang parmi les “ sciences conjecturales ”. Le célèbre Essai philosophique
sur les probabilités annonce pour finir cette conquête nouvelle. Finis, désormais,
les tâtonnements du praticien ! Le “ calcul des chances ” devra être appliqué au
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Dominique Lecourt est philosophe, professeur à l’Université Denis
Diderot - Paris 7. Auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont notamment
Lyssenko, histoire réelle d’une ‘‘ science prolétarienne ”
(réed.
Quadrige/PUF, 1995), L’Amérique entre la Bible et Darwin (réed.
Quadrige/PUF,
1998),
Prométhée,
Faust,
Frankenstein
:
Fondements
imaginaires de l’éthique (réed. Livre de Poche/Biblio Essais, 1998),
Contre la peur (réed. Quadrige/PUF, 1999), Les piètres penseurs
(Flammarion, 1999) et le Dictionnaire d’histoire et philosophie des
sciences (PUF, 1999).
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Georges Canguilhem, philosophe, médecin, historien des sciences,
successeur à la Sorbonne de Gaston Bachelard a écrit depuis quarante ans
les textes les plus éclairants sur la philosophie des sciences du vivant.
L’argumentation du présent article lui doit beaucoup. J’emprunte
notamment à sa thèse publiée sous le titre Le normal et le pathologique
(1966) et à un article Le statut épistémologique de la médecine (History
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choix du meilleur traitement possible.
Un événement conforte, dès 1819, cette conviction : l’invention par René
Th. Laënnec (1781-1826) du “ stéthoscope ”. François Dagognet
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a bien montré
qu’avec cette nouvelle méthode d’auscultation un renouvellement épistémologique
s’opérait : à côté du symptôme, livré à l’interprétation, venait s’adjoindre le signe
sûr que le médecin pouvait faire paraître en l’absence même de tout symptôme.
Claude Bernard aligne bientôt les lois de la pathologie sur celles de la
physiologie dont il dégage le champ propre grâce à la notion de “ milieu intérieur ”.
Toute différence d’essence se trouve ainsi abolie entre fonctionnements normal et
pathologique de l’organisme. L’état pathologique pourra désormais, comme le
normal, faire l’objet d’études expérimentales en laboratoire. La célèbre expérience
dite du “ foie lavé ” témoigne de la fécondité d’une telle démarche. L’Introduction à
l’étude de la médecine expérimentale (1865) en fait un dogme populaire, transmis
par les écoles.
Mais ce sont les travaux de Louis Pasteur qui provoquent la secousse la
plus forte. Voici en effet un non-médecin, un chimiste et cristallographe, qui, en
étudiant des fermentations affectant la bière et le vin, impose brutalement à la
médecine “ un changement de destination et un déménagement de ses lieux
d’exercice ” (Canguilhem).
Avec la naissance de la bactériologie, la clinique se trouve en effet
désormais définitivement invitée à s’appuyer sur l’analyse pratiquée en laboratoire.
Grâce à elle, le médecin peut, et bientôt devra, sortir de son cabinet ou de l’hôpital
pour “ dépister ”, à l’école, à la caserne, dans les entreprises. Le statut social de la
médecine change. La découverte des “ microbes ” permet de promouvoir une
notion toute nouvelle : celle de l’hygiène publique ; elle impose l’usage d’un
vocable dont l’équivoque, qui oscille entre santé et morale, sera mise à profit par
of Philosophical Life Sciences, 10, suppl. (1988), 15-29).
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les pouvoirs politiques pour tenir en respect les “ classes dangereuses ” : la
“ salubrité ”.
Ces transformations profondes ont peu à peu accrédité l’idée selon laquelle
le progrès de la médecine consisterait, en définitive, à se donner toujours de
nouveaux moyens pour “ mettre l’individu malade entre parenthèses ”.
Les avantages de la dite “ mise entre parenthèses ” sont indéniables, et l’on
connaît les raisons de la propension toujours plus forte des cliniciens à adopter le
point de vue du physiologiste sur la maladie. On sait bien en effet que
l’identification du symptôme par le malade n’est guère fiable : la plupart de ceux
qui déclarent avoir “ mal aux reins ”, ce n’est pas d’une affection du rein qu’ils
souffrent ! Et combien de maladies se développent dans le silence des organes, en
l’absence de tout symptôme apparent ! Nous voici pourtant au cœur de la difficulté.
Le partage entre “ normal ” et “ pathologique ” opéré par le physiologiste coïncidet-il avec l’opposition vécue par l’individu entre “ santé ” et “ maladie ”, n’en est-il
que la traduction en termes “ savants ” ?
Faut-il considérer que le physiologiste énonce “ la vérité ” scientifique de la
maladie ? Dira-t-on que sa notion du “ normal ” est une notion objective, au sens
où le physicien et le chimiste, dont il utilise les concepts et les méthodes,
établissent des faits “ objectifs ” ? Mais justement : il n’existe pas dans les sciences
physiques de phénomènes qu’on puisse, sinon par métaphore mal contrôlée,
qualifier de “ pathologique ”. On veut que la médecine soit une science comme les
autres, mais pourquoi le physiologiste qui lui fournit l’essentiel de ses bases
théoriques fait-il - et lui seul - usage de ce vocabulaire ? N’est-ce pas le signe qu’il
a toujours, subrepticement, introduit dans sa pensée un système d’évaluation à lui
secrètement transmis par le médecin ? Et d’où le médecin, en définitive, l’a-t-il luimême reçu, sinon de l’individu humain en détresse qui s’est adressé à lui ? Les
relations entre médecins et physiologistes sont le théâtre d’un véritable tour de
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François Dagognet. La philosophie de l’image (Vrin, Paris, 1984).
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passe-passe qui aboutit à escamoter, à l’insu des uns et des autres, la réalité du
patient, c’est-à-dire d’un être qui parle et qui souffre ; qui, parce qu’ainsi il pense,
porte des jugements d’évaluation sur ses souffrances comme sur ses plaisirs.
Mais ce système d’évaluation ne se laisse pas transporter au laboratoire
sans grave altération, car un autre système l’attend sur la paillasse : celui qui règle
la pratique expérimentale du savoir. Et ce système, qui n’a rien à voir avec le
premier, vient lui surimposer ses propres règles. C’est la dynamique du partage
vécu entre santé et maladie qu’on risque de perdre de vue. Or cette dynamique se
présente d’abord comme individuelle. Si un individu, en effet, se déclare
“ malade ”, c’est toujours par contraste avec un état antérieur qu’il juge sain.
“ Santé ” et “ maladie ” pour le sujet humain n’ont aucune existence en soi ; ce sont
des notions comparatives, des catégories de jugements polémiques. La santé ne
se manifeste-t-elle pas d’abord comme une exigence de l’individu portant sur les
possibilités (physiques, intellectuelles ou affectives) dont il peut jouir dans ses
rapports avec son milieu ? Et s’il qualifie, pour sa part, de “ pathologique ” un état
de son organisme, n’est-ce pas qu’il prend conscience de quelque rétrécissement
de ces mêmes possibilités ? Il attend du médecin qu’il les “ rétablisse ”. Une
personne se dira en “ bonne santé ” lorsqu’elle aura l’assurance (même illusoire)
de pouvoir tomber malade et, comme on dit, de “ s’en relever ” ; c’est si vrai qu’à
l’inverse, on s’inquièterait d’une personne qui ne serait jamais malade. On ne la
jugerait pas “ normale ”.
Mais le “ rétablissement ” n’apparaît jamais, pour autant, comme la pure et
simple restauration des anciennes “ normes ”. La vie étant un processus
irréversible, la santé se présente, au premier chef, comme la capacité pour
l’organisme d’inventer sans cesse de nouvelles normes pour répondre aux
accidents auxquels il s’expose dans son débat avec son milieu, et pour “ tenir
compte ” de leurs séquelles. Bref, la santé se présente essentiellement non
comme la conformité à une norme donnée, mais comme le maintien d’un pouvoir
normatif aussi souple que possible à l’égard du milieu. Or, il se trouve que
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l’individu humain, en tant qu’il est humain, ne se réduit ni à un agencement
d’organes, ni à une machinerie moléculaire génétiquement programmée. Son
“ milieu ” n’est pas un simple milieu physique ; ni même une “ biosphère ” ; il s’agit
au contraire d’un milieu traversé par des flux incessants de paroles, d’idées et de
sentiments ; polarisé par des conflits de tous ordres.
La puissance normative de l’organisme humain s’exerce toujours dans ce
milieu spécifique. Elle en subit les contraintes en même temps qu’elle tente de se
le soumettre. Non seulement donc la “ santé ” exprime un jugement que porte
l’individu sur ses possibilités, mais ce jugement porte en lui la marque indélébile du
milieu historique où il advient. On a pu montrer que l’homme de Neandertal,
“ normal ” en son temps, serait aujourd’hui un grand malade. Et les constantes
physiologiques d’un Africain vivant, bien portant, en Afrique présentent un écart
qu’on jugerait “ pathologique ” par rapport à la norme européenne. Question qui
n’est pas seulement de climat, mais de modes de vie !
Lorsque le médecin adopte sur la santé et la maladie le point de vue du
physiologiste, il reprend donc à son compte ce que la physiologie lui a d’abord
emprunté - le partage du normal et du pathologique - mais il le reçoit profondément
modifié : la norme fait maintenant figure de fait objectif, primitif et naturel ; le
pathologique est considéré comme écart, déviation.
La plasticité des normes inventées au fil de son histoire par l’être humain
pour accroître ses possibilités de vie tend alors à disparaître de sa pensée, tout
autant que leur extrême variabilité en fonction des modes de vie. Or, si la norme
apparaît comme un fait, inscrit dans une “ nature ” et susceptible de donner lieu à
une formulation statistique, les conséquences sur l’individu sont graves. Il risque
de tomber sous l’empire d’une conception despotique de la santé.
Passons sur tous les cas où s’est installée la terreur des résultats
d’analyses. Bien au-delà, c’est un système d’hygiénisme généralisé qui s’est
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maintenant mis en place dans les pays dits “ développés ”. Le message médical,
démultiplié par un immense et puissant réseau de publications lucratives et
d’associations bien ciblées, s’est en effet insinué dans la vie de chaque citoyen. La
santé prend, au choix, pour ses assujettis, le triste visage du “ régime ”, version
moderne de la “ servitude volontaire ”, celui, plus dynamique et souriant, de la
“ forme ”,
ou
encore,
plus
esthétisant,
de
la
“ ligne ”,
à
destination
préférentiellement féminine et conjugale.
Mais laissons-là la mode pour revenir, une dernière fois, à la notion de
norme, envisagée dans la rigueur de son concept. Il n’existe pas de sociétés
humaines sans “ normes ”, et qui dit “ normes ” dit “ institutions ”. Voyez la
République française. Tout le champ des activités sociales y apparaît de longue
date “ normé ” : de la norme technique dans l’industrie à la norme scolaire qui
commence par l’orthographe, orthopédie de la langue, et se transmettait naguère
par les écoles dites “ normales ”. Qu’on songe ainsi à toutes institutions de
“ correction ” et de “ redressement ” qui attendent “ déviants ” et “ marginaux ”.
Mais quel est, au juste, le “ fondement ” - l’origine et la justification - des normes
sociales ? La plupart des sociétés dites “ modernes ” refusent la voie divine pour
répondre à la question ; à la place de Dieu, elles instituent la nature : droit naturel,
morale naturelle, politique naturelle... Le schéma de pensée reste pourtant
identique - et il le restera encore si, hégélien ou marxiste, vous substituez à la
nature une histoire pourvue d’un sens donné dès l’origine. La norme, ainsi conçue,
apparaît dans tous les cas comme une exigence première par rapport aux
“ infractions ” et aux transgressions dont elle est l’objet, et qui font l’objet de
sanctions.
Mais que vaut cette conception moderne de la “ norme sociale ” ? Quelle est
au juste la rationalité dont elle peut se prévaloir ? Toute norme se présente, selon
l’étymologie, comme une “ équerre ”, c’est-à-dire un instrument d’alignement, de
redressement lequel suppose donc la préexistence du désordre, du tordu, voire du
tortueux. La norme, dès lors qu’elle n’est plus référée à une quelconque
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transcendance, se présente au sujet qui s’y conforme comme “ valeur en soi ”,
mais c’est pure illusion : l’illusion même qui assure son emprise ; laquelle suppose
l’oubli permanent de son origine. En fait, la norme est toujours seconde. En dépit
du mot, dans une société donnée, l’“ anormal ” la précède toujours. Et elle ne
s’exerce jamais que pour le réduire - ce qu’on appelle “ normaliser ”. La norme
apparaît donc comme l’expression et l’instrument d’un pouvoir de mise en ordre.
Mais ce pouvoir peut-il jamais être en définitive, pour sa part, plus qu’un fait,
conquis et maintenu dans un rapport de forces ?
En matière sociale et politique, le propre de l’espèce humaine n’a-t-il pas
toujours été d’inventer de nouvelles normes - à la différence des abeilles ou des
babouins même, animaux chéris des éthologistes ? La plasticité des normes
sociales humaines se révèle, en vérité, aussi prodigieuse que celle de ses normes
individuelles. Les ethnologues n’ont cessé de l’admirer, après que les
missionnaires en eurent été déconcertés ou offusqués.
La conception actuelle de la médecine qui tend à s’imposer, organisée
autour de la norme biologique identifiée à un fait objectif supposé définir la santé,
ne s’accorde-t-elle pas trop aisément à une conception de la norme sociale comme
réalité intangible d’essence naturelle. Ne renvoie-t-elle pas les individus à euxmêmes en leur enjoignant de se “ normaliser ”, c’est-à-dire de se conformer à une
norme présentée comme scientifiquement définie : chacun se trouve ainsi sommé
d’effectuer un parcours-type présumé conforme à la nature même qui lui permet de
se regarder comme un être humain. Le risque de l’écart épouvante.
Bien des questions d’ordres divers se trouvent mêlées sous le vocable
“ d’éthique ” lorsqu’on l’applique à la médecine. Mais d’abord celle-ci : quels que
soient les bénéfices d’efficacité qu’elle puisse tirer du développement des sciences
du vivant, la médecine ne reste-t-elle pas par vocation un “ art ” au service de
l’individu souffrant ; un art destiné à lui permettre de rétablir et d’élargir l’ensemble
de ses capacités d’invention normative ? Peut-elle, sans se trahir, prêter son
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concours aux entreprises de “ normalisation ” des comportements et des esprits,
par l’imposition d’une conception de la vie comme simple conservation de l’allure
moyenne d’un organisme individuel replié sur la part organique de lui-même ?
Craignons alors que l’antique alliance de la maladie et du mal qu’Hippocrate avait
commencé à défaire ne se soude à nouveau sous nos yeux, au nom de la science
!
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