Existe-t-il des limites à la connaissance scientifique du vivant ?

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Existe-t-il des limites à la connaissance scientifique du vivant ?
Existe-t-il des limites à la connaissance scientifique du vivant ?
Les notions d'état normal et d'état pathologique sont essentielles pour caractériser le vivant ;
mais sont-elles des notions construites par la science ?
« Il est exact qu'en médecine l'état normal du corps humain est l'état qu'on souhaite de rétablir. Mais est-ce
parce qu'il est visé comme fin bonne à obtenir par la thérapeutique qu'on doit le dire normal, ou bien est-ce
parce qu'il est tenu pour normal par l'intéressé, c'est-à-dire le malade, que la thérapeutique le vise ? Nous
pensons que la médecine existe comme art de la vie parce que le vivant humain qualifie lui-même comme
pathologiques, donc comme devant être évités ou corrigés, certains états ou comportement appréhendés,
relativement à la polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative. Nous pensons qu'en cela le vivant
humain prolonge, de façon plus ou moins lucide, un effort spontané, propre à la vie, pour lutter contre ce qui
fait obstacle à son maintien et à son développement pris pour normes. […] Nous pensons […] que le fait pour
un vivant de réagir par une maladie à une lésion, à une infestation, à une anarchie fonctionnelle traduit le fait
fondamental que la vie n'est pas indifférente aux conditions dans lesquelles elle est possible, que la vie est
polarité et par là même position inconsciente de valeur, bref que la vie est en fait une activité normative. Par
normatif, on entend en philosophie tout jugement qui apprécie ou qualifie un fait relativement à une norme,
mais ce mode de jugement est au fond subordonné à celui qui institue des normes. Au sens plein du mot,
normatif est ce qui institue des normes. Et c'est en ce sens que nous proposons de parler d'une normativité
biologique. […] C'est la vie elle-même et non le jugement médical qui fait du normal biologique un concept de
valeur et non un concept de réalité statistique. La vie, pour le médecin, n'est pas un objet, c'est une activité
polarisée dont la médecine prolonge, en lui apportant la lumière relative mais indispensable de la science
humaine, l'effort spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de valeur négative. »
Georges CANGUILHEM, Le normal et le pathologique, p.77
« [L]a limitation forcée d'un être humain à une condition unique et invariable est jugée péjorativement, par
référence à l'idéal normal humain qui est l'adaptation possible et voulue à toutes les conditions imaginables.
C'est l'abus possible de la santé qui est au fond de la valeur accordée à la santé, comme selon Valéry, c'est l'abus
du pouvoir qui est au fond de l'amour du pouvoir. L'homme normal c'est l'homme normatif, l'être capable
d'instituer de nouvelles normes, mêmes organiques. Une norme unique de vie est ressentie privativement et non
positivement. »
Georges CANGUILHEM, Le normal et le pathologique, p.87
« L'homme est sain pour autant qu'il est normatif relativement aux fluctuations de son milieu. Les constantes
physiologiques ont, selon nous, parmi toutes les constantes vitales possibles, une valeur propulsive. Au
contraire, l'état pathologique traduit la réduction des normes de vie tolérées par le vivant, la précarité du
normal établi par la maladie. Les constantes pathologiques ont valeur répulsive et strictement conservatrice.
[…]
Le concept de norme est un concept original qui ne se laisse pas, en physiologie plus qu'ailleurs, réduire à un
concept objectivement déterminable par des méthodes scientifiques. Il n'y a donc pas, à proprement parler, de
science biologique du normal. Il y a une science des situations et des conditions biologiques dites normales.
Cette science est la physiologie. […]
Il en est de la médecine comme de toutes les techniques. Elle est une activité qui s'enracine dans l'effort
spontané du vivant pour dominer le milieu et l'organiser selon ses valeurs de vivant. C'est dans cet effort
spontané que la médecine trouve son sens […].
C'est donc d'abord parce que les hommes se sentent malades qu'il y a une médecine. Ce n'est que
secondairement que les hommes, parce qu'il y a une médecine, savent en quoi ils sont malades.
Tout concept empirique de la maladie conserve un rapport au concept axiologique de la maladie. Ce n'est pas,
par conséquent, une méthode objective qui fait qualifier de pathologique un phénomène biologique considéré.
C'est toujours la relation à l'individu malade, par l'intermédiaire de la clinique, qui justifie la qualification de
pathologique. »
Georges CANGUILHEM, Le normal et le pathologique, p.155-156
La connaissance scientifique du vivant se limite-t-elle à la connaissance des propriétés physicochimiques des vivants ?
« Le physiologiste et le médecin ne doivent donc jamais oublier que l'être vivant forme un organisme et une
individualité. Le physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de l'univers, étudient les corps et les
phénomènes isolément pour eux-mêmes, sans être obligés de les rapporter nécessairement à l'ensemble de la
nature. Mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l'organisme animal dont il voit
l'ensemble, doit tenir compte de l'harmonie de cet ensemble en même temps qu'il cherche à pénétrer dans son
intérieur pour comprendre le mécanisme de chacune de ses parties. De là il résulte que le physicien et le chimiste
peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu'ils observent ; tandis que le physiologiste est
porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles
sont solidaires et génératrices les unes des autres. Il faut donc bien savoir que, si l'on décompose l'organisme
vivant en isolant ses diverses parties, ce n'est que pour la facilité de l'analyse expérimentale, et non point pour
les concevoir séparément. En effet, quand on veut donner à une propriété physiologique sa valeur et sa véritable
signification, il faut toujours la rapporter à l'ensemble et ne tirer de conclusion définitive que relativement à ses
effets dans cet ensemble. C'est sans doute pour avoir senti cette solidarité nécessaire de toutes les parties d'un
organisme, que Cuvier a dit que l'expérimentation n'était pas applicable aux êtres vivants, parce qu'elle séparait
des parties organisées qui devaient rester réunies. C'est dans le même sens que d'autres physiologistes ou
médecins dits vitalistes ont proscrit ou proscrivent encore l'expérimentation en médecine. Ces vues, qui ont un
côté juste, sont néanmoins restées fausses dans leurs conclusions générales et elles ont nui considérablement à
l'avancement de la science. Il est juste de dire, sans doute, que les parties constituantes de l'organisme sont
inséparables physiologiquement les unes des autres, et que toutes concourent à un résultat vital commun ; mais
on ne saurait conclure de là qu'il ne faut pas analyser la machine vivante comme on analyse une machine brute
dont toutes les parties ont également un rôle à remplir dans un ensemble. […]
[N]ous nous résumerons en disant que proscrire l'analyse des organismes au moyen de l'expérience, c'est arrêter
la science et nier la méthode expérimentale ; mais que, d'un autre côté, pratiquer l'analyse physiologique en
perdant de vue l'unité harmonique de l'organisme, c'est méconnaître la science vitale et lui enlever tout son
caractère,
Il faudra donc toujours, après avoir pratiqué l'analyse des phénomènes, refaire la synthèse physiologique, afin
de voir l'action réunie de toutes les parties que l'on avait isolées. »
Claude BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, p.137-139
« La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le pourquoi des choses. En cela nous visons plus
loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre ; car l'expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons
aller au-delà du comment, c'est-à-dire au-delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence des
phénomènes. Sous ce rapport, les limites de notre connaissance sont, dans les sciences biologiques, les mêmes
que dans les sciences physico-chimiques.
Lorsque, par une analyse successive, nous avons trouvé la cause prochaine d'un phénomène en déterminant les
conditions et les circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons atteint le but scientifique que
nous ne pouvons dépasser. »
Claude BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, p.123
« La pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l'objectivité de la Nature. C'est-à-dire le refus
systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance « vraie » toute interprétation des
phénomènes donnée en termes de causes finales, c'est-à-dire de « projet ». […] Postulat pur, à jamais
indémontrable, car il est évidemment impossible d'imaginer une expérience qui pourrait prouver la nonexistence d'un projet, d'un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. Mais le postulat d'objectivité est
consubstantiel à la science, il a guidé tout son prodigieux développement depuis trois siècles. Il est impossible de
s'en défaire, fût-ce provisoirement, ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même.
L'objectivité cependant nous oblige à reconnaître le caractère téléonomique des êtres vivants, à admettre que
dans leurs structures et performances, ils réalisent et poursuivent un projet. Il y a donc là, au moins en
apparence, une contradiction épistémologique profonde. Le problème central de la biologie, c'est cette
contradiction elle-même, qu'il s'agit de résoudre si elle n'est qu'apparente, ou de prouver radicalement insoluble
si en vérité il en est bien ainsi. »
Jacques MONOD, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Ed. du Seuil, 1970, p.32-33.
L'expérimentation en biologie est-elle possible ?
« L'observateur ne peut qu'observer les phénomènes naturels ; l'expérimentateur ne peut que les modifier, il ne
lui est pas donné de les créer ni de les anéantir absolument, parce qu'il ne peut pas changer les lois de la nature.
Nous avons souvent répété que l'expérimentateur n'agit pas sur les phénomènes eux-mêmes, mais seulement sur
les conditions physico-chimiques qui sont nécessaires à leur manifestation. […]
La science expérimentale appliquée aux corps vivants doit avoir également pour résultat de modifier les
phénomènes de la vie en agissant uniquement sur les conditions de ce phénomène. Mais ici les difficultés se
multiplient à raison de la délicatesse des conditions des phénomènes vitaux, de la complexité et de la solidarité
de toutes les parties qui se groupent pour constituer un être organisé. C'est ce qui fait que probablement jamais
l'homme ne pourra agir aussi facilement sur les espèces animales ou végétales que sur les espèces minérales. Sa
puissance restera plus bornée dans les êtres vivants, et d'autant plus qu'ils constitueront des organismes plus
élevés, c'est-à-dire plus compliqués. Néanmoins les entraves qui arrêtent la puissance du physiologiste ne
résident point dans la nature même des phénomènes de la vie, mais seulement dans leur complexité. »
Claude BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, p.128
« Reprenant maintenant en détail les difficultés relevées par A.Comte et Claude Bernard, il convient d'examiner,
en s'aidant d'exemples, quelles précautions méthodologiques originales doivent susciter dans la démarche
expérimental du biologiste la spécificité des formes vivantes, la diversité des individus, la totalité de l'organisme,
l'irréversibilité des phénomènes vitaux.
1° Spécificité. […] [E]n biologie la généralisation logique est imprévisiblement limitée par la spécificité de l'objet
d'observation ou d'expérience. On sait que rien n'est si important pour un biologiste que le choix de son
matériel d'étude. Il opère électivement sur tel ou tel animal selon la commodité relative de telle observation
anatomique ou physiologique, en raison soit de la situation ou des dimensions des organes, soit de la lenteur
d'un phénomène ou au contraire de l'accélération d'un cycle. […] Or l'important ici est qu'aucune acquisition
de caractère expérimental ne peut être généralisée sans d'expresses réserves, qu'il s'agisse de structures, de
fonctions et de comportements, soit d'une variété à une autre dans une même espèce, soit d'une espèce à une
autre, soit de l'animal à l'homme […]
2° Individualisation. À l'intérieur d'une espèce vivante donnée, la principale difficulté tient à la recherche de
représentants individuels capables de soutenir des épreuves d'addition, de soustraction ou de variation mesurée
des composants supposés d'un phénomène, épreuves instituées aux fins de comparaison entre un organisme
intentionnellement modifié et un organisme témoin, c'est-à-dire maintenu égal à son sort biologique spontané.
[…] Mais comment s'assurer à l'avant de l'identité sous tous les rapports de deux organismes individuels qui,
bien que de même espèce, doivent aux conditions de leur naissance […] une combinaison unique de caractères
héréditaires ? […]
3° Totalité. Supposée obtenue l'identité des organismes sur lesquels porte l'expérimentation, un second
problème se pose. Est-il possible d'analyser le déterminisme d'un phénomène en l'isolant, puisqu'on opère sur
un tout qu'altère en tant que tel toute tentative de prélèvement ? Il n'est pas certain qu'un organisme, après
ablation d'organe (ovaire, estomac, rein), soit le même organisme diminué d'un organe. […] La raison en est
que, dans un organisme, les mêmes organes sont presque toujours polyvalents – c'est ainsi que l'ablation de
l'estomac ne retentit pas seulement sur la digestion mais aussi sur l'hématopoièse –, que d'autre part tous les
phénomènes sont intégrés. […]
4° Irréversibilité. Si la totalité de l'organisme constitue une difficulté pour l'analyse, l'irréversibilité des
phénomènes biologiques, soit du point de vue du développement de l'être, soit du point de vue des fonctions de
l'être adulte, constitue une autre difficulté pour l'extrapolation chronologique et pour la prévision. […] Claude
Bernard notait que si aucun animal n'est absolument comparable à un autre de même espèce, le même animal
n'est pas non plus comparable à lui-même selon les moments où on l'examine. […] On voit enfin comment
l'irréversibilité des phénomènes biologiques s'ajoutant à l'individualité des organismes vient limiter la possibilité
de répétition et de reconstitution des conditions déterminantes d'un phénomène, toutes choses égales d'ailleurs,
qui reste l'un des procédés caractéristiques de l'expérimentation dans les sciences de la matière.
Il a déjà été dit que les difficultés de l'expérimentation biologique ne sont pas des obstacles absolus mais des
stimulants de l'invention. À ces difficultés répondent des techniques proprement biologiques. »
Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, p.26-32
« Naturellement, de telles méthodes expérimentales laissent encore irrésolu un problème essentiel : celui de
savoir dans quelle mesure les procédés expérimentaux, c'est-à-dire artificiels, ainsi institués permettent de
conclure que les phénomènes naturels sont adéquatement représentés par les phénomènes ainsi rendues
sensibles. Car ce que recherche le biologiste c'est la connaissance de ce qui est et de ce qui se fait, abstraction
faite des ruses et des interventions auxquelles le contraint son avidité de connaissance. Ici comme ailleurs
comment éviter que l'observation, étant action parce qu'étant toujours à quelque degré préparée, trouble le
phénomène à observer ? Et plus précisément ici, comment conclure de l'expérimental au normal ? »
Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, p.34
« Nous voudrions demander à une image de nous aider à mieux approcher le paradoxe de la biologie. Dans
l'Electre, de Jean Giraudoux, le mendiant, […] qui heurte du pied sur la route les hérissons écrasés, médite sur
cette faute originelle du hérisson qui le pousse à la traversée des routes. […] Une route c'est un produit de la
technique humaine, un des éléments du milieu humain, mais cela n'a aucune valeur biologique pour un
hérisson. Les hérissons, en tant que tels, ne traversent pas les routes. Ils explorent à leur façon de hérisson leur
milieu de hérisson, en fonction de leurs impulsions alimentaires et sexuelles. En revanche, ce sont les routes de
l'homme qui traversent le milieu de l'hérisson, son terrain de chasse et le théâtre de ses amours, comme elles
traversent le milieu du lapin, du lion ou de la libellule. Or, la méthode expérimentale […] c'est aussi une sorte
de route que l'homme biologiste trace dans le monde du hérisson, de la grenouille, de la drosophile, de la
paramécie et du streptocoque. Il est donc à la fois inévitable et artificiel d'utiliser pour l'intelligence de
l'expérience qu'est pour l'organisme sa vie propre des concepts, des outils intellectuels, forgés par ce vivant
savant qu'est le biologiste. On n'en conclura pas que l'expérimentation en biologie est inutile ou impossible,
mais, retenant la formule de Claude Bernard : la vie c'est la création, on dira que la connaissance de la vie doit
s'accomplir par conversions imprévisibles, s'efforçant de saisir un devenir dont le sens ne se révèle jamais si
nettement à notre entendement que lorsqu'il le déconcerte. »
Georges CANGUILHEM, La connaissance de la vie, p.39
Y a-t-il des limites morales à l'expérimentation en biologie ?
« Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les
animaux ? Quant à moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en
effet, qu'on reconnût que l'homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses
services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des
sciences les plus utiles à l'humanité. Il n'y a pas à hésiter ; la science de la vie ne peut se constituer que par des
expériences, et l'on ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié d'autres. Il faut faire les
expériences sur les hommes ou sur les animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop d'expériences
dangereuses sur les hommes avant de les avoir étudiées soigneusement sur les animaux. Je n'admets pas qu'il
soit moral d'essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus ou moins dangereux ou actifs, sans
qu'on les ait préalablement expérimentés sur des chiens ; car je prouverai plus loin que tout ce que l'on obtient
chez les animaux peut parfaitement être concluant pour l'homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s'il est
immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse
être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et
dangereuses pour lui, dès qu'elles peuvent être utiles pour l'homme.
Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de sensibilité qu'ont pu pousser les gens du monde ou
par les objections qu'ont pu faire les hommes étrangers aux idées scientifiques ? Tous les sentiments sont
respectables, et je me garderai bien d'en jamais froisser aucun. Je les explique très bien, et c'est pour cela qu'ils
ne m'arrêtent pas. Je comprends parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l'influence de certaines
idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne puissent pas se rendre compte de la nécessité des
expériences et des vivisections pour constituer la science biologique. Je comprends parfaitement aussi que les
gens du monde, qui sont mus par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le physiologiste, jugent
tout autrement que lui les vivisections. Il ne saurait en être autrement. Nous avons dit quelque part dans cette
introduction que, dans la science, c'est l'idée qui donne aux faits leur valeur et leur signification. Il en est de
même dans la morale, il en est de même partout. Des faits identiques matériellement peuvent avoir une
signification morale opposée, suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin, le héros et le
guerrier plongent également le poignard dans le sein de leur semblable. Qu'est-ce qui les distingue, si ce n'est
l'idée qui dirige leur bras ? Le chirurgien, le physiologiste et Néron se livrent également à des mutilations sur
des êtres vivants. Qu'est-ce qui les distingue encore, si ce n'est l'idée ? Je n'essayerai donc pas, à l'exemple de Le
Gallois, de justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur adressent les gens étrangers à la science ;
la différence des idées explique tout. Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est un savant, c'est un
homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu'il poursuit : il n'entend plus les cris des animaux, il
ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des
problèmes qu'il veut découvrir. De même le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et les sanglots les plus
émouvants, parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération. De même encore l'anatomiste ne sent pas
qu'il est dans un charnier horrible ; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet
nerveux dans des chairs puantes et livides qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d'horreur.
D'après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses ou absurdes toutes discussions sur les vivisections. Il
est impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si différentes puissent jamais s'entendre ; et
comme il est impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir souci que de l'opinion des savants
qui le comprennent, et ne tirer de règle de conduite que de sa propre conscience. »
Claude BERNARD, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, p.153-155
« Je ne voudrais être ni chirurgien, ni anatomiste, mais c'est en moi pusillanimité ; et je souhaiterais que ce fût
l'usage parmi nous d'abandonner à ceux de cette profession les criminels à disséquer, et qu'ils en eussent le
courage. De quelque manière qu'on considère la mort d'un méchant, elle serait bien autant utile à la société au
milieu d'un amphithéâtre que sur un échafaud ; et ce supplice serait tout au moins aussi redoutable qu'un autre.
Mais il y aurait un moyen de ménager le spectateur, l'anatomiste et le patient : le spectateur et l'anatomiste, en
n'essayant sur le patient que des opérations utiles, et dont les suites ne seraient pas évidemment funestes : le
patient, en ne le confiant qu'aux hommes les plus éclairés, et en lui accordant la vie, s'il réchappait de
l'opération qu'on aurait tentée sur lui. L'anatomie, la médecine et la chirurgie ne trouveraient-elles pas aussi
leur avantage dans cette condition ? et n'y aurait-il pas des occasions où l'on aurait plus de lumières à attendre
des suites d'une opération plutôt que de l'opération même ? Quant aux criminels, il n'y en a guère qui ne
préférassent une opération douloureuse à une mort certaine […] Les avantages de ces essais suffiront pour ceux
qui savent se contenter de raisons »
Denis DIDEROT, article « Anatomie », Encyclopédie, 1751