Le Soufisme : voie spirituelle et initiatique

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Le Soufisme : voie spirituelle et initiatique
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Le Soufisme : voie spirituelle et initiatique
Plan
Introduction ................................................................................................ 1
Avant propos ............................................................................................. 2
Les sources qui ont pu influencer la doctrine
et les pratiques des soufis....................................................................... 3
Les conditions historiques d’apparitions du soufisme ........................ 5
L’Occident, lui, ne découvre le Coran
que cinq siècles après sa parution. ....................................................... 7
La dimension spirituelle et initiatique du soufisme .............................. 7
« La Voie de l’excellence du comportement ». .................................. 10
La confrérie & l'Initiation soufie............................................................. 11
Cette initiation comprend trois éléments : .......................................... 11
Comment accède-t-on au Soufisme ?................................................. 13
Notes ........................................................................................................ 14
Epilogue ................................................................................................... 14
Introduction
Le Soufisme est depuis près de mille ans au coeur de l'expérience spirituelle
d'innombrables musulmans amoureux sincères de la Vérité… Dès qu'il est question des
grandes traditions spirituelles de l'Humanité, le soufisme est presque toujours évoqué.
Maçonnerie et Soufisme ne pouvaient donc pas ne pas se rencontrer. Depuis quelques
années déjà, le soufisme suscite un intérêt plus large dans nos sociétés occidentales en
quête de sens, notamment chez des musulmans nés ou installés en Europe. Cette
tradition islamique, cette voie ésotérique de l’islam qui attire, voire fascine, n'est pas
sans poser aujourd’hui des interrogations sur son avenir face à la vague
fondamentaliste et intégriste qui a déferlé dans le monde musulman ces dernières
décennies.
Cette vague inquiétante par certains aspects invite les intellectuels, les chercheurs
occidentaux ainsi que les membres d’une tradition initiatique d’inspiration judéochrétienne - dont la franc-maçonnerie… à comprendre les enjeux du maintien, voire du
développement de la tradition soufie dans ce nouveau monde turbulent que traverse les
musulmans à l’aube du XXIème siècle de l’ère chrétienne.
Le Soufisme s’est réellement fait connaître en France tout au long du XXème siècle
auprès d’une élite intellectuelle passionnée d’ésotérisme grâce notamment aux travaux
de chercheurs éminents, comme les orientalistes Louis MASSIGNON et René
GUENON ainsi que le philosophe Henri CORBIN, sans oublier Michel CHODKIEWICZ,
Titus BURCKHARDT ou Madame Eva de VITRAY-MEYEROVITCH pour ne citer
qu’eux.
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L’écho de la posture soufie de l’Emir Abdelkader durant la deuxième moitié du XIXème
siècle, a par ailleurs contribué à personnifier cette spiritualité musulmane longtemps
méconnue en Occident.
Sans prétention aucune que de tenter ici d’éclairer l’aspect spirituel et initiatique, qui
structure cette tradition soufie…
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après une brève introduction, j’évoquerai les conditions historiques d’apparitions
du soufisme dans le monde musulman ainsi que les sources qui ont pu
l’influencer ; avant et après l’avènement de l’Islam.
•
j’aborderai ensuite plus longuement la dimension spirituelle que perpétue cette
tradition - en explorant plus particulièrement son caractère initiatique à travers
l’enseignement des confréries et des maîtres qui les ont initiés. Je dresserai à
cette occasion une topologie des principales confréries soufies, dont certaines
ont des liens aujourd’hui en France, en Europe et aux Etats-Unis.
Avant propos
Rappelons que l'origine du mot "soufi", tassawouf en arabe,
demeure mystérieuse. Aussi mystérieuse que le soufisme luimême. Mais on admet le plus souvent qu'il vient de « suf » qui
désigne la laine, en arabe. On aurait appelé ainsi, au départ, un
groupe d'ascètes musulmans portant des manteaux de laine
blanche et l'appellation se serait étendue ensuite à tous les
mystiques de l'Islam... La laine évoque le détachement, mais
aussi la plus haute réalisation spirituelle : le Coran précise que
lorsque Dieu s'adressa à Moïse, ce dernier était entièrement
revêtu de laine
La racine étymologique arabe du mot soufi, dont le sens de base est "pureté", possède
aussi une identité secrète selon la science des lettres substituées, dite « abjab » en
arabe. Avec les mêmes consonnes, on peut en effet obtenir un mot qui signifie " il a été
choisi comme ami intime ". Cependant, les soufis préfèrent généralement s'appeler eux
mêmes " les pauvres ", qui en arabe donne « al fukara", pluriel de fakir ; on dit aussi
"darvish"en persan. Il est d’ailleurs coutume de dire que « le soufi ne possède rien, et
n’est possédé par rien ». Ces deux termes ont donné respectivement "fakir" et "
derviche" en français, avec une connotation parfois magico spirituelle.
L’Islam, comme vous le savez, est né en Arabie au VIIème siècle de l’ère chrétienne, qui
correspond au Ier siècle de l’Hégire dans le calendrier musulman. Comme toutes autres
religions, l'Islam est constitué de lois, de doctrines, d’obligations, d’interdits et de
préceptes moraux. Mais depuis des siècles, des générations de musulmans attirés et
initiés dans la voie soufie ne s’en tiennent pas à cette vision restrictive du message
coranique. Voir la religion comme une contrainte est pour eux la plus grande des
aberrations. Ils ont voulu aller plus loin pour éprouver leur foi dans un Amour et une voie
de Connaissance censés les mener vers l'esprit qui anime la lettre même du message
coranique : « Al Qor’àn » signifiant le « Message » ou « l’Appel » en arabe.
La quête spirituelle de ces soufis semble vouloir invariablement répondre à un élan, un
appel du centre de leur être vers un Divin ressenti intensément comme un don d’Amour
et de Lumière. Ce poème écrit par l’un des grands maîtres du soufisme, IBN ARABI né
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en 1165 à Murcie en Espagne et mort en 1240 à Damas, en témoigne « Mon cœur, ditil, est capable de devenir toutes les formes : il est le cloître du moine chrétien, un
temple pour les idoles, une prairie pour les gazelles, la Ka'ba du pèlerin, le Coran,
les Tables de la Loi de Moïse... L’Amour est mon credo ; De quelque côté que se
tournent mes chamelles, l’Amour est toujours mon credo et ma foi. Ma religion
est la religion de l’Amour où s’orientent les lumières. L’amour reste ma religion et
ma patrie. »
Djalal ud din RÛMI, autre soufi célèbre du XIIIème siècle (1207-1273), dans son célèbre
« Methnawi », une immense somme poétique et spirituelle de 47.000 vers, traduite par
Mme Eva de Vitray-Meyerovitch, dit aussi dans un ton lyrique : « Dieu a créé le monde
par Amour,… et sa première manifestation fut la beauté… ». C’est ainsi, comme l’a
si bien remarqué le philosophe et orientaliste René Guénon, que « le soufisme est la
voie de ceux pour qui le Paradis céleste est encore une prison ».
DANS CETTE PERSPECTIVE, le rôle fondamental du soufisme n'est pas d'affirmer une
doctrine ni de présenter une voie toute tracée de salut pour l'au-delà. Mais bien, selon
les textes fondateurs, d'offrir à ceux qui en ressentent le besoin des méthodes
spirituelles permettant de vaincre son individualité pour s'ouvrir à la connaissance intime
de la réalité divine. Considéré comme la voie ésotérique de l'islam, le soufisme
trouve idéalement sa vocation au coeur de la religion musulmane en présentant
une démarche initiatique encadré par un enseignement ésotérique dispensé à des
disciples.
Cette voie d’élévation spirituelle s’est enrichie par les écrits et les hagiographies de
nombreux maîtres et lettrés soufis qui ont ainsi contribué en leur temps à produire un
corpus doctrinal dont ont bénéficié les principales confréries qui se sont ensuite
répandues dans l’ensemble du monde musulman, surtout à partir du XIIème siècle. Ces
confréries sont également présentent aujourd’hui en Afrique du Nord, au Mali et au
Sénégal, avec parfois des liens en Europe et aux Etats-Unis.
Bien que la plupart des soufis aient été à l'origine des sunnites, le soufisme n'est pas
pour autant un mouvement confessionnel. L'on y trouve aussi bien des chiites que des
confréries issues des différentes écoles de pensées islamiques. L'islam compte
notamment d'autres mouvements à tendance mystique, tels que les Ismaïliens avec à
leur tête l’Aga Khan ; ou l'école philosophique illuministe des Ishraqiûn, beaucoup plus
structurés, plus élitistes et plus sectaires que les soufis.
Les documents les plus anciens sur le soufisme datent seulement du Xème siècle, et l'on
sait très peu de choses sur ce mouvement avant cette période.
Les sources qui ont pu influencer la doctrine et les pratiques des soufis
Selon toute vraisemblance historique, le Soufisme spiritualisa les mythes et les
légendes des périodes préislamiques constitués de sources persanes, arabes et
hindouiste, tout en cherchant à en dévoiler le sens caché. Quant aux sources
coraniques proprement dites, les grands prophètes de l’Ancien Testament, en même
temps que les textes attribués par la tradition à David et Salomon eurent une
importance significative pour l’Islam en général et le Soufisme en particulier. La Vierge
Marie et l’Incarnation du Christ, le Verbe de Dieu, tels qu’ils figurent dans le Coran, sont
de grands symboles soufis. Et la naissance du Verbe en la Vierge Marie correspond à la
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naissance de la Parole dans le Prophète «illettré » de l’Islam. En un sens, le Miracle de
l’Islam est le Coran, de la même façon que le miracle du christianisme est le Christ.
Beaucoup de textes hermétiques rédigés entre le 1er et le 4ème siècle après J.-C. , qui
avaient retenu le sens profond des traditions de l’Égypte ancienne et de la Grèce
Antique, furent traduits en arabe. Nous voyons réapparaître dans ces traductions le
« Poi-mandre » , un texte attribuée à Hermès Trismégiste, fondateur de l’hermétisme.
La tradition soufie a toujours rattaché Hermès (3) à Hénoch qui figure dans le Coran
sous les traits du Prophète Idris (4). Les « Ennéades » de PLOTIN Alexandrie (1) ont
constitué quant à elles un traité métaphysique extrêmement complet par lequel on
rejoignait l’Islam en passant par la philosophie grecque. Les « Ennéades », traduit du
grec vers l’arabe, comporte effectivement les théories de l’émanation et de l’unité. Cette
traduction des « Ennéades » a joué un rôle considérable dans la construction de la
métaphysique soufie. Les musulmans accordaient d’ailleurs à Plotin le titre de Cheikh,
ou maître spirituel.
Le Soufisme absorba également les enseignements pythagoriciens, en particulier ceux
de Niomaque, tandis que les écrits d’Empédocle (2) sur la cosmologie et les sciences
naturelles étaient, eux aussi, accueillis avec un grand intérêt. On trouve dans ces
traductions de la pensée grecque vers l’arabe des paragraphes et des chapitres
apocryphes attribués à Platon, Socrate et d’autres philosophes grecs dont les oeuvres
ont marqué les soufis qui estiment que la connaissance de Dieu uniquement par la
raison est une chose impossible. L’histoire de la philosophie démontre que la pensée
grecque de la Réalité, qui fait parfois de l'Etre, et même de l'au-delà de l'être, le
fondement divin du monde, cette pensée s'est trouvée intégrée par étapes successives
dans les références intellectuelles des civilisations islamiques, juives et chrétiennes,
transformant considérablement les fondements intellectuels strictement théologiques
issus des différentes révélations des religions concernées.
La pensée métaphysique et la pensée théologique se sont ainsi trouvées
indissociablement liées durant toute la période scolastique du Moyen-âge, dont participe
le soufisme en Islam. Cette influence théologique sur la métaphysique s'est développée
en Occident au moins jusqu'à Hegel et Schopenhauer, et fut violemment dénoncée par
Nietzsche à la fin du XIXème siècle. « Dieu est mort », proclamait-il, résumant ainsi le
«nihilisme passif » de la civilisation moderne.
Mais revenons à notre sujet. La religion de l’Iran antique, avec le zoroastrisme (5) puis
le mazdéisme, a également influencé le Soufisme. Certains concepts contribuèrent à
l’élaboration des grands thèmes cosmiques soufis. Le Maître de l’Illumination, le Perse
Yahyâ Sohravardi, introduisit certaines notions mazdéennes dans son « Angélologie
des lumières » . Il en revanche difficile de préciser l’influence sur le soufisme de
courants ascétiques et mystiques antérieurs à l'islam : tels que le nestorianisme du
christianisme oriental, le gnosticisme, le néoplatonisme, le manichéisme et le
bouddhisme. Mais ces traditions étant bien ancrées dans les régions où sont apparus
les premiers soufis.
Quelque mot cependant sur L’INFLUENCE HINDOUISTE : Les éléments de cette
influence ne se sont pas mélangés rapidement au soufisme. Ils y sont rentrés au cours
d’une évolution historique qui a duré plusieurs siècles. Parmi ces éléments, on peut citer
le chapelet, ainsi que le symbole de la pauvreté et du renoncement aux plaisirs du
monde. Il y a aussi le Nirvana, ou l’extase absolue de l’âme, qui chez les
Hindouistes a presque le même sens que l’extase soufie. La différence est que le
Nirvana est une dissolution absolue du moi qui aboutis au « vide », alors que l’extase
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soufie est une dissolution du moi vers la survivance en Dieu ; au sentiment de l’union
avec Lui. L’âme du soufi devenant ainsi le miroir de l’âme de Dieu.
Quelque mot également sur L’INFLUENCE PERSE : On remarque qu’une partie des
fondateurs de l’école soufie sont mages ou perses, comme Marùf al-KARKHI et Abù
Yazid al-BASTAMI. Certains orientalistes ont pu dire aussi que le soufisme serait
d’origine perse vu l’origine d’un grand nombre de maîtres soufis issus de la
région du Khorasan. Cette influence s’est probablement accentuée au milieu du VIIIème
siècle, après le transfert du pouvoir califal de Damas à Bagdad. Le centre du pouvoir de
l’Empire arabe musulman s'en trouve déplacé. D’avantage influencé par Byzance et
l'hellénisme, le califat de Damas, nettement arabe, se retrouve ainsi évincé par un
Califat Abbasside de Bagdad où le ton est donné par les Turcs et les Perses. On notera
surtout que L'Avesta, le code sacerdotal du zoroastrisme, daté du Xème siècle avant
Jésus Christ, a été le plus important ouvrage perse que les arabes aient connu
dans la région. La doctrine fondamentale du manichéisme (IIIème siècle après Jésus
Christ) a d’ailleurs offert dans la région une puissante alternative au christianisme
pendant plusieurs siècles.
Je ne pouvais pas - ne pas reparler de L’INFLUENCE CHRETIENNE en précisant
que l’ascétisme chrétien était répandu dans le désert syrien et le Sinaï, avant et après
l’Islam. Dans le désert du Sinaï, le couvent de Sainte Catherine était le plus grand
rassemblement des moines ascétiques avant l’Islam. Il est d’ailleurs toujours visible et
visitable. Il faut aussi savoir que beaucoup de tribus arabes étaient chrétiennes ou
juives avant leur islamisation. La première épouse de Mohamed, Khadija, qu’il
épousa à l’âge de 25 ans et avec qui il vécut près de 15 ans, était elle-même de
confession chrétienne. Elle lui donnera une fille avant de mourir : Fatima. Le Coran a
décrit les moines qui voyagent comme “ceux qui reviennent à Dieu, ceux qui l’adorent,
ceux qui le louent, ceux qui se livrent à des exercices de piété, ceux qui s’inclinent, ceux
qui interdisent ce qui est blâmable”. De ces moines chrétiens, les soufis auraient pris le
froc, cet habit fait de laine (sùf). Certains d’eux se sont même privés du mariage, même
si cela contredit les enseignements de l’Islam.
Mais, avant toute autre référence, le Coran et la figure du Prophète Mohamed
reste la source essentielle du soufisme. Toutes les expériences s’y appuient. Toutes
les situations s’y reflètent.
Les conditions historiques d’apparitions du soufisme
Si le soufisme est né avec l'Islam, le terme n'est apparu que relativement tard, au
IXème siècle à Kufa en Irak sous le califat des Abbasside. Lorsque Muhammad
apparaît au VIIème siècle après J.-C., le judaïsme comme le christianisme sont en pleine
crise. Et plus particulièrement peut-être en Arabie. Les minuscules communautés
rivales de juifs et de chrétiens établies à La Mecque ou à Médine sont loin de
représenter alors les plus hautes valeurs de leurs religions. Les Hébreux épuisés
viennent de clore en Palestine et en Mésopotamie la rédaction du Talmud. Les
épreuves de leur « Exil » leur laissent à peine assez de force pour se survivre. Ils se
referment sur eux-mêmes et doivent se défendre à la fois contre la tentation du
christianisme, mais aussi contre le polythéisme triomphant en Arabie à cette époque.
Au premier siècle de l’Islam, un groupe de spirituels chi'ites aurait été le premier
désigné sous le nom de soufis. Mais au début de l’expansion de l’islam le pouvoir
califal qui succéda au Prophète Mohamed (né en 570 – mort en 632) était très
sourcilleux sur l'orthodoxie sunnite. Ce pouvoir califale qui se met en place en Arabie à
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la mort de Mohamed en 632, doit asseoir sa légitimité et jette l’opprobre et le discrédit
sur toute fausse note susceptible de donner plus d'assise au chiisme contestataire pour
qui le califat devait revenir à Ali, cousin et gendre du Prophète. Dès l'avènement du
deuxième calife Omar (634 – 644) l’on assiste à une lutte sans merci pour la
mainmise du califat sur la religion. Le 3ème calife Othman (644 - 656) publia même
un texte officiel du Coran avec l'ordre de détruire toutes les autres versions. Cela
suscita l'hostilité des prêcheurs islamiques et fut la raison de son assassinat à Médine
par des troupes musulmanes rebelles venus d’Egypte et d’Irak.
L'élaboration de la vulgate coranique sous Uthman allait cependant donner le ton de ce
qui allait advenir en matière de politisation de la croyance. C’est ainsi que dès l'époque
Omeyyade (de 661 à 750), il y eut un islam officiel, proche du pouvoir en place, et un
islam légitimiste, incarné par les chi'ites qui réclamaient pour eux "justice et juste retour
des choses", c'est-à-dire l’octroi du pouvoir califal aux descendants d’Ali, cousin du
Prophète, et de Fatima, son épouse et fille du Prophète. Le message coranique subira
dès lors beaucoup d'avatars pour culminer à l'époque Abbasside (de 750 à 1258) par
une volonté de faire triompher le courant littéraliste qui se range sur les positions les
plus restrictives du Coran. Cette lecture littéraliste allait durablement influencer la
théologie musulmane par le biais des théologiens de la Cour des Omeyyades et
Abbassides qui occupaient des positions prédominantes dans le clergé informel de la
nouvelle judicature islamique qui perdure de nos jours.
C’est donc dans un cadre de stricte orthodoxie religieuse que la tradition soufie s'est
progressivement développée en dépit d’une formalisation excessive d'une religion
initialement basée sur l'émancipation des individus vis-à-vis du paganisme qui était en
pleine vogue en Arabie avant la révélation du Prophète Mohamed. Jusqu'au XIIème
siècle, le soufisme et les idées qu’il soulevait furent rejetés par les théologiens de
l'islam. Cette tradition ne sera finalement acceptée dans le monde musulman qu'à la
faveur des écrits de deux célèbres philosophes sunnites. D’un côté, le grand théologien
perse Al-Ghazali (1058-1111) qui vise à accorder soufisme et droit coranique, et de
l’autre, le grand maître soufi andalou Ibn Arabi (1165-1241) qui fit évoluer le soufisme
philosophique en théosophie.
Le soufisme en tant que doctrine n'apparaît véritablement qu'au début du Xème
siècle, soit trois siècles après l’avènement de l’Islam. Fin du XIIème siècle, celle-ci
est déjà diversement répandu en Irak en Iran, au Hedjaz, en Égypte, en Afrique du
Nord, en Espagne andalouse et jusqu'aux provinces indienne du Sind...) C’est partir du
XIIème siècle que les soufis et leurs disciples se regroupent en confréries ou
tariqa, signifiant en arabe « voie vers la connaissance ». Les plus importantes
d'entre elles aujourd'hui se sont établis à partir du XIIIème siècle en Iran, en Turquie, en
Egypte, en Asie centrale et en Inde : ce sont les « Qadirias », « Bektachis », les
« Naqchbandis », les « Mevlevis » et les « Chishti(s) ». En Afrique du Nord, le
développement des confréries s’opèrent du Xème au XVème siècle avec les « Alawias »,
« Rahmanias », « Qadirias », « Darkaouias » et les « Senoussias. » En Afrique subsaharienne c’est à partir du XIXème sècle que l’on voit apparaître les confréries
« Tidjans » et « Mourids » aujourd’hui solidement établis au Mali et au Sénégal. Toutes
les confréries soufies que je viens de citer ont aujourd’hui des liens en Europe et aux
Etats-Unis où elles s’organisent en petites confréries en accueillant de plus en souvent
des Occidentaux convertis à l’islam.
La majorité des ordres soufis sont des Sunnites quiétistes. Certains, pendant les XVème
et XVIème siècles, ont cependant adopté le chiisme. Comme les « Bektachis », les
« Kubrawis » ou les « Safavides » qui se sont convertis au chiisme extrémiste. Notons
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qu’au début du XVIème siècle, les Safavides ont conquis une grande partie de l'Iran en
imposant par la force le chiisme imamite duodécimain aux Iraniens qui étaient en
majorité sunnites.
L’Occident, lui, ne découvre le Coran que cinq siècles après sa parution.
Pierre le Vénérable est né en Auvergne en 1092. Abbé de Cluny de 1122 à sa mort, en
1156. Esprit curieux et énergique, ami des papes et des rois, il visite Tolède et
l’Espagne andalouse dans le deuxième quart du XIIème siècle et en revient fasciné par
les splendeurs qu’il découvre. Mais en même temps terrifié par la puissance de ce rival
de la chrétienté qu’est l’islam. La civilisation musulmane est alors à son apogée,
notamment en Andalousie. Pierre le Vénérable décide de s’y initier à la source. Il
demande à un Anglais, archiprêtre de Pampelune, Robert de Kenton, de traduire le
Coran en latin. L’islam est alors en conflit avec la chrétienté qu’il menace depuis 711 à
l’ouest de la péninsule Ibérique, et dès 718 à l’est de Constantinople. Plus tard, ce sera
l’expansion de l’Empire ottoman qui exacerbe en chrétienté la polémique anti-islamique.
Ces conflits religieux et politiques laisseront leurs empreintes dans l’histoire des
traductions du Coran.
Robert de Kenton, lui, achève en 1143 la première version du Coran faite en Occident.
Elle est en latin, et le manuscrit autographe du traducteur se trouve à la bibliothèque de
l’Arsenal, à Paris. Document polémique s’il en fut, jamais l’axiome «traduire c’est trahir»
ne fut plus exact. Le but de Robert de Kenton était de se servir de ce texte en tant
qu’arme pour dresser la chrétienté contre l’Islam, afin de démontrer que Muhammad
était un imposteur et l’islam une imposture. La traduction de Robert de Kenton joua
avec le Coran le rôle que remplit la Vulgate avec la Bible, et servit pendant des siècles
de matrice à toutes les autres interprétations en langues européennes.
Quand Muhammad meurt à Médine en 632, le monde chrétien est alors veuf de ses
plus grands savants : Augustin a écrit sa « Cité de Dieu » en 420, Saint Benoît a
composé sa « Règle » qui fonda le monastère du mont Cassin vers 530 ; Le Pape
Grégoire 1er dit Grégoire le Grand est mort en 604, six ans avant que Muhammad ne
reçoive sa première illumination. Le monde est alors dominé par Héraclius, empereur
des Romains de 610 à 641, tandis que le roi d’Iran, Kosroès, règne à Antioche en
610 et à Jérusalem en 614.
La dimension spirituelle et initiatique du soufisme
Je dirais que le soufisme se distingue par 3 éléments qui sont la doctrine, l’initiation et
une méthode spirituelle.
1. La doctrine qui est une sorte de « préfiguration symbolique de la
connaissance qu’il s’agit d’atteindre » est enseignée de manière
« personnelle » de maître à disciple. Elle s’inspire du Coran et de
l’enseignement ésotérique attribué au prophète de l’Islam ;
2. L’initiation, elle, consiste dans « la transmission d’une influence
spirituelle » d’un maître à un disciple, avec la communication d’une
méthode spirituelle. Ce maître est rattaché au prophète de l’Islam par une
chaîne d’autres maîtres soufis antérieurs, dite chaîne de transmission
(silsilah en arabe).
3. La méthode enfin. Il existe de nombreuses méthodes spirituelles qui sont
autant de voies différentes qui correspondent à des « catégories »
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spirituelles distinctes. On dira en langage moderne à des « sensibilités »
différentes.
Le soufisme représente l'aspect intérieur de l'Islam, tant dans la forme que dans le fond.
Sa doctrine est un commentaire ésotérique du Coran. Cette attitude n'est pas fortuite.
Elle plonge ses racines dans le champ ouvert par le Coran. Le Prophète lui-même aurait
donné la clef de cette exégèse ésotérique dans ses enseignements oralement transmis
à ses compagnons.
Parmi ces paroles, certaines sont fondamentales pour le soufisme. Notamment celles
que le Prophète énonçait, non en sa qualité de législateur, mais en sa qualité de saint
contemplatif. Des paroles qu'il adressait à ceux de ses compagnons qui furent
considérés - a posteriori - comme les premiers maîtres soufis. Ces paroles relèvent pour
les soufis du même degré d'inspiration que le Coran ; mais non du même mode
"objectif" de révélation. Elles énoncent des vérités qui n'étaient pas destinées à toute la
communauté religieuse, mais aux seuls contemplatifs. C'est de là que part l'exégèse
soufie du Coran.
Dans son livre « Introduction aux doctrines ésotériques de l'islam », l’orientaliste Titus
BURKHARDT, indique que cette exégèse soufie, je cite, "se base sur la parole du
Prophète selon laquelle chaque parole du Coran comporterait plusieurs sens ; et sur
le fait que chaque lettre a son sens ; et que chaque définition implique un lieu
d'ascension spirituelle" (matla') ». Fin de citation.
La Tradition du Prophète (Hadiths) abonde en préceptes mystiques. Le Prophète
Mohamed aurait lui-même incité à une lecture ésotérique du Coran. Abou Hurayra, l’un de
ses fidèles compagnons, a dit. Je cite : "J'ai gardé précieusement dans ma mémoire
deux trésors de connaissance que j'avais reçu du messager de Dieu ; l'un, je l'ai
rendu public. Mais si je divulguais l'autre, vous me trancheriez la gorge !". Fin de
citation
Le soufisme, tout comme l'Islam, n'abrite pas en son sein de tendance «orthodoxe »
unique mais une variété de traditions et d'usages. Certains spécialistes répartissent
néanmoins les principaux groupes soufis en trois grands courants théologiques : « le
théisme », « le monisme » et « le panthéisme ». Quelle que soit leur appartenance, les
soufis croient jouir d'une relation privilégiée à Dieu (walaya – sainteté en arabe). Ils croient
aussi pouvoir posséder sous la direction d’un maître le potentiel nécessaire pour parvenir
à l'union spirituelle avec Dieu. Et accéder ainsi à la gnose (maàrifa en arabe) par l'effort
contemplatif et la méditation, et plus loin ; à la connaissance intuitive de la vérité divine
(haqiqa en arabe).
Cette faculté de connaître Dieu serait pour le soufi une grâce accordée à l’homme de toute
éternité ; mais que l'initié soufi doit cependant réaliser en s'engageant dans une voie
spirituelle et initiatique (la tariqa), une voie parfois ardue et jalonnée d’étapes mystiques
(maqamat) et d'états spirituels (halat). C’est pourquoi, ce voyage dans la voie soufie doit
impérieusement se faire sous la direction d'un maître soufi qualifié (cheikh en arabe, ou pîr
en persan) - ayant lui-même réalisé la gnose.
Ce cheminement commence toujours par la « repentance» de l'initié. Le maître
transmet alors à son disciple l'influence spirituelle (baraka) ; qu'il a lui-même reçue de
son propre maître à travers une chaîne initiatique (silsila) ininterrompue de maître à
disciple, dont l'origine remonte à Mahomet et à Ali son cousin. Mais les soufis croient
aussi que chaque génération d'initiés est reliée à un maître secret, qui est
intérieurement «l'homme parfait», signifiant le pôle, (qutb), de la présence duquel
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dépend le sort de l'univers. Seuls ceux qui ont pleinement réalisé l'expérience soufi, —
le renoncement à soi (fana), la survie en Dieu (baqa) et la connaissance spirituelle (marifa)
— seuls ces « réalisés » seraient en mesure de reconnaître cet «homme parfait» qui
partage des caractéristiques communes avec l'imam des chiites traditionnels.
Les soufis célèbrent encore aujourd’hui l'anniversaire du Prophète et visitent sa tombe
ainsi que celles des maîtres soufis auxquels ils adressent des prières d'intercession et des
requêtes de bénédiction. Ces pratiques sont également courantes chez les musulmans
chiites imamites qui se comportent de la même façon à l'égard de leurs imams. Mais elles
sont largement condamnées par les musulmans sunnites orthodoxes qui n'y voient
qu'idolâtrie et culte de la personne.
Considérés cependant par les érudits comme une seconde autorité spirituelle, les maîtres
soufis réalisés détenaient une connaissance gnostique (marifa) qui rivalisait avec la
jurisprudence et la théologie orthodoxes de leur temps. Les soufis ont été, par conséquent,
souvent accusés de se permettre des pratiques apparentées à l'antinomisme sous
prétexte que leur connaissance supérieure les dispense de se conformer à la Loi islamique
(charia) dont la stricte application serait réservée aux profanes. Il en a résulté des tensions
religieuses et une certaine suspicion entre les soufis et les savants musulmans
orthodoxes. Lorsque ces derniers accèdent définitivement au pouvoir théologique, les
soufis chercheront aussitôt à s'en protéger en adoptant une terminologie plus hermétique
dans l’enseignement de leur doctrine.
Né pratiquement avec l'Islam, le soufisme - nous l’avons vu - date de près de dix siècles.
Mais pour certains soufis, cette tradition existait déjà bien avant l’Islam. Du fait justement
du caractère intrinsèquement universel qu’ils attribuent à leur tradition initiatique. Car les
soufis ne se réfèrent pas seulement à la révélation coranique et au prophète Mohamed…
Ils se réfèrent également aux grands prophètes bibliques, comme Noé, Abraham, Moïse,
ainsi qu’à Jésus. Ils ne les voient pas exclusivement comme des messagers d'une religion,
mais comme des grands initiateurs de l'humanité. Ils les considèrent comme reliés
spirituellement les uns aux autres comme les grains d'un chapelet sont reliés par un fil.
Dans le contenu ésotérique du message de tous ces prophètes, il y a pour les soufis une
continuité initiatique. Pour eux, chaque prophète est venu initier l'humanité à l'un des
aspects du divin. Le soufi privilégie dans sa recherche la transformation de son être
essentielle, sa délivrance, au-delà même de la notion de salut et de la conformité aux
commandements divins, à travers notamment un recouvrement de ses qualités humaines
par les qualités recherchées de l'Etre divin et de ses messagers.
Ce qui est donc recherché dans la voie soufie, bien au-delà de la démarche exotérique de
connaissance de Dieu fondée sur la raison, c'est la gnose « ma'rifa » - ou la connaissance
expérimentale de Dieu, dite « hakika ».
Mais le soufisme n’est pas vraiment en soi une doctrine. Toutes les confréries et les
courants qui ont tissé la toile du soufisme témoignent de la diversité de cette tradition qui
met principalement l’accent sur l’enseignement d’un état d'être au monde dans une
relation particulière avec le Divin. Une relation qui vise, dans l’ensemble, à la
transformation de l’être et de l’âme pour accueillir des vertus spirituelles qui rapprocherait
davantage l’homme musulman vers un Dieu Unique, perçu comme Immanent,
Transcendant et infiniment Miséricordieux pour ses créatures.
Si l’on devait schématiser et prendre une image : je dirais que la relation entre l'exotérisme
(Le Coran) et l'ésotérisme (le Soufisme) est semblable pour le soufi à celle qui existe entre
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la circonférence (la Religion) et le centre (l’Expérience intime et universelle de Dieu). Alors
commence pour le soufi un long et périlleux chemin qui passe par différents états
mystiques ; dont le préalable est l’initiation. L’amour et l’élan mystique une condition.
Animé de cet élan, le soufi se donne pour but spirituel de connaître le divin pour tenter de
le comprendre et de l’appréhender dans toute son ipséité.
L’on voit bien ici que la voie soufie est pure expérience spirituelle - Elle s'inscrit dans le
vécu intime et profond de quiconque en parcourt la voie initiatique. Elle n'est pas
conjecture et encore moins érudition. Elle est considérée par les soufis comme une
possible appréhension de la lumière divine par le Cœur spirituel, ce centre subtil de l'Etre
en soi.
La voie qui mène à cette connaissance a donc peu à voir avec la théologie ou la
spéculation philosophique. Elle est d'abord affaire de travail sur soi, de pédagogie, d'éveil
à la présence divine et d’amour du prochain.
C’est pourquoi en islam la voie soufie est appelée
« La Voie de l’excellence du comportement ».
Dans l'approche soufie, c'est la qualité de l'acte et l'intention qu'il contient qui sera
déterminante. Dans une voie soufie vivante, la qualité des actes est censée transcender
celui ou celle qui les accomplit en lui ouvrant la porte à une " ré-action " spirituelle sur un
plan ontologique. La voie soufie se place ainsi dans l'optique initiatique d'une
transformation intérieure qui ne peut se laisser enfermer dans le cercle de la simple
morale. Cette voie transcende cette morale, mais sans en nier les vertus sociales. La
différence est qu'ici le comportement n'est pas seulement une norme sociale, mais bel
et bien un moyen de l'éducation spirituelle. Il s'agit là d'une spécificité très
importante de la voie soufie. En plaçant la qualité des actes au cœur du travail et de
l’effort spirituel, c'est tout l'Etre du disciple qui se trouve impliqué. Cette réalité dépasse
infiniment le cadre de la simple individualité psychologique, pour toucher finalement à ce
qu'il y a de plus universel en chacun de nous. Très concrètement, l'excellence du
comportement chez le soufi implique d'être continuellement au service de l'Autre
(du tout Autre). Il s'agit de préférer autrui à soi-même. C'est une attitude que les soufis
appellent « al ith-àar », et qu'ils comparent à une bougie : elle donne la lumière au dehors
dans une absorption intérieure et incandescente. Pour le disciple, il s'agit de tenter à
chaque instant de se conformer à cet état d'être. Cette intériorisation permanente d'un
élan vers l'Autre recèle la possibilité de libérer totalement le disciple de son ego,
c'est à dire de la conscience illusoire de l'existence de son individualité en tant que
réalité autonome se suffisant à elle-même.
A ce stade, il ne s'agit pourtant que d'une potentialité. Une condition nécessaire mais pas
suffisante. Pour le disciple, l'attitude de recherche d'excellence du comportement a besoin
d’un maître spirituel vivant. Sa présence sanctifiée et autorisée lui assure enseignement et
soutien spirituel. En étant relié à un maître authentique, chacun des actes du disciple
laissé dans le chemin de Dieu s’apprécie comme une Grâce divine toute particulière. De
ce point de vue, la métaphysique islamique considère que c'est par l'influence de la
réalité spirituelle de Muhammad que s'opère l'illumination du cœur du disciple.
Comme l'a indiqué Ibn ARABI, la réalité spirituelle du Prophète (dite « al Haqiqa al
Muhammadia ») est le modèle type de réalisation propre au soufi. Le Coran spécifie :
"Certes, il y a pour vous dans l'Envoyé de Dieu un modèle excellent " (XXXIII, 21).
Une mention précise cette réalité initiatique dans le Coran où Dieu dit à Muhammad :
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"Certes, ceux qui font la pacte avec toi, c'est en vérité avec Allah qu'ils font le
pacte".
Concrètement, le cheminement spirituel dans la voie soufie, conduit à hériter des qualités
de sainteté propres à Muhammad ; et, à travers lui, de tous les prophètes, jusqu’à Adam.
Cette transformation peut se résumer intérieurement et extérieurement en l'acquisition de
la noblesse du comportement.
La confrérie & l'Initiation soufie
Les soufis des origines menèrent une vie d'anachorète ou une vie en collectivité dans des
«ribat », sortes de monastères. Ils y prônèrent la pauvreté et s'en remettèrent totalement à
Dieu pour leur subsistance, en même temps qu'ils initièrent lors de leur réunion une liturgie
nouvelle fondée sur la répétition et la psalmodie du nom de Dieu, séance dite de dhikr en
arabe. C'est seulement au 13ème siècle, à l'époque troublée des Seldjoukides, que
commencent à apparaître les confréries permanentes. Avant que celles-ci ne se
développent, la vie mystique a reposé durant des siècles sur des bases individuelles. La
confréries des Qâdir’iyya fondés à Bagdad par 'Abd al-Qâdir al-Djilani (mort en 1166)
semblent être la première confrérie encore existante qui ait une origine bien définie.
On parlera davantage aujourd’hui, en Afrique du Nord notamment, de « Zâwiyas » qui
sont traditionnellement des lieux de spiritualité où des musulmans, et des musulmanes,
retrouvent régulièrement un maître vivant pour prier, méditer et pratiquer ensemble un
rituel soufi ou d’inspiration soufie… comme c’est encore le cas aujourd’hui dans
l’ensemble du monde musulman. Encore considérées aujourd’hui par la foi populaire
comme des lieux où souffle l’Esprit, les zâwiyas se sont initialement développées autour
de la maison d'un maître spirituel et de ses disciples. Mais aussi autour d’un tombeau d’un
saint.
Au début de l'islam, les soufis, ont l’a dit, portaient un vêtement blanc de laine (s'ûf en
arabe), par la suite ils ont aussi porté comme signe distinctif un manteau fait d’étoffes
rapiécées et de loques bigarrées (dite khirqa en arabe). Le don de la khirqa par un maître
soufi (symbole d’investiture pour le récipiendaire) est devenu par la suite un moment fort
du rite d'initiation soufie. Il l’est resté.
Ainsi, dans l'ordre des Qadiriyya, la cérémonie de serment d'allégeance au maître soufi et
l’initiation du disciple est resté inchangée.
Cette initiation comprend trois éléments :
•
La réception de l'enseignement ésotérique de l'ordre
•
Le serment d'allégeance au cheikh
L'investiture par la transmission de la khirqa (une toge ou un manteau), dont la
symbolique est double :
----- la khirqa de la bénédiction qui matérialise la succession des disciples
depuis le fondateur de l'ordre jusqu'au cheikh actuel.
----- La khirqa de la prière mystique qui matérialise la succession "apostolique"
depuis le Prophète jusqu'au fondateur de l'ordre, avec le don d’un mantra.
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Les initiés soufis ne sont pas des moines. Leur retraite spirituelle doit être
constamment intériorisée. Les soufis exercent toujours des responsabilités, ont une
famille, travaillent, et s’impliquent dans le monde. Car même dans ses aspects les plus
ténébreux, le monde demeure pour eux une lumière. Le métier, la vie de famille, les
relations professionnelles et sociales sont pour eux des formes subtiles de prière.
Certains parmi les plus grands maîtres soufis ont été commerçants, médecins ou
cordonniers, imams ou maçons. Comme tous les musulmans, les soufis pratiquent ce
que pratiquent tous les musulmans : le jeûne, le pèlerinage à la Mecque, les cinq
prières quotidiennes, etc... Mais le rôle du maître demeure fondamental pour offrir des
points de repère au disciple. Ibn 'ARABI, a illustré de façon saisissante le danger qu'il y
aurait à vouloir cheminer seul et sans guide dans la voie du soufisme : "Celui qui n'a
pas de maître, affirmait-il, a pour maître Satan". - Satan, que nous traduirons ici en
langage approprié par l'ego ou l’inflation du psychisme.
Concrètement, le soufi doit posséder trois qualités primordiales pour être initiable :
l'humilité, la fraternité et la sincérité. Son objectif est d'abord de ne plus vivre dans le
paraître, mais dans l'être. « Apparaît comme tu es ! Ou sois comme tu apparaît ! » disait déjà le maître Rûmi.
Ces points de repère laissés par les maîtres soufis sont autant de méthodes encore
enseignées aujourd’hui dans les différentes voies initiatiques, dites tariqas. Ces
méthodes sont rituellement constituées par la prière, la méditation, l’invocation dhikr, la
musique et la danse la retraite, le voyage. Chaque maître, chaque tariqa, mettra
l'accent sur l'une d'entre elles.
Dans la confrérie Alawiya - très répandue au Maghreb et présente également en
France, on utilise surtout la méditation autour des noms divins. Le maître
recommande ou désigne à son élève l'un des noms de Dieu mentionnés dans le Coran
: le Savant, le Miséricordieux, le Sage, la Paix, la Vérité, la Lumière, le Voyant... Il en
existe 99. Toutes ces pratiques constituent pour l’initié soufi une sorte de
polissage du cœur, considéré comme le symbole du centre de l’homme, son
intériorité. C’est un devoir pour lui que de polir inlassablement son cœur par ces
pratiques, mais aussi par sa vie toute entière à la recherche de l’excellence du
comportement.
Les soufis ont coutume de dire que ce monde des apparences est comme un pont pour
aller vers le divin, leur être essentiel, le spirituel, l’ultime Réalité. Leur but est de s’élever
vers Dieu et de revenir vers ses créatures au terme d’une recherche intérieure
accomplie et réalisée. Le triptyque initiatique est bien connu des soufis selon un
enchaînement d’étape bien identifiés dans l’ordre ternaire suivant : SHARIA – TARIKA
– MAARIFA, ou pour les degré plus élevés : SHARIA – TARIKA – HAKIKA.
La Loi religieuse est appelée en Islam la
ce sens qu’elle concerne l’ensemble des
figure une enveloppe, une écorce, dont
immuable en constitue le noyau. Lequel
voie initiatique dite « tarikâ ».
Sharî’a, ou littéralement « grande route », en
croyants musulmans. Pour le soufi la Sharî’a
la « haqîqa » ou Vérité réalité essentielle et
n’est accessible qu’à un petit nombre par la
Le volume de la loi sacré pour le soufisme est donc semblable à une circonférence qui
entoure un point central qui est la Vérité « Haqîqa ». Pour passer de la Loi religieuse à
la Vérité, il faut emprunter ce chemin, cette « voie étroite », dite « Tarikâ », qui est
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comme le rayon de la circonférence à un point central d’où chaque soufi espère aboutir
pour rejoindre l’intimité du divin et rayonner par l’excellence du comportement.
S’il existe de nombreuses « Tarikâs » dans le soufisme, comme il est de multiples
points sur la circonférence de la spiritualité musulmane ; toutes tendent à ce même
point central, sorte « d’état spirituel primordial » à partir duquel peut s’établir une
communication particulière avec les états supérieurs de l’esprit.
René Guénon fait remarquer qu’à strictement parler on ne devrait appeler soufi, que
celle ou celui qui a effectivement atteint le terme de la voie initiatique. Celui ou celle qui
demeure sur la voie, en quelque étape ou degré que ce soit, est appelé muta-çawwuf,
encore sur le chemin en somme. Il reste que l’usage commun en Occident est de parler
indistinctement de soufi. Il reste aussi qu’en irriguant de son souffle tant la mystique
musulmane que l'histoire de la civilisation islamique, les soufis ont permis de maintenir
vivante au sein de l’Islam une tradition initiatique qui, - in fine - ouvre le coeur de
l’homme musulman à la tolérance à travers l’universalité du sacré contenu dans les
messages prophétiques.
Comment accède-t-on au Soufisme ?
Comme pour la maçonnerie. Par la voie de l’initiation. Et aussi, tout comme la
maçonnerie, l’initiation soufie n’est pas l’apanage de quelques ”élus” : elle est ouverte à
chacun. A condition d’être animé d’une intention véritable ; de se dépouiller des
contraintes matérielles qui bornent l’horizon des mortels pour se livrer à gnose à travers
la méditation ; tout en se mettant au service des hommes par l’excellence du
comportement. Ce don de soi doit être permanent. Il est même très vivement
recommandé aux soufis de s’intégrer à la vie sociale, de fonder une famille, d’exercer
un métier.
La voie soufie ne se limite pas à des stages de quelques jours ou de quelques mois.
L’initiation n’est pas couronnée par un diplôme : c’est l’histoire d’une vie. N’en est-il pas
de même dans la franc-maçonnerie ? Et puis, les jours de séances de la confrérie (jour
de tenue pour nous) les initiés soufis peuvent de se livrer à cette méditation illimitée,
sans frein et sans intermédiaire, avec Dieu. Ils puisent leur apaisement dans des
enseignements filtrés par l’alambic de la plus haute spiritualité. Ce sont des spirituels
achevés dans un monde mêlé de rationalité et de folie...
Je dirais en conclusion que la qualité de soufi est en soi un « secret intérieur ». Un
« secret intime » entre le soufi et Dieu, entre le musulman et son Créateur. Ce secret du
cœur, parfois partagé, qui sanctionne dans le soufisme la victoire de l’Esprit sur l’âme
ou l’ego, c’est le but ultime du voyage initiatique soufi. Comme le suggère dans des
mots simples un grand maître soufi : « Si c’est l’Esprit qui remporte la victoire sur
l’âme, dit-il, le cœur se transformera en lui. Et, en même temps…transmutera
l’âme par la lumière spirituelle qui se répandra en elle… Le cœur se révèlera
alors tel qu’il est en réalité ; le tabernacle du mystère divin dans l’homme ! »… Et
de la femme serais-je tenté d’ajouter. Sans flagornerie, mais par souci d’objectivité et
d’universalisme…
En définitive, il apparaît bien que la quête soufie cherche inlassablement à polir le cœur
de l’homme comme un pur diamant ; afin qu’il réfléchisse et reflète idéalement l’éclat
des rayons de la lumière et de la sagesse divine dans les ténèbres de l’ignorance et de
la haine. Cette quête est aussi la notre.
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Youssef SAADI
Or.: de Paris
Jeudi 17 mars 6005
Notes
(1) LES ENNEADES : PLOTIN rédigea les traités que son élève Porphyre corrigeait
et les édita sous le titre d’Ennéade. Il les rangea en six parties composées
chacune de neuf livres. La première Ennéade traite surtout de la morale, la deuxième
et la troisième du monde, la quatrième de l’âme la cinquième de l’intelligence, la
sixième de l’Un (l’intelligence universelle). La doctrine plotinienne retient de Platon
l’idéalisme et la célèbre dialectique de l’amour, qui permet au philosophe de
s’élever jusqu’à l’intuition du Souverain Bien. Sa théorie des «hypostases », âme,
intelligence, unité, recouvre une conception très vivante de l’activité intellectuelle. Sa
doctrine de « Un au-delà de l’Etre » implique une profonde théorie du fondement de la
connaissance, qui restera méconnue par Hegel et tout le rationalisme classique, et
s’oppose à l’idée de la raison comme faculté de représentation.
(2) EMPHEDOCLE : Philosophe grec (vers 490 av. J.-C.) qui fut le créateur de la
théorie des quatre éléments (l’eau, l’air, le feu, la terre), adoptée jusqu’à l’époque
de la chimie moderne. Il avait nommé «Amour » le principe de toute réunion et de
toute synthèse, et « Haine » celui de toute division dans les phénomènes de la nature.
(3) HERMES . On se rappelle que le fondateur présumé de la géométrie arabe, de la
cosmologie, de l’astrologie et des arts est un personnage mythique, mi-babylonien, miégyptien du nom de Hermès (Marinoûs).
(4) IDRIS : Assimilé à ENOCH (Hénoch) et parfois à Ilias, voire à al-Khidr. Voici
comment il est présenté dans le Coran : « Mentionne aussi Enoch dans le Livre, Il
fut intègre et Prophète et nous le haussâmes à un rang su-blime. » (XIX, Marie, 5657). On dit qu’il fut — tout comme Hermès — le précepteur de son peuple dans tous les
domaines qui nécessitent une science, un art, un savoir-faire particulier.
(5) ZOROASTRE (ZARATHOUSTRA) : prophète et réformateur religieux iranien du VI
siècle, contemporain des Achémides. Le zoroastrisme se caractérise par une haute
conscience du bien et du mal, avec notion du choix moral. Le jugement futur, par le feu
doit départager les bons et les méchants. Le personnage a inspiré Nietzsche dans
“Ainsi parlait Zarathoustra”.
Epilogue
Le soufisme, une « nouvelle spiritualité » pour la jeunesse musulmane
Dans sa recherche personnelle de Dieu, le soufi sincère, ou se prétendant comme tel,
admet in fine qu’un Grand Amour possède sa part de mystères et de secrets. C’est ce
qui le rend en initiable à un ordre traditionnel initiatique comme la franc maçonnerie.
Beaucoup de maçons connaissent cette singulière disposition initiatique dans la pensée
musulmane qu’est le soufisme. Elle se présente logiquement à leur esprit lorsqu’ils
enquêtent un profane lié au sacré par l’islam et le Coran mais voulant s’élever à l’Art
Royal, au moins pour mesurer la « distance initiatique » du profane. Cette connaissance
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de la tradition soufie, lorsqu’il s’agit d’accepter ou de refuser un profane musulman, peut
parfois nous éviter des imprécisions ou des généralités contraires à l’esprit maçonnique.
Le soufisme permet en tous les cas une richesse de dialogue avec l’autre musulman sur
un mode d’élévation de l’esprit métaphysique hors du champ du conformisme religieux.
C’est le but poursuivi par cette planche à travers laquelle je souligne au cours du débat
qui s’ensuit les enjeux de la spiritualité soufie dans le monde musulman, notamment sur
deux points :
1. Les enjeux contemporains liés à l’installation en Occident de cette spiritualité
traditionnelle soufie, face à l’offensive d’un islamisme européen
ultraconservateurs dont la jeunesse musulmane européenne en perte de sens
est la cible principale (voir l’affaire du voile et la loi sur la laïcité en France) ;
2. La fragilité de la pérennité de cette tradition dans un monde musulman confronté
aux terribles défis posés dans une société civile tiraillée entre un sousdéveloppement chronique (politique, culturel, économique et social) et le carcan
d’une idéologie obscurantiste (fondamentaliste, radicale ou terroriste) devenue
moteur incontournable de la lutte des révolutionnaires théocrates, portes voix
autoproclamés des « dominés », qui sont privés disent-ils du « vrai islam,
égalitaire et réformateur ».
Nous devons savoir que les jeunes français de confession musulmane n’échappent pas
à ces enjeux totalitaires qui sont à l’œuvre en Europe. Notamment du fait qu’une forte
population de jeunes diplômés musulmans en France, le plus souvent ouverte à la
culture de l’autre, n’a pas accès à cette spiritualité soufie parfois injustement considérée
comme sectaire et qui reste le plus souvent inaccessible. Mais aussi du fait d’une
difficile intégration économique, culturelle et sociale, mal vécue sur le plan identitaire sur
fond de racisme. Ce qui poussent une partie significative de cette génération soit vers
l’hyper-consumering lorsque c’est possible; soit vers des formes de l’ultrafondamentalisme via un strong-islamic-revival vectorisé par des prêches et des sermons
plus militants que spirituels, jusque la caricature de la foi.
Sur ce point du débat, je conseille vivement la lecture d’un livre écrit par un jeune
musulman1, « black » des banlieues, dont l’expérience personnelle qu’il relate (de la
galère aux milieux islamistes, puis vers sa démarche salvatrice dans le soufisme
africain) contient un enseignement sur la place que le soufisme peut prendre dans une
jeunesse musulmane de France aujourd’hui désemparée tant socialement et
spirituellement…
Youssef SAADI
Or. : de Paris
25 avril 2005
1
Abd al Malik « Qu’Allah bénisse la France » - Albin Michel (juin 2004)

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