Angenard, capitaine de Corsaire

Transcription

Angenard, capitaine de Corsaire
D. DELAUNAY
Mémoires
du
Capitaine-Corsaire
A NGENAR D
Ses courses, ses évasions
1790-1833
La Découvrance
éditions
2007
avant-propos
par
D. DELAUNAY
son arrière-neveu
—
« Les histoires les plus fidèles, dit Descartes, si elles ne changent ni n’augmentent la valeur des choses pour les rendre plus
dignes d’être lues, en omettent au moins presque toujours les
plus basses et moins illustres circonstances, d’où vient que le
reste ne paraît pas tel qu’il est. » L’histoire, avec le caractère
éminemment scientifique qu’elle a pris au xixe siècle, échappe de
plus en plus à cette critique du grand philosophe. On a compris
de nos jours que, pour donner une notion juste d’une époque,
il ne suffisait pas de mettre en pleine lumière les personnages
qui ont joué les premiers rôles sur la scène du monde. On n’a
rien négligé pour ressaisir à la fois les détails de la vie quotidienne et familière, qui forment comme le milieu matériel, et
les personnages secondaires ou même insignifiants, qui forment
comme le milieu intellectuel et moral duquel les grandes figures
se détachent tout en y tenant par des points nombreux. C’est un
document de ce genre qui nous est fourni par les Mémoires du
brave marin Angenard.
Tandis que nos armées de terre soutenaient sur tous les
champs de bataille de l’Europe cette lutte dont la grandeur suffit
pour recommander à l’attention tous ceux qui y ont été mêlés,
fussent-ils à un rang subalterne comme le capitaine Coignet,
l’état de notre marine réduite à l’impuissance par des désastres
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irréparables ne permettait plus que des équipées héroïques, sans
portée, sinon sans gloire. Irriter l’Angleterre en la bravant sur cet
empire des mers où elle n’avait plus de rival à craindre, inquiéter
son commerce par les pertes qu’on lui faisait subir, détourner d’un
autre emploi une partie de ses forces en l’obligeant à maintenir sur
toutes les routes maritimes une police sans cesse déjouée par nos
rôdeurs, enfin établir au prix de mille dangers quelques communications entre la France et les débris de ses colonies, là devait se
borner l’ambition de nos corsaires à l’époque de la Révolution et
de l’Empire. Sans doute, leur rôle semble bien modeste quand on
le compare à celui de leurs frères des armées de terre. Cependant
il n’est pas sans intérêt de constater en lisant les campagnes de
Surcouf, ou même d’un personnage de moindre importance,
comme Angenard, que, malgré l’impuissance relative à laquelle
elle était condamnée par les circonstances, la génération maritime n’était pas inférieure à la génération militaire. Angenard
n’est qu’un individu de l’espèce des corsaires, alors fort nombreuse, et qui a son expression la plus complète dans Robert
Surcouf seul parmi ses congénères, celui-ci, par la hardiesse, la
grandeur, le succès presque constant de ses entreprises, s’est élevé
jusqu’à la gloire. Nous trouverons dans son lieutenant Angenard
les mêmes qualités, mais avec moins d’éclat. Le rapprochement
entre ces deux hommes dont nos sentiments personnels ne nous
font pas méconnaître l’inégalité, sera un moyen de déterminer
un état intellectuel et moral dont notre génération est très éloignée, une contribution à la psychologie du corsaire.
Le premier trait qui nous frappe dans ce caractère, c’est une
brillante valeur. Angenard n’est pas de ceux qui se tiennent à
leur poste par devoir : la mêlée sanglante exerce sur lui une
attraction pour ainsi dire sensuelle. A bord de la frégate la
Seine, au moment d’une lutte décisive, il ne peut pas se résigner
à un emploi qui le mettait à l’abri ; il demande à monter sur le
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pont : « Mon commandant, dit-il, lorsque je pense à rester en
bas pendant l’action qui se prépare, le sang qui coule dans mes
veines se porte vers mon cœur avec violence, et je crains qu’il ne
m’étouffe ! » On le voit : chez lui la vaillance n’est pas seulement
dans la volonté ; elle est dans le tempérament. Il n’est pas devenu
brave, il est né brave et ne semble pas avoir connu, comme tant
d’autres, ces résistances de l’instinct de conservation que l’effort d’une volonté énergique asservit au devoir. L’école de Kant,
pour qui la vertu naturelle n’a pas de prix, ne ferait aucun cas de
cette bravoure qui n’est ni l’obéissance raisonnée à une consigne
dictée par la conscience, ni même une habitude acquise, mais,
en partie au moins, un instinct.
Cependant Angenard n’est pas un paladin. Le corsaire est un
négociant, ou plutôt un spéculateur, mais d’une espèce que des
caractères profondément différents, on peut même dire opposés,
isolent dans le genre. Si l’argent est son but, il ne veut le prendre
que dans la poche des ennemis de la France. Il risque dans ses
opérations non seulement sa fortune et sa liberté, mais sa vie
en cas d’insuccès, les pontons et les balles tiennent la place
des huissiers. Et même, si l’on en juge par Angenard, l’instinct
patriotique et belliqueux l’emporte de beaucoup sur l’instinct
commercial. Sans doute, il ne néglige aucune précaution pour
échapper aux croiseurs anglais mais, quand il faut combattre,
toute idée de calcul s’évanouit chez lui : il se jette dans la lutte,
sans arrière-pensée, avec un entrain tout français. Sans cesse
pris, blessé, ruiné, aussitôt qu’il est libre et debout, il ne songe
qu’à se lancer de nouveau dans ce jeu plein de périls qui offrait
à ces âmes héroïques un attrait irrésistible. Un esprit positif
n’aurait pas tardé à comprendre que les risques y étaient hors de
toute proportion avec les chances favorables : depuis sa première
campagne en 1797 jusqu’à la dernière en 1814, Angenard n’a pas
fait cette découverte. La paix l’a trouvé sans fortune, épuisé par
les campagnes
—
Guillaume-Marie Angenard, né à Saint-Malo
le 22 décembre 1776
présente
à ses amis et particulièrement à ses confrères, un manuscrit renfermant
quarante-quatre années de sa navigation dont les faits, déjà connus
de quelques-uns de ses compatriotes, qui ont souvent partagé avec lui
les dangers et les joies de cette longue carrière, seront ici analysés avec
toute l’impartialité qui le caractérise, et si le style n’est pas brillant, il
est du moins l’expression franche et véridique de sa pensée.
Le 12 août 1790, je partis de Saint-Malo, en qualité de mousse,
sur le trois-mâts le Bon-Ménage, capitaine Bazin, Nous fîmes
route pour Marseille et nous prîmes un chargement pour l’Ilede-France.
Notre traversée n’offrit rien de remarquable ; mais à notre
arrivée dans l’île, nous apprîmes la fin tragique du malheureux
Magueuymarra, capitaine de la frégate la Thétis, qui dut la mort
à des propos offensants qu’il avait proférés contre les troupes
de la garnison. Il avait, disait-on, assuré qu’il ferait faire à cette
garnison tout ce que bon lui semblerait pour une barrique
d’arak. Il paya cette bravade de sa vie. La troupe vint le saisir à
son bord, le conduisit à terre où il fut massacré et traîné ensuite
dans les rues.
Je fis, sur le Bon-Ménage, deux voyages à Pondichéry. Dans le
premier nous portâmes l’yach tricolore dans notre pavillon, ce
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qu’aucun autre bâtiment français n’avait fait avant nous dans
ces mers, et au second nous rencontrâmes le trois-mâts le Cook
commandé par le capitaine Oger-Grandpré, à qui il faut attribuer les désastres que causa à l’Ile-de-France la petite vérole qu’il
y avait introduite. Aussi l’y pendit-on en effigie. Triste vengeance
à offrir aux nombreuses victimes de son imprudence.
J’avais appris dans ces deux années de navigation à prendre un
ris, à gréer et dégréer un perroquet, en un mot je possédais déjà
quelques-unes des connaissances d’un matelot à la mer.
Le 10 juin 1792, je désertai du navire d’après les conseils de
M. Faucheur, de Saint-Servan, et qui, à cette époque était indigotier à la Ville-Baguer.
Je fus conduit dans une habitation de la Poudre-d’Or appartenant à M. Gentil. Je devais y apprendre l’état d’indigotier, mais
un mois après je sentis le démon de la navigation me ronger le
cœur. J’étais cependant fort bien traité chez ce colon qui me
considérait comme un de ses enfants. Il me répétait souvent qu’il
voulait m’ouvrir le chemin de la fortune, et le temps m’a prouvé
qu’il m’eût tenu parole, car j’ai vu depuis celui qui me remplaça
chez cet honnête homme et je l’ai trouvé dans la position la plus
heureuse.
Je me donnai bien garde, de lui faire part de mon goût bien
prononcé pour la navigation, et des projets que formait ma jeune
tête pour rentrer dans une carrière que je me croyais destiné à
suivre. Je craignais trop l’influence de ses conseils et les représentations de mes amis qui n’eussent pas manqué de me réduire
en donnant une autre direction à mes idées.
Je pris donc le parti d’abandonner l’habitation au milieu de la
nuit, et sans en prévenir personne, je formai un léger trousseau
composé de deux rechanges seulement, quoique je fusse bien
pourvu de linge, et j’abandonnai le reste à deux noirs à qui je
devais certaines notions sur les détails de l’habitation.