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Corpus autour de la question de l’aliénation humaine : Idéaux dévoyés
Texte 1 :
Dans l’Éloge de la folie, Erasme, figure majeure de la Renaissance et de l’Humanisme, fait parler une allégorie : la déesse de la
Folie ; il développe à travers son discours une satire mordante des diverses professions et catégories sociales.
Voici ceux qu'on appelle ordinairement religieux ou moines, quoique ces deux noms ne leur conviennent nullement,
puisqu'il n'y a peut-être personne qui ait moins de religion que ces prétendus religieux...
La plupart de ces gens-là ont tant de confiance dans leurs cérémonies et leurs petites traditions humaines, qu'ils sont
persuadés que ce n'est pas trop d'un paradis pour les récompenser d'une vie passée dans l'observation de toutes ces belles
choses. Ils ne pensent pas que Jésus-Christ, méprisant toutes ces vaines pratiques, leur demandera s'ils ont observé le grand
précepte de la charité.
L'un montrera sa bedaine farcie de toutes sortes de poissons , l'autre videra mille boisseaux de psaumes, récités à tant
de centaines par jour ; un autre comptera ses myriades de jeûnes, où l'unique repas du jour lui remplissait le ventre à crever ; un
autre fera de ses pratiques un tas assez gros pour surcharger sept navires , un autre se glorifiera de n'avoir pas touché à l'argent
pendant soixante ans, sinon avec les doigts gantés, un autre produira son capuchon, si crasseux et si sordide qu'un matelot ne le
mettrait pas sur sa peau ; un autre rappellera qu'il a vécu plus de onze lustres au même lieu, attaché comme une éponge ; un
autre prétendra qu'il s'est cassé la voix à force de chanter ; un autre qu'il s'est abruti par la solitude ou qu'il a perdu, dans le
silence perpétuel, l'usage de la parole.
Mais le Christ arrêtera le flot sans fin de ces glorifications: « Quelle est, dira-t-il, cette nouvelle espèce de Juifs ? Je ne
reconnais qu'une loi pour la mienne ; c'est la seule dont nul ne me parle. Jadis, et sans user du voile des paraboles, j'ai promis
clairement l'héritage de mon père, non pour des capuchons, petites oraisons ou abstinences, mais pour les œuvres de foi et de
charité. »
Erasme, Éloge de la folie (1509)
Texte 2 :
Théocratie
C’est ainsi que l’on nomme un gouvernement dans lequel une nation est soumise immédiatement à Dieu qui exerce sa
souveraineté sur elle et lui fait connaître ses volontés par l’organe des prophètes et des ministres à qui il lui plaît de se
manifester.
Quoique Jésus-Christ ait déclaré que son royaume n’est pas de ce monde, dans les siècles d’ignorance, on a vu des
pontifes chrétiens s’efforcer d’établir leur puissance sur les ruines de celle des rois ; ils prétendaient disposer des couronnes
avec une autorité qui n’appartient qu’au souverain de l’univers.
Telles ont été les prétentions et les maximes des Grégoire VII, des Boniface VIII et de tant d’autres pontifes romains qui,
profitant de l’imbécillité superstitieuse des peuples, les ont armés contre leurs souverains naturels et ont couvert l’Europe de
carnages et d’horreurs ; c’est sur les cadavres sanglants de plusieurs millions de chrétiens que les représentants du Dieu de paix
ont élevé l’édifice d’une puissance chimérique dont les hommes ont été longtemps les tristes jouets et les malheureuses
victimes. En général, l’histoire et l’expérience nous prouvent que le sacerdoce s’est toujours efforcé d’introduire sur la terre une
espèce de théocratie ; les prêtres n’ont voulu se soumettre qu’à Dieu, ce souverain invisible de la nature, ou à l’un d’entre eux
qu’ils avaient choisi pour représenter la divinité ; ils ont voulu former dans les États un État séparé, indépendant de la puissance
civile ; ils ont prétendu ne tenir que de la Divinité les biens dont les hommes les avaient visiblement mis en possession. C’est à la
sagesse des souverains à réprimer ces prétentions ambitieuses et idéales et à contenir tous les membres de la société dans les
justes bornes que prescrivent la raison et la tranquillité des États.
Paul Henri Thiry, baron d’Holbach, Encyclopédie (1751-72), article “Théocratie”
Texte 3 :
Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.
Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est
un fanatique novice qui donne de grandes espérances ; il pourra bientôt tuer pour l'amour de Dieu.
Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n'était encore qu'enthousiaste
luthérien, vivement convaincu que le pape est l'antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé
que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère : il l'assassine ; voilà du parfait : et nous avons
ailleurs rendu justice à ce Diaz.
Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un
fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d'Orange, du
roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d'autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.
Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les
fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint- Barthélemy, leurs concitoyens qui n'allaient point à la messe. Guyon, Patouillet,
Chaudon, Nonotte, l'ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde
: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.
Il y a des fanatiques de sang-froid : ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n'ont d'autre crime que de ne
pas penser comme eux; et ces juges-là sont d'autant plus coupables, d'autant plus dignes de l'exécration du genre humain, que,
n'étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu'ils pourraient
écouter la raison.
Il n'est d'autre remède à cette maladie épidémique que l'esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche,
adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal ; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et
attendre que l'air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent, pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d'être pour elles
un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l'esprit l'exemple
d'Aod qui assassine le roi Eglon ; de Judith qui coupe la tête d'Holopherne en couchant avec lui ; de Samuel qui hache en
morceaux le roi Agag ; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc., etc., etc. Ils ne voient pas que ces
exemples, qui sont respectables dans l'antiquité, sont abominables dans le temps présent : ils puisent leurs fureurs dans la
religion même qui les condamne.
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage : c'est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un
frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l'esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la
seule loi qu'ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence est sûr de
mériter le ciel en vous égorgeant ?
Lorsqu'une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J'ai vu des convulsionnaires qui,
en parlant des miracles de saint Pâris, s'échauffaient par degrés parmi eux : leurs yeux s'enflammaient, tout leur corps tremblait,
la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.
Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764), article « fanatisme »
Texte 4 :
La scène de l’extrait suivant se passe en 1905 à Moscou. Les personnages appartiennent à un groupe de terroristes
révolutionnaires, qui projettent d’assassiner le grand duc afin de lutter contre la tyranie exercée sur eux. Kaliayev, alias Yanek, a
une première fois refusé de lancer une bombe contre le despote, car celui-ci était accompagné de ses deux neveux. Une
discussion s’engage entre les membres du groupe pour juger son hésitation.
[...]
DORA : Attends ! (À Stepan.) Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ?
STEPAN : Je le pourrais si l'Organisation le commandait.
DORA : Pourquoi fermes-tu les yeux ?
STEPAN : Moi ? J'ai fermé les yeux ?
DORA : Oui.
STEPAN : Alors, c'était pour mieux imaginer la scène et répondre en connaissance de cause.
DORA : Ouvre les yeux et comprends que l'Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment,
que des enfants fussent broyés par nos bombes.
STEPAN : Je n'ai pas assez de coeur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à oublier les enfants, ce jour-là, nous serons
les maîtres du monde et la révolution triomphera.
FOKA : Ce jour-là, la révolution sera haïe de l'humanité entière.
STEPAN : Qu'importe si nous l'aimons assez fort pour l'imposer à l'humanité entière et la sauver d'elle-même et de son
esclavage.
DORA : Et si l'humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués
? Faudra-t-il le frapper aussi ?
STEPAN : Oui, s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne. Moi aussi, j'aime le peuple.
DORA : L'amour n'a pas ce visage.
STEPAN : Qui le dit ?
DORA : Moi, Dora.
STEPAN : Tu es une femme et tu as une idée malheureuse de l'amour.
DORA, avec violence : Mais j'ai une idée juste de ce qu'est la honte.
STEPAN : J'ai eu honte de moi-même, une seule fois, et par la faute des autres. Quand on m'a donné le fouet. Car on m'a donné
le fouet. Le fouet, savez-vous ce qu'il est ? Véra était près de moi et elle s'est suicidée par protestation. Moi, j'ai vécu. De quoi
aurais-je honte, maintenant ?
ANNENKOV : Stepan, tout le monde ici t'aime et te respecte. Mais quelles que soient tes raisons, je ne puis te laisser dire que
tout est permis. Des centaines de nos frères sont morts pour qu'on sache que tout n'est pas permis.
STEPAN : Rien n'est défendu de ce qui peut servir notre cause.
ANENKOV, avec colère : Est-il permis de rentrer dans la police et de jouer sur deux tableaux, comme le proposait Evno ? Le
ferais-tu ?
STEPAN : Oui, s'il le fallait.
ANNENKOV, se levant : Stepan, nous oublierons ce que tu viens de dire, en considération de ce que tu as fait pour nous et avec
nous. Souviens-toi seulement de ceci. Il s'agit de savoir si, tout à l'heure, nous lancerons des bombes contre ces deux enfants.
STEPAN : Des enfants ! Vous n'avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc rien ? Parce que Yanek n'a pas tué ces
deux-là, des milliers d'enfants russes mourront de faim pendant des années encore. Avez-vous vu des enfants mourir de faim ?
Moi, oui. Et la mort par la bombe est un enchantement à côté de cette mort-là. Mais Yanek ne les a pas vus. Il n'a vu que les
deux chiens savants du grand-duc. N'êtes-vous donc pas des hommes ? Vivez-vous dans le seul instant ? Alors choisissez la
charité et guérissez seulement le mal de chaque jour, non la révolution qui veut guérir tous les maux, présents et à venir.
DORA : Yanek accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les enfants russes ne mourront plus de
faim. Cela déjà n'est pas facile. Mais la mort des neveux du grand-duc n'empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans
la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.
STEPAN, violemment : Il n'y a pas de limites. La vérité est que vous ne croyez pas à la révolution. (Tous se lèvent, sauf Yanek.)
Vous n'y croyez pas. Si vous y croyiez totalement, complètement, si vous étiez sûrs que par nos sacrifices et nos victoires, nous
arriverons à bâtir une Russie libérée du despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier, si vous ne
doutiez pas qu'alors, l'homme, libéré de ses maîtres et de ses préjugés, lèvera vers le ciel la face des vrais dieux, que pèserait la
mort de deux enfants ? Vous vous reconnaîtriez tous les droits, tous, vous m'entendez. Et si cette mort vous arrête, c'est que
vous n'êtes pas sûrs d'être dans votre droit. Vous ne croyez pas à la révolution.
A. Camus, Les Justes (1949), acte II
Question de corpus : En quoi, et à travers quelles stratégies argumentatives, ces textes permettent-ils de réfléchir au danger de
dévoiement qui accompagne tout radicalisme de la pensée ?