Lecture analytique 3 - Le blog de Jocelyne Vilmin

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Lecture analytique 3 - Le blog de Jocelyne Vilmin
Lecture analytique 3 : Les Justes, Acte v, scène de dénouement
Depuis : « On frappe » jusqu’ à la fin
Question : En quoi cette scène de dénouement est-elle tragique ?
Introduction :
- présentation de l’auteur et de son œuvre : (voir lecture analytique 1)
- présentation des Justes : (voir lecture analytique 1)
- situation de l’extrait : Dans cette dernière scène de la pièce, le groupe de terroristes est réuni et écoute Stepan qui fait le
récit de la mort de Kaliayev.
Nous analyserons la portée tragique de ce dénouement en nous intéressant tout d’abord au récit de la mort de Kaliayev puis
au personnage de Dora et enfin au sens de l’action du groupe.
I. Une scène tragique qui renoue avec les traditions
1) le récit d’une mort par un personnage
Comme dans les tragédies classiques, la mort du héros n’est pas montrée, elle est rapportée par un personnage, ici Stepan.
Le choix du narrateur est en soi intéressant puisque Stepan et Kaliayev avaient des conceptions fort différentes sur l’action
violente et ne s’entendaient pas : plusieurs scènes auparavant les ont violemment opposés.
2) un récit difficile
Contrairement à d’autres scènes où Stepan s’exprime longuement et fermement sur ses conceptions, il apparaît ici comme un
homme extrêmement troublé et peu prolixe.
- la didascalie, accompagnant sa première réplique « à voix basse » l. 3 indique déjà une modification dans le comportement
de Stepan : ce n’est plus l’homme sûr de ses convictions mais une personne touchée par la mort d’un des siens.
- ses répliques sont toutes très brèves et arrachées quasiment par les sollicitations de Dora. Il essaie tout d’abord d’y
échapper : «À quoi bon ? », « je ne saurai pas » répond-il à Dora qui lui demande ce récit. Plus loin, il tente d’arrêter ce
récit : « laisse, Dora. ». Enfin il ne peut raconter les derniers instants de Kaliayev, c’est Voinov qui le fera.
Il s’en tient aux faits, sans jamais développer son propos :
« Quand l’a-t-on prévenu ?
Stepan :À deux heures du soir.
Dora :Quand l’a-t-on pendu ?
Stepan : À deux heures du matin. »
l. 10 à 14, par exemple.
La sécheresse des réponses est sans doute significative de la personnalité de Stepan que l’on a vu antérieurement refuser
tout sentiment mais elle est peut-être aussi le signe d’un désarroi que Stepan peut difficilement cacher.
- Ainsi plusieurs didascalies vont dans ce sens. À la question d’Annenkov, Stean ne répond pas aussitôt « Stepan se tait. » l.
35 ; De même, il ne peut raconter les derniers instants de Kaliayev : l. 58 et 59, la même didascalie revient « Stepan se
tait. » et c’est Voinov qui répondra à sa place. Une autre didascalie montre son trouble : l. 37 « détournant les yeux » et l. 62
« Stepan détourne la tête »
3) un récit tragique
- les circonstances de la mort de Kaliayev sont mises en évidence dans leur brutalité par l’absence même d’un long discours.
L’échange des répliques entre Dora et Stepan (stichomythies : suite de répliques très courtes) souligne l’atmosphère tragique
des dernières heures de Kaliayev :
- le moment : la nuit l. 10 à 12 et 19 « la nuit noire »
- les couleurs sombres : « Il était tout en noir, sans pardessus. Ey il avait un feutre noir. » l. 17 ; « La nuit noire » l.
19 ; même la blancheur de la neige est souillée: « La neige était sale. Et puis la pluie l’a changée en une boue gluante » ;
- sa disparition au regard mais aussi du monde des vivants : « Il s’est enfoncé dans la nuit. On a vu vaguement le
linceul dont le bourreau l’a recouvert tout entier. »
- le bruit : « des bruits sourds » l. 56 et « un bruit terrible » l. 60 : c’est par cet euphémisme (le bruit du cou qui se
rompt lors de la pendaison) qu’est signifiée la mort du héros
- la solitude et le silence du héros au moment de sa mort :
- Kaliayev est enfermé dans le silence, c’est ce que rapporte Stepan : « sans un mot » et que reprend Dora :
« Quatre heures sans parler »
- de même, Stepan souligne son absence de regard
 Kaliayev n’appartient plus au monde des vivants, il s’en retranche par le silence et l’absence de regard. C’est aussi
ce qu’il déclare au prêtre : « Je vous ai déjà dit que j’en avais fini avec la vie et que je suis en règle avec la mort. »
- l’héroïsme : l’attitude de Kaliayev inspire le respect et l’admiration. La première réplique de Stepan indique son intégrité :
«Yanek n’a pas trahi » ; cette afirmation prend encore plus de force dans la bouche de Stepan qui a pu douter de lui. Même
pour échapper à la mort, Kaliayev n’a pas failli, il a fait preuve de courage et de fidélité aux siens. C’est donc un homme pur
qui va mourir. D’autre part, il va vers la mort dignement, sans une plainte mais au contraire résolu. Sa réponse au prêtre en
est un exemple : alors qu’il est croyant, il refuse d’embrasser le crucifix puisqu’il n’a plus besoin d’aucune aide extérieure, il
assume son geste et sa mort. De plus, il se dirige « calmement vers la potence ». Rien n’indique un quelconque fléchissement
du héros, seuls ses gestes sont évoqués : « il a marché » puis « il est monté ».
 acceptation du destin
- une mort révélatrice : le récit des derniers instants de Kalaiyev permet de voir l’évolution de Stepan. Alors que son
intransigeance en faisait un homme froidement déterminé, cette scène révèle une sensibilité que l’on ne pouvait deviner.
Ainsi, comme on l’a vu, ses réponses brèves indiquent moins la dureté que le désarroi. De même, son aveu « Il y avait
quelque chose entre Yanek et moi » souligne que cet homme, contrairement à ce qu’il prétendait, n’est pas exempt de
sentiments. « Je l’enviais », dit-il à propos de Kaliayev. C’est un homme meurtri par l’expérience du bagne qui a tenté de ne
plus éprouver de sentiments pour ne plus souffrir mais qui avoue ici regretter cette dureté, qui n’est, somme toute, qu’une
façade. Il envie Kalaiyev qui, lui, a toujours montré ses sentiments, ses faiblesses et qui les a dépassés à l’épreuve de la
mort. Son évolution se voit aussi dans son geste en faveur de Dora : il soutient la demande de Dora de lancer la prochaine
bombe, comprenant bien que, pour Dora comme pour lui, la vie n’a plus de sens.
II - Dora, personnage tragique
Dans cette scène, Dora apparaît comme un personnage tragique : elle a perdu l’homme qu’elle aimait, n’a pu l’accompagner
dans ses derniers instants et tout ce qu’elle peut espérer, c’est vivre ces derniers moments de Kaliayev grâce au récit de
Stepan ; elle assume son destin et se décide à mourir tout autant par conviction politique que par amour.
a) sa détermination : C’est avec un fermeté inébranlable qu’elle oblige Stepan à raconter les dernières heures de Kaliayev
- c’est elle qui mène le dialogue :
- longueur des répliques : c’est elle qui parle le plus, qui dirige les dialogues avec Stepan puis avec Annenkov
- jeu des questions-réponses : c’est elle qui pose les questions, des questions précises et même triviales : les
vêtements que portait Yanek, le temps qu’il faisait…
- didascalies : elles insistent sur la détermination de Dora : « s’avançant fermement », « avec violence »
- impératifs, futur, verbe de volonté : le ton sur lequel elle s’exprime est autoritaire : « Raconte tout », « tu
parleras », « je veux savoir »
- décision finale : c’est aussi avec détermination qu’elle demande à lancer la prochaine bombe, sachant bien que cela
signifie qu’elle mourra : « je veux la lancer. Je veux être la première à la lancer »  détermination marquée par la répétition
du verbe de volonté
b) l’amour et la mort : Dora assume son destin : elle mourra et c’est autant pour défendre une cause politique que pour
rejoindre son amant dans la mort
- didascalies qui montrent l’émotion : si Dora se montre ferme dans la conduite du dialogue et dans ses intentions,
c’est toutefois une femme brisée par la mort de Kaliayev : les didascalies traduisent son désarroi : « elle se jette contre le
mur », « d’une voix changée, égarée », « dans un cri », « elle pleure »
- sa détermination à tout savoir des derniers instants de Kaliayev s’explique dans cette réplique : « Sa mort au
moins est à moi » : tous deux n’ont pu vivre leur amour, leur engagement politique le défendait (voir p. 113 à 119). L’unique
consolation, si on peut parler de consolation, consiste à tout savoir de la mort de Yanek afin, sans doute de la partager,
d’avoir l’impression de la vivre comme on veut vouloir partager tous les instants avec la personne que l’on aime
- portrait de Yanek et justification : le portrait que dresse Dora de Yanek montre à quel point elle l’aime : c’est
l’image d’un homme heureux qu’elle veut garder. Deux passages soulignent ceci : « Oui, oui, j’en suis sûre, il avait l’air
heureux (…) Il était heureux » et plus loin : « le voilà retourné à la joie de l’enfance. Vous souvenez-vous de son rire ? Il riait
parfois sans raison. Comme il était jeune ! Il doit rire maintenant. »
 Pour Dora, il est essentiel que l’image du bonheur soit, paradoxalement, associée à la mort : c’est la seule manière de
justifier la mort d’un homme qui aimait la vie : « ce serait trop injuste qu’ayant refusé d’être heureux dans la vie, il n’ait pas
reçu le bonheur en même temps que la mort ». D’autre part, la mort de Yanek justifie l’assassinat du grand-duc : Yanek a
tué mais il a donné sa propre vie. Elle a déjà exprimé cette conviction, de même que Yanek, et elle la reprend ici : « Vous
voyez bien que c’est le jour de la justification (…) Yanek n’est plus un meurtrier ». Par le don de sa vie, Kalaiyev a recheté
son crime.
 un amour au delà de la mort : Dora, par le portrait qu’elle dresse de Yanek lui redonne vie et elle est garante de son idéal
- retrouver Yanek dans la mort : enfin, Dora devient un personnage intensément tragique par la décision qu’elle
prend et qu’elle arrache à ses camarades : elle lancera la prochaine bombe et, donc, sera arrêtée puis condamnée à mort.
Par cela, elle va au devant de la mort consciemment, elle assume ce destin car la mort de Yanek signifie sa propre mort.
Femme sensible, sentimentale, elle ne peut vivre sans l’amour de Yanek, elle n’est plus rien sans lui, c’est ce qu’elle signifie
dans cette réplique : « Suis-je une femme maintenant ? ». De plus, mourir comme Yanek, c’est le retrouver, comme
l’indiquent les derniers mots de la pièce : « Yanek ! Une nuit froide, et la même corde ! Tout sera plus facile maintenant. ».
La mort, qu’elle demande à ses camarades qui l’acceptent, est la seule issue qui lui permette d’obéir à son idéal politique et
de rejoindre l’homme qu’elle aime.
III- Le sens de l’action
a) La mort de Yanek a-t-elle un sens ?
- même au moment de sa mort, la vie continue : « On chantait sur le fleuve en contrebas, avec un accordéon »
- Yanek mort, la situation reste identique et il faut continuer les attentats
- Dora va donner sa vie, mais d’autres suivront. Jusqu’à quand ?
b) la justification
- « Yanek n’est plus un meurtrier » : une vie pour une vie  expiation
- Kaliayev, personnage christique : celui qui, de tous, aimait le plus la vie sacrifie la sienne pour un idéal commun ; comme le
Christ, il connaît les tentations (scènes dans la prison) mais les rejette et reste pur ; son trajet vers la mort peut être assimilé
à un chemin de croix : « il a marché » puis « il est monté ».
Conclusion :
- un dénouement tragique : présence de ma mort, du renoncement, de l’expiation
- un questionnement : La pièce Les Justes, bien loin de proposer une réponse claire au problème des actes violents
politiques, et de leur légitimité, nous pose surtout des questionnements. Il faut certaines limites que l’on ne peut dépasser.
Mourir pour l’idée n’est peut-être qu’une belle notion romantique mais dont l’issue reste problématique (cf. le désir de Dora
de poser maintenant la bombe) Pour Camus il s’agit peut-être de vivre de ses contradictions.

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