ON NE TOURNE PAS LE DOS A UN ASTICOT
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ON NE TOURNE PAS LE DOS A UN ASTICOT
On ne tourne pas le dos à un asticot, Gustavo Zafra ON NE TOURNE PAS LE DOS A UN ASTICOT 1 Un voisin paumé qui passait devant la maison de ses grandsparents le jour de la naissance d’Henri s’était vu poussé joyeusement par ceux-ci dans le taxi qui les attendait. Ils furent les premiers à arriver à la Maternité de Port-Royal. Ils avaient l’air de deux vieux rigolos, à traîner avec eux par pure pitié leur voisin pathétique. Ensuite arrivèrent les amis des parents du nouveau-né, venus témoigner de leur trépidante vie sociale à l’époque. On se foutait comme d’une guigne du nouveau-né, son berceau aurait pu faire office de cendrier. Au milieu de cette troupe gaie et frivole, sans cesse renouvelée dans l’espace de la chambre d’hôpital, le voisin des grands-parents, taré plus que paumé –cela commençait à devenir clair−, allait des uns aux autres en leur demandant : Et comment s’appelle l’asticot ? L’asticot ! Personne ne le savait. Ses parents n’y avaient pas encore pensé. Henri resta plusieurs semaines sans prénom. Longtemps, il ignora ce fait, ses grands-parents ayant pris soin de le lui cacher. Et pourtant, en grandissant, il développa une sorte de complexe d’intrus. Il était convaincu que ce jour-là, le jour de sa naissance, on attendait quelqu’un d’autre que lui. Il était difficile de savoir si cela l’avait rendu malheureux, par contre on ne pouvait pas ne pas mettre ce fait en relation avec son caractère d’enfant farceur. 2 La silhouette d’Henri se détacha de la pénombre, il venait de faire deux pas vers la porte vitrée. Panagiotis soupira et se releva du canapé −où il s’apprêtait à faire un petit somme− pour aller lui ouvrir. Il était très tard, les clients qui restaient dehors ne rentreraient probablement pas avant l’aube, Panagiotis avait éteint les lumières du hall depuis un moment. Henri portait un sac en toile à l’épaule et arborait le sourire figé –« idiot » selon son père, « tellement agaçant » selon sa mère− qu’il avait dû adresser au monde à sa naissance, 1 à la cohorte d’amis de ses parents qui s’était donné rendez-vous autour de son berceau mais en lui tournant le dos. −Mon immeuble n’est vraiment pas l’endroit le plus paisible du monde, Panagiotis. J’ai décidé de m’installer à l’hôtel. Quand je rentre de voyage, j’aimerais pouvoir me coucher en me disant que je veux dormir jusqu’à la fin de l’année –au moins !−. Pourtant, les derniers jeunes Américains venaient de vider les appartements qu’ils louaient dans la rue Saint-Louis en l’île et avec leur départ s’éteignait le vacarme de l’été. −Désolé Henri, l’hôtel est complet, lui dit Panagiotis. Prenez le canapé, en attendant. Après un instant d’hésitation, il lui demanda : −Etes-vous fermement décidé à vous installer justement dans cet hôtel ? Henri réfléchit un instant avant de répondre, comme s’il cherchait la manière de contourner le justement de Panagiotis. −Je peux vous assurer, Panagiotis, que c’est une décision mûrement réfléchie. Mais, dites-moi : si je prends le canapé, où vous allongerez-vous pour mourir au cas où votre heure arriverait cette nuit ? −Je continuerai à veiller après ma mort, Henri. J’y consacrerai tout ce qui reste encore en moi de mes origines grecques. C’est ce que j’aurais dit à vos parents. Cela leur aurait fait très plaisir, je m’amusais souvent à les renvoyer à mes origines grecques et ils adoraient cela. −Dans ce cas, merci, j’accepte, dit Henri avec un faible sourire. Il y a encore des clients dehors, d’habitude, à cette heure-ci ? −Eh oui. Et je peux vous dire qu’il y en a même qui ne reviennent pas. −Ah, bon ? Qui ne reviennent pas ? −Après avoir mûrement réfléchi à leur décision, comme vous. Dans ces cas, on met leurs affaires à la cave, en attendant que quelqu’un vienne les réclamer. −Ce qui des fois n’arrive jamais, j’imagine. −Exactement. Il s’agit en général de choses sans valeur. Nous avons même trouvé une fois une valise complètement vide. −Et moi qui croyais être le seul à prendre des décisions mûrement réfléchies. Henri farfouilla dans son sac, et puis il abandonna comme si soudain il ne savait plus ce qu’il cherchait. Il se laissa tomber sur le canapé et dit en levant vers le plafond un regard incertain : −Diriez-vous que vous avez bien connu mes parents, Panagiotis ? −Bien connu ? Non, je ne dirais pas cela. Je dirais que je les ai bien regardés à chaque fois que j’ai eu l’occasion de le faire. J’aimais bien les regarder. Et ils aimaient bien que je les 2 On ne tourne pas le dos à un asticot, Gustavo Zafra regarde, j’en suis persuadé. Ils avaient cela en commun, d’aimer à être regardés. Ils jouissaient ainsi de la conscience d’une sorte d’opacité de leur être. Leur apparence physique était tellement plaisante à tous les deux. Ils étaient comme une bête fabuleuse, une bête à deux têtes. 3 Les parents d’Henri étaient morts presque en même temps. Ce presque s’effaçait quand, après avoir appris les circonstances de leur mort, on s’en faisait à soi-même le récit. On se disait alors que c’était un peu comme s’ils s’étaient tués dans un accident de voiture en pleine dispute, une collision provoquée justement par leur dispute. Tout bien réfléchi, c’était bien heureux. On leur avait diagnostiqué un cancer presque en même temps. Ce n’était pas le même type de cancer mais c’était de l’avis de l’un et de l’autre, le type de cancer que l’autre méritait. Ils avaient vécu le pénible traitement que la science médicale leur avait fait subir comme une compétition entre eux. Une compétition à la meilleure performance. Ils se tenaient au courant de leur état par quelques amis communs avec lesquels les liens avaient tourné à la morbidité. Ils avaient divorcé depuis quinze ans. Et pendant ces années, ils avaient évité soigneusement et avec le plus grand mépris de se rencontrer. Ils avaient été tellement méthodiques qu’on pouvait dire qu’en faisant cela, ils avaient du coup réussi à bannir tout hasard de leur vie. Ils étaient décédés presque en même temps, mais même ce presque ne changea rien à leur mort, au fait qu’ils mourraient ensemble. Leur vie n’était plus une vie. Cette vie commune qu’ils avaient poursuivie depuis leur séparation par la méthodique suppression du hasard d’une rencontre possible ; c’était incroyable, cet attachement. Leur mort presque simultanée fut le plus grand cadeau qu’ils firent à Henri, qui s’amusa à la préparation et à la réalisation de leurs obsèques communes comme un petit gamin, le petit gamin qu’il restait encore à ses vingt-sept ans. « Je ne sais pas ce que je vais devenir maintenant –dit-il à l’assistance, pendant son petit discours en hommage aux chers décédés. Je crois que, même s’il ne l’a jamais exprimé aussi clairement, mon père avait de mon avenir une idée pleine de fougue, il me voyait devenir une sorte de danseur de claquettes ou de tango – apache, je précise. » Et alors il se retourna vers le cercueil et dit, en levant le bras comme pour saluer quelqu’un au loin : « Au-revoir, papa. Et maintenant, maman, après avoir parlé du cancer de la langue de papa, parlons de ta tumeur au cerveau. » Du jour au lendemain, avec la mort de ses parents, Henri grandit. Il devint un jeune homme d’une extrême politesse. On s’aperçut alors que cette extrême politesse était quelque chose qui remontait enfin à la surface du fond de son 3 caractère d’enfant farceur. Il ne pouvait être plus clair qu’il avait dupé tout le monde, à commencer par lui-même. Si l’enfant avait grandi avec la conviction que le jour de sa naissance on attendait quelqu’un d’autre que lui, le jeune homme n’éprouvait plus vraiment le besoin de se cacher à luimême ce qu’il savait : ce jour-là, ses parents n’attendaient personne, personne d’autre que leurs invités. Après cela, rien de plus extraordinaire ne pourrait jamais lui arriver. Il était prêt à devenir Henri Duthoit, tailleur mondain pour mieux jouer à Henri Duthoit, baratineur mondain. Cela aurait fait la joie de ses grands-parents –le tailleur, pas le baratineur. Hélas, eux aussi, ils étaient morts. C’était étrange. C’était comme si Henri avait allumé avec succès une flamme qui tenait à son rayonnement comme à une illusion optique. La flamme de son talent, son épanouissement, sa réussite. 4 Henri dormait encore sur le canapé quand la réceptionniste arriva, vers huit heures, comme d’habitude, et Panagiotis s’empressa de s’en aller avant qu’elle n’ait eu le temps de bien regarder le dormeur et ne lui demande des explications. Panagiotis était encore troublé par la décision d’Henri de s’installer à l’hôtel. La réceptionniste toussota dans son dos lorsqu’il poussait la porte : « Vous êtes trop gentil, Monsieur Panagiotis ! » Henri dormait avec le bras sur le front, elle devait croire qu’il s’agissait d’un client arrivé trop tôt, qui ne tenait plus debout de fatigue, et qu’elle allait devoir réveiller et mettre gentiment dans la rue jusqu’à l’heure à laquelle il pourrait occuper sa chambre. Panagiotis ne se retourna pas. Il lui dirait au téléphone ce qu’elle devait faire. Il avait hésité à prévenir Cyrille et maintenant il préférait que ce soit elle qui le réveille, il lui parlerait ensuite. Il n’alla pas très loin avant qu’elle comprenne. Comme il arrivait au pont Saint-Louis, son téléphone portable se mit à sonner. −Je fais quoi avec lui ? Elle n’était pas agacée. Elle était même amusée. Lui en vouloir aurait été en vouloir aussi à Henri et on n’en voulait pas à Henri Duthoit, on n’aurait pas su comment s’y prendre. Il valait mieux donc sauver la face, consentir à cette indulgence qui émanait de lui. C’était comme si Henri avait le don de vous rendre spectateur de vous-même, votre propre public le jour de la première. −Appelez Cyrille, ma chère. Cyrille Vidaut était le propriétaire de l’hôtel. Panagiotis était le seul de ses employés à ne pas l’appeler Monsieur. Familiarité 4 On ne tourne pas le dos à un asticot, Gustavo Zafra que Cyrille Vidaut lui rendait en disant toujours mon ami quand il parlait de Panagiotis aux autres employés. Mon ami Panagiotis. L’origine de cette familiarité datait de l’époque où Panagiotis était maître d’hôtel au Lido et Vidaut était employé à la réception du Plaza Athénée, où un copain qui prenait les réservations au Fouquet’s l’avait fait rentrer. Cette familiarité était interprétée par le personnel de chambre –des immigrés srilankais pour la plupart depuis quelques années− comme due au fait que Panagiotis était probablement quelqu’un lié à la famille de Vidaut et que celui-ci employait pour lui rendre service ; Panagiotis devait se trouver dans une mauvaise passe. Les réceptionnistes de leur côté l’interprétaient comme une bizarrerie de Vidaut, qui n’en était pas à une près, Panagiotis étant à leurs yeux l’illustration du personnage loufoque. La naissance d’Henri avait été un tournant dans la relation de Cyrille Vidaut avec les Duthoit, dont il avait été jusqu’alors très proche. Il était le meilleur ami du couple. Et un peu plus que ça. Il était conscient qu’il ne dépendait que de lui que leur intimité devienne physique. D’ailleurs, beaucoup de gens croyaient que c’était déjà le cas. Mais Cyrille hésitait, il tenait à leur narcissisme d’enfants bénis de la chance −le lien qui les unissait− et il craignait un bouleversement de leurs relations. Comme Vidaut, les Duthoit étaient des enfants tardifs et hasardeux des Trente Glorieuses. Ils étaient parvenus à atteindre une position sociale très aisée avec une incroyable facilité, sans avoir dû faire de réels efforts, par relations. Comme disaient les Duthoit, des gens s’étaient occupés de penser à eux. C’était tout, c’était aussi simple que cela. Cyrille persévéra donc dans l’hésitation. La naissance d’Henri avait marqué pour Cyrille Vidaut le début d’un éloignement qui, comme les relations physiques qui auraient pu avoir lieu entre eux, resterait aussi jusqu’à la mort des Duthoit dans une sorte d’inaccomplissement insoluble. Arnauld, le fils de Vidaut, naquit quelques mois plus tard. Et commença alors pour Vidaut une singulière querelle dans l’intimité de son for intérieur. Il allait s’acharner à empêcher qu’Henri et Arnauld deviennent des amis, des amis d’enfance pour commencer, des copains de jeux. Arnauld aurait dû aller à la maternelle de la rue Saint-Louis en l’île, au lieu de quoi, Vidaut s’arrangea pour le faire inscrire à la maternelle de la rue Saint-André des Arts. Plus tard, il joua de nouveau de ses relations pour le faire entrer dans une école du septième arrondissement alors qu’il aurait dû aller à celle de la rue SaintLouis en l’île . Et il lui interdit toujours le square Barye, où les enfants de l’île allaient jouer après l’école. Avant que les deux enfants arrivent à l’adolescence, Vidaut prit la décision d’éloigner son fils du voisinage d’Henri. Et pourtant, ce qui frappait chez le fils de ses amis à cet âge, et même plus tard, quand il n’était plus un adolescent, c’était son 5 effacement. En le voyant en compagnie d’autres garçons de son âge, on n’imaginait pas qu’il puisse exercer un quelque ascendant sur qui que ce soit. Au contraire, c’était lui qui semblait l’influençable. Les Vidaut déménagèrent donc à Neuilly. Ce fut une décision douloureuse pour Cyrille, et encore plus pour sa femme, qui adorait autant que lui l’île Saint-Louis. Elle ne comprit pas cette décision et Cyrille se dit que même s’il lui en donnait la vraie raison, elle ne comprendrait pas. Au moment de leur séparation, des années plus tard, elle le lui reprochait encore. Si Cyrille Vidaut avait dû s’expliquer auprès de quelqu’un de sa conduite anxieuse envers le fils de ses amis, tout ce qu’il aurait pu dire était que l’avenir d’Henri lui inspirait les plus grandes craintes. Cyrille était l’un des invités qui tournait le dos au berceau le jour de la naissance de l’asticot, comme l’avait appelé ce voisin que dans le tourbillon de leur enthousiasme, les grands-parents d’Henri avaient amené avec eux à la Maternité de Port-Royal, ce voisin qui après avoir eu l’air d’un paumé, s’avéra par la suite être plutôt un taré, et dont les propos pourtant résonnent aujourd’hui si prémonitoires. Pendant toute la scolarité de son fils à Neuilly, Cyrille avait surveillé de très près ses fréquentations, toujours avec la crainte que par l’intermédiaire d’un de ses condisciples, son fils et le fils des Duthoit se retrouvent. « Je ne sais pas si tu te rends compte –lui disait Panagiotis, mais dans ton esprit c’est comme s’ils s’étaient perdus de vue avant leur naissance. » Et que cela n’arrive pas, qu’ils ne se retrouvent pas, cela semblait même presque incroyable à Cyrille. De même qu’Henri, Arnauld ne manifesta pas d’intérêt particulier pour les études. Leur scolarité fut davantage médiocre que chaotique. Pourtant, ils réussirent plutôt bien leur examen du baccalauréat, ce que Vidaut trouvait très inquiétant. « Tu as raison de t’en inquiéter –lui dirait Panagiotis, on peut se dire qu’eu égard au peu d’intérêt qu’ils ont manifesté, cela tient du miracle ; et toi, tu ne crois pas aux miracles, je le crains. » Après le baccalauréat, Cyrille proposa à Arnauld de l’envoyer poursuivre ses études à Londres, s’étant assuré d’abord que ce n’était pas une destination qu’Henri convoitait. Arnauld, avec son indolence habituelle lui répondit : −Si tu veux. Il y a à Londres une école où on soigne les débiles par la pratique de l’équitation. −Alors, tu pourrais aller peut-être ensuite à l’Ecole d’équitation espagnole. −Tu veux que j’aille faire une école de business en Espagne ? −L’Ecole d’équitation espagnole se trouve à Vienne. −Ah bon ? D’accord, j’irai à Vienne aussi, si tu veux. 6 On ne tourne pas le dos à un asticot, Gustavo Zafra Aux dernières nouvelles, malgré le fait qu’Arnauld n’avait pas vraiment l’air d’aimer les chevaux, les responsables de l’école estimaient qu’il y avait de fortes chances pour qu’il devienne un très bon cavalier. N’était-ce pas inquiétant ? Il n’aimait pas les chevaux et pourtant il allait devenir un bon cavalier... « Tu as raison de t’en inquiéter –dirait Panagiotis à Vidaut, c’est ahurissant ! Mais cela veut-il dire que tu en as eu pour ton argent ou que tu l’as dépensé pour rien, cet argent ? » Arnauld s’apprêtait à rentrer à Paris pour les vacances et il avait demandé à son père de lui permettre de loger à l’hôtel, ce à quoi Cyrille, soulagé, s’était empressé d’accéder. La perspective d’une cohabitation avec son fils ne l’enchantait pas. « Tu as raison –lui dirait Panagiotis, qui devinait le fond de son malaise−, qu’est-ce qui te garantit que ces quelques jours ne se transformeront pas en un retour définitif ? » Cyrille n’était pas prêt pour le retour définitif de son fils. Plus encore, il commençait à se demander s’il y serait prêt un jour. Et il ne pouvait pas compter sur la mère, qui avec une sorte de naïveté pleine de lucidité s’était débarrassée du problème en lui disant : « Je peux croire qu’Arnauld est ton fils –et encore !− mais en tout cas, j’ai beaucoup de mal à croire que c’est le mien. » 5 Une seule fois auparavant avait-on vu Cyrille Vidaut accourir aussi vite pour régler un problème à l’hôtel : la fois où des clients avaient appelé à la réception pour se plaindre qu’il y avait des souris dans leur salle de bain. Ce qui avait fait hausser les sourcils à Panagiotis. Pourquoi s’affoler ? L’île Saint-Louis n’était-elle pas infestée de souris ? Les quais de l’île n’étaientils pas infestés de rats ? Paris tout entier n’était-il pas infesté de rats depuis le Moyen Age ? Mais voilà le fait inexplicable : des souris dans une chambre de l’hôtel avaient affolé Cyrille Vidaut. Etrange comportement. Il devait côtoyer la Peste dans ses cauchemars, se disait Panagiotis. La Porteuse, l’appelait-il, puisque la Peste était selon lui, par-delà le fait de ses ravages, une idée brillante, et comme toute idée brillante –qu’on pouvait attribuer à Dieu s’il fallait absolument qu’une idée soit attribuée à quelqu’un−, comme toute idée brillante donc, n’importe quel homme ou quelle femme avait le droit de se regarder en elle comme dans un miroir et reconnaître dans le reflet de son image l’humanité toute entière. Lui, se regarder dans de si grandes idées ce n’était pas son truc. Cela c’était une affaire pour des talents mondains comme Cyrille, qui aurait pu être autrefois un modèle de courtisan. Lui il n’était qu’un nain à côté de pareil mondain. En voyant Henri allongé sur le canapé, Cyrille Vidaut se souvint qu’on ne tourne pas le dos à un asticot, comme s’était mis à marmonner au bout d’un moment le voisin des grands-parents du nouveau-né, dont le mystérieux pouvoir 7 prémonitoire en train de se confirmer ici, en train de s’étayer, devient aussi indubitable qu’une tâche d’éternité étalée dans le plus minimum laps de temps. A l’époque où leur relation commençait à se déliter, les parents d’Henri choisirent de commun accord l’hôtel de leur ami Vidaut comme lieu de rendez-vous pour leurs aventures extraconjugales à venir. Ils habitaient au coin de la rue transversale suivante et ils considéraient qu’ils n’avaient pas à se gêner, Cyrille était leur ami intime à tous les deux. « Je ne sais pas combien de temps cela durera, en tout cas on peut dire que leur séparation va me coûter cher », avait dit Cyrille à Panagiotis. Ils demandaient qu’il leur fasse parvenir des factures séparées à la fin du mois, au lieu de régler la note à la réception à chaque fois, et qu’il leur fasse un prix. « Il y a arnaque », avait dit Cyrille, le sourire en coin et presque résigné à ce que ce sourire soit tout ce qu’il retirerait de l’opération. Les enveloppes contenant les factures allaient se retrouver dans la poubelle des Duthoit sans même avoir été ouvertes, il en était sûr. Pourtant, il n’osait pas refuser. Ils étaient ses semblables, ces deux êtres bénis de la chance. Cyrille était paralysé. Il lui semblait que refuser quoi que ce soit aux Duthoit, c’était se retourner contre sa propre chance. « Tu as raison −lui dit Panagiotis. Ne te retourne pas contre toimême. Tu n’as qu’à leur dire de s’adresser à moi pour les réservations et les règlements. Si je dois veiller sur eux, cela me facilitera la tâche. » −Merci, Panagiotis. −Ne m’en remercie pas. Je te dois bien cela. −C’est moi qui devrais dire ça. Ce type d’échange était courant entre Panagiotis et Cyrille Vidaut. Ne m’en remercie pas, c’est moi. Mais non, tu m’enlèves les mots de la bouche, c’est moi qui devrais dire ça. Enfin... 6 L’affaire ne traîna pas. Le lendemain soir, lorsque Panagiotis arriva à l’hôtel, les Duthoit posaient déjà sur le canapé du hall. Ah, la magnifique bête à deux têtes. Panagiaotis ne s’y attendait pas. Encore un coup de foudre pour un monstre, Panagiotis, vieux païen ? Eux non plus, ils ne s’y attendaient pas. A ce moment-là de leur union, ils s’en voulaient hargneusement l’un à l’autre de ce qu’ils ne comprenaient pas : comment cette union en était-elle arrivée là ? Un aveuglement anxieux les guidait maintenant : quoi qu’il en soit, semblaient-ils se dire, nous ne sommes pas du style à foncer contre un mur mais contre un miroir. Mais cela se faisait selon des règles que soudain ils n’étaient pas si sûrs de bien connaître. Leur esprit brouillé les rendait en plus rancuniers envers les autres. Le 8 On ne tourne pas le dos à un asticot, Gustavo Zafra temps de la chance inouïe, ce temps que leur être avait si bien su capter, s’était éclipsé. Cela se passe toujours de la même manière, pourtant imprévisible : c’est comme si on ratait une marche, on se retrouve soudain dans le noir avec des côtes cassées et on entend quelqu’un s’écrier Putain !, et ce quelqu’un n’est autre que nous-même et cette putain n’est autre que la chance qui nous tourne le dos. En voyant devant eux cet individu à l’air si bizarrement solennel –Panagiotis profitait qu’ils étaient déjà assis pour se hisser sur ses propres épaules, selon une technique bien à lui, comme il le disait lui-même−, cet individu qui les regardait avec d’énormes yeux enamourés, ils crurent encore à la chance. Mais si elle était bien présente, ce n’était plus pour les accueillir dans cette entente qui donnait l’impression qu’ils la comprenaient d’instinct, qu’ils saisissaient d’instinct son ressort secret. Parce que la chance est toujours présente, ce n’est pas qu’elle s’en va, c’est qu’elle se refuse. −Ainsi donc, vous êtes l’ami Panagiotis, lui dit l’homme. −Il paraît que vous êtes d’origine grecque, lui dit la femme. A une époque, nous avons passé du temps dans les îles. C’était quand, tu t’en souviens ?, demanda-t-elle à l’homme. −Ne vous trompez pas, leur dit Panagiotis. J’ai beau être d’origine grecque, vous n’allez pas faire de moi votre Tantale. Voilà les règles : pas question de factures séparées, une seule facture pour les deux. Et pas de promiscuité, vous ne viendrez jamais en même temps tous les deux accompagnés par quelqu’un d’autre. Ils ne payèrent jamais les factures mais quand Cyrille Vidaut et Panagiotis se retrouvaient de temps en temps pour s’amuser à refaire les comptes –comptes qui ne pouvaient être fait que dans l’absolu, ils étaient tout à fait d’accord làdessus−, ils retombaient à chaque fois sur un chiffre rond : une escroquerie minable qui avait tourné au grand fiasco. Tout compte fait, on pouvait dire que dans l’absolu ils avaient passé très peu de nuits accompagnés chacun de leur côté à l’hôtel. Souvent, trop souvent, ils arrivaient ensemble, se posaient sur le canapé et pendant qu’ils faisaient semblant d’attendre, ils s’entretenaient avec Panagiotis de sujets fumeux. Panagiotis brassait de l’air pour la bête à deux têtes comme un moulin dans un rêve. −Je dois te remercier, Cyrille. Par moments, j’arrivais même à croire qu’ils me faisaient confiance. Je n’ai jamais été aussi près de cette vérité sur le genre humain que mon pauvre père a cherché toute sa vie. Et l’ironie du sort a voulu que j’en fasse l’expérience à travers un couple de fumistes comme les Duthoit. − Vraiment ? Mais je t’en prie : surtout, ne me remercie pas pour ça. 9 A la fin, pendant qu’ils consommaient leur séparation en allant à l’hôtel de leur ami commun attendre on ne savait quoi, les Duthoit se prirent d’affection pour les animaux. Avant, ils n’avaient jamais été attirés par les bêtes. Ils achetèrent deux chiens minuscules, laids. Ils arrivaient à l’hôtel avec leurs horribles bêtes dans les bras. 7 Panagiotis appela Cyrille. Il était déjà réveillé mais comme Panagiotis l’avait prévu, il n’avait pas compris les implications de ce que lui avait dit la réceptionniste. « La bête à deux têtes a pondu un œuf », lui dit Panagiotis. « Tu es sérieux ? » Et ce fut alors qu’il se précipita à l’hôtel comme si on lui avait annoncé de nouveau qu’il y avait des souris dans les chambres. En chemin, il crut même éprouver du soulagement. Dans un premier temps, au moins. Fais de ton mieux, se disaitil à lui-même. Et même s’il ne savait pas où il voulait en venir en faisant de son mieux, la première chose qu’il fit, en arrivant à l’hôtel, ce fut de demander à la réceptionniste de bloquer une chambre double, à deux lits. Maintenant ce n’était plus fais de ton mieux mais tant qu’à faire. Arnauld pouvait arriver. Et rester le temps qu’il voudrait. Rester même définitivement. Il alla ensuite s’asseoir en face d’Henri, toujours allongé sur le canapé. Malgré l’assurance de son comportement, Cyrille Vidaut était encore dans l’état d’esprit de quelqu’un qui cherche à comprendre comment, en dépit de tous ses efforts, il se retrouve dans la situation qu’il a cherché par tous les moyens à éviter. −Bonjour, Cyrille. Je suppose que Panagiotis vous a déjà informé de mon désir de m’installer à l’hôtel. Il poursuivit sans attendre la confirmation de Cyrille. −Je vais vous en expliquer la raison. Quand je rentre de voyage, je me dis toujours que j’aimerais pouvoir me coucher en me disant que je veux dormir jusqu’à la fin de l’année –au moins ! Et il m’arrive même de me demander à moi-même : la fin de l’année, mais de quelle année, Henri ? Dites-moi, Cyrille, combien cela va-t-il me coûter ? Alors, Cyrille comprit : la chance ne se refuse rien, c’est comme cela que ça marche. Mais ne pouvait-on conclure aussi, comme Panagiotis, que Cyrille Vidaut, en suivant son instinct mondain, avait renoncé à s’accoupler avec les Duthoit pour mieux s’accoupler avec la chance ? −Mais rien, Henri. Rien, s’entendit-il dire. −Je m’en doutais. Merci, Cyrille. 10