Racha El-Dirani Chebbo Généalogie et usages sociaux de quatre

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Racha El-Dirani Chebbo Généalogie et usages sociaux de quatre
Revue scientifique sur la conception et l'aménagement de l'espace
Racha El-Dirani Chebbo
Généalogie et usages sociaux de quatre lieux urbains paysagers
à Beyrouth
Genealogy and social uses of four urban landscape spaces in Beyrouth
Publié le 04/01/2010 sur Projet de Paysage - www.projetsdepaysage.fr
Introduction
Pour les tenants d'une approche culturaliste, le paysage 1 est une notion complexe qui
exprime la perception d'un espace par les sens humains et son changement dans les
territoires en évolution. Cette notion mobilise le concept d'artialisation2 in situ (le jardin) et
in visu (le regard), l'expérience humaine de l'espace et l'implication de soi, la mémoire du
lieu et ce qui en reste dans l'imaginaire des usagers, et la relation entre les lieux, leurs
pratiques et leurs représentations. L'étude des lieux publics paysagers résulte alors de
l'articulation des processus sociaux 3 et spatiaux qui construisent d'une part les paysages et
d'autre part l'espace public. L'espace public est pensé comme un espace urbain d'anonymat
et de diversité, de valorisation individuelle et collective, attaché à la notion de qualité de vie
et de bien-être. Ses mises en forme influent sur les regards et les pratiques sociales qui s'y
dévoilent. Elles participent à la mise en scène de la ville destinée à une pluralité d'usages
sociaux et individuels.
C'est dans ce cadre que nous étudions la construction historique des lieux publics paysagers
de Beyrouth et leur identité spatiale en rapport avec les différents groupes sociaux de la
ville et leur identité religieuse et culturelle.
Beyrouth : une ville éclatée
Beyrouth est une ville où la coexistence des identités religieuses a été une des causes d'un
conflit qui a duré longtemps (1975-1990). Beyrouth était devenue un espace qui a subi des
tensions internationales, exceptionnellement concentrées. Ces tensions ont déclenché au
Liban et surtout à Beyrouth plusieurs guerres. Un des effets tangibles de ces conflits a été
sa division 4 en deux parties, Beyrouth Est à majorité chrétienne et Beyrouth Ouest à
majorité musulmane.
Malgré la rareté d'espaces publics aménagés pour le loisir urbain dans la ville, nous avons
repéré quatre lieux appartenant à différentes catégories de zones urbaines.
Deux jardins publics, le jardin Sanayeh et le jardin Sioufi, sont par hypothèse des
lieux d'exclusion sociale car ils sont situés, le premier dans un quartier musulman
(Beyrouth Ouest) et le second dans un quartier chrétien (Beyrouth Est).
● Les deux autres espaces urbains sont par hypothèse des espaces de cohabitation, cette
cohabitation apparente étant appréciée par l'observation de la mixité apparente
d'usagers appartenant à plusieurs types sociaux et catégories sexuelles et surtout à
différentes communautés religieuses. Il s'agit de la Corniche de Manara et du parc du
Bois des Pins.
●
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Plan de Beyrouth montrant l'ancienne ligne de démarcation (en jaune) qui a divisé la ville
en deux parties : les quartiers musulmans (Beyrouth Ouest à gauche du plan) et les
quartier chrétiens (Beyrouth Est à droite). Les lieux étudiés sont entourés en rouge. Les
jardins entourés en vert sont des petits squares de 2 000 à 4 000 m2 de superficie.
© Racha El-Dirani Chebbo.
Pour orienter l'étude des lieux publics paysagers de Beyrouth et en particulier celle des
deux jardins, de la Corniche du bord de la mer et du parc du Bois des Pins, nous avons tenté
de répondre aux questions suivantes :
Comment s'inscrivent aujourd'hui ces espaces publics dans le contexte de cloisonnement et
de fermeture communautaire ? Pourquoi les accès à certains espaces comme la Corniche
restent-ils peu sélectifs et d'autres plus sélectifs ? Est-ce seulement lié à la nature, mixte ou
non, des quartiers où ils sont situés, ou bien existe-il des héritages paysagers partageables
qui dépassent les clivages confessionnels ?
En tant que processus culturel, qui construit la relation de l'homme à son environnement 5
, quel rôle joue la relation au paysage pour expliquer la mixité d'un lieu public ?
Hypothèses retenues
Nous chercherons à vérifier les idées suivantes en les confrontant à la réalité de quatre sites
à étudier :
Quand les lieux publics de Beyrouth disposent d'un imaginaire paysager hérité de l'histoire
(ce que le philosophe Alain Roger appelle l'artialisation in visu ), ces lieux semblent plus
propices à des pratiques sociales qui mélangent les catégories d'usagers. Dans ces espaces
marqués par des caractères retenus par les artistes et écrivains orientalistes, la mixité
confessionnelle semble réelle, mais il faudra faire la part de ce qui est apparent (les signes
d'appartenance religieuse) et de ce qui est réel (l'appartenance à une religion,
indépendamment des signes apparents, comme le voile ou le foulard pour les femmes).
Une deuxième idée est celle d'une relation directe entre la dominante confessionnelle d'un
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quartier - chrétien ou musulman - et l'identité religieuse des usagers des lieux publics
comme les jardins et les promenades. Cette relation de cause à effet est-elle toujours
validée : dans les quartiers chrétiens, les usagers d'un jardin public sont-ils toujours
chrétiens ? Ou bien existe-t-il des mixités réelles ou apparentes qui s'installent dans des
quartiers ou à leurs limites comme dans ceux de Beyrouth Ouest et Est ? S'il y a une
organisation physique particulière de l'espace public (un jardin, une promenade), les
caractères de ces lieux ont-ils un rôle dans la sélection des usagers, selon leur sexe, leur âge
ou leur religion ? L'imaginaire des jardins publics à Beyrouth (artialisation in situ ) a-t-il
encore une fonction d'attractivité des usagers, autre que ceux de la proximité du quartier ?
Une troisième et dernière hypothèse est celle de la capacité sélective ou non sélective d'un
lieu public paysager. Dans le contexte de la ville de Beyrouth, où il y a très peu d'espaces
verts publics, comment se construit la réputation d'un lieu public ? Est-elle fondée sur des
pratiques dominantes comme la promenade ou le sport, ou bien certaines de ces pratiques
ne vont-elles pas marquer l'identité du lieu et, selon les usagers, les attirer avec une image
positive, ou les repousser avec une image négative ?
Méthodes
Nous avons eu recours :
à l'analyse bibliographique et iconographique pour retracer la généalogie des paysages
beyrouthins ;
● à l'observation systématique renouvelée tous les jours de la semaine aux mêmes
heures pour repérer des configurations de pratiques à associer à des règles, voire à des
codes de conduite ;
● à des tableaux de comptage (environ mille usagers), pour caractériser les usagers :
leur sexe, leur apparence vestimentaire et leurs pratiques ;
● et à des enquêtes semi-directives (environ trois cents personnes).
●
La Corniche : un haut lieu urbain
La Corniche longe la mer Méditerranée sur le littoral ouest de Beyrouth non loin du
centre-ville et du quartier des grands hôtels.
Elle fut construite, en 1920, par les Français. On y planta des palmiers, et le boulevard
Minet el-Hosn prit le nom d'avenue des Français, aujourd'hui avenue Charles-de-Gaulle.
Depuis 1960, la municipalité essaya d'embellir la Corniche, en rajoutant des palmiers et une
balustrade. En 2003 un projet a consisté à recouvrir les bancs en ciment de mosaïques en
céramique colorée et à implanter un « jeu d'échecs géant » sur la place Aïn Mreissé. À
partir de 2005, la municipalité a commencé un chantier sur la Corniche qui vise à changer
l'ancienne balustrade et la chaussée ainsi qu'à installer de nouveaux lampadaires.
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Nouvelle balustrade, chaussée et lampadaires sur la Corniche en 2007.
© R. El-Dirani Chebbo.
La Corniche est ouverte, en effet, à des fonctions multiples. Des équipements et des lieux
de consommation jalonnent ses deux rives : une mosquée, l'université américaine de
Beyrouth (AUB), des cafés, des glaciers, des restaurants, des bains de mer, des activités de
pêche, des hôtels de luxe et des enseignes internationales comme le Mac Donald's ou le
Hard Rock café. À partir de cinq heures du matin, les usagers de la nuit laissent leur place
aux usagers du matin. Des hommes viennent prier à l'appel du muezzin. D'autres se
retrouvent le matin pour prendre le petit déjeuner ( man'ouché, kaaket knéfé ...). On y
rencontre tout au long de la journée et tard le soir des joggeurs avec des Walkman, des
cyclistes, des fumeurs de narguilé, des coureurs, des rollers, des nageurs, des joueurs de
tric-trac, des joueurs en compétition, des familles assises sur des bancs, des couples, des
flâneurs et des pêcheurs.
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Les différentes pratiques sur la Corniche : promenade, jogging, contemplation, tric-trac,
pêche, flânerie...
© R. El-Dirani Chebbo.
La tendance dégagée de notre comptage visuel et de l'enquête directe est la suivante :
Les activités favorites des usagers de la Corniche sont le sport (35 % des hommes et
38 % des femmes) et la promenade (33 % des hommes et 42 % des femmes).
● Les femmes et les hommes sont concernés de la même façon par le sport et les loisirs
non sportifs.
● La Corniche reste le lieu privilégié des hommes seuls de toutes les religions (34 %) et
des femmes seules sans signes religieux tel le foulard (29 %). Ils sont issus de tous les
quartiers de Beyrouth car le lieu est très adapté aux activités sportives individuelles
(marche, jogging).
● Les usagers de la Corniche proviennent des divers quartiers de Beyrouth et de sa
banlieue, mais surtout de la partie Ouest musulmane. La majorité (63 %) des femmes
n'est cependant pas voilée.
●
La Corniche apparaît donc comme un lieu d'activités sociales intenses dès le lever du soleil
jusqu'aux dernières heures de la nuit. C'est aujourd'hui un haut lieu d'urbanité et de mise en
scène publique des Beyrouthins de toutes catégories sociales et origines religieuses
Le jardin Sanayeh : un jardin pour les familles
Le jardin Sanayeh est situé dans la partie Ouest de Beyrouth à majorité musulmane. Sa
création date du début du XXe siècle à la fin de l'Empire ottoman et au début du mandat
français sur le Liban. Son aménagement est peut-être inspiré par ces deux cultures. C'est un
carré de 22 000 m² de surface avec un grand bassin central de forme circulaire comprenant
une fontaine, entouré d'arbres taillés formant des arceaux successifs. Le noyau central
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constitue un point fort dans la composition du jardin. L'espace de forme carrée, limité par
des allées carrelées, est parcouru par deux axes qui le divisent en quatre zones égales dont
chacune est dédiée à une activité sociale.
Séquences du jardin Sanayeh montrant une aire de jeu, la colonne Hamidié, la place
centrale ainsi que quelques catégories d'usagers du jardin (des familles, des enfants, des
hommes âgés en groupe, des femmes seules voilées, des femmes en groupe.
Source : © R. El-Dirani Chebbo.
Au sud-ouest du jardin : une aire de jeu avec des équipements pour les enfants de quatre à
dix ans. Au nord-ouest du jardin : des jeux de ballon et de raquette (en général pour les
adolescents). À l'est du jardin, un espace de promenade et d'activités pour les adultes. Au
milieu, un espace de repos et de contemplation pour les adultes.
Les volumes du jardin Sanayeh sont simples et l'aménagement régulier est parfaitement
symétrique. Il n'y a pas de denivellation. Nous y avons souvent constaté une forte
fréquentation .
L'analyse de cette dernière, portant sur une moyenne hebdomadaire de 158 femmes et de
182 hommes montre que :
l'activité favorite des usagers du jardin est la promenade : 62 % des hommes et 65 %
des femmes ;
● la deuxième activité la plus pratiquée est la contemplation des scènes du jardin (15 %
des hommes et 8% des femmes) ;
● le taux des femmes usagères non voilées du jardin est de 55 %. Elles proviennent
majoritairement du quartier Ouest de Beyrouth :
●
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la majorité des usagers du jardin est de confession musulmane avec une apparence
externe de type occidental. Nous avons constaté que le respect d'un code
vestimentaire neutre y est presque toujours bien suivi ;
● le comportement des hommes dans le jardin reste conservateur. Ce sont des habitués
du jardin et ils ne manquent pas de curiosité à l'égard des couples dont la légitimité est
douteuse ;
● les femmes en famille, voilées ou non, constituent une catégorie importante (25 %),
visible et permanente, du jardin. Elles viennent en général pour passer une
demi-journée, souvent l'après-midi, ou une journée entière surtout le week-end et les
jours fériés. Ce sont en général des familles nombreuses qui habitent ensemble dans
un même logement. Elles trouvent dans le jardin leur « maison secondaire » où leurs
enfants peuvent jouer dans un espace vaste, où elles peuvent bavarder et prendre le
goûter, de manière beaucoup plus confortable que chez elles ;
● une forte proportion de ses usagers (95 %) provient des quartiers à majorité
musulmane de la ville et 76 % vient des quartiers voisins qui sont à majorité
musulmane sunnite.
●
D'autres catégories sociales se retrouvent dans le jardin Sanayeh mais uniquement dans des
moments exceptionnels qui se sont malheureusement répétés plusieurs fois en trente ans (en
1978, 1982, 1996 et 2006 notamment suite aux invasions israéliennes). Il s'agit de milliers
de réfugiés du Liban Sud qui viennent en famille y trouver un refuge momentané.
Dans ce jardin, nous avons constaté une homogénéité des relations familiales et
confessionnelles. Il est même devenu, pour les Beyrouthins, en particulier les habitants des
quartiers voisins, « le jardin des familles ».
Le jardin Sioufi : une île verte pour les couples
Situé dans le quartier Sioufi qui est un quartier à majorité chrétienne, il couvre une surface
de 20 000 m². Ce jardin public a été aménagé dans les années 1960 sur une colline. C'est
pour cela qu'il est constitué de plusieurs niveaux reliés par des escaliers et des sentiers.
Ouvert vers l'horizon urbain, le jardin Sioufi n'enferme pas les usagers dans un espace clos.
Son organisation est irrégulière. il est composé d'une place centrale plantée d'arbres : au
centre de cette place, un espace gazonné rectangulaire de 15 x 10 mètres environ est
entouré d'arbres et de bancs. De la place centrale, on peut accéder aux différents espaces
notamment à ceux consacrés aux enfants.
Ce jardin est connu à Beyrouth pour être le jardin des amoureux. Les couples peuvent en
effet se dissimuler dans les sentiers ombragés du jardin Sioufi.
L'étude des fréquentations du jardin Sioufi nous a permis de constater les caractères
suivants :
●
La promenade et la contemplation sont respectivement (46 % et à 36 %) les activités
favorites des usagers de ce jardin. Il s'agit des activités les plus appréciées des couples
amoureux qui viennent ici pour se connaître selon les modèles des pratiques
occidentales, et notamment européennes.
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Le jardin est fréquenté par une minorité d'usagers (5%) venant de l'ouest de Beyrouth
ou de la banlieue sud de Beyrouth, quartiers à majorité musulmane. Sur les 5 %
provenant des quartiers musulmans, les usagers montrant des signes extérieurs
d'appartenance confessionnelle sont rares. En effet, la majorité des usagers vient des
quartiers chrétiens proches ou lointains.
● Les femmes en groupe ou en famille (27 % et 29 %) sont les catégories d'usagères les
plus importantes du jardin. Elles viennent des quartiers voisins ou de l'est de Beyrouth
à majorité chrétienne.
●
Séquences du jardin Sioufi montrant une aire de jeux pour enfants, un couple dissimulé
derrière les arbres, une allée avec pergola, un lac, un escalier ainsi que des zones
renfermant différentes sculptures.
Source : © R. El-Dirani Chebbo.
Les hommes en groupe (36 %) constituent la catégorie la plus importante du jardin. Il
s'agit surtout d'hommes âgés, à la retraite, qui se promènent régulièrement dans le
parc avec leurs voisins ou aussi des jeunes souvent inactifs qui veulent fuir leur foyer
et venir bavarder en plein air.
● Les femmes en couple (24 % des usagères) et les hommes en couple (17 % des
usagers) sont en général des couples « illégitimes », des « petits amis » ou parfois des
fiancés. Ils représentent la catégorie d'usagers la plus connue et la plus réputée du
jardin qui lui a donné le qualificatif de « jardin des amoureux ».
●
Dans le jardin Sioufi, contrairement à celui de Sanayeh, le contact entre les usagers est peu
fréquent, qu'ils soient chrétiens ou musulmans. Ici, les usagers qui ne se connaissent pas
avant de venir au parc ont peu de chance de nouer de nouveaux contacts. Il s'agit d'un lieu
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public discret et paisible.
Le Bois des Pins6 : à la recherche d'une nouvelle identité
Vue aérienne en 2006 du parc du Bois des Pins aménagé par le paysagiste français J.
Sgard, limité à l'ouest par le quartier Mazraa (majorité sunnite), au nord-ouest par le
quartier de Badaro (majorité chrétienne), au sud-est par la banlieue Sud (majorité chiite).
Source : www.earth.google.com.
Le plus grand espace vert public de Beyrouth couvre 30 hectares. À l'intersection de trois
régions urbaines, l'Ouest de Beyrouth, l'Est de Beyrouth et la banlieue Sud, Il est situé sur
l'ancienne ligne de démarcation de la ville pendant les longues années de guerre.
Des légendes racontent que c'était un bois sacré dédié à la déesse Astarté, il y a quatre mille
ans 7 . À cette époque, la limite naturelle des pins parasols s'étendait du rivage jusqu'à la
montagne du Liban.
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L'hippodrome de Beyrouth à l'époque du mandat français sur le Liban en 1923. On y voit
les pins parasols en arrière-plan.
Source : Fouad Debbas, Beyrouth notre mémoire , Paris, Édition Henri Berger, 1994, p.
157.
Le Bois des Pins de Beyrouth, comme celui du Bois de Boulogne à Paris8, devint un lieu de
divertissement aménagé. Il fut divisé en plusieurs zones à destination et à usages multiples
et différents ; ainsi à l'époque ottomane on y construisit le club Azmi, un casino à l'image
des casinos de Deauville, puis un hippodrome à l'occidentale. Le parc public du Bois des
Pins prit en 1900 une nouvelle identité, celle d'un parc avec clôture comme de nombreux
parcs publics dans la France de cette époque.
Puis le casino et l'ancien parc furent transformés en résidence de l'ambassadeur de France
avec son jardin privé, la résidence des Pins. L'hippodrome accueille toujours les courses de
chevaux, et ce qui reste de l'ancien bois fut brûlé pendant la guerre.
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La résidence des Pins aujourd'hui.
Source : Fournié, P., Ammoun, D., La Résidence des Pins, Courbevoie, ARC, 1999, p. 100.
Le parc fut réaménagé pendant la période de reconstruction en 1992 par le paysagiste
français Jacques Sgard avec l'aide du Conseil régional d'Île de France.
Le concept du projet de ce paysagiste consista à recréer la pinède sur des pentes et des
collines artificielles pour animer l'espace, avec un théâtre de plein air, des aires de jeux, des
plans d'eau et un oasis planté de palmiers.
Ce lieu-clé très fréquenté avant la guerre était un espace de rencontre des différents groupes
sociaux et religieux de la population beyrouthine, surtout lors des fêtes et des festivités.
Le Bois des Pins, conçu comme un symbole de la réunion possible des deux parties de
Beyrouth et de sa banlieue, pourrait représenter un espoir pour la coexistence des
communautés, voire un souhait de leur réconciliation même si sa mise en oeuvre est
inaboutie. Sa fermeture prolongée depuis 1996 laisse en effet penser que cette
réconciliation symbolique est différée.
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La prairie de jeux libres du parc du Bois des Pins.
Source : © R. El-Dirani Chebbo, 1999.
Les espaces publics de Beyrouth : mixité ou ségrégation ?
La mixité comme la ségrégation sociale dans un lieu public est un phénomène complexe. Il
semble inexact de dire des jardins Sanayeh et Sioufi qu'ils sont communautaires parce
qu'une religion - celle du quartier - y domine. En pratique, il n'y a pas de signes objectifs
d'exclusion des autres confessions dans ces jardins, ce qui n'empêche aucun usager de se «
sentir exclu ». Ce constat n'élimine pas pour autant les tensions chroniques entre les
groupes confessionnels à Beyrouth.
En revanche, le constat d'une tolérance à l'autre sur la Corniche, alors qu'une appartenance
religieuse musulmane est dominante mais pas perceptible, est sans doute à l'origine de la
réputation de mixité, qui semble concerner toutes les catégories sociales (sexuelle,
professionnelle et confessionnelle). Ce phénomène de tolérance est probablement identique
dans l'espace public des villes européennes.
Pour terminer, nous aborderons l'influence européenne sur l'intelligentsia beyrouthine 9
depuis le XIXe siècle à travers l'artialisation orientaliste des paysages de Beyrouth. La mer,
la montagne et les rochers que l'on peut voir depuis la Corniche ainsi que le Bois des Pins
sont inscrits aujourd'hui dans la mémoire collective des Beyrouthins.
L'invention orientaliste des paysages de Beyrouth
Au XIXe siècle Beyrouth entama une réelle ascension économique. Elle devint le port
principal de la Syrie et le débouché maritime de Damas. Au cours de ce même siècle, la
vague artistique et littéraire des Orientalistes a contribué à la redécouverte et à la remise en
valeur de la ville.
L'image de la mer a en effet toujours été présente dans les représentations paysagères de
Beyrouth. De nombreux tableaux du XIXe siècle et des photographies de cartes postales de
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l'époque montrent Beyrouth comme une ville maritime avec en arrière-plan le sommet de
montagnes enneigées. Des écrivains, tels que Alphonse de Lamartine10, ont participé à cette
désignation : « La mer y est de la teinte la plus bleue et la plus sombre, la vague, qui est
grande et large, roule à vastes plis sur les sables, et réfléchit les montagnes comme une
glace sans tâche. » Les rochers au bord de la mer font ainsi partie des motifs paysagers
formant la scène côtière, tel le spectacle du grand rocher « sortant de la mer et dressant sa
crête au-dessus du niveau du rivage11 ».
La mer et les montagnes libanaises, vues de Beyrouth. Un paysage de rivage et de
campagne au premier plan.
Source : Barltlett, W. H., 1837, dans Richard A. Chahine, Les Orientalistes au Liban
, Beyrourh, Richard A. Chahine, 1984, p. 53.
La grotte aux pigeons, appelée Raoucher par les Beyrouthins, du mot français rocher, figure
aujourd'hui sur les cartes postales, les billets et les timbres représentant Beyrouth. Le poète
contemporain Salah Stétié, libanais et francophone, écrit : « Au bord de cette falaise où le
temps rêve, quand vient mourir, à l'Orient arabe de la Méditerranée, sur nos rochers pris et
repris par l'eau dure, l'eau de l'Histoire elle-même dure 12 .» Ces figures sont retransmises
aussi à travers des chansons populaires, comme celles de Fairouz, une des plus grandes
chanteuses libanaises, Li Bayrout13 :
« À toi Beyrouth... De tout mon coeur,
À toi Beyrouth... Le salut, la paix et les baisers,
Aux maisons et à la mer...
Au Rocher qui ressemble au visage d'un vieux marin... »
Le spectacle de la montagne à Beyrouth a ainsi suscité chez les Orientalistes des émotions
paysagères leur suggérant que la montagne libanaise était un mélange de paysages de
l'Europe et de l'Asie. En 1843, Gérard de Nerval14 trouvait en Beyrouth « un paysage plein
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de fraîcheur, d'ombre et de silence, une vue des Alpes prise du sein d'un lac de Suisse »,
d'où l'appellation du Liban aujourd'hui de « Suisse de l'Orient ». Georges Schéhadé, un
poète libanais francophone, évoque la montagne et la mer en s'adressant à Beyrouth en
1930 :
« Ton adolescence était suivie
D'une longue chaîne de montagnes
Tu aimes t'abandonner au bruit des villes endormies
Tu aimes t'exposer au miracle de l'air.
Tu as vu la jeune fille qui vient de la mer
Elle porte dans ses cheveux les roses d'Alexandrie
C'est par les jardins que commencent les songes de folie15.»
Le Bois des Pins a également émerveillé Alphonse de Lamartine qui l'appelait la pinède de
Fakardin 16 . Le poète évoque les émotions éprouvés dans ce bois : un sentiment de majesté
et de puissance : « Les troncs des arbres ont soixante et quatre-vingts pieds de haut d'un
seul jet, ils étendent de l'un à l'autre leurs larges têtes immobiles, qui couvrent d'ombre un
espace immense. ». Il compare le lieu à un temple et les pins à des colonnades. Par la
puissance visuelle des mots, Alphonse de Lamartine fait d'une pinède très ordinaire un
monument naturel aux portes de la ville. La photo de Louis Vigne, prise en 1864, montre
l'immensité et la majesté du lieu.
Le Bois des Pins.
Sources : Vignes, L., 1864, dans Aubenas, S., et Lacarrière, J., Voyage en Orient, Paris,
Hazan, 2001, p. 166.
En 1846, Charles Reynaud 17 décrit des scènes pittoresques du bois qui « domine la plaine
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qui s'étend jusqu'à la base du Liban ». Aujourd'hui, une partie du Bois des Pins est devenue
un hippodrome et, dans ses notes, Reynaud montre qu'au XIXe siècle « on voit déjà à
Beyrouth quelques-uns de ces chevaux arabes de grandes races qui sont merveilleux
d'intelligence et de beauté. Le Bois de Pins planté au-delà de la ville leur offre aussi une
arène magnifique ». La publicité pour le nouveau champ de courses prenait soin de le
décrire « à l'exemple des hippodromes européens18 ».
Samir Kassir évoquait le mot tafarnuj ou occidentalisation de la population beyrouthine qui
toucha au début une élite sociale, au contact des Européens. Elle s'étendit à tous les
segments de la population et à tous les secteurs d'activité sociale. De l'habitat aux loisirs, en
passant par la santé et le costume, toutes les pratiques de la société urbaine étaient ainsi
modifiées19.
Ainsi les Orientalistes 20 ont-ils contribué à la mise en scène de la ville de Beyrouth en
conférant à certains lieux des valeurs esthétiques, pour les transformer en scènes
paysagères. La mise en exergue pittoresque des éléments naturels (rivières, arbres, gorges,
montagnes, rivages, rades, etc.) est l'ingrédient usuel de la construction du texte poétique ;
les dessins et les photos des paysages ont été d'importants moyens pour artialiser un site ou
un pays.
La montagne, la mer, les rochers et le bois sont ainsi devenus dans l'imaginaire culturel
d'aujourd'hui des symboles attribués à la ville. Les Beyrouthins, qui y sont sensibles, s'y
réfèrent de manière consciente ou inconsciente.
Conclusion
L'analyse faite sur les trois lieux publics - Le Bois des Pins étant fermé - nous a permis
d'arriver aux conclusions suivantes.
●
Il faut préférer le terme de sélection à celui d'exclusion parce que nous ne pouvons pas
prétendre qu'un usager d'une autre communauté sera exclu des deux jardins, Sanayeh
ou Sioufi, s'il souhaite les fréquenter.
● Les usagers eux-mêmes préfèrent les lieux qui contribuent à leur identité
c'est-à-dire ceux où ils se sentent « chez eux ou entre eux ».
● La Corniche est le seul espace de cette ville qui a cette image de mixité en dépit
de la dominante musulmane des usagers.
●
Dans les trois cas, certaines pratiques sociales partagées créent ou favorisent la
réputation (l'identité) du lieu : le sport et la promenade sur la Corniche, les loisirs
familiaux à Sanayeh, les fréquentations amoureuses à Sioufi.
● Si le type d'aménagement de jardin ne joue pas un rôle important, la morphologie
et l'organisation des lieux contribuent à distinguer les pratiques : sur la Corniche,
la promenade littorale est ouverte à tous, le jardin Sanayeh est un lieu clos et
sécurisé, le jardin Sioufi est un lieu escarpé, intimiste mais ouvert vers les
horizons urbains.
● Mais les usagers des espaces publics étudiés sont à l'image des quartiers où ils se
situent.
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●
Dans les deux jardins, les images et les récits orientalistes ne sont pas des référents de
l'imaginaire beyrouthin, contrairement à la Corniche et au Bois des Pins.
Il est probable que là où les peintres et écrivains orientalistes ont inventé des paysages
d'altérité dans la mémoire commune des Beyrouthins, la coexistence pacifique des
différents groupes de la ville est paradoxalement possible. C'est pourquoi la reconnaissance
de paysages partagés pourrait être un facteur favorable à la création de lieux
confessionnellement mixtes. Des espaces limites comme le Bois des Pins qui, au cours de
l'histoire, a joué ce rôle avant la guerre de 1975, ou bien la Corniche, sont sans doute
appelés à jouer un rôle majeur dans la réconciliation des Beyrouthins.
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Notes
1. À ce sujet voir A. Berque, Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements
de synthèse , Paris, Hazan, 1995 ; Écoumène. Introduction à l'étude des milieux humains
, Paris, Belin, 2000. Voir également P. Donadieu, Michel Périgord, Clés pour le paysage
, Paris, Ophrys, 2005 ; A. Berque, M. Conan, P. Donadieu, B. Lassus, A. Roger,
Mouvance. Cinquante mots pour le paysage, Paris, la Villette, 1999 ; M. Collot (sous la
dir.), Les Enjeux du paysage, Bruxelles, Ousia, 1997.
2. Le processus de l'artialisation développé par A. Roger dans son Court Traité du paysage ,
Paris, Gallimard, 1997.
3. Sennett, R., La Culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel, 2006. Cf. également du
même auteur Les Tyrannies de l'intimité , Seuil, 1995 ; Habermas, J., L'Espace public.
Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise (1962),
Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 1988.
4. M. F. Davie considère que cette division remonte au-delà des quinze dernières années de
guerre plus ou moins continue, il indique que la guerre a simplement consolidé une situation
préexistante, mise en place dès le milieu du XIXe siècle. Voir « Le cloisonnement
confessionnel d'une ville : le modèle Beyrouthin », Mappemonde, 4/1991, p. 8.
5. Augustin Berque, Médiance. De milieux en paysages, Montpellier, Reclus, 1990.
6. El-Dirani, R., « Le Bois des Pins de Beyrouth, entre l'invention des orientalistes du XIXe
siècle et les rêveries nostalgiques des Beyrouthins », mémoire de DEA, Paris La Villette,
2000.
7. Al-wali Cheikh, T., Bayrût fiattârikh wâl hadârah wâl omrân , Beyrouth, Dar Al-Elem lil
malayin, 1993.
8. Voir à ce sujet Donadieu, P., « Les bois parisiens, enjeux et perspectives », in Vaquin J.-B.
(sous la dir.), Atlas de la nature à Paris, Paris, Le passage/APUR, 2006, p. 199.
9. Kassir, S., Histoire de Beyrouth, Paris, Fayard, 2003.
10. Lamartine, A. de, « Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en
Orient » (1835), dans Berchet, J.-C., Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs
français dans le Levant au XIXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 714.
11. Ibid.
12. Stétié, S., Liban pluriel. Essai sur une culture conviviale, Paris, Groupe Naufal, 1994, dans
Renaut, T., et Chauprade, A., Beyrouth éternelle, Paris, ASA Édition, 1998, p. 25.
13. Auteurs et compositeurs : Assi et Mansour El-Rahbani, traduit en français par Racha
El-Dirani Chebbo.
14. Nerval, G. de, Voyage en Orient (1843) dans Berchet, J.-C., Le Voyage en Orient. Anthologie
des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, op. cit., p. 743.
15. Jad Tabet, « La ville imparfaite », dans Beyhum, N. (sous la dir.), Reconstruire Beyrouth, les
paris sur le possible, Lyon, Maison de l'Orient, 1991, p. 92-93.
16. Lamartine, A. de, Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient,
1832-1833, dans Berchet, J.-C., ibid., p. 717.
17. Reynaud, C., D'Athènes à Baalbek (1844), dans Berchet, J.-C., ibid., p. 773.
18. Kassir, S., Histoire de Beyrouth, op. cit., p. 261.
19. Ibid., p. 247.
20. Des écrivains comme Alphonse de Lamartine, Gérard De Nerval, Gustave Flaubert. Des
peintres comme Gustave Toudouze, J.D. Woodward, William Henry Bartlett. Des
photographes comme Félix Bonfils, Louis de Clercq, Louis Vignes.
Racha El-Dirani Chebbo
Architecte DPLG, DEA « Jardin, paysage, territoire », École d'architecture de Paris La
villette/université Paris 1
Docteur en sciences et architecture du paysage, Agroparistech.
Couriel : [email protected]
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