Les oubliés de la campagne
Transcription
Les oubliés de la campagne
C A U S E T T E E N C A M PA G N E l’écoute ». C’est lui qui l’a mariée. Et elle lui doit en partie l’obtention de la maison HLM qu’elle occupe avec son mari et sa petite fille. Du reste, elle a ses idées sur les retraites, les salaires, le chômage… et les politiques qui « s’en mettent beaucoup dans les poches ». Elle ne gagne pas une fortune comme ouvrière au Grand Saloir, une usine agroalimentaire du coin. Si le bar-tabac repris il y a peu par son mari marche bien, elle le rejoindra pour avoir une vie meilleure. En attendant, sur les chaînes du Grand Saloir, « l’ambiance est bonne » et le travail « pas désagréable ». Le dos cassé au bout de dix ans Charly, lui, a un regard beaucoup plus noir : « Faut être fou pour rester là-bas. » Dans une des usines de métallurgie qu’il a bien connue, « les gens ont le dos cassé au bout de dix ans ». Et puis, « si je veux avoir une famille, c’est important d’avoir une journée normale ». Affable, le garçon de 22 ans est le fils d’Anita, rencontrée à la manifestation de la CGT. Il a écourté ses études d’assistant en architecture, la faute à un patron qui devait le prendre en alternance et s’est désisté une semaine avant sa rentrée en bac pro. Charly a alors fait sans rechigner deux ans d’intérim en usine, ponctués par un emploi jeune dans le périscolaire. Grâce à la mission locale, il vient de décrocher un contrat de génération de trois ans comme agent polyvalent dans un foyer-logement pour personnes âgées. De quoi espérer quitter le nid parental et s’installer avec sa petite amie. Sa sœur, Timothée, 19 ans, lui emboîtera certainement le pas. Elle passe son bac pour la troisième fois et voudrait tenter les concours d’éducateur spécialisé. La politique ? Le premier vote tandis que la seconde n’a jamais franchi le pas. Ils reconnaissent, francs : « On n’y connaît rien. » Charly : « À l’école, on ne nous en a pas parlé. » Timothée : « À la maison, on n’en parle pas des masses non plus », même si leur mère « est à fond en ce moment » et qu’ils pensent tous deux qu’ils y viendront, « car c’est important ». Rencontré à l’aube sur le parking de l’usine Nicoll, Clément, 21 ans, s’apprête à embaucher. En guise de sensibilisation à la politique, il a bénéficié des conseils de son grand frère de 25 ans, au chômage. Il dit : « La politique, ça change quoi, de toute façon ? Ça me prend la tête. » Et puis se reprend : « J’ai entendu parler du nouvel ordre mondial. Mon grand frère m’a montré des vidéos sur YouTube. En fait, tout est organisé, plus c’est gros, plus ça passe… Moi, ça m’instruit. » Le garçon s’engouffre par le portail. Les bâtiments de l’usine commencent à se dessiner dans le jour naissant. Il part travailler la tôle. Julia PASCUAL Photos : Jean-Sébastien ÉVRARD pour Causette Les oubliés de la campagne Ce sont eux, les grands absents du débat public. Invisibles dans les médias, ignorés des par!s poli!ques, les jeunes ruraux se sentent plus que jamais abandonnés. Dans le très agricole département de l’Orne, Cause!e est par!e à la rencontre de ce"e jeunesse qui évolue dans l’angle mort de la République. U n vent cinglant s’engouffre dans les ruelles pavées de Mortagne-au-Perche (Orne), incitant les rares passants à s’emmitoufler. Dehors, quelques adolescents traînent leur ennui sur le parking du centre-ville pendant que des habitués discutent boulot et résultats footballistiques au café d’en face. En ce mercredi après-midi, rien ne semble pouvoir rompre la douce torpeur qui enveloppe cette ancienne cité médiévale. Pas même la perspective des élections municipales. Dans cette petite ville de quelque 4 000 habitants, le scrutin est loin de déchaîner les passions. Surtout chez les jeunes. « Je ne sais pas encore si j’irai voter. Ça ne m’intéresse pas vraiment », confie Marie Hermenier, 18 ans, en terminale professionnelle conseil-vente en produits alimen- 42 • CAUSETTE #43 taires. Employée depuis trois ans en alternance dans la grande distribution, cette coquette Normande semble plus soucieuse de son avenir que d’une vie politique dont elle n’attend pas grand-chose. « Le maire, il va le samedi matin sur le marché serrer la main des petits vieux, ou au club des retraités… Là, on le voit ! Mais pour nous, il n’y a rien. Quasiment tous mes copains sont partis à Caen, au Mans, et même en Australie. C’est désert, ici », résume-t-elle sur le pas de la porte de la maison familiale rurale où elle est scolarisée. Elle aussi n’attend qu’une chose : gagner son autonomie, et décamper dans une grande ville. Pas vraiment étonnant, dans un département qui attire retraités et Parisiens en manque de nature, mais voit migrer ses étudiants vers les pôles urbains de Bretagne ou d’Île-de-France. Des C A U S E T T E E N C A M PA G N E Laura, 25 ans, installée à Moutiers-au-Perche depuis trois ans, où elle s’occupe d’une ferme collective et du bar itinérant du village. villes synonymes d’emploi et de mobilité, qui cristallisent aussi de profondes rancœurs… “Tout le monde s’en fout” « On s’intéresse jamais aux campagnes. Ici, on n’a pas beaucoup de loisirs. Même les stades de foot sont en ville. On est à l’écart, mais tout le monde s’en fout. L’autre jour, j’ai entendu qu’on allait donner de l’argent aux jeunes des banlieues parce qu’ils foutent le bordel… C’est trop facile ! Les jeunes ruraux ne font pas de conneries, donc on n’en parle pas, on ne fait rien pour eux », confie Nathan Moulard, un apprenti agriculteur à la crête savamment coiffée. Tout juste majeur, ce fils d’éleveur ne s’est pas inscrit sur les listes électorales : « Qu’on vote à droite, à gauche ou au milieu, pour eux, on est des pions. Ils ne tiennent jamais leurs promesses. » Défiance face aux élites, sentiment d’abandon, disparition des services publics : du pain bénit pour le Front national, qui est arrivé en tête dans cinquante communes de l’Orne à la dernière présidentielle. Révélateur d’un profond malaise dans le monde rural, où 66 % des jeunes se disent CAUSETTE #43 • 43 C A U S E T T E E N C A M PA G N E pessimistes face à leur avenir (contre 54 % des urbains) *. Qu’ils soient employés, étudiants ou éleveurs, tous ont le sentiment de faire partie d’une jeunesse dont on parle peu. Et mal. « Oui, à la campagne, nous avons le téléphone et Internet. Non, nous ne labourons plus nos champs avec des chevaux », ironise Céline Maudet, une agricultrice de 28 ans. Il y a un an et demi, faute d’avoir trouvé un emploi stable dans l’environnement, elle a rejoint la ferme familiale de l’Absoudière, dans le hameau de Corbon. Au programme : production de céréales, élevage de vaches allaitantes et, durant l’été, balades à cheval dans le pays du Perche. « J’aurais aimé m’installer à mon compte, mais je n’ai pas trouvé de terres. C’est un vrai problème par ici : les gros exploitants font grimper les prix, et les jeunes n’arrivent plus à s’installer », analyse cette jeune maman. Coût du foncier, poids de la politique agricole commune (PAC), dépendance aux cours boursiers : les difficultés s’amoncellent dans ce département qui a perdu 30 % de ses exploitations et 15 % de ses emplois agricoles en dix ans. “Les médias sont en décalage avec nos réalités” Fin 2013, nouveau coup dur : Céline Maudet a vu grimper le taux de TVA des activités équestres, passant de 7 à 20 %. « Il y a eu des manifs pour protester, mais on en a à peine entendu parler. Les médias sont complètement en décalage avec nos réalités. Il faut faire beaucoup de bruit pour se faire entendre. On a l’impression que la classe politique est très loin, qu’on ne peut pas interagir avec elle… Pendant ce temps-là, on nous impose plein de choses plus ou moins aberrantes », estime cette enfant du pays. Conseillère municipale depuis 2008, elle sait que la mairie dispose de peu de marge de manœuvre. Alors elle s’emploie à faire remonter les doléances jusqu’à la communauté d’agglomération, au conseil général ou à la Région, plus à même de faire bouger les lignes que le maire d’un village de 110 habitants. Des microcommunes où tout le monde se connaît, certes, mais où les jeunes ont du mal à faire entendre leur voix… Il y a trois ans, Laura Malpesa a quitté sa Franche-Comté natale pour s’installer dans la verdoyante bourgade de Moutiers-au-Perche, non loin de Corbon. Depuis, elle travaille avec son compagnon dans la ferme collective de la Bourdinière, un lieu tourné vers l’agriculture biologique qui produit pain, fromage et viande. « Je m’intéresse à ce qui se fait dans le village, mais on tombe vite dans les querelles entre les grosses familles du coin. Il faut faire ses preuves pour trouver sa place », concède-t-elle en se roulant une cigarette. Pour « ne pas rester dans [sa] bulle », elle s’est investie dans le bar itinérant du village, La Passerelle. « C’est une forme de militantisme, une démarche politique, tout comme la ferme collective », estime cette chaleureuse jeune femme. À tout juste 25 ans, elle qui a « toujours voté par défaut » semble déjà désabusée par les partis traditionnels, peu prompts à résoudre les urgences des campagnes françaises. « J’ai longtemps cru qu’il pourrait y avoir un changement grâce à la politique, mais finalement, je crois qu’il vaut mieux changer les choses à son échelle et faire essaimer les projets alternatifs », estime Laura. Amoureuse du monde rural, elle est loin de s’estimer vaincue : « Je ne me sens pas prête à être élue, mais je sais qu’un jour ça fera partie de ma vie. » Aurélia BLANC Photos : Olivia GAY pour CAUSETTE Céline, 28 ans, agricultrice en quête de terres à exploiter. *. Source Crédoc. 44 • CAUSETTE #43