Les représentations ordinaires de l`ordre social

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Les représentations ordinaires de l`ordre social
ENS de Lyon – Concours Lettres et sciences humaines Session 2016 Epreuve d’admission : EPREUVE ORALE DE SOCIOLOGIE Série : SES jury : Frédérique Giraud / Pierre Mercklé dossier n° 11 Les représentations ordinaires de l’ordre social ATTENTION ! A L’ATTENTION DU (DE LA) CANDIDAT(E) Vous devez impérativement : 1‐ écrire lisiblement vos noms et prénoms, 2‐ signer, ci‐dessous, 3‐ remettre votre sujet au jury et lui présenter votre pièce d’identité munie d’une photographie. Si plusieurs sujets sont proposés, vous effectuerez votre choix pendant le temps de préparation. Vous signalerez le sujet choisi en l’entourant ou en barrant l’autre ou les deux autres. NOM : PRENOM : DATE : SIGNATURE : ______________________________________ ______________________________________ ______________________________________ ______________________________________ ENS de Lyon – Concours Lettres et sciences humaines Session 2016 Epreuve d’admission : EPREUVE ORALE DE SOCIOLOGIE Série : SES jury : Frédérique Giraud / Pierre Mercklé dossier n° 11 Les représentations ordinaires de l’ordre social Sources Boltanski Luc, Thévenot Laurent, 2015, « Comment s'orienter dans le monde social ? », Sociologie, 2015, trad. fr. de 1983, “Finding One’s Way In Social Space: A Study Based On Games”, Social Science Information, vol. 22, n° 4‐5, p. 631‐679. Deauvieau Jérôme, Penissat Etienne, Brousse Cécile, Jayet Cédric, 2014, « Les catégorisations ordinaires de l'espace social français. Une analyse à partir d'un jeu de cartes », Revue française de sociologie, vol. 55, n° 3, p. 411‐457, DOI : 10.3917/rfs.553.0411. Lignier Wilfried, Pagis Julie, 2012, « Quand les enfants parlent l'ordre social. Enquête sur les classements et jugements enfantins », Politix, n° 99, p. 23‐49, DOI 10.3917/pox.099.0023, http://www.cairn.info/revue‐politix‐
2012‐3‐page‐23.htm. Pour comprendre ces résultats Les documents de ce dossier proviennent tous d’enquêtes reposant sur le même principe expérimental, qui consiste à soumettre à des groupes d’enquêtés un ensemble de profils socioprofessionnels (souvent sous la forme d’un jeu de cartes, chaque carte décrivant les principales caractéristique d’un profil : sexe, âge, lieu d’habitation, profession, statut d’emploi, niveau de qualification ou grade, taille et activité de l’établissement, le niveau de diplôme…). Les enquêtés doivent alors classer ensemble dans une nomenclature de leur choix. Les résultats de ces enquêtes reposent sur les analyses des classements ainsi produits, et des modalités individuelles et collectives de classement mises en œuvres par les enquêtés. La recherche de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1983), menée sur ce principe (avec 64 « cartes ») dans le contexte de la rénovation de la nomenclature des catégories socioprofessionnelles au début des années 1980, a ainsi inspiré à la fois l’enquête l’enquête « Décrire la société » réalisée par questionnaires individuels en 2008‐2009 à partir d’un jeu de 33 cartes (Deauvieau et al., 2014), cette fois dans le contexte d’une discussion sur la construction d’une nomenclature socioprofessionnelle européenne, et celle réalisée par Wilfried Lignier et Julie Pagis (2012) avec des élèves d’école primaire. Ce dossier comporte 5 documents numérotés de 1 à 5. ENS de Lyon – Concours Lettres et sciences humaines SES : épreuve orale de sociologie / session 2016 Document 1
Femme de chambre et ouvrière d’usine Soit l’exemple de la session qui a réuni des enquêtrices de l’Insee, population surtout
féminine, socialement hétérogène, où se côtoient des femmes d’origine sociale élevée,
diplômées de l’enseignement supérieur, dont les maris exercent des professions
bourgeoises, et des femmes peu diplômées, appartenant par leurs origines et par la
profession de leur mari aux fractions inférieures des classes moyennes ou aux classes
populaires.
Presque chaque exemple de profession présentée donne lieu à un conflit qui est, de
façon euphémisée et tacite, un conflit de classe, opposant les participants d’origine ou
d’appartenanceplutôtbourgeoiseauxparticipantsd’originepopulaireoumoyenne.Que
faire,parexemple,dela«femmedeménage»(fichen°60)qu’uneparticipante,Renée,
diplôméedel’enseignementsupérieur,filled’ungrosexploitantagricole,mariéeavecun
médecinpsychiatre,veutassimileràl’«ouvrièred’usineemballeuse»(fichen°38).Au
cours de l’exercice de classement Renée a déjà manifesté sa tendance à considérer
indifféremment l’ensemble des positions populaires en constituant un tas volumineux
(vingt fiches, parmi lesquelles, « ouvrier agricole », « femme de chambre »,
«magasinier», « pâtissier », « bûcheron », « agent SNCF », « agent de bureau », etc.)
qu’elle dit être, sur lemoment,le « toutvenant » etqu’elle désigneraenfind’exercice
parl’intituléeuphémisé,«salariés,ouvriersnonqualifiés».
Martine(BEPC,filled’unagentdebureau,mariconducteuroffsetdansl’imprimerie):«
Je ne suis pas d’accord… Femme de chambre et ouvrière d’usine… C’est pas le même
milieu,c’estpaslamêmefaçondevivre.»
Renée:«Oui,maisenfin,çan’apasbeaucoupd’importance.»
Martine:«Moijesaispas...J’essaiedevoussuivre...C’estdeuxgenresdifférentsquand
même, l’ouvrière d’usine, elle se salit, elle travaille beaucoup plus qu’une femme de
chambreemployéedansunemaison.»
Renée : « Une employée de maison, elle chôme pas. Moi je pense que ça peut aller
ensemble.»
Martine : « Moi je trouve que c’est pas du tout la même vie, un travail d’usine et un
travaildefemmedeménageoudefemmedechambrechezunparticulier,c’estpasdu
tout la même vie. Nous, on avait placé ça comme femme de ménage, femme de
chambre.»
Renée:«Cequ’ellesontencommun,c’estqu’iln’yapasbesoindediplômesnipourl’un,
nipourl’autre,cequiestunfacteurtoutdemêmeimportant.»
Source du document Boltanski et Thévenot, 2015 [1983], p. 19. ENS de Lyon – Concours Lettres et sciences humaines SES : épreuve orale de sociologie / session 2016 Document 2
Hiérarchies enfantines des métiers : deux exemples Lecture Les enfants interrogés dans cette enquête se voyaient remettre neuf étiquettes‐métier qu’ils devaient classer « de celui qui te paraît aller au‐dessus de tous les autres jusqu’à celui qui te paraît aller au‐dessous de tous les autres », puis ensuite coller sur une feuille. Une fois leurs classements terminés, les enquêteurs organisaient des discussions collectives – enregistrées et retranscrites – autour de ce qu’ils avaient fait. Source du document Lignier & Pagis, 2012, p. 39, 45. ENS de Lyon – Concours Lettres et sciences humaines SES : épreuve orale de sociologie / session 2016 Document 3
La fabrique collective des classements enfantins Séancecollective«classementdesmétiers»,dansuneclassedeCM1d’unquartierpopulairedel’Estparisien.
Lespassagesenitaliquescorrespondentauxtermesquisontreprisparaumoinsunenfantaucoursdela
discussionouauxalignementsexplicites(«commeCamille»,etc.).
Amin [père garagiste; mère coiffeuse]: …et
personne qui s’occupe du ménage, c’estles
bonicheset moi j’ai pas envie d’être
uneboniche.
Paul‐Éric [consultant, adjoint au maire;
masseuse]:N’importequoi!
Amin:Bensi,ont’traitecommeunchien…
Paul‐Éric: on dit pas «boniche»… à l’époque
onfaisaitça,mais…
Driss [père livreur dans un supermarché,
mèrefemmedeménage]:Tunettoiesetilste
donnentque20euros,c’estrien!
Paul‐Éric:N’importequoi!
Amin: En plus, on te prend pour unchien, on
tedit:vafaireleménage!
Paul‐Éric:Ça,c’estàl’époque,tuvoistropde
filmstoi![…]
Femi [père au Mali, vendeur de cartes
téléphoniques; mère secrétaire à l’UNESCO]:
Vendeur, parce que après, quand t’as terminé
tonemploi,aprèstupeuxprendredescadeaux
gratos, aprèstu donnes à tes enfants… après
architecteparcequetu peuxcréerunstadede
foot… et patron d’usine parce qu’après […] si
ils [les ouvriers] m’écoutent pas, je dis: “t’es
viré!”… après, professeur au lycée c’est bien
aussiparcequetupeuxpunirlesgens,même
s’ils ont rien fait… ceux qui m’énervent, je les
metsaucoin[…]puisaprès,infirmier:comme
Amin, tu peux voir dans le ventre des gens…
après, boucher tu dois toucher la viande, ou
bien des fois, tu touches le porc (On entend:
bahhhh dans la salle). […] Et après, personne
quis’occupeduménage,commeAmin:cesont
desboniches!
JP:bon, allez: à Paul‐Éric, qu’est‐ce que tu as
misenbas?
Paul‐Éric: Ben patron d’une usine,c’est
exactementpourlesmêmesraisonsqueCamille
quejeveuxpas…(pourquoialors?)y’atropde
responsabilitésetçapuelà‐bas…
Driss:Benc’estbien!(suruntondedéfi)
Source du document Lignier et Pagis, 2012, p. 41‐42.
Paul‐Éric: J’ai le droit [de classer de cette
manière]!
Amin:Non,t’aspasledroit,c’estcommemoi
quand j’ai mis ça (il fait référence au boucher
qu’ilaclasséendernier)
Driss: Alors moi en premier c’est architecte
parce quetu peux construire des coupes et des
stades… ça gagne beaucoup en plus… et
vendeurdansunmagasindejouetsparceque
tu peux ramener pleins de choses chez toi, et
pourtesenfants;etpatrond’usinec’estparce
que: quand y’a quelqu’un, il est pas chiant
avectoi[…],tuluidonnesunavertissement,tu
lefaisjeterdel’acidedessuss’ilestpasgentil
avec toi: tu le crucifies! (brouhaha) et
professeurdansunlycée…tupeuxdonnerdes
punitions, et en plus, tupeux virer pleins de
gens… Moi je pourrais pas être ouvrier, parce
queaprès,tupeuxteprendreunepoutredans
latête[…]
JP:etaprès,t’asmisquoienbas:personnequi
s’occupeduménage?
Driss: Parce qu’aprèstu deviens une boniche,
ontedonneque20eurosou2euros…
Hakim:Mêmepas,ontedonne1centime![…]
Etlapersonnequis’occupeduménage,c’estla
dernière des dernières: jamais de la vie je
feraisça…parcequetu doisfaire:«Ahça,ça
s’metlà,çaças’metlà»,enplus,t’esmêmepas
bien payé: ils disent:allez, fais le ménage!
commeunchien[…]
Lila:J’aimepasfaireleménageparceque…
Driss: Si, c’est bien pour les filles: ça fait du
sport pour les filles (chahut; on donne la
paroleàGaëlle)
Gaëlle: J’ai mis infirmière ou infirmier parce
que je sauve des vies des gens (argument
repris à Camille)… architecte parce que j’aime
bien faire des plans (argument repris
littéralementàPaul‐Éric)
Jonas:Vousvousimitezbienhein!
ENS de Lyon – Concours Lettres et sciences humaines SES : épreuve orale de sociologie / session 2016 Document 4
L’espace des distances entre les professions Source des données Enquête « Décrire la société », 2008‐2009. Champ Ensemble des enquêtés (N = 547). Lecture Ce graphique est construit à partir des axes 1 et 2 d’une analyse de positionnement multidimensionnel réalisée sur la matrice des distances entre les 33 cartes du jeu. Dans cette matrice des distances, deux cartes sont d’autant plus proches qu’elles ont été mises dans une même catégorie sociale par un grand nombre d’enquêtés. Plus la distance entre deux cartes est faible, plus elles sont proches sur le graphique. L’analyse de ces distances permet de comprendre la nature et le contenu des dimensions communes de la catégorisation « moyenne » opérée par l’ensemble des enquêtés. Source du document Deauvieau et al, 2014, p. 428. ENS de Lyon – Concours Lettres et sciences humaines SES : épreuve orale de sociologie / session 2016 Document 5
Les déterminants sociaux des logiques de catégorisation Source des données Enquête « Décrire la société », 2008‐2009. Champ Ensemble des individus enquêtés (N = 547). Lecture Les enquêtés sont classés en quatre catégories, en fonction des proximités entre leurs choix respectifs de classement. Les classements opérés au sein de chacune de ces quatre catégories sont ensuite analysés avec la même méthode de positionnement multidimensionnel que le classement « moyen » (document 3), pour en comprendre la logique. Quatre logiques typiques sont repérables, en fonction du critère principal de classement qu’elles mobilisent : celle du statut d’emploi (indépendant ou salarié), de la qualification et de la hiérarchie à l’intérieur du salariat (logique 1, 35% des enquêtés), celle de la nature de l’activité professionnelle (logique 2, 41%), celle du niveau de diplôme (logique 3, 11%) et celle du contrat de travail et de la stabilité de l’emploi (logique 4, 13% des enquêtés). Exemple de lecture : 32% des ouvriers et employés ont adopté la logique de catégorisation reposant principalement sur la hiérarchie du salariat. Source du document Deauvieau et al., 2014, p. 440.